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+The Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Bric-à-brac
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Posting Date: September 3, 2012 [EBook #6319]
+Release Date: August, 2004
+First Posted: November 25, 2002
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC--BRAC ***
+
+
+
+
+Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet
+Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed
+Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ BRIC-A-BRAC
+
+ PAR
+
+ ALEXANDRE DUMAS
+
+
+
+ TABLE
+
+ DEUX INFANTICIDES
+ POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+ DÉSIR ET POSSESSION
+ UNE MÈRE
+ LE CURÉ DE BOULOGNE
+ UN FAIT PERSONNEL
+ COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS
+ HEURES DE PRISON
+ JACQUES FOSSE
+ LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+ LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+
+
+DEUX INFANTICIDES
+
+On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma
+connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa
+célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent
+commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la
+suite de deux infanticides.
+
+Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame.
+
+Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité
+publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses
+antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des
+lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce
+qui tient à son origine.
+
+Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui
+puisse satisfaire convenablement votre curiosité.
+
+Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits
+Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous
+rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à
+Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du
+Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt
+singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit
+hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui
+dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée.
+
+Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons
+laissée.
+
+Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait
+été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère.
+
+Aussi fallut-il lui trouver un biberon.
+
+Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée
+au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait
+de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un
+biberon.
+
+On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant
+que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours
+l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours
+du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman
+du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en
+réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait.
+
+Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de
+dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait,
+le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait
+de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de
+trente chèvres ou de douze vaches.
+
+Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait
+plus d'honneur à ses nourrices.
+
+Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins
+d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de
+quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle.
+
+Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires
+étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces
+menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les
+malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte.
+
+Delaporte les rassura: il répondait de tout.
+
+En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait
+l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il
+venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel,
+éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle,
+faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au
+Caire un animal de ce sexe et de cette espèce.
+
+Vous comprenez...
+
+Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même
+temps agréable à un gouvernement allié.
+
+Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui
+avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes
+puissances européennes.
+
+D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente
+cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident
+qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à
+l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la
+France.
+
+Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy
+Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et
+s'occupa du transport en France de sa ménagerie.
+
+D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa
+disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne
+sais plus quel port de l'Archipel.
+
+Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des
+Messageries impériales.
+
+Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme
+cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou
+quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre.
+
+On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant
+du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il
+eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante
+chèvres, pour subvenir à sa nourriture.
+
+Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes
+et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils
+avaient amenés.
+
+Le tout arriva en seize jours à Marseille.
+
+Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa
+première cargaison.
+
+À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination
+l'hippopotame et sa suite.
+
+Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris
+aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille.
+
+À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus
+admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à
+l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes
+des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.
+
+Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux,
+semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.
+
+À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
+Delaporte.
+
+C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a
+déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que
+onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a
+pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là... Pardon,
+j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En
+outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son
+maître,--il appelle Delaporte _papa_.
+
+Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte
+_papa_.
+
+Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en
+avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa
+mère, par une tribu en guerre avec la sienne.
+
+Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux.
+
+On les sépara et on les vendit.
+
+La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien.
+
+Nul ne sait ce que devint la mère.
+
+Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec
+son maître.
+
+Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié
+de spécifier l'objet de son commerce.
+
+Il vendait des étoffes.
+
+Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il
+soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée.
+
+Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte
+surtout, entre un maître et un esclave.
+
+Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes
+dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y
+aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des
+pieds.
+
+Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on
+craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit
+venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois
+coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher.
+
+L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.
+
+Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une
+soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait
+prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures
+le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une
+autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.
+
+Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort
+sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus
+douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque
+de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il
+s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître.
+
+L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il
+fût guéri, c'est-à-dire environ un mois.
+
+Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son
+maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il
+avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son
+protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures.
+
+Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le
+malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le
+vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition.
+
+En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le
+lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin
+méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres
+turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille
+piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant.
+
+Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans
+un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la
+dernière maison de la ville.
+
+Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le
+tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de
+pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et
+entra dans la maison.
+
+Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri.
+
+Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte
+était fermée et la barre déjà mise.
+
+Il se prit à trembler de tous ses membres.
+
+Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.
+
+Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à
+un ou plusieurs individus.
+
+Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au
+claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.
+
+Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les
+cris.
+
+Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des
+planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà
+ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son
+rasoir ensanglanté à la main.
+
+Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme
+il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu
+à un marchand d'eunuques!
+
+En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était
+réservé, l'enfant se trouva mal.
+
+Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il
+invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain.
+
+Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.
+
+Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui.
+
+L'enfant était tombé près de la porte.
+
+Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement.
+
+Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il
+pourrait fuir.
+
+Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet
+escalier devait donner sur une terrasse.
+
+La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta
+les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou
+dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du
+vent, se dirigea vers la ville.
+
+Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que
+lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte.
+
+Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas.
+
+Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se
+laisser reprendre.
+
+Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat
+français.
+
+Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit
+prononcé, signifie liberté!
+
+L'enfant se précipita haletant dans la cour.
+
+Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.
+
+Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de
+faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de
+faire des eunuques dans ses États.
+
+L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour
+que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se
+trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection.
+
+D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis
+il livra le marchand à la justice du pacha.
+
+Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux
+galères.
+
+L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à
+Delaporte de le prendre pour son domestique.
+
+Delaporte y consentit et en fit son _saïs_.
+
+C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que
+l'enfant appelle Delaporte _papa_.
+
+C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier
+maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard.
+
+Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame;
+mais nous y revenons.
+
+
+II
+
+
+La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se
+mit à en désirer une neuvième.
+
+Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les
+savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la
+nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:
+
+--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un
+hippopotame femelle?
+
+Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir
+Halim-Pacha au milieu de son harem.
+
+--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons
+fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que
+nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants.
+
+Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans
+le Nil blanc et envoyée au Caire.
+
+Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en
+France, c'est l'Égypte.
+
+Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses
+désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six
+mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement
+de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État,
+avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont
+le lait servait à sa nourriture.
+
+Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille.
+
+Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle.
+
+Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer
+trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris.
+
+Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son
+hippopotame au Jardin des Plantes.
+
+Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois.
+
+Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.
+
+Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est
+à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et
+savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est
+une créature privée de tout sentiment généreux:
+
+Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui
+était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte
+l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les
+démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de
+satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau
+d'une trentaine de porcs.
+
+Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et
+là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre
+en défendant leur petit.
+
+Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant
+ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des
+mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y
+a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. »
+
+On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un
+savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit
+de son petit.
+
+À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant
+encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que,
+quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait
+dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus
+d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.
+
+Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze
+mois.
+
+Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle
+mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau,
+soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que
+cette parturition fût si proche.
+
+À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de
+l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent.
+Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa
+naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses,
+le blessa mortellement.
+
+Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans
+sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en
+absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une
+mâchoire à l'autre.
+
+Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les
+naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était
+unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.
+
+Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que
+l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.
+
+La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux
+animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne
+le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois
+un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle
+manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses
+couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une
+violente crispation, elle mit au monde son second petit.
+
+Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le
+petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement
+sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la
+cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant
+l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne
+sortirent de l'eau.
+
+Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.
+
+Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se
+coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui
+vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un
+mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et
+grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un
+témoin oculaire.
+
+Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M.
+Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il
+lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut
+pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye
+de le charger.
+
+M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il
+occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la
+science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui
+pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère
+qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le
+savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition
+de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et
+inoffensive.»
+
+Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par
+l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande
+chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les
+savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une
+supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de
+coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.
+
+Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.
+
+Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le
+petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement
+souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement,
+au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six
+blessures, dont une mortelle traversant le poumon.
+
+Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait
+voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.
+
+M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame,
+sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que
+son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.
+
+Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier
+soupir.
+
+Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science,
+mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux
+domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM.
+les savants.
+
+C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et
+l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on
+remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela
+arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou
+deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition,
+ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et
+les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la
+main destructrice de l'homme.
+
+Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes,
+voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits
+découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher
+à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs
+soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.
+
+Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de
+ceux-ci.
+
+Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison
+qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de
+chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se
+dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever
+plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à
+travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir
+pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les
+petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité,
+les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un
+amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des
+oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en
+captivité, _les empoisonnent_.
+
+L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents
+chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette,
+comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?
+
+Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a
+horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il
+est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier
+qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient
+sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait
+chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage,
+c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat,
+s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit,
+il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans
+sa cage.
+
+Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement
+sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la
+couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé
+les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour
+elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture;
+elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère,
+mais parce qu'elle était trop bonne mère.
+
+Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime,
+l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins
+d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants
+attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent
+l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette
+dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en
+lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque;
+qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur
+jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et
+ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement
+et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne
+mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la
+satisfaction d'obtenir un produit.
+
+Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui
+rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule
+anx oeufs d'or_.
+
+Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie,
+ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme
+Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que
+l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.
+
+L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il
+pouvait féconder, il pouvait être fécondé.
+
+Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un
+pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était,
+sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et
+disséqué.
+
+Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être
+l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre
+aux savants de toucher à son petit.
+
+
+
+POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+
+
+Avez-vous remarqué ceci:
+
+Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la
+détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne
+la crains pas! »
+
+Essayons d'expliquer ce fait.
+
+La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.
+
+Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu
+appréciées des autres peintres et des autres musiciens.
+
+Voyez Scheffer, voyez Schubert.
+
+Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.
+
+Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un
+historien, a des compositeurs respectables et des exécutants
+supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je,
+moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait,
+Wilhems, les deux Stevens, Leys.
+
+La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny,
+Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en
+compositeurs, qu'Auber et Halévy.
+
+Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et
+de Musset: tous deux sont morts.
+
+Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?
+
+C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
+arts sensuels.
+
+La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.
+
+La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.
+
+C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
+dit Horace, la peinture et la poésie.
+
+Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne
+sont pas soeurs.
+
+C'est que la peinture est égoïste.
+
+La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien
+changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.
+
+La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits
+arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la
+plume.
+
+Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
+s'éloignera de l'original.
+
+Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna,
+Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci
+et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique
+a été aussi bien rendue que possible.
+
+Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
+dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se
+fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé
+pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la
+croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
+apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien
+clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître
+compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
+terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.
+
+À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre
+jugent de la même façon.
+
+Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le
+reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste
+à l'endroit du peintre.
+
+Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.
+
+Le poète dira:
+
+--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le
+côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du
+moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
+tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!
+
+--Pourquoi non?
+
+--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du
+Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la
+barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux
+gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui
+prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
+ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui,
+de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne
+vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas
+plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce
+gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.
+
+Le peintre vous répondra:
+
+--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
+comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.
+
+Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté
+matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
+deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à
+soi-même; tout bas:
+
+--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
+ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
+Rembrandt que je prierais.
+
+Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de
+la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au
+point de vue de la peinture.
+
+Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la
+musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
+haïssent pas?
+
+Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.
+
+La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une
+musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point
+affaire à une soeur, mais à une rivale.
+
+En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la
+poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la
+conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit,
+c'est-à-dire sur un véritable échafaud.
+
+Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
+disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.
+
+Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
+estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle
+aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.
+
+Le poète a écrit:
+
+ L'or est une chimère,
+ Sachons nous en servir.
+
+Le musicien mettra:
+
+ Oh! l'or est une chimère.
+ Eh! sachons nous en servir.
+
+Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
+moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.
+
+Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes
+et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et
+d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou
+plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le
+Prophète_, _la Marchande d'oranges_.
+
+On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
+vers.
+
+C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique
+sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
+Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou.
+
+Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et
+comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.
+
+Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.
+
+Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles;
+mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les
+paroles.
+
+Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la
+musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira
+les vers.
+
+Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce
+qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
+Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.
+
+Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou
+Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec
+Scribe.
+
+
+
+DÉSIR ET POSSESSION
+
+
+La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes
+sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
+quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou
+un logogriphe à ses lecteurs!
+
+Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
+
+Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
+perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
+--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.
+
+Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec,
+de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
+l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou
+du basque?
+
+Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il
+gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et
+est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne
+serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des
+rossignols?--Ou bien...?
+
+Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.
+
+Devinez donc, chez lecteur.
+
+Voici l'apologue en question:
+
+
+Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
+de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
+
+Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
+lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait
+au-dessus de la verte prairie.
+
+Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit,
+et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives
+couleurs.
+
+Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu
+des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant
+l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant,
+ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le
+prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et
+éblouissant.
+
+L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
+
+Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la
+possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
+rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau
+papillon!
+
+
+Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que,
+ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.
+
+De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
+aride et semée de ronces.
+
+L'enfant le suivit dans cette plaine.
+
+Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant,
+ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
+posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un
+arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
+toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.
+
+Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.
+
+Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette
+indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
+brillant mirage.
+
+Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du
+jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
+fleurs, et battait amoureusement des ailes.
+
+Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance,
+le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait,
+léger comme un parfum.
+
+
+Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et
+les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
+années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au
+sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la
+vie.
+
+En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.
+
+Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
+mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui
+lui restait à descendre lui paraissait aride.
+
+Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de
+charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
+poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés
+de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand
+espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte
+incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes
+couchées, les autres debout.
+
+Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
+l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
+montagne.
+
+Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le
+vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître
+pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait,
+devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
+déclivité de la montagne.
+
+Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs
+avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
+des branches d'arbre desséchées.
+
+Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.
+
+
+Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
+vieillard le suivit, entrant par la porte.
+
+Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
+semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et
+tomba.
+
+Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
+
+Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui
+tendre les bras.
+
+Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu
+ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.
+
+Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
+leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui
+s'affaiblissaient.
+
+Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits,
+et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.
+
+Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
+le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant
+de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un
+papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
+
+Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
+tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort...
+
+Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de
+l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce
+fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton
+coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir
+s'exhaler au moment où ta main le touchera.
+
+
+
+UNE MÈRE
+
+(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)
+
+
+Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à
+la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la
+plus vive douleur.
+
+L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait
+difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il
+soupirait.
+
+La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être
+avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.
+
+On frappa trois coups à la porte.
+
+--Entrez, dit la mère.
+
+Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle
+n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
+
+Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié
+enveloppé, dans une couverture de cheval.
+
+C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
+était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le
+givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.
+
+Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas
+ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
+
+Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là,
+l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour
+ranimer le feu du poêle.
+
+Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en
+chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
+
+--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son
+hôte sombre.
+
+Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
+de la bouche un sourire étrange.
+
+La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa
+tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
+qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!
+
+Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle;
+mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.
+
+Le vieillard n'était plus là.
+
+--Où donc est le vieillard? cria-t-elle.
+
+Et elle se leva et courut au berceau.
+
+Le berceau était vide.
+
+Le vieillard avait emporté l'enfant.
+
+En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre
+le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce
+qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.
+
+La mère se précipita hors de la maison en criant:
+
+--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?
+
+Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
+la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:
+
+--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton
+enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était
+là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux;
+alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
+l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
+qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!
+
+--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère,
+et je saurai bien la retrouver, moi.
+
+--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant
+de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
+chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
+couler tes larmes lorsque tu les chantais.
+
+--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la
+dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
+passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
+enfant.
+
+Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se
+tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
+chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
+encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et
+que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
+lui dit:
+
+--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec
+ton enfant.
+
+La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
+s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.
+
+À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait
+plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de
+givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.
+
+--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au
+buisson.
+
+--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
+a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne
+suis qu'un glaçon.
+
+La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son
+sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et
+le sang coulait à grosses gouttes.
+
+Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que
+son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de
+belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
+coeur d'une mère!
+
+Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.
+
+Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
+sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé
+pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le
+passer à pied.
+
+Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
+abord, que cette mère affligée le traversât.
+
+Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
+
+--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête
+blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en
+viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les
+plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce
+que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
+tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre
+bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive
+les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.
+
+--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout,
+tout, pour arriver à mon enfant.
+
+Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
+larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et
+tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.
+
+Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
+instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.
+
+Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs
+vivantes.
+
+C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
+long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été
+par le soleil.
+
+La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.
+
+Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée;
+mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
+
+--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.
+
+--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura
+pitié de moi.
+
+Puis, à la femme:
+
+--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.
+
+--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la
+vieille.
+
+--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu
+auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.
+
+--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
+le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
+va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
+créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
+est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais
+ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
+vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
+enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au
+toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.
+
+--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.
+
+--Quel âge avait ton enfant?
+
+--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première
+fois _maman_, hier au soir.
+
+--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
+donneras-tu?
+
+--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez;
+mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!
+
+--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la
+vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
+en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.
+
+--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
+prenez-les!
+
+Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en
+échange les cheveux gris de la vieille.
+
+Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où
+fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur
+âge.
+
+Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
+aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et
+bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau
+se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires
+grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers,
+des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
+avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
+chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
+représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
+Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de
+grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
+d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes
+petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
+elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases
+trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva
+dans la salle des enfants.
+
+--C'est ici, lui dit la vieille.
+
+Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs
+qui battaient.
+
+Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être
+que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur
+de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.
+
+--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains
+sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.
+
+--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
+place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand
+elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
+elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur;
+car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il
+faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes
+humaines.
+
+--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?
+
+--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi
+de ce que je t'ai dit.
+
+Et la vieille s'enfuit.
+
+À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.
+
+Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.
+
+--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
+comment surtout as-tu pu être ici avant moi?
+
+--Je suis mère! répondit-elle.
+
+Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la
+mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution,
+qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.
+
+Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce
+souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.
+
+Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante,
+sans force et sans chaleur.
+
+--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
+
+--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.
+
+--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son
+jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la
+terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
+
+--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant;
+ou arrache mon arbre en même temps que le sien.
+
+--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.
+
+--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô
+Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus
+heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
+cheveux à la vieille.
+
+--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.
+
+--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la
+plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.
+
+Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.
+
+--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es
+malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore
+que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
+
+--Oh! fit la pauvre femme.
+
+Et elle lâcha les deux fleurs.
+
+Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait
+un mouvement de pitié.
+
+--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants,
+voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les;
+ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te
+les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à
+côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
+arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
+deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu
+verras ce que tu voulais refouler dans le néant.
+
+Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un
+magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de
+bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli
+anéantir.
+
+Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un
+concert de bénédictions.
+
+--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
+être bien coupable.
+
+--Regarde, dit la Mort.
+
+Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un
+petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
+grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions;
+tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
+suicide.
+
+--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda
+la mère.
+
+--C'était ton enfant, répondit la Mort.
+
+La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.
+
+Puis, après un instant, levant les bras au ciel:
+
+--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
+vous faites est bien fait.
+
+La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.
+
+Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
+rendant ses deux yeux:
+
+--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
+
+Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.
+
+Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des
+martyrs.
+
+
+
+LE CURÉ DE BOULOGNE
+
+
+Voici une petite histoire gui est populaire dans la
+marine française, et que je meurs d'envie de populariser
+parmi les _terriens_.
+
+Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée.
+
+
+Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de
+chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était
+assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de
+devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades,
+traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et
+suivant l'avenue de Saint-Cloud.
+
+À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se
+promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée.
+
+--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez
+donc un peu, s'il vous plaît.
+
+Le postillon s'arrêta.
+
+Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon
+en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la
+tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs.
+
+--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la
+voiture, c'est toi, mon cher Rémy?
+
+Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage
+s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait
+de l'étonnenient au sourire.
+
+--Ah! dit-il enfin, c'est vous?
+
+--Comment, _vous_?
+
+--Non... c'est toi, Antoine!
+
+--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.
+
+--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq
+ans que nous nous sommes quittés?
+
+--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir
+un instant près de moi, et je te le dirai.
+
+--Mais...
+
+Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur
+de s'écarter de son domicile.
+
+Bougainville comprit sa crainte.
+
+--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il.
+
+Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied.
+
+--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne
+m'attend pour dîner.
+
+--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc!
+
+Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit.
+
+--Où je demeure? dit celui-ci.
+
+--Oui.
+
+--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami.
+
+--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la
+vocation.
+
+--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres.
+
+--Et tu es content?
+
+--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier
+ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont
+modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner
+aux pauvres.
+
+--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous
+perdions le moins de temps possible.
+
+Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si
+modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la
+physionomie du curé.
+
+--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du
+côté de Boulogne.
+
+--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé
+à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à
+moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq
+minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu
+comprends?...
+
+--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi
+juste, tu seras chez toi.
+
+--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce
+pas l'uniforme de la marine que tu portes là?
+
+--Oui, je suis capitaine de vaisseau.
+
+--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.
+
+--Vraiment?
+
+--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des
+lois?
+
+--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux
+que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!»
+C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris.
+
+--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son
+bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa
+lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat?
+
+--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua
+Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.
+
+--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et
+surtout des dispositions pour les mathématiques.
+
+--Tu te rappelles cela?
+
+--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége?
+
+--Ah! c'est bien vrai!
+
+--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie?
+
+Bougainville sourit.
+
+--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut
+que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.
+
+--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et
+il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au
+port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.
+
+Bougainville regarda à sa montre.
+
+--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par
+conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite,
+postillon!
+
+--Comment, plus vite?
+
+--Puisque tu es pressé, mon ami!
+
+--Bougainville!...
+
+--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en
+toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq
+minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là!
+
+--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins...
+Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à
+Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
+grondera plus.
+
+--Marianne me connaît donc?
+
+--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de
+toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se
+fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les
+mousquetaires, je te retrouve officier de marine.
+
+-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela.
+En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de
+Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que
+je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire
+recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme
+capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre
+le Canada...
+
+--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!...
+Continue, mon ami, continue, je t'écoute.
+
+Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas
+remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot
+au grand trot.
+
+Bougainville continua:
+
+--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais
+qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de
+Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi,
+par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois
+que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de
+neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai
+jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille
+anglaise sous le fort même qui la protégeait.
+
+--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la
+relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le
+héros...
+
+--N'as-tu pas reconnu mon nom?
+
+--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment
+veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant
+les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui
+brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce
+n'était pas possible.
+
+En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste.
+
+--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine?
+
+--Nous sommes à Sèvres, mon ami.
+
+--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa
+montre.
+
+--Il est midi dix minutes.
+
+--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne
+pour midi.
+
+--C'est plus que probable.
+
+--Une lieue à faire!
+
+--Une lieue et demie.
+
+--Si, au moins, je trouvais un coucou...
+
+L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de
+lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus
+mince véhicule.
+
+--N'importe, j'irai à pied.
+
+--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville.
+
+--Comment, je n'irai pas à pied?
+
+--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour
+avoir fait la conduite à un ami.
+
+--J'irai doucement.
+
+--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle
+Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid,
+tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te
+purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger,
+et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy!
+
+--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon!
+postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au
+trot.
+
+--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire.
+
+--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est
+d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne
+Boulogne.
+
+--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de
+venir avec moi jusqu'à Versailles.
+
+--Jusqu'à Versailles?...
+
+--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu
+dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers
+ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un
+coucou qui te ramènera à Boulogne.
+
+--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais...
+
+--Mais quoi?
+
+L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les
+deux mains jusqu'au fond de ses goussets.
+
+--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.
+
+--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au
+roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera,
+je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner
+en coucou à Boulogne, et tout sera dit.
+
+--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Parole d'honneur?
+
+--Foi de gentilhomme!
+
+--Mon ami, voilà qui me décide.
+
+--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres;
+mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami.
+
+--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé
+qui se dérange, il lui faut une excuse.
+
+--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas...
+
+--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu
+donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon!
+
+--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous
+serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras
+partir à trois.
+
+--Pourquoi à trois, et pas à deux?
+
+--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander
+les cent écus.
+
+--Ah! c'est vrai.
+
+--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez
+toi à six heures.
+
+--Que dira Marianne?
+
+--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant
+directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence.
+
+--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura
+dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de
+cette aventure.
+
+--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles?
+
+--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.
+
+--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le
+Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un
+des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la
+situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du
+renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce
+que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas,
+c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite
+du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du
+marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires
+dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir.
+Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une
+bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs;
+Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y
+avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je
+fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la
+campagne de 1761, en Allemagne...
+
+--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que
+le roi a fait cadeau de deux canons?
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je
+pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine?
+
+--Et qu'as-tu dit du cadeau?
+
+--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le
+roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me
+douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux
+canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne
+peut pas conduire cela partout où l'on va.
+
+--Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant;
+mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de
+vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo
+et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je
+pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité.
+
+--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en
+géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines?
+
+--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles
+Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles
+Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.
+
+--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je
+les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan
+Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de
+l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan.
+
+--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait
+pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie
+dans ta cure de Boulogne?
+
+--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission
+dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que
+j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas
+maintenant.
+
+--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil
+avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes
+habitudes... Alors, tu as voyagé?
+
+--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles.
+
+--Ainsi, tu ne connais pas la mer?
+
+--Non.
+
+--Tu n'as jamais vu un vaisseau?
+
+--J'ai vu le coche d'Auxerre.
+
+--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée
+très-imparfaite d'une frégate de soixante canons.
+
+--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis
+donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait
+autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas?
+
+--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris,
+firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste
+à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils
+m'indemniseraient des frais que j'avais faits.
+
+--Et t'ont-ils indemnisé, au moins?
+
+--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million.
+
+--Un million?... Peste! joli denier.
+
+Le bon abbé avait presque juré, comme on voit.
+
+--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?...
+
+--Je vais au Havre.
+
+--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je
+indiscret...
+
+--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une
+frégate dont le roi vient de me nommer capitaine.
+
+--Et elle s'appelle, ta frégate?
+
+--_La Boudeuse_.
+
+--Ce doit être un beau bâtiment?
+
+--Superbe.
+
+L'abbé Rémy poussa un soupir.
+
+Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût
+éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une
+frégate.
+
+Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel
+échange de regards accompagnés d'un sourire.
+
+Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était
+tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque
+la voiture s'arrêta devant un grand hôtel.
+
+--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim!
+
+--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé
+d'avance.
+
+--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on
+reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne
+calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ...
+Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle!
+
+--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons
+dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas
+l'appétit.
+
+--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim.
+
+--Eh bien, alors, à table! à table!
+
+--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy.
+
+
+Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du
+vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer.
+
+Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le
+desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu
+gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel
+dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord
+ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le
+vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son
+vin pur.
+
+Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que
+l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il
+allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne.
+
+Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à
+l'abbé Rémy.
+
+Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.
+
+Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans
+un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté.
+
+--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?
+
+--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit
+Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!
+
+--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la
+largesse royale; douze cents livres?...
+
+--Douze cents livres.
+
+--Impossible!
+
+--Les voici.
+
+L'abbé Rémy tendit la main,
+
+--Mais le roi me les a remises à une condition.
+
+--Laquelle?
+
+--C'est que tu boiras à sa santé.
+
+--Oh! qu'à cela ne tienne!
+
+Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le
+goulot de la bouteille.
+
+--Assez! assez! dit l'abbé.
+
+--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi
+serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié
+vide!
+
+--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela
+vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé
+du roi!
+
+--À la santé du roi! répéta Bougainville.
+
+--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui
+s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première
+que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire
+une seconde.
+
+--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la
+table.
+
+--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des
+escarboucles.
+
+--Une chose que tu devrais faire.
+
+--Laquelle?
+
+--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.
+
+--Jamais.
+
+--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.
+
+--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine.
+
+--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne.
+
+--Merci, je n'ai déjà que trop bu!
+
+--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais
+refuser.
+
+--Oui, mais une goutte.
+
+--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela
+n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les
+premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de
+Boulogne, ou pas du tout.
+
+--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!
+
+Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la
+santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi.
+
+--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour
+le Havre.
+
+--Antoine, tu es fou!
+
+--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte
+pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde!
+
+--Ne me tente pas, malheureux!
+
+--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie!
+
+--_Vade retrò_, _Satanas_!
+
+--C'est l'affaire de huit jours.
+
+--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans
+congé, je perdrais ma cure!
+
+--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles
+était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant
+que tu venais avec moi.
+
+--Tu lui as dit cela?
+
+--Oui.
+
+--Et il a signé ma permission?
+
+--La voici.
+
+--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi!
+
+--Mon ami, tu es marin dans l'âme.
+
+--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.
+
+--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante
+autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour
+priver tes pauvres,--c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont
+le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or!
+
+--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est
+uniquement pour eux que j'y consens.
+
+Puis, s'arrêtant tout à coup:
+
+--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!
+
+--Comment, impossible?
+
+--Et Marianne!...
+
+--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète.
+
+--Que lui dirai-je, mon ami?
+
+--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il
+t'a donné une mission pour le Havre.
+
+--Ce sera mentir, cela!
+
+--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu.
+
+--Elle ne me croira pas.
+
+--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque.
+
+--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins,
+ils ont réponse à tout.
+
+--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?
+
+L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un
+mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix,
+car, tout à coup:
+
+--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle
+me croira mort.
+
+--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.
+
+--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion,
+enlève-moi!
+
+--Rien de plus facile!
+
+Puis, se tournant vers les deux officiers:
+
+--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Eh bien, en voiture, alors!
+
+--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête
+baissée dans un péril inconnu.
+
+--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers.
+
+On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à
+cinq heures du matin, on était au Havre.
+
+Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami,
+lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la
+veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi.
+
+Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et
+ouvrit les fenêtres.
+
+L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient
+sur la mer.
+
+À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_,
+affourchée sur ses ancres.
+
+--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?
+
+--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes
+attendus pour dîner.
+
+--Comment, tu veux que je m'embarque?
+
+--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir
+visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome
+sans voir le pape.
+
+--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?
+
+--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes
+ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.
+
+--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze
+heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en
+aller.
+
+--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?
+
+--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne...
+
+--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?
+
+--Tu crois que ce seront des cris de joie?
+
+--Mordieu! je l'espère bien!
+
+--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y
+avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.
+
+Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:
+
+--Allons, allons, dit-il, à la frégate!
+
+Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies
+semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait
+crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même,
+en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute
+parée.
+
+Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le
+gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.
+
+Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau
+d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.
+
+La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent
+sur leurs longues pattes.
+
+En moins de dix minutes, on était à bord.
+
+Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate
+éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda
+à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque
+agrès.
+
+De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.
+
+Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un
+bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.
+
+L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.
+
+La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à
+celle du plus riche château des environs de Paris.
+
+L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.
+
+Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il
+faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu
+envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six
+mois.
+
+L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les
+félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine,
+et celles du capitaine lui-même.
+
+Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de
+la frégate augmentait.
+
+Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé
+d'une savante théorie sur les marées.
+
+L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif
+plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était
+pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des
+observations qui parurent ravir en admiration les officiers.
+
+Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient
+eux-mêmes.
+
+Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation
+intéressante arrosée de bon vin.
+
+Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa
+prédilection.
+
+Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux
+mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites
+gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.
+
+Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de
+madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du
+dernier siècle.
+
+Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le
+pont.
+
+Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut
+obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel
+attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au
+café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.
+
+La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le
+vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux
+bonnettes de perroquet.
+
+Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.
+
+On pouvait filer onze noeuds à l'heure.
+
+Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui
+causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes
+ses voiles.
+
+Puis il s'aperçut que la frégate marchait.
+
+Puis il regarda autour de lui.
+
+Puis il poussa un cri de terreur.
+
+La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.
+
+Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des
+reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.
+
+--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir,
+toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que
+nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un
+aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa
+Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus
+d'appointements... Voici ton diplôme.
+
+L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.
+
+--Mais, dit-il, où allons-nous?
+
+--Faire le tour du monde, mon cher.
+
+--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du
+monde?
+
+--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte
+plutôt trois ans et demi que trois ans.
+
+L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.
+
+--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant
+Marianne!...
+
+--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta
+paix avec elle, dit Bougainville.
+
+
+Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de
+Saint-Malo.
+
+Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre;
+Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.
+
+Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.
+
+Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu
+entre l'abbé Rémy et Marianne!
+
+
+
+UN FAIT PERSONNEL
+
+
+Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je
+ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en
+faire.
+
+Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle
+Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne,
+venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.
+
+Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple
+sentiment qui m'attache à Victor Hugo.
+
+Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à-dire depuis le
+11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps,
+j'étais son admirateur: je le suis toujours.
+
+Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième,
+pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le
+comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.
+
+Victor Hugo est proscrit.
+
+Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et
+l'admire?
+
+Quelque chose comme une religion.
+
+Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être
+commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part
+d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué
+dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!
+
+Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.
+
+Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à
+M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:
+
+ « Monsieur,
+
+ » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de
+ mademoiselle Augustine Brohan.
+
+ » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration,
+ que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne
+ joue plus dans mes pièces.
+
+ » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si
+ vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y
+ joue mademoiselle Brohan.
+
+ » Veuillez agréer, etc.
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes
+pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le
+droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.
+
+Je protestais, voilà tout.
+
+Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse
+retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.
+
+Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On
+joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris
+le rôle de mademoiselle Brohan.
+
+Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan
+avait conservé son rôle.
+
+C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée,
+et que je la publiai.
+
+Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y
+avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le
+dire--un acte de courage.
+
+De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui
+court!
+
+La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.
+
+Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.
+
+Je me contenterai de citer trois de ces lettres.
+
+ « Monsieur Alexandre Dumas,
+
+ » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor
+ Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une
+ femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier
+ de votre noble lettre à M. Empis.
+
+ » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. »
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme
+ partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive
+ tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous
+ ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour
+ m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble
+ les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères
+ gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_,
+
+ » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.
+
+ » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Les journaux belges m'apportent, avec tous les
+ commentaires glorieux que vous méritez, la lettre
+ que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.
+
+ » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur
+ lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de
+ louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais
+ j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours
+ davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements
+ de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses
+ consolations.
+
+ » Je vous remercie.
+
+ » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous
+ savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui
+ m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de
+ vous qu'autour de moi.
+
+ » Votre frère,
+
+ » VICTOR HUGO. »
+
+
+N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en
+récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier
+mouvement de coeur?
+
+Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème,
+quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car
+c'est le bon. »
+
+Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en
+pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en
+l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en
+celui-ci.
+
+Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle
+Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.
+
+Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre:
+
+ « Monsieur le Rédacteur,
+
+ » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M.
+ Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la
+ Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à
+ distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans
+ ces ouvrages.
+
+ » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les
+ pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.
+
+ » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai
+ spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu
+ trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.
+
+ » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle
+ secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_,
+ pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les
+ instances réitérées de M. Empis.
+
+ » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable
+ M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de
+ prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.
+
+ » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais
+ l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un
+ jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur
+ lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés,
+ ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates,
+ moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui
+ n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil
+ doublement sacré.
+
+ » Agréez, etc.,
+
+ » A. BROHAN. »
+
+
+Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de
+mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.
+
+Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et
+toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de
+Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la
+duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de
+Belle-Isle.
+
+Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par
+complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire
+aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier
+rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente
+actrice.
+
+Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_.
+
+Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification
+multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire
+et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je
+remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je
+vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.
+
+Attaqué, je dois répondre.
+
+Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc
+d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai
+sept ans:
+
+Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;
+
+Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;
+
+Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;
+
+Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.
+
+Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans
+(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf
+heures de mon temps par jour.
+
+En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin
+d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la
+dire tout haut.
+
+Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et
+jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.
+
+Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle
+du prince royal.
+
+Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_.
+
+J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.
+
+J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.
+
+Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je
+l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.
+
+Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que
+j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.
+
+C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu,
+le 27 octobre 1845.
+
+La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de
+conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent
+soixante représentations consécutives.
+
+Le duc de Montpensier assistait à la représentation.
+
+Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.
+
+--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Mais pour te faire ses compliments.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous ferez connaissance.
+
+--Je suis en redingote et en cravate noire.
+
+--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.
+
+Je suivis Pasquier.
+
+Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à
+M. Hostein.
+
+Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme
+pièce d'ouverture.
+
+Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc
+de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.
+
+Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après
+la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine
+qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette
+lettre dans le journal _la Presse_:
+
+ _À monseigneur le duc de Montpensier_.
+
+ « Prince,
+
+ » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce
+ serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur
+ pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.
+
+ » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout
+ sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui
+ connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me
+ traiter presque en ami.
+
+ » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je
+ m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le
+ réclame.
+
+ » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait
+ point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de
+ ceux qui lui sont acquis.
+
+ » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion
+ de la tombe et le culte de l'exil.
+
+ » J'ai l'honneur d'être avec respect,
+
+ » Monseigneur, de Votre Altesse royale,
+
+ » Le très-humble et très-obéissant
+ serviteur,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se
+trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.
+
+Et vous allez le voir, chers lecteurs.
+
+Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y
+avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois
+jours de 1848.
+
+Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.
+
+J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde
+nationale de Saint-Germain.
+
+Je revenais de la Bastille.
+
+Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière
+moi.
+
+À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que
+j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.
+
+En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me
+suivait avec eux.
+
+En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.
+
+--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
+Montpensier _monseigneur_?
+
+--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle
+toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude
+peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.
+
+--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine.
+
+Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit
+sur la poitrine.
+
+Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure
+aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du
+citoyen X...
+
+Le pistolet partit en l'air.
+
+J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du
+corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai
+chez moi.
+
+L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il
+est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins
+seraient là pour affirmer ce que je raconte.
+
+Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.
+
+Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque,
+surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la
+Marseillaise_.
+
+Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.
+
+Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses
+aides de camp vint me trouver de sa part.
+
+C'était un capitaine de frégate.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre
+sur les rangs pour la députation.
+
+Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.
+
+Le capitaine continua.
+
+--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit
+être rédigée sa profession de foi.
+
+--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille
+de papier, et j'écrivis:
+
+ « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador.
+ » Retour des cendres de Sainte-Hélène.
+ » JOINVILLE. »
+
+--Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la
+meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince
+de Joinville.
+
+Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.
+
+Je crois qu'il eut tort.
+
+L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.
+
+J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré
+au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.
+
+Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.
+
+_La Liberté_ était devenue une puissance.
+
+C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.
+
+Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les
+membres de la famille d'Orléans.
+
+J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de
+l'insérer.
+
+Je rompis mon traité avec _la Liberté_.
+
+Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.
+
+Tous refusèrent.
+
+J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à-dire dans la gueule du lion.
+J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.
+
+_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle
+inséra ma protestation.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République,
+je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et
+qui fut publiée par le Journal _l'Événement_.
+
+Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel
+de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!
+
+Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19
+décembre.
+
+Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris
+à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant,
+j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du
+duc d'Orléans.
+
+Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à
+la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.
+
+Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine
+Brohan n'était pas encore journaliste.
+
+Une dernière anecdote.
+
+On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
+Théâtre-Historique s'était ouvert.
+
+Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.
+
+La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa
+loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.
+
+J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à
+personne, la prenant pour mon compte.
+
+M. Hostein y consentit.
+
+Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et
+éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.
+
+Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation,
+recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.
+
+Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un
+voyage à Paris.
+
+À peine arrivé, il accourut chez moi.
+
+Il venait me faire des compliments de la part du prince.
+
+Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation
+ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au
+Théâtre-Historique.
+
+--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?
+
+--Où cela?
+
+--Au Théâtre-Historique.
+
+--Parbleu!
+
+--Je veux dire mes entrées sur la scène.
+
+--Avez-vous toujours votre clef de communication?
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent
+les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement,
+à mon tour.--À propos...
+
+--Quoi?
+
+--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?
+
+--Certainement.
+
+--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?
+
+--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»
+
+--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à
+pleurer.
+
+J'allai à mon bureau.
+
+--Vous écrivez? me demanda Latour.
+
+--Oh! rien, un mot.
+
+J'écrivais, en effet.
+
+J'écrivais à M. Hostein:
+
+ « Mon cher Hostein,
+
+ » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de
+ M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de
+ payer une loge à l'année pour faire rire un prince.
+
+ » Tout à vous,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+
+COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_
+
+
+Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de
+Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
+vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la
+Bergère des Alpes_.
+
+L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
+Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré.
+
+Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à
+Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.
+
+J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une
+grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots
+d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu
+d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane
+Eyre_.
+
+Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de
+l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout
+cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils
+allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux
+théâtres, et leur firent part de ma proposition.
+
+Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes
+conditions.
+
+J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi
+que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions
+moi-même.
+
+Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.
+
+Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les
+recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne
+furent pas longues à débattre.
+
+Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.
+
+À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux
+directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans
+l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du
+conseil municipal.
+
+Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins
+solennel du monde.
+
+Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que
+mal, le prologue et les trois premiers actes.
+
+Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de
+Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter
+les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.
+
+Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans
+lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi
+suivant.
+
+L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle
+s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux
+deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.
+
+C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.
+
+Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.
+
+Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait
+que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en
+confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à
+Bruxelles.
+
+J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.
+
+J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:
+
+J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais
+qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes
+Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en
+avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.
+
+C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire
+jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous
+connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_.
+
+À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa
+bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi,
+je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il
+m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_.
+
+Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:
+
+--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames,
+voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?
+
+Ma proposition souleva une tempête.
+
+--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de
+tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.
+
+--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.
+
+On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.
+
+--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler
+d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être
+archichancelier sous Napoléon Ier.
+
+La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur
+qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient
+dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord
+avec ce que je disais.
+
+Je continuai.
+
+--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet
+archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20
+janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un
+grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand
+légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome
+qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant
+été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était
+donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome...
+
+Ici, je fus interrompu pour tout de bon.
+
+--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame
+des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais
+constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être
+complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et
+pourquoi êtes-vous toujours là?
+
+--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme
+un homme sûr de son droit.
+
+--Qui êtes-vous donc?
+
+--Je suis _le premier murmure_,
+
+J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de
+comparses, était, en effet, le premier murmure.
+
+Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure,
+qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre
+encore!
+
+--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à
+Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des
+couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes:
+« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles
+pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas
+un homme, tu es un serpent!
+
+Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à
+cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.
+
+--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.
+
+On concéda.
+
+--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners
+dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si
+magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration
+devant lui.
+
+--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:
+
+ Et le turbot fut mis à la sauce piquante.
+
+--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un
+saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec
+une sauce hollandaise.
+
+Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son
+tort.
+
+--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en
+admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa
+négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui
+semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté
+du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et
+lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait
+sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de
+pareille taille.
+
+--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous
+éloignez de plus en plus de la question.
+
+--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.
+
+Le premier murmure devint second murmure.
+
+Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais,
+beau masque,» et je continuai.
+
+--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était
+presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras.
+Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres
+éloquentes et gourmandes:
+
+»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les
+deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.
+
+» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en
+cuisine, quand l'archichancelier avait dit:
+
+»--Soyez tranquille.
+
+» On ne s'inquiéta plus de rien.
+
+» Le même soir, les ordres furent donnés.
+
+» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.
+
+» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur
+avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient
+aucune idée.
+
+» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en
+poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus
+rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse
+confiance l'apparition du prétendu monstre.
+
+» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de
+potage.
+
+» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on
+entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef
+parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume
+d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq
+pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes
+odoriférantes, dormait le saumon attendu.
+
+» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur
+universelle.
+
+» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits
+montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade
+autour de la salle à manger.
+
+» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton
+maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.
+
+» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux
+marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le
+saumon.
+
+» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter
+impunément une pareille chute.
+
+» Il se brisa en dix morceaux.
+
+»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur
+sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la
+douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.
+
+» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui
+disait:
+
+»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.
+
+» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.
+
+» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était
+resté le front calme et le visage souriant.
+
+» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent
+vers lui.
+
+»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un
+geste de commandement qui rappelait le grand Condé.
+
+» Chacun resta stupéfait.
+
+» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été
+frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.
+
+» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.
+
+» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.
+
+» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant,
+non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche
+gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du
+persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable
+colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être
+mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.
+
+» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.
+
+» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie
+culinaire qui venait d'être jouée devant lui.
+
+» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:
+
+»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!
+
+» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:
+
+»--Messieurs, mangeons.
+
+--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?
+
+--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une
+chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous
+trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que
+j'aurai l'honneur de vous lire.
+
+--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix
+interrogative.
+
+-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes
+forestiers_, à votre choix.
+
+--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix.
+
+--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs.
+
+Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on
+me félicita.
+
+--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.
+
+--Je cherche le premier murmure.
+
+--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre
+dans la salle.
+
+
+Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes
+vieux amis, nommé Berteau.
+
+Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés
+amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà
+de cela tantôt vingt-quatre ans.
+
+Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.
+
+Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé
+son amitié?
+
+Je vais vous raconter cela.
+
+Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il
+avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout
+des ongles.
+
+Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous
+de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.
+
+Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la
+nouvelle école.
+
+Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à
+Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient
+même en majorité.
+
+Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_.
+
+Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo,
+plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le
+fond.
+
+L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif.
+Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on
+la langue d'Oil?
+
+Telle était la question.
+
+_Antony_ allait la décider.
+
+Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas
+pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous
+surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces
+imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de
+l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont
+chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun
+chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs,
+tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous
+ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que
+ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille.
+
+Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de
+sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de
+cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans
+les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de
+pied, lutte à coups de poing.
+
+Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à
+cette lutte.
+
+Pourquoi?--ou plutôt par quoi?
+
+Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il
+cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en
+portait en 1831.
+
+Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force,
+de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la
+face de la bataille.
+
+Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la
+bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais
+comme Rosbach. au premier.
+
+Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier
+acte.
+
+Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne?
+
+Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si
+majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur;
+le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se
+gourmer?
+
+Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la
+main.
+
+Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.
+
+Que va faire Berteau?
+
+À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache
+la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la
+brochure, et, à haute et intelligible voix:
+
+--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis
+te couronner, permets que je couronne ta brochure.
+
+Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre
+d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que
+l'on appelle un parterre marseillais.
+
+Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?
+
+Vous ne connaissez pas Berteau.
+
+Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des
+accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait
+poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote
+blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde
+fois.
+
+Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.
+
+Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles
+saluts.
+
+On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se
+rassied.
+
+Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée
+de façon à ce que personne n'en perde un mot:
+
+--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème.
+
+Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.
+
+Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce
+n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait
+l'immoler comme les Gracques.
+
+On se précipita sur le théâtre.
+
+Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais
+par le trou du souffleur.
+
+Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa
+veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.
+
+Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein
+d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier
+était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était
+un excellent employé, le préfet était au désespoir.
+
+Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en
+1832.
+
+Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le
+jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit
+sa campagne de la Blancarde.
+
+En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la
+campagne.
+
+Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec
+des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un
+rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars,
+quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent,
+eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé
+d'être verts.
+
+La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au
+temps de Florian et de madame de Genlis,
+
+Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui
+lui était inconnu.
+
+Il apportait cet oiseau à son maître.
+
+Berteau poussa un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet
+oiseau s'est fait tuer.
+
+Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.
+
+--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce
+ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en
+simple particulier pour le carnaval à Marseille...
+
+Berteau m'interrompit.
+
+--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau
+contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir
+trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que
+prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que
+j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.
+
+--Un chastre!
+
+Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant
+dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire.
+
+Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais
+consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres.
+
+Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être
+n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu
+y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première
+existait.
+
+Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à
+Paris pour le faire empailler.
+
+Puis je m'occupai de mon installation.
+
+La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière.
+
+Je m'informai à Berteau.
+
+--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais....
+
+--Mais quoi?
+
+--Mais elle a un défaut.
+
+--Lequel?
+
+--Elle ne sait pas faire la cuisine.
+
+Je jetai un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une
+cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien
+autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à
+plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma
+considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la
+cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui
+n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces,
+de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du
+bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le
+grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait
+pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en
+amener une qui la sache.
+
+Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque
+au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne
+grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur
+les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près
+d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.
+
+Elle s'appelait madame Cammel.
+
+Nous nons entendîmes en quelques paroles.
+
+Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine.
+
+La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de
+gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles;
+je me chargeais du reste.
+
+Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui
+méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas,
+chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la
+littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la
+cuisine.
+
+J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis,
+que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la
+cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.
+
+Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot,
+mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui
+le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit
+le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on
+déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de
+Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable
+bouillabaisse aux trois poissons.
+
+Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre
+de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on
+n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire,
+moins on la saura, mieux on la fera.
+
+Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle.
+Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je
+donnerai la preuve de son infaillibilité.
+
+Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher
+la chose du doigt.
+
+Il s'agit de faire rôtir un poulet.
+
+Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que
+l'omelette aux laitances de carpes, a dit:
+
+ On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
+
+C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un
+vers.
+
+Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux
+fait de nous donner une recette.
+
+Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit:
+
+« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui
+découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles,
+nous en aurons toujours assez. »
+
+Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.
+
+--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines
+économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de
+beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps,
+vous arrosez le poulet.
+
+--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps
+perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots
+et des Arabes.
+
+--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une
+cuisinière, avec une coquille devant.
+
+--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est
+l'enfance de l'art que vous pratiquez là.
+
+--L'enfance de l'art?
+
+--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en
+le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux
+horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah!
+vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous
+dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le
+poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois
+tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards;
+encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle
+mieux. »
+
+Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!
+
+Écoutez bien ceci:
+
+Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur;
+c'est incontesté.
+
+Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les
+deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de
+l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à
+fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.
+
+Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice
+inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un
+morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de
+bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple
+ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait
+tourner son fuseau.
+
+Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre
+frais et une tasse à café de crème.
+
+Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez
+votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez
+de ce mélange dans l'orifice inférieur.
+
+Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité
+d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même
+trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter.
+
+Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le
+dire, de cette supériorité.
+
+Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les
+_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze
+jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les
+journaux de Marseille.
+
+Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure
+dans la salle; mais il le fit taire.
+
+--Par quel moyen?
+
+--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de
+Berleau.
+
+
+Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse,
+et je les emmenai au château d'If.
+
+À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que
+j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de
+Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse
+jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une
+ingratitude.
+
+Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt
+je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces
+rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire
+rire et pleurer.
+
+Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de
+trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de
+Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans
+_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques
+emportements.
+
+Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux
+garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu
+rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont
+un peu rentrées dans le ventre.
+
+Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.
+
+Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne
+fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans
+ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.
+
+Alors vous verrez et vous jugerez.
+
+J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand
+talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame
+de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne.
+
+On l'appelle Romanville.
+
+Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.
+
+En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova,
+charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil,
+qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à
+dix-huit.
+
+Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure
+troupe de drame de Paris eût porté envie.
+
+Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons
+plus, et revenons au château d'If.
+
+Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé
+d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec
+le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la
+Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane
+volontairement abandonnée.
+
+C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un
+bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage
+qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.
+
+Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure
+et donne toujours plus qu'on ne lui demande.
+
+À l'époque où je visitai pour la première fois le château
+d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y
+montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on
+n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.
+
+Depuis 1834, tout est bien changé.
+
+ Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!
+
+s'écrie Victor Hugo.
+
+Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que
+Canaris en Grèce.
+
+Qui est cause de cet oubli?
+
+Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine
+de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.
+
+Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.
+
+Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé
+Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se
+substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.
+
+Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie;
+voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau,
+mais la fuite de Dantès.
+
+Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux
+journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir
+une vue du château d'If.
+
+Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:
+
+_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._
+
+Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un
+concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien
+entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son
+magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique
+de fleurs, et se retire avec des rentes.
+
+Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges
+enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent
+mille francs.
+
+C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire
+des communications à ce sujet.
+
+Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter
+l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger,
+le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol
+impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta
+l'histoire de Dantès.
+
+Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot
+à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.
+
+Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner
+plus de vraisemblance à la chose.
+
+En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute
+cette histoire était parfaitement conforme au roman.
+
+Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une
+certaine distraction.
+
+Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première
+venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit
+quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à
+celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part
+de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de
+mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.
+
+Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à
+l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
+confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait
+force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de
+navigation, il nous avait heureusement déposés.
+
+Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que
+le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.
+
+Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
+pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme
+qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.
+
+Mais lui, secouant la tête:
+
+--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.
+
+--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?
+
+--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
+pas acheté.
+
+--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous
+rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.
+
+--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.
+
+--Comment cela?
+
+--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que,
+parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
+on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.
+
+--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
+conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
+que vous donniez dix francs pour me conduire.
+
+--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande
+expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
+vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
+fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse
+pas cédé.
+
+--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
+beaucoup.
+
+--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la
+Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours,
+un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le
+temps que vous serez à Marseille.
+
+--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?
+
+--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.
+
+--Cependant...
+
+--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour
+accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis,
+voilà tout.
+
+Je lui tendis la main.
+
+--J'accepte, lui dis-je.
+
+--Alors, donnez vos ordres pour demain.
+
+--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.
+
+--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est
+que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
+journée.
+
+--Mais je vais vous ruiner, mon ami!
+
+--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
+gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
+notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois
+d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que
+cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château
+d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
+une pension.
+
+--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.
+
+--À demain onze heures.
+
+Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme
+m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un
+excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:
+
+--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.
+
+On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
+doigts.
+
+Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses
+conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.
+
+Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il
+fit, du reste, d'excellente grâce.
+
+Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave
+homme.
+
+Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne
+fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
+_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
+Dieu! il ne vous laisserait pas payer.
+
+Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.
+
+Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.
+
+Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au
+commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au
+port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris,
+mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou
+soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
+flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen
+Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
+Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.
+
+Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a
+passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre
+ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
+habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.
+
+Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet,
+mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
+au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
+municipal de Marseille.
+
+C'était d'acheter Aix.
+
+Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on
+achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
+charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.
+
+Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.
+
+Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un
+surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
+poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les
+archives, suivaient naturellement les habitants.
+
+Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
+n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville
+qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
+à la Durance.
+
+La municipalité refusa.
+
+Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.
+
+Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
+affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
+tort.
+
+Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
+classique.
+
+Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
+Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.
+
+À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
+tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.
+
+
+
+HEURES DE PRISON
+
+
+Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux
+souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de
+Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
+
+Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
+coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté;
+l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.
+
+Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
+affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément,
+éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
+seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.
+
+Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la
+jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un
+parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
+notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme
+la victime, diraient-ils: _Non._
+
+En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
+pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la
+tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées
+goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
+désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse
+ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont
+pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
+
+Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière
+un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la
+prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au
+grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les
+liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.
+
+On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage,
+l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
+la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
+qu'elle l'était.
+
+Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai
+fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce
+que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
+
+En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
+de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie
+Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
+la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de
+santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses
+ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!
+
+Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts
+pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je
+m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un
+solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
+rien sollicité pour moi?
+
+Je vais vous le dire.
+
+Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
+Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
+quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
+Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit
+au camp de Smendou.
+
+Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
+On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.
+
+Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
+nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en
+miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps
+debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était
+habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.
+
+C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que
+le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son
+intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus
+la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout
+mouillés et tout transis.
+
+Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout
+en commandant le souper.
+
+Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
+gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper
+sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce
+degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
+
+Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une
+chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
+
+Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
+l'on mangeât agréablement et abondamment.
+
+Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter
+de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise
+insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.
+
+Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils
+rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de
+galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les
+côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit
+passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
+coups d'air.
+
+Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de
+Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
+espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre
+de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
+parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur
+chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.
+
+Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un
+soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
+Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de
+l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans
+le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès
+notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions
+tourné des regards d'envie.
+
+L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
+s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
+rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le
+rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.
+
+J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment
+qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne
+pouvais accepter.
+
+C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en
+faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent
+d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
+plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
+qui m'était faite.
+
+La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du
+bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter,
+quand j'objectai un dernier scrupule.
+
+Je privais l'officier payeur de son lit.
+
+Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
+carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la
+seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit
+de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût,
+je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
+
+Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût
+été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
+que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.
+
+Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré
+très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de
+sangle, en priant que l'on me transmît son offre.
+
+Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui
+faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une
+indiscrétion.
+
+Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
+conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
+
+La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers
+quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de
+l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
+
+J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement.
+C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait
+poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite
+chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de
+propreté aristocratique.
+
+Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse
+remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
+l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
+blanches et de couleur.
+
+Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais
+changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
+
+Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.
+
+Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.
+
+Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.
+
+Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.
+
+Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:
+
+_Donné par mon excellente amie la marquise de..._
+
+Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon
+à le rendre illisible.
+
+Étrange chose!
+
+Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
+Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
+
+Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
+
+Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans,
+accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux
+d'une prison.
+
+La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette
+femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.
+
+Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait
+dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.
+
+Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque
+était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée?
+quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce
+qu'il m'était impossible de préciser.
+
+Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
+que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
+
+Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne
+s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque
+aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
+confondant tous les objets.
+
+Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette
+heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma
+volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
+avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
+pareils à des ombres voilées.
+
+La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau
+étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
+
+Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus
+lumineux que ma veille.
+
+Je me trompais.
+
+Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte,
+et qui m'appelait.
+
+Je reconnus sa voix.
+
+J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire
+de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait,
+la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant,
+peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui
+occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant,
+dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas,
+si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
+d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.
+
+Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur
+était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
+partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._
+
+Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.
+
+Quelle raison avait-il de me fuir?
+
+C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme,
+au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
+je tâchai d'oublier.
+
+Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent,
+sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause
+de ma préoccupation.
+
+Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
+de sa chambre.
+
+Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement
+pour toujours, au camp de Smendou.
+
+Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur
+notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette
+galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que
+nous, de nous offrir de descendre.
+
+Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et
+un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
+
+Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de
+moi d'un air mystérieux.
+
+Je le regardai d'un air étonné.
+
+--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
+prêté sa chambre?
+
+--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
+plaisir de me l'apprendre.
+
+--Eh bien, il se nomme M. Collard.
+
+--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là
+plus tôt?
+
+--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
+serions à une lieue de Smendou.
+
+--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de
+devant les yeux.--Ah! oui, Collard.
+
+Ce nom m'expliquait tout.
+
+Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison,
+cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était
+Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
+
+Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
+aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
+allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré
+du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait
+être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie
+Capelle.
+
+De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté
+expliquait tout.
+
+Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique
+serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?
+
+Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément
+dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
+
+Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être
+le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui
+était presque ma parente.
+
+Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
+t'en voulais de ce doute désespéré!
+
+J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
+moment, m'inonda le coeur de tristesse.
+
+Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul;
+mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes
+compagnons.
+
+Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au
+crayon;
+
+ « Cher Maurice,
+
+ » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au
+ moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
+ d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au
+ contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
+ est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable
+ malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si
+ ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre
+ prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?
+
+ » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
+ enfermées dans le tien.
+
+ » Alex. DUMAS. »
+
+
+En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à
+l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
+une heure.
+
+Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis
+une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
+étendue sur la rouge verdure du sol africain.
+
+Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui
+s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé
+suivait peut-être notre marche vers la France.
+
+
+Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par
+la poste un paquet au timbre de Montpellier.
+
+Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
+écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre
+d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par
+secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait
+tracée.
+
+La lettre était signée: « Marie Capelle. »
+
+Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse
+aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
+prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette
+aventure.
+
+Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le
+manuscrit.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est
+ mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
+ Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
+ l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
+ vous lui avez témoignée pour moi.
+
+ » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un
+ doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?...
+ Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
+ dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon
+ grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe
+ blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour
+ cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le
+ crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de
+ diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire,
+ dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous
+ le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec
+ votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
+ fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de
+ tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
+ ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
+ mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers
+ vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
+ innocente!
+
+ » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
+ pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre
+ prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne
+ suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu.
+ Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à
+ Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet
+ espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
+ sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de
+ désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme
+ tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non!
+ oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! »
+
+ » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma
+ tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
+ était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors!
+ heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
+ grand-père, je n'ai jamais été heureuse.
+
+ » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
+ fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la
+ jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est
+ martyre.
+
+ » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé
+ et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui
+ m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou
+ dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de
+ l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma
+ confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la
+ révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi
+ nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons.
+ Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
+ justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui
+ ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
+ de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me
+ surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne
+ l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies
+ douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
+ sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si
+ charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne
+ pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé.
+ Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux
+ parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les
+ unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
+ mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même,
+ et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je
+ comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
+ soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
+ obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent
+ incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour
+ guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur
+ ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des
+ significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des
+ horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
+ invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
+ que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans
+ un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger
+ qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
+ de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en
+ lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le
+ secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes
+ indéchiffrables à ses yeux.
+
+ » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de
+ femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume
+ aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
+ peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je
+ mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
+
+ » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si
+ je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase,
+ alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée
+ escalade les étoiles.
+
+ » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute,
+ Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel
+ Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
+ la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
+ jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre
+ l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
+ quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
+ est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
+ critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
+ et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me
+ sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y
+ a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner
+ mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement
+ aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
+ plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui
+ tache quand elle n'éclaire pas.
+
+ » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève
+ d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle
+ envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute
+ futaie de roseaux.
+
+ » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas
+ seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
+ peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du
+ talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
+ fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je
+ rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans
+ ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
+ avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour
+ son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
+ forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent
+ s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des
+ bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui
+ reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
+ pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus
+ douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit.
+ Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
+ dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde
+ semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
+ ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
+ ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
+ remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
+ que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon,
+ c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de
+ l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
+ retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si
+ brûlants, mais si fragiles.
+
+ » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà
+ auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la
+ réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
+
+ » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives,
+ quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela
+ a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
+
+ » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
+
+ » MARIE CAPELLE. »
+
+
+On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les
+pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.
+
+
+SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.
+
+
+ ITALIE.
+
+« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour
+voiler tes beaux flancs!
+
+» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes
+les neiges alpines!
+
+» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je
+pleure rien qu'en pensant à toi.
+
+» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule
+haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la
+nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
+joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
+
+» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
+
+» 1844. »
+
+
+ VILLERS-HELLON.
+
+« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le
+soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
+t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
+
+»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or
+voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta
+douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux
+jeux des petits enfants?
+
+» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première
+au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux
+avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
+
+»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le
+jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
+village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
+
+»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de
+pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon
+absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles
+arceaux du sanctuaire?
+
+»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
+tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les
+pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
+
+»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va
+le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à
+l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
+
+» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les
+parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit
+moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
+soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! »
+
+
+ «O vous tous qui passez sur le chemin,
+ regardez et voyez s'il est une douleur
+ comparable à ma douleur.»
+ JÉRÉMIE.
+
+ AFFLICTION.
+
+
+«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
+heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui
+du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
+encore.
+
+» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le
+respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
+père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
+
+» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer
+encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir
+des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
+même les armer d'une bénédiction.
+
+» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
+pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille
+de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je
+portais déjà le deuil de mon bonheur.
+
+» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont
+isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils
+m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et
+cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma
+robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
+
+» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
+le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour
+de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon
+Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
+
+ _(Deuixième anniversaire.)_
+
+
+ «Minuit, 15 juillet 1845.
+
+
+» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée
+aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
+Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose:
+_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
+
+» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
+d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il
+écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges
+recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos
+plus saintes prières, nos plus chastes amours.
+
+»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes
+aux morts, mes regrets aux absents.
+
+» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour
+aux jours de mon malheur. »
+
+
+ AMITIÉ.
+
+« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
+souvenir de ce que l'on reçoit. »
+
+
+ « Février 1847,
+
+» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de
+l'homme.
+
+» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
+les pensées vers le ciel.
+
+» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
+
+» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
+
+» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui,
+je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé
+la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime
+plus que toi!
+
+» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
+
+» Le sourire s'est éteint.
+
+» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
+défendre.
+
+» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. »
+
+
+ À A.G.
+
+
+« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids
+barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure
+où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
+l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.
+
+» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
+plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
+revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
+méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
+
+» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
+âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
+récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
+veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
+
+» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous
+garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos
+yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la
+terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
+vers notre patrie du ciel.
+
+» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
+et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes
+froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
+ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
+vérité! »
+
+
+ MORT.
+
+ « 2 novembre 1848.
+
+
+» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la
+libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
+lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
+noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
+
+» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense;
+c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est
+le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à
+tous les coeurs brisés.
+
+» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
+avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je
+t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais
+vers toi.
+
+» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les
+promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
+viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
+sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
+
+» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
+désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de
+l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
+ramènes au ciel l'innocence et la foi! »
+
+Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées
+ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
+a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire
+et un baiser?
+
+Oui?
+
+Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même
+où elle le prenait à témoin de son innocence!
+
+
+Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre
+1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire
+après neuf ans et demi de captivité.
+
+Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par
+jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.
+
+C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
+rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «
+Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à
+chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs
+appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi
+n'existe pas.
+
+Égalité de la peine, bien entendu.
+
+J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son
+lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un
+jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai
+l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de
+la douleur physique.
+
+Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui
+avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait
+promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à
+Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
+donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des
+Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
+
+Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de
+nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme
+irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique
+de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit
+de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un
+mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
+ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
+
+À notre avis, il en est de même de la punition morale.
+
+Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
+organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
+insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
+distinguée.
+
+Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
+continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le
+crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par
+l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
+
+Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
+princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été
+élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
+ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et
+les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
+prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus
+petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
+encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
+fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un
+homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
+ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
+Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
+ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer
+aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les
+cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette
+espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des
+mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
+respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui
+faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
+tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où
+l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
+bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le
+désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte,
+où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient
+vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la
+prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la
+main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
+d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et
+l'avenir! »
+
+Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été
+commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux
+yeux de Dieu.
+
+Je demandais à un juré:
+
+--Croyez-vous Marie Capelle coupable?
+
+--Oui.
+
+--Et vous avez voté pour la prison?
+
+--Non.
+
+--Expliquez-moi cela.
+
+--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
+
+Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
+résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu
+desquelles il a été commis.
+
+Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité,
+est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime
+même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à
+cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues
+ou à une revendeuse à la toilette.
+
+C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. »
+
+Mais est-ce équitable? Là est la question.
+
+Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au
+milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
+autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
+poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à
+Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
+gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
+s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre
+grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
+fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
+une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers
+sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette
+chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au
+plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
+c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
+humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de
+laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe;
+c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
+
+Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation,
+la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
+fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là
+par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
+passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon
+pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette
+dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de
+soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis
+dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
+
+Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la
+robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
+
+Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare
+qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant
+hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
+dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
+
+Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle,
+M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez,
+la voici:
+
+ « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est
+ renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
+ contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
+ vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
+ hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je
+ suis folle!
+
+ » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à
+ familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
+ leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
+ révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
+ plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
+ but, me dégrader et m'avilir.
+
+ » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
+ douleur que je recule.
+
+ » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à
+ la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide;
+ entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son
+ plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
+
+ » Je vivrai là...
+
+ » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous
+ reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
+ heure de souffrances partagées.
+
+ » Je vivrai ces six jours.
+
+ » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma
+ conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
+ corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?...
+
+ » Jamais!
+
+ » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs
+ et les saints.
+
+ » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore
+ dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma
+ volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la
+ peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
+ abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être
+ véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne
+ l'étais qu'à demi.
+
+ » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis
+ pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des
+ préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
+ point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses
+ maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
+ devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je
+ suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas
+ mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
+ me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me
+ salir.
+
+ » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
+
+ » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
+
+ » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
+ supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les
+ tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes
+ pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame
+ même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent,
+ j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces;
+ hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
+ douleurs.
+
+ » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme;
+ aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
+
+ » Votre MARIE CAPELLE.
+
+ » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute
+ dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
+ oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
+ vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le
+ signe du crime, mais celui d'une vertu.»
+
+Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que
+les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on
+renferme à Saint-Lazare?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
+d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
+Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
+Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette
+commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
+d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
+exemple?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
+grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire
+non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé,
+ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
+croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de
+jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
+sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
+plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier
+et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
+
+Oui, incontestablement oui.
+
+Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la
+punition.
+
+Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé
+cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le
+bon docteur Larrey.
+
+Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
+n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
+qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
+
+C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble,
+de concourir au prix Montyon.
+
+
+Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de
+douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la
+description.
+
+Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste
+couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison,
+voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
+
+Écoutez, c'est elle qui parle:
+
+ « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait
+ froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
+ mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste
+ couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
+ inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et
+ sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à
+ ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
+ aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus
+ _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais
+ si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
+ n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
+ sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends
+ à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des
+ larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent
+ des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
+ front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau;
+ d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le
+ son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
+ ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
+ j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! »
+
+La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février
+1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa
+main amaigrie à la porte du tombeau.
+
+Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
+
+Enfin la rigueur des hommes se lassa.
+
+Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur
+d'une autre cellule.
+
+Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
+
+ « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma
+ garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter
+ ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se
+ placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
+
+ » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
+ C'est de la vérité locale.
+
+ » Voici le mobilier:
+
+ » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte
+ obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
+ fort laid, mais c'est chaud.
+
+ » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous
+ l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode,
+ et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale
+ liserée de gris.
+
+ » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
+
+ » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
+ passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
+
+ » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et
+ petite chapelle de mes souvenirs.
+
+ » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au
+ mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté
+ sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est
+ prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon
+ grand-père.
+
+ » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix
+ qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à
+ porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
+ branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
+
+ » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus
+ rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un
+ sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! »
+
+Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière
+pendant ces neuf années.
+
+Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
+murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront
+sur sa tombe.
+
+D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard
+de soixante-quinze ans.
+
+Écoutons-le.
+
+ « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement
+ notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne
+ la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses
+ craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine
+ furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils
+ conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
+
+ » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait
+ rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
+ expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être
+ plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la
+ maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
+
+ » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
+
+ » Il n'était plus temps!
+
+ » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
+ incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la
+ soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout
+ fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
+
+ » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à
+ Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président:
+ j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage
+ d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
+ après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
+
+ » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en
+ trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus
+ une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la
+ liberté.
+
+ » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma
+ demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
+ mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
+
+ » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une
+ croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. »
+
+Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur
+la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous
+adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
+prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
+
+Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle
+toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de
+cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
+l'entourait.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous.
+ L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore
+ une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses
+ affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
+ le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre
+ Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à
+ penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si
+ parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier,
+ depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et
+ incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
+ religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
+ n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible
+ événement que je suis forcé de vous annoncer.
+
+ » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
+ qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités
+ distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu
+ ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
+ toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
+ En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi,
+ de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que
+ j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si
+ profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de
+ plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager,
+ à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et
+ de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été
+ admirable aux approches de la mort.
+
+ » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de
+ tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je
+ n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour
+ ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop
+ sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à
+ cet égard.
+
+ » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
+ mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux
+ à la lui rendre aussi facile que possible.
+
+ » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont
+ mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord,
+ elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de
+ madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son
+ voyage pour se rendre au sein de sa famille.
+
+ » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa
+ famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
+
+ » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir
+ l'hommage, etc.
+
+ » B...,
+
+ » Curé, aumônier des bains d'Ussat. »
+
+ » Ornolac, 7 septembre 1853.»
+
+
+Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
+Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la
+prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures
+avant sa mort.
+
+Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre,
+consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
+
+ « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous
+ écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite
+ vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule
+ fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
+ vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus.
+ J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
+ me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir,
+ tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
+ jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve
+ pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois
+ mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma
+ confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire.
+
+ » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce
+ souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur.
+ Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le
+ sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle
+ sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
+ ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
+ rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
+ vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
+ comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous
+ bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
+ le courage de le supporter. »
+
+ » Puis, comme les douleurs redoublaient:
+
+ « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
+ vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
+ fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il
+ leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! »
+
+ » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à
+ tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus
+ grande.
+
+ » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais
+ tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance
+ à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
+ j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui
+ étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
+ qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle
+ si supérieure.
+
+ » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous
+ m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
+ parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
+
+ » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les
+ plus respectueux.
+
+ » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur
+ êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
+
+ » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
+ mon coeur.
+
+ » CLÉMENCE.
+
+ » Lundi 27. »
+
+
+Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
+cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
+
+Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve
+bonté:
+
+ « Mon cher monsieur,
+
+ » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre
+ égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura
+ causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne
+ pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet.
+ J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là.
+ Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce
+ silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas
+ coupable.
+
+ » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
+ vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
+ m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
+ la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à
+ les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien
+ conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de
+ juillet.
+
+ » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
+ n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant
+ qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et
+ parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait
+ peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette
+ dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
+ la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus.
+ Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de
+ délicatesse en ce point.
+
+ » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et
+ m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
+
+ » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de
+ m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à
+ Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
+ la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait
+ beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
+ traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux
+ semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce
+ retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me
+ répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
+ prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
+ fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui
+ écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
+ indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait
+ enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
+ lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini
+ son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
+ jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
+ par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
+
+ » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou
+ plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
+ annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi,
+ et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa
+ part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu
+ visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
+ est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
+ son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher.
+ J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on
+ le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs
+ également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique.
+ Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être
+ flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte
+ sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à
+ réparer.
+
+ » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
+ fini. »
+
+Qu'ajouter à cela?
+
+Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
+qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux
+blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
+
+ « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
+
+ » Je réponds:
+
+ » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
+
+ » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
+
+ » Ma conviction est là.
+
+ » COLLARD,
+
+ » Montpellier, 17 juin 1853. »
+
+
+Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de
+captivité.
+
+
+
+JACQUES FOSSE
+
+
+Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma
+place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus
+empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
+
+Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
+trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
+vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous
+n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
+repartir sans vous voir.
+
+--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
+
+--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et
+sauveteur dans mes moments perdus.
+
+En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
+couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
+éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge,
+éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
+
+Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des
+plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
+lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
+j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
+celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
+
+Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
+ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
+
+Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
+laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter
+cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
+
+Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous
+rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il
+naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
+ou à peu près.
+
+Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
+
+Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
+
+La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller
+habiter chez sa mère, à Beaucaire.
+
+En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut
+douze enfants, dont trois sont morts.
+
+En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
+Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
+
+Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
+alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
+
+Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un
+enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
+
+Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
+gagnait par jour; mais enfin on vivait.
+
+Il fit ce métier pendant un an.
+
+Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il
+entra comme manoeuvre chez un maçon.
+
+Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
+
+En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé
+Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
+
+Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque
+de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
+passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
+
+Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
+
+Jamais programme ne fut mieux suivi.
+
+En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en
+qualité d'apprenti mineur.
+
+Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
+
+Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à
+quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
+
+À quatorze ans, Fosse portait sept cents.
+
+Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle
+durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un
+immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
+
+Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
+dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
+fils d'un charcutier nommé Cambon.
+
+Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
+même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de
+Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le
+danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur,
+le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
+
+Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
+compagnie.
+
+Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en
+se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
+nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur,
+lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
+
+Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de
+bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce
+doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
+
+En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en
+qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent
+et dirigent les voyageurs.
+
+Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de
+Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café
+chantant.
+
+Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
+
+Voici le fait:
+
+Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
+
+Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin
+de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
+
+Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
+boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques
+qui tenait la chaîne.
+
+Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné
+avec lui.
+
+Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu
+pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
+
+Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
+
+Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
+
+Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre
+essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse
+avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle
+aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme
+le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le
+bord, les traîna tous deux après lui.
+
+Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe;
+mais, heureusement, le nageur avait pied.
+
+Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de
+l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
+
+Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
+de l'empêcher de s'enfuir.
+
+Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se
+sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
+s'élança à sa poursuite.
+
+Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à
+lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
+
+Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui,
+entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
+
+Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant
+l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il
+était par une force supérieure.
+
+Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour
+respirer.
+
+C'était là que l'ours l'attendait.
+
+Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
+épaule.
+
+Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
+chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de
+brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
+
+Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
+peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup
+de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
+
+Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et
+se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
+
+Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais
+pour assister à cet étrange sauvetage.
+
+En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles
+étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui
+conduisait au bateau à vapeur.
+
+C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
+
+Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai,
+et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
+
+Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
+qui s'y noyaient.
+
+Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
+
+En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
+débattant.
+
+Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
+les épaules.
+
+Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai,
+s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de
+l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
+
+À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le
+tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
+
+--Tire!
+
+On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
+étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait
+conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que
+son portemanteau était resté au fond du Rhône.
+
+Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
+
+Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
+
+Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à
+Fosse.
+
+Il va sans dire que celui-ci refusa.
+
+Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère
+de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
+son gendre à Montpellier.
+
+En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
+elle tomba dans le Rhône.
+
+Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît
+de l'autre côté.
+
+Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il
+essaye de sauver.
+
+Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
+
+Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
+soutient madame de Sainte-Maure.
+
+Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
+encore se retourne.
+
+Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra;
+il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
+bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il
+avait sauté à l'eau.
+
+Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un
+constructeur de bateaux, nommé Raousse.
+
+Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un
+garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
+
+Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de
+Beaucaire.
+
+M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de
+deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la
+médaille; elle valait quarante sous.
+
+Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille
+de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est
+pas trois sous par personne.
+
+Fosse s'en contenta.
+
+En 1840, il tomba à la conscription.
+
+Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux
+personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre
+dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
+
+Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde
+classe.
+
+Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
+septembre 1840.
+
+Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à
+Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
+
+Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
+du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
+seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de
+cheval.
+
+Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui
+faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas
+lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
+
+En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le
+Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois
+tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
+en retire tous les trois, et vivants.
+
+Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième
+classe.
+
+En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
+s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
+
+Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille
+avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au
+travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son
+beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
+
+Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de
+Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait
+mourant.
+
+Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
+herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette
+augmentation dans sa recette pour se marier.
+
+En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à
+Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et
+écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment
+que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à
+100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
+
+M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à
+deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
+
+M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
+francs.
+
+Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était
+faite.
+
+Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
+
+Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
+sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
+le Rhône et passe sous le radeau.
+
+Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
+
+Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
+est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
+par l'une des extrémités.
+
+Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui,
+en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
+
+Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien
+varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point
+d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller
+chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait
+jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les
+flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
+
+Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la
+garde nationale de Beaucaire.
+
+Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
+les bords de la Durance.
+
+Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout
+cela ne satisfaisait pas son ambition.
+
+C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part
+pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas
+revenir sans sa croix.
+
+Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin
+suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
+
+À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se
+mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
+
+Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
+
+Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se
+noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un
+commis d'une maison de commerce.
+
+En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le
+transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
+
+Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à
+l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son
+établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et
+de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
+
+Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
+
+Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de
+l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de
+tabac.
+
+Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux
+publics maître du port à Beaucaire.
+
+Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se
+noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur
+espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
+
+En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
+soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
+exemple.
+
+Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
+achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
+fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise
+un bénéfice considérable.
+
+Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du
+port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
+
+Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin
+chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une
+jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
+ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit
+qu'une quarantaine.
+
+Fosse sauva le reste.
+
+Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
+l'enfant.
+
+Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément,
+que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces
+débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du
+fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
+à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
+
+Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
+au-dessus de son cours ordinaire.
+
+Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
+arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa
+présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
+
+C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
+
+L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on
+lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de
+terre.
+
+Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
+
+De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
+d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux
+d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
+
+Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues,
+complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est
+interrompue.
+
+--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en
+aurez, ou je ne reviendrai pas.
+
+Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
+faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est
+à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
+l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de
+maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
+
+Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le
+commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec
+lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis
+le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
+
+Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq
+heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à
+travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse
+porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
+
+L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
+arrivèrent.
+
+Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à
+Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
+pleine de courants, de tourbillons et de remous.
+
+Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
+
+Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
+personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au
+milieu du courant.
+
+Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour
+éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne
+voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
+temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
+ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse
+ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa
+barque et continuait son chemin.
+
+Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages
+supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée
+et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous
+les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le
+plus élevé du pauvre village.
+
+Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au
+lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher
+un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le
+seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
+
+Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis
+vingt-quatre heures.
+
+Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
+
+Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
+qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de
+l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où
+l'attendait le préfet.
+
+--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.
+
+Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise
+un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues
+et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
+
+Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de
+vivres.
+
+Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
+n'osait faire.
+
+Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse,
+afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
+
+Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
+manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
+
+--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui
+ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
+je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.
+
+On arriva sans accident.
+
+Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette
+lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
+
+« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous
+voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la
+rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants,
+chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de
+terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
+mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
+s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
+même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres
+circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous
+plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
+
+» HENRY, évêque de Nîmes. »
+
+L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se
+rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens
+les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux
+dans la campagne.
+
+La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta
+Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se
+précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
+
+--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
+hommes de bonne volonté.
+
+Deux pilotes se présentèrent.
+
+La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
+
+Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance,
+reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
+
+Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les
+jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des
+pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
+
+Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première
+classe.
+
+Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue
+de Beaucaire.
+
+Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
+
+Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
+
+Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
+
+Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une
+fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans
+connaissance sur le carreau.
+
+Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se
+sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains
+des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous,
+dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en
+redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
+
+Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard,
+elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
+
+Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille,
+il entend crier: « À l'assassin! »
+
+Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme
+une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
+
+Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
+
+C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà
+commis bon nombre de vols.
+
+Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
+métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
+les mains de Fosse.
+
+Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France,
+se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
+
+Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu
+le 16 décembre.
+
+Ce fut alors que je le vis.
+
+Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable
+ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur
+de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
+suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
+
+J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé,
+je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de
+Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
+post-scriptum.
+
+
+
+LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+
+
+Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de
+Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
+
+Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie
+en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
+aller jouer une heure dans _les ruines_.
+
+Et les fortes têtes du pays disaient:
+
+--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
+que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.
+
+Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
+diablement travaillé depuis.
+
+Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse
+mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
+d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
+J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
+
+Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
+la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
+ce que je vois.
+
+Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
+point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux
+vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
+
+Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_.
+
+Les voici:
+
+ Alors que le Seigneur, de sa droite féconde,
+ Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
+ Qu'il eut tracé du doigt,
+ Comme fait le pilote à la barque qui passe,
+ La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
+ Il dit: « Que l'homme soit! »
+
+ À sa voix s'agita la surface du globe;
+ La terre secoua les plis verts de sa robe,
+ Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
+ Comme des ouvriers demandant leur salaire,
+ De l'équateur en flamme et des glaces polaires,
+ Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
+
+ « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême,
+ Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
+ Les lots vous sont offerts.
+ Chaque homme a droit égal au commun héritage;
+ Allez! et faites-vous le fraternel partage
+ De la terre et des mers.»
+
+ Alors, selon sa force ou bien son caractère,
+ L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
+ Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
+ Le laboureur le champ où la rivière coule,
+ Le commerçant la route où le chariot roule,
+ Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
+
+ Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône,
+ Le pape la tiare et le roi la couronne;
+ Et le pâtre craintif
+ Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
+ Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
+ Un homme à l'oeil pensif.
+
+ D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre
+ Il marchait lentement, triste sans être sombre;
+ Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
+ Enfin, au pied du trône il releva la tête,
+ Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète;
+ N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? »
+
+ Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être!
+ --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître,
+ De son avoir jaloux;
+ Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde,
+ Quand on faisait sans toi le partage du monde?
+ --J'étais à vos genoux!
+
+ » Mon regard admirait la splendeur infinie;
+ Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
+ Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur
+ Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère,
+ S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre,
+ Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
+
+ --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime,
+ La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
+ Que veux-tu! c'est la loi.
+ Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
+ Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
+ Et mon ciel est à toi. »
+
+
+Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
+
+Puis il a les ruines.
+
+Revenons aux nôtres.
+
+Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
+belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
+
+Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son
+chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont
+beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
+plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de
+chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
+d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles
+forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt
+de Villers-Cotterets.
+
+Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes
+qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir
+sympathique.
+
+Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et
+l'acheva en 1407.
+
+Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi
+laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il
+résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été
+achevées.
+
+Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y
+entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux
+Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et
+Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
+
+C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean,
+surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il
+eût fallu l'appeler.
+
+Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était
+fou.
+
+Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
+
+Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près.
+On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
+des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
+rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place
+de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une
+noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou
+d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus
+contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
+
+Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges,
+inouïs, fantastiques.
+
+Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des
+robes de douze aunes.
+
+Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes
+d'animaux.
+
+Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
+ménestrels et aux troubadours.
+
+Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une
+ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous
+occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize
+livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées
+à orner une robe.
+
+Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
+
+Le voici:
+
+« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
+chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur
+chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
+servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent
+quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
+en quarré. »
+
+Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces
+modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à
+celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
+
+Il y avait des cornes partout.
+
+Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les
+hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
+
+La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les
+femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
+
+« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et
+excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
+de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges,
+que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
+qu'elles se tournassent de côté et baissassent. »
+
+Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces
+belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi
+Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
+
+Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau;
+le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de
+Milan.
+
+Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
+florins.
+
+L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la
+folie.
+
+Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien
+courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
+
+Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
+du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où
+l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre
+ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout
+était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par
+la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la
+Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux
+anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont
+Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de
+la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir,
+pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère
+Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop
+pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons
+horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
+
+Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait
+promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la
+fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de
+douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de
+la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
+de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus
+comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
+court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient
+jaillir la veille du vin et du lait.
+
+Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon
+s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
+
+Le véritable motif, c'était le plaisir.
+
+Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
+deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
+la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
+illustration non noins grande que ses deux oncles.
+
+D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de
+Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en
+paix.
+
+Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
+en jeux, bals et galanteries.
+
+Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une
+seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où
+Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des
+indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie
+Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
+
+Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc
+d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
+de sept cent cinquante bénéfices.
+
+On passa en Languedoc.
+
+Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et
+les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les
+couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré,
+mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur.
+Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et
+prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
+d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait
+les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
+de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un
+mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les
+brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or
+aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
+part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait.
+Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et
+bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait
+épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
+
+Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était
+retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques
+demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
+fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de
+Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
+coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de
+Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
+
+Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
+bûcher? J'en doute.
+
+Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
+justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
+leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière
+d'autre couleur que leur robe, au bras.
+
+Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et
+qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
+
+Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son
+retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
+son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait
+avant lui. C'est le roi qui gagna.
+
+Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il
+avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur
+vide.
+
+À vingt-trois ans, il était fou.
+
+Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
+d'Orléans, prit sa femme.
+
+Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
+
+Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
+son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
+Bourgogne.
+
+L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
+Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée
+dans l'esprit fantasque du jeune prince.
+
+C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la
+tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
+bonheur du duc d'Orléans.
+
+Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
+jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
+la mort du duc d'Orléans.
+
+Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient
+suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie
+amoureuse.
+
+En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux
+duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à
+faire une visite à Louis d'Orléans.
+
+Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme
+l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
+dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un
+palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours,
+retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
+
+C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
+
+C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de
+l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
+
+Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il
+recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
+demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de
+cendres.
+
+Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
+
+Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il
+rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
+faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
+cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.
+
+Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de
+réconcilier ses deux neveux.
+
+Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
+dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut
+courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner
+pour le 22.
+
+Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
+
+Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat
+du duc d'Orléans.
+
+
+Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
+existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
+est le théâtre.
+
+Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de
+la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
+
+Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait
+fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette
+petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve
+lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
+
+Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé
+alors par la reine Isabeau.
+
+Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque,
+hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
+de la Ville et du Temple.
+
+Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait
+gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous
+Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie
+de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
+entendu.
+
+En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
+enlever l'alliage.
+
+Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette,
+appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
+
+Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de
+lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel
+Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
+
+Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
+elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à
+la rue de la Perle.
+
+Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en
+naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort
+longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc
+d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
+
+On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on
+avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un
+enfant d'un jour.
+
+C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son
+enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
+
+Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé
+l'assassinat du duc d'Orléans.
+
+Depuis longtemps, il le méditait.
+
+Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait
+dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
+était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de
+l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin
+qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres
+denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège
+de vendre sans droits.
+
+Le 17, la maison était trouvée et livrée.
+
+C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du
+Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une
+niche au-dessus de la porte.
+
+L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi;
+l'histoire n'a pas conservé son nom.
+
+L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général
+des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
+
+Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même
+hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même
+table.
+
+Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine,
+et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
+Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le
+valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire
+au prince que le roi le demandait à l'instant même.
+
+Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il
+pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
+aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire
+qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
+compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la
+sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son
+crime.
+
+Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était
+attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
+
+De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
+aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
+une partie de sa suite.
+
+Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même
+cheval, un page et quelques valets portant des torches.
+
+C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis
+d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce
+quartier sombre, solitaire et retiré.
+
+Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée,
+c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
+Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une
+gaie chanson, et jouant avec son gant.
+
+Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter
+que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore,
+ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
+homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
+était apparue.
+
+Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et
+une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était
+cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
+
+Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
+enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
+l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour
+aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! »
+
+Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
+
+Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans
+la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de
+hache et d'épée.
+
+Et lui criait:
+
+--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
+
+Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
+
+Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de
+hache lui fendait la tête.
+
+Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
+voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
+
+--Au meurtre!
+
+Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un
+geste de menace:
+
+--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
+
+Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
+Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
+chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
+et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
+
+--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
+
+Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de
+masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
+
+Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et,
+sans penser à lui-même;
+
+--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il.
+
+Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
+
+C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par
+Isabeau.
+
+L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
+éteindre les torches et s'en aller.
+
+Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
+
+Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du
+coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la
+tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une
+oreille à l'autre.
+
+La cervelle en sortait.
+
+Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres
+restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
+
+
+Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté
+ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le
+prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait
+terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
+
+Mort, tout le monde le pleura.
+
+La France la première.
+
+« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
+je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que
+c'était lui; parce que c'était moi. »
+
+Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme
+Montaigne:
+
+-Je l'aimais.
+
+La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima
+celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts
+et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
+
+Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables.
+L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était
+le coeur, un coeur bon et humain.
+
+Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le
+prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard
+qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul
+de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
+
+Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de
+larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil,
+tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
+roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
+
+Les pleurs appellent les pleurs.
+
+Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine
+tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui
+qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces
+murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont
+dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
+ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
+appartenu.
+
+C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours
+était un rude lutteur.
+
+Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la
+féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
+
+--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
+
+Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.
+
+
+À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à
+Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
+ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que
+c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
+c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était,
+enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
+
+Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
+
+Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
+achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées
+de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les
+avait confisquées à la maison d'Orléans.
+
+Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par
+l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier
+de M. de Sainte-Foix.
+
+L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
+
+Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas
+meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.
+
+Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait
+monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
+
+À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des
+tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
+
+Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours
+esherbées.
+
+C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
+âge.
+
+Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu,
+furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
+
+On se montrait les uns aux autres les études faites, on se
+renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
+l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire
+de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
+
+Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
+Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où
+il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit
+sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux
+voyageurs.
+
+Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
+feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
+
+À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
+
+Cet artiste, c'était M. de Flubé.
+
+Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente
+pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. »
+
+Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
+
+Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui
+du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que,
+moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
+
+Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
+l'_hôtel des Ruines_.
+
+Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
+
+Le drapeau surmontait cette inscription:
+
+
+ CONNÉTABLE-TERJUS
+ _Montre les ruines
+ Aux amateurs._
+
+
+Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à
+Pierrefonds.--On montrait les ruines!
+
+Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour
+me les montrer!
+
+Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds
+n'était qu'un village, il devint un bourg.
+
+Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
+
+Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou
+six tonneaux.
+
+Ce brick s'appela _l'Artiste_.
+
+Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à
+l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à
+faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_.
+
+Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des
+Étrangers_.
+
+Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un
+spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel
+édifice:
+
+
+ HÔTEL DES ÉTRANGERS.
+
+
+Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration
+qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau
+sulfureuse.
+
+Dès lors, Pierrefonds était complet:
+
+Historique par ses ruines,
+
+Pittoresque par sa position,
+
+Sanitaire par sa Source.
+
+Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de
+l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux
+minérales.
+
+Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur
+d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles
+d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
+à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient
+être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
+
+Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées
+dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
+
+Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades
+de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison
+en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_.
+
+Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel
+de Pierrefonds_.
+
+La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de
+Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.
+
+Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir
+pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour
+Pierrefonds_.
+
+Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre
+de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
+une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
+située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
+
+Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de
+Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de
+Paris.
+
+Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient
+d'avoir son feu d'artifice.
+
+--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles
+romaines et un soleil cloué contre un arbre.
+
+Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du
+Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
+
+Son épilogue était un magnifique bouquet.
+
+Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
+
+Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
+
+Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot,
+le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je
+compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
+qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman
+ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le
+moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
+
+Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de
+souscription.
+
+Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
+du dimanche suivant.
+
+Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
+
+Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas
+encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
+
+--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous
+acheter vos artifices?
+
+--À Paris.
+
+--Chez qui?
+
+--Chez Ruggieri.
+
+--Attendez.
+
+J'écrivis une lettre.
+
+--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
+
+--Qu'est-ce que votre ami Désiré?
+
+--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
+mais encore je fournis l'artificier.
+
+Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
+
+--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
+dérangera?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Pour nous?
+
+--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
+
+Ils se retirèrent en hochant la tête.
+
+Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
+
+--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher
+ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et
+m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois
+bien qu'il se dérangera!
+
+Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
+plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
+
+Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement
+l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
+il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée
+comme sa marchandise.
+
+Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement
+répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M.
+Ruggieri devait venir.
+
+Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
+
+Des paris s'étaient ouverts:
+
+Ruggieri viendra-t-il?
+
+Ruggieri ne viendra-t-il pas?
+
+On accourut me demander:
+
+--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à
+Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
+
+--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à
+Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.
+
+--Et il viendra, nous pouvons y croire?
+
+--Aussi certainement que s'il était arrivé.
+
+Et chacun partait en criant:
+
+--J'écris qu'il viendra.
+
+Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre
+avec une pareille certitude?
+
+Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
+fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
+
+C'est tout le contraire.
+
+Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
+
+Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
+
+Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
+
+Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
+
+Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
+
+--Entrez, Ruggieri! criai-je.
+
+Et Ruggieri entra.
+
+Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous
+pouvons répondre les uns des autres.
+
+Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri
+était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
+illumination des ruines.
+
+À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
+
+À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
+
+C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
+étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
+
+Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge
+s'alluma.
+
+La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant
+dans l'eau.
+
+Les premiers cris de joie commencèrent.
+
+Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit
+avec un feu vert.
+
+Puis une troisième avec un feu blanc.
+
+Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette
+fois, tout rentra dans l'obscurité.
+
+Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
+
+Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
+montagne et se dresser dans la nuit.
+
+La pâle apparition dura dix minutes.
+
+Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
+
+L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
+
+Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
+une teinte différente.
+
+Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
+
+Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
+
+
+Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à
+feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
+
+C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
+magnifique soirée.
+
+Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
+
+--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
+
+--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré
+tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
+reviendrai.
+
+
+S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je
+vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez
+venir.
+
+
+
+LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr
+écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont
+j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des
+_Mohicans de Paris:_
+
+ » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de
+ tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon
+ _jardin des romancier_.
+
+ » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des
+ arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à
+ l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.
+
+ » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;
+
+ » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;
+
+ » À Balzac, l'azaléa grimpante;
+
+ » À Jules Janin, l'oeillet bleu;
+
+ » À madame de Genlis, la rose verte;
+
+ » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous
+ le climat de Paris;
+
+ » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles
+ pendant l'hiver;
+
+ » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et
+ fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;
+
+ » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;
+
+ » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de
+ graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux,
+ produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol
+ qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.
+
+ » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la
+ neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)
+
+ » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
+ créations.
+
+ » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales
+ transparents dans le jardin des romanciers.
+
+ » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la
+ tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.
+
+ » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur
+ leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé
+ longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.
+
+ » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître
+ M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi
+ que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un
+ poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui
+ présenta devait son coloris au sang de ce lion.
+
+ » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus
+ est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par
+ Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des
+ Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le
+ lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est
+ pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la
+ neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M.
+ Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page
+ 319.
+
+ » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne
+ le front d'Osiris; il a la fleur rose.
+
+ » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à
+ pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a
+ jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.
+
+ » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était
+ le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de
+ l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je
+ le dois.
+
+ » ALPHONSE KARR. »
+
+
+_Réponse d'Alexandre Dumas_.
+
+
+Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible
+à l'honneur que tu me fais en me plaçant en
+si bonne compagnie; mais cet honneur, non point
+par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis
+forcé de m'y soustraire.
+
+J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un
+lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet
+de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention
+que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème
+à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines
+de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.
+
+Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas.
+Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le
+lotus blanc.
+
+C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui
+a encore inventé celle-là.
+
+Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par
+M. Belfield-Lefèvre.
+
+Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_,
+article _lotus_, ce savant botaniste:
+
+ LOTUS, LOTOS.
+
+ « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et
+ philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils
+ désignent sous le nom de _lotos_...
+
+ » 1° Plante arborescente.
+
+ » 2° Plante aquatique.
+
+ » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux
+ du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et
+ vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.
+
+ » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes
+ anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le
+ nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment;
+ sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son
+ fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait,
+ dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de
+ fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante
+ aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et
+ qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea
+ nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow.
+
+ » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_,
+ comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait,
+ selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs
+ GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à
+ ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait
+ une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et
+ se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au
+ retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce
+ précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA
+ FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute
+ probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE
+ AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.
+
+ » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se
+ distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par
+ ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante
+ que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. »
+
+
+Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton
+paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille
+m'exposer à en être chassé.
+
+ Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin
+embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et
+qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique
+parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.
+
+Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu
+disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin
+des romanciers_ au palais de justice:
+
+« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous
+silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le
+tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de
+couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE
+ornait sa boutonnière...»
+
+Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose
+du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la
+Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de
+Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant,
+la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de
+Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de
+Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille
+variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE
+MOUSSEUSE.
+
+Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en
+l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?
+
+C'est possible, après tout.
+
+En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une
+pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé
+_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que
+je suis en train de faire sur ma fenêtre.
+
+
+_Réplique d'Alphonse Karr_.
+
+Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon
+jardin des romanciers.
+
+Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire
+quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques
+années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé
+ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.
+
+Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales
+transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. »
+
+Voyons ta preuve.
+
+C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
+Dieu.--Voyons donc les champions:
+
+ _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._
+
+ Théophraste.
+ Hérodote. . . . . . . .
+ Athénée.
+
+ Porret.
+ Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy.
+ Savigny.
+
+ Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322.
+
+ Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr.
+
+Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les
+champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien,
+c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès
+notre enfance, sous peine de pensums.
+
+Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.
+
+Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une
+histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un
+grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois
+savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les
+morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui
+vous gênent.
+
+--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un
+vivant, valent-ils ton savant vivant?
+
+À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre.
+
+L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr.
+
+Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que
+je leur ôterai.
+
+D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur
+dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend
+sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit
+généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les
+regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils
+ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un
+soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque
+soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte
+pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il
+faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin
+des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.
+
+Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend
+très-suspect son témoignage sur un point en litige.
+
+D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout;
+mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc
+et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, »
+--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise.
+
+Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce
+grand peuple de faïence qui est en train de se casser.
+
+Elle est belle, ta preuve!
+
+Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc
+comme la neige de l'Himalaya. »
+
+Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car
+tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien
+gentil!
+
+Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit
+pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose
+mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute
+d'impression comme transparen_tes_.»
+
+Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point,
+maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant
+de t'y planter définitivement tout à l'heure.
+
+Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse;
+
+--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame
+de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera
+beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir
+dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je
+serai vengé.
+
+À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas
+madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur,
+et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de
+Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle
+avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ...
+moussue.
+
+Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité
+et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu
+dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.
+
+Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse
+est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue;
+c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut
+hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas
+le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse.
+
+Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie
+accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il
+l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont
+le droit d'avoir voix au chapitre.
+
+M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe
+du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,--
+dit rose mousseuse.
+
+De même que:
+
+M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_;
+
+M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de
+Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_,
+qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande;
+
+M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et
+une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une
+rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la
+_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des
+Provins.
+
+M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;
+
+Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle
+rose _génie de Chateaubriand_;
+
+Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne
+Prévost_;
+
+Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_;
+
+Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose
+_souvenir de la Malmaison_.
+
+Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par
+mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps
+être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce
+n'est ni toi ni moi.
+
+Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres
+des roses, ils disent rose mousseuse.
+
+Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison
+rustique_.
+
+Ce seraient de terribles autorités contre nous deux.
+
+Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions
+celle-là?
+
+_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la
+phrase: un des plus belles orgues.
+
+_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de
+messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que
+l'hymne fut chantée_.
+
+Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé,
+ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le
+contraire, sous peine de ne pas être entendu.
+
+Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille,
+on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope
+n'est pas la vanille.
+
+Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis
+pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure.
+
+Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les
+neiges de l'Himalaya. »
+
+Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des
+lotus est blanc.
+
+Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le
+lotus.
+
+Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des
+lotus blancs,--prétends-tu.
+
+J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc
+existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.
+
+Prendrais-tu la rose pour type du jaune?
+
+Dirais-tu: jaune comme une rose?
+
+Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow,
+noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.
+
+Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.
+
+Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes,
+par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. »
+
+Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans,
+par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui
+s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. »
+
+Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points.
+
+Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en
+m'y plantant moi-même.
+
+Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent
+se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de
+son laurier.
+
+Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi
+le plus bel ornement.
+
+Je te serre bien cordialement les deux mains.
+
+ Alphonse KARR.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC--BRAC ***
+
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+
+Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet
+Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed
+Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
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+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
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+works.
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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@@ -0,0 +1,7760 @@
+The Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Bric-à-brac
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Posting Date: September 3, 2012 [EBook #6319]
+Release Date: August, 2004
+First Posted: November 25, 2002
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC-À-BRAC ***
+
+
+
+
+Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet
+Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed
+Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ BRIC-A-BRAC
+
+ PAR
+
+ ALEXANDRE DUMAS
+
+
+
+ TABLE
+
+ DEUX INFANTICIDES
+ POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+ DÉSIR ET POSSESSION
+ UNE MÈRE
+ LE CURÉ DE BOULOGNE
+ UN FAIT PERSONNEL
+ COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS
+ HEURES DE PRISON
+ JACQUES FOSSE
+ LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+ LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+
+
+DEUX INFANTICIDES
+
+On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma
+connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa
+célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent
+commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la
+suite de deux infanticides.
+
+Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame.
+
+Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité
+publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses
+antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des
+lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce
+qui tient à son origine.
+
+Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui
+puisse satisfaire convenablement votre curiosité.
+
+Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits
+Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous
+rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à
+Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du
+Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt
+singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit
+hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui
+dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée.
+
+Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons
+laissée.
+
+Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait
+été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère.
+
+Aussi fallut-il lui trouver un biberon.
+
+Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée
+au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait
+de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un
+biberon.
+
+On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant
+que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours
+l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours
+du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman
+du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en
+réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait.
+
+Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de
+dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait,
+le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait
+de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de
+trente chèvres ou de douze vaches.
+
+Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait
+plus d'honneur à ses nourrices.
+
+Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins
+d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de
+quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle.
+
+Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires
+étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces
+menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les
+malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte.
+
+Delaporte les rassura: il répondait de tout.
+
+En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait
+l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il
+venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel,
+éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle,
+faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au
+Caire un animal de ce sexe et de cette espèce.
+
+Vous comprenez...
+
+Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même
+temps agréable à un gouvernement allié.
+
+Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui
+avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes
+puissances européennes.
+
+D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente
+cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident
+qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à
+l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la
+France.
+
+Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy
+Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et
+s'occupa du transport en France de sa ménagerie.
+
+D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa
+disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne
+sais plus quel port de l'Archipel.
+
+Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des
+Messageries impériales.
+
+Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme
+cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou
+quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre.
+
+On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant
+du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il
+eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante
+chèvres, pour subvenir à sa nourriture.
+
+Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes
+et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils
+avaient amenés.
+
+Le tout arriva en seize jours à Marseille.
+
+Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa
+première cargaison.
+
+À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination
+l'hippopotame et sa suite.
+
+Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris
+aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille.
+
+À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus
+admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à
+l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes
+des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.
+
+Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux,
+semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.
+
+À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
+Delaporte.
+
+C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a
+déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que
+onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a
+pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là... Pardon,
+j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En
+outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son
+maître,--il appelle Delaporte _papa_.
+
+Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte
+_papa_.
+
+Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en
+avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa
+mère, par une tribu en guerre avec la sienne.
+
+Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux.
+
+On les sépara et on les vendit.
+
+La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien.
+
+Nul ne sait ce que devint la mère.
+
+Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec
+son maître.
+
+Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié
+de spécifier l'objet de son commerce.
+
+Il vendait des étoffes.
+
+Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il
+soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée.
+
+Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte
+surtout, entre un maître et un esclave.
+
+Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes
+dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y
+aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des
+pieds.
+
+Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on
+craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit
+venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois
+coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher.
+
+L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.
+
+Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une
+soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait
+prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures
+le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une
+autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.
+
+Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort
+sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus
+douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque
+de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il
+s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître.
+
+L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il
+fût guéri, c'est-à-dire environ un mois.
+
+Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son
+maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il
+avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son
+protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures.
+
+Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le
+malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le
+vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition.
+
+En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le
+lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin
+méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres
+turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille
+piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant.
+
+Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans
+un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la
+dernière maison de la ville.
+
+Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le
+tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de
+pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et
+entra dans la maison.
+
+Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri.
+
+Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte
+était fermée et la barre déjà mise.
+
+Il se prit à trembler de tous ses membres.
+
+Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.
+
+Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à
+un ou plusieurs individus.
+
+Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au
+claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.
+
+Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les
+cris.
+
+Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des
+planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà
+ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son
+rasoir ensanglanté à la main.
+
+Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme
+il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu
+à un marchand d'eunuques!
+
+En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était
+réservé, l'enfant se trouva mal.
+
+Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il
+invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain.
+
+Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.
+
+Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui.
+
+L'enfant était tombé près de la porte.
+
+Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement.
+
+Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il
+pourrait fuir.
+
+Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet
+escalier devait donner sur une terrasse.
+
+La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta
+les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou
+dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du
+vent, se dirigea vers la ville.
+
+Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que
+lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte.
+
+Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas.
+
+Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se
+laisser reprendre.
+
+Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat
+français.
+
+Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit
+prononcé, signifie liberté!
+
+L'enfant se précipita haletant dans la cour.
+
+Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.
+
+Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de
+faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de
+faire des eunuques dans ses États.
+
+L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour
+que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se
+trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection.
+
+D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis
+il livra le marchand à la justice du pacha.
+
+Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux
+galères.
+
+L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à
+Delaporte de le prendre pour son domestique.
+
+Delaporte y consentit et en fit son _saïs_.
+
+C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que
+l'enfant appelle Delaporte _papa_.
+
+C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier
+maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard.
+
+Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame;
+mais nous y revenons.
+
+
+II
+
+
+La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se
+mit à en désirer une neuvième.
+
+Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les
+savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la
+nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:
+
+--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un
+hippopotame femelle?
+
+Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir
+Halim-Pacha au milieu de son harem.
+
+--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons
+fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que
+nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants.
+
+Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans
+le Nil blanc et envoyée au Caire.
+
+Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en
+France, c'est l'Égypte.
+
+Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses
+désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six
+mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement
+de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État,
+avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont
+le lait servait à sa nourriture.
+
+Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille.
+
+Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle.
+
+Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer
+trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris.
+
+Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son
+hippopotame au Jardin des Plantes.
+
+Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois.
+
+Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.
+
+Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est
+à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et
+savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est
+une créature privée de tout sentiment généreux:
+
+Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui
+était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte
+l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les
+démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de
+satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau
+d'une trentaine de porcs.
+
+Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et
+là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre
+en défendant leur petit.
+
+Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant
+ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des
+mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y
+a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. »
+
+On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un
+savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit
+de son petit.
+
+À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant
+encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que,
+quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait
+dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus
+d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.
+
+Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze
+mois.
+
+Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle
+mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau,
+soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que
+cette parturition fût si proche.
+
+À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de
+l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent.
+Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa
+naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses,
+le blessa mortellement.
+
+Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans
+sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en
+absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une
+mâchoire à l'autre.
+
+Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les
+naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était
+unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.
+
+Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que
+l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.
+
+La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux
+animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne
+le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois
+un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle
+manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses
+couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une
+violente crispation, elle mit au monde son second petit.
+
+Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le
+petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement
+sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la
+cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant
+l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne
+sortirent de l'eau.
+
+Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.
+
+Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se
+coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui
+vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un
+mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et
+grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un
+témoin oculaire.
+
+Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M.
+Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il
+lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut
+pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye
+de le charger.
+
+M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il
+occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la
+science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui
+pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère
+qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le
+savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition
+de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et
+inoffensive.»
+
+Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par
+l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande
+chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les
+savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une
+supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de
+coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.
+
+Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.
+
+Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le
+petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement
+souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement,
+au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six
+blessures, dont une mortelle traversant le poumon.
+
+Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait
+voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.
+
+M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame,
+sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que
+son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.
+
+Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier
+soupir.
+
+Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science,
+mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux
+domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM.
+les savants.
+
+C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et
+l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on
+remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela
+arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou
+deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition,
+ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et
+les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la
+main destructrice de l'homme.
+
+Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes,
+voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits
+découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher
+à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs
+soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.
+
+Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de
+ceux-ci.
+
+Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison
+qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de
+chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se
+dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever
+plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à
+travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir
+pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les
+petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité,
+les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un
+amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des
+oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en
+captivité, _les empoisonnent_.
+
+L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents
+chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette,
+comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?
+
+Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a
+horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il
+est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier
+qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient
+sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait
+chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage,
+c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat,
+s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit,
+il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans
+sa cage.
+
+Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement
+sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la
+couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé
+les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour
+elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture;
+elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère,
+mais parce qu'elle était trop bonne mère.
+
+Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime,
+l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins
+d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants
+attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent
+l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette
+dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en
+lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque;
+qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur
+jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et
+ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement
+et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne
+mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la
+satisfaction d'obtenir un produit.
+
+Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui
+rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule
+anx oeufs d'or_.
+
+Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie,
+ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme
+Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que
+l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.
+
+L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il
+pouvait féconder, il pouvait être fécondé.
+
+Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un
+pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était,
+sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et
+disséqué.
+
+Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être
+l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre
+aux savants de toucher à son petit.
+
+
+
+POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+
+
+Avez-vous remarqué ceci:
+
+Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la
+détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne
+la crains pas! »
+
+Essayons d'expliquer ce fait.
+
+La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.
+
+Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu
+appréciées des autres peintres et des autres musiciens.
+
+Voyez Scheffer, voyez Schubert.
+
+Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.
+
+Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un
+historien, a des compositeurs respectables et des exécutants
+supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je,
+moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait,
+Wilhems, les deux Stevens, Leys.
+
+La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny,
+Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en
+compositeurs, qu'Auber et Halévy.
+
+Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et
+de Musset: tous deux sont morts.
+
+Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?
+
+C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
+arts sensuels.
+
+La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.
+
+La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.
+
+C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
+dit Horace, la peinture et la poésie.
+
+Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne
+sont pas soeurs.
+
+C'est que la peinture est égoïste.
+
+La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien
+changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.
+
+La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits
+arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la
+plume.
+
+Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
+s'éloignera de l'original.
+
+Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna,
+Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci
+et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique
+a été aussi bien rendue que possible.
+
+Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
+dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se
+fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé
+pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la
+croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
+apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien
+clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître
+compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
+terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.
+
+À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre
+jugent de la même façon.
+
+Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le
+reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste
+à l'endroit du peintre.
+
+Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.
+
+Le poète dira:
+
+--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le
+côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du
+moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
+tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!
+
+--Pourquoi non?
+
+--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du
+Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la
+barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux
+gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui
+prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
+ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui,
+de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne
+vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas
+plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce
+gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.
+
+Le peintre vous répondra:
+
+--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
+comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.
+
+Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté
+matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
+deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à
+soi-même; tout bas:
+
+--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
+ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
+Rembrandt que je prierais.
+
+Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de
+la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au
+point de vue de la peinture.
+
+Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la
+musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
+haïssent pas?
+
+Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.
+
+La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une
+musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point
+affaire à une soeur, mais à une rivale.
+
+En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la
+poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la
+conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit,
+c'est-à-dire sur un véritable échafaud.
+
+Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
+disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.
+
+Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
+estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle
+aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.
+
+Le poète a écrit:
+
+ L'or est une chimère,
+ Sachons nous en servir.
+
+Le musicien mettra:
+
+ Oh! l'or est une chimère.
+ Eh! sachons nous en servir.
+
+Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
+moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.
+
+Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes
+et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et
+d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou
+plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le
+Prophète_, _la Marchande d'oranges_.
+
+On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
+vers.
+
+C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique
+sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
+Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou.
+
+Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et
+comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.
+
+Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.
+
+Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles;
+mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les
+paroles.
+
+Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la
+musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira
+les vers.
+
+Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce
+qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
+Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.
+
+Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou
+Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec
+Scribe.
+
+
+
+DÉSIR ET POSSESSION
+
+
+La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes
+sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
+quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou
+un logogriphe à ses lecteurs!
+
+Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
+
+Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
+perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
+--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.
+
+Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec,
+de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
+l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou
+du basque?
+
+Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il
+gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et
+est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne
+serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des
+rossignols?--Ou bien...?
+
+Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.
+
+Devinez donc, chez lecteur.
+
+Voici l'apologue en question:
+
+
+Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
+de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
+
+Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
+lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait
+au-dessus de la verte prairie.
+
+Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit,
+et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives
+couleurs.
+
+Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu
+des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant
+l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant,
+ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le
+prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et
+éblouissant.
+
+L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
+
+Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la
+possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
+rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau
+papillon!
+
+
+Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que,
+ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.
+
+De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
+aride et semée de ronces.
+
+L'enfant le suivit dans cette plaine.
+
+Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant,
+ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
+posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un
+arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
+toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.
+
+Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.
+
+Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette
+indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
+brillant mirage.
+
+Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du
+jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
+fleurs, et battait amoureusement des ailes.
+
+Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance,
+le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait,
+léger comme un parfum.
+
+
+Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et
+les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
+années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au
+sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la
+vie.
+
+En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.
+
+Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
+mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui
+lui restait à descendre lui paraissait aride.
+
+Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de
+charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
+poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés
+de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand
+espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte
+incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes
+couchées, les autres debout.
+
+Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
+l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
+montagne.
+
+Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le
+vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître
+pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait,
+devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
+déclivité de la montagne.
+
+Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs
+avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
+des branches d'arbre desséchées.
+
+Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.
+
+
+Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
+vieillard le suivit, entrant par la porte.
+
+Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
+semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et
+tomba.
+
+Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
+
+Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui
+tendre les bras.
+
+Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu
+ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.
+
+Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
+leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui
+s'affaiblissaient.
+
+Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits,
+et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.
+
+Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
+le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant
+de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un
+papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
+
+Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
+tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort...
+
+Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de
+l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce
+fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton
+coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir
+s'exhaler au moment où ta main le touchera.
+
+
+
+UNE MÈRE
+
+(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)
+
+
+Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à
+la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la
+plus vive douleur.
+
+L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait
+difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il
+soupirait.
+
+La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être
+avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.
+
+On frappa trois coups à la porte.
+
+--Entrez, dit la mère.
+
+Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle
+n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
+
+Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié
+enveloppé, dans une couverture de cheval.
+
+C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
+était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le
+givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.
+
+Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas
+ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
+
+Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là,
+l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour
+ranimer le feu du poêle.
+
+Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en
+chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
+
+--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son
+hôte sombre.
+
+Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
+de la bouche un sourire étrange.
+
+La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa
+tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
+qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!
+
+Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle;
+mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.
+
+Le vieillard n'était plus là.
+
+--Où donc est le vieillard? cria-t-elle.
+
+Et elle se leva et courut au berceau.
+
+Le berceau était vide.
+
+Le vieillard avait emporté l'enfant.
+
+En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre
+le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce
+qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.
+
+La mère se précipita hors de la maison en criant:
+
+--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?
+
+Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
+la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:
+
+--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton
+enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était
+là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux;
+alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
+l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
+qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!
+
+--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère,
+et je saurai bien la retrouver, moi.
+
+--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant
+de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
+chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
+couler tes larmes lorsque tu les chantais.
+
+--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la
+dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
+passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
+enfant.
+
+Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se
+tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
+chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
+encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et
+que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
+lui dit:
+
+--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec
+ton enfant.
+
+La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
+s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.
+
+À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait
+plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de
+givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.
+
+--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au
+buisson.
+
+--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
+a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne
+suis qu'un glaçon.
+
+La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son
+sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et
+le sang coulait à grosses gouttes.
+
+Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que
+son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de
+belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
+coeur d'une mère!
+
+Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.
+
+Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
+sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé
+pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le
+passer à pied.
+
+Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
+abord, que cette mère affligée le traversât.
+
+Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
+
+--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête
+blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en
+viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les
+plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce
+que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
+tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre
+bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive
+les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.
+
+--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout,
+tout, pour arriver à mon enfant.
+
+Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
+larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et
+tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.
+
+Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
+instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.
+
+Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs
+vivantes.
+
+C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
+long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été
+par le soleil.
+
+La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.
+
+Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée;
+mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
+
+--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.
+
+--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura
+pitié de moi.
+
+Puis, à la femme:
+
+--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.
+
+--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la
+vieille.
+
+--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu
+auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.
+
+--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
+le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
+va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
+créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
+est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais
+ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
+vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
+enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au
+toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.
+
+--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.
+
+--Quel âge avait ton enfant?
+
+--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première
+fois _maman_, hier au soir.
+
+--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
+donneras-tu?
+
+--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez;
+mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!
+
+--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la
+vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
+en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.
+
+--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
+prenez-les!
+
+Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en
+échange les cheveux gris de la vieille.
+
+Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où
+fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur
+âge.
+
+Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
+aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et
+bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau
+se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires
+grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers,
+des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
+avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
+chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
+représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
+Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de
+grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
+d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes
+petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
+elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases
+trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva
+dans la salle des enfants.
+
+--C'est ici, lui dit la vieille.
+
+Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs
+qui battaient.
+
+Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être
+que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur
+de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.
+
+--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains
+sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.
+
+--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
+place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand
+elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
+elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur;
+car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il
+faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes
+humaines.
+
+--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?
+
+--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi
+de ce que je t'ai dit.
+
+Et la vieille s'enfuit.
+
+À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.
+
+Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.
+
+--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
+comment surtout as-tu pu être ici avant moi?
+
+--Je suis mère! répondit-elle.
+
+Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la
+mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution,
+qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.
+
+Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce
+souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.
+
+Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante,
+sans force et sans chaleur.
+
+--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
+
+--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.
+
+--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son
+jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la
+terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
+
+--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant;
+ou arrache mon arbre en même temps que le sien.
+
+--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.
+
+--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô
+Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus
+heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
+cheveux à la vieille.
+
+--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.
+
+--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la
+plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.
+
+Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.
+
+--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es
+malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore
+que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
+
+--Oh! fit la pauvre femme.
+
+Et elle lâcha les deux fleurs.
+
+Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait
+un mouvement de pitié.
+
+--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants,
+voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les;
+ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te
+les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à
+côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
+arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
+deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu
+verras ce que tu voulais refouler dans le néant.
+
+Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un
+magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de
+bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli
+anéantir.
+
+Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un
+concert de bénédictions.
+
+--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
+être bien coupable.
+
+--Regarde, dit la Mort.
+
+Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un
+petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
+grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions;
+tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
+suicide.
+
+--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda
+la mère.
+
+--C'était ton enfant, répondit la Mort.
+
+La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.
+
+Puis, après un instant, levant les bras au ciel:
+
+--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
+vous faites est bien fait.
+
+La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.
+
+Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
+rendant ses deux yeux:
+
+--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
+
+Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.
+
+Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des
+martyrs.
+
+
+
+LE CURÉ DE BOULOGNE
+
+
+Voici une petite histoire gui est populaire dans la
+marine française, et que je meurs d'envie de populariser
+parmi les _terriens_.
+
+Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée.
+
+
+Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de
+chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était
+assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de
+devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades,
+traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et
+suivant l'avenue de Saint-Cloud.
+
+À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se
+promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée.
+
+--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez
+donc un peu, s'il vous plaît.
+
+Le postillon s'arrêta.
+
+Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon
+en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la
+tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs.
+
+--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la
+voiture, c'est toi, mon cher Rémy?
+
+Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage
+s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait
+de l'étonnenient au sourire.
+
+--Ah! dit-il enfin, c'est vous?
+
+--Comment, _vous_?
+
+--Non... c'est toi, Antoine!
+
+--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.
+
+--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq
+ans que nous nous sommes quittés?
+
+--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir
+un instant près de moi, et je te le dirai.
+
+--Mais...
+
+Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur
+de s'écarter de son domicile.
+
+Bougainville comprit sa crainte.
+
+--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il.
+
+Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied.
+
+--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne
+m'attend pour dîner.
+
+--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc!
+
+Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit.
+
+--Où je demeure? dit celui-ci.
+
+--Oui.
+
+--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami.
+
+--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la
+vocation.
+
+--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres.
+
+--Et tu es content?
+
+--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier
+ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont
+modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner
+aux pauvres.
+
+--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous
+perdions le moins de temps possible.
+
+Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si
+modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la
+physionomie du curé.
+
+--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du
+côté de Boulogne.
+
+--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé
+à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à
+moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq
+minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu
+comprends?...
+
+--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi
+juste, tu seras chez toi.
+
+--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce
+pas l'uniforme de la marine que tu portes là?
+
+--Oui, je suis capitaine de vaisseau.
+
+--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.
+
+--Vraiment?
+
+--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des
+lois?
+
+--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux
+que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!»
+C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris.
+
+--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son
+bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa
+lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat?
+
+--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua
+Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.
+
+--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et
+surtout des dispositions pour les mathématiques.
+
+--Tu te rappelles cela?
+
+--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége?
+
+--Ah! c'est bien vrai!
+
+--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie?
+
+Bougainville sourit.
+
+--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut
+que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.
+
+--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et
+il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au
+port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.
+
+Bougainville regarda à sa montre.
+
+--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par
+conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite,
+postillon!
+
+--Comment, plus vite?
+
+--Puisque tu es pressé, mon ami!
+
+--Bougainville!...
+
+--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en
+toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq
+minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là!
+
+--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins...
+Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à
+Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
+grondera plus.
+
+--Marianne me connaît donc?
+
+--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de
+toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se
+fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les
+mousquetaires, je te retrouve officier de marine.
+
+-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela.
+En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de
+Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que
+je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire
+recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme
+capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre
+le Canada...
+
+--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!...
+Continue, mon ami, continue, je t'écoute.
+
+Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas
+remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot
+au grand trot.
+
+Bougainville continua:
+
+--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais
+qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de
+Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi,
+par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois
+que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de
+neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai
+jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille
+anglaise sous le fort même qui la protégeait.
+
+--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la
+relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le
+héros...
+
+--N'as-tu pas reconnu mon nom?
+
+--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment
+veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant
+les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui
+brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce
+n'était pas possible.
+
+En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste.
+
+--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine?
+
+--Nous sommes à Sèvres, mon ami.
+
+--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa
+montre.
+
+--Il est midi dix minutes.
+
+--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne
+pour midi.
+
+--C'est plus que probable.
+
+--Une lieue à faire!
+
+--Une lieue et demie.
+
+--Si, au moins, je trouvais un coucou...
+
+L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de
+lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus
+mince véhicule.
+
+--N'importe, j'irai à pied.
+
+--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville.
+
+--Comment, je n'irai pas à pied?
+
+--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour
+avoir fait la conduite à un ami.
+
+--J'irai doucement.
+
+--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle
+Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid,
+tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te
+purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger,
+et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy!
+
+--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon!
+postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au
+trot.
+
+--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire.
+
+--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est
+d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne
+Boulogne.
+
+--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de
+venir avec moi jusqu'à Versailles.
+
+--Jusqu'à Versailles?...
+
+--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu
+dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers
+ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un
+coucou qui te ramènera à Boulogne.
+
+--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais...
+
+--Mais quoi?
+
+L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les
+deux mains jusqu'au fond de ses goussets.
+
+--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.
+
+--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au
+roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera,
+je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner
+en coucou à Boulogne, et tout sera dit.
+
+--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Parole d'honneur?
+
+--Foi de gentilhomme!
+
+--Mon ami, voilà qui me décide.
+
+--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres;
+mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami.
+
+--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé
+qui se dérange, il lui faut une excuse.
+
+--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas...
+
+--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu
+donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon!
+
+--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous
+serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras
+partir à trois.
+
+--Pourquoi à trois, et pas à deux?
+
+--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander
+les cent écus.
+
+--Ah! c'est vrai.
+
+--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez
+toi à six heures.
+
+--Que dira Marianne?
+
+--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant
+directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence.
+
+--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura
+dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de
+cette aventure.
+
+--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles?
+
+--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.
+
+--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le
+Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un
+des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la
+situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du
+renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce
+que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas,
+c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite
+du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du
+marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires
+dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir.
+Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une
+bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs;
+Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y
+avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je
+fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la
+campagne de 1761, en Allemagne...
+
+--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que
+le roi a fait cadeau de deux canons?
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je
+pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine?
+
+--Et qu'as-tu dit du cadeau?
+
+--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le
+roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me
+douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux
+canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne
+peut pas conduire cela partout où l'on va.
+
+--Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant;
+mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de
+vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo
+et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je
+pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité.
+
+--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en
+géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines?
+
+--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles
+Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles
+Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.
+
+--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je
+les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan
+Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de
+l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan.
+
+--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait
+pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie
+dans ta cure de Boulogne?
+
+--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission
+dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que
+j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas
+maintenant.
+
+--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil
+avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes
+habitudes... Alors, tu as voyagé?
+
+--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles.
+
+--Ainsi, tu ne connais pas la mer?
+
+--Non.
+
+--Tu n'as jamais vu un vaisseau?
+
+--J'ai vu le coche d'Auxerre.
+
+--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée
+très-imparfaite d'une frégate de soixante canons.
+
+--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis
+donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait
+autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas?
+
+--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris,
+firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste
+à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils
+m'indemniseraient des frais que j'avais faits.
+
+--Et t'ont-ils indemnisé, au moins?
+
+--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million.
+
+--Un million?... Peste! joli denier.
+
+Le bon abbé avait presque juré, comme on voit.
+
+--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?...
+
+--Je vais au Havre.
+
+--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je
+indiscret...
+
+--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une
+frégate dont le roi vient de me nommer capitaine.
+
+--Et elle s'appelle, ta frégate?
+
+--_La Boudeuse_.
+
+--Ce doit être un beau bâtiment?
+
+--Superbe.
+
+L'abbé Rémy poussa un soupir.
+
+Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût
+éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une
+frégate.
+
+Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel
+échange de regards accompagnés d'un sourire.
+
+Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était
+tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque
+la voiture s'arrêta devant un grand hôtel.
+
+--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim!
+
+--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé
+d'avance.
+
+--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on
+reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne
+calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ...
+Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle!
+
+--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons
+dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas
+l'appétit.
+
+--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim.
+
+--Eh bien, alors, à table! à table!
+
+--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy.
+
+
+Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du
+vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer.
+
+Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le
+desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu
+gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel
+dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord
+ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le
+vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son
+vin pur.
+
+Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que
+l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il
+allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne.
+
+Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à
+l'abbé Rémy.
+
+Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.
+
+Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans
+un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté.
+
+--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?
+
+--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit
+Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!
+
+--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la
+largesse royale; douze cents livres?...
+
+--Douze cents livres.
+
+--Impossible!
+
+--Les voici.
+
+L'abbé Rémy tendit la main,
+
+--Mais le roi me les a remises à une condition.
+
+--Laquelle?
+
+--C'est que tu boiras à sa santé.
+
+--Oh! qu'à cela ne tienne!
+
+Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le
+goulot de la bouteille.
+
+--Assez! assez! dit l'abbé.
+
+--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi
+serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié
+vide!
+
+--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela
+vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé
+du roi!
+
+--À la santé du roi! répéta Bougainville.
+
+--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui
+s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première
+que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire
+une seconde.
+
+--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la
+table.
+
+--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des
+escarboucles.
+
+--Une chose que tu devrais faire.
+
+--Laquelle?
+
+--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.
+
+--Jamais.
+
+--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.
+
+--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine.
+
+--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne.
+
+--Merci, je n'ai déjà que trop bu!
+
+--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais
+refuser.
+
+--Oui, mais une goutte.
+
+--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela
+n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les
+premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de
+Boulogne, ou pas du tout.
+
+--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!
+
+Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la
+santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi.
+
+--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour
+le Havre.
+
+--Antoine, tu es fou!
+
+--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte
+pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde!
+
+--Ne me tente pas, malheureux!
+
+--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie!
+
+--_Vade retrò_, _Satanas_!
+
+--C'est l'affaire de huit jours.
+
+--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans
+congé, je perdrais ma cure!
+
+--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles
+était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant
+que tu venais avec moi.
+
+--Tu lui as dit cela?
+
+--Oui.
+
+--Et il a signé ma permission?
+
+--La voici.
+
+--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi!
+
+--Mon ami, tu es marin dans l'âme.
+
+--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.
+
+--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante
+autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour
+priver tes pauvres,--c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont
+le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or!
+
+--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est
+uniquement pour eux que j'y consens.
+
+Puis, s'arrêtant tout à coup:
+
+--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!
+
+--Comment, impossible?
+
+--Et Marianne!...
+
+--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète.
+
+--Que lui dirai-je, mon ami?
+
+--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il
+t'a donné une mission pour le Havre.
+
+--Ce sera mentir, cela!
+
+--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu.
+
+--Elle ne me croira pas.
+
+--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque.
+
+--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins,
+ils ont réponse à tout.
+
+--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?
+
+L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un
+mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix,
+car, tout à coup:
+
+--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle
+me croira mort.
+
+--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.
+
+--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion,
+enlève-moi!
+
+--Rien de plus facile!
+
+Puis, se tournant vers les deux officiers:
+
+--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Eh bien, en voiture, alors!
+
+--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête
+baissée dans un péril inconnu.
+
+--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers.
+
+On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à
+cinq heures du matin, on était au Havre.
+
+Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami,
+lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la
+veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi.
+
+Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et
+ouvrit les fenêtres.
+
+L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient
+sur la mer.
+
+À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_,
+affourchée sur ses ancres.
+
+--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?
+
+--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes
+attendus pour dîner.
+
+--Comment, tu veux que je m'embarque?
+
+--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir
+visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome
+sans voir le pape.
+
+--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?
+
+--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes
+ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.
+
+--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze
+heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en
+aller.
+
+--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?
+
+--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne...
+
+--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?
+
+--Tu crois que ce seront des cris de joie?
+
+--Mordieu! je l'espère bien!
+
+--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y
+avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.
+
+Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:
+
+--Allons, allons, dit-il, à la frégate!
+
+Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies
+semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait
+crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même,
+en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute
+parée.
+
+Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le
+gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.
+
+Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau
+d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.
+
+La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent
+sur leurs longues pattes.
+
+En moins de dix minutes, on était à bord.
+
+Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate
+éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda
+à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque
+agrès.
+
+De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.
+
+Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un
+bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.
+
+L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.
+
+La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à
+celle du plus riche château des environs de Paris.
+
+L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.
+
+Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il
+faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu
+envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six
+mois.
+
+L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les
+félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine,
+et celles du capitaine lui-même.
+
+Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de
+la frégate augmentait.
+
+Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé
+d'une savante théorie sur les marées.
+
+L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif
+plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était
+pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des
+observations qui parurent ravir en admiration les officiers.
+
+Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient
+eux-mêmes.
+
+Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation
+intéressante arrosée de bon vin.
+
+Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa
+prédilection.
+
+Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux
+mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites
+gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.
+
+Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de
+madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du
+dernier siècle.
+
+Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le
+pont.
+
+Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut
+obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel
+attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au
+café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.
+
+La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le
+vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux
+bonnettes de perroquet.
+
+Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.
+
+On pouvait filer onze noeuds à l'heure.
+
+Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui
+causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes
+ses voiles.
+
+Puis il s'aperçut que la frégate marchait.
+
+Puis il regarda autour de lui.
+
+Puis il poussa un cri de terreur.
+
+La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.
+
+Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des
+reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.
+
+--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir,
+toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que
+nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un
+aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa
+Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus
+d'appointements... Voici ton diplôme.
+
+L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.
+
+--Mais, dit-il, où allons-nous?
+
+--Faire le tour du monde, mon cher.
+
+--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du
+monde?
+
+--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte
+plutôt trois ans et demi que trois ans.
+
+L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.
+
+--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant
+Marianne!...
+
+--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta
+paix avec elle, dit Bougainville.
+
+
+Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de
+Saint-Malo.
+
+Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre;
+Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.
+
+Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.
+
+Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu
+entre l'abbé Rémy et Marianne!
+
+
+
+UN FAIT PERSONNEL
+
+
+Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je
+ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en
+faire.
+
+Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle
+Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne,
+venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.
+
+Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple
+sentiment qui m'attache à Victor Hugo.
+
+Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à-dire depuis le
+11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps,
+j'étais son admirateur: je le suis toujours.
+
+Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième,
+pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le
+comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.
+
+Victor Hugo est proscrit.
+
+Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et
+l'admire?
+
+Quelque chose comme une religion.
+
+Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être
+commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part
+d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué
+dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!
+
+Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.
+
+Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à
+M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:
+
+ « Monsieur,
+
+ » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de
+ mademoiselle Augustine Brohan.
+
+ » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration,
+ que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne
+ joue plus dans mes pièces.
+
+ » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si
+ vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y
+ joue mademoiselle Brohan.
+
+ » Veuillez agréer, etc.
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes
+pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le
+droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.
+
+Je protestais, voilà tout.
+
+Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse
+retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.
+
+Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On
+joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris
+le rôle de mademoiselle Brohan.
+
+Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan
+avait conservé son rôle.
+
+C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée,
+et que je la publiai.
+
+Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y
+avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le
+dire--un acte de courage.
+
+De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui
+court!
+
+La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.
+
+Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.
+
+Je me contenterai de citer trois de ces lettres.
+
+ « Monsieur Alexandre Dumas,
+
+ » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor
+ Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une
+ femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier
+ de votre noble lettre à M. Empis.
+
+ » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. »
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme
+ partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive
+ tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous
+ ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour
+ m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble
+ les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères
+ gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_,
+
+ » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.
+
+ » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Les journaux belges m'apportent, avec tous les
+ commentaires glorieux que vous méritez, la lettre
+ que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.
+
+ » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur
+ lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de
+ louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais
+ j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours
+ davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements
+ de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses
+ consolations.
+
+ » Je vous remercie.
+
+ » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous
+ savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui
+ m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de
+ vous qu'autour de moi.
+
+ » Votre frère,
+
+ » VICTOR HUGO. »
+
+
+N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en
+récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier
+mouvement de coeur?
+
+Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème,
+quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car
+c'est le bon. »
+
+Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en
+pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en
+l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en
+celui-ci.
+
+Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle
+Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.
+
+Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre:
+
+ « Monsieur le Rédacteur,
+
+ » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M.
+ Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la
+ Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à
+ distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans
+ ces ouvrages.
+
+ » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les
+ pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.
+
+ » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai
+ spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu
+ trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.
+
+ » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle
+ secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_,
+ pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les
+ instances réitérées de M. Empis.
+
+ » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable
+ M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de
+ prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.
+
+ » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais
+ l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un
+ jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur
+ lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés,
+ ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates,
+ moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui
+ n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil
+ doublement sacré.
+
+ » Agréez, etc.,
+
+ » A. BROHAN. »
+
+
+Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de
+mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.
+
+Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et
+toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de
+Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la
+duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de
+Belle-Isle.
+
+Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par
+complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire
+aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier
+rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente
+actrice.
+
+Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_.
+
+Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification
+multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire
+et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je
+remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je
+vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.
+
+Attaqué, je dois répondre.
+
+Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc
+d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai
+sept ans:
+
+Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;
+
+Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;
+
+Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;
+
+Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.
+
+Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans
+(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf
+heures de mon temps par jour.
+
+En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin
+d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la
+dire tout haut.
+
+Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et
+jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.
+
+Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle
+du prince royal.
+
+Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_.
+
+J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.
+
+J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.
+
+Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je
+l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.
+
+Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que
+j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.
+
+C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu,
+le 27 octobre 1845.
+
+La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de
+conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent
+soixante représentations consécutives.
+
+Le duc de Montpensier assistait à la représentation.
+
+Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.
+
+--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Mais pour te faire ses compliments.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous ferez connaissance.
+
+--Je suis en redingote et en cravate noire.
+
+--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.
+
+Je suivis Pasquier.
+
+Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à
+M. Hostein.
+
+Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme
+pièce d'ouverture.
+
+Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc
+de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.
+
+Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après
+la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine
+qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette
+lettre dans le journal _la Presse_:
+
+ _À monseigneur le duc de Montpensier_.
+
+ « Prince,
+
+ » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce
+ serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur
+ pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.
+
+ » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout
+ sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui
+ connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me
+ traiter presque en ami.
+
+ » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je
+ m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le
+ réclame.
+
+ » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait
+ point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de
+ ceux qui lui sont acquis.
+
+ » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion
+ de la tombe et le culte de l'exil.
+
+ » J'ai l'honneur d'être avec respect,
+
+ » Monseigneur, de Votre Altesse royale,
+
+ » Le très-humble et très-obéissant
+ serviteur,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se
+trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.
+
+Et vous allez le voir, chers lecteurs.
+
+Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y
+avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois
+jours de 1848.
+
+Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.
+
+J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde
+nationale de Saint-Germain.
+
+Je revenais de la Bastille.
+
+Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière
+moi.
+
+À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que
+j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.
+
+En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me
+suivait avec eux.
+
+En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.
+
+--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
+Montpensier _monseigneur_?
+
+--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle
+toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude
+peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.
+
+--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine.
+
+Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit
+sur la poitrine.
+
+Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure
+aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du
+citoyen X...
+
+Le pistolet partit en l'air.
+
+J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du
+corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai
+chez moi.
+
+L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il
+est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins
+seraient là pour affirmer ce que je raconte.
+
+Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.
+
+Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque,
+surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la
+Marseillaise_.
+
+Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.
+
+Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses
+aides de camp vint me trouver de sa part.
+
+C'était un capitaine de frégate.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre
+sur les rangs pour la députation.
+
+Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.
+
+Le capitaine continua.
+
+--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit
+être rédigée sa profession de foi.
+
+--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille
+de papier, et j'écrivis:
+
+ « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador.
+ » Retour des cendres de Sainte-Hélène.
+ » JOINVILLE. »
+
+--Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la
+meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince
+de Joinville.
+
+Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.
+
+Je crois qu'il eut tort.
+
+L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.
+
+J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré
+au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.
+
+Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.
+
+_La Liberté_ était devenue une puissance.
+
+C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.
+
+Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les
+membres de la famille d'Orléans.
+
+J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de
+l'insérer.
+
+Je rompis mon traité avec _la Liberté_.
+
+Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.
+
+Tous refusèrent.
+
+J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à-dire dans la gueule du lion.
+J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.
+
+_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle
+inséra ma protestation.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République,
+je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et
+qui fut publiée par le Journal _l'Événement_.
+
+Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel
+de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!
+
+Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19
+décembre.
+
+Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris
+à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant,
+j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du
+duc d'Orléans.
+
+Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à
+la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.
+
+Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine
+Brohan n'était pas encore journaliste.
+
+Une dernière anecdote.
+
+On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
+Théâtre-Historique s'était ouvert.
+
+Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.
+
+La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa
+loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.
+
+J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à
+personne, la prenant pour mon compte.
+
+M. Hostein y consentit.
+
+Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et
+éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.
+
+Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation,
+recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.
+
+Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un
+voyage à Paris.
+
+À peine arrivé, il accourut chez moi.
+
+Il venait me faire des compliments de la part du prince.
+
+Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation
+ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au
+Théâtre-Historique.
+
+--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?
+
+--Où cela?
+
+--Au Théâtre-Historique.
+
+--Parbleu!
+
+--Je veux dire mes entrées sur la scène.
+
+--Avez-vous toujours votre clef de communication?
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent
+les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement,
+à mon tour.--À propos...
+
+--Quoi?
+
+--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?
+
+--Certainement.
+
+--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?
+
+--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»
+
+--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à
+pleurer.
+
+J'allai à mon bureau.
+
+--Vous écrivez? me demanda Latour.
+
+--Oh! rien, un mot.
+
+J'écrivais, en effet.
+
+J'écrivais à M. Hostein:
+
+ « Mon cher Hostein,
+
+ » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de
+ M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de
+ payer une loge à l'année pour faire rire un prince.
+
+ » Tout à vous,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+
+COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_
+
+
+Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de
+Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
+vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la
+Bergère des Alpes_.
+
+L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
+Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré.
+
+Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à
+Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.
+
+J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une
+grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots
+d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu
+d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane
+Eyre_.
+
+Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de
+l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout
+cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils
+allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux
+théâtres, et leur firent part de ma proposition.
+
+Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes
+conditions.
+
+J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi
+que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions
+moi-même.
+
+Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.
+
+Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les
+recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne
+furent pas longues à débattre.
+
+Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.
+
+À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux
+directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans
+l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du
+conseil municipal.
+
+Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins
+solennel du monde.
+
+Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que
+mal, le prologue et les trois premiers actes.
+
+Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de
+Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter
+les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.
+
+Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans
+lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi
+suivant.
+
+L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle
+s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux
+deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.
+
+C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.
+
+Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.
+
+Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait
+que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en
+confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à
+Bruxelles.
+
+J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.
+
+J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:
+
+J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais
+qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes
+Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en
+avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.
+
+C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire
+jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous
+connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_.
+
+À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa
+bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi,
+je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il
+m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_.
+
+Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:
+
+--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames,
+voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?
+
+Ma proposition souleva une tempête.
+
+--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de
+tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.
+
+--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.
+
+On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.
+
+--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler
+d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être
+archichancelier sous Napoléon Ier.
+
+La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur
+qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient
+dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord
+avec ce que je disais.
+
+Je continuai.
+
+--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet
+archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20
+janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un
+grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand
+légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome
+qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant
+été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était
+donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome...
+
+Ici, je fus interrompu pour tout de bon.
+
+--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame
+des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais
+constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être
+complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et
+pourquoi êtes-vous toujours là?
+
+--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme
+un homme sûr de son droit.
+
+--Qui êtes-vous donc?
+
+--Je suis _le premier murmure_,
+
+J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de
+comparses, était, en effet, le premier murmure.
+
+Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure,
+qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre
+encore!
+
+--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à
+Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des
+couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes:
+« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles
+pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas
+un homme, tu es un serpent!
+
+Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à
+cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.
+
+--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.
+
+On concéda.
+
+--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners
+dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si
+magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration
+devant lui.
+
+--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:
+
+ Et le turbot fut mis à la sauce piquante.
+
+--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un
+saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec
+une sauce hollandaise.
+
+Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son
+tort.
+
+--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en
+admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa
+négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui
+semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté
+du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et
+lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait
+sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de
+pareille taille.
+
+--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous
+éloignez de plus en plus de la question.
+
+--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.
+
+Le premier murmure devint second murmure.
+
+Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais,
+beau masque,» et je continuai.
+
+--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était
+presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras.
+Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres
+éloquentes et gourmandes:
+
+»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les
+deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.
+
+» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en
+cuisine, quand l'archichancelier avait dit:
+
+»--Soyez tranquille.
+
+» On ne s'inquiéta plus de rien.
+
+» Le même soir, les ordres furent donnés.
+
+» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.
+
+» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur
+avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient
+aucune idée.
+
+» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en
+poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus
+rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse
+confiance l'apparition du prétendu monstre.
+
+» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de
+potage.
+
+» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on
+entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef
+parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume
+d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq
+pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes
+odoriférantes, dormait le saumon attendu.
+
+» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur
+universelle.
+
+» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits
+montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade
+autour de la salle à manger.
+
+» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton
+maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.
+
+» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux
+marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le
+saumon.
+
+» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter
+impunément une pareille chute.
+
+» Il se brisa en dix morceaux.
+
+»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur
+sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la
+douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.
+
+» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui
+disait:
+
+»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.
+
+» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.
+
+» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était
+resté le front calme et le visage souriant.
+
+» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent
+vers lui.
+
+»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un
+geste de commandement qui rappelait le grand Condé.
+
+» Chacun resta stupéfait.
+
+» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été
+frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.
+
+» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.
+
+» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.
+
+» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant,
+non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche
+gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du
+persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable
+colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être
+mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.
+
+» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.
+
+» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie
+culinaire qui venait d'être jouée devant lui.
+
+» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:
+
+»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!
+
+» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:
+
+»--Messieurs, mangeons.
+
+--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?
+
+--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une
+chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous
+trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que
+j'aurai l'honneur de vous lire.
+
+--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix
+interrogative.
+
+-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes
+forestiers_, à votre choix.
+
+--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix.
+
+--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs.
+
+Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on
+me félicita.
+
+--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.
+
+--Je cherche le premier murmure.
+
+--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre
+dans la salle.
+
+
+Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes
+vieux amis, nommé Berteau.
+
+Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés
+amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà
+de cela tantôt vingt-quatre ans.
+
+Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.
+
+Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé
+son amitié?
+
+Je vais vous raconter cela.
+
+Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il
+avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout
+des ongles.
+
+Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous
+de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.
+
+Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la
+nouvelle école.
+
+Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à
+Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient
+même en majorité.
+
+Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_.
+
+Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo,
+plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le
+fond.
+
+L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif.
+Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on
+la langue d'Oil?
+
+Telle était la question.
+
+_Antony_ allait la décider.
+
+Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas
+pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous
+surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces
+imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de
+l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont
+chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun
+chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs,
+tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous
+ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que
+ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille.
+
+Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de
+sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de
+cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans
+les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de
+pied, lutte à coups de poing.
+
+Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à
+cette lutte.
+
+Pourquoi?--ou plutôt par quoi?
+
+Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il
+cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en
+portait en 1831.
+
+Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force,
+de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la
+face de la bataille.
+
+Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la
+bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais
+comme Rosbach. au premier.
+
+Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier
+acte.
+
+Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne?
+
+Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si
+majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur;
+le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se
+gourmer?
+
+Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la
+main.
+
+Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.
+
+Que va faire Berteau?
+
+À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache
+la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la
+brochure, et, à haute et intelligible voix:
+
+--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis
+te couronner, permets que je couronne ta brochure.
+
+Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre
+d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que
+l'on appelle un parterre marseillais.
+
+Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?
+
+Vous ne connaissez pas Berteau.
+
+Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des
+accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait
+poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote
+blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde
+fois.
+
+Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.
+
+Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles
+saluts.
+
+On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se
+rassied.
+
+Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée
+de façon à ce que personne n'en perde un mot:
+
+--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème.
+
+Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.
+
+Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce
+n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait
+l'immoler comme les Gracques.
+
+On se précipita sur le théâtre.
+
+Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais
+par le trou du souffleur.
+
+Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa
+veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.
+
+Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein
+d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier
+était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était
+un excellent employé, le préfet était au désespoir.
+
+Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en
+1832.
+
+Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le
+jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit
+sa campagne de la Blancarde.
+
+En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la
+campagne.
+
+Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec
+des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un
+rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars,
+quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent,
+eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé
+d'être verts.
+
+La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au
+temps de Florian et de madame de Genlis,
+
+Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui
+lui était inconnu.
+
+Il apportait cet oiseau à son maître.
+
+Berteau poussa un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet
+oiseau s'est fait tuer.
+
+Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.
+
+--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce
+ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en
+simple particulier pour le carnaval à Marseille...
+
+Berteau m'interrompit.
+
+--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau
+contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir
+trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que
+prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que
+j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.
+
+--Un chastre!
+
+Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant
+dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire.
+
+Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais
+consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres.
+
+Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être
+n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu
+y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première
+existait.
+
+Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à
+Paris pour le faire empailler.
+
+Puis je m'occupai de mon installation.
+
+La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière.
+
+Je m'informai à Berteau.
+
+--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais....
+
+--Mais quoi?
+
+--Mais elle a un défaut.
+
+--Lequel?
+
+--Elle ne sait pas faire la cuisine.
+
+Je jetai un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une
+cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien
+autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à
+plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma
+considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la
+cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui
+n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces,
+de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du
+bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le
+grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait
+pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en
+amener une qui la sache.
+
+Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque
+au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne
+grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur
+les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près
+d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.
+
+Elle s'appelait madame Cammel.
+
+Nous nons entendîmes en quelques paroles.
+
+Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine.
+
+La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de
+gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles;
+je me chargeais du reste.
+
+Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui
+méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas,
+chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la
+littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la
+cuisine.
+
+J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis,
+que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la
+cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.
+
+Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot,
+mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui
+le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit
+le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on
+déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de
+Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable
+bouillabaisse aux trois poissons.
+
+Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre
+de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on
+n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire,
+moins on la saura, mieux on la fera.
+
+Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle.
+Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je
+donnerai la preuve de son infaillibilité.
+
+Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher
+la chose du doigt.
+
+Il s'agit de faire rôtir un poulet.
+
+Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que
+l'omelette aux laitances de carpes, a dit:
+
+ On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
+
+C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un
+vers.
+
+Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux
+fait de nous donner une recette.
+
+Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit:
+
+« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui
+découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles,
+nous en aurons toujours assez. »
+
+Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.
+
+--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines
+économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de
+beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps,
+vous arrosez le poulet.
+
+--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps
+perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots
+et des Arabes.
+
+--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une
+cuisinière, avec une coquille devant.
+
+--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est
+l'enfance de l'art que vous pratiquez là.
+
+--L'enfance de l'art?
+
+--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en
+le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux
+horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah!
+vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous
+dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le
+poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois
+tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards;
+encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle
+mieux. »
+
+Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!
+
+Écoutez bien ceci:
+
+Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur;
+c'est incontesté.
+
+Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les
+deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de
+l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à
+fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.
+
+Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice
+inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un
+morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de
+bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple
+ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait
+tourner son fuseau.
+
+Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre
+frais et une tasse à café de crème.
+
+Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez
+votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez
+de ce mélange dans l'orifice inférieur.
+
+Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité
+d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même
+trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter.
+
+Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le
+dire, de cette supériorité.
+
+Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les
+_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze
+jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les
+journaux de Marseille.
+
+Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure
+dans la salle; mais il le fit taire.
+
+--Par quel moyen?
+
+--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de
+Berleau.
+
+
+Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse,
+et je les emmenai au château d'If.
+
+À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que
+j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de
+Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse
+jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une
+ingratitude.
+
+Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt
+je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces
+rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire
+rire et pleurer.
+
+Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de
+trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de
+Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans
+_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques
+emportements.
+
+Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux
+garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu
+rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont
+un peu rentrées dans le ventre.
+
+Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.
+
+Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne
+fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans
+ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.
+
+Alors vous verrez et vous jugerez.
+
+J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand
+talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame
+de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne.
+
+On l'appelle Romanville.
+
+Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.
+
+En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova,
+charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil,
+qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à
+dix-huit.
+
+Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure
+troupe de drame de Paris eût porté envie.
+
+Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons
+plus, et revenons au château d'If.
+
+Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé
+d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec
+le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la
+Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane
+volontairement abandonnée.
+
+C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un
+bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage
+qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.
+
+Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure
+et donne toujours plus qu'on ne lui demande.
+
+À l'époque où je visitai pour la première fois le château
+d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y
+montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on
+n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.
+
+Depuis 1834, tout est bien changé.
+
+ Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!
+
+s'écrie Victor Hugo.
+
+Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que
+Canaris en Grèce.
+
+Qui est cause de cet oubli?
+
+Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine
+de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.
+
+Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.
+
+Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé
+Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se
+substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.
+
+Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie;
+voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau,
+mais la fuite de Dantès.
+
+Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux
+journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir
+une vue du château d'If.
+
+Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:
+
+_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._
+
+Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un
+concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien
+entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son
+magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique
+de fleurs, et se retire avec des rentes.
+
+Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges
+enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent
+mille francs.
+
+C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire
+des communications à ce sujet.
+
+Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter
+l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger,
+le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol
+impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta
+l'histoire de Dantès.
+
+Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot
+à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.
+
+Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner
+plus de vraisemblance à la chose.
+
+En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute
+cette histoire était parfaitement conforme au roman.
+
+Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une
+certaine distraction.
+
+Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première
+venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit
+quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à
+celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part
+de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de
+mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.
+
+Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à
+l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
+confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait
+force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de
+navigation, il nous avait heureusement déposés.
+
+Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que
+le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.
+
+Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
+pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme
+qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.
+
+Mais lui, secouant la tête:
+
+--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.
+
+--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?
+
+--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
+pas acheté.
+
+--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous
+rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.
+
+--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.
+
+--Comment cela?
+
+--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que,
+parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
+on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.
+
+--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
+conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
+que vous donniez dix francs pour me conduire.
+
+--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande
+expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
+vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
+fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse
+pas cédé.
+
+--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
+beaucoup.
+
+--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la
+Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours,
+un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le
+temps que vous serez à Marseille.
+
+--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?
+
+--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.
+
+--Cependant...
+
+--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour
+accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis,
+voilà tout.
+
+Je lui tendis la main.
+
+--J'accepte, lui dis-je.
+
+--Alors, donnez vos ordres pour demain.
+
+--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.
+
+--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est
+que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
+journée.
+
+--Mais je vais vous ruiner, mon ami!
+
+--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
+gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
+notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois
+d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que
+cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château
+d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
+une pension.
+
+--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.
+
+--À demain onze heures.
+
+Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme
+m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un
+excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:
+
+--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.
+
+On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
+doigts.
+
+Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses
+conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.
+
+Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il
+fit, du reste, d'excellente grâce.
+
+Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave
+homme.
+
+Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne
+fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
+_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
+Dieu! il ne vous laisserait pas payer.
+
+Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.
+
+Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.
+
+Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au
+commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au
+port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris,
+mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou
+soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
+flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen
+Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
+Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.
+
+Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a
+passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre
+ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
+habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.
+
+Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet,
+mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
+au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
+municipal de Marseille.
+
+C'était d'acheter Aix.
+
+Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on
+achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
+charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.
+
+Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.
+
+Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un
+surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
+poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les
+archives, suivaient naturellement les habitants.
+
+Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
+n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville
+qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
+à la Durance.
+
+La municipalité refusa.
+
+Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.
+
+Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
+affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
+tort.
+
+Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
+classique.
+
+Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
+Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.
+
+À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
+tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.
+
+
+
+HEURES DE PRISON
+
+
+Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux
+souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de
+Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
+
+Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
+coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté;
+l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.
+
+Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
+affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément,
+éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
+seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.
+
+Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la
+jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un
+parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
+notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme
+la victime, diraient-ils: _Non._
+
+En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
+pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la
+tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées
+goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
+désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse
+ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont
+pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
+
+Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière
+un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la
+prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au
+grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les
+liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.
+
+On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage,
+l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
+la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
+qu'elle l'était.
+
+Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai
+fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce
+que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
+
+En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
+de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie
+Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
+la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de
+santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses
+ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!
+
+Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts
+pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je
+m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un
+solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
+rien sollicité pour moi?
+
+Je vais vous le dire.
+
+Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
+Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
+quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
+Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit
+au camp de Smendou.
+
+Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
+On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.
+
+Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
+nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en
+miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps
+debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était
+habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.
+
+C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que
+le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son
+intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus
+la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout
+mouillés et tout transis.
+
+Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout
+en commandant le souper.
+
+Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
+gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper
+sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce
+degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
+
+Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une
+chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
+
+Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
+l'on mangeât agréablement et abondamment.
+
+Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter
+de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise
+insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.
+
+Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils
+rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de
+galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les
+côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit
+passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
+coups d'air.
+
+Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de
+Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
+espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre
+de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
+parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur
+chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.
+
+Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un
+soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
+Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de
+l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans
+le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès
+notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions
+tourné des regards d'envie.
+
+L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
+s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
+rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le
+rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.
+
+J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment
+qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne
+pouvais accepter.
+
+C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en
+faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent
+d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
+plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
+qui m'était faite.
+
+La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du
+bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter,
+quand j'objectai un dernier scrupule.
+
+Je privais l'officier payeur de son lit.
+
+Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
+carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la
+seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit
+de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût,
+je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
+
+Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût
+été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
+que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.
+
+Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré
+très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de
+sangle, en priant que l'on me transmît son offre.
+
+Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui
+faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une
+indiscrétion.
+
+Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
+conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
+
+La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers
+quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de
+l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
+
+J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement.
+C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait
+poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite
+chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de
+propreté aristocratique.
+
+Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse
+remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
+l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
+blanches et de couleur.
+
+Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais
+changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
+
+Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.
+
+Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.
+
+Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.
+
+Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.
+
+Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:
+
+_Donné par mon excellente amie la marquise de..._
+
+Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon
+à le rendre illisible.
+
+Étrange chose!
+
+Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
+Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
+
+Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
+
+Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans,
+accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux
+d'une prison.
+
+La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette
+femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.
+
+Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait
+dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.
+
+Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque
+était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée?
+quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce
+qu'il m'était impossible de préciser.
+
+Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
+que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
+
+Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne
+s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque
+aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
+confondant tous les objets.
+
+Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette
+heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma
+volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
+avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
+pareils à des ombres voilées.
+
+La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau
+étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
+
+Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus
+lumineux que ma veille.
+
+Je me trompais.
+
+Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte,
+et qui m'appelait.
+
+Je reconnus sa voix.
+
+J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire
+de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait,
+la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant,
+peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui
+occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant,
+dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas,
+si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
+d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.
+
+Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur
+était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
+partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._
+
+Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.
+
+Quelle raison avait-il de me fuir?
+
+C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme,
+au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
+je tâchai d'oublier.
+
+Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent,
+sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause
+de ma préoccupation.
+
+Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
+de sa chambre.
+
+Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement
+pour toujours, au camp de Smendou.
+
+Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur
+notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette
+galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que
+nous, de nous offrir de descendre.
+
+Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et
+un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
+
+Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de
+moi d'un air mystérieux.
+
+Je le regardai d'un air étonné.
+
+--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
+prêté sa chambre?
+
+--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
+plaisir de me l'apprendre.
+
+--Eh bien, il se nomme M. Collard.
+
+--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là
+plus tôt?
+
+--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
+serions à une lieue de Smendou.
+
+--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de
+devant les yeux.--Ah! oui, Collard.
+
+Ce nom m'expliquait tout.
+
+Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison,
+cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était
+Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
+
+Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
+aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
+allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré
+du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait
+être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie
+Capelle.
+
+De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté
+expliquait tout.
+
+Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique
+serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?
+
+Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément
+dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
+
+Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être
+le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui
+était presque ma parente.
+
+Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
+t'en voulais de ce doute désespéré!
+
+J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
+moment, m'inonda le coeur de tristesse.
+
+Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul;
+mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes
+compagnons.
+
+Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au
+crayon;
+
+ « Cher Maurice,
+
+ » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au
+ moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
+ d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au
+ contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
+ est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable
+ malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si
+ ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre
+ prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?
+
+ » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
+ enfermées dans le tien.
+
+ » Alex. DUMAS. »
+
+
+En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à
+l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
+une heure.
+
+Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis
+une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
+étendue sur la rouge verdure du sol africain.
+
+Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui
+s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé
+suivait peut-être notre marche vers la France.
+
+
+Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par
+la poste un paquet au timbre de Montpellier.
+
+Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
+écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre
+d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par
+secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait
+tracée.
+
+La lettre était signée: « Marie Capelle. »
+
+Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse
+aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
+prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette
+aventure.
+
+Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le
+manuscrit.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est
+ mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
+ Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
+ l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
+ vous lui avez témoignée pour moi.
+
+ » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un
+ doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?...
+ Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
+ dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon
+ grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe
+ blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour
+ cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le
+ crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de
+ diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire,
+ dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous
+ le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec
+ votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
+ fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de
+ tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
+ ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
+ mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers
+ vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
+ innocente!
+
+ » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
+ pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre
+ prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne
+ suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu.
+ Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à
+ Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet
+ espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
+ sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de
+ désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme
+ tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non!
+ oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! »
+
+ » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma
+ tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
+ était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors!
+ heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
+ grand-père, je n'ai jamais été heureuse.
+
+ » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
+ fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la
+ jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est
+ martyre.
+
+ » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé
+ et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui
+ m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou
+ dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de
+ l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma
+ confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la
+ révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi
+ nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons.
+ Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
+ justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui
+ ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
+ de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me
+ surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne
+ l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies
+ douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
+ sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si
+ charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne
+ pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé.
+ Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux
+ parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les
+ unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
+ mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même,
+ et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je
+ comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
+ soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
+ obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent
+ incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour
+ guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur
+ ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des
+ significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des
+ horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
+ invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
+ que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans
+ un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger
+ qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
+ de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en
+ lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le
+ secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes
+ indéchiffrables à ses yeux.
+
+ » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de
+ femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume
+ aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
+ peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je
+ mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
+
+ » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si
+ je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase,
+ alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée
+ escalade les étoiles.
+
+ » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute,
+ Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel
+ Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
+ la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
+ jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre
+ l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
+ quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
+ est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
+ critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
+ et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me
+ sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y
+ a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner
+ mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement
+ aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
+ plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui
+ tache quand elle n'éclaire pas.
+
+ » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève
+ d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle
+ envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute
+ futaie de roseaux.
+
+ » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas
+ seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
+ peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du
+ talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
+ fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je
+ rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans
+ ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
+ avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour
+ son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
+ forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent
+ s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des
+ bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui
+ reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
+ pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus
+ douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit.
+ Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
+ dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde
+ semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
+ ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
+ ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
+ remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
+ que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon,
+ c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de
+ l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
+ retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si
+ brûlants, mais si fragiles.
+
+ » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà
+ auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la
+ réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
+
+ » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives,
+ quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela
+ a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
+
+ » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
+
+ » MARIE CAPELLE. »
+
+
+On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les
+pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.
+
+
+SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.
+
+
+ ITALIE.
+
+« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour
+voiler tes beaux flancs!
+
+» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes
+les neiges alpines!
+
+» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je
+pleure rien qu'en pensant à toi.
+
+» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule
+haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la
+nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
+joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
+
+» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
+
+» 1844. »
+
+
+ VILLERS-HELLON.
+
+« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le
+soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
+t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
+
+»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or
+voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta
+douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux
+jeux des petits enfants?
+
+» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première
+au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux
+avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
+
+»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le
+jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
+village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
+
+»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de
+pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon
+absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles
+arceaux du sanctuaire?
+
+»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
+tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les
+pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
+
+»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va
+le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à
+l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
+
+» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les
+parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit
+moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
+soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! »
+
+
+ «O vous tous qui passez sur le chemin,
+ regardez et voyez s'il est une douleur
+ comparable à ma douleur.»
+ JÉRÉMIE.
+
+ AFFLICTION.
+
+
+«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
+heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui
+du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
+encore.
+
+» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le
+respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
+père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
+
+» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer
+encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir
+des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
+même les armer d'une bénédiction.
+
+» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
+pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille
+de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je
+portais déjà le deuil de mon bonheur.
+
+» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont
+isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils
+m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et
+cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma
+robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
+
+» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
+le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour
+de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon
+Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
+
+ _(Deuixième anniversaire.)_
+
+
+ «Minuit, 15 juillet 1845.
+
+
+» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée
+aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
+Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose:
+_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
+
+» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
+d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il
+écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges
+recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos
+plus saintes prières, nos plus chastes amours.
+
+»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes
+aux morts, mes regrets aux absents.
+
+» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour
+aux jours de mon malheur. »
+
+
+ AMITIÉ.
+
+« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
+souvenir de ce que l'on reçoit. »
+
+
+ « Février 1847,
+
+» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de
+l'homme.
+
+» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
+les pensées vers le ciel.
+
+» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
+
+» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
+
+» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui,
+je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé
+la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime
+plus que toi!
+
+» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
+
+» Le sourire s'est éteint.
+
+» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
+défendre.
+
+» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. »
+
+
+ À A.G.
+
+
+« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids
+barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure
+où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
+l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.
+
+» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
+plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
+revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
+méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
+
+» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
+âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
+récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
+veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
+
+» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous
+garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos
+yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la
+terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
+vers notre patrie du ciel.
+
+» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
+et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes
+froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
+ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
+vérité! »
+
+
+ MORT.
+
+ « 2 novembre 1848.
+
+
+» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la
+libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
+lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
+noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
+
+» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense;
+c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est
+le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à
+tous les coeurs brisés.
+
+» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
+avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je
+t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais
+vers toi.
+
+» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les
+promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
+viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
+sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
+
+» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
+désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de
+l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
+ramènes au ciel l'innocence et la foi! »
+
+Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées
+ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
+a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire
+et un baiser?
+
+Oui?
+
+Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même
+où elle le prenait à témoin de son innocence!
+
+
+Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre
+1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire
+après neuf ans et demi de captivité.
+
+Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par
+jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.
+
+C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
+rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «
+Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à
+chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs
+appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi
+n'existe pas.
+
+Égalité de la peine, bien entendu.
+
+J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son
+lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un
+jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai
+l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de
+la douleur physique.
+
+Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui
+avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait
+promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à
+Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
+donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des
+Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
+
+Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de
+nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme
+irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique
+de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit
+de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un
+mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
+ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
+
+À notre avis, il en est de même de la punition morale.
+
+Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
+organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
+insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
+distinguée.
+
+Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
+continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le
+crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par
+l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
+
+Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
+princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été
+élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
+ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et
+les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
+prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus
+petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
+encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
+fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un
+homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
+ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
+Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
+ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer
+aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les
+cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette
+espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des
+mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
+respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui
+faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
+tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où
+l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
+bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le
+désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte,
+où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient
+vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la
+prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la
+main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
+d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et
+l'avenir! »
+
+Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été
+commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux
+yeux de Dieu.
+
+Je demandais à un juré:
+
+--Croyez-vous Marie Capelle coupable?
+
+--Oui.
+
+--Et vous avez voté pour la prison?
+
+--Non.
+
+--Expliquez-moi cela.
+
+--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
+
+Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
+résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu
+desquelles il a été commis.
+
+Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité,
+est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime
+même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à
+cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues
+ou à une revendeuse à la toilette.
+
+C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. »
+
+Mais est-ce équitable? Là est la question.
+
+Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au
+milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
+autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
+poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à
+Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
+gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
+s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre
+grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
+fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
+une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers
+sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette
+chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au
+plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
+c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
+humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de
+laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe;
+c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
+
+Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation,
+la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
+fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là
+par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
+passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon
+pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette
+dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de
+soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis
+dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
+
+Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la
+robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
+
+Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare
+qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant
+hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
+dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
+
+Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle,
+M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez,
+la voici:
+
+ « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est
+ renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
+ contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
+ vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
+ hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je
+ suis folle!
+
+ » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à
+ familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
+ leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
+ révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
+ plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
+ but, me dégrader et m'avilir.
+
+ » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
+ douleur que je recule.
+
+ » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à
+ la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide;
+ entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son
+ plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
+
+ » Je vivrai là...
+
+ » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous
+ reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
+ heure de souffrances partagées.
+
+ » Je vivrai ces six jours.
+
+ » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma
+ conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
+ corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?...
+
+ » Jamais!
+
+ » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs
+ et les saints.
+
+ » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore
+ dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma
+ volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la
+ peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
+ abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être
+ véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne
+ l'étais qu'à demi.
+
+ » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis
+ pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des
+ préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
+ point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses
+ maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
+ devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je
+ suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas
+ mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
+ me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me
+ salir.
+
+ » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
+
+ » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
+
+ » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
+ supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les
+ tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes
+ pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame
+ même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent,
+ j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces;
+ hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
+ douleurs.
+
+ » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme;
+ aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
+
+ » Votre MARIE CAPELLE.
+
+ » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute
+ dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
+ oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
+ vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le
+ signe du crime, mais celui d'une vertu.»
+
+Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que
+les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on
+renferme à Saint-Lazare?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
+d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
+Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
+Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette
+commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
+d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
+exemple?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
+grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire
+non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé,
+ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
+croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de
+jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
+sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
+plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier
+et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
+
+Oui, incontestablement oui.
+
+Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la
+punition.
+
+Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé
+cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le
+bon docteur Larrey.
+
+Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
+n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
+qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
+
+C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble,
+de concourir au prix Montyon.
+
+
+Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de
+douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la
+description.
+
+Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste
+couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison,
+voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
+
+Écoutez, c'est elle qui parle:
+
+ « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait
+ froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
+ mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste
+ couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
+ inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et
+ sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à
+ ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
+ aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus
+ _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais
+ si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
+ n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
+ sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends
+ à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des
+ larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent
+ des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
+ front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau;
+ d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le
+ son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
+ ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
+ j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! »
+
+La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février
+1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa
+main amaigrie à la porte du tombeau.
+
+Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
+
+Enfin la rigueur des hommes se lassa.
+
+Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur
+d'une autre cellule.
+
+Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
+
+ « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma
+ garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter
+ ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se
+ placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
+
+ » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
+ C'est de la vérité locale.
+
+ » Voici le mobilier:
+
+ » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte
+ obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
+ fort laid, mais c'est chaud.
+
+ » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous
+ l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode,
+ et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale
+ liserée de gris.
+
+ » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
+
+ » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
+ passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
+
+ » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et
+ petite chapelle de mes souvenirs.
+
+ » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au
+ mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté
+ sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est
+ prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon
+ grand-père.
+
+ » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix
+ qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à
+ porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
+ branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
+
+ » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus
+ rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un
+ sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! »
+
+Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière
+pendant ces neuf années.
+
+Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
+murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront
+sur sa tombe.
+
+D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard
+de soixante-quinze ans.
+
+Écoutons-le.
+
+ « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement
+ notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne
+ la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses
+ craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine
+ furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils
+ conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
+
+ » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait
+ rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
+ expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être
+ plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la
+ maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
+
+ » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
+
+ » Il n'était plus temps!
+
+ » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
+ incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la
+ soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout
+ fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
+
+ » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à
+ Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président:
+ j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage
+ d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
+ après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
+
+ » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en
+ trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus
+ une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la
+ liberté.
+
+ » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma
+ demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
+ mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
+
+ » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une
+ croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. »
+
+Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur
+la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous
+adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
+prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
+
+Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle
+toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de
+cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
+l'entourait.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous.
+ L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore
+ une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses
+ affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
+ le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre
+ Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à
+ penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si
+ parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier,
+ depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et
+ incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
+ religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
+ n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible
+ événement que je suis forcé de vous annoncer.
+
+ » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
+ qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités
+ distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu
+ ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
+ toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
+ En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi,
+ de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que
+ j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si
+ profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de
+ plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager,
+ à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et
+ de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été
+ admirable aux approches de la mort.
+
+ » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de
+ tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je
+ n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour
+ ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop
+ sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à
+ cet égard.
+
+ » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
+ mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux
+ à la lui rendre aussi facile que possible.
+
+ » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont
+ mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord,
+ elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de
+ madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son
+ voyage pour se rendre au sein de sa famille.
+
+ » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa
+ famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
+
+ » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir
+ l'hommage, etc.
+
+ » B...,
+
+ » Curé, aumônier des bains d'Ussat. »
+
+ » Ornolac, 7 septembre 1853.»
+
+
+Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
+Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la
+prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures
+avant sa mort.
+
+Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre,
+consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
+
+ « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous
+ écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite
+ vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule
+ fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
+ vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus.
+ J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
+ me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir,
+ tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
+ jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve
+ pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois
+ mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma
+ confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire.
+
+ » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce
+ souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur.
+ Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le
+ sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle
+ sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
+ ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
+ rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
+ vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
+ comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous
+ bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
+ le courage de le supporter. »
+
+ » Puis, comme les douleurs redoublaient:
+
+ « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
+ vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
+ fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il
+ leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! »
+
+ » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à
+ tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus
+ grande.
+
+ » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais
+ tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance
+ à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
+ j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui
+ étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
+ qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle
+ si supérieure.
+
+ » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous
+ m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
+ parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
+
+ » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les
+ plus respectueux.
+
+ » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur
+ êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
+
+ » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
+ mon coeur.
+
+ » CLÉMENCE.
+
+ » Lundi 27. »
+
+
+Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
+cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
+
+Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve
+bonté:
+
+ « Mon cher monsieur,
+
+ » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre
+ égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura
+ causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne
+ pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet.
+ J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là.
+ Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce
+ silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas
+ coupable.
+
+ » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
+ vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
+ m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
+ la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à
+ les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien
+ conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de
+ juillet.
+
+ » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
+ n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant
+ qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et
+ parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait
+ peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette
+ dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
+ la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus.
+ Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de
+ délicatesse en ce point.
+
+ » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et
+ m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
+
+ » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de
+ m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à
+ Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
+ la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait
+ beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
+ traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux
+ semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce
+ retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me
+ répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
+ prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
+ fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui
+ écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
+ indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait
+ enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
+ lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini
+ son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
+ jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
+ par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
+
+ » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou
+ plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
+ annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi,
+ et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa
+ part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu
+ visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
+ est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
+ son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher.
+ J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on
+ le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs
+ également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique.
+ Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être
+ flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte
+ sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à
+ réparer.
+
+ » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
+ fini. »
+
+Qu'ajouter à cela?
+
+Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
+qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux
+blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
+
+ « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
+
+ » Je réponds:
+
+ » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
+
+ » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
+
+ » Ma conviction est là.
+
+ » COLLARD,
+
+ » Montpellier, 17 juin 1853. »
+
+
+Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de
+captivité.
+
+
+
+JACQUES FOSSE
+
+
+Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma
+place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus
+empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
+
+Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
+trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
+vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous
+n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
+repartir sans vous voir.
+
+--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
+
+--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et
+sauveteur dans mes moments perdus.
+
+En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
+couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
+éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge,
+éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
+
+Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des
+plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
+lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
+j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
+celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
+
+Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
+ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
+
+Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
+laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter
+cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
+
+Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous
+rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il
+naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
+ou à peu près.
+
+Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
+
+Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
+
+La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller
+habiter chez sa mère, à Beaucaire.
+
+En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut
+douze enfants, dont trois sont morts.
+
+En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
+Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
+
+Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
+alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
+
+Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un
+enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
+
+Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
+gagnait par jour; mais enfin on vivait.
+
+Il fit ce métier pendant un an.
+
+Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il
+entra comme manoeuvre chez un maçon.
+
+Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
+
+En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé
+Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
+
+Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque
+de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
+passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
+
+Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
+
+Jamais programme ne fut mieux suivi.
+
+En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en
+qualité d'apprenti mineur.
+
+Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
+
+Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à
+quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
+
+À quatorze ans, Fosse portait sept cents.
+
+Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle
+durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un
+immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
+
+Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
+dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
+fils d'un charcutier nommé Cambon.
+
+Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
+même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de
+Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le
+danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur,
+le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
+
+Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
+compagnie.
+
+Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en
+se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
+nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur,
+lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
+
+Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de
+bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce
+doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
+
+En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en
+qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent
+et dirigent les voyageurs.
+
+Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de
+Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café
+chantant.
+
+Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
+
+Voici le fait:
+
+Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
+
+Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin
+de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
+
+Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
+boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques
+qui tenait la chaîne.
+
+Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné
+avec lui.
+
+Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu
+pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
+
+Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
+
+Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
+
+Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre
+essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse
+avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle
+aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme
+le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le
+bord, les traîna tous deux après lui.
+
+Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe;
+mais, heureusement, le nageur avait pied.
+
+Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de
+l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
+
+Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
+de l'empêcher de s'enfuir.
+
+Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se
+sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
+s'élança à sa poursuite.
+
+Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à
+lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
+
+Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui,
+entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
+
+Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant
+l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il
+était par une force supérieure.
+
+Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour
+respirer.
+
+C'était là que l'ours l'attendait.
+
+Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
+épaule.
+
+Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
+chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de
+brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
+
+Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
+peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup
+de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
+
+Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et
+se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
+
+Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais
+pour assister à cet étrange sauvetage.
+
+En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles
+étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui
+conduisait au bateau à vapeur.
+
+C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
+
+Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai,
+et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
+
+Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
+qui s'y noyaient.
+
+Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
+
+En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
+débattant.
+
+Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
+les épaules.
+
+Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai,
+s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de
+l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
+
+À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le
+tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
+
+--Tire!
+
+On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
+étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait
+conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que
+son portemanteau était resté au fond du Rhône.
+
+Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
+
+Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
+
+Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à
+Fosse.
+
+Il va sans dire que celui-ci refusa.
+
+Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère
+de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
+son gendre à Montpellier.
+
+En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
+elle tomba dans le Rhône.
+
+Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît
+de l'autre côté.
+
+Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il
+essaye de sauver.
+
+Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
+
+Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
+soutient madame de Sainte-Maure.
+
+Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
+encore se retourne.
+
+Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra;
+il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
+bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il
+avait sauté à l'eau.
+
+Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un
+constructeur de bateaux, nommé Raousse.
+
+Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un
+garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
+
+Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de
+Beaucaire.
+
+M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de
+deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la
+médaille; elle valait quarante sous.
+
+Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille
+de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est
+pas trois sous par personne.
+
+Fosse s'en contenta.
+
+En 1840, il tomba à la conscription.
+
+Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux
+personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre
+dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
+
+Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde
+classe.
+
+Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
+septembre 1840.
+
+Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à
+Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
+
+Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
+du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
+seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de
+cheval.
+
+Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui
+faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas
+lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
+
+En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le
+Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois
+tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
+en retire tous les trois, et vivants.
+
+Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième
+classe.
+
+En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
+s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
+
+Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille
+avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au
+travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son
+beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
+
+Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de
+Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait
+mourant.
+
+Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
+herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette
+augmentation dans sa recette pour se marier.
+
+En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à
+Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et
+écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment
+que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à
+100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
+
+M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à
+deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
+
+M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
+francs.
+
+Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était
+faite.
+
+Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
+
+Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
+sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
+le Rhône et passe sous le radeau.
+
+Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
+
+Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
+est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
+par l'une des extrémités.
+
+Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui,
+en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
+
+Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien
+varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point
+d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller
+chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait
+jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les
+flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
+
+Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la
+garde nationale de Beaucaire.
+
+Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
+les bords de la Durance.
+
+Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout
+cela ne satisfaisait pas son ambition.
+
+C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part
+pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas
+revenir sans sa croix.
+
+Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin
+suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
+
+À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se
+mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
+
+Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
+
+Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se
+noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un
+commis d'une maison de commerce.
+
+En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le
+transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
+
+Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à
+l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son
+établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et
+de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
+
+Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
+
+Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de
+l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de
+tabac.
+
+Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux
+publics maître du port à Beaucaire.
+
+Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se
+noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur
+espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
+
+En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
+soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
+exemple.
+
+Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
+achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
+fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise
+un bénéfice considérable.
+
+Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du
+port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
+
+Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin
+chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une
+jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
+ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit
+qu'une quarantaine.
+
+Fosse sauva le reste.
+
+Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
+l'enfant.
+
+Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément,
+que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces
+débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du
+fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
+à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
+
+Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
+au-dessus de son cours ordinaire.
+
+Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
+arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa
+présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
+
+C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
+
+L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on
+lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de
+terre.
+
+Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
+
+De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
+d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux
+d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
+
+Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues,
+complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est
+interrompue.
+
+--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en
+aurez, ou je ne reviendrai pas.
+
+Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
+faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est
+à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
+l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de
+maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
+
+Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le
+commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec
+lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis
+le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
+
+Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq
+heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à
+travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse
+porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
+
+L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
+arrivèrent.
+
+Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à
+Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
+pleine de courants, de tourbillons et de remous.
+
+Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
+
+Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
+personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au
+milieu du courant.
+
+Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour
+éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne
+voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
+temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
+ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse
+ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa
+barque et continuait son chemin.
+
+Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages
+supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée
+et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous
+les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le
+plus élevé du pauvre village.
+
+Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au
+lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher
+un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le
+seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
+
+Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis
+vingt-quatre heures.
+
+Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
+
+Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
+qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de
+l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où
+l'attendait le préfet.
+
+--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.
+
+Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise
+un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues
+et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
+
+Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de
+vivres.
+
+Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
+n'osait faire.
+
+Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse,
+afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
+
+Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
+manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
+
+--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui
+ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
+je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.
+
+On arriva sans accident.
+
+Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette
+lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
+
+« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous
+voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la
+rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants,
+chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de
+terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
+mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
+s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
+même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres
+circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous
+plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
+
+» HENRY, évêque de Nîmes. »
+
+L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se
+rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens
+les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux
+dans la campagne.
+
+La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta
+Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se
+précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
+
+--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
+hommes de bonne volonté.
+
+Deux pilotes se présentèrent.
+
+La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
+
+Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance,
+reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
+
+Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les
+jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des
+pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
+
+Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première
+classe.
+
+Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue
+de Beaucaire.
+
+Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
+
+Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
+
+Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
+
+Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une
+fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans
+connaissance sur le carreau.
+
+Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se
+sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains
+des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous,
+dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en
+redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
+
+Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard,
+elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
+
+Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille,
+il entend crier: « À l'assassin! »
+
+Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme
+une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
+
+Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
+
+C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà
+commis bon nombre de vols.
+
+Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
+métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
+les mains de Fosse.
+
+Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France,
+se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
+
+Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu
+le 16 décembre.
+
+Ce fut alors que je le vis.
+
+Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable
+ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur
+de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
+suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
+
+J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé,
+je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de
+Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
+post-scriptum.
+
+
+
+LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+
+
+Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de
+Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
+
+Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie
+en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
+aller jouer une heure dans _les ruines_.
+
+Et les fortes têtes du pays disaient:
+
+--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
+que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.
+
+Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
+diablement travaillé depuis.
+
+Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse
+mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
+d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
+J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
+
+Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
+la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
+ce que je vois.
+
+Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
+point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux
+vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
+
+Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_.
+
+Les voici:
+
+ Alors que le Seigneur, de sa droite féconde,
+ Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
+ Qu'il eut tracé du doigt,
+ Comme fait le pilote à la barque qui passe,
+ La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
+ Il dit: « Que l'homme soit! »
+
+ À sa voix s'agita la surface du globe;
+ La terre secoua les plis verts de sa robe,
+ Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
+ Comme des ouvriers demandant leur salaire,
+ De l'équateur en flamme et des glaces polaires,
+ Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
+
+ « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême,
+ Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
+ Les lots vous sont offerts.
+ Chaque homme a droit égal au commun héritage;
+ Allez! et faites-vous le fraternel partage
+ De la terre et des mers.»
+
+ Alors, selon sa force ou bien son caractère,
+ L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
+ Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
+ Le laboureur le champ où la rivière coule,
+ Le commerçant la route où le chariot roule,
+ Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
+
+ Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône,
+ Le pape la tiare et le roi la couronne;
+ Et le pâtre craintif
+ Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
+ Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
+ Un homme à l'oeil pensif.
+
+ D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre
+ Il marchait lentement, triste sans être sombre;
+ Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
+ Enfin, au pied du trône il releva la tête,
+ Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète;
+ N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? »
+
+ Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être!
+ --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître,
+ De son avoir jaloux;
+ Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde,
+ Quand on faisait sans toi le partage du monde?
+ --J'étais à vos genoux!
+
+ » Mon regard admirait la splendeur infinie;
+ Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
+ Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur
+ Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère,
+ S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre,
+ Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
+
+ --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime,
+ La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
+ Que veux-tu! c'est la loi.
+ Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
+ Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
+ Et mon ciel est à toi. »
+
+
+Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
+
+Puis il a les ruines.
+
+Revenons aux nôtres.
+
+Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
+belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
+
+Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son
+chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont
+beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
+plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de
+chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
+d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles
+forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt
+de Villers-Cotterets.
+
+Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes
+qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir
+sympathique.
+
+Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et
+l'acheva en 1407.
+
+Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi
+laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il
+résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été
+achevées.
+
+Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y
+entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux
+Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et
+Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
+
+C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean,
+surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il
+eût fallu l'appeler.
+
+Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était
+fou.
+
+Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
+
+Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près.
+On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
+des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
+rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place
+de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une
+noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou
+d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus
+contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
+
+Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges,
+inouïs, fantastiques.
+
+Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des
+robes de douze aunes.
+
+Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes
+d'animaux.
+
+Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
+ménestrels et aux troubadours.
+
+Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une
+ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous
+occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize
+livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées
+à orner une robe.
+
+Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
+
+Le voici:
+
+« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
+chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur
+chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
+servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent
+quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
+en quarré. »
+
+Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces
+modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à
+celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
+
+Il y avait des cornes partout.
+
+Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les
+hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
+
+La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les
+femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
+
+« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et
+excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
+de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges,
+que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
+qu'elles se tournassent de côté et baissassent. »
+
+Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces
+belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi
+Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
+
+Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau;
+le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de
+Milan.
+
+Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
+florins.
+
+L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la
+folie.
+
+Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien
+courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
+
+Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
+du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où
+l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre
+ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout
+était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par
+la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la
+Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux
+anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont
+Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de
+la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir,
+pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère
+Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop
+pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons
+horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
+
+Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait
+promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la
+fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de
+douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de
+la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
+de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus
+comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
+court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient
+jaillir la veille du vin et du lait.
+
+Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon
+s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
+
+Le véritable motif, c'était le plaisir.
+
+Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
+deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
+la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
+illustration non noins grande que ses deux oncles.
+
+D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de
+Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en
+paix.
+
+Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
+en jeux, bals et galanteries.
+
+Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une
+seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où
+Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des
+indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie
+Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
+
+Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc
+d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
+de sept cent cinquante bénéfices.
+
+On passa en Languedoc.
+
+Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et
+les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les
+couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré,
+mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur.
+Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et
+prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
+d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait
+les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
+de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un
+mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les
+brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or
+aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
+part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait.
+Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et
+bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait
+épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
+
+Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était
+retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques
+demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
+fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de
+Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
+coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de
+Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
+
+Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
+bûcher? J'en doute.
+
+Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
+justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
+leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière
+d'autre couleur que leur robe, au bras.
+
+Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et
+qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
+
+Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son
+retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
+son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait
+avant lui. C'est le roi qui gagna.
+
+Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il
+avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur
+vide.
+
+À vingt-trois ans, il était fou.
+
+Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
+d'Orléans, prit sa femme.
+
+Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
+
+Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
+son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
+Bourgogne.
+
+L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
+Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée
+dans l'esprit fantasque du jeune prince.
+
+C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la
+tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
+bonheur du duc d'Orléans.
+
+Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
+jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
+la mort du duc d'Orléans.
+
+Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient
+suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie
+amoureuse.
+
+En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux
+duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à
+faire une visite à Louis d'Orléans.
+
+Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme
+l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
+dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un
+palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours,
+retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
+
+C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
+
+C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de
+l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
+
+Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il
+recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
+demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de
+cendres.
+
+Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
+
+Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il
+rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
+faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
+cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.
+
+Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de
+réconcilier ses deux neveux.
+
+Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
+dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut
+courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner
+pour le 22.
+
+Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
+
+Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat
+du duc d'Orléans.
+
+
+Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
+existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
+est le théâtre.
+
+Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de
+la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
+
+Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait
+fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette
+petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve
+lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
+
+Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé
+alors par la reine Isabeau.
+
+Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque,
+hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
+de la Ville et du Temple.
+
+Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait
+gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous
+Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie
+de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
+entendu.
+
+En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
+enlever l'alliage.
+
+Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette,
+appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
+
+Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de
+lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel
+Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
+
+Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
+elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à
+la rue de la Perle.
+
+Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en
+naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort
+longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc
+d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
+
+On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on
+avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un
+enfant d'un jour.
+
+C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son
+enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
+
+Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé
+l'assassinat du duc d'Orléans.
+
+Depuis longtemps, il le méditait.
+
+Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait
+dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
+était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de
+l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin
+qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres
+denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège
+de vendre sans droits.
+
+Le 17, la maison était trouvée et livrée.
+
+C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du
+Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une
+niche au-dessus de la porte.
+
+L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi;
+l'histoire n'a pas conservé son nom.
+
+L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général
+des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
+
+Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même
+hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même
+table.
+
+Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine,
+et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
+Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le
+valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire
+au prince que le roi le demandait à l'instant même.
+
+Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il
+pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
+aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire
+qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
+compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la
+sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son
+crime.
+
+Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était
+attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
+
+De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
+aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
+une partie de sa suite.
+
+Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même
+cheval, un page et quelques valets portant des torches.
+
+C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis
+d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce
+quartier sombre, solitaire et retiré.
+
+Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée,
+c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
+Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une
+gaie chanson, et jouant avec son gant.
+
+Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter
+que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore,
+ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
+homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
+était apparue.
+
+Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et
+une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était
+cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
+
+Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
+enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
+l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour
+aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! »
+
+Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
+
+Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans
+la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de
+hache et d'épée.
+
+Et lui criait:
+
+--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
+
+Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
+
+Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de
+hache lui fendait la tête.
+
+Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
+voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
+
+--Au meurtre!
+
+Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un
+geste de menace:
+
+--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
+
+Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
+Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
+chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
+et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
+
+--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
+
+Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de
+masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
+
+Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et,
+sans penser à lui-même;
+
+--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il.
+
+Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
+
+C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par
+Isabeau.
+
+L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
+éteindre les torches et s'en aller.
+
+Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
+
+Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du
+coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la
+tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une
+oreille à l'autre.
+
+La cervelle en sortait.
+
+Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres
+restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
+
+
+Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté
+ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le
+prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait
+terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
+
+Mort, tout le monde le pleura.
+
+La France la première.
+
+« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
+je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que
+c'était lui; parce que c'était moi. »
+
+Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme
+Montaigne:
+
+-Je l'aimais.
+
+La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima
+celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts
+et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
+
+Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables.
+L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était
+le coeur, un coeur bon et humain.
+
+Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le
+prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard
+qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul
+de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
+
+Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de
+larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil,
+tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
+roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
+
+Les pleurs appellent les pleurs.
+
+Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine
+tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui
+qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces
+murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont
+dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
+ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
+appartenu.
+
+C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours
+était un rude lutteur.
+
+Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la
+féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
+
+--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
+
+Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.
+
+
+À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à
+Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
+ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que
+c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
+c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était,
+enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
+
+Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
+
+Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
+achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées
+de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les
+avait confisquées à la maison d'Orléans.
+
+Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par
+l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier
+de M. de Sainte-Foix.
+
+L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
+
+Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas
+meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.
+
+Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait
+monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
+
+À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des
+tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
+
+Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours
+esherbées.
+
+C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
+âge.
+
+Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu,
+furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
+
+On se montrait les uns aux autres les études faites, on se
+renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
+l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire
+de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
+
+Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
+Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où
+il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit
+sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux
+voyageurs.
+
+Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
+feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
+
+À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
+
+Cet artiste, c'était M. de Flubé.
+
+Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente
+pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. »
+
+Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
+
+Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui
+du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que,
+moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
+
+Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
+l'_hôtel des Ruines_.
+
+Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
+
+Le drapeau surmontait cette inscription:
+
+
+ CONNÉTABLE-TERJUS
+ _Montre les ruines
+ Aux amateurs._
+
+
+Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à
+Pierrefonds.--On montrait les ruines!
+
+Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour
+me les montrer!
+
+Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds
+n'était qu'un village, il devint un bourg.
+
+Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
+
+Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou
+six tonneaux.
+
+Ce brick s'appela _l'Artiste_.
+
+Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à
+l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à
+faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_.
+
+Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des
+Étrangers_.
+
+Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un
+spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel
+édifice:
+
+
+ HÔTEL DES ÉTRANGERS.
+
+
+Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration
+qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau
+sulfureuse.
+
+Dès lors, Pierrefonds était complet:
+
+Historique par ses ruines,
+
+Pittoresque par sa position,
+
+Sanitaire par sa Source.
+
+Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de
+l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux
+minérales.
+
+Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur
+d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles
+d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
+à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient
+être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
+
+Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées
+dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
+
+Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades
+de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison
+en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_.
+
+Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel
+de Pierrefonds_.
+
+La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de
+Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.
+
+Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir
+pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour
+Pierrefonds_.
+
+Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre
+de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
+une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
+située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
+
+Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de
+Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de
+Paris.
+
+Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient
+d'avoir son feu d'artifice.
+
+--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles
+romaines et un soleil cloué contre un arbre.
+
+Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du
+Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
+
+Son épilogue était un magnifique bouquet.
+
+Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
+
+Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
+
+Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot,
+le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je
+compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
+qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman
+ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le
+moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
+
+Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de
+souscription.
+
+Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
+du dimanche suivant.
+
+Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
+
+Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas
+encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
+
+--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous
+acheter vos artifices?
+
+--À Paris.
+
+--Chez qui?
+
+--Chez Ruggieri.
+
+--Attendez.
+
+J'écrivis une lettre.
+
+--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
+
+--Qu'est-ce que votre ami Désiré?
+
+--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
+mais encore je fournis l'artificier.
+
+Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
+
+--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
+dérangera?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Pour nous?
+
+--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
+
+Ils se retirèrent en hochant la tête.
+
+Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
+
+--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher
+ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et
+m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois
+bien qu'il se dérangera!
+
+Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
+plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
+
+Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement
+l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
+il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée
+comme sa marchandise.
+
+Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement
+répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M.
+Ruggieri devait venir.
+
+Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
+
+Des paris s'étaient ouverts:
+
+Ruggieri viendra-t-il?
+
+Ruggieri ne viendra-t-il pas?
+
+On accourut me demander:
+
+--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à
+Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
+
+--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à
+Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.
+
+--Et il viendra, nous pouvons y croire?
+
+--Aussi certainement que s'il était arrivé.
+
+Et chacun partait en criant:
+
+--J'écris qu'il viendra.
+
+Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre
+avec une pareille certitude?
+
+Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
+fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
+
+C'est tout le contraire.
+
+Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
+
+Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
+
+Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
+
+Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
+
+Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
+
+--Entrez, Ruggieri! criai-je.
+
+Et Ruggieri entra.
+
+Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous
+pouvons répondre les uns des autres.
+
+Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri
+était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
+illumination des ruines.
+
+À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
+
+À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
+
+C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
+étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
+
+Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge
+s'alluma.
+
+La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant
+dans l'eau.
+
+Les premiers cris de joie commencèrent.
+
+Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit
+avec un feu vert.
+
+Puis une troisième avec un feu blanc.
+
+Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette
+fois, tout rentra dans l'obscurité.
+
+Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
+
+Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
+montagne et se dresser dans la nuit.
+
+La pâle apparition dura dix minutes.
+
+Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
+
+L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
+
+Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
+une teinte différente.
+
+Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
+
+Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
+
+
+Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à
+feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
+
+C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
+magnifique soirée.
+
+Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
+
+--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
+
+--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré
+tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
+reviendrai.
+
+
+S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je
+vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez
+venir.
+
+
+
+LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr
+écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont
+j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des
+_Mohicans de Paris:_
+
+ » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de
+ tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon
+ _jardin des romancier_.
+
+ » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des
+ arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à
+ l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.
+
+ » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;
+
+ » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;
+
+ » À Balzac, l'azaléa grimpante;
+
+ » À Jules Janin, l'oeillet bleu;
+
+ » À madame de Genlis, la rose verte;
+
+ » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous
+ le climat de Paris;
+
+ » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles
+ pendant l'hiver;
+
+ » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et
+ fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;
+
+ » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;
+
+ » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de
+ graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux,
+ produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol
+ qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.
+
+ » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la
+ neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)
+
+ » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
+ créations.
+
+ » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales
+ transparents dans le jardin des romanciers.
+
+ » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la
+ tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.
+
+ » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur
+ leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé
+ longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.
+
+ » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître
+ M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi
+ que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un
+ poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui
+ présenta devait son coloris au sang de ce lion.
+
+ » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus
+ est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par
+ Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des
+ Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le
+ lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est
+ pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la
+ neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M.
+ Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page
+ 319.
+
+ » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne
+ le front d'Osiris; il a la fleur rose.
+
+ » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à
+ pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a
+ jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.
+
+ » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était
+ le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de
+ l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je
+ le dois.
+
+ » ALPHONSE KARR. »
+
+
+_Réponse d'Alexandre Dumas_.
+
+
+Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible
+à l'honneur que tu me fais en me plaçant en
+si bonne compagnie; mais cet honneur, non point
+par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis
+forcé de m'y soustraire.
+
+J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un
+lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet
+de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention
+que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème
+à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines
+de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.
+
+Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas.
+Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le
+lotus blanc.
+
+C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui
+a encore inventé celle-là.
+
+Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par
+M. Belfield-Lefèvre.
+
+Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_,
+article _lotus_, ce savant botaniste:
+
+ LOTUS, LOTOS.
+
+ « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et
+ philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils
+ désignent sous le nom de _lotos_...
+
+ » 1° Plante arborescente.
+
+ » 2° Plante aquatique.
+
+ » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux
+ du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et
+ vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.
+
+ » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes
+ anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le
+ nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment;
+ sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son
+ fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait,
+ dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de
+ fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante
+ aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et
+ qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea
+ nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow.
+
+ » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_,
+ comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait,
+ selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs
+ GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à
+ ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait
+ une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et
+ se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au
+ retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce
+ précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA
+ FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute
+ probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE
+ AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.
+
+ » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se
+ distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par
+ ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante
+ que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. »
+
+
+Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton
+paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille
+m'exposer à en être chassé.
+
+ Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin
+embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et
+qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique
+parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.
+
+Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu
+disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin
+des romanciers_ au palais de justice:
+
+« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous
+silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le
+tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de
+couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE
+ornait sa boutonnière...»
+
+Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose
+du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la
+Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de
+Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant,
+la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de
+Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de
+Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille
+variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE
+MOUSSEUSE.
+
+Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en
+l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?
+
+C'est possible, après tout.
+
+En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une
+pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé
+_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que
+je suis en train de faire sur ma fenêtre.
+
+
+_Réplique d'Alphonse Karr_.
+
+Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon
+jardin des romanciers.
+
+Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire
+quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques
+années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé
+ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.
+
+Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales
+transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. »
+
+Voyons ta preuve.
+
+C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
+Dieu.--Voyons donc les champions:
+
+ _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._
+
+ Théophraste.
+ Hérodote. . . . . . . .
+ Athénée.
+
+ Porret.
+ Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy.
+ Savigny.
+
+ Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322.
+
+ Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr.
+
+Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les
+champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien,
+c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès
+notre enfance, sous peine de pensums.
+
+Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.
+
+Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une
+histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un
+grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois
+savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les
+morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui
+vous gênent.
+
+--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un
+vivant, valent-ils ton savant vivant?
+
+À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre.
+
+L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr.
+
+Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que
+je leur ôterai.
+
+D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur
+dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend
+sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit
+généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les
+regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils
+ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un
+soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque
+soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte
+pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il
+faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin
+des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.
+
+Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend
+très-suspect son témoignage sur un point en litige.
+
+D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout;
+mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc
+et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, »
+--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise.
+
+Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce
+grand peuple de faïence qui est en train de se casser.
+
+Elle est belle, ta preuve!
+
+Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc
+comme la neige de l'Himalaya. »
+
+Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car
+tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien
+gentil!
+
+Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit
+pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose
+mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute
+d'impression comme transparen_tes_.»
+
+Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point,
+maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant
+de t'y planter définitivement tout à l'heure.
+
+Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse;
+
+--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame
+de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera
+beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir
+dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je
+serai vengé.
+
+À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas
+madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur,
+et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de
+Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle
+avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ...
+moussue.
+
+Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité
+et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu
+dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.
+
+Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse
+est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue;
+c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut
+hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas
+le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse.
+
+Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie
+accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il
+l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont
+le droit d'avoir voix au chapitre.
+
+M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe
+du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,--
+dit rose mousseuse.
+
+De même que:
+
+M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_;
+
+M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de
+Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_,
+qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande;
+
+M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et
+une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une
+rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la
+_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des
+Provins.
+
+M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;
+
+Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle
+rose _génie de Chateaubriand_;
+
+Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne
+Prévost_;
+
+Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_;
+
+Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose
+_souvenir de la Malmaison_.
+
+Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par
+mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps
+être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce
+n'est ni toi ni moi.
+
+Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres
+des roses, ils disent rose mousseuse.
+
+Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison
+rustique_.
+
+Ce seraient de terribles autorités contre nous deux.
+
+Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions
+celle-là?
+
+_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la
+phrase: un des plus belles orgues.
+
+_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de
+messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que
+l'hymne fut chantée_.
+
+Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé,
+ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le
+contraire, sous peine de ne pas être entendu.
+
+Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille,
+on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope
+n'est pas la vanille.
+
+Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis
+pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure.
+
+Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les
+neiges de l'Himalaya. »
+
+Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des
+lotus est blanc.
+
+Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le
+lotus.
+
+Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des
+lotus blancs,--prétends-tu.
+
+J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc
+existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.
+
+Prendrais-tu la rose pour type du jaune?
+
+Dirais-tu: jaune comme une rose?
+
+Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow,
+noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.
+
+Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.
+
+Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes,
+par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. »
+
+Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans,
+par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui
+s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. »
+
+Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points.
+
+Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en
+m'y plantant moi-même.
+
+Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent
+se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de
+son laurier.
+
+Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi
+le plus bel ornement.
+
+Je te serre bien cordialement les deux mains.
+
+ Alphonse KARR.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC-À-BRAC ***
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+
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+works.
+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
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+The Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+(#31 in our series by Alexandre Dumas)
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Bric-à-brac
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: August, 2004 [EBook #6319]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on November 25, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC ***
+
+
+
+
+Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of
+gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+ BRIC-A-BRAC
+
+ PAR
+
+ ALEXANDRE DUMAS
+
+
+
+ TABLE
+
+ DEUX INFANTICIDES
+ POETES, PEINTRES ET MUSICIENS
+ DESIR ET POSSESSION
+ UNE MERE
+ LE CURE DE BOULOGNE
+ UN FAIT PERSONNEL
+ COMMENT J'AI FAIT JOUER A MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS
+ HEURES DE PRISON
+ JACQUES FOSSE
+ LE CHATEAU DE PIERREFONDS
+ LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+
+
+DEUX INFANTICIDES
+
+On s'est enormement occupe, depuis quelque temps, d'un animal de ma
+connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa
+celebrite a la suite de deux des plus grands crimes que puissent
+commettre le bipede et le quadrupede, l'homme et le pachyderme,--a la
+suite de deux infanticides.
+
+Vous avez deja compris que je voulais parler de l'hippopotame.
+
+Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosite
+publique, a l'instant meme, on se met a la recherche de ses
+antecedents; on remonte a sa jeunesse, a son enfance; on jette des
+lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce
+qui tient a son origine.
+
+Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui
+puisse satisfaire convenablement votre curiosite.
+
+Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitule: _les Petits
+Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous
+rappellerez que j'ai deja raconte comment notre excellent consul a
+Tunis, dans son desir de completer les echantillons zoologiques du
+Jardin des Plantes, etait parvenu a se procurer successivement vingt
+singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit
+hippopotame, qui, parvenu a l'age adulte, est devenu le pere de celui
+dont nous deplorons aujourd'hui la fin prematuree.
+
+Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire ou nous l'avons
+laissee.
+
+Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait
+ete pris, il vous en souvient, sous le ventre meme de sa mere.
+
+Aussi fallut-il lui trouver un biberon.
+
+Une peau de chevre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupee
+au genou et debarrassee de son poil, simula le pis maternel. Le lait
+de quatre chevres fut verse dans la peau, et le nourrisson eut un
+biberon.
+
+On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues a faire avant
+que d'arriver au Caire. La necessite ou l'on etait de tenir toujours
+l'hippopotame dans l'eau douce forcait les pecheurs a suivre le cours
+du fleuve; c'etait, d'ailleurs, le procede le plus facile. Un firman
+du pacha autorisait les pecheurs a mettre sur leur route en
+requisition autant de chevres et de vaches que besoin serait.
+
+Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de
+dix chevres ou de quatre vaches. Au fur et a mesure qu'il grandissait,
+le nombre de ses nourrices augmentait. A Philae, il lui fallut le lait
+de vingt chevres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de
+trente chevres ou de douze vaches.
+
+Au reste, il se portait a merveille, et jamais nourrisson n'avait fait
+plus d'honneur a ses nourrices.
+
+Seulement, comme nous l'avons dit, les pecheurs etaient pleins
+d'inquietude; le pacha leur avait demande une femelle, et, au bout de
+quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un male.
+
+Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha declara que ses emissaires
+etaient quatre miserables qu'il ferait perir sous le baton. Ces
+menaces-la, en Egypte, ont toujours un cote serieux; aussi les
+malheureux pecheurs deputerent-ils un des leurs a Delaporte.
+
+Delaporte les rassura: il repondait de tout.
+
+En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait
+l'arrivee du malencontreux animal a Boulacq, il annonca au pacha qu'il
+venait de recevoir des nouvelles du gouvernement francais, lequel,
+eprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame male,
+faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au
+Caire un animal de ce sexe et de cette espece.
+
+Vous comprenez...
+
+Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et etait en meme
+temps agreable a un gouvernement allie.
+
+Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade a des gens qui
+avaient ete au-devant des desirs du consul d'une des grandes
+puissances europeennes.
+
+D'ailleurs, la question etait presque resolue: en vertu de l'entente
+cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il etait evident
+qu'a un moment donne, ou la France preterait son hippopotame male a
+l'Angleterre, ou l'Angleterre preterait son hippopotame femelle a la
+France.
+
+Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy
+Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pecheurs, et
+s'occupa du transport en France de sa menagerie.
+
+D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ a sa
+disposition; mais _l'Albatros_ recut l'ordre de faire voile pour je ne
+sais plus quel port de l'Archipel.
+
+Force fut a Delaporte de traiter avec un bateau a vapeur des
+Messageries imperiales.
+
+Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme
+cinq ou six mois; il avait enormement profite; il pesait trois ou
+quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diametre.
+
+On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fut amenage a l'avant
+du batiment; on transporta a bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il
+eut toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante
+chevres, pour subvenir a sa nourriture.
+
+Quatre Arabes, un pecheur, un preneur de lions, un preneur de girafes
+et un preneur de singes furent embarques avec les animaux qu'ils
+avaient amenes.
+
+Le tout arriva en seize jours a Marseille.
+
+Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa
+premiere cargaison.
+
+A Marseille, il mit sur des trues appropries a cette destination
+l'hippopotame et sa suite.
+
+Les trente, quadrupedes, dont vingt quadrumanes, arriverent a Paris
+aussi heureusement qu'ils etaient arrives a Marseille.
+
+A leur arrivee j'allai leur faire visite. Grace a Delaporte je fus
+admis a l'honneur de saluer les lions, de presenter mes respects a
+l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes
+des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.
+
+Le domestique de Delaporte, qui etait le favori de tous ces animaux,
+semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.
+
+A propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
+Delaporte.
+
+C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a
+deja l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilite, que
+onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilite_, parce qu'il n'y a
+pas d'exemple qu'un negre sache son age. Celui-la... Pardon,
+j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En
+outre,--chose assez commune, au reste, d'un negre a l'egard de son
+maitre,--il appelle Delaporte _papa_.
+
+Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte
+_papa_.
+
+Abailard, qui, en ce temps-la, n'avait pas encore de nom, ou qui en
+avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa
+mere, par une tribu en guerre avec la sienne.
+
+Sa mere avait quatorze ans, et lui en avait deux.
+
+On les separa et on les vendit.
+
+La mere fut vendue a un Turc, l'enfant a un negociant chretien.
+
+Nul ne sait ce que devint la mere.
+
+Quant a l'enfant, son maitre habitait Kenneh; il vint a Kenneh avec
+son maitre.
+
+Nous avons dit que son maitre etait negociant; mais nous avons oublie
+de specifier l'objet de son commerce.
+
+Il vendait des etoffes.
+
+Un jour, il s'apercut qu'une piece d'etoffe lui manquait, et il
+soupconna le pauvre petit, alors age de six ans, de l'avoir volee.
+
+Le proces est vite fait dans toute l'Egypte, et dans la haute Egypte
+surtout, entre un maitre et un esclave.
+
+Le marchand d'etoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes
+dans des entraves et lui appliqua lui-meme, afin d'etre sur qu'il n'y
+aurait point de tricherie, cinquante coups de baton sous la plante des
+pieds.
+
+Puis, comme le sang s'y etait naturellement amasse et que l'on
+craignait des abces, qui se terminent souvent par la gangrene, on fit
+venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois
+coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'epancher.
+
+L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.
+
+Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassat une
+soupiere. Cette fois, comme le negociant avait reconnu qu'il y avait
+prodigalite a endommager la plante des pieds d'un negre, les blessures
+le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une
+autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.
+
+Les negres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort
+sensible, a ce qu'il parait; la punition fut donc encore plus
+douloureuse a l'enfant que la premiere; si douloureuse, qu'au risque
+de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il
+s'enfuit de la maison et se refugia chez l'oncle de son maitre.
+
+L'oncle etait un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'a ce qu'il
+fut gueri, c'est-a-dire environ un mois.
+
+Au bout d'un mois, il lui annonca qu'il pouvait rentrer chez son
+maitre. Celui-ci avait jure qu'il ne lui serait rien fait, et meme il
+avait pousse la deference pour son oncle jusqu'a lui promettre que son
+protege serait vendu dans les vingt-quatre heures.
+
+Or, la promesse de cette vente etait une bonne nouvelle pour le
+malheureux enfant. Il ne croyait pas, a quelque maitre qu'on le
+vendit, qu'il put rien perdre a changer de condition.
+
+En effet, aucune punition ne fut appliquee au fugitif, et, le
+lendemain, un homme jaune etant venu et l'ayant examine avec un soin
+meticuleux, apres quelques debats, le prix fut arrete a mille piastres
+turques, c'est-a-dire a deux cents francs, a peu pres. Les mille
+piastres furent comptees et l'homme jaune emmena l'enfant.
+
+Celui-ci suivit sans defiance son nouveau maitre, qui demeurait dans
+un quartier eloigne de la ville; ou plutot a un jet de fleche de la
+derniere maison de la ville.
+
+Cependant, arrive a-la maison, une certaine repugnance instinctive le
+tirait en arriere; mais son maitre lui envoya un vigoureux coup de
+pied, dans une partie encore mal cicatrisee. L'enfant poussa un cri et
+entra dans la maison.
+
+Il lui sembla que des cris plaintifs repondaient a son cri.
+
+Il regarda derriere lui si la porte etait encore ouverte. La porte
+etait fermee et la barre deja mise.
+
+Il se prit a trembler de tous ses membres.
+
+Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.
+
+Il n'y avait pas a en douter, on infligeait un supplice quelconque a
+un ou plusieurs individus.
+
+Son nouveau maitre, au frisson qui parcourait son corps et au
+claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.
+
+Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'ou partaient les
+cris.
+
+Une douzaine d'enfants de six a sept ans etaient attaches sur des
+planches comme des pigeons a la crapaudine; le barbier qui avait deja
+ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave etait la, son
+rasoir ensanglante a la main.
+
+Le negociant chretien avait tenu, parole a son oncle: il avait, comme
+il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu
+a un marchand d'eunuques!
+
+En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui etait
+reserve, l'enfant se trouva mal.
+
+Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'operation, et il
+invita le negociant en chair humaine a la remettre au lendemain.
+
+Le maitre, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.
+
+Il lacha l'enfant, qui tomba a terre evanoui.
+
+L'enfant etait tombe pres de la porte.
+
+Quand il revint a lui, il conserva l'immobilite de l'evanouissement.
+
+Il esperait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il
+pourrait fuir.
+
+Il avait remarque un escalier eclaire par le haut; il calcula que cet
+escalier devait donner sur une terrasse.
+
+La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta
+les degres quatre a quatre, gagna la terrasse elevee de quinze ou
+dix-huit pieds, sauta de la terrasse a terre, et, avec la rapidite du
+vent, se dirigea vers la ville.
+
+Son maitre l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le meme saut que
+lui. Il fut oblige de descendre et de le poursuivre par la porte.
+
+Pendant ce temps, le fugitif avait gagne plus de deux cents pas.
+
+Son maitre etait resolu a le rattraper; lui, tenait a ne pas se
+laisser reprendre.
+
+Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du cote du consulat
+francais.
+
+Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit
+prononce, signifie liberte!
+
+L'enfant se precipita haletant dans la cour.
+
+Aveugle par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.
+
+Or, de meme que le pape Gregoire XVI a rendu un decret qui defend de
+faire des castrats a Rome, Mehemet-Ali a rendu un decret qui defend de
+faire des eunuques dans ses Etats.
+
+L'enfant n'eut donc qu'a dire a quel peril il venait d'echapper pour
+que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Egypte et se
+trouvait chez son collegue de Kenneh, le prit sous sa protection.
+
+D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis
+il livra le marchand a la justice du pacha.
+
+Le marchand recut cinq cents coups de baton et fut condamne aux
+galeres.
+
+L'enfant etait libre; mais, comme supreme faveur, il demanda a
+Delaporte de le prendre pour son domestique.
+
+Delaporte y consentit et en fit son _sais_.
+
+C'est en souvenir de ce qu'il a gagne a ce changement de condition que
+l'enfant appelle Delaporte _papa_.
+
+C'est en memoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier
+maitre que Delaporte appelle l'enfant Abailard.
+
+Cela nous a quelque peu eloigne de l'histoire de notre hippopotame;
+mais nous y revenons.
+
+
+II
+
+
+La France n'eut pas plus tot la huitieme merveille du monde, quelle se
+mit a en desirer une neuvieme.
+
+Ce ne fut qu'un cri, qu'un gemissement, qu'une lamentation parmi les
+savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la
+nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:
+
+--A quoi nous sert un hippopotame male, si nous n'avons pas un
+hippopotame femelle?
+
+Ces voix traverserent la Mediterranee et firent tressaillir
+Halim-Pacha au milieu de son harem.
+
+--Ne laissons pas se desoler ainsi un peuple chez lequel nous avons
+fait notre education, dit-il a son frere Said, et prouvons-lui que
+nous sommes restes Turcs en nous montrant reconnaissants.
+
+Et il ordonna qu'a tout prix une femelle d'hippopotame fut prise dans
+le Nil blanc et envoyee au Caire.
+
+Il y a un pays ou le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en
+France, c'est l'Egypte.
+
+Au bout d'un an, on annonca par un messager, a Halim-Pacha, que ses
+desirs etaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, agee de six
+mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement
+de son septieme mois, elle fut embarquee a bord d'un navire de l'Etat,
+avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chevres, dont
+le lait servait a sa nourriture.
+
+Au bout de dix-sept jours, le batiment aborda a Marseille.
+
+Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le male.
+
+Delaporte, qui etait reste quatre mois en France, etait alle passer
+trois de ces quatre mois dans sa famille, et etait revenu a Paris.
+
+Aussitot son retour, il etait venu me chercher pour aller voir son
+hippopotame au Jardin des Plantes.
+
+Son hippopotame pouvait avoir de huit a neuf mois.
+
+Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.
+
+Voici ce que je puis constater a l'honneur de l'hippopotame, et c'est
+a regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et
+savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui pretend que l'hippopotame est
+une creature privee de tout sentiment genereux:
+
+Des que nous entrames dans l'enceinte reservee, l'hippopotame, qui
+etait au fond de l'eau, reparut a la surface; puis, lorsque Delaporte
+l'eut appele de son nom arabe, l'animal accourut avec les
+demonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de
+satisfaction pouvant equivaloir a ceux que pousserait un troupeau
+d'une trentaine de porcs.
+
+Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublie, c'est que le pere et
+la mere du susdit hippopotame s'etaient fait tuer l'un apres l'autre
+en defendant leur petit.
+
+Il y a loin de la, a cet axiome si hardiment avance par notre savant
+ami Geoffroy Saint-Hilaire, " qu'il est commun que les femelles des
+mammiferes abandonnent leurs petits et meme les devorent, et qu'il n'y
+a pas d'animaux aussi brutaux et aussi coleres que les hippopotames. "
+
+On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un
+savant) de cette brutalite de notre hippopotame femelle, a l'endroit
+de son petit.
+
+A peine fut-elle arrivee a Paris, au bout de dix-sept jours, ayant
+encore, par consequent, pour treize jours d'eau du Nil, que,
+quoiqu'elle n'eut que sept mois, l'hippopotame male, qui en avait
+dix-sept, se rua sur elle avec une brutalite qui faisait plus
+d'honneur a sa passion qu'a sa courtoisie.
+
+Il resulta de cette brutalite une premiere gestation qui dura quatorze
+mois.
+
+Au bout de quatorze mois, c'est-a-dire a vingt-deux mois, la femelle
+mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau,
+soudainement, sans que la femelle eut annonce par aucun signe que
+cette parturition fut si proche.
+
+A peine eut-elle mis bas, a peine le petit fut-il venu a la surface de
+l'eau pour respirer, que les savants furent prevenus et accoururent.
+Bien leur en prit de s'etre hates; car, dix ou douze heures apres sa
+naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses defenses,
+le blessa mortellement.
+
+Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans
+sa plus grande etendue, soit en jouant, soit en baillant, soit en
+absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un metre d'etendue d'une
+machoire a l'autre.
+
+Les savants etaient desoles de cette mort, attendu que les
+naturalistes avaient generalement affirme qua l'hippopotame etait
+unipare, c'est-a-dire ne mettait bas qu'une seule fois.
+
+Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, a mon avis, que
+l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit a la fois.
+
+La desolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux
+animaux annonca bientot a ces memes savants que, si ses previsions ne
+le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois
+un nouveau produit. Quatorze mois apres, jour pour jour, la femelle
+manifesta l'intention d'aller au bassin prepare pour faire ses
+couches, et, apres une seule douleur, qui se manifesta par une
+violente crispation, elle mit au monde son second petit.
+
+Les savants furent prevenus de nouveau. Ils accoururent, virent le
+petit animal nageant a la surface du bassin, se couchant delicatement
+sur le cou et sur le dos de sa mere, qui--l'allaitait en levant la
+cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-a-dire pendant
+l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mere ne
+sortirent de l'eau.
+
+Le male paraissait indifferent, mais non pas hostile a sa progeniture.
+
+Le mercredi matin, le petit commenca de sortir du bassin et de se
+coucher au soleil. On envoya aussitot chercher les savants, qui
+vinrent, qui l'examinerent et le mesurerent. Il portait pres d'un
+metre trente-cinq centimetres d'une extremite a l'autre, et
+grossissait a vue d'oeil, et _comme si on l'eut souffle_. Rapport d'un
+temoin oculaire.
+
+Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M.
+Prevost, que la femelle hippopotame, malgre toutes les avances qu'il
+lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut
+pas le voir, et, sitot qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye
+de le charger.
+
+M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-meme, malgre la haute position qu'il
+occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la
+science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui
+pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu severe
+qu'il en porte, contradictoirement a l'opinion de son confrere le
+savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, edition
+de Leipzig, 1811, que "la nature de l'hippopotame est douce et
+inoffensive."
+
+Ajoutons que, pendant la soiree qui preceda le meurtre commis par
+l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrerent a une grande
+chasse aux rats. Les moyens de destruction etant le pistolet, et les
+savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une
+superiorite remarquable, il y eut peu de rats tues, mais beaucoup de
+coups de pistolet tires et beaucoup de bruit fait.
+
+Ce bruit parut vivement inquieter la femelle de l'hippopotame.
+
+Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le
+petit hippopotame se trainant a peine, et paraissant visiblement
+souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gemissement,
+au bord de son bassin; le gardien courut a lui, et reconnut six
+blessures, dont une mortelle traversant le poumon.
+
+Il courut a M. Prevost, le reveilla, et lui annonca que, s'il voulait
+voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hater.
+
+M. Prevost se hata et recut le dernier soupir du petit hippopotame,
+sans que la mere, a ce triste spectacle, manifestat autre chose que
+son mecontentement de l'introduction d'un etranger dans son domicile.
+
+Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier
+soupir.
+
+Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune pretention a la science,
+mais qui sommes un homme pratique, ayant vecu parmi les animaux
+domestiques et sauvages, presentons une bien humble observation a MM.
+les savants.
+
+C'est que les animaux domestiques seuls tolerent la presence et
+l'attouchement de l'homme a l'endroit de leurs petits; encore a-t-on
+remarque que les chiens et les chats, dont on avait tue, comme cela
+arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou
+deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition,
+ou, voyant que l'on avait touche a leurs petits, les emportaient et
+les cachaient du mieux qu'il leur etait possible pour les enlever a la
+main destructrice de l'homme.
+
+Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupedes,
+voyant l'endroit ou ils ont depose et ou ils allaitent leurs petits
+decouvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Quant aux oiseaux des forets et meme des jardins, il suffit de toucher
+a leurs oeufs pour qu'ils renoncent, a l'incubation et que ces oeufs
+soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage a leurs petits.
+
+Cependant, citons un fait qui se passe frequemment a l'endroit de
+ceux-ci.
+
+Souvent, des enfants, ayant decouvert, a quelques pas de la maison
+qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils frequentent, un nid soit de
+chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se
+dispenser de la peine d'elever les petits ou croyant les faire elever
+plus surement par la mere, mettent les oisillons dans une cage, a
+travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir
+pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu ou les
+petits devraient les suivre et en sont empeches par leur captivite,
+les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Aussi n'oterez-vous pas de l'idee des petits paysans que, lorsqu'un
+amateur d'ornithologie emploie ce moyen economique de se procurer des
+oisillons, le pere et la mere, plutot que de laisser leurs petits en
+captivite, _les empoisonnent_.
+
+L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents
+chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette,
+comme chez ce feroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?
+
+Non. Mais le fait irrecusable est celui-ci: tout animal sauvage a
+horreur de la captivite et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il
+est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier
+qu'il etait fait pour la liberte. Mais, en grandissant, il redevient
+sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait
+chercher sa nourriture dans votre main, apres un an de cage,
+c'est-a-dire lorsqu'il devrait etre habitue a la captivite, se debat,
+s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette meme main, dont, petit,
+il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans
+sa cage.
+
+Eh bien, il est arrive pour l'hippopotame, animal essentiellement
+sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la
+couvee, ce qui arrive meme aux animaux domestiques dont on a decime
+les petits: acceptant la captivite et l'attouchement de l'homme pour
+elle-meme, l'hippopotame ne les a pas acceptes pour sa progeniture;
+elle a tue son petit, non point parce qu'elle etait mauvaise mere,
+mais parce qu'elle etait trop bonne mere.
+
+Maintenant, quoique peu de temps se soit ecoule depuis ce crime,
+l'hippopotame femelle se trouve deja, comme disent nos voisins
+d'outre-Manche, dans un etat interessant. Que MM. les savants
+attendent patiemment le quatorzieme mois de gestation, qu'ils separent
+l'hippopotame male de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette
+derniere seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en
+lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque;
+qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur
+jeune pachyderme pour faire a coups de pistolet la chasse aux rats, et
+ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement
+et de la curiosite de l'homme, la mauvaise mere redeviendra bonne
+mere, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la
+satisfaction d'obtenir un produit.
+
+Terminons ce recit par une anecdote sur MM. les savants, qui
+rappellera, d'une singuliere facon, la spirituelle fable de _la Poule
+anx oeufs d'or_.
+
+Un de mes amis, le celebre voyageur Arnaud, avait, au peril de sa vie,
+ramene de l'ancienne Saba un ane hermaphrodite, tranchant, comme
+Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait declare que
+l'hermaphrodisme etait un des reves de l'antiquite.
+
+L'ane hermaphrodite repondait victorieusement a tous les doutes: il
+pouvait feconder, il pouvait etre feconde.
+
+Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver precieusement un
+pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il etait,
+sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tue, ouvert et
+disseque.
+
+Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connait peut-etre
+l'anecdote de l'ane hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre
+aux savants de toucher a son petit.
+
+
+
+POETES, PEINTRES ET MUSICIENS
+
+
+Avez-vous remarque ceci:
+
+Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poetes, ou la
+detestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: " Je ne
+la crains pas! "
+
+Essayons d'expliquer ce fait.
+
+La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.
+
+Les musiciens et les peintres idealistes sont des exceptions assez peu
+appreciees des autres peintres et des autres musiciens.
+
+Voyez Scheffer, voyez Schubert.
+
+Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poetes.
+
+Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poete, pas un romancier, pas un
+historien, a des compositeurs respectables et des executants
+superieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Beriot, Batta, que sais-je,
+moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait,
+Wilhems, les deux Stevens, Leys.
+
+La France, qui a des poetes a foison: Hugo, Lamartine, de Vigny,
+Barbier, Brizeux, Emile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en
+compositeurs, qu'Auber et Halevy.
+
+Je ne nomme pas plus Herold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et
+de Musset: tous deux sont morts.
+
+Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?
+
+C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
+arts sensuels.
+
+La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.
+
+La peinture entre par les yeux et rejouit le coeur.
+
+C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
+dit Horace, la peinture et la poesie.
+
+Nous dirons pourquoi la peinture et la poesie ne
+sont pas soeurs.
+
+C'est que la peinture est egoiste.
+
+La poesie decrit un tableau: elle n'aura jamais l'idee d'y rien
+changer, d'en alterer les lignes, d'en transformer les personnages.
+
+La peinture traduit la poesie: elle ne s'inquiete ni des traits
+arretes, ni des costumes traditionnels, ni des contours traces par la
+plume.
+
+Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
+s'eloignera de l'original.
+
+Tant que les peintres ont ete idealistes comme Giotto, Orcagna,
+Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Perugin, Leonard de Vinci
+et Raphael dans sa premiere maniere, la poesie biblique et evangelique
+a ete aussi bien rendue que possible.
+
+Mais, quand Raphael eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
+dernier_; quand la peinture paienne, sous le pinceau de Carrache, se
+fut substituee a la peinture chretienne; quand la Vierge fut une Niobe
+pleurant ses fils et non plus Marie s'evanouissant au pied de la
+croix; Jesus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
+apotre qui pleure et pardonna; le Pere Eternel un Jupiter Olympien
+clouant implacablement Promethee sur son rocher au lieu d'un maitre
+compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
+terrestre, la poesie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.
+
+A l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poete et un peintre
+jugent de la meme facon.
+
+Le peintre peut voir juste a l'endroit du poete, et le poete le
+reconnaitre; mais le peintre n'admettra jamais que le poete voie juste
+a l'endroit du peintre.
+
+Ainsi, prenons, par exemple, _la Peche miraculeuse_ de Rubens.
+
+Le poete dira:
+
+--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'execution. Le
+cote materiel de la couleur et de la brosse est irreprochable du
+moment que ce sont des pecheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
+tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apotres, non!
+
+--Pourquoi non?
+
+--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poesie traditionnelle, du
+Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, a la
+barbe rousse, aux yeux bleus et doux, a la bouche consolatrice, aux
+gestes bienveillants; parce que mon Christ, a moi, c'est celui qui
+preche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
+ressuscite la fille de Jair; qui pardonne a la femme adultere, et qui,
+de ses deux bras cloues sur la croix, benit le monde, et que je ne
+vois rien de tout cela dans le Christ de _la Peche miraculeuse_, pas
+plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Genezareth, dans ce
+gros et puissant gaillard a vareuse rouge qui tire la barque a lui.
+
+Le peintre vous repondra:
+
+--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
+comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme a la vareuse.
+
+Que voulez-vous repondre a cela? Rien. Il faut admirer le cote
+materiel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
+deux plus habiles peintres, qui aient jamais existe, mais se dire a
+soi-meme; tout bas:
+
+--Si j'avais a prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
+ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
+Rembrandt que je prierais.
+
+Voila pourquoi le peintre peut apprecier le poete au point de vue, de
+la poesie; voila pourquoi le poete n'appreciera jamais le peintre au
+point de vue de la peinture.
+
+Maintenant, pourquoi les poetes sont-ils si froids a l'endroit de la
+musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
+haissent pas?
+
+Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.
+
+La poesie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-meme une
+musique. Quand la poesie a affaire a la musique, elle n'a donc point
+affaire a une soeur, mais a une rivale.
+
+En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition a la
+poesie, sous pretexte de donner l'hospitalite a la poesie, elle la
+conduira dans le chateau de Procuste; elle la couchera sur son lit,
+c'est-a-dire sur un veritable echafaud.
+
+Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
+disloquer, jusqu'a ce qu'ils aient la longueur voulue.
+
+Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
+estropier, jusqu'a ce qu'ils soient raccourcis a sa convenance. Elle
+aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.
+
+Le poete a ecrit:
+
+ L'or est une chimere,
+ Sachons nous en servir.
+
+Le musicien mettra:
+
+ Oh! l'or est une chimere.
+ Eh! sachons nous en servir.
+
+Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
+moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.
+
+Quand les poetes voudront etre lus comme poetes, ils feront les _Odes
+et Ballades_, les _Meditations poetiques_, les _Contes d'Espagne et
+d'Italie_. Quand ils voudront etre ecoutes comme librettistes, ou
+plutot ne pas etre ecoutes, ils feront _Guillaume Tell_, _le
+Prophete_, _la Marchande d'oranges_.
+
+On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
+vers.
+
+C'est exagere peut-etre. Certains musiciens font d'excellente musique
+sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
+Niedermayer; _le Navire_, de Soulie, musique de Monpou.
+
+Mais, en general, la puissance humaine ne va pas jusqu'a ecouter et
+comprendre a la fois de belle musique et de beaux vers.
+
+Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.
+
+Les melomanes suivront les notes, les poetes suivront les paroles;
+mais les paroles devoreront les notes ou les notes mangeront les
+paroles.
+
+Supposez que l'on sorte d'un opera de Scribe, on fredonnera la
+musique. Supposez que l'on sorte d'un opera de Lamartine, on redira
+les vers.
+
+Ce qui signifie que, sans etre un grand poete, et justement parce
+qu'il n'est pas un grand poete, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
+Halevy, un librettiste preferable a Hugo ou a Lamartine.
+
+Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opera avec Hugo ou
+Lamartine, et qu'ils ont fait a peu pres tous leurs operas avec
+Scribe.
+
+
+
+DESIR ET POSSESSION
+
+
+La mode des charades est passee. Oh! le beau temps pour les poetes
+sphinx que celui ou _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
+quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une enigme ou
+un logogriphe a ses lecteurs!
+
+Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
+
+Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
+perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
+--dites-moi de quelle langue est tire l'apologue suivant.
+
+Est-ce du sanscrit, de l'egyptien, du chinois, du phenicien, du grec,
+de l'etrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
+l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du francais ou
+du basque?
+
+Remonte-t-il a l'antiquite, et est-il signe Anacreon?--Est-il
+gothique, et est-il signe Charles d'Orleans?--Est-il moderne, et
+est-il signe Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutot, ne
+serait-il pas de Saadi, le poete des perles, des roses et des
+rossignols?--Ou bien...?
+
+Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la votre.
+
+Devinez donc, chez lecteur.
+
+Voici l'apologue en question:
+
+
+Un papillon avait reuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
+de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
+
+Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
+lui-meme a une fleur volante, il s'elevait, s'abaissait, se jouait
+au-dessus de la verte prairie.
+
+Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapre, le vit,
+et se sentit pris tout a coup du desir d'attraper l'insecte aux vives
+couleurs.
+
+Mais le papillon etait habitue a ces sortes de desirs-la. Il avait vu
+des generations entieres s'epuiser a le poursuivre. Il voltigea devant
+l'enfant, se posant a deux pas de lui; et, quand l'enfant,
+ralentissant sa course, retenant son haleine, etendait la main pour le
+prendre, le papillon s'enlevait et recommencait son vol inegal et
+eblouissant.
+
+L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
+
+Apres chaque tentative avortee, au lieu de s'eteindre, le desir de la
+possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
+rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait apres le beau
+papillon!
+
+
+Le pauvre enfant avait couru sans regarder derriere lui; de sorte que,
+ayant couru longtemps, il etait deja bien loin de sa mere.
+
+De la vallee fraiche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
+aride et semee de ronces.
+
+L'enfant le suivit dans cette plaine.
+
+Et, quoique la distance fut deja longue et la course rapide, l'enfant,
+ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
+posait de dix pas en dix pas, tantot sur un buisson, tantot sur un
+arbuste, tantot sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
+toujours s'envolait au moment ou le jeune homme croyait le tenir.
+
+Car, en le poursuivant, l'enfant etait devenu jeune homme.
+
+Et, avec cet insurmontable desir de la jeunesse, et avec cette
+indefinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
+brillant mirage.
+
+Et, de temps en temps, le papillon s'arretait comme pour se moquer du
+jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
+fleurs, et battait amoureusement des ailes.
+
+Mais, au moment ou le jeune homme s'approchait, haletant d'esperance,
+le papillon se laissait aller a la brise, et la brise l'emportait,
+leger comme un parfum.
+
+
+Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensee, les minutes et
+les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
+annees et les annees, et l'insecte et l'homme etaient arrives au
+sommet d'une montagne qui n'etait autre que le point culminant de la
+vie.
+
+En poursuivant le papillon, l'adolescent s'etait fait homme.
+
+La, l'homme s'arreta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
+mieux pour lui de revenir en arriere, tant ce versant de montagne qui
+lui restait a descendre lui paraissait aride.
+
+Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre cote, ou, dans de
+charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
+poussaient des fleurs parfumees, des plantes rares, des arbres charges
+de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'etendait un grand
+espace carre ferme de murs, dans lequel on entrait par une porte
+incessamment ouverte, et ou il ne poussait que des pierres, les unes
+couchees, les autres debout.
+
+Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
+l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
+montagne.
+
+Et, chose etrange! quoiqu'une si longue course eut du fatiguer le
+vieillard, car, a ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaitre
+pour tel l'insense coureur, sa marche, a mesure qu'il avancait,
+devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
+declivite de la montagne.
+
+Et le papillon se tenait a egale distance; seulement, comme les fleurs
+avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
+des branches d'arbre dessechees.
+
+Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.
+
+
+Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
+vieillard le suivit, entrant par la porte.
+
+Mais a peine eut-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
+semblait se fondre dans l'atmosphere grisatre, il heurta une pierre et
+tomba.
+
+Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
+
+Et, ne pouvant plus courir apres sa chimere, il se contenta de lui
+tendre les bras.
+
+Alors, le papillon sembla avoir pitie de lui, et, quoiqu'il eut perdu
+ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tete.
+
+Peut-etre n'etaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
+leurs vives couleurs; peut-etre etaient-ce les yeux du vieillard qui
+s'affaiblissaient.
+
+Les cercles decrits par le papillon devinrent de plus en plus etroits,
+et il finit par se reposer sur le front pale du mourant.
+
+Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
+le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de desirs et de tant
+de fatigues; mais, o desillusion! il s'apercut que c'etait, non pas un
+papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
+
+Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
+tressaillir l'atmosphere qui pesait sur ce champ de mort...
+
+Et cependant, poursuis, o poete, poursuis ton desir effrene de
+l'ideal; cherche, a travers des douleurs infinies, a atteindre ce
+fantome aux mille couleurs qui fuit incessamment devant toi, dut ton
+coeur se briser, dut ta vie s'eteindre, dut ton dernier soupir
+s'exhaler au moment ou ta main le touchera.
+
+
+
+UNE MERE
+
+(CONTE IMITE D'ANDERSEN)
+
+
+Une mere etait assise pres du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'a
+la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle etait en proie a la
+plus vive douleur.
+
+L'enfant etait pale, ses yeux etaient fermes, il respirait
+difficilement, et chacune de ses aspirations etait profonde comme s'il
+soupirait.
+
+La mere tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit etre
+avec une tristesse deja muette comme le desespoir.
+
+On frappa trois coups a la porte.
+
+--Entrez, dit la mere.
+
+Et, comme on avait ouvert et referme la porte, et que cependant elle
+n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
+
+Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps a moitie
+enveloppe, dans une couverture de cheval.
+
+C'etait un triste vetement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
+etait rigoureux; derriere les vitres blanchies et ramagees par le
+givre, il faisait dix degres de froid et le vent coupait le visage.
+
+Le vieillard etait pieds nus; c'etait sans doute pour cela que ses pas
+ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
+
+Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il etait la,
+l'enfant paraissait dormir plus profondement, la mere se leva pour
+ranimer le feu du poele.
+
+Le vieillard s'assit a sa place et se mit a bercer l'enfant, en
+chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
+
+--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mere en s'adressant a son
+hote sombre.
+
+Celui-ci fit de la tete un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
+de la bouche un sourire etrange.
+
+La mere baissa les yeux, de grosses larmes coulesent sur ses joues, sa
+tete tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
+qu'elle n'avait ni dormi ni mange!
+
+Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgre elle;
+mais bientot elle se reveilla en sursaut et toute glacee.
+
+Le vieillard n'etait plus la.
+
+--Ou donc est le vieillard? cria-t-elle.
+
+Et elle se leva et courut au berceau.
+
+Le berceau etait vide.
+
+Le vieillard avait emporte l'enfant.
+
+En ce moment, la vieille horloge qui etait pendue dans un coin contre
+le mur sembla se detraquer; le poids en plomb descendit jusqu'a ce
+qu'il eut touche le sol, et l'horloge s'arreta.
+
+La mere se precipita hors de la maison en criant:
+
+--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?
+
+Une grande femme vetue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
+la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:
+
+--Imprudente! tu as laisse la Mort entrer chez toi et bercer ton
+enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle etait
+la; elle n'attendait qu'une chose: c'etait que tu fermasses les yeux;
+alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
+l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
+qu'emporte la Mort, pauvre mere, elle ne le rapporte jamais!
+
+--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'ecria la mere,
+et je saurai bien la retrouver, moi.
+
+--Certes, rien ne m'est plus facile, dit la femme noire; mais, avant
+de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
+chantais a ton enfant en le bercant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
+couler tes larmes lorsque tu les chantais.
+
+--Je vous les chanterai toutes, depuis la premiere jusqu'a la
+derniere, dit la mere, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
+passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
+enfant.
+
+Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mere, en se
+tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
+chantees a son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
+encore plus de larmes. Quand elle eut chante sa derniere chanson et
+que sa voix se fut eteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
+lui dit:
+
+--Va droit a ce sombre bois de cypres; j'ai vu la Mort y entrer avec
+ton enfant.
+
+La mere y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
+s'arreta, ne sachant si elle devait prendre a droite ou a gauche.
+
+A l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'epines qui n'avait
+plus ni feuilles ni fleurs, car c'etait l'hiver; il etait couvert de
+givre, et des glacons pendaient a chacune de ses branches.
+
+--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mere au
+buisson.
+
+--Oui, repondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
+a pris que tu ne m'aies rechauffe a ton sein; car, tu le vois, je ne
+suis qu'un glacon.
+
+La mere, sans hesiter, se mit a genoux et pressa le buisson contre son
+sein, afin qu'il degelat; les epines penetrerent dans sa poitrine, et
+le sang coulait a grosses gouttes.
+
+Mais, au fur et a mesure que le sein de la mere etait dechire et que
+son sang coulait, il poussait au buisson, qui etait une aubepine, de
+belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
+coeur d'une mere!
+
+Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.
+
+Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
+sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac etait trop gele
+pour qu'on essayat de le passer a la nage, pas assez pour qu'on put le
+passer a pied.
+
+Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
+abord, que cette mere affligee le traversat.
+
+Elle tomba a genoux, esperant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
+
+--N'espere pas l'impossible, lui dit le genie du lac en levant sa tete
+blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutot, a nous deux, si nous en
+viendrons a bout. J'aime a amasser les perles, et tes yeux sont les
+plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'a ce
+que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
+tes yeux des diamants. Apres cela, je te transporterai sur mon autre
+bord, a la grande serre chaude ou demeure la Mort, et ou elle cultive
+les arbres et les fleurs dont chacun represente une vie humaine.
+
+--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre desolee. Je te donnerai tout,
+tout, pour arriver a mon enfant.
+
+Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
+larmes, suivirent les larmes, qui etaient devenues des perles, et
+tomberent dans le lac, ou ils devinrent des diamants.
+
+Alors le genie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
+instant la transporta de l'autre cote de ses eaux.
+
+Puis il la deposa sur la rive, ou etait situe le palais des fleurs
+vivantes.
+
+C'etait un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
+long, doucement chauffe l'hiver par des poeles invisibles, et l'ete
+par le soleil.
+
+La pauvre mere ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.
+
+Elle chercha en tatonnant, jusqu'a ce qu'elle en trouvat l'entree;
+mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
+
+--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.
+
+--Oh! une femme! s'ecria la mere; elle aura
+pitie de moi.
+
+Puis, a la femme:
+
+--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.
+
+--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidee? demanda la
+vieille.
+
+--C'est le bon Dieu, dit la mere. Il a eu pitie de moi. Toi aussi, tu
+auras pitie de moi et tu me diras ou je puis retrouver mon enfant.
+
+--Je ne le connais pas, repondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
+le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
+va bientot venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
+creature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
+est organise. Ils ont la meme apparence que les autres vegetaux, mais
+ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
+vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
+enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-etre au
+toucher reconnaitras-tu le battement du tien.
+
+--Oh! oui, oui, dit la mere, je le reconnaitrai, j'en suis sure.
+
+--Quel age avait ton enfant?
+
+--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la premiere
+fois _maman_, hier au soir.
+
+--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
+donneras-tu?
+
+--Qu'ai-je encore a donner? demanda la mere. Rien, vous le voyez;
+mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!
+
+--Je n'ai rien a faire au bout du monde, repondit sechement la
+vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
+en echange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu desires.
+
+--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
+prenez-les!
+
+Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et recut en
+echange les cheveux gris de la vieille.
+
+Elles entrerent alors dans la grande serre chaude de la Mort, ou
+fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont ranges et etiquetes selon leur
+age.
+
+Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
+aquatiques nageant a la surface des bassins, quelques-unes fraiches et
+bien portantes, d'autres malades et a demi fanees; des serpents d'eau
+se couchaient enroules sur celles-ci, et des ecrevisses noires
+grimpaient apres leurs tiges. Il y avait la de magnifiques palmiers,
+des chenes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
+avait des bruyeres, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
+chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
+representait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
+Afrique, celles-ci en Chine, celles-la au Groenland. Il y avait de
+grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
+d'eclater, etant devenues trop etroites. Il y avait aussi maintes
+petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
+elles. Les caisses trop etroites representaient les pauvres, les vases
+trop grands representaient les riches. Enfin, la pauvre mere arriva
+dans la salle des enfants.
+
+--C'est ici, lui dit la vieille.
+
+Alors la mere se mit a ecouter battre les coeurs et a tater les coeurs
+qui battaient.
+
+Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit etre
+que la Mort lui avait pris, qu'elle eut reconnu ce battement du coeur
+de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.
+
+--Le voila! le voila! s'ecria-t-elle enfin en etendant les deux mains
+sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un cote.
+
+--Ne touche pas a la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
+place-toi ici tout pres. J'attends la Mort a chaque instant, et, quand
+elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
+elle persiste, d'en faire autant a deux autres fleurs: elle aura peur;
+car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arraches, il
+faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte a Dieu de toutes les plantes
+humaines.
+
+--Ah! mon Dieu, dit la mere, pourquoi ai-je si froid?
+
+--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste la et souviens-toi
+de ce que je t'ai dit.
+
+Et la vieille s'enfuit.
+
+A mesure que la Mort approchait, la mere sentait le froid redoubler.
+
+Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle etait devant elle.
+
+--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
+comment surtout as-tu pu etre ici avant moi?
+
+--Je suis mere! repondit-elle.
+
+Et la Mort etendit son bras decharne vers le petit cactus; mais la
+mere le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de precaution,
+qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.
+
+Alors la Mort souffla sur les mains de la mere, et elle sentit que ce
+souffle etait froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.
+
+Ses muscles se detendirent et ses mains se detacherent de la plante,
+sans force et sans chaleur.
+
+--Insensee! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
+
+--Non; mais le bon Dieu le peut, repondit la mere.
+
+--Je ne fais que ce qu'il me commande, repliqua la Mort. Je suis son
+jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantes sur la
+terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
+
+--Rends-moi donc mon enfant, dit la mere en pleurant et en suppliant;
+ou arrache mon arbre en meme temps que le sien.
+
+--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente annees a vivre.
+
+--Plus de trente annees! s'ecria la mere desesperee; et que veux-tu, o
+Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les a quelque mere plus
+heureuse, comme j'ai donne mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
+cheveux a la vieille.
+
+--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.
+
+--Eh bien, dit la mere, a nous deux alors.--Mort, si tu touches a la
+plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.
+
+Et elle saisit a pleines mains deux jeunes fuchsias.
+
+--Ne touche pas a ces fleurs, s'ecria la Mort. Tu dis que tu es
+malheureuse, et tu veux rendre une autre mere plus malheureuse encore
+que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
+
+--Oh! fit la pauvre femme.
+
+Et elle lacha les deux fleurs.
+
+Il se fit un silence, pendant lequel on eut dit que la Mort eprouvait
+un mouvement de pitie.
+
+--Tiens, dit la Mort en presentant a la mere deux beaux diamants,
+voici tes yeux: je les ai peches en passant dans le lac; reprends-les;
+ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais ete. Je te
+les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule a
+cote de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
+arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
+deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais detruire; tu
+verras ce que tu voulais refouler dans le neant.
+
+Et, reprenant ses yeux, la mere regarda dans la source. C'etait un
+magnifique spectacle que de voir a quel avenir de bonheur et de
+bienfaisance etaient reserves ces deux etres qu'elle avait failli
+aneantir.
+
+Leur vie s'ecoulait dans une atmosphere de joie, au milieu d'un
+concert de benedictions.
+
+--Ah! murmura la mere en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
+etre bien coupable.
+
+--Regarde, dit la Mort.
+
+Les deux fuchsias avaient disparu, et, a leur place, on voyait un
+petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
+grandissait et devenait un jeune homme plein de brulantes passions;
+tout etait chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
+suicide.
+
+--Ah! mon Dieu, qu'etait-ce que celui-la? demanda
+la mere.
+
+--C'etait ton enfant, repondit la Mort.
+
+La pauvre femme poussa un gemissement et s'affaissa sur la terre.
+
+Puis, apres un instant, levant les bras au ciel:
+
+--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
+vous faites est bien fait.
+
+La Mort, alors, etendit le bras vers le petit cactus.
+
+Mais la mere lui arreta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
+rendant ses deux yeux:
+
+--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
+
+Et la pauvre mere vecut trente ans encore, aveugle mais resignee.
+
+Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mere au rang des
+martyrs.
+
+
+
+LE CURE DE BOULOGNE
+
+
+Voici une petite histoire gui est populaire dans la
+marine francaise, et que je meurs d'envie de populariser
+parmi les _terriens_.
+
+Vous me direz si elle valait la peine d'etre racontee.
+
+
+Le 14 novembre de l'annee 1766, une caleche decouverte, attelee de
+chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un etait
+assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de
+devant, ce qui indiquait une difference notable dans les grades,
+traversait le bois de Boulogne, venant de la barriere de l'Etoile, et
+suivant l'avenue de Saint-Cloud.
+
+A la hauteur du chateau de la Muette, elle croisa un pretre qui se
+promenait a petits pas, lisant son breviaire, dans une contre-allee.
+
+--He! postillon, cria l'officier assis au fond de la caleche, arretez
+donc un peu, s'il vous plait.
+
+Le postillon s'arreta.
+
+Cette invitation donnee a haute voix, et le bruit que fit le postillon
+en arretant ses chevaux, amenerent naturellement le pretre a lever la
+tete, et a fixer les yeux sur la caleche et les trois voyageurs.
+
+--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la
+voiture, c'est toi, mon cher Remy?
+
+Le pretre regardait avec etonnement; cependant, peu a peu son visage
+s'eclairait du jour qui se faisait en lui-meme, et sa bouche passait
+de l'etonnenient au sourire.
+
+--Ah! dit-il enfin, c'est vous?
+
+--Comment, _vous_?
+
+--Non... c'est toi, Antoine!
+
+--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.
+
+--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq
+ans que nous nous sommes quittes?
+
+--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir
+un instant pres de moi, et je te le dirai.
+
+--Mais...
+
+Le pretre regarda autour de lui avec inquietude, comme s'il avait peur
+de s'ecarter de son domicile.
+
+Bougainville comprit sa crainte.
+
+--Sois tranquille; nous irons au pas, repondit-il.
+
+Un valet descendit du siege de derriere, et abaissa le marchepied.
+
+--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le pretre, et Marianne
+m'attend pour diner.
+
+--Ou demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc!
+
+Et Bougainville tira legerement par sa soutane le pretre, qui s'assit.
+
+--Ou je demeure? dit celui-ci.
+
+--Oui.
+
+--A Boulogne... Je suis cure de Boulogne, mon ami.
+
+--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la
+vocation.
+
+--Aussi, tu vois, suis-je entre dans les ordres.
+
+--Et tu es content?
+
+--Enchante, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier
+ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes gouts sont
+modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an a donner
+aux pauvres.
+
+--Cher Remy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous
+perdions le moins de temps possible.
+
+Le postillon fit prendre a ses chevaux l'allure demandee, laquelle, si
+moderee qu'elle fut, n'en amena pas moins un nuage d'inquietude sur la
+physionomie du cure.
+
+--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du
+cote de Boulogne.
+
+--Mon ami, dit en riant l'abbe Remy, il y a vingt ans que je suis cure
+a Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, a
+moins d'etre retenu pres d'un mourant, je ne suis rentre a midi cinq
+minutes; aussi, a midi juste, la soupe est sur la table, et... tu
+comprends?...
+
+--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquieter Marianne... A midi
+juste, tu seras chez toi.
+
+--Voila qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-meme: n'est-ce
+pas l'uniforme de la marine que tu portes la?
+
+--Oui, je suis capitaine de vaisseau.
+
+--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.
+
+--Vraiment?
+
+--Dame, en sortant du college, ne t'etais-tu pas mis a l'etude des
+lois?
+
+--Que veux-tu, mon cher Remy! toi, l'elu du Seigneur, tu dois mieux
+que personne connaitre le proverbe: "L'homme propose et Dieu dispose!"
+C'est vrai, j'ai ete recu, en 1752, avocat au parlement de Paris.
+
+--Ah! je savais bien, moi! dit le bon pretre on tirant de son
+breviaire son doigt, qui indiquait la place ou il en etait reste de sa
+lecture. Ainsi, tu as ete recu avocat?
+
+--Oui; mais, en meme temps que j'etais recu avocat, continua
+Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.
+
+--Oh! en effet, tu avais toujours eu du gout pour les armes, et
+surtout des dispositions pour les mathematiques.
+
+--Tu te rappelles cela?
+
+--Tiens, par exemple! N'etais-je pas ton meilleur ami au college?
+
+--Ah! c'est bien vrai!
+
+--Est-ce toi ou ton frere Louis qui est de l'Academie?
+
+Bougainville sourit.
+
+--C'est mon frere, dit-il, ou plutot c'etait mon frere; car il faut
+que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.
+
+--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et
+il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mene au
+port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.
+
+Bougainville regarda a sa montre.
+
+--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par
+consequent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite,
+postillon!
+
+--Comment, plus vite?
+
+--Puisque tu es presse, mon ami!
+
+--Bougainville!...
+
+--Quoi! le desir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en
+toi sur la crainte d'inquieter Marianne par un retard de cinq
+minutes?... Oh! le triste ami que j'ai la!
+
+--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins...
+Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai a
+Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
+grondera plus.
+
+--Marianne me connait donc?
+
+--Si elle te connait? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parle de
+toi... Mais, voyons, depeche-toi, et acheve de me dire comment il se
+fait que, ayant ete recu avocat, et t'etant fait inscrire dans les
+mousquetaires, je te retrouve officier de marine.
+
+-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela.
+En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de
+Picardie; l'annee suivante, je fus nomme aide de camp de Chevert, que
+je quittai pour devenir secretaire d'ambassade a Londres et me faire
+recevoir membre de la Societe royale; en 1756, je partis comme
+capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, charge de defendre
+le Canada...
+
+--Bon! bon! bon! interrompit l'abbe Remy, je te vois venir!...
+Continue, mon ami, continue, je t'ecoute.
+
+Completement captive par le recit de Bougainville, l'abbe n'avait pas
+remarque que les chevaux etaient passes tout doucement du petit trot
+au grand trot.
+
+Bougainville continua:
+
+--Une fois au Canada, j'etais presque maitre de mon avenir; je n'avais
+qu'a bien faire pour arriver a tout. Je fus charge par le marquis de
+Montcalm de plusieurs expeditions, que je menai a bonne fin; ainsi,
+par exemple, apres une marche de soixante lieues a travers des bois
+que l'on jugeait impenetrables, et tantot sur un terrain couvert de
+neige, tantot sur les glaces de la riviere de Richelieu, je m'avancai
+jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, ou je brulai une flottille
+anglaise sous le fort meme qui la protegeait.
+
+--Comment, dit l'abbe, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la
+relation de cet evenement; mais je ne savais pas que tu en fusses le
+heros...
+
+--N'as-tu pas reconnu mon nom?
+
+--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment
+veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte etudiant
+les lois, et aspirant a etre avocat au parlement, un gaillard qui
+brule des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce
+n'etait pas possible.
+
+En ce moment, la voiture s'arreta devant une maison de poste.
+
+--Oh! dit l'abbe Remy, ou sommes-nous, Antoine?
+
+--Nous sommes a Sevres, mon ami.
+
+--A Sevres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda a sa
+montre.
+
+--Il est midi dix minutes.
+
+--Oh! mon Dieu! s'ecria l'abbe; mais jamais je ne serai a Boulogne
+pour midi.
+
+--C'est plus que probable.
+
+--Une lieue a faire!
+
+--Une lieue et demie.
+
+--Si, au moins, je trouvais un coucou...
+
+L'abbe se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de
+lui aussi loin que la vue pouvait s'etendre, et n'apercut pas le plus
+mince vehicule.
+
+--N'importe, j'irai a pied.
+
+--Mais non, tu n'iras pas a pied, dit Bougainville.
+
+--Comment, je n'irai pas a pied?
+
+--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrape une pleuresie pour
+avoir fait la conduite a un ami.
+
+--J'irai doucement.
+
+--Oh! je te connais; tu craindras d'etre gronde par mademoiselle
+Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid,
+tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbecile de medecin te
+purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger,
+et, trois jours apres, bonsoir... plus d'abbe Remy!
+
+--Il faut pourtant que je retourne a Boulogne. He! postillon!
+postillon! arretez... arretez donc! La voiture, relayee, repartait au
+trot.
+
+--Ecoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux a faire.
+
+--Ce qu'il y a de mieux a faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est
+d'arreter les chevaux, afin que je descende et que je regagne
+Boulogne.
+
+--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux a faire, c'est de
+venir avec moi jusqu'a Versailles.
+
+--Jusqu'a Versailles?...
+
+--Oui, puisque tu as manque le diner de mademoiselle Marianne, tu
+dineras avec moi a Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers
+ordres de Sa Majeste, un de ces messieurs se chargera de trouver un
+coucou qui te ramenera a Boulogne.
+
+--En verite, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais...
+
+--Mais quoi?
+
+L'abbe Remy tata les poches de sa veste, plongea alternativement les
+deux mains jusqu'au fond de ses goussets.
+
+--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.
+
+--Qu'a cela ne tienne, mon cher Remy: a Versailles, je demanderai au
+roi cent ecus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera,
+je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit ecu afin de retourner
+en coucou a Boulogne, et tout sera dit.
+
+--Comment, tu crois que le roi te donnera cent ecus pour mes pauvres?
+
+--J'en suis sur.
+
+--Parole d'honneur?
+
+--Foi de gentilhomme!
+
+--Mon ami, voila qui me decide.
+
+--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres;
+mieux vaut, a ce qu'il parait, etre ton pauvre que ton ami.
+
+--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un cure
+qui se derange, il lui faut une excuse.
+
+--Une excuse?... Oh! si tu decouchais, je ne dis pas...
+
+--Comment, si je decouchais? s'ecria l'abbe Remy effraye; aurais-tu
+donc l'intention de me faire decoucher?... Postillon! he! postillon!
+
+--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous
+serons a Versailles a une heure; nous aurons dine a deux; tu pourras
+partir a trois.
+
+--Pourquoi a trois, et pas a deux?
+
+--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander
+les cent ecus.
+
+--Ah! c'est vrai.
+
+--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez
+toi a six heures.
+
+--Que dira Marianne?
+
+--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent ecus emanant
+directement du roi, Marianne sera heureuse et fiere de ton influence.
+
+--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura
+dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, a parler de
+cette aventure.
+
+--Ainsi, c'est convenu, nous dinons a Versailles?
+
+--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.
+
+--Ah! c'est vrai!... Nous en etions a mon expedition sur le
+Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de marechal des logis de l'un
+des corps d'armee, et la mission d'aller a Versailles expliquer la
+situation precaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du
+renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce
+que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas,
+c'est-a-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel a la suite
+du regiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du
+marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires
+dans la fameuse retraite de Quebec, que je fus charge de couvrir.
+Arrive sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une
+bataille; les deux generaux furent tues: Montcalm, dans nos rangs;
+Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armee battue, il n'y
+avait plus moyen de defendre le Canada. Je revins en France, et je
+fis, en qualite d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la
+campagne de 1761, en Allemagne...
+
+--Mais alors, c'est donc a toi, interrompit le cure de Boulogne, que
+le roi a fait cadeau de deux canons?
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je
+pu penser que ce Bougainville-la etait mon ami Antoine?
+
+--Et qu'as-tu dit du cadeau?
+
+--Dame, il m'a paru bien merite... mais, pourtant, j'ai trouve que le
+roi aurait pu donner a ce M. Bougainville, que j'etais si loin de me
+douter etre toi, quelque chose de plus facile a transporter que deux
+canons... car enfin, c'est tres-honorable, deux canons, mais on ne
+peut pas conduire cela partout ou l'on va.
+
+--Il y a du vrai dans ce que tu dis la, reprit Bougainville en riant;
+mais, comme en meme temps le roi venait de me nommer capitaine de
+vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo
+et aussi pour moi-meme, un etablissement dans les iles Malouines, je
+pensai que mes deux canons pourraient avoir la leur utilite.
+
+--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbe Remy; mais, excuse mon ignorance en
+geographie, mon cher Antoine, ou prends-tu les iles Malouines?
+
+--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais du les appeler les iles
+Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donne ce nom d'iles
+Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.
+
+--A la bonne heure! dit l'abbe Remy en souriant, sous ce nom-la, je
+les reconnais! Les iles Falkland appartiennent a l'archipel de l'ocean
+Atlantique; je les vois d'ici, pres de la pointe meridionale de
+l'Amerique du Sud, a l'est du detroit de Magellan.
+
+--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisees, n'aurait
+pas mieux determine leur gisement... Tu t'occupes donc de geographie
+dans ta cure de Boulogne?
+
+--Oh! mon ami, etant jeune, j'avais toujours ambitionne une mission
+dans les Indes... J'etais ne voyageur, moi, et je ne sais pas ce que
+j'aurais donne pour faire le tour du monde... autrefois, pas
+maintenant.
+
+--Oui, je comprends, dit Bougainville en echangeant un coup d'oeil
+avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te derangerait de tes
+habitudes... Alors, tu as voyage?
+
+--Mon ami, je n'ai jamais depasse Versailles.
+
+--Ainsi, tu ne connais pas la mer?
+
+--Non.
+
+--Tu n'as jamais vu un vaisseau?
+
+--J'ai vu le coche d'Auxerre.
+
+--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idee
+tres-imparfaite d'une fregate de soixante canons.
+
+--Je le crois, comme toi, ajouta naivement l'abbe Remy. Et tu dis
+donc que tu partis pour les iles Malouines, ou le gouvernement t'avait
+autorise a fonder un etablissement,--que tu fondas, je n'en doute pas?
+
+--En effet... Malheureusement, les Espagnols, apres la paix de Paris,
+firent valoir leurs droits sur ces iles; leur reclamation parut juste
+a la cour de France, qui les leur rendit, a la condition qu'ils
+m'indemniseraient des frais que j'avais faits.
+
+--Et t'ont-ils indemnise, au moins?
+
+--Oui, mon cher ami, ils m'ont donne un million.
+
+--Un million?... Peste! joli denier.
+
+Le bon abbe avait presque jure, comme on voit.
+
+--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?...
+
+--Je vais au Havre.
+
+--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-etre suis-je
+indiscret...
+
+--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une
+fregate dont le roi vient de me nommer capitaine.
+
+--Et elle s'appelle, ta fregate?
+
+--_La Boudeuse_.
+
+--Ce doit etre un beau batiment?
+
+--Superbe.
+
+L'abbe Remy poussa un soupir.
+
+Il etait evident que le pauvre pretre pensait au plaisir qu'il eut
+eprouve, du temps qu'il etait libre, a voir la mer et a visiter une
+fregate.
+
+Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel
+echange de regards accompagnes d'un sourire.
+
+Sourire et regards passerent inapercus du digne abbe Remy, qui etait
+tombe dans une si profonde reverie, qu'il ne revint a lui que lorsque
+la voiture s'arreta devant un grand hotel.
+
+--Ah! il parait que nous sommes arrives, dit-il. J'ai tres-faim!
+
+--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le diner doit etre commande
+d'avance.
+
+--L'agreable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbe: on
+recoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne
+caleche, et, quand on arrive, on trouve un diner qui vous attend! ...
+Pauvre Marianne! elle a dine sans moi, elle!
+
+--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons
+diner sans elle, nous, et j'espere que son absence ne t'otera pas
+l'appetit.
+
+--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai veritablement tres-faim.
+
+--Eh bien, alors, a table! a table!
+
+--A table! repeta gaillardement l'abbe Remy.
+
+
+Le diner etait bon; Bougainville etait un gourmet; il ne buvait que du
+vin de Champagne; la mode venait d'etre inventee de le glacer.
+
+Tout cure--fut-ce le cure d'une bourgade ou d'un hameau, fut-ce le
+desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu
+gourmet; l'abbe Remy, si modeste qu'il etait, avait ce cote sensuel
+dont la nature a dote le palais des hommes d'Eglise. Il voulut d'abord
+ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il melangea le
+vin et l'eau en parties egales; puis, enfin, il se decida a boire son
+vin pur.
+
+Quand Bougainville le vit arrive a ce point, il se leva, annoncant que
+l'heure etait venue pour lui de se presenter chez le roi, auquel il
+allait adresser la requete relative aux pauvres de Boulogne.
+
+Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie a
+l'abbe Remy.
+
+Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.
+
+Malgre les instances des officiers, le digne pretre s'etait tenu dans
+un etat d'equilibre qui faisait honneur a sa volonte.
+
+--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?
+
+--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a donnees pour eux, dit
+Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!
+
+--Comment, cinquante louis? s'ecria l'abbe Remy tout ebouriffe de la
+largesse royale; douze cents livres?...
+
+--Douze cents livres.
+
+--Impossible!
+
+--Les voici.
+
+L'abbe Remy tendit la main,
+
+--Mais le roi me les a remises a une condition.
+
+--Laquelle?
+
+--C'est que tu boiras a sa sante.
+
+--Oh! qu'a cela ne tienne!
+
+Et il presenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le
+goulot de la bouteille.
+
+--Assez! assez! dit l'abbe.
+
+--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi
+serait content s'il voyait boire a sa sante dans un verre a moitie
+vide!
+
+--Le fait est, dit gaiement l'abbe Remy, que douze cents livres, cela
+vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et a la sante
+du roi!
+
+--A la sante du roi! repeta Bougainville.
+
+--Ah! dit l'abbe Remy en posant son verre sur la table, voila ce qui
+s'appelle une veritable orgie!... Il est vrai que c'est la premiere
+que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire
+une seconde.
+
+--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la
+table.
+
+--Non, repondit l'abbe Remy, dont les yeux brillaient comme des
+escarboucles.
+
+--Une chose que tu devrais faire.
+
+--Laquelle?
+
+--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.
+
+--Jamais.
+
+--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.
+
+--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine.
+
+--Au contraire, je ne songe qu'a cela... Un verre de vin de Champagne.
+
+--Merci, je n'ai deja que trop bu!
+
+--Ah! a la sante de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais
+refuser.
+
+--Oui, mais une goutte.
+
+--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela
+n'est pas evangelique, mon cher Remy; Notre-Seigneur a dit: "Les
+premiers seront les derniers... " Un verre plein pour les pauvres de
+Boulogne, ou pas du tout.
+
+--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!
+
+Et l'abbe, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre a la
+sante des pauvres qu'il l'avait vide a la sante du roi.
+
+--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour
+le Havre.
+
+--Antoine, tu es fou!
+
+--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte
+pauvre Mediterranee: l'Ocean, qui enveloppe le monde!
+
+--Ne me tente pas, malheureux!
+
+--L'Ocean, que tu avoues toi-meme avoir eu envie de voir toute ta vie!
+
+--_Vade retro_, _Satanas_!
+
+--C'est l'affaire de huit jours.
+
+--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans
+conge, je perdrais ma cure!
+
+--J'ai prevu le cas, et, comme monseigneur l'eveque de Versailles
+etait chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant
+que tu venais avec moi.
+
+--Tu lui as dit cela?
+
+--Oui.
+
+--Et il a signe ma permission?
+
+--La voici.
+
+--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voila que je jure, moi!
+
+--Mon ami, tu es marin dans l'ame.
+
+--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.
+
+--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que je suis autorise par le roi a t'en remettre cinquante
+autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chretien pour
+priver tes pauvres,--c'est-a-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont
+le Seigneur t'a donne la garde,--de cinquante beaux louis d'or!
+
+--Eh bien, s'ecria l'abbe Remy, va pour le voyage du Havre! mais c'est
+uniquement pour eux que j'y consens.
+
+Puis, s'arretant tout a coup:
+
+--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!
+
+--Comment, impossible?
+
+--Et Marianne!...
+
+--Tu vas lui ecrire qu'elle ne soit pas inquiete.
+
+--Que lui dirai-je, mon ami?
+
+--Tu lui diras que tu as rencontre l'eveque de Versailles, et qu'il
+t'a donne une mission pour le Havre.
+
+--Ce sera mentir, cela!
+
+--Mentir pour un bon motif n'est pas peche, c'est vertu.
+
+--Elle ne me croira pas.
+
+--Tu lui montreras ta permission signee de l'eveque.
+
+--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins,
+ils ont reponse a tout.
+
+--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?
+
+L'abbe Remy reflechit un instant, et sans doute se dit-il qu'un
+mensonge ecrit etait un plus gros peche qu'un mensonge de vive voix,
+car, tout a coup:
+
+--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela a mon retour... Mais elle
+me croira mort.
+
+--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.
+
+--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la reflexion,
+enleve-moi!
+
+--Rien de plus facile!
+
+Puis, se tournant vers les deux officiers:
+
+--Les chevaux sont atteles, n'est-ce pas?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Eh bien, en voiture, alors!
+
+--En voiture! repeta l'abbe Remy, comme un homme qui se jette tete
+baissee dans un peril inconnu.
+
+--En voiture! repeterent gaiement les deux officiers.
+
+On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, a
+cinq heures du matin, on etait au Havre.
+
+Bougainville choisit lui-meme la chambre que devait occuper son ami,
+lequel, fatigue de la route, et un peu alourdi encore du diner de la
+veille, s'endormit, et ne se reveilla qu'a midi.
+
+Juste comme il se reveillait, Bougainville entra dans sa chambre et
+ouvrit les fenetres.
+
+L'abbe jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenetres donnaient
+sur la mer.
+
+A un quart de lieue en rade se balancait gracieusement _la Boudeuse_,
+affourchee sur ses ancres.
+
+--Oh! demanda l'abbe Remy, qu'est-ce que ce magnifique batiment?
+
+--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, ou nous sommes
+attendus pour diner.
+
+--Comment, tu veux que je m'embarque?
+
+--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir
+visite un batiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais a Rome
+sans voir le pape.
+
+--C'est vrai, dit l'abbe Remy; mais quand revenons-nous?
+
+--Cela te regarde... apres diner, quand tu voudras... Tu donneras tes
+ordres; c'est toi qui seras capitaine a mon bord.
+
+--Eh bien, partons plus tot que plus tard... Nous avons mis quatorze
+heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en
+aller.
+
+--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?
+
+--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne...
+
+--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?
+
+--Tu crois que ce seront des cris de joie?
+
+--Mordieu! je l'espere bien!
+
+--Moi aussi, je l'espere, dit l'abbe d'un air qui prouvait qu'il y
+avait dans son esprit plus de doute que d'esperance.
+
+Puis, en homme qui a jete son bonnet par-dessus les moulins:
+
+--Allons, allons, dit-il, a la fregate!
+
+Bougainville semblait etre servi par des genies, et ces genies
+semblaient obeir a l'abbe Remy. De meme que, lorsque celui-ci avait
+crie: " Au Havre! " il avait trouve la caleche tout attelee, de meme,
+en criant: " A la fregate " il trouva la yole du capitaine toute
+paree.
+
+Il descendit dans la barque, s'assit pres de Bougainville, qui prit le
+gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levees.
+
+Bougainville fit un signe; les douze rames retomberent, battant l'eau
+d'un mouvement si egal, qu'elles ne frapperent qu'un seul coup.
+
+La yole volait sur la mer comme ces araignees des eaux qui glissent
+sur leurs longues pattes.
+
+En moins de dix minutes, on etait a bord.
+
+Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une fregate
+eveilla au plus haut degre l'enthousiasme du bon abbe Remy; il demanda
+a Bougainville le nom de chaque mat, de chaque vergue, de chaque
+agres.
+
+De voiles, il n'en etait pas question: toutes etaient carguees.
+
+Au milieu de la nomenclature des differentes pieces qui composent un
+batiment, on vint prevenir le capitaine qu'il etait servi.
+
+L'abbe et lui descendirent dans la salle a manger.
+
+La salle a manger pouvait le disputer en commodite et en elegance a
+celle du plus riche chateau des environs de Paris.
+
+L'abbe marchait d'etonnement en etonnement.
+
+Par bonheur, quoiqu'on fut au 15 novembre, la mer etait magnifique: il
+faisait une de ces belles journees d'automne qui semblent un adieu
+envoye a la terre par ce soleil d'ete que l'on ne reverra que dans six
+mois.
+
+L'abbe Remy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les
+felicitations des officiers superieurs admis a la table du capitaine,
+et celles du capitaine lui-meme.
+
+Cependant, vers le milieu du diner, il lui sembla que le mouvement de
+la fregate augmentait.
+
+Bougainville repondit que c'etait le reflux, et se livra a l'expose
+d'une savante theorie sur les marees.
+
+L'abbe Remy ecouta avec la plus grande attention et le plus vif
+plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'etait
+pas etranger aux sciences physiques, il fit, de son cote, des
+observations qui parurent ravir en admiration les officiers.
+
+Le diner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient
+eux-memes.
+
+Rien ne trompe sur la duree des heures comme une conversation
+interessante arrosee de bon vin.
+
+Puis arriva le cafe, ce doux nectar pour lequel l'abbe Remy avouait sa
+predilection.
+
+Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux
+melange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, a petites
+gorgees, l'abbe Remy declara n'en avoir jamais pris de pareil.
+
+Puis, apres le cafe, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de
+madame Anfoux, qui faisaient les delices des gourmets de la fin du
+dernier siecle.
+
+Enfin, les liqueurs savourees, l'abbe Remy proposa de remonter sur le
+pont.
+
+Bougainville ne fit aucune opposition a ce desir; seulement, il fut
+oblige, dans l'escalier, de donner le bras a son ami, lequel
+attribuait naivement son defaut d'equilibre au vin de Champagne, au
+cafe moka et aux liqueurs de madame Anfoux.
+
+La fregate marchait babord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le
+vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux
+bonnettes de perroquet.
+
+Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'etai qui ne fussent deployees.
+
+On pouvait filer onze noeuds a l'heure.
+
+Le premier sentiment du bon abbe fut tout a l'admiration que lui
+causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanche de toutes
+ses voiles.
+
+Puis il s'apercut que la fregate marchait.
+
+Puis il regarda autour de lui.
+
+Puis il poussa un cri de terreur.
+
+La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage a l'horizon.
+
+Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des
+reproches que peut faire a un ami la confiance trompee.
+
+--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur a te revoir,
+toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai resolu que
+nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un
+aumonier a bord de ma fregate; j'ai demande pour toi cette place a Sa
+Majeste, qui t'a fait la grace de te l'accorder avec mille ecus
+d'appointements... Voici ton diplome.
+
+L'abbe Remy jeta un regard effare sur sa nomination.
+
+--Mais, dit-il, ou allons-nous?
+
+--Faire le tour du monde, mon cher.
+
+--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du
+monde?
+
+--Oh! de trois ans a trois ans et demi tout au plus... Mais compte
+plutot trois ans et demi que trois ans.
+
+L'abbe se laissa tomber aneanti sur le banc de quart.
+
+--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me representer devant
+Marianne!...
+
+--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytere, et de faire ta
+paix avec elle, dit Bougainville.
+
+
+Le 15 mai 1770, la fregate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de
+Saint-Malo.
+
+Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitte le Havre;
+Bougainville ne s'etait pas trompe d'un jour.
+
+Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.
+
+Dieu seul sait ce qui se passa dans la premiere entrevue qui eut lieu
+entre l'abbe Remy et Marianne!
+
+
+
+UN FAIT PERSONNEL
+
+
+Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je
+ne desirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'etait appelee a en
+faire.
+
+Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigne, que mademoiselle
+Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne,
+venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.
+
+Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprit bien le triple
+sentiment qui m'attache a Victor Hugo.
+
+Je le connais depuis la soiree de _Henri III_, c'est-a-dire depuis le
+11 fevrier 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps,
+j'etais son admirateur: je le suis toujours.
+
+Seulement, aujourd'hui a ces deux sentiments s'en joint un troisieme,
+pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le
+comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.
+
+Victor Hugo est proscrit.
+
+Qu'eprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui deja l'aime et
+l'admire?
+
+Quelque chose comme une religion.
+
+Eh bien, c'etait contre cette religion que, a mon avis, venait d'etre
+commis un acte qui ressemblait a un sacrilege, surtout de la part
+d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joue
+dans les pieces de Hugo, surtout de la part d'une femme!
+
+Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondement.
+
+Je pris la plume, et, sans intention aucune de publicite, j'ecrivis a
+M. le directeur du Theatre-Francais la lettre suivante:
+
+ " Monsieur,
+
+ " J'apprends que le courrier du _Figaro_, signe Suzanne, est de
+ mademoiselle Augustine Brohan.
+
+ " J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitie et une telle admiration,
+ que je desire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne
+ joue plus dans mes pieces.
+
+ " Je vous serai, en consequence, oblige de retirer du repertoire
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si
+ vous n'aimez mieux distribuer a qui vous voudrez les deux roles qu'y
+ joue mademoiselle Brohan.
+
+ " Veuillez agreer, etc.
+
+ " ALEX. DUMAS. "
+
+
+Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes
+pieces du repertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le
+droit de retirer mes roles a mademoiselle Brohan.
+
+Je protestais, voila tout.
+
+Si j'eusse eu le droit de retirer pieces ou roles, je les eusse
+retires par huissier, et n'eusse point ecrit au directeur.
+
+Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accede a ma priere. On
+joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris
+le role de mademoiselle Brohan.
+
+Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan
+avait conserve son role.
+
+C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait etre publiee,
+et que je la publiai.
+
+Cette lettre fit un effet auquel j'etais loin de m'attendre. Je n'y
+avais vu qu'un acte d'amitie: on y vit un acte,--a peine oserai-je le
+dire--un acte de courage.
+
+De courage, bon Dieu! on est courageux a bon marche, par le temps qui
+court!
+
+La lettre eut un echo rapide dans un grand nombre de coeurs.
+
+Je recus cinquante cartes, je recus vingt lettres.
+
+Je me contenterai de citer trois de ces lettres.
+
+ " Monsieur Alexandre Dumas,
+
+ " Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor
+ Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultees par une
+ femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier
+ de votre noble lettre a M. Empis.
+
+ " General TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. "
+
+
+ " Cher Dumas,
+
+ " Du fond de notre chartreuse, ou votre souvenir est vivant comme
+ partout ou nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive
+ tendresse; c'est un elan de soeur qui vous remercie de vous
+ ressembler toujours, fidele ami du malheur. Pauline a bondi pour
+ m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble
+ les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus cheres
+ gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la votre _Bonte_,
+
+ " Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.
+
+ " MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.]."
+
+
+ " Cher Dumas,
+
+ " Les journaux belges m'apportent, avec tous les
+ commentaires glorieux que vous meritez, la lettre
+ que vous venez d'ecrire au directeur du Theatre-Francais.
+
+ " Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur
+ lumiere et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de
+ louanges; vous n'avez donc pas meme besoin de remerciments; mais
+ j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours
+ davantage, non-seulement parce que vous etes un des eblouissements
+ de mon siecle, mais aussi parce que vous etes une de ses
+ consolations.
+
+ " Je vous remercie.
+
+ " Mais venez donc a Guernesey; vous me l'avez promis, vous
+ savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui
+ m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de
+ vous qu'autour de moi.
+
+ " Votre frere,
+
+ " VICTOR HUGO. "
+
+
+N'est-ce pas trop, en verite, de trois lettres pareilles, en
+recompense d'avoir accompli un simple devoir, cede a un premier
+mouvement de coeur?
+
+Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez profere un grand blaspheme,
+quand vous avez dit: " Ne cedez pas a votre premier mouvement, car
+c'est le bon. "
+
+Mais, comme vous vous etes enleve une grande joie en le mettant en
+pratique, j'espere que Dieu ne vous a pas impose d'autre punition en
+l'autre monde que celle que vous vous etiez faite a vous-meme en
+celui-ci.
+
+Le choeur de desapprobation qui s'etait eleve contre mademoiselle
+Augustine Brohan etait tel, qu'elle crut devoir me repondre.
+
+Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre:
+
+ " Monsieur le Redacteur,
+
+ " J'ai lu, dans _l'Independance belge_, une lettre par laquelle M.
+ Alexandre Dumas pere invite M. l'administrateur general de la
+ Comedie-Francaise a retirer du repertoire les pieces de
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou a
+ distribuer a une autre artiste les roles dont je suis chargee dans
+ ces ouvrages.
+
+ " M. Dumas sait tres-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les
+ pieces du repertoire, ni d'en changer la distribution.
+
+ " Il doit savoir egalement que, depuis plus d'un an, j'ai
+ spontanement renonce, en faveur de mademoiselle Fix, au role, un peu
+ trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.
+
+ " Ce qu'il ignore, peut-etre, c'est que je n'ai joue le role
+ secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_,
+ pour les debuts de mademoiselle Stella Colas, qu'a regret et sur les
+ instances reiterees de M. Empis.
+
+ " J'y renoncerai avec empressement, le jour ou le jugera convenable
+ M. l'administrateur du Theatre-Francais, a qui j'ai ete heureuse de
+ prouver en cette occasion mon desir de lui plaire.
+
+ " Quant a la lecon que M. Dumas pretend me donner, je ne saurais
+ l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-etre, porter un
+ jugement consciencieux sur des actes et des ecrits que leur auteur
+ lui-meme livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amities,
+ ni meme d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions delicates,
+ moins qu'a personne il appartient de prendre la parole a l'homme qui
+ n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil
+ doublement sacre.
+
+ " Agreez, etc.,
+
+ " A. BROHAN. "
+
+
+Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le role de
+mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.
+
+Mademoiselle Augustine Brohan, agee de trente-sept ans a peine, et
+toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de
+Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, a cinquante, jouait celui de la
+duchesse de Guise, et, a cinquante-huit, celui de mademoiselle de
+Belle-Isle.
+
+Quant au role _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joue par
+complaisance, dit-elle, peut-etre est-il devenu un role secondaire
+aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'etait un premier
+role; j'en appelle a tous ceux qui l'ont vu jouer a cette eminente
+actrice.
+
+Passons a mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_.
+
+Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification
+multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire
+et moral. Donc, quant a mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je
+remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je
+vois que, malgre ma lettre, elle est toujours restee mon amie.
+
+Attaque, je dois repondre.
+
+Ceux qui ont lu mes _Memoires_ savent qu'entre dans les bureaux du duc
+d'Orleans, en 1823, sur la recommandation du general Foy, j'y restai
+sept ans:
+
+Une annee, comme expeditionnaire, a 1,200 francs;
+
+Trois ans, comme employe au secretariat, a 1,500 francs;
+
+Deux ans, comme commis d'ordre, a 2,000 francs;
+
+Deux ans, comme bibliothecaire adjoint, a 1,200 francs.
+
+La se sont bornes a mon egard les bienfaits du duc d'Orleans
+(Louis-Philippe), bienfaits en echange desquels je lui consacrais neuf
+heures de mon temps par jour.
+
+En 1830, je donnai ma demission de bibliothecaire adjoint, afin
+d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la
+dire tout haut.
+
+Je perdis immediatement la protection de mon bienfaiteur couronne, et
+jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquerir.
+
+Mais, en compensation, je conservai une amitie bien precieuse: celle
+du prince royal.
+
+Ah! celui-la fut mon veritable _bienfaiteur_.
+
+J'obtins de lui la grace d'un homme condamne aux galeres.
+
+J'obtins de lui la vie d'un homme condamne a mort.
+
+Aussi, envers celui-la, ma reconnaissance ne s'est point dementie: je
+l'ai aime et respecte vivant; mort, je le venere.
+
+Racontons en deux mots comment se nouerent plus tard les relations que
+j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.
+
+C'etait a la premiere representation des _Mousquetaires_, a l'Ambigu,
+le 27 octobre 1845.
+
+La piece en etait au huitieme ou dixieme tableau, et etait en train de
+conquerir le succes qui se traduisit par cent cinquante ou cent
+soixante representations consecutives.
+
+Le duc de Montpensier assistait a la representation.
+
+Pasquier, son chirurgien, vint frapper a ma loge.
+
+--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Mais pour te faire ses compliments.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous ferez connaissance.
+
+--Je suis en redingote et en cravate noire.
+
+--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si pres.
+
+Je suivis Pasquier.
+
+Trois mois apres, la direction du Theatre-Historique etait accordee a
+M. Hostein.
+
+Un an plus tard, le Theatre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme
+piece d'ouverture.
+
+Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc
+de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.
+
+Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-a-dire sept jours apres
+la revolution de fevrier, au milieu de l'effervescence republicaine
+qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'ecrivis cette
+lettre dans le journal _la Presse_:
+
+ _A monseigneur le duc de Montpensier_.
+
+ " Prince,
+
+ " Si je savais ou trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce
+ serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur
+ pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.
+
+ " Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout
+ sentiment politique et contrairement aux desirs du roi, qui
+ connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me
+ traiter presque en ami.
+
+ " Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je
+ m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitte la France, je le
+ reclame.
+
+ " Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait
+ point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de
+ ceux qui lui sont acquis.
+
+ " Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa purete la religion
+ de la tombe et le culte de l'exil.
+
+ " J'ai l'honneur d'etre avec respect,
+
+ " Monseigneur, de Votre Altesse royale,
+
+ " Le tres-humble et tres-obeissant
+ serviteur,
+
+ " ALEX. DUMAS. "
+
+
+A cette epoque, et pendant le moment d'effervescence ou l'on se
+trouvait, il y avait quelque danger a ecrire une pareille lettre.
+
+Et vous allez le voir, chers lecteurs.
+
+Le lendemain ou le surlendemain du jour ou cette lettre parut, il y
+avait, a la Bastille, inhumation des citoyens tues pendant les trois
+jours de 1848.
+
+Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.
+
+J'assistai a cette fete, avec mon costume de commandant de la garde
+nationale de Saint-Germain.
+
+Je revenais de la Bastille.
+
+Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derriere
+moi.
+
+A l'entree de la rue de la Grange-Bateliere, je crus m'apercevoir que
+j'etais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.
+
+En effet, un homme avait ameute une cinquantaine d'individus et me
+suivait avec eux.
+
+En voyant que je me retournais, cet homme vint a moi.
+
+--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
+Montpensier _monseigneur_?
+
+--Monsieur, lui repondis-je avec ma politesse accoutumee, j'appelle
+toujours un exile _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude
+peut-etre; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.
+
+--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voila pour ta peine.
+
+Et, a ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit
+sur la poitrine.
+
+Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Emile Mayer, qui demeure
+aujourd'hui rue de Buffaut, n deg. 17, releva avec son bras le pistolet du
+citoyen X...
+
+Le pistolet partit en l'air.
+
+J'avais tire mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du
+corps du citoyen X...; je jugeai la represaille inutile; je rentrai
+chez moi.
+
+L'evenement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il
+est donc incontestable, et, s'il etait conteste, vingt temoins
+seraient la pour affirmer ce que je raconte.
+
+Le bruit n'en est pas venu jusqu'a mademoiselle Brohan.
+
+Cela n'a rien d'etonnant; on faisait tant de bruit a cette epoque,
+surtout au Theatre-Francais, ou mademoiselle Rachel chantait _la
+Marseillaise_.
+
+Mais le bruit en vint jusqu'a M. le prince de Joinville.
+
+Lorsqu'il fut question de former l'Assemblee constituante, un de ses
+aides de camp vint me trouver de sa part.
+
+C'etait un capitaine de fregate.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville desire se mettre
+sur les rangs pour la deputation.
+
+Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.
+
+Le capitaine continua.
+
+--Il me charge de vous demander votre avis sur la facon dont doit
+etre redigee sa profession de foi.
+
+--Ah! repondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille
+de papier, et j'ecrivis:
+
+ " Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador.
+ " Retour des cendres de Sainte-Helene.
+ " JOINVILLE. "
+
+--Voila, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la
+meilleure profession de foi que, a mon avis, puisse faire M. le prince
+de Joinville.
+
+Le prince de Joinville adopta une autre redaction.
+
+Je crois qu'il eut tort.
+
+L'Assemblee nationale reunie, on discuta la loi d'exil.
+
+J'avais alors un traite avec le journal _la Liberte_. J'y etais entre
+au mois de mars, lorsqu'il tirait a douze ou treize mille exemplaires.
+
+Au 15 mai suivant, il tirait a quatre-vingt-quatre mille.
+
+_La Liberte_ etait devenue une puissance.
+
+C'etait un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en etait redacteur en chef.
+
+Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les
+membres de la famille d'Orleans.
+
+J'apportai ma protestation a M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de
+l'inserer.
+
+Je rompis mon traite avec _la Liberte_.
+
+Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.
+
+Tous refuserent.
+
+J'allai a _la Commune de Paris_, c'est-a-dire dans la gueule du lion.
+J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.
+
+_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait ose faire, elle
+insera ma protestation.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Lorsque le prince Louis-Napoleon fut nomme president de la Republique,
+je lui adressai, le 19 decembre 1848, une lettre sur le meme sujet, et
+qui fut publiee par le Journal _l'Evenement_.
+
+Etrange coincidence, _l'Evenement_, dans lequel je demandais le rappel
+de tous les exiles, etait le journal de Victor Hugo!
+
+Ceux qui desireront lire cette lettre la trouveront a la date du 19
+decembre.
+
+Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris
+a Claremont pour assister a son convoi, comme, dix ans auparavant,
+j'avais fait le voyage de Florence a Dreux pour assister a celui du
+duc d'Orleans.
+
+Selon toute probabilite, ces differents faits ne sont point parvenus a
+la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.
+
+Il n'y a rien la d'etonnant; a cette epoque, mademoiselle Augustine
+Brohan n'etait pas encore journaliste.
+
+Une derniere anecdote.
+
+On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
+Theatre-Historique s'etait ouvert.
+
+Le duc de Montpensier avait sa loge au Theatre-Historique.
+
+La revolution de fevrier terminee, le duc de Montpensier parti, sa
+loge, dont il n'avait pas renouvele la location, se trouvait vacante.
+
+J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge a
+personne, la prenant pour mon compte.
+
+M. Hostein y consentit.
+
+Pendant pres d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et
+eclairee aux premieres representions, comme si elle l'attendait.
+
+Il y a plus: le duc de Montpensier, a chaque premiere representation,
+recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge a Seville.
+
+Au bout d'un an, son secretaire intime, M. Latour, vint faire un
+voyage a Paris.
+
+A peine arrive, il accourut chez moi.
+
+Il venait me faire des compliments de la part du prince.
+
+Apres avoir cause de beaucoup de choses,--les sujets de conversation
+ne manquaient point a cette epoque,--nous en arrivames au
+Theatre-Historique.
+
+--A propos, me dit-il, ai-je encore mes entrees?
+
+--Ou cela?
+
+--Au Theatre-Historique.
+
+--Parbleu!
+
+--Je veux dire mes entrees sur la scene.
+
+--Avez-vous toujours votre clef de communication?
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les revolutions changent
+les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement,
+a mon tour.--A propos...
+
+--Quoi?
+
+--Le prince recoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?
+
+--Certainement.
+
+--Qu'a-t-il dit quand il a recu le premier?
+
+--Il s'est mis a rire en disant: "Ce farceur de Dumas!"
+
+--Tiens, c'est singulier, repondis-je; a sa place, je me serais mis a
+pleurer.
+
+J'allai a mon bureau.
+
+--Vous ecrivez? me demanda Latour.
+
+--Oh! rien, un mot.
+
+J'ecrivais, en effet.
+
+J'ecrivais a M. Hostein:
+
+ " Mon cher Hostein,
+
+ " Vous pouvez, a partir de demain, disposer de l'avant-scene de
+ M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de
+ payer une loge a l'annee pour faire rire un prince.
+
+ " Tout a vous,
+
+ " ALEX. DUMAS. "
+
+
+
+COMMENT J'AI FAIT JOUER A MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_
+
+
+Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je recus une lettre de
+Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
+vous l'avez assez applaudie dans _la Grace de Dieu_ et dans _la
+Bergere des Alpes_.
+
+L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
+Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censure.
+
+Le prefet des Bouches-du-Rhone, ignorant que l'on jouat _Antony_ a
+Paris, refusait de le laisser jouer a Marseille.
+
+J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une
+grande reputation en province. Je venais d'ecrire les derniers mots
+d'un drame tire d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idee, au lieu
+d'envoyer _Antony_ a Clarisse et a Jenneval, de leur offrir _Jane
+Eyre_.
+
+Peut-etre la piece ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de
+l'ecole idealiste, passait pour une assez bonne piece; mais, en tout
+cas, c'etait moins connu. Jenneval et Clarisse accepterent. Ils
+allerent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux
+theatres, et leur firent part de ma proposition.
+
+Poste pour poste, je recus de ces messieurs priere de leur envoyer mes
+conditions.
+
+J'etais fatigue, j'avais un enorme besoin de cette grande amie a moi
+que l'on nomme la solitude, je resolus de porter mes conditions
+moi-meme.
+
+Je sautai en wagon; vingt-deux heures apres, j'etais a Marseille.
+
+Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les
+recettes du theatre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne
+furent pas longues a debattre.
+
+Le jour de la lecture aux acteurs fut fixe.
+
+A mon grand etonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux
+directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans
+l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du
+conseil municipal.
+
+Vous jugez si cette solennite m'effraya, moi, l'homme le moins
+solennel du monde.
+
+Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que
+mal, le prologue et les trois premiers actes.
+
+Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de
+Dieu sont impenetrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter
+les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.
+
+Je fus donc oblige de faire a l'honorable societe un discours dans
+lequel je lui exposais la situation, en l'invitant a revenir le samedi
+suivant.
+
+L'honorable societe fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle
+s'etait trop amusee aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux
+deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.
+
+C'est ce qu'il nous faut, a nous, qui ne vivons que d'apparences.
+
+Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand evenement.
+
+Une artiste mecontente de son role, et qui, par consequent, desirait
+que la piece ne fut pas jouee, vint trouver Jenneval et, en
+confidence, lui glissa tout bas que ma piece avait deja ete jouee a
+Bruxelles.
+
+J'avoue qu'a cette ouverture de Jenneval, mon etonnement fut grand.
+
+J'allai aux sources; voici ce qui etait arrive:
+
+J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais
+qu'il eut ete traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes
+Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en
+avaient fait un drame pour le theatre des galeries Saint-Hubert.
+
+C'etait ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire
+jouer sous mon nom a Marseille. L'accusation etait absurde. Mais vous
+connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_.
+
+A l'instant meme, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa
+bienveillante demarche a mon egard, j'arrivai a la reunion du samedi,
+je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, declarant qu'il
+m'etait impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_.
+
+Ce fut un concert de desolation. Comme il paraissait sincere:
+
+--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames,
+voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?
+
+Ma proposition souleva une tempete.
+
+--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il repondu de
+tous cotes, c'est un drame, ou, tout au moins, une comedie.
+
+--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.
+
+On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.
+
+--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler
+d'un grand legiste nomme Cambaceres, qui avait l'honneur d'etre
+archichancelier sous Napoleon Ier.
+
+La plupart des personnes qui se trouvaient la, de si mauvaise humeur
+qu'elles fussent, furent obligees de convenir qu'elles retrouvaient
+dans leurs souvenirs quelque chose qui n'etait aucunement en desaccord
+avec ce que je disais.
+
+Je continuai.
+
+--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet
+archichancelier, que Napoleon tourmentait tant avec son vote du 20
+janvier 1793, etait non-seulement un grand legiste, mais encore un
+grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut etre un grand
+legiste avec une bonne memoire, mais on ne peut etre un grand gastronome
+qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant
+ete doublement doue, et d'une bonne memoire et d'un bon estomac, etait
+donc a la fois un grand legiste et un grand gastronome...
+
+Ici, je fus interrompu pour tout de bon.
+
+--Qui etes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scene le drame
+des _Girondins_ au Theatre-Historique, a un homme que je trouvais
+constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'etre
+completement inconnue, ne m'etait pas tout a fait etrangere, et
+pourquoi etes-vous toujours la?
+
+--Parce que j'ai le droit d'y etre, monsieur, me repondit-il, comme
+un homme sur de son droit.
+
+--Qui etes-vous donc?
+
+--Je suis _le premier murmure_,
+
+J'inclinai la tete sous cette reponse. Cet homme, mon chef de
+comparses, etait, en effet, le premier murmure.
+
+Que de fois je l'avais deja entendu, ce malheureux premier murmure,
+qui a toujours le droit d'etre la! que de fois je devais l'entendre
+encore!
+
+--Ah! lui repondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait a
+Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des
+couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes:
+" Cesar, souviens-toi que tu es mortel!" Seulement, tu ne t'appelles
+pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas
+un homme, tu es un serpent!
+
+Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derriere moi, a
+cette seconde periode de mon histoire de Cambaceres.
+
+--Messieurs, dis-je, par grace, laissez-moi achever.
+
+On conceda.
+
+--Un jour, continuai-je, que ce grand legiste donnait un de ces diners
+dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il recut un si
+magnifique poisson, que cuisinier et maitre resterent en admiration
+devant lui.
+
+--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:
+
+ Et le turbot fut mis a la sauce piquante.
+
+--Messieurs, vous vous trompez: ce n'etait point un turbot, c'etait un
+saumon, et il fut mange, non pas avec une sauce piquante, mais avec
+une sauce hollandaise.
+
+Le silence se retablit; l'interrupteur avait vu qu'il etait dans son
+tort.
+
+--Mais, au moment, continuai-je, ou maitre et cuisinier etaient en
+admiration, voila que l'on annonce un second saumon. On le deballa
+negligemment, et seulement a cause de la longueur de sa bourriche, qui
+semblait exageree. L'etonnement fut grand lorsqu'on le mettant a cote
+du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimetres de plus, et
+lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait
+sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de
+pareille taille.
+
+--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous
+eloignez de plus en plus de la question.
+
+--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.
+
+Le premier murmure devint second murmure.
+
+Je fis comme on fait au bal de l'Opera; je lui dis: " Je te connais,
+beau masque," et je continuai.
+
+--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en etait
+presque a regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras.
+Enfin il se frappa le front, un sourire s'epanouit sur ses levres
+eloquentes et gourmandes:
+
+"--Le diner a lieu demain, dit-il au maitre d'hotel; faites cuire les
+deux poissons, vous recevrez des ordres subsequents.
+
+" Oh etait habitue a ne plus s'inquieter de rien en politique et en
+cuisine, quand l'archichancelier avait dit:
+
+"--Soyez tranquille.
+
+" On ne s'inquieta plus de rien.
+
+" Le meme soir, les ordres furent donnes.
+
+" Le lendemain, a six heures precises, les convives etaient a table.
+
+" Pendant le potage, qui etait une bisque aux ecrevisses, on leur
+avait annonce le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient
+aucune idee.
+
+" Les convives de Cambaceres, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en
+poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus
+rien a voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dedaigneuse
+confiance l'apparition du pretendu monstre.
+
+" On n'avait pas longtemps a l'attendre, il devait venir en releve de
+potage.
+
+" Au moment solennel, la porte de la salle a manger s'ouvrit, on
+entendit resonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef
+parut, un candelabre a la main, suivi de quatre marmitons en costume
+d'une entiere blancheur, portant sur leurs epaules une planche de cinq
+pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes
+odoriferantes, dormait le saumon attendu.
+
+" Quoique ce fut le moins grand des deux, sa vue excita une clameur
+universelle.
+
+" Les convives, pour mieux voir, se leverent; les plus petits
+monterent sur leur chaise, et la procession commenca sa promenade
+autour de la salle a manger.
+
+" On en etait au plus fort de l'admiration, quand un marmiton
+maladroit glisse et tombe, entrainant son compagnon dans sa chute.
+
+" Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux
+marmitons,--qui s'inquietait de deux pareils droles!--mais pour le
+saumon.
+
+" Le saumon, en effet, etait cuit trop a point pour supporter
+impunement une pareille chute.
+
+" Il se brisa en dix morceaux.
+
+"--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur
+sensation sur vingt tons differents qui remplirent la gamme de la
+douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.
+
+" Au milieu de ce concert de desolation, on entendit une voix qui
+disait:
+
+"--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.
+
+" Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blaspheme.
+
+" C'etait le maitre de la maison, qui, au milieu de ce desastre, etait
+reste le front calme et le visage souriant.
+
+" Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dresserent
+vers lui.
+
+"--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air imperatif et avec un
+geste de commandement qui rappelait le grand Conde.
+
+" Chacun resta stupefait.
+
+" Au meme instant, la musique, qui avait cesse comme si elle eut ete
+frappee du meme coup que les convives, reprit plus animee que jamais.
+
+" On entendit le pietinement d'une nouvelle procession.
+
+" Un nouveau chef entra, portant deux candelabres au lieu d'un.
+
+" Il etait suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant,
+non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche
+gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du
+persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le veritable
+colosse, le veritable monstre, le saumon gigantesque destine a etre
+mange, et dont l'autre n'etait que la miniature.
+
+" L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.
+
+" Il n'y eut pas un des convives qui ne comprit l'admirable comedie
+culinaire qui venait d'etre jouee devant lui.
+
+" Toutes les voix eclaterent en un seul cri:
+
+"--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!
+
+" Cambaceres se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:
+
+"--Messieurs, mangeons.
+
+--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?
+
+--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une
+chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous
+trouver ici jeudi prochain? D'ici la, je ferai une autre piece, que
+j'aurai l'honneur de vous lire.
+
+--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la meme voix
+interrogative.
+
+-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes
+forestiers_, a votre choix.
+
+--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la meme voix.
+
+--A jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs.
+
+Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on
+me felicita.
+
+--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.
+
+--Je cherche le premier murmure.
+
+--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est alle vous attendre
+dans la salle.
+
+
+Au nombre des personnes qui assistaient a la lecture etait un de mes
+vieux amis, nomme Berteau.
+
+Nous etions deja amis avant de nous connaitre.--Nous sommes restes
+amis apres nous etre connus, et nous nous sommes connus en 1834, voila
+de cela tantot vingt-quatre ans.
+
+Une amitie qui a age d'homme, c'est respectable.
+
+Comment etait-il mon ami sans me connaitre? comment m'avait-il prouve
+son amitie?
+
+Je vais vous raconter cela.
+
+Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il
+avait le coeur chaud, la tete poetique, et de l'esprit jusqu'au bout
+des ongles.
+
+Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous
+de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.
+
+Il s'etait fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la
+nouvelle ecole.
+
+Malheureusement, tout le monde n'etait pas de son opinion litteraire a
+Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants etaient
+meme en majorite.
+
+Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_.
+
+Or, _Antony_ etait l'expression la plus avancee du parti. Victor Hugo,
+plus romantique que moi par la forme, etait plus classique par le
+fond.
+
+L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait etre decisif.
+Continuerait-on de parler la langue d'Oc a Marseille? Y parlerait-on
+la langue d'Oil?
+
+Telle etait la question.
+
+_Antony_ allait la decider.
+
+Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda a la main, non pas
+pour y inscrire vos pensees,--mais vos differences;--et vous
+surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces
+imperceptibles chapeaux, dont l'un est necessairement la critique de
+l'autre, vous n'avez pas connu ces representations de 1830, dont
+chacune etait une bataille de la Moscova, a la fin de laquelle chacun
+chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis etaient vainqueurs,
+tandis qu'au contraire, souvent les deux partis etaient vaincus; vous
+ne pouvez donc vous faire une idee de ce que fut, ou plutot de ce que
+ne fut pas la premiere representation d'_Antony_ a Marseille.
+
+Des le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de
+sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de
+cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans
+les representations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte a coups de
+pied, lutte a coups de poing.
+
+Berteau, a son grand regret, fut un peu empeche de prendre part a
+cette lutte.
+
+Pourquoi?--ou plutot par quoi?
+
+Par une couronne de laurier qu'il avait apportee toute faite, et qu'il
+cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en
+portait en 1831.
+
+Peut-etre un combattant de plus, et surtout un combattant de la force,
+de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eut-il change la
+face de la bataille.
+
+Or, quoi qu'il doive m'en couter, il faut bien que je l'avoue, la
+bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquieme acte, mais
+comme Rosbach. au premier.
+
+Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier
+acte.
+
+Que fait Berteau, ou plutot que fera Berteau de sa couronne?
+
+Berteau s'elance sur le theatre, crie: "Au rideau!" d'une si
+majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du regisseur;
+le rideau se leve, et que voit le parterre, encore en train de se
+gourmer?
+
+Berteau sur le theatre avec sa redingote blanche, et sa couronne a la
+main.
+
+Berteau, secretaire de la prefecture, etait connu de tout Marseille.
+
+Que va faire Berteau?
+
+A peine chacun s'etait-il adresse cette question, que Berteau arrache
+la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la
+brochure, et, a haute et intelligible voix:
+
+--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis
+te couronner, permets que je couronne ta brochure.
+
+Je vous demande, a vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre
+d'injures, de cris, d'imprecacations qui s'elanca de ce volcan que
+l'on appelle un parterre marseillais.
+
+Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?
+
+Vous ne connaissez pas Berteau.
+
+Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des
+accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait
+poudrer a blanc par le coifleur, la dissimule derriere sa redingote
+blanche, rentre sur la scene et crie: " Au rideau! " pour la seconde
+fois.
+
+Trompe pour la seconde fois, le machiniste leve la toile.
+
+Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles
+saluts.
+
+On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: " Silence! " on se
+rassied.
+
+Berteau tire sa perruque de derriere son dos, et, d'une voix articulee
+de facon a ce que personne n'en perde un mot:
+
+--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton embleme.
+
+Et il jette sa perruque poudree a blanc au milieu du parterre.
+
+Cette fois, ce ne fut pas une revolte, ce fut une revolution; ce
+n'etait plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait
+l'immoler comme les Gracques.
+
+On se precipita sur le theatre.
+
+Berteau n'eut que le temps de disparaitre, non par une trappe, mais
+par le trou du souffleur.
+
+Un pompier, qui lui avait des obligations, lui preta son casque et sa
+veste pour sortir du theatre et rentrer chez lui.
+
+Le lendemain, en venant a son bureau, il trouva le prefet plein
+d'inquietude; on lui avait annonce que son secretaire particulier
+etait fou, et comme, a part son enthousiasme romantique, Berteau etait
+un excellent employe, le prefet etait au desespoir.
+
+Or, j'avais retrouve Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'etait en
+1832.
+
+Present a l'engagement que je prenais de lire une nouvelle piece le
+jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit
+sa campagne de la Blancarde.
+
+En sortant du theatre, nous montames en voiture et allames a la
+campagne.
+
+Imaginez-vous la plus delicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec
+des forets de pins qui au mois d'aout, ne laissent point passer un
+rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars,
+quand a Paris tombe la veritable neige, froide et glacee, secouent,
+eux, leur neige parfumee et rose sur des gazons qui n'ont pas cesse
+d'etre verts.
+
+La maison etait gardee par un simple jardinier nomme Claude, comme au
+temps de Florian et de madame de Genlis,
+
+Le matin, au poste a feu de la Blancarde, il avait tue un oiseau qui
+lui etait inconnu.
+
+Il apportait cet oiseau a son maitre.
+
+Berteau poussa un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet
+oiseau s'est fait tuer.
+
+Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.
+
+--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, a moins que ce
+ne soit le _rara avis_ de Juvenal ou le phenix qui vient deguise en
+simple particulier pour le carnaval a Marseille...
+
+Berteau m'interrompit.
+
+--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau
+conteste, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accuse d'avoir
+trouve dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, a ce que
+pretendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voila vingt ans que
+j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voila cent sous.
+
+--Un chastre!
+
+Je vous avoue que, moi-meme, j'etais reste stupefait; on m'avait tant
+dit que j'avais invente le chastre, que j'avais fini par le croire.
+
+Je m'etais dit que j'avais ete mystifie par M. Louet, et je m'etais
+console, ayant ete depuis mystifie par bien d'autres.
+
+Mais non, l'honnete homme ne m'avait dit que la verite; peut-etre
+n'avait-il pas ete a Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu
+y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause premiere
+existait.
+
+Je mis le chastre dans une boite faite expres, et je l'expediai a
+Paris pour le faire empailler.
+
+Puis je m'occupai de mon installation.
+
+La premiere chose qui m'etait necessaire etait une cuisiniere.
+
+Je m'informai a Berteau.
+
+--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais....
+
+--Mais quoi?
+
+--Mais elle a un defaut.
+
+--Lequel?
+
+--Elle ne sait pas faire la cuisine.
+
+Je jetai un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une
+cuisiniere qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien
+autrement rare que votre chastre, que je soupconne d'etre le merle a
+plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ote aucunement de ma
+consideration pour lui. Une cuisiniere qui ne sait pas faire la
+cuisine est un etre sans envie, sans orgueil, sans prejuges, qui
+n'ajoutera pas de poivre dans mes ragouts, de farine dans mes sauces,
+de chicoree dans mon cafe; qui me laissera mettre du vin et du
+bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le
+grand pretre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisiniere qui ne sait
+pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en
+amener une qui la sache.
+
+Berteau partit comme si c'etait la veille qu'il eut jete une perruque
+au parterre, et revint ramenant au petit trot derriere lui une bonne
+grosse Provencale de trente-cinq a quarante ans, avec un sourire sur
+les levres, une etincelle dans les yeux, et un accent que, pres
+d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.
+
+Elle s'appelait madame Cammel.
+
+Nous nons entendimes en quelques paroles.
+
+Il fut convenu qu'elle ferait le marche et que je ferais la cuisine.
+
+La seule part qu'elle prendrait a cette preparation chimique serait de
+gratter les legumes, d'ecumer le pot-au-feu et de vider les volailles;
+je me chargeais du reste.
+
+Il n'est pas, chers lecteurs,--detournez-vous, belles lectrices qui
+meprisez les occupations du menage, et n'ecoutez pas,--il n'est pas,
+chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des pretentions a la
+litterature, mais qu'elles ne sont rien aupres de mes pretentions a la
+cuisine.
+
+J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis,
+que je me menage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la
+cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.
+
+Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot,
+mon ancien hote de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui
+le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit
+le meilleur vin, on mange les huitres les plus fraiches, et l'on
+deguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de
+Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la veritable
+bouillabaisse aux trois poissons.
+
+Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre
+de simple theorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on
+n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire,
+moins on la saura, mieux on la fera.
+
+Car, si poetique que sera l'oeuvre, l'execution sera toute materielle.
+Comme en arithmetique, des que j'aurai indique une recette, je
+donnerai la preuve de son infaillibilite.
+
+Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher
+la chose du doigt.
+
+Il s'agit de faire rotir un poulet.
+
+Brillat-Savarin, homme de theorie, qui n'a, au fond, invente que
+l'omelette aux laitances de carpes, a dit:
+
+ On devient cuisinier, mais on nait rotisseur.
+
+C'est une maxime, c'est meme plus ou moins qu'une maxime, c'est un
+vers.
+
+Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux
+fait de nous donner une recette.
+
+Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retire, a dit:
+
+" Je prefere le cuisinier qui invente un plat a l'astronome qui
+decouvre une etoile; car, pour ce que nous en faisons, des etoiles,
+nous en aurons toujours assez. "
+
+Revenons a la maniere de faire rotir un poulet.
+
+--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines
+economiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de
+beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps,
+vous arrosez le poulet.
+
+--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plait, ce serait du temps
+perdu.--Un roti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots
+et des Arabes.
+
+--Alors, a la broche! soit a la broche au tourniquet, soit dans une
+cuisiniere, avec une coquille devant.
+
+--C'est deja mieux; mais ne vous fachez pas si je vous dis que c'est
+l'enfance de l'art que vous pratiquez la.
+
+--L'enfance de l'art?
+
+--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous a votre poulet en
+le faisant cuire de cette facon? Quatre: deux avec la broche, deux
+horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah!
+vous commencez a reflechir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous
+dites: " Le maitre, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le
+poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois
+tombe dans la lechefrite, n'est plus bon qu'a faire des epinards;
+encore, pour les susdits epinards, la graisse de caille vaut-elle
+mieux. "
+
+Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!
+
+Ecoutez bien ceci:
+
+Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un superieur, un inferieur;
+c'est inconteste.
+
+Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tete entre les
+deux clavicules, de maniere a ce qu'elle penetre dans les cavites de
+l'estomac (methode belge), vous recousez la peau du cou de maniere a
+fermer hermetiquement les blessures de la poitrine.
+
+Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice
+inferieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un
+morceau de beurre manie de sel et de poivre, et, devant un bon feu de
+bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derriere a une simple
+ficelle, que vous faites tourner comme sainte Genevieve faisait
+tourner son fuseau.
+
+Puis vous versez dans votre lechefrite gros comme un oeuf de beurre
+frais et une tasse a cafe de creme.
+
+Enfin, avec ce beurre et cette creme meles ensemble, vous arrosez
+votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez
+de ce melange dans l'orifice inferieur.
+
+Vous comprenez bien qu'il n'y a pas meme a discuter la superiorite
+d'une pareille methode. Il y a a faire cuire deux poulets, et meme
+trois poulets, si vous y tenez, a votre four, et a gouter.
+
+Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicite, et, j'ose le
+dire, de cette superiorite.
+
+Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les
+_Gardes forestiers_ etaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze
+jours apres, ils furent joues avec le succes que vous ont dit les
+journaux de Marseille.
+
+Berteau retrouva, le soir de la representation, le premier murmure
+dans la salle; mais il le fit taire.
+
+--Par quel moyen?
+
+--Ah! quant a cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de
+Berleau.
+
+
+Le jour meme ou j'arrivai a Marseille, je pris Jenneval et Clarisse,
+et je les emmenai au chateau d'If.
+
+A propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma piece tout le bien que
+j'en pense, et je vous ai modestement renvoye aux journaux de
+Marseille; mais ne point parler de la facon dont Jenneval et Clarisse
+jouerent, l'un le pere Vatrin et l'autre la mere Vatrin, ce serait une
+ingratitude.
+
+Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien a vous en dire, ou plutot
+je n'ai a vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces
+rares organisations qui ont recu de Dieu le privilege de vous faire
+rire et pleurer.
+
+Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garcon de
+trente-quatre a trente-cinq ans, un type qui tient a la fois de
+Clarence et de Melingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans
+_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques
+emportements.
+
+Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux
+garde dont les epaules, a force de porter son fusil, sont un peu
+rentrees dans la poitrine, dont les jambes, a force de marcher, sont
+un peu rentrees dans le ventre.
+
+Eh bien, il y avait ete tout simplement parfait.
+
+Quand il y aura, dans un des theatres de Paris, un directeur qui ne
+fera pas ses pieces lui-meme, et que j'aurai un peu d'influence dans
+ce theatre, j'y ferai entrer Jenneval.
+
+Alors vous verrez et vous jugerez.
+
+J'avais, en outre, retrouve dans la troupe un garcon d'un grand
+talent, qui avait cree a Bruxelles le role de Mazarin dans mon drame
+de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrete par la censure parisienne.
+
+On l'appelle Romanville.
+
+Encore un qui devrait etre a Paris, et qui n'y est pas.
+
+En outre, etaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova,
+charmante actrice deja applaudie a l'Ambigu, et la petite Dubreuil,
+qui tient a neuf ans ce que les autres actrices promettent a peine a
+dix-huit.
+
+Carre et M. Herbeley completaient cet ensemble, auquel la meilleure
+troupe de drame de Paris eut porte envie.
+
+Donc, grace a eux, succes et grand succes. Maintenant, n'en parlons
+plus, et revenons au chateau d'If.
+
+Ce n'etait pas que je ne connusse le chateau d'If, si j'etais presse
+d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec
+le meme Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner a la
+Blancarde, et Mery, que nous laissames sur le rivage, comme une Ariane
+volontairement abandonnee.
+
+C'est que Mery a le mal de mer rien qu'a regarder le balancement d'un
+bateau; aussi mimes-nous sa peur a rancon; il ne fut rachete du voyage
+qu'a la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.
+
+Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Mery est de bonne mesure
+et donne toujours plus qu'on ne lui demande.
+
+A l'epoque ou je visitai pour la premiere fois le chateau
+d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y regnait en souveraine. On n'y
+montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on
+n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.
+
+Depuis 1834, tout est bien change.
+
+ Canaris! Canaris! nous t'avons oublie!
+
+s'ecrie Victor Hugo.
+
+Helas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublie au chateau d'If que
+Canaris en Grece.
+
+Qui est cause de cet oubli?
+
+Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine
+de volumes, intitule _Monte-Cristo_.
+
+Avant d'etre Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantes.
+
+Vous vous en souvenez bien; Dantes passe quatorze ans avec l'abbe
+Faria dans les cachots du chateau d'If, et n'en sort qu'en se
+substituant a celui-ci dans le sac qu'on jette a la mer.
+
+Or, voila que la legende fausse a pris la place de l'histoire vraie;
+voila qu'on ne raconte plus au chateau d'If la captivite de Mirabeau,
+mais la fuite de Dantes.
+
+Deja, en 1847, quand j'ai fait representer _Monte-Cristo_ en deux
+journees, au Theatre-Historique, j'avais ecrit a Marseille pour avoir
+une vue du chateau d'If.
+
+Le dessin me fut envoye avec cette exergue:
+
+_Vue du chateau d'If, prise de l'endroit ou Dantes a ete precipite._
+
+Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croitre et embellir. Un
+concierge fait sa fortune au chateau d'If--fortune de concierge, bien
+entendu--en six a sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son
+magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prevost, de sa boutique
+de fleurs, et se retire avec des rentes.
+
+Un journal a meme ete plus loin: il a annonce qu'un de ces concierges
+enrichis m'avait, reconnaissant a son dernier soupir, laisse cent
+mille francs.
+
+C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore ecrit pour jne faire
+des communications a ce sujet.
+
+Tant il y a que j'arrivai au chateau d'If pour me faire raconter
+l'histoire de Dantes comme a un etranger, et que, comme a un etranger,
+le concierge, ou plutot la concierge, dans un baragouin espagnol
+impossible a comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta
+l'histoire de Dantes.
+
+Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creuse d'un cachot
+a l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.
+
+Quelques pierres avaient meme ete tirees de la muraille pour donner
+plus de vraisemblance a la chose.
+
+En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute
+cette histoire etait parfaitement conforme au roman.
+
+Mais j'avoue que j'ecoutais le recit de la digne concierge avec une
+certaine distraction.
+
+Au moment ou j'avais pris une barque sur la Canebiere,--la premiere
+venue,--un des bateliers qui etaient amarres au quai avait dit
+quelques mots tout bas a l'oreille de son camarade, c'est-a-dire a
+celui que j'avais choisi. Il s'en etait suivi une reponse de la part
+de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour resultat de
+mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.
+
+Moyennant ces dix francs, le batelier etranger s'etait etabli a
+l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
+confrere restait les bras croises sur la Canebiere, il avait fait
+force de rames vers le chateau d'If, ou, apres une demi-heure de
+navigation, il nous avait heureusement deposes.
+
+Il etait clair que le bonhomme m'avait achete a son collegue, et que
+le marche avait eu lieu a forfait pour dix francs.
+
+Aussi, en mettant pied a terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
+pensant que c'etait le moindre benefice que je pusse donner a un homme
+qui avait estime a dix francs l'honneur de me conduire.
+
+Mais lui, secouant la tete:
+
+--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.
+
+--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?
+
+--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
+pas achete.
+
+--Mais raison de plus, puisque vous m'avez achete, pour que je vous
+rembourse au moins le prix que je vous ai coute.
+
+--Ah! sous ce rapport-la, je suis paye.
+
+--Comment cela?
+
+--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ca! vous croyez donc que,
+parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
+on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.
+
+--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
+conduisiez gratis au chateau d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
+que vous donniez dix francs pour me conduire.
+
+--L'imbecile! dit-il avec cet accent provencal qui prend une si grande
+expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
+vous connait pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
+fut venu m'offrir cent francs pour ceder mon bateau, que je ne l'eusse
+pas cede.
+
+--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
+beaucoup.
+
+--Oh! il n'y a pas d'embarras la-dedans. Voila mon bateau, _la
+Ville-de-Paris_. Vous etes a Marseille pour huit jours, quinze jours,
+un mois; _la Ville-de-Paris_ est a votre disposition pendant tout le
+temps que vous serez a Marseille.
+
+--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?
+
+--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.
+
+--Cependant...
+
+--Voila comme je suis; seulement, si vous etes trop fier pour
+accepter, eh bien, vous ferez de la peine a un de vos meilleurs amis,
+voila tout.
+
+Je lui tendis la main.
+
+--J'accepte, lui dis-je.
+
+--Alors, donnez vos ordres pour demain.
+
+--Demain, a onze heures, je vais dejeuner a la Reserve.
+
+--A onze heures, on vous attendra. Mais ne vous genez pas, si ce n'est
+que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
+journee.
+
+--Mais je vais vous ruiner, mon ami!
+
+--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
+gagner! Mais vous etes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
+notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. A partir du mois
+d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebiere que
+cette phrase-la, avec dix accents differents: " Batelier, au chateau
+d'If! " Mais, si nous n'etions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
+une pension.
+
+--Alors, n'en parlons plus; a demain onze heures.
+
+--A demain onze heures.
+
+Le lendemain, a onze heures, j'etais sur la Canebiere; mon homme
+m'attendait. Je me fis conduire a la Reserve; je commandai un
+excellent dejeuner pour deux; puis, quand le dejeuner fut servi:
+
+--Faites prevenir mon batelier que je l'attends, dis-je a Isnard.
+
+On prevint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
+doigts.
+
+Mais, de meme que, sur l'eau, j'avais ete oblige d'accepter ses
+conditions, sur terre, il fut force d'accepter les miennes.
+
+Or, ces conditions etaient qu'il se mit a table et dejeunat; ce qu'il
+fit, du reste, d'excellente grace.
+
+Maintenant, chers lecteurs, c'est a vous de m'acquitter avec ce brave
+homme.
+
+Si jamais vous allez a Marseille, et qu'a Marseille il vous prenne
+fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
+_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
+Dieu! il ne vous laisserait pas payer.
+
+Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.
+
+Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.
+
+Or, depuis 1842, Marseille, grace a nos colonies d'Afrique, grace au
+commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grace au
+port de la Joliette, grace au quai Mires, dont on peut rire a Paris,
+mais qu'il faut admirer a Marseille,--Marseille compte cinquante ou
+soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
+flottante a double. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phoceen
+Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
+Calvinus, la pauvre Aix maigrit, palit, s'etiole.
+
+Le chemin de fer qui, a la suite du beau discours de Lamartine, a
+passe a Arles au lieu de passer a Aix, a acheve de tuer la pauvre
+ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
+habitants, n'en a pas quinze mille a cette heure.
+
+Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secretaire, non plus du prefet,
+mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
+au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
+municipal de Marseille.
+
+C'etait d'acheter Aix.
+
+Il avait calcule que c'etait une affaire de cinq a six millions: on
+achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
+charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.
+
+Les Aixois, sans feu ni lieu, etaient obliges de venir a Marseille.
+
+Bonne affaire pour les proprietaires auxquels tombait du ciel un
+surcroit de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
+poche. En outre, la cour royale, l'academie, l'universite, les
+archives, suivaient naturellement les habitants.
+
+Marseille heritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
+n'y avait rien d'enorme a faire une pareille proposition a une ville
+qui vient de depenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
+a la Durance.
+
+La municipalite refusa.
+
+Les esprits senses en sont encore a se demander pourquoi.
+
+Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
+affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
+tort.
+
+Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
+classique.
+
+Il y a tel academicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
+Theatre-Francais le succes de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.
+
+A propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
+tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.
+
+
+
+HEURES DE PRISON
+
+
+Un livre me tombe sous la main, qui reveille en moi de vieux
+souvenirs, un livre comme ceux de Pelisson, de Latude, du baron de
+Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
+
+Celle qui l'a ecrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
+coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrete;
+l'ame qui a jete de si lamentables cris est remontee au ciel.
+
+Marie Capelle etait-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
+affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinement,
+eternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
+seule affirmation l'a emporte sur toutes ses denegations.
+
+Nous l'avons connue enfant, paree de la double robe virginale, de la
+jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait a prendre un
+parti, peut-etre, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
+notre imagination avaient a absoudre ou a condamner, peut-etre, comme
+la victime, diraient-ils: _Non._
+
+En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
+pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la rehabilitation de la
+tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombees
+goutte a goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
+desespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pecheresse
+ou martyre, est maintenant a la droite du Seigneur; ses larmes sont
+pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
+
+Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, a la prisonniere
+un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accorde. Ni la
+prisonniere ni le livre ne nous sont etrangers. J'etais lie au
+grand-pere de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lie a sa mere par les
+liens de la famille: Antonine, sa soeur, a epouse un de mes parents.
+
+On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnee avant son mariage,
+l'a reniee apres son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
+la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
+qu'elle l'etait.
+
+Mais, de mon cote, il n'en a pas ete ainsi: au moment du proces, j'ai
+fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnee et captive, j'ai fait ce
+que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
+
+En 1848, j'etais pres d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
+de la nature, lui etait plus proche parent que moi, la grace de Marie
+Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
+la prison de Montpellier dans une maison de sante, et, de la maison de
+sante, a l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eut secoue ses
+ailes en deuil! comme elle eut chante son plus joyeux chant!
+
+Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redouble d'efforts
+pour rendre la liberte a la pauvre prisonniere? d'ou vient que je
+m'etais expose a toutes les avanies auxquelles s'expose un
+solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
+rien sollicite pour moi?
+
+Je vais vous le dire.
+
+Au mois de decembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
+Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
+quitte, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
+Constantine, et nous etions forces de faire halte et de passer la nuit
+au camp de Smendou.
+
+Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
+On avait du songer a se defendre avant de songer a se loger.
+
+Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
+nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelee en
+miniature sur le fameux hotel de Nantes, qui est reste si longtemps
+debout et isole sur la place du Carrousel, laquelle maison etait
+habitee par le payeur du regiment en garnison au camp de Smendou.
+
+C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'etait a croire que
+le soleil, roi des Saharas, avait abdique, et faisait faire son
+interim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gele par-dessus
+la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre etape tout
+mouilles et tout transis.
+
+Nous entrames a l'auberge et nous nous pressames autour du poele, tout
+en commandant le souper.
+
+Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
+gercees, de maniere a nous faire craindre d'etre obliges de souper
+sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en etait pas arrive encore a ce
+degre de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
+
+Je demandai deux hommes de bonne volonte pour se mettre en quete d'une
+chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
+
+Quoiqu'on mangeat mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
+l'on mangeat agreablement et abondamment.
+
+Giraud et Desbarolles se devouerent. Ils prirent une lanterne: tenter
+de parcourir les corridors avec une chandelle, c'etait une entreprise
+insensee qui ne se presenta meme point a leur esprit.
+
+Au bout de dix minutes, les intrepides explorateurs revinrent; ils
+rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouve une espece de
+galetas par les interstices duquel le vent penetrait de tous les
+cotes. Le seul avantage que presentait une nuit passee la sur une nuit
+passee a la belle etoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
+coups d'air.
+
+Nous ecoutions melancoliquement le recit de Giraud et de
+Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
+esperions toujours, en les interrogeant l'un apres l'autre, apprendre
+de celui qui s'etait tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
+parle;--mais ils avaient beau alterner, comme Melibee et Dametas, leur
+chant etait d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformite.
+
+Tout a coup, notre hote, apres avoir echange quelques paroles avec un
+soldat, vint a moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
+Dumas, et, sur ma reponse affirmative, me presenta les compliments de
+l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalite dans
+le rez-de-chaussee de la petite maison en pierre sur laquelle, des
+notre arrivee et en la comparant a la barraque en bois, nous avions
+tourne des regards d'envie.
+
+L'offre etait donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
+s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
+rez-de-chaussee etait assez grand pour nous contenir tous. Le
+rez-de-chaussee avait douze pieds carres et ne contenait qu'un lit.
+
+J'envoyai tous mes compliments a l'obligeant officier; mais, du moment
+qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hote de lui dire que je ne
+pouvais accepter.
+
+C'etait du devouement; mais ce devouement fut repousse par ceux en
+faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'ecrierent
+d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
+plus mal, et ils insisterent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
+qui m'etait faite.
+
+La logique de ce raisonnement me touchant d'un cote, le demon du
+bien-etre me sollicitant de l'autre, j'etais tout pres d'accepter,
+quand j'objectai un dernier scrupule.
+
+Je privais l'officier payeur de son lit.
+
+Mais mon hote semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
+carte de mets; seulement, la premiere etait mieux fournie que la
+seconde. Il me repondit que l'officier avait deja fait dresser un lit
+de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fut,
+je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
+
+Resister plus longtemps a une offre faite avec tant de cordialite eut
+ete chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
+que j'aurais l'honneur de lui presenter mes remerciments.
+
+Mais l'ambassadeur me repondit que l'officier payeur etait rentre
+tres-fatigue, qu'il s'etait immediatement couche sur son lit de
+sangle, en priant que l'on me transmit son offre.
+
+Des lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le reveillant, ce qui
+faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort a une
+indiscretion.
+
+Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
+conduire au rez-de-chaussee qui m'etait destine.
+
+La pluie tombait a torrents, et un vent aigu sifflait a travers
+quelques arbres depouilles de leurs feuilles, la barraque de
+l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
+
+J'avoue que je fus agreablement surpris a la vue de mon logement.
+C'etait une jolie petite cellule, parquetee en sapin, ou l'on avait
+pousse la recherche jusqu'a couvrir les murs d'un papier. Cette petite
+chambre, toute simple qu'elle etait, s'offrait a moi avec un parfum de
+proprete aristocratique.
+
+Les draps etaient d'une blancheur eclatante et d'une finesse
+remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
+l'un, une elegante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
+blanches et de couleur.
+
+Il etait evident que mon hote avait prevu le cas ou je desirerais
+changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
+
+Tout cela avait un caractere de courtoisie presque chevaleresque.
+
+Il y avait bon feu dans la cheminee. Je m'en approchai.
+
+Sur la cheminee, il y avait un livre. Je l'ouvris.
+
+Ce livre etait l'_Imitation de Jesus-Christ_.
+
+Sur la premiere page du livre saint etaient ecrits ces mots:
+
+_Donne par mon excellente amie la marquise de..._
+
+Le nom venait d'etre rature il n'y avait pas dix minutes, et de facon
+a le rendre illisible.
+
+Etrange chose!
+
+Je levai la tete pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
+Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
+
+Mes yeux s'arreterent sur un petit portrait au daguerreotype.
+
+Ce portrait representait une femme de vingt-six a vingt-huit ans,
+accoudee a une fenetre et regardant le ciel a travers les barreaux
+d'une prison.
+
+La chose devenait de plus en plus etrange; plus je regardais cette
+femme, plus j'etais convaincu que je la connaissais.
+
+Seulement, cette ressemblance, qui ne m'etait pas etrangere, flottait
+dans les vagues horizons d'un passe deja lointain.
+
+Quelle pouvait etre cette femme prisonniere? a quelle epoque
+etait-elle entree dans ma vie? de quelle facon s'y etait-elle melee?
+quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voila ce
+qu'il m'etait impossible de preciser.
+
+Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
+que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
+
+Mais la memoire a parfois de singuliers entetements: la mienne
+s'ouvrait parfois sur des echappees de ma jeunesse, mais presque
+aussitot une epaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
+confondant tous les objets.
+
+Je passai plus d'une heure la tete appuyee dans ma main; pendant cette
+heure, tous les fantomes de mes vingt premieres annees, evoques par ma
+volonte, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
+avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
+pareils a des ombres voilees.
+
+La femme du portrait etait parmi ces derniers; mais j'avais beau
+etendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
+
+Je me couchai et m'endormis, esperant que mon sommeil serait plus
+lumineux que ma veille.
+
+Je me trompais.
+
+Je fus reveille a cinq heures par mon hote, qui frappait a ma porte,
+et qui m'appelait.
+
+Je reconnus sa voix.
+
+J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au proprietaire
+de la chambre, au proprietaire du livre, au proprietaire du portrait,
+la permission de lui presenter mes remerciments. En le voyant,
+peut-etre tout ce mystere, qui m'eut semble un reve si les objets qui
+occupaient ma pensee n'eussent point ete sous mes yeux; en le voyant,
+dis-je, peut-etre tout ce mystere me serait-il explique. En tout cas,
+si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
+d'etre indiscret, j'etais resolu a interroger.
+
+Mais c'etait un parti pris: mon hote me repondit que l'officier payeur
+etait parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
+partir si tot, _ce qui le privait du plaisir de me voir._
+
+Cette fois, il etait evident qu'il me fuyait.
+
+Quelle raison avait-il de me fuir?
+
+C'etait plus difficile encore a etablir que l'identite de cette femme,
+au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
+je tachai d'oublier.
+
+Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouverent,
+sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demanderent la cause
+de ma preoccupation.
+
+Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
+de sa chambre.
+
+Puis nous remontames en diligence, et nous dimes adieu, probablement
+pour toujours, au camp de Smendou.
+
+Au bout d'une heure de marche, une cote assez roide se dressa sur
+notre chemin; la diligence s'arreta, le conducteur nous faisant cette
+galanterie, a laquelle ses chevaux etaient encore plus sensibles que
+nous, de nous offrir de descendre.
+
+Nous acceptames ce delassement. La pluie de la veille avait cesse, et
+un pale rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
+
+Au milieu de la montee, le conducteur de la diligence s'approcha de
+moi d'un air mysterieux.
+
+Je le regardai d'un air etonne.
+
+--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
+prete sa chambre?
+
+--Non, lui repondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
+plaisir de me l'apprendre.
+
+--Eh bien, il se nomme M. Collard.
+
+--Collard! m'ecriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-la
+plus tot?
+
+--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
+serions a une lieue de Smendou.
+
+--Collard! repetais-je comme un homme a qui l'on ote un bandeau de
+devant les yeux.--Ah! oui, Collard.
+
+Ce nom m'expliquait tout.
+
+Cette femme qui regardait le ciel a travers les barreaux de sa prison,
+cette femme, dont ma memoire avait garde une image indecise, c'etait
+Marie Capelle, c'etait madame Lafarge.
+
+Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
+aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
+allees ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retire
+du monde, refugie dans un desert, payeur d'un regiment, ne pouvait
+etre que celui que j'avais connu, c'est-a-dire l'oncle de Marie
+Capelle.
+
+De la le portrait de la prisonniere sur la cheminee. La parente
+expliquait tout.
+
+Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'etait-il prive de ce sympathique
+serrement de main qui nous eut rajeunis tous deux de trente annees?
+
+Par quel sentiment de honte mal entendue s'etait-il si obstinement
+derobe a mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
+
+Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fit an reproche d'etre
+le parent et l'ami d'une femme dont j'avais ete moi-meme l'ami et qui
+etait presque ma parente.
+
+Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
+t'en voulais de ce doute desespere!
+
+J'avais eprouve peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
+moment, m'inonda le coeur de tristesse.
+
+Je voulais retourner a Smendou; je l'eusse fait si j'eusse ete seul;
+mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard a mes
+compagnons.
+
+Je me contentai de dechirer une page de mon album, et d'ecrire au
+crayon;
+
+ " Cher Maurice,
+
+ " Quelle folle et desolante idee t'a donc passe par l'esprit au
+ moment ou, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
+ d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es cache, au
+ contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
+ est vrai, c'est-a-dire que ta douleur vienne de l'irreparable
+ malheur qui nous a frappes tous, par qui pouvais-tu etre console si
+ ce n'est par moi, qui _veux_ croire a l'innocence de la pauvre
+ prisonniere, dont j'ai trouve le portrait suspendu a ta cheminee?
+
+ " Adieu! je m'eloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
+ enfermees dans le tien.
+
+ " Alex. DUMAS. "
+
+
+En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet a
+l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
+une heure.
+
+Quant a moi, arrive au sommet de la montee, je me retournai, et je vis
+une derniere fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
+etendue sur la rouge verdure du sol africain.
+
+Je fis de la main un signe d'adieu a l'hospitaliere maison, qui
+s'elevait, pareille a une tour, et de la fenetre de laquelle l'exile
+suivait peut-etre notre marche vers la France.
+
+
+Trois mois apres mon retour a Paris, je recus par
+la poste un paquet au timbre de Montpellier.
+
+Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
+ecriture, fine, reguliere, dessinee plutot qu'ecrite; plus, une lettre
+d'une ecriture ardente, fievreuse, pressee, arrachee, comme par
+secousses et comme dans des acces de Jelire a la plume qui l'avait
+tracee.
+
+La lettre etait signee: " Marie Capelle. "
+
+Je tressaillis. Je n'avais pas completement oublie la douloureuse
+aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
+prisonniere etait le complement, la postface, l'epilogue de cette
+aventure.
+
+Voici ce que contenait la lettre. Apres la lettre viendra le
+manuscrit.
+
+ " Monsieur,
+
+ " Une lettre que je recois de mon cousin Eugene Collard,--car c'est
+ mon cousin Eugene Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
+ Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
+ l'hospitalite au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
+ vous lui avez temoignee pour moi.
+
+ " Et cependant, cette sympathie est incomplete, car il vous reste un
+ doute sur moi. Vous _voulez_ croire a mon innocence, dites-vous?...
+ O Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
+ dans les bras de ma digne mere, sur les genoux de mon bon
+ grand-pere, pouvez-vous supposer que cette petite Marie a la robe
+ blanche, a la ceinture bleue, que vous avez rencontree un jour
+ cueillant des paquerettes dans les pres de Corcy, ait commis le
+ crime abominable dont elle etait accusee? car, de ce honteux vol de
+ diamants, je ne vous en parle meme pas. Vous voulez croire,
+ dites-vous?... O mon ami, vous qui pouvez etre mon sauveur, si vous
+ le voulez; vous qui, avec votre voix europeenne; vous qui, avec
+ votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
+ fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'ame de
+ tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
+ ou comme un frere, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
+ mon pere et de ma mere, je vous jure, mon ami, les bras etendus vers
+ vous, a travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
+ innocente!
+
+ " Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
+ pas, en vous parlant, assure de votre opinion sur la pauvre
+ prisonniere qui tremble en vous ecrivant? Ah! lui, sait que je ne
+ suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eut convaincu.
+ Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez a
+ Montpellier,--car, que vous y veniez expres, je n'ai point cet
+ espoir,--je suis bien sure qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
+ sanglots, en sentant mes mains brulantes de fievre, d'insomnie, de
+ desespoir, prendre vos mains, je suis sure que vous diriez, comme
+ tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: " Non!
+ oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! "
+
+ " Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dine ensemble chez ma
+ tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
+ etait point question encore. Oh! j'etais bien heureuse alors!
+ heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
+ grand-pere, je n'ai jamais ete heureuse.
+
+ " Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
+ fille; la prisonniere est aussi innocente que l'enfant et que la
+ jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitie, car elle est
+ martyre.
+
+ " Mais ecoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parle
+ et dont il faut que je vous parle. Ce qui me desespere, ce qui
+ m'etendra bientot morte dans une des etroites cellules de la mort ou
+ dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilite de
+ l'existence, c'est le doute de moi-meme, c'est tour a tour ma
+ confiance dans ma force et ma mefiance dans les moyens de la
+ reveler. " Travaillez, " me dit-on. Oui; mais la publicite est aussi
+ necessaire aux germes de l'esprit que le soleil a ceux des moissons.
+ Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
+ justice humaine! Est-ce ma vanite qui m'egare dans des sentiers qui
+ ne devaient pas etre les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
+ de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantot je me
+ surprends faible, hesitante, variable, femme enfin comme personne ne
+ l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je reve des joies
+ douces et pales, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
+ sens si souvent monter a mon front; je caresse le reve de devoirs si
+ charmants et si ombrages par la solitude, que nul etre humain ne
+ pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passe.
+ Tantot c'est ma tete qui a la fievre; mon ame semble se presser aux
+ parois de mon cerveau pour l'elargir; mes pensees ont une voix: les
+ unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
+ memes semblent regarder en dedans. Je me comprends a peine moi-meme,
+ et cependant, grace a l'etat d'exaltation dans lequel je suis, je
+ comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
+ soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
+ obligee d'achever les pensees du livre qui me paraissent
+ incompletes. Je les mene avec mon imagination ou mon coeur pour
+ guide, je ne sais pas bien lequel, une etape plus haut que l'auteur
+ ne les a conduites. Les mots, ceux-la memes qui n'ont que des
+ significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, a moi, des
+ horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
+ invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
+ que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-etre, se sont passees dans
+ un autre monde, dans une vie anterieure. Je suis comme un etranger
+ qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
+ de ses propres oeuvres, et qui continuerait a lire ainsi en
+ lui-meme, non pas la forme, mais l'ame, mais la pensee, mais le
+ secret de ces caracteres etranges qui restent des hieroglyphes
+ indechiffrables a ses yeux.
+
+ " Si, au lieu de lire, je veux travailler a quelque ouvrage de
+ femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'etait une plume
+ aux mains d'un grand ecrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
+ peintre. Artiste jusqu'au fond de l'ame, il me semble alors que je
+ mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
+
+ " Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue a rever, si
+ je m'abime dans une contemplation qui s'eleve jusqu'a l'extase,
+ alors ma fievre devient plus intense et se ravive, et ma pensee
+ escalade les etoiles.
+
+ " Maintenant, comment decider,--tirez-moi de mon doute,
+ Dumas,--comment decider lequel de tous ces etats est celui auquel
+ Dieu m'a destinee? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
+ la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
+ jour, entre l'ouvriere de midi ou la reveuse de minuit, entre
+ l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
+ quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
+ est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
+ critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
+ et la plume; rien ne me couterait pour arriver au but si je me
+ sentais des aides. Mais la mediocrite me fait horreur, et, s'il n'y
+ a en moi _qu'une femme_, je veux bruler de vains jouets, et borner
+ mon ambition a rester bien aimee et a savoir moi-meme sublimement
+ aimer. Le mediocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
+ plate et vulgaire, c'est le corps sans l'ame, c'est l'huile qui
+ tache quand elle n'eclaire pas.
+
+ " La grenouille de la Fontaine nous fait pitie lorsqu'elle creve
+ d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-etre nous ferait-elle
+ envie coassant d'aise dans son palais de nenufars ou dans sa haute
+ futaie de roseaux.
+
+ " Le travail latent et muet auquel je suis condamnee n'a pas
+ seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
+ peut-etre dans des reves de la moins inexcusable vanite. Si j'ai du
+ talent, il l'enerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
+ fait trop amplement profit. Je fais, je defais, je refais, je
+ rature, je gratte, je brule a propos de rien. Il est vrai que, dans
+ ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
+ avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit etre severe pour
+ son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
+ forces le lui permettent; mais, a cote des grandes oeuvres, doivent
+ s'executer a plume levee les causeries d'un jour, des etudes, des
+ bagatelles enfin, travaux, ou plutot distractions intermediaires qui
+ reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
+ pensee, qui donnent enfin un corps a nos reves du jour, plus
+ douloureux souvent, par le malheur, plus reels que ceux de la nuit.
+ Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
+ dont je vous parle; les hommes superieurs allaient dans le monde
+ semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
+ ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
+ ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
+ remplace la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
+ que s'abattent les pensees venues des quatre coins de l'horizon,
+ c'est la que fleurissent ces impressions fugitives, nees de
+ l'evenement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
+ retrouve pas, enfin ces fantomes diapres de la vie exterieure, si
+ brulants, mais si fragiles.
+
+ " Vous le voyez, Dumas, je me crois deja libre, je me crois deja
+ auteur, je me crois deja poete, je vis en liberte, j'ai de la
+ reputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grace a vous.
+
+ " En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensees fugitives,
+ quelques fragments detaches, et dites-moi si la femme qui fait cela
+ a l'esperance de vivre un jour honorablement de sa plume.
+
+ " Ami de ma mere, ayez pitie de sa pauvre fille!
+
+ " MARIE CAPELLE. "
+
+
+On a lu la lettre de la prisonniere. Maintenant, on va lire les
+pensees que contenait le manuscrit joint a cette lettre.
+
+
+SOUVENIRS ET PENSEES D'UNE EXILEE.
+
+
+ ITALIE.
+
+" Italie, qui empruntes a deux mers la ceinture bleue des vagues pour
+voiler tes beaux flancs!
+
+" Italie, qui, pour orner ta tete, possedes le fier bandeau de toutes
+les neiges alpines!
+
+" Terre doublee de volcans, terre revetue de roses, je te salue, et je
+pleure rien qu'en pensant a toi.
+
+" Ton ciel radieux d'etoiles, tes brises parfumees, dont une seule
+haleine effacerait un deuil; ton ecrin de beaute, present de la
+nature; ton ecrin de genie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
+joies et jusqu'a tes soupirs appartiennent aux heureux!
+
+" Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
+
+" 1844. "
+
+
+ VILLERS-HELLON.
+
+" Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma priere, le
+soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
+t'invoque encore! Va, retourne sans moi la ou je fus aimee.
+
+"L'etang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nenufars d'or
+voguent-ils toujours sur les eaux a l'approche du soir? Bon ange, ta
+douce egide veille-t-elle toujours, pres de ces rives fatales, aux
+jeux des petits enfants?
+
+" Vois-tu le tronc noueux de l'aubepine rose qui fleurit la premiere
+au retour du printemps? Chere aubepine... J'atteignais ses rameaux
+avec le bras de mon pere pour en saluer la fete de l'aieul bien-aime.
+
+"Retrouves-tu les roses preferees de ma mere, les peupliers plantes le
+jour ou je suis nee? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
+village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
+
+"Le temps respecte-t-il l'humble eglise gothique, dont l'autel est de
+pierre, dont le christ est d'ebene? Une autre, a ma place et en mon
+absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux freles
+arceaux du sanctuaire?
+
+"Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
+tombe ou dorment mes morts tant pleures? Leur bonte leur survit, les
+pauvres les visitent, et mon ame s'envole de l'exil pour y prier.
+
+"Je vais ou va la feuille que le tourbillon entraine.... Je vais ou va
+le nuage que la tempete emporte. En deuil de ma vie, morte a
+l'esperance meme, je ne reviendrai plus ou j'ai laisse mon coeur.
+
+" Bon ange; seme les roses sur les tombes de mes peres! donne les
+parfums aux fleurs qui s'effeuillent a leurs pieds! Fais que ce soit
+moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
+soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux la ou je fus aimee! "
+
+
+ "O vous tous qui passez sur le chemin,
+ regardez et voyez s'il est une douleur
+ comparable a ma douleur."
+ JEREMIE.
+
+ AFFLICTION.
+
+
+"Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
+heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, apres l'ennui
+du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
+encore.
+
+" Mon berceau fut beni. Je fus aimee, enfant. Jeune fllle, je vis le
+respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
+pere, et son dernier baiser glaca le premier sourire sur mon front.
+
+" Malheur aux orphelins!... Etrangers sur la terre, ils savent aimer
+encore et ne sont plus aimes. Ils rappellent aux hommes le souvenir
+des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
+meme les armer d'une benediction.
+
+" Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
+pauvres existences que nul ne protege, que nul ne defend. A la veille
+de vivre, moi, je pleurais ma vie. A la veille d'aimer, helas! je
+portais deja le deuil de mon bonheur.
+
+" Tous ceux qui m'etaient chers ont detourne la tete; ils se sont
+isoles dans un superbe mepris, Quand je criais vers eux, ils
+m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abime; et
+cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point echange ma
+robe d'innocence contre la ceinture d'or du peche.
+
+" Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
+le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hate pour moi le jour
+de la justice! Mon Dieu, daigne servir de pere a l'orpheline! Mon
+Dieu, daigne servir de juge a l'opprimee!"
+
+ _(Deuixieme anniversaire.)_
+
+
+ "Minuit, 15 juillet 1845.
+
+
+" Les haleines de la nuit apportent les reves a l'homme et la rosee
+aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
+Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit a la rose:
+_Je t'aime!_ fait sourire l'esperance, fait pleurer le regret.
+
+" A travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
+d'opale sur les pres. L'echo repond par un soupir au soupir qu'il
+ecoute. La pensee se souvient, le coeur aime, l'ame prie, et les anges
+recueillent, pour les confier a Dieu, nos plus nobles pensees, nos
+plus saintes prieres, nos plus chastes amours.
+
+"J'aime le soir; j'aime les brises parfumees qui portent mes larmes
+aux morts, mes regrets aux absents.
+
+" J'aime le soir; j'aime ces pales tenebres qui retranchent un jour
+aux jours de mon malheur. "
+
+
+ AMITIE.
+
+" L'amitie consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
+souvenir de ce que l'on recoit. "
+
+
+ " Fevrier 1847,
+
+" Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, eblouit les regards de
+l'homme.
+
+" Les etoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
+les pensees vers le ciel.
+
+" Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
+
+" L'etoile, c'est l'amitie qui nous aide a mourir.
+
+" Jeune, j'ai salue le bonheur, j'ai salue l'esperance. Aujourd'hui,
+je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a efface
+la chimere de mes reves. O mon etoile! o ma sainte amitie! je n'aime
+plus que toi!
+
+" Toutes mes larmes se sechaient au rayon d'un sourire.
+
+" Le sourire s'est eteint.
+
+" Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
+defendre.
+
+" J'ecoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. "
+
+
+ A A.G.
+
+
+" Enfant, vous demandez pourquoi ma tete penche sur mes froids
+barreaux, et vers quelles regions ma pensee s'elance, a cette heure
+ou, le jour s'eteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
+l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.
+
+" Mes pensees, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
+plus d'esperances, pas meme un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
+revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
+mechants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, benisse mon malheur.
+
+" Je ne veux pas hair. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
+ames au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
+recompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
+veux pas hair; la haine eteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
+
+" Jeune ame qui m'aimez, puissiez-vous etre heureuse! Ma priere vous
+garde, ma pensee vous benit. Esperez un bonheur, et, s'il faut que vos
+yeux connaissent aussi les larmes, helas! souvenez-vous que, sur la
+terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
+vers notre patrie du ciel.
+
+" La vie est une epreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
+et, quand viendra le soir, si ma tete se penche tristement sur mes
+froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
+ciel a des etoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
+verite! "
+
+
+ MORT.
+
+ " 2 novembre 1848.
+
+
+" Heureux, vous calomniez la mort. Aveugles par la peur de la
+liberatrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
+lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
+noires, son regard si terrible, qu'il petrifie vos joies.
+
+" Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la recompense;
+c'est le retour au ciel, ou les larmes sont comptees. La mort, c'est
+le bon ange qui fait grace de la vie a toutes les ames en peine, a
+tous les coeurs brises.
+
+" Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
+avec amour a leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mere, je
+t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, o Mort, je m'enfuirais
+vers toi.
+
+" Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilee, murmure a mon oreille les
+promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
+viens, je t'ecoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
+sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
+
+" Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
+desespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du mechant, refuge de
+l'opprime, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
+ramenes au ciel l'innocence et la foi! "
+
+Et maintenant, croyez-vous que le coeur ou sont ecloses ces pensees
+ait medite un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
+a trace ces lignes ait presente la mort a un homme, entre un sourire
+et un baiser?
+
+Oui?
+
+Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroye l'hypocrite, au moment meme
+ou elle le prenait a temoin de son innocence!
+
+
+Arrivee, apres son jugement prononce, a Montpellier, le 11 novembre
+1841, Marie Capelle en est sortie le 19 fevrier 1851, c'est-a-dire
+apres neuf ans et demi de captivite.
+
+Ce sont ces neuf ans et demi de captivite que racontent, jour par
+jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.
+
+C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
+rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: "
+Lisez-le! " c'est la que vous trouverez jaillissant, plaintive, a
+chaque ligne, une de ces grandes verites morales que nos legislateurs
+appellent un paradoxe: a savoir que la pretendue egalite devant la loi
+n'existe pas.
+
+Egalite de la peine, bien entendu.
+
+J'ai ete lie avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoleon, a son
+lit de mort, appelait le plus honnete homme de France, aussi lie qu'un
+jeune homme peut l'etre avec un vieillard; eh bien, je comparerai
+l'inegalite de la punition morale a ce qu'il m'a dit de l'inegalite de
+la douleur physique.
+
+Larrey etait peut-etre, depuis Esculape jusqu'a nous, l'homme qui
+avait coupe le plus de bras et le plus de jambes. Napoleon l'avait
+promene sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid a
+Vienne, du Caire a Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
+donnee! Il avait ampute des Arabes, des Espagnols, des Francais, des
+Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
+
+Eh bien, il pretendait que la douleur n'etait qu'une question de
+nerfs; que l'operation qui faisait jeter des cris aigus a l'homme
+irritable du Midi tirait parfois un soupir a l'organisation apathique
+de l'homme du Nord; que, couches l'un a cote de l'autre sur leur lit
+de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses machoires crispees, un
+mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
+ne brisait pas meme le tuyau de sa pipe.
+
+A notre avis, il en est de meme de la punition morale.
+
+Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
+organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
+insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
+distinguee.
+
+Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
+continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a decide que le
+crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a ete commis par
+l'exasperation d'une extreme delicatesse, d'un aristocratie exquise.
+
+Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
+princes, des rois meme parmi ses aieux, une jeune fille qui a ete
+elevee dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
+ont foule, des qu'ils ont pu marcher, les tapis ouates d'Aubusson, et
+les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
+prevoyant a enleve d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'a la plus
+petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
+encadre dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
+fille, jetee tout a coup dans une condition inferieure, en face d'un
+homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
+ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
+Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
+ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligee de disputer
+aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodees d'or, les
+cornettes garnies de dentelle qui se sont egarees avec elle dans cette
+espece de desert sauvage, inculte, inhospitalier, ou la pousse un des
+mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
+respirant, parlant, agissant a son aise la famille Lafarge, il lui
+faut, a elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
+tous les jours, c'est une deception de toutes les heures. La ou
+l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
+bien-etre, l'amelioration relative, sa nature a elle trouve le
+desespoir. Puis un jour arrive ou la vertu de la, femme est eteinte,
+ou la force de la chretienne est epuisee, ou la colombe devient
+vautour, la gazelle tigresse; ou l'on se dit: " Tout, tout, tout! la
+prison, l'exil, la mort, tout, plutot que cette vie impossible, ou la
+main de la fatalite a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
+d'airain, mais un lac, une mer, un ocean de boue entre moi et
+l'avenir! "
+
+Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir ete
+commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-etre excusable aux
+yeux de Dieu.
+
+Je demandais a un jure:
+
+--Croyez-vous Marie Capelle coupable?
+
+--Oui.
+
+--Et vous avez vote pour la prison?
+
+--Non.
+
+--Expliquez-moi cela.
+
+--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
+
+Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
+resume bien, ce nous semble, les circonstances attenuantes au milieu
+desquelles il a ete commis.
+
+Eh bien, voyez: la meme peine, la peine de la detention a perpetuite,
+est imposee a cette femme d'une organisation superieure, dont le crime
+meme est le fils de cette organisation; la meme peine est imposee a
+cette femme qui serait imposee a une vachere, a une balayeuse des rues
+ou a une revendeuse a la toilette.
+
+C'est juste, puisque le Code porte: " Egalite devant la loi. "
+
+Mais est-ce equitable? La est la question.
+
+Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive a Montpellier, au
+milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
+autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
+poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant a
+Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
+gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
+s'evanouit, et cela pour se reveiller dans une cellule a la fenetre
+grillee, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
+fievre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
+une couverture de laine grise qui a deja use deux ou trois prisonniers
+sans que les prisonniers soient parvenus a l'user. Eh bien, cette
+chambre aux murs blancs, a la fenetre grillee, au pave de pierre, au
+plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
+c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
+humides, cette couverture grise, usee, trouee, dans le tissu de
+laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mere Lecouffe;
+c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
+
+Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la degradation,
+la misere, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
+fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est la
+par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
+passer, qu'un jour les barreaux de cette fenetre s'ouvriront, sinon
+pour son corps, du moins pour son ame, qui aspire au ciel? Non, cette
+derniere illusion qu'elle doit a une chemise de batiste, a une robe de
+soie noire, a une collerette de linge blanc, a un ruban de velours mis
+dans ses cheveux, le reglement de la prison vient la lui oter.
+
+Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revetir de la
+robe de bure, de la robe penitentiaire, de la robe de la prison.
+
+Alors, comme Charles XII a Bender, elle se couche; elle declare
+qu'elle restera dans son lit, dans ce lit miserable ou elle a tant
+hesite d'abord a s'etendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
+dans son lit, plutot que de revetir la robe infame.
+
+Veut-on voir la lettre qu'elle ecrivait a cette occasion a son oncle,
+M. Collard, au pere de M. Eugene Collard, mon hote en Afrique? Tenez,
+la voici:
+
+ " Mon cher oncle, si c'est folie de resister a la force quand on est
+ renverse, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
+ contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
+ vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
+ helas! que la longueur d'une chaine, plaignez-moi, mon oncle, je
+ suis folle!
+
+ " J'ai passe toute la soiree d'hier et toute cette nuit a
+ familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
+ leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
+ revoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
+ plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
+ but, me degrader et m'avilir.
+
+ " Ecoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
+ douleur que je recule.
+
+ " De mon lit a la cheminee, il y a seize de mes pas; de la porte a
+ la fenetre, il y en a neuf, je les ai comptes. Ma cellule est vide;
+ entre ses quatre murs froids et nus, entre son pave de gres et son
+ plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
+
+ " Je vivrai la...
+
+ " Du dimanche ou vous serez venu jusqu'au dimanche ou vous
+ reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
+ heure de souffrances partagees.
+
+ " Je vivrai ces six jours.
+
+ " Mais porter les insignes du crime, sentir se debattre ma
+ conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
+ corps seulement, qui brule et qui tache l'ame?...
+
+ " Jamais!
+
+ " Je vous entends me dire que c'est l'humilite qui fait les martyrs
+ et les saints.
+
+ " L'humilite, mon oncle, je la comprends dans les heros, je l'adore
+ dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom a l'asservissement de ma
+ volonte, a la violence, au sacrifice force, au renoncement de la
+ peur. L'humilite, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
+ abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'etre
+ veritablement humble; mais je rougirais de le paraitre, si je ne
+ l'etais qu'a demi.
+
+ " Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, a cette heure, je ne suis
+ pas assez forte pour m'elever si haut. J'ai des defauts, des
+ prejuges, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
+ point depouille toutes ses idees; je n'ai pas desappris tontes ses
+ maximes. Je me preoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
+ devrais peut-etre; j'ai la vanite de l'honneur humain;--mais je
+ suis femme, tres-femme. J'ai du moins appris du malheur a ne pas
+ mentir a moi-meme. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
+ me suis jugee, que je repousse le vetement infame dont on a voulu me
+ salir.
+
+ " A titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
+
+ " A titre de chretienne, je ne suis pas digne encore de le revetir.
+
+ " Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
+ supplie, intervenez aupres du directeur pour qu'il m'epargne les
+ tortures inutiles et les coups d'epingle anodins, les grandes
+ pauvretes et les petites miseres, qui semblent etre ici la trame
+ meme de la vie des captifs. J'ai tant a souffrir dans le present,
+ j'ai tant a souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on menage mes forces;
+ helas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
+ douleurs.
+
+ " Adieu, mon cher oncle; ecrivez-moi, ce sera fortifier mon ame;
+ aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
+
+ " Votre MARIE CAPELLE.
+
+ " _Post-scriptum_.--On pretend que la pensee d'une femme est toute
+ dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
+ oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
+ vetement d'infamie que le jour ou il sera pour moi, non plus le
+ signe du crime, mais celui d'une vertu."
+
+Croyez-vous que la femme qui a ecrit ces lignes ait plus souffert que
+les filles qu'on envoie a la Salpetriere, ou les voleuses qu'on
+renferme a Saint-Lazare?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
+d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
+Cesars, epouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
+Louis, emprisonnee au Temple, conduite a l'echafaud dans la charrette
+commune, executee sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
+d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
+exemple?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
+grace a un travail de quinze heures par jour, travail necessaire
+non-seulement a mon existence intellectuelle, mais encore a ma sante,
+ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
+croyez-vous que, si j'etais condamne a rester ce que j'ai encore de
+jours a vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
+sans encre, sans lumiere, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
+plus qu'un homme a qui l'on refuserait plumes, lumiere, encre, papier
+et livres, mais qui ne saurait ni lire ni ecrire?
+
+Oui, incontestablement oui.
+
+Il y a donc egalite devant la loi, mais il n'y a pas egalite devant la
+punition.
+
+Maintenant, les medecins, en inventant le chloroforme, ont supprime
+cette inegalite devant la douleur physique, qui preoccupait si fort le
+bon docteur Larrey.
+
+Legislateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
+n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
+qui supprimat l'inegalite devant la douleur morale?
+
+C'est un probleme que je pose, et qui meriterait bien, il me semble,
+de concourir au prix Montyon.
+
+
+Maintenant, vous connaissez le theatre ou s'accomplissait ce drame de
+douleur morale: Marie Capelle elle-meme vient de vous en faire la
+description.
+
+Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit ou la prisonniere reste
+couchee toute la journee pour ne pas revetir la livree de la prison,
+voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
+
+Ecoutez, c'est elle qui parle:
+
+ " L'automne a vu tomber la derniere feuille de sa couronne. Il fait
+ froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
+ mantelet de lit est insuffisant a me couvrir; il faut que je reste
+ couchee tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
+ inoccupees! Je veux m'essayer a vivre quand tout repose et
+ sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier a
+ ces ames errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
+ aux vents les soupirs desoles que leurs voix ne peuvent plus
+ _gemir_. Une langueur anxieuse s'est emparee de moi; je la benirais
+ si c'etait le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
+ n'est que le reve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
+ sensitif et souffrant echappe a l'action de mon ame. Je me surprends
+ a prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensee. Des
+ larmes m'etouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idees revetent
+ des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
+ front; je les vois s'etirer, se trainer au dedans de mon cerveau;
+ d'eclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'echo sans le
+ son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
+ ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
+ j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! "
+
+La torture alla jusqu'a l'agonie. Dans les premiers jours de fevrier
+1842, la prisonniere recut l'extreme-onction, et vint frapper de sa
+main amaigrie a la porte du tombeau.
+
+Le jour de la delivrance n'etait pas venu, la porte resta fermee.
+
+Enfin la rigueur des hommes se lassa.
+
+Un matin, on annonca a la prisonniere qu'on lui accordait la faveur
+d'une autre cellule.
+
+Elle vous a raconte la premiere, voici la description de la seconde:
+
+ " Ma cellule est carree; une morte y respire. Je viens de dire a ma
+ garde d'aller en droite ligne de la porte a la fenetre et de compter
+ ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le meme espace, se
+ placeront deux fois. J'appelle cela etre au large, et vous?
+
+ " Les murs ont ete passes a la chaux melee d'une pincee de noir.
+ C'est de la verite locale.
+
+ " Voici le mobilier:
+
+ " A cote de la porte, une cheminee en tole dont le tuyau monte
+ obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
+ fort laid, mais c'est chaud.
+
+ " En face de la cheminee, une etagere qui attend mes livres; sous
+ l'etagere, une table a deux fins; pres de la fenetre, une commode,
+ et, vis-a-vis de la commode, mon lit cache sous une niche de percale
+ liseree de gris.
+
+ " Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
+
+ " Voila tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
+ passe pres de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
+
+ " J'allais oublier ce que j'avais de plus precieux, la sainte et
+ petite chapelle de mes souvenirs.
+
+ " Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossee au
+ mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque cote
+ sont suspendus les portraits, cercles en velours noir (l'or est
+ prohibe) de mon pere, de ma mere, de mon aieule et de mon
+ grand-pere.
+
+ " Devant moi, au-dessus de la cheminee, j'ai fait placer le crucifix
+ qui etait d'abord a mon chevet; il faut que le regard divin m'aide a
+ porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
+ branches de cypres, cueillies dans le cimetiere de Villers-Hellon.
+
+ " Le cimetiere de Villers-Hellon! o mes amis, ne me demandez plus
+ rien... J'acheve avec des larmes ce que j'ai du commencer avec un
+ sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! "
+
+Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonniere
+pendant ces neuf annees.
+
+Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
+murmureront autour de sa seconde et derniere agonie, qui soupireront
+sur sa tombe.
+
+D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le pere d'Eugene, vieillard
+de soixante-quinze ans.
+
+Ecoutons-le.
+
+ " Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un deperissement
+ notable se manifesta dans la sante de la prisonniere. La fievre ne
+ la quittait plus. Son medecin, si bon, si devoue, fit part de ses
+ craintes au prefet. Quatre professeurs de la faculte de medecine
+ furent charges de visiter la malade et de constater son etat. Ils
+ conclurent a la mise en liberte, comme la seule chance de guerison.
+
+ " Ce rapport resta sans resultat. Cependant le mal empirait
+ rapidement. Apres quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
+ expertise eut lieu. Les conclusions furent les memes, et peut-etre
+ plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonniere a la
+ maison de sante de Saint-Remy fut ordonnee.
+
+ " Elle y arriva le 22 fevrier 1851, accompagnee de ma fille.
+
+ " Il n'etait plus temps!
+
+ " Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
+ incessants du medecin, le concours charitable de l'aumonier et de la
+ soeur hospitaliere, la salubrite du climat, la beaute du lieu, tout
+ fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
+
+ " Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hate a
+ Paris. J'etais porteur d'une supplique pour le prince-president:
+ j'en fis une autre que je signai. Je me placai sous le patronage
+ d'un homme eminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
+ apres, une lettre m'apprit que ma fille allait etre libre.
+
+ " Ma joie devait etre plus courte que ma reconnaissance. Arrive en
+ trente-six heures a Saint-Remy, je pressai entre mes bras, non plus
+ une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer a la
+ liberte.
+
+ " Le 1er juin 1852, l'infortunee posait son pied libre dans ma
+ demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
+ mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
+
+ " L'humble cimetiere d'Ornolac a recu les restes de la morte; une
+ croix renversee couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. "
+
+Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun detail sur
+la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas a lui que nous nous
+adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
+pretre qui a ferme les yeux de la mourante.
+
+Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un etranger parle
+toujours au coeur dechire de la famille, on reconnaitra les traces de
+cette influence etrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
+l'entourait.
+
+ " Monsieur,
+
+ " Se suis charge, d'une mission bien penible au-pres de vous.
+ L'interessante, l'excellente mademoiselle Adele Collard vient encore
+ une fois d'etre frappee de la maniere la plus cruelle dans ses
+ affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
+ le plus grand des sacrifices: sa chere et digne amie, la pauvre
+ Marie Capelle, lui a ete ravie comme par miracle. Je vous laisse a
+ penser, monsieur, quel rude coup c'a ete pour un coeur si aimant, si
+ parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprecier,
+ depuis longues annees, sa sensibilite et son affectueux et
+ incomparable devouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
+ religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
+ n'aurait pas resiste a la douleur que lui a causee le terrible
+ evenement que je suis force de vous annoncer.
+
+ " Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
+ qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualites
+ distinguees, captiva toutes mes sympathies, a rendu son ame a Dieu
+ ce matin a neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
+ toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
+ En ce moment supreme, _elle a ete admirable de resignation, de foi,
+ de piete et surtout de charite. Jamais, depuis dix-huit ans que
+ j'exerce le saint ministere, je n'avais eu le bonheur d'etre si
+ profondement edifie. Jamais on n'a ete temoin de plus beaux et de
+ plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semble vouloir la dedommager,
+ a sa derniere heure, de tout ce qu'elle avait endure de tourments et
+ de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a ete
+ admirable aux approches de la mort.
+
+ " Soyez assez bon, monsieur et venere confrere, pour faire part de
+ tout ceci a la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adele. Je
+ n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos precautions pour
+ menager la sensibilite louable de ses dignes parents. Vous etes trop
+ sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez a faire a
+ cet egard.
+
+ " Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
+ mademoiselle Adele. Nous tacherons de contribuer tous de notre mieux
+ a la lui rendre aussi facile que possible.
+
+ " Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la maniere dont
+ mademoiselle Adele se rendra a Montpellier. Sans difficulte d'abord,
+ elle se rendra a Toulouse, ou elle ira descendre chez la cousine de
+ madame Marie Capelle, et, de la, elle continuera sans peine son
+ voyage pour se rendre au sein de sa famille.
+
+ " Sa sante est parfaite, et elle vous prie de faire agreer a sa
+ famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
+
+ " Pardon, monsieur, de mon importunite, et daignez recevoir
+ l'hommage, etc.
+
+ " B...,
+
+ " Cure, aumonier des bains d'Ussat. "
+
+ " Ornolac, 7 septembre 1853."
+
+
+Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
+Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidele amie de la
+prisonniere, Adele Collard ayant ete forcee de la quitter deux heures
+avant sa mort.
+
+Des les premieres lignes, vous reconnaitrez, non plus le pretre,
+consolateur par etat, mais la femme consolatrice par nature:
+
+ " N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte a vous
+ ecrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-a-dire ecrite
+ vingt jours apres l'evenement.], vous ne vous etes pas dit une seule
+ fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
+ vous connaissais moins, c'eut ete pour moi une souffrance de plus.
+ J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
+ me cause toujours, l'operation douloureuse qu'il m'a fait subir,
+ tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
+ jours, j'en etais a perdre a chaque instant connaissance. On trouve
+ pourtant de l'amelioration dans la maladie principale. Dans trois
+ mois, dit-on, il n'y aura plus a cauteriser. Si grande que soit ma
+ confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine a y croire.
+
+ " Mais parlons d'_elle_. Je l'ecoutais avec mon coeur, et ce
+ souvenir sera pour moi ineffacable. C'etait vous sa seule douleur.
+ Pour vous seule, elle regrettait la vie. " C'est la qu'est le
+ sacrifice, " disait-elle. " Pauvre Adele, quand je songe qu'elle
+ sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
+ o mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
+ rende la pauvre Adele a sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
+ vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
+ comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, o mon Dieu! je vous
+ benis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
+ le courage de le supporter. "
+
+ " Puis, comme les douleurs redoublaient:
+
+ " Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
+ vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
+ fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande a Dieu qu'il
+ leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causees! "
+
+ " Puis c'etait vous, Adele, qu'elle appelait, qu'elle recommandait a
+ tous. Puis c'etait une priere, et toujours la resignation la plus
+ grande.
+
+ " Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en repondre; je souffrais
+ tant de la voir souffrir! j'etais si malheureuse de mon impuissance
+ a la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
+ j'etais si fiere de cette affection qu'elle me temoignait; je lui
+ etais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
+ qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais ose lui dire, a elle
+ si superieure.
+
+ " Que vous etes bonne de m'avoir envoye ce precieux souvenir! Vous
+ m'ecrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
+ parlerez aussi beaucoup de vous, comme a l'amie la plus vraie.
+
+ " Je vous prie d'offrir a votre bonne famille mes sentiments les
+ plus respectueux.
+
+ " Ma soeur et ma mere me chargent de vous dire combien vous leur
+ etes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous etes.
+
+ " A bientot, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
+ mon coeur.
+
+ " CLEMENCE.
+
+ " Lundi 27. "
+
+
+Un an apres, c'est-a-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
+cette seconde lettre du brave cure d'Ussat.
+
+Nous la citons entierement; elle est caracteristique dans sa naive
+bonte:
+
+ " Mon cher monsieur,
+
+ " La confusion que j'eprouve du long silence que j'ai garde a votre
+ egard ne saurait etre egalee que par la contrariete qu'il vous aura
+ causee a vous-meme. Vous devez m'avoir trouve bien peu honnete de ne
+ pas avoir repondu plus tot a votre bonne lettre du 22 juillet.
+ J'avoue que jamais accusation n'a ete mieux fondee que celle-la.
+ Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont force a ce
+ silence, vous conviendrez que je n'ai ete que malheureux, mais pas
+ coupable.
+
+ " A peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
+ vous desirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
+ m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
+ la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis a
+ les lui donner. Il la fit pour le temps indique, et bien
+ conformement au plan; elle fut aussi mise en place avant la fin de
+ juillet.
+
+ " Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
+ n'avait use de ruse en refusant de peindre la grille, alleguant
+ qu'il n'avait ete tenu de faire que ce qui avait ete convenu; et
+ parce que j'avais oublie de faire la reserve que le fer serait
+ peint, afin qu'il ne s'oxydat point, il n'a point voulu mettre cette
+ derniere main a son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
+ la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite depense de plus.
+ Toujours est-il que je suis tres-fache contre Blazy, qui a manque de
+ delicatesse en ce point.
+
+ " Quant a la croix, voila l'objet qui a cause toute ma douleur, et
+ m'a empeche de vous donner plus tot de mes nouvelles.
+
+ " Pour qu'elle fut bien confectionnee, j'eus le malheur de
+ m'adresser a un tres-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait a
+ Ussat, vers la derniere quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
+ la lui payerais douze francs, a la condition qu'il la soignerait
+ beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
+ traitames le mardi; loin de la recevoir au temps indique, deux
+ semaines apres, elle ne m'etait pas encore, arrivee. Contrarie de ce
+ retard, je lui ecrivis par la poste pour la lui reclamer. Il me
+ repondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
+ prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
+ fois-la que l'autre. Fache fortement de ce nouveau delai, je lui
+ ecrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
+ indignation sur son manque de parole. Enfin, apres m'avoir fait
+ enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
+ lui-meme, et, certes, celui-la n'a pas ete comme Blazy; il a fini
+ son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
+ jolie piece. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
+ par l'originalite de la pose et par la confection de l'objet.
+
+ " A toutes ces contrarietes, je vais en ajouter encore une autre, ou
+ plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
+ annonce que le saule plante par moi sur la tombe avait bien reussi,
+ et qu'il etait tres-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrat pour sa
+ part dans le chagrin que j'ai eprouve. Chaque etranger qui est venu
+ visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
+ est constamment encombre, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
+ son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire secher.
+ J'ai eu beau adresser des prieres, j'ai eu beau me facher pour qu'on
+ le respectat, menaces et prieres, tout a ete inutile. Les fleurs
+ egalement ont ete enlevees; chacun a voulu emporter une relique.
+ Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez etre
+ flatte de la veneration dont les depouilles de la pauvre defunte
+ sont honorees. Le mal fait a l'arbre et aux fleurs est facile a
+ reparer.
+
+ " Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
+ fini. "
+
+Qu'ajouter a cela?
+
+Les dernieres lignes ecrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
+qui proteste, au nom de ses soixante-quinze annees et de ses cheveux
+blancs, contre le jugement qui a frappe sa niece.
+
+ " Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
+
+ " Je reponds:
+
+ " Retenue prisonniere, je lui avais donne pour compagne ma fille.
+
+ " Devenue libre, je lui aurais donne pour mari mon fils.
+
+ " Ma conviction est la.
+
+ " COLLARD,
+
+ " Montpellier, 17 juin 1853. "
+
+
+Marie Capelle est morte a l'age de trente-six ans apres douze ans de
+captivite.
+
+
+
+JACQUES FOSSE
+
+
+Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant du prendre ma
+place a un grand diner que donnait la Societe de sauvetage, je fus
+empeche de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
+
+Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
+trente-quatre a trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
+vigoureusement accentues, aux membres musculeux.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais diner hier avec vous; vous
+n'etes pas venu au diner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
+repartir sans vous voir.
+
+--A qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
+
+--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains a Beaucaire, et
+sauveteur dans mes moments perdus.
+
+En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
+couverte de medailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
+eclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue a son ruban rouge,
+eclatait comme une etoile la croix de la Legion d'honneur.
+
+Je suis peu sensible a l'entrainement des medailles, des croix et des
+plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
+lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
+j'eprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
+celui-la les ait gagnees pour les avoir obtenues.
+
+Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
+ministre, et j'invitai mon visiteur a s'asseoir.
+
+Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
+laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir a vous raconter
+cette vie de luttes, de travail et surtout de devouement.
+
+Jacques Fosse naquit a Saint-Gilles;--a ce seul nom, vous vous
+rappelez Raymond de Toulouse et la belle eglise de Saint-Trophime.--Il
+naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
+ou a peu pres.
+
+Il etait fils de Jean Fosse et de Genevieve Duplessis.
+
+Il perdit son pere en 1820. Il avait un an.
+
+La veuve, sans fortune, quitta aussitot Saint-Gilles, pour aller
+habiter chez sa mere, a Beaucaire.
+
+En 1822, elle se remaria, epousa un nomme Perrico, duquel elle eut
+douze enfants, dont trois sont morts.
+
+En 1828, le beau-pere de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
+Il y avait deja six enfants de ce second lit a nourrir.
+
+La commenca le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
+alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
+
+Le pain n'etait pas cher a cette epoque. Le produit du travail d'un
+enfant de neuf ans suffit a nourrir toute la pauvre famille.
+
+Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
+gagnait par jour; mais enfin on vivait.
+
+Il fit ce metier pendant un an.
+
+Mais, comme, a dix ans, il etait aussi fort qu'un enfant de quinze, il
+entra comme manoeuvre chez un macon.
+
+Jusqu'a douze ans, il porta le mortier sur ses epaules.
+
+En 1830, le 18 juin, il entend crier: "Au secours!" C'etait le nomme
+Chaffin, un garcon de dix-huit ans, qui se noyait.
+
+Fosse pique une tete du haut du quai, le ramene vers un radeau, manque
+de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
+passer sous le radeau, arrive a monter dessus.
+
+Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et devouement.
+
+Jamais programme ne fut mieux suivi.
+
+En 1832, a treize ans, il commenca a travailler dans les carrieres en
+qualite d'apprenti mineur.
+
+Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
+
+Deux ans il fit ce metier. Mais, comme le metier devenait mauvais, a
+quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
+
+A quatorze ans, Fosse portait sept cents.
+
+Il y avait alors de grands mouvements a la foire de Beaucaire: elle
+durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et etalait un
+immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
+
+Pendant cette annee 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
+dans le Rhone: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
+fils d'un charcutier nomme Cambon.
+
+Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
+meme temps que lui et n'osait lui porter secours. C'etait au-dessus de
+Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhone; le
+danger etait donc immense. Fosse ne s'y arreta point.--Par bonheur,
+le soldat, qui avait deja beaucoup bu, etait a peu pres evanoui.
+
+Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
+compagnie.
+
+Le jeune Cambon, que nous avons nomme le dernier, s'amusait, lui, en
+se balancant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
+nager et allait tout simplement passer sous le bateau a vapeur,
+lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
+
+Fosse, en prenant pied au fond du Rhone, avait touche un morceau de
+bouteille cassee et s'etait blesse a un doigt. Depuis ce jour, ce
+doigt est inerte, le nerf en a ete coupe.
+
+En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux a vapeur, en
+qualite de pisteur. C'est le nom que l'on donne a ceux qui appellent
+et dirigent les voyageurs.
+
+Dans le courant du mois de juillet, c'est-a-dire en pleine foire de
+Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment ou il etait dans un cafe
+chantant.
+
+Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
+
+Voici le fait:
+
+Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
+
+Le menuet fini, les saltimbanques penserent que leur ours avait besoin
+de se rafraichir. Ils le menerent au Rhone.
+
+Sollicite par la fraicheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
+boire, il se mit a la nage, entrainant celui des deux saltimbanques
+qui tenait la chaine.
+
+Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraine
+avec lui.
+
+Quand le premier lacha la chaine, il etait trop tard, il avait perdu
+pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
+
+Quant a l'ours, il nageait comme un de ses confreres du pole.
+
+Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
+
+Seulement, comme il craignait d'etre saisi par quelque membre
+essentiel et paralyse dans ses mouvements en se jetant a l'eau, Fosse
+avait pris a tout hasard un cercle de tonneau; il presenta le cercle
+aux saltimbanques; un d'eux, en se debattant, s'y accrocha, et, comme
+le second n'avait pas lache le premier, Fosse, en nageant vers le
+bord, les traina tous deux apres lui.
+
+Malgre cette precaution, l'un d'eux parvint a le saisir par la jambe;
+mais, heureusement, le nageur avait pied.
+
+Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'elanca a la poursuite de
+l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
+
+Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
+de l'empecher de s'enfuir.
+
+Ce n'etait pas chose facile. Tout musele qu'il etait, l'ours se
+sentait en liberte, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
+s'elanca a sa poursuite.
+
+Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'etait a
+lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
+
+Fosse plongea et s'en alla chercher la chaine de fer de l'animal, qui,
+entrainee par son poids, pendait de cinq a six pieds sous l'eau.
+
+Il prit l'extremite de la chaine et nagea vers le bord, entrainant
+l'ours, qui resistait, mais resistait inutilement, entraine qu'il
+etait par une force superieure.
+
+Cependant Fosse fut oblige de revenir a la surface de l'eau pour
+respirer.
+
+C'etait la que l'ours l'attendait.
+
+Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
+epaule.
+
+Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
+chaine qu'il avait abandonnee un instant, et refit une dizaine de
+brassees vers le bord, entrainant toujours l'animal apres lui.
+
+Le meme manege se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
+peut-etre, Fosse plongeant, esquivant, a son retour sur l'eau, le coup
+de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal a terre.
+
+Enfin, il reprit pied, remit la chaine aux mains des saltimbanques, et
+se jeta hors de la portee de l'animal, furieux et rugissant.
+
+Il va sans dire que tout Beaucaire etait sur les ponts et les quais
+pour assister a cet etrange sauvetage.
+
+En 1839, Fosse sauva la vie a cinq personnes; deux d'entre elles
+etaient tombees dans le Rhone en franchissant la planche qui
+conduisait au bateau a vapeur.
+
+C'etaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
+
+Fosse entend crier, fait ecarter la foule qui se pressait sur le quai,
+et, tout habille, saute de douze pieds de haut.
+
+Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
+qui s'y noyaient.
+
+Les deux marchands s'etaient cramponnes l'un a l'autre.
+
+En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
+debattant.
+
+Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
+les epaules.
+
+Tout empeche qu'il est par eux, il les traine du cote du quai,
+s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tete hors de
+l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
+
+A peine en a-t-il saisi l'extremite, qu'il y attache celui qui le
+tient par les epaules, puis l'autre, et crie:
+
+--Tire!
+
+On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
+etant reste le plus longtemps sous l'eau, etait evanoui; l'autre avait
+conserve toute sa tete; aussi, a peine sur le quai, s'apercut-il que
+son portemanteau etait reste au fond du Rhone.
+
+Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
+
+Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparait avec lui.
+
+Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs a
+Fosse.
+
+Il va sans dire que celui-ci refusa.
+
+Le 28 septembre de la meme annee, madame de Sainte-Maure, belle-mere
+de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
+son gendre a Montpellier.
+
+En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
+elle tomba dans le Rhone.
+
+Fosse plonge tout habille, passe avec elle sous le bateau, et reparait
+de l'autre cote.
+
+Mais le Rhone est gros et rapide, il entraine le nageur et celle qu'il
+essaye de sauver.
+
+Un nomme Vincent detache un batelet et rame au secours de Fosse.
+
+Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
+soutient madame de Sainte-Maure.
+
+Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
+encore se retourne.
+
+Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de la comme il pourra;
+il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
+bateau vers la terre, et aborde a deux kilometres de l'endroit ou il
+avait saute a l'eau.
+
+La, madame de Sainte-Maure est deposee dans la maison d'un
+constructeur de bateaux, nomme Raousse.
+
+Les deux autres personnes sauvees par Fosse, en 1839, etaient un
+garcon cafetier de Beaucaire, et un nomme Soulier.
+
+Peu de temps apres, Fosse fut mande chez M. Tavernel, maire de
+Beaucaire.
+
+M. Tavernel etait charge de lui remettre une medaille d'argent de
+deuxieme classe, ou cent francs, a son choix; Fosse prefera la
+medaille; elle valait quarante sous.
+
+Il avait deja sauve la vie a une quinzaine de personnes; une medaille
+de quarante sous pour avoir sauve la vie a quinze personnes, ce n'est
+pas trois sous par personne.
+
+Fosse s'en contenta.
+
+En 1840, il tomba a la conscription.
+
+Mais, avant de se rendre au regiment, il sauva encore la vie a deux
+personnes: l'une se noyait dans le canal, c'etait une femme; l'autre
+dans le Rhone, c'etait un employe de MM. Cuisinier, negociants a Lyon.
+
+Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxieme medaille de seconde
+classe.
+
+Designe comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
+septembre 1840.
+
+Choisi pour faire partie du camp de Chalons, il fut envoye a
+Strasbourg, ou se reunissaient les hommes designes pour Chalons.
+
+Pendant son sejour a Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
+du meme regiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
+seul arrive vivant a terre; l'autre a ete tue d'un coup de pied de
+cheval.
+
+Le marquis de la Place avait promis a Fosse, une fois au camp, de lui
+faire donner la croix par le duc d'Orleans; mais le camp n'eut pas
+lieu, a cause de la mort du duc d'Orleans.
+
+En 1841, Fosse se trouve a Besancon: un soldat se noyait dans le
+Doubs; deux autres soldats s'elancent a son secours; tous trois
+tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
+en retire tous les trois, et vivants.
+
+Ce fut a ce propos qu'il obtint sa troisieme medaille de deuxieme
+classe.
+
+En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
+s'etait ouvert le flanc avec une bouteille cassee.
+
+Au mois de mai 1845, Fosse revint en conge a Beaucaire. La famille
+avait fort souffert de son absence: il se remit immediatement au
+travail; elle s'etait augmentee: Fosse avait maintenant a nourrir son
+beau-pere, sa mere et neuf freres et soeurs.
+
+Mais ce n'etait plus le beau temps des portefaix: la foire de
+Beaucaire, a peu pres morte aujourd'hui, des ce temps-la s'en allait
+mourant.
+
+Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
+herculeenne, gagna de six a sept francs par jour. Il profita de cette
+augmentation dans sa recette pour se marier.
+
+En 1847, Fosse entra comme facteur chef a la gare des marchandises a
+Beaucaire; une des conditions de la place etait de savoir lire et
+ecrire. On demanda a Fosse s'il le savait; Fosse repondit hardiment
+que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'etaient ses chiffres jusqu'a
+100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
+
+M. Renaud etait son professeur de jour; il venait chez lui de midi a
+deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
+
+M. Dejean etait son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
+francs.
+
+Au bout de deux ans, l'education de l'ecolier de vingt-huit ans etait
+faite.
+
+Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
+
+Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
+sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
+le Rhone et passe sous le radeau.
+
+Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
+
+Fosse, qui entend crier a l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
+est passe sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
+par l'une des extremites.
+
+Au mois de juillet suivant, il sauve la vie a un garcon boulanger qui,
+en essayant de nager, avait perdu a la fois pied et tete.
+
+Quelques jours apres, il se jetait dans le feu,--il faut bien
+varier,--pour tirer des flammes un enfant qui etait sur le point
+d'etre asphyxie. L'escalier etait en feu; il s'agissait d'aller
+chercher l'enfant au second etage, la compagnie des pompiers avait
+juge la chose impossible. Fosse, sans hesiter, se jeta dans les
+flammes, et cette chose jugee impossible, il la fit.
+
+Le 20 avril 1848, Fosse fut nomme a l'unanimite porte-drapeau de la
+garde nationale de Beaucaire.
+
+Quelque temps apres, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
+les bords de la Durance.
+
+Au commencement de 1849, il recut sa cinquieme medaille; mais tout
+cela ne satisfaisait pas son ambition.
+
+C'etait la croix de la Legion d'honneur que voulait Fosse. Il part
+pour Paris, le 19 mai, se faisant a lui-meme le serment de ne pas
+revenir sans sa croix.
+
+Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint a Beaucaire, le 15 juin
+suivant, c'est-a-dire pres d'un mois apres en etre parti.
+
+A son retour, il crea un etablissement de bains sur le Rhone, et se
+mit a faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
+
+Un etablissement de bains, c'etait le vrai port de notre sauveteur!
+
+Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie a trois ou quatre personnes qui se
+noient dans le Rhone, et, entre autres, a un garcon confiseur et a un
+commis d'une maison de commerce.
+
+En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle a diriger le
+transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
+
+Comme il n'y a que le Rhone a traverser pour aller d'une ville a
+l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue a tenir son
+etablissement de bains, et a faire son commerce de vieilles cordes et
+de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
+
+Le 30 janvier 1852, il recut une medaille en or de premiere classe.
+
+Le 1er octobre 1852, il fut nomme membre de la commission chargee de
+l'examen des machines a vapeur, et obtint par le prefet un bureau de
+tabac.
+
+Le 1er janvier 1853, Fosse est nomme par le ministre des travaux
+publics maitre du port a Beaucaire.
+
+Dans le courant de l'annee, Fosse sauve encore deux personnes qui se
+noient dans le Rhone: un maquignon, nomme Saunier, et un danseur
+espagnol qui croyait se baigner dans le Mancanarez.
+
+En 1854, le cholera se declare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
+soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
+exemple.
+
+Mais compatriotes et etrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
+achete, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
+fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, realise
+un benefice considerable.
+
+Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa demission de maitre du
+port, et met de cote le commerce de bois pour le commerce de grain.
+
+Son dernier acte comme maitre du port fut de sauver un bateau de vin
+charge pour la Crimee. Ce bateau venait de Macon: il se heurte a une
+jetee sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
+ou seize cents pieces de vin dont il etait charge, il ne s'en perdit
+qu'une quarantaine.
+
+Fosse sauva le reste.
+
+Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
+l'enfant.
+
+Au mois de mai 1836, le Rhone monte si rapidement et si obstinement,
+que l'on comprend que l'on va avoir a lutter contre un de ces
+debordements terribles qui portent la desolation sur les deux rives du
+fleuve. Pour etre libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
+a l'hotel du Luxembourg, a Nimes.
+
+Le Rhone monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
+au-dessus de son cours ordinaire.
+
+Cet evenement coincidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
+arriverent a Marseille; mais, quelle que fut la necessite de sa
+presence dans cette derniere ville, Fosse resta a Beaucaire.
+
+C'est que Beaucaire etait cruellement menacee.
+
+L'eau passait par la porte Beauregard, malgre tous les obstacles qu'on
+lui opposait, Fosse eut l'idee de boucher la porte avec des sacs de
+terre.
+
+Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'a la ceinture.
+
+De Boulbon a la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
+d'etendue, et, a la surface de l'eau, flottaient des berceaux
+d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espece.
+
+Le prefet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabregues,
+completement enveloppe d'eau, et avec lequel toute communication est
+interrompue.
+
+--Vous voulez des nouvelles, monsieur le prefet? dit Fosse. Vous en
+aurez, ou je ne reviendrai pas.
+
+Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
+faire. C'etait une seconde representation du deluge. Vallabregues est
+a six kilometres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
+l'inondation: elle suivait le cours du Rhone, charriant des debris de
+maison, des arbres arraches, des barques a moitie sombrees.
+
+Il prend le convoi du chemin de fer a la station du Graveron avec le
+commissaire central de Nimes, M. Christophe; il se met en route avec
+lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est demis
+le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
+
+Le trajet dura de neuf heures du soir a cinq heures du matin;--cinq
+heures.--On allait a Boulbon a vol d'oiseau, sans suivre la route, a
+travers rochers et ravins. Pendant pres de la moitie du chemin, Fosse
+porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
+
+L'eau etait deja a Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
+arriverent.
+
+Or, Boulbon est a une lieue de Vallabregues, et, de Boulbon a
+Vallabregues, c'etait, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
+pleine de courants, de tourbillons et de remous.
+
+Le maire et le conseil municipal etaient en permanence.
+
+Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
+personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lanca au
+milieu du courant.
+
+Il fallait tout le courage et toute la force du celebre sauveteur pour
+eviter ou repousser tous ces debris flottants sur cette mer ou l'on ne
+voyait apparaitre que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
+temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
+ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de detresse. Fosse
+ramait du cote ou on l'appelait, recueillait le naufrage dans sa
+barque et continuait son chemin.
+
+Enfin on arriva a Vallabregues; on ne voyait plus que les etages
+superieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui etait a sa croisee
+et qui avait de l'eau jusqu'a la ceinture, apprend a Fosse, que tous
+les habitants etaient refugies dans le cimetiere: c'etait le point le
+plus eleve du pauvre village.
+
+Fosse dirigea son bateau a travers les rues inondees, et arrive au
+lieu indique. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient ete chercher
+un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetiere etait le
+seul endroit de la ville qui ne fut pas inonde. Il etait minuit.
+
+Ces dix-huit cents personnes etaient la, sans pain, depuis
+vingt-quatre heures.
+
+Il n'y avait pas de temps a perdre pour leur porter secours.
+
+Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
+qu'ils ne seront pas abandonnes, abandonne son bateau au cours de
+l'eau, aborde a l'extremite de l'inondation, et court a Nimes, ou
+l'attendait le prefet.
+
+--Je vous donne carte blanche, repondit celui-ci; mais alimentez-les.
+
+Aussitot Fosse lance des requisitions de pain et de vin, et organise
+un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabregues
+et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-meme.
+
+Le 1er juin, il arriva a Vallabregues avec une barque pleine de
+vivres.
+
+Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
+n'osait faire.
+
+Le 3 juin, monseigneur l'eveque de Nimes voulut accompagner Fosse,
+afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondes.
+
+Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
+manifestait quelque crainte sur la fragilite de l'embarcation:
+
+--Bon! monseigneur, repondit Fosse, qu'avez-vous a craindre, vous qui
+ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
+je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon ame.
+
+On arriva sans accident.
+
+Monseigneur Plantier a consacre cette dangereuse navigation par cette
+lettre qu'il ecrivit a Fosse, en maniere d'attestation:
+
+" En 1856, le Rhone etait horriblement deborde. De Beaucaire, nous
+voulumes aller a Vallabregues, village de notre diocese, situe sur la
+rive gauche du fleuve. Nous desirions en consoler les habitants,
+chasses de leurs domaines, et forces de se refugier sur une pointe de
+terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
+mener jusqu'a eux n'etait pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
+s'est offert a nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
+meme intrepidite qu'il avait deja deployee en mille autres
+circonstances perilleuses.--C'est une attestation que nous nous
+plaisons a lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
+
+" HENRY, eveque de Nimes. "
+
+L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingenieurs se
+rendit a une breche en aval de Beaucaire, afin d'etudier les moyens
+les plus prompts de reparer la chaussee et d'arreter la chute des eaux
+dans la campagne.
+
+La commission, a la tete de laquelle se trouvait le prefet, consulta
+Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six metres qui se
+precipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
+
+--On peut voir, repondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
+hommes de bonne volonte.
+
+Deux pilotes se presenterent.
+
+La possibilite de la manoeuvre, malgre la chute d'eau, fut demontree.
+
+Les deux pilotes, pour avoir aide Fosse en cette circonstance,
+recurent tous deux la medaille en or, et de premiere classe.
+
+Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, ou tous les
+jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquieta des
+pertes que subissait son commerce, completement abandonne par lui.
+
+Le 19 aout 1856, il recut une nouvelle medaille d'or de premiere
+classe.
+
+Le 7 juin de l'annee suivante, un incendie eclata dans la grande rue
+de Beaucaire.
+
+Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
+
+Il entendit les spectateurs dire qu'une femme etait dans la maison.
+
+Il etait impossible de monter par l'escalier, qui etait en flammes.
+
+Fosse applique une echelle a la facade de la maison, entre par une
+fenetre, brise les portes, et enfin trouve une femme etendue sans
+connaissance sur le carreau.
+
+Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derriere lui, se
+sont fait jour, regagne son echelle, depose la femme entre les mains
+des spectateurs emerveilles, remonte, malgre les instances de tous,
+dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne a sauver, et n'en
+redescend que lorsqu'il s'est bien assure qu'elle est deserte.
+
+Alors il demanda des nouvelles de la femme; il etait arrive trop tard,
+elle etait deja asphyxiee: Fosse n'avait sauve qu'un cadavre.
+
+Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, a Marseille,
+il entend crier: " A l'assassin! "
+
+Il se retourne et apercoit un homme a figure suspecte, courant comme
+une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
+
+Fosse etend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
+
+C'etait un forcat evade qui, depuis sa fuite du bagne, avait deja
+commis bon nombre de vols.
+
+Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
+metamorphose s'etait operee lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
+les mains de Fosse.
+
+Fosse, en sa qualite de membre de la Societe des sauveteurs de France,
+se rendit a Paris a la fin de l'an dernier.
+
+Une reunion des sauveteurs de tous les departements devait avoir lieu
+le 16 decembre.
+
+Ce fut alors que je le vis.
+
+Fosse fut, de la part de cette Societe, l'objet d'une veritable
+ovation: le president de la Societe le proclama le premier sauveteur
+de France, et fit inserer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
+suivi de l'enumeration de ses actes de courage et de devouement.
+
+J'envoie cet article a l'impression; mais, avant qu'il soit imprime,
+je m'attends a recevoir le recit de quelque nouveau sauvetage de
+Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
+post-scriptum.
+
+
+
+LE CHATEAU DE PIERREFONDS
+
+
+Pierrefonds est un pays que j'ai decouvert en rodant autour de
+Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
+
+Christophe Colomb de huit a dix ans, je faisais trois lieues et demie
+en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
+aller jouer une heure dans _les ruines_.
+
+Et les fortes tetes du pays disaient:
+
+--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
+que d'aller au college. Il ne fera jamais rien.
+
+Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
+diablement travaille depuis.
+
+Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant resultat: j'eusse
+mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
+d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
+J'aurais au moins aujourd'hui une maison a moi.
+
+Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
+la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
+ce que je vois.
+
+Je lisais dernierement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
+point parle, probablement a cause de sa haute valeur, de fort beaux
+vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
+
+Ils sont intitules: _le Partage de la Terre_.
+
+Les voici:
+
+ Alors que le Seigneur, de sa droite feconde,
+ Eut, dans les champs de l'air, laisse tomber le monde;
+ Qu'il eut trace du doigt,
+ Comme fait le pilote a la barque qui passe,
+ La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
+ Il dit: " Que l'homme soit! "
+
+ A sa voix s'agita la surface du globe;
+ La terre secoua les plis verts de sa robe,
+ Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
+ Comme des ouvriers demandant leur salaire,
+ De l'equateur en flamme et des glaces polaires,
+ Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
+
+ " Cette terre est a vous, dit le Maitre supreme,
+ Ainsi que fait un pere a ses enfants qu'il aime;
+ Les lots vous sont offerts.
+ Chaque homme a droit egal au commun heritage;
+ Allez! et faites-vous le fraternel partage
+ De la terre et des mers."
+
+ Alors, selon sa force ou bien son caractere,
+ L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
+ Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
+ Le laboureur le champ ou la riviere coule,
+ Le commercant la route ou le chariot roule,
+ Le nautonnier la mer ou glissent les vaisseaux.
+
+ Deja, depuis longtemps, le prince avait le trone,
+ Le pape la tiare et le roi la couronne;
+ Et le patre craintif
+ Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paitre;
+ Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraitre
+ Un homme a l'oeil pensif.
+
+ D'un reve sur son fronton voyait flotter l'ombre
+ Il marchait lentement, triste sans etre sombre;
+ Parfois il s'arretait pour cueillir une fleur;
+ Enfin, au pied du trone il releva la tete,
+ Et dit, en souriant: " Moi, je suis le poete;
+ N'avez-vous rien garde pour votre fils, Seigneur? "
+
+ Dieu dit: " Tu viens trop tard! " Lui repondit: " Peut-etre!
+ --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maitre,
+ De son avoir jaloux;
+ Mais ou donc etais-tu, tete en reves feconde,
+ Quand on faisait sans toi le partage du monde?
+ --J'etais a vos genoux!
+
+ " Mon regard admirait la splendeur infinie;
+ Mon oreille ecoutait la celeste harmonie;
+ Pardonnez donc, mon pere, a l'esprit contempteur
+ Qui, perdu tout entier dans l'immense mystere,
+ S'est laisse prendre, helas! sa part de cette terre,
+ Tandis qu'il adorait son divin Createur.
+
+ --Et pourtant tout est pris, dit le Maitre sublime,
+ La cote et l'Ocean, la vallee et la cime:
+ Que veux-tu! c'est la loi.
+ Mais, en echange, viens, en tout temps, a toute heures,
+ Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
+ Et mon ciel est a toi. "
+
+
+Vous voyez que la part du poete est encore la meilleure.
+
+Puis il a les ruines.
+
+Revenons aux notres.
+
+Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
+belles de France, peut-etre, sans en excepter celles de Coucy.
+
+Elles dominent un petit lac que j'ai connu etang, mais qui a fait son
+chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac a la maniere dont
+beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
+plus charmant autrefois, quand ses maisons etaient couvertes de
+chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
+d'ardoises. Enfin, elles sont situees entre deux des plus belles
+forets de France, c'est-a-dire entre la foret de Compiegne et la foret
+de Villers-Cotterets.
+
+Le chateau dont elles sont les restes a ete bati par un de ces hommes
+qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent a la posterite un souvenir
+sympathique.
+
+Louis d'Orleans, premier duc de Valois, le commenca en 1390 et
+l'acheva en 1407.
+
+Les Arabes disent: " La maison achevee, la mort y entre. " Aussi
+laissent-ils toujours quelque chose a faire a leurs maisons, d'ou il
+resulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir ete
+achevees.
+
+Le chateau de Louis d'Orleans acheve, les Bourguignons voulurent y
+entrer. C'etait a peu pres la meme chose que la mort. Mais aux
+Bourguignons on pouvait resister, quoique ce fut difficile; et
+Bosquiaux, capitaine orleaniste, defendit bravement Pierrefonds.
+
+C'etait au plus fort des guerres entre le duc d'Orleans et Jean,
+surnomme par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'etait Jean Sans-Foi qu'il
+eut fallu l'appeler.
+
+Singuliere epoque que cette epoque. Le roi etait fou, le royaume etait
+fou.
+
+Lequel avait donne sa folie a l'autre? On ne sait.
+
+Les familles des vieux barons croises etaient eteintes, ou a peu pres.
+On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
+des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
+rois de Jerusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. A la place
+de cette puissante moisson fauchee par la mort, avait surgi une
+noblesse douteuse, aux ecussons surcharges d'armes parlantes ou
+d'animaux monstrueux, et entoures de devises qui rendaient plus
+contestable encore la noblesse qu'elles etaient chargees de soutenir.
+
+Puis les costumes, comme les blasons, etaient devenus etranges,
+inouis, fantastiques.
+
+Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifes, trainant des
+robes de douze aunes.
+
+Il y avait les hommes-betes, aux justaucorps brodes de toutes sortes
+d'animaux.
+
+Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
+menestrels et aux troubadours.
+
+Il y a, au catalogue imprime de la collection de M. de Courcelles, une
+ordonnance de Charles d'Orleans, le fils de celui dont nous nous
+occupons, qui autorise a payer une somme de deux cent soixante-seize
+livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinees
+a orner une robe.
+
+Voulez-vous savoir ce que c'etait que cette robe, chers lecteurs?
+
+Le voici:
+
+" Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
+chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notte tout au long sur
+chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
+servir a former les nottes de ladite chanson, ou il y a cent
+quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
+en quarre. "
+
+Mais ceci n'etait rien, et, quoique les pretres prechassent contre ces
+modes insolites, leurs anathemes etaient reserves surtout a ceux et a
+celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable a contribution.
+
+Il y avait des cornes partout.
+
+Les femmes, grace a leurs hennins, les portaient sur la tete; les
+hommes, grace a leurs poulaines, les portaient aux pieds.
+
+La crinoline, que nos modernes coquettes portent a leurs jupons, les
+femmes du XIVe siecle la portaient a leur bonnet.
+
+" Les dames et demoiselles, dit Juvenal des Ursins, menaient grands et
+excessifs etats et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
+de chaque cote, au lieu de bourrees, deux grandes oreilles si larges,
+que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
+qu'elles se tournassent de cote et baissassent. "
+
+Or, au nombre des plus elegants cavaliers faisant la cour a toutes ces
+belles dames, grasses, decolletees et cornues, etaient le jeune roi
+Charles VI et son frere, plus jeune encore, le duc Louis d'Orleans.
+
+Le premier, le roi, venait d'epouser son impudique Bavaroise Isabeau;
+le second, Louis, venait d'epouser sa douce et fidele Valentine de
+Milan.
+
+Elle lui avait apporte en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
+florins.
+
+L'autre avait apporte a son epoux l'adultere, la guerre civile, la
+folie.
+
+Le pauvre jeune roi etait pourtant bien gai, bien heureux, bien
+courtois, ne demandant qu'a rire et a s'amuser.
+
+Apres son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
+du trone qu'il etait, sa royale chevauchee. Il partait de Paris, ou
+l'on venait de celebrer l'entree de la reine, entree depuis quatre
+ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rose, tout
+etait matiere a fete. Le vin et le lait avaient coule dans Paris par
+la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les freres de la
+Passion avaient joue de pieux mysteres; a la rue Saint-Denis, deux
+anges avaient pose une couronne sur la tete de la reine; au pont
+Notre-Dame, un homme etait descendu par une corde tendue aux tours de
+la cathedrale, avec deux flambeaux a la main; et, pour mieux voir,
+pour mieux entendre, pour mieux etre partout, le roi et son frere
+Louis d'Orleans s'etaient meles a la foule des bourgeois, et, trop
+presses d'etre au premier rang, avaient recu des sergents maints bons
+horions dont ils montrerent le soir les marques aux dames de la cour.
+
+Paris s'etait fort rejoui de cette entree de la reine. On lui avait
+promis une diminution d'impots: tout au contraire, il fallait payer la
+fete; ce fut Paris qui la paya; en outre, on decria les pieces de
+douze et de quatre deniers, avec defense de les passer sous peine de
+la corde. Or, s'etait la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
+de sorte que le pauvre, c'est-a-dire le peuple, ne sachant plus
+comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
+court, cria famine, dans ces memes rues ou les fontaines faisaient
+jaillir la veille du vin et du lait.
+
+Le pretexte de ce voyage a travers la France, ce fut d'aller a Avignon
+s'entendre avec le pape sur les moyens d'eteindre le schisme.
+
+Le veritable motif, c'etait le plaisir.
+
+Or, pour que le plaisir fut complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
+deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
+la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
+illustration non noins grande que ses deux oncles.
+
+D'abord, on s'arreta a Nevers, ou l'on fut recu par le duc de
+Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son pere, avec lequel on etait en
+paix.
+
+Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
+en jeux, bals et galanteries.
+
+Enfin, on arriva a Avignon, chez le pape. Avignon etait devenue une
+seconde Rome, aussi dissolue que la premiere, ou Giotto peignait, ou
+Petrarque chantait, ou Vaucluse murmurait. On etait a la source des
+indulgences, comment n'eut-on pas peche? Pas une jeune et jolie
+Avignonaise qui ne se souvint de ce passage, dit Froissard.
+
+Le schisme ne fut pas eteint du tout; mais le pape donna au duc
+d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
+de sept cent cinquante benefices.
+
+On passa en Languedoc.
+
+La commencerent de s'eteindre les bruits joyeux des instruments, et
+les cris, les plaintes, les murmures, les remplacerent et les
+couvrirent.--Le pauvre Languedoc etait non-seulement ruine, pressure,
+mange, mais encore depeuple par le duc de Berry, son gouverneur.
+Quarante mille habitants avaient emigre dans l'Aragon. Avide et
+prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
+d'une seule fois, avait touche deux cent mille livres. Puis il aimait
+les chateaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
+de pierre que les eglises du XIVe et du XVe siecle jetaient comme un
+mantelet sur leurs epaules. Il aimait les precieux manuscrits, les
+brillantes enluminures, les miniatures a fond d'or, et il jetait l'or
+aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
+part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait ou il le trouvait.
+Enfin, il venait d'avoir une derniere fantaisie, non moins couteuse et
+bien autrement folle que les autres: a soixante-six ans, il avait
+epouse une enfant de douze, la niece du comte de Foix.
+
+Il fallait une justice a ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il etait
+retenu pendant douze jours a Montpellier " par les vives et frisques
+demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
+fermaillets d'or, " ordonna d'arreter et de faire le proces de
+Betisac. Betisac etait lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
+coupable et condamne a etre brule vif. Le roi quitta son harem de
+Montpellier pour l'aller voir bruler vif a Toulouse.
+
+Le duc de Berry, le veritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
+bucher? J'en doute.
+
+Pendant qu'il etait en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
+justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
+leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretiere
+d'autre couleur que leur robe, au bras.
+
+Comment n'eut-on pas adore un pareil roi, qui brulait les voleurs et
+qui habillait les filles de joie comme les honnetes femmes?
+
+Il etait si las de fetes, qu'il evita celles qu'on lui preparait a son
+retour. Sa rentree fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
+son frere que, partant au galop en meme temps que lui, il arriverait
+avant lui. C'est le roi qui gagna.
+
+Pauvre roi, ce fut sa derniere chance au jeu. A vingt-deux ans, il
+avait tout use; a vingt-deux ans, la tete etait morte et le coeur
+vide.
+
+A vingt-trois ans, il etait fou.
+
+Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
+d'Orleans, prit sa femme.
+
+Il est vrai que la prenait a peu pres qui voulait.
+
+Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
+son frere Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
+Bourgogne.
+
+L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
+Louis d'Orleans avaient soupe ensemble, il passa une singuliere idee
+dans l'esprit fantasque du jeune prince.
+
+C'etait de faire voir au mari trompe le corps de sa femme, moins la
+tete. Ce corps etait charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
+bonheur du duc d'Orleans.
+
+Eugene Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
+jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
+la mort du duc d'Orleans.
+
+Nous croyons que les causes d'antagonisme politique etaient
+suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y melat une jalousie
+amoureuse.
+
+En somme, les deux cousins etaient fort brouilles, lorsque le vieux
+duc de Berry, croyant faire merveille, decida le duc de Bourgogne a
+faire une visite a Louis d'Orleans.
+
+Celui-ci etait malade a son chateau de Beaute, charmant sejour, comme
+l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
+dangereuse riviere, sur les bords de laquelle Fredegonde eut un
+palais, et du sein de laquelle un pecheur, raconte Gregoire de Tours,
+retira le corps du jeune fils de Chilperic, noye par sa maratre.
+
+C'etait a la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
+
+C'est l'epoque des sombres pressentiments; Louis avait ete visite de
+l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup a la mort.
+
+Il avait de sa main, et fort chretiennement, fait un testament ou il
+recommandait ses enfants a son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
+demandait d'etre porte a son tombeau sur une claie couverte de
+cendres.
+
+Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
+
+Une nuit que, loge au couvent des Celestins, il allait a matines, il
+rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
+faux a la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
+cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.
+
+Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idee de
+reconcilier ses deux neveux.
+
+Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
+dire, le duc de Bourgogne au chateau de Beaute, ou Louis le recut
+courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita a diner
+pour le 22.
+
+Le 20, ils avaient partage l'hostie; le 22, ils partagerent le repas.
+
+Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout prepare pour l'assassinat
+du duc d'Orleans.
+
+
+Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
+existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
+est le theatre.
+
+Ce que j'ai vu, c'etait une petite tourelle qui s'elevait au coin de
+la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
+
+Cette petite tourelle, legere, elegante, gracieuse, et qui contrastait
+fort avec la lourde maison a laquelle elle etait accrochee, cette
+petite tourelle, noire et lezardee aujourd'hui, etait blanche et neuve
+lorsqu'elle vit s'accomplir l'evenement que nous allons raconter.
+
+Elle fermait de ce cote le grand enclos de l'hotel Barbette, occupe
+alors par la reine Isabeau.
+
+Cet hotel s'elevait dans un quartier peu frequente a cette epoque,
+hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
+de la Ville et du Temple.
+
+Il avait ete bati par le financier Etienne Barbette, dont il avait
+garde le nom. Etienne Barbette etait maitre de la monnaie sous
+Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaille a la monnaie
+de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
+entendu.
+
+En general, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
+enlever l'alliage.
+
+Ce meme hotel, quatre-vingts ans apres la mort d'Etienne Barbette,
+appartenait a un autre parvenu, le grand maitre Montaigu.
+
+Montaigu etait des bons amis de Louis d'Orleans. Ce dernier obtint de
+lui qu'il cedat son hotel a la reine Isabeau, qui detestait l'hotel
+Saint-Paul, ou elle etait sous les yeux de son mari.
+
+Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
+elle l'avait embelli a l'interieur, agrandi au dehors, etendu jusqu'a
+la rue de la Perle.
+
+Elle y etait accouchee, le 10 novembre, d'un fils qui etait mort en
+naissant; le peuple avait fort murmure; on la savait depuis fort
+longtemps eloignee de son mari, et l'on avait attribue au duc
+d'Orleans les honneurs de cette intempestive fecondite.
+
+On avait ete jusqu'a faire un crime a la mere de cette douleur; on
+avait trouve qu'elle avait pleure cet enfant plus qu'on ne pleure un
+enfant d'un jour.
+
+C'etait injuste: un enfant n'a point d'age pour la mere; c'est son
+enfant, c'est-a-dire la chair de sa chair, voila tout.
+
+Nous avons dit que, des le 17, Jeah de Bourgogne avait decide
+l'assassinat du duc d'Orleans.
+
+Depuis longtemps, il le meditait.
+
+Des la Saint-Jean, c'est-a-dire quatre mois auparavant, il cherchait
+dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
+etait en course a cet effet, et, comme cet agent etait clerc de
+l'Universite, il donnait pour pretexte a cette location le besoin
+qu'il avait d'un magasin ou mettre le vin, le ble et les autres
+denrees que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilege
+de vendre sans droits.
+
+Le 17, la maison etait trouvee et livree.
+
+C'etait la maison de l'_Image Notre-Dame_, situee vieille rue du
+Temple, et ainsi nommee d'une image de la Vierge incrustee dans une
+niche au-dessus de la porte.
+
+L'homme qui devait frapper etait un valet de chambre du roi;
+l'histoire n'a pas conserve son nom.
+
+L'homme qui devait trahir etait Raoul d'Auquetonville, ancien general
+des finances, que le duc avait chasse autrefois pour malversation.
+
+Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communie a la meme
+hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dine a la meme
+table.
+
+Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orleans avait soupe chez la reine,
+et soupe gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
+Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout a coup le
+valet de chambre du roi, celui qui s'etait charge de trahir, vint dire
+au prince que le roi le demandait a l'instant meme.
+
+Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait reunir, et dont il
+pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
+aller chez la reine, visite mysterieuse, il ne prenait d'ordinaire
+qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
+compte sur cette circonstance, et avait-il decide que ce serait a la
+sortie du duc d'Orleans de l'hotel Barbette qu'il accomplirait son
+crime.
+
+Il etait huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il etait
+attendu par le roi, parvint au duc d'Orleans.
+
+De l'hotel Barbette a l'hotel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
+aussi le duc d'Orleans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
+une partie de sa suite.
+
+Il sortit, n'emmenant avec lui que deux ecuyers montes sur le meme
+cheval, un page et quelques valets portant des torches.
+
+C'etait de bonne heure pour un homme de cour, habitue, comme Louis
+d'Orleans, a faire de la nuit le jour; mais c'etait tard pour ce
+quartier sombre, solitaire et retire.
+
+Cependant le duc ne songeait a rien, ou, s'il avait quelque pensee,
+c'etait une pensee joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
+Temple, un peu en arriere de ses gens, chantonnant a demi-voix une
+gaie chanson, et jouant avec son gant.
+
+Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces details sans se douter
+que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orleans etait jeune encore,
+ayant trente-six ans a peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
+homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
+etait apparue.
+
+Ces deux personnes etaient un valet de chambre de l'hotel de Rieux, et
+une pauvre femme nommee Jacquette Riffard, dont le mari etait
+cordonnier, et qui logeait dans une chambre du meme hotel.
+
+Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
+enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
+l'eclairer dans l'obscurite. Puis, comme elle quittait la fenetre pour
+aller coucher son enfant, elle entendit crier: " A mort! a mort! "
+
+Elle revint aussitot vers la fenetre, son enfant entre ses bras.
+
+Le prince etait deja precipite de son cheval. Il etait a genoux dans
+la rue, et sept ou huit hommes masques frappaient sur lui a coups de
+hache et d'epee.
+
+Et lui criait:
+
+--Qu'est ceci? d'ou vient ceci? Que me voulez-vous?
+
+Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
+
+Mais un coup d'epee lui abattit la main, en meme temps qu'un coup de
+hache lui fendait la tete.
+
+Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
+voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
+
+--Au meurtre!
+
+Un des assassins tourna la tete, la vit a sa fenetre, et, avec un
+geste de menace:
+
+--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
+
+Elle se tut, epouvantee, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
+Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
+chaperon rouge abaisse sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
+et, apres l'avoir examine avec soin, dit;
+
+--Eteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
+
+Pour plus grande surete, un des assistants donna encore un coup de
+masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
+
+Seulement, pres de lui, un enfant, tout ensanglante, se souleva, et,
+sans penser a lui-meme;
+
+--Ah! monseigneur mon maitre!... dit-il.
+
+Un coup de pommeau d'epee le recoucha mort a cote du mort.
+
+C'etait le page, un blond enfant d'Allemagne donne au prince par
+Isabeau.
+
+L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
+eteindre les torches et s'en aller.
+
+Louis d'Orleans etait mort en effet, et bien mort.
+
+Le bras droit etait coupe a deux endroits, au poignet et au-dessous du
+coude. La main gauche etait detachee et avait vole a dix pas de la; la
+tete etait fendue de l'oeil a l'oreille en avant, et, derriere, d'une
+oreille a l'autre.
+
+La cervelle en sortait.
+
+Au milieu de la consternation et de la terreur generales, ces pauvres
+restes furent portes, le lendemain, a l'eglise des Blancs-Manteaux.
+
+
+Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aime et tant regrette
+ce beau prince? Qu'avait-il fait, le debauche, l'amoureux, le
+prodigue, pour meriter une pareille affection? Vivant, il avait
+terriblement vexe le peuple et avait ete bien souvent maudit par lui.
+
+Mort, tout le monde le pleura.
+
+La France la premiere.
+
+" Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
+je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en repondant: " Parce que
+c'etait lui; parce que c'etait moi. "
+
+Interrogeons la France a l'endroit de son deuil, eile repondra comme
+Montaigne:
+
+-Je l'aimais.
+
+La France, si souvent maratre, fut pour lui tendre mere. Elle aima
+celui-ci, mele de bien et de mal qu'il etait, et quoique ses defauts
+et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
+
+Il faut dire que ses defauts etaient charmants et ses vices aimables.
+L'esprit etait leger, mais gracieux et doux; derriere l'esprit etait
+le coeur, un coeur bon et humain.
+
+Puis ce fut le pere de Charles d'Orleans, le prince poete, le
+prisonnier d'Azincourt; ce fut le pere de Dunois, cet illustre batard
+qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aieul
+de Louis XII, qu'on appela le Pere du peuple.
+
+Puis les larmes de sa femme, a qui il avait tant fait verser de
+larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vetue de deuil,
+tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
+roi, a la France, a Dieu, tous les assistants eclaterent en sanglots.
+
+Les pleurs appellent les pleurs.
+
+Et moi-meme, apres cinq siecles, ce n'est point sans une certaine
+tristesse que je regarde les ruines de ce chateau, mutile comme celui
+qui l'a bati; ces tours sont ouvertes comme l'etait son front; ces
+murailles sont trouees comme l'etait sa poitrine; ces debris sont
+disperses comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
+ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
+appartenu.
+
+C'est que celui qui a renverse ce chateau, qui a eventre ces tours
+etait un rude lutteur.
+
+Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penche sur le cadavre de la
+feodalite qu'il avait egorgee, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
+
+--Eteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
+
+Ce lutteur, c'etait le cardinal de Richelieu.
+
+
+A l'epoque ou, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets a
+Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
+ce que c'etait que Louis d'Orleans qui les avait baties,--ce que
+c'etait que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
+c'etait que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'etait,
+enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
+
+Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
+
+Elles appartenaient alors a M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
+achetees quinze cents francs a M. Canis, qui, lui, les avait achetees
+de M. Longuet, lequel les avait achetees de la Nation, laquelle les
+avait confisquees a la maison d'Orleans.
+
+Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour a l'Etat, achetees par
+l'empereur a M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et heritier
+de M. de Sainte-Foix.
+
+L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
+
+Elles etaient alors a peu pres inconnues, et le chemin n'etait pas
+meilleur pour y venir de Compiegne que pour y aller de Villers-Cotterets.
+
+Arrive a Pierrefonds par un chemin a peu pres impraticable, il fallait
+monter aux ruines par un sentier a peu pres impossible.
+
+A cette epoque, il n'y avait pas d'escalier pratique au sommet des
+tours, pas de harpe eolienne vibrant au faite des donjons.
+
+Les chemins n'en etaient pas ratisses, les murs epoussetes, les cours
+esherbees.
+
+C'etait quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
+age.
+
+Les premiers qui decouvrirent Pierrefonds, apres moi, bien entendu,
+furent des paysagistes: mon vieil ami Regnier, Jadin, Decamps, Flers.
+
+On se montrait les uns aux autres les etudes faites, on se
+renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
+l'autre, on arrivait a doubler le cap de Prelaville ou le promontoire
+de Rhetheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
+
+Il y avait alors a Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
+Saint-Laurent_. Le saint y etait represente sur son gril au moment ou
+il prie qu'on le retourne sur le cote gauche, se trouvant assez cuit
+sur le cote droit;--ce qui etait l'embleme du sort reserve aux
+voyageurs.
+
+Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
+feu de l'hotel, acheta un terrain et se fit batir une maison.
+
+A partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays decouvert.
+
+Cet artiste, c'etait M. de Flube.
+
+Comme tous les artistes, il avait dit: " Je vais poser la ma tente
+pour un mois ou deux mois, et y depenser cinq cents francs. "
+
+Il y est depuis trente ans et y a depense cinq cent mille francs.
+
+Vers ce temps, un second hotel s'etablit, faisant concurrence a celui
+du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle facon, que,
+moins heureux que l'ancien chateau, il n'a pas meme sa ruine.
+
+Ce second hotel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
+l'_hotel des Ruines_.
+
+Il etait signale par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
+
+Le drapeau surmontait cette inscription:
+
+
+ CONNETABLE-TERJUS
+ _Montre les ruines
+ Aux amateurs._
+
+
+Vous le voyez, des 1828, la civilisation avait penetre a
+Pierrefonds.--On montrait les ruines!
+
+Bienheureux temps ou j'allais les voir et ou personne n'etait la pour
+me les montrer!
+
+Peu a peu la lumiere et la vie penetrerent a Pierrefonds. Pierrefonds
+n'etait qu'un village, il devint un bourg.
+
+Ce village avait un etang, cet etang devint un lac.
+
+Bien plus, sur ce lac, M. de Flube fit construire un brick de cinq ou
+six tonneaux.
+
+Ce brick s'appela _l'Artiste_.
+
+Alors s'eleva un troisieme hotel, destine a faire concurrence a
+l'_hotel des Ruines_, comme l'_hotel des Ruines_ avait ete destine a
+faire concurrence a l'_hotel du Grand Saint-Laurent_.
+
+Il fut inaugure sous la denomination expressive d'_hotel des
+Etrangers_.
+
+Donc, les etrangers commencaient a affluer a Pierrefonds, puisqu'un
+speculateur hardi n'hesitait pas a ecrire sur le fronton du nouvel
+edifice:
+
+
+ HOTEL DES ETRANGERS.
+
+
+Sur ces entrefaites, M. de Flube, dans un des voyages d'exploration
+qu'il fit aux environs de sa propriete, decouvrit une source d'eau
+sulfureuse.
+
+Des lors, Pierrefonds etait complet:
+
+Historique par ses ruines,
+
+Pittoresque par sa position,
+
+Sanitaire par sa Source.
+
+Plusieurs flacons bouches avec soin furent envoyes au ministre de
+l'agriculture, dans le departement duquel se trouvent les eaux
+minerales.
+
+Ces eaux furent decomposees par M. O. Henry, le fameux decompositeur
+d'eaux; il declara que la source de Pierrefonds, comme celles
+d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
+a la reaction de matieres organiques sur les sulfates, et devaient
+etre rangees parmi les eaux hydrosulfatees-hydrosulfuriques-calcaires.
+
+Des lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangees
+dans la categorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
+
+Ce fut alors que M. de Flube, pour donner toute facilite aux malades
+de venir prendre les eaux, fit batir des bains et convertir sa maison
+en un botel qui a pris le titre d'_hotel des Bains_.
+
+Un autre hotel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hotel
+de Pierrefonds_.
+
+La route de Compiegne a Pierrefonds se macadamisa; celle de
+Pierrefonds a Villers-Colterets se pava.
+
+Le chemin de fer du Nord, qui avait deja etabli des trains de plaisir
+pour Compiegne, n'eut que cette petite adjonction a faire: _et pour
+Pierrefonds_.
+
+Pierrefonds, qui, il y a trente ans, etait une solitude dans le genre
+de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
+une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
+situee a l'extremite d'un des faubourgs de Paris.
+
+Pierrefonds a une salle de spectacle ou viennent jouer les acteurs de
+Compiegne, une salle de concert ou viennent chanter les acteurs de
+Paris.
+
+Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degre de la civilisation, vient
+d'avoir son feu d'artifice.
+
+--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-a-dire quatre chandelles
+romaines et un soleil cloue contre un arbre.
+
+Non pas, chers lecteurs, un veritable feu d'artifice avec ses feux du
+Bengale en maniere de prologue, ses cinq actes et son epilogue.
+
+Son epilogue etait un magnifique bouquet.
+
+Le tout apporte, ordonne, tire par Ruggieri.
+
+Racontons comment s'accomplit ce grand evenement.
+
+Apres avoir passe quelques jours a Compiegne, chez mon ami Vuillemot,
+le meilleur cuisinier du departement, dans la collaboration duquel je
+compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
+qui ait jamais ete fait, j'etais venu finir je ne sais plus quel roman
+ou quel drame au _grand hotel de Pierrefonds_, ou je ne pensais pas le
+moins du monde a un feu d'artifice, je vous jure.
+
+Un matin, deux jeunes gens se presentent chez moi avec une liste de
+souscription.
+
+Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
+du dimanche suivant.
+
+Je donnai mon louis pour la contribution a l'oeuvre pittoresque.
+
+Ils me remercierent et descendirent l'escalier. Ils n'etaient pas
+encore au premier etage, qu'il m'etait venu une idee. Je les rappelai.
+
+--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscretion, ou allez-vous
+acheter vos artifices?
+
+--A Paris.
+
+--Chez qui?
+
+--Chez Ruggieri.
+
+--Attendez.
+
+J'ecrivis une lettre.
+
+--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre a mon ami Desire.
+
+--Qu'est-ce que votre ami Desire?
+
+--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
+mais encore je fournis l'artificier.
+
+Les deux jeunes gens resterent stupefaits.
+
+--Comment! me demanderent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
+derangera?
+
+--J'en suis sur.
+
+--Pour nous?
+
+--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
+
+Ils se retirerent en hochant la tete.
+
+Et, moi, je me remis a mon travail en murmurant:
+
+--Je crois bien qu'il se derangera! il se derangeait bien, ce cher
+ami, pour venir me faire des feux d'artifice a Bruxelles, et
+m'illuminer le bouleard de Waterloo et la foret de Boitsfort, Je crois
+bien qu'il se derangera!
+
+Tout a coup, je me mis a rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
+plus souvent meme que lorsque je suis en compagnie.
+
+Je me rappelais comment, dans la foret de Boitsfort, non-seulement
+l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
+il s'en etait fallu que Buggieri ne s'evanouit en flamme et en fumee
+comme sa marchandise.
+
+Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'etait rapidement
+repandu que M. Alexandre Dumas avait ecrit a M. Ruggieri, et que M.
+Ruggieri devait venir.
+
+Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutume.
+
+Des paris s'etaient ouverts:
+
+Ruggieri viendra-t-il?
+
+Ruggieri ne viendra-t-il pas?
+
+On accourut me demander:
+
+--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que j'ecrirais a num cousin a Attichy, a mon frere a
+Villers-Cotterets, a mon oncle a Vic-sur-Aisne.
+
+--Ecrivez a votre oncle a Vic-sur-Aisne, a votre frere a
+Villers-Cotterets, a votre cousin a Attichy.
+
+--Et il viendra, nous pouvons y croire?
+
+--Aussi certainement que s'il etait arrive.
+
+Et chacun partait en criant:
+
+--J'ecris qu'il viendra.
+
+Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous repondre
+avec une pareille certitude?
+
+Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
+fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
+
+C'est tout le contraire.
+
+Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
+
+Ce n'est pas un etat qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
+
+Les ruines de Pierrefonds a illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
+
+Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
+
+Le dimanche, a midi precis, on frappa a ma porte.
+
+--Entrez, Ruggieri! criai-je.
+
+Et Ruggieri entra.
+
+Il y a entre nous autres une franc-maconnerie d'art qui fait que nous
+pouvons repondre les uns des autres.
+
+Une heure apres, on savait, a trois lieues a la ronde, que Ruggieri
+etait arrive, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
+illumination des ruines.
+
+A sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
+
+A huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
+
+C'etait une veritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
+etoiles, a ne pas voir le bout de son nez.
+
+Bientot, a bord d'une barque invisible jusque-la, un feu rouge
+s'alluma.
+
+La barque glissa sur le lac, eclairant ses rameurs, en se refletant
+dans l'eau.
+
+Les premiers cris de joie commencerent.
+
+Ce premier feu eteint, une autre barque lui succeda a un autre endroit
+avec un feu vert.
+
+Puis une troisieme avec un feu blanc.
+
+Puis ce troisieme feu s'eteignit comme les deux autres, et, cette
+fois, tout rentra dans l'obscurite.
+
+Tout a coup, les dix mille spectateurs pousserent un grand cri.
+
+Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
+montagne et se dresser dans la nuit.
+
+La pale apparition dura dix minutes.
+
+Apres le premier cri pousse, chacun s'etait tu.
+
+L'apparition evanouie, les bravos eclaterent.
+
+Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
+une teinte differente.
+
+Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
+
+Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
+
+
+Le feu d'artifice tire, la derniere fusee eteinte, la derniere boite a
+feu brulee, on fit irruption dans le parc de M. de Flube.
+
+C'etait a qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
+magnifique soiree.
+
+Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
+
+--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
+
+--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tire
+tout le parti possible, repondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
+reviendrai.
+
+
+S'il revient et que je sois encore a Pierrefonds, chers lecteurs, je
+vous promets de vous en faire part a temps, pour que vous puissiez
+venir.
+
+
+
+LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siecle_, Alphonse Karr
+ecrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, a propos d'une fleur dont
+j'avais orne la serre de Regina de Lamotte-Houdan, l'heroine des
+_Mohicans de Paris:_
+
+ " J'etais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de
+ tant de volumes, ne m'eut jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon
+ _jardin des romancier_.
+
+ " Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai compose des
+ arbres et des fleurs que les ecrivains contemporains, trop a
+ l'etroit dans le monde reel, ont places dans leurs livres.
+
+ " Ce jardin doit a madame Sand un chrysantheme a fleurs bleues;
+
+ " A Victor Hugo, un rosier de Bengale sans epines;
+
+ " A Balzac, l'azalea grimpante;
+
+ " A Jules Janin, l'oeillet bleu;
+
+ " A madame de Genlis, la rose verte;
+
+ " A Eugene Sue, une variete de cactus qui fleurit en plein air sous
+ le climat de Paris;
+
+ " A M. Paul Feval, une variete de melezes qui gardent leurs feuilles
+ pendant l'hiver;
+
+ " A M. Forgues, une jolie petite clematite rose qui grimpe et
+ fleurit sur les fenetres du quartier Latin;
+
+ " A M. Rolle, un camellia a odeur enivrante;
+
+ " A Dumas, deja nomme, une certaine tulipe noire qui, venue de
+ graine, fleurit l'annee meme du semis, et qui, de ses caieux,
+ produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol
+ qui s'ouvre le matin et, consequemment, se ferme le soir.
+
+ " Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la
+ neige, a petales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)
+
+ " Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
+ creations.
+
+ " Recevons donc solennellement ton lotus blanc a petales
+ transparents dans le jardin des romanciers.
+
+ " L'ancien lotus, represente dans les monuments egyptiens sur la
+ tete d'Osiris, etait rose ou bleu, suivant Athenee.
+
+ " Les Chinois representent le lotus avec des fleurs pourpres sur
+ leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passe
+ longtemps pour des reves, ont fini par venir dans nos climats.
+
+ " M. Savigny, qui a fait l'expedition d'Egypte, et le savant maitre
+ M. Porret, le declarent rose. Theophraste est du meme avis, ainsi
+ que Barthelemy. L'empereur Adrien ayant tue un lion a la chasse, un
+ poete essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui
+ presenta devait son coloris au sang de ce lion.
+
+ " Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus
+ est M. Lemaout, qui, a la page 319 d'un tres beau volume edite par
+ Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des
+ Egyptiens; il le represente comme blanc avec un bord rose. C'est le
+ lotus le plus blanc dont il ait jamais ete fait mention, et il n'est
+ pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la
+ neige de l'Himalaya. D'ailleurs, a la page 322 du meme volume, M.
+ Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page
+ 319.
+
+ " Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacre qui couronne
+ le front d'Osiris; il a la fleur rose.
+
+ " Nulle part il n'est question du lotus a petales transparents ni a
+ petales feminins. Ce lotus t'appartient donc entierement; on ne l'a
+ jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.
+
+ " Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'etait
+ le savetier qui critiqua la chaussure representee par ce peintre de
+ l'antiquite: _Ne sutor ultra crepidam_. J'admire le reste comme je
+ le dois.
+
+ " ALPHONSE KARR. "
+
+
+_Reponse d'Alexandre Dumas_.
+
+
+Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible
+a l'honneur que tu me fais en me placant en
+si bonne compagnie; mais cet honneur, non point
+par fierte, mais par honnetete, au contraire, je suis
+force de m'y soustraire.
+
+J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un
+lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet
+de l'Himalaya, et c'est a ce lotus de mon invention
+que je dois d'etre presente par toi au chrysantheme
+a fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans epines
+de Victor Hugo et a l'azalea grimpante de Balzac.
+
+Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas.
+Helas! je suis homme, et n'ai pas meme invente le
+lotus blanc.
+
+C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui
+a encore invente celle-la.
+
+Et je vais t'en donner la preuve, contre-signee par
+M. Belfield-Lefevre.
+
+Ecoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_,
+article _lotus_, ce savant botaniste:
+
+ LOTUS, LOTOS.
+
+ " Les ecrivains de l'antiquite, naturalistes, historiens et
+ philosophes, font frequente mention d'une espece vegetale, qu'ils
+ designent sous le nom de _lotos_...
+
+ " 1 deg. Plante arborescente.
+
+ " 2 deg. Plante aquatique.
+
+ " Trois especes vegetales distinctes qui croissaient dans les eaux
+ du Nil et y formaient des bouquets de verdure, etaient designees et
+ venerees par les anciens Egyptiens, sous le nom de lotos.
+
+ " La premiere de ces especes, surnommee par quelques naturalistes
+ anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a ete decrite par Herodote sous le
+ nom de _lis rose_. Sa racine, epaisse et charnue, servait d'aliment;
+ sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son
+ fruit, que l'on comparait a un rayon circulaire de miel, renfermait,
+ dans des alveoles creusees a sa face superieure, une trentaine de
+ feves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante
+ aquatique, qui a aujourd'hui completement disparu des eaux du Nil et
+ qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea
+ nelumbo_ de Linne, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow.
+
+ " La deuxieme espece,--attention, mon cher Alphonse, _nous brulons_,
+ comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxieme espece offrait,
+ selon Herodote, des racines tubereuses et charnues; des fleurs
+ GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables a
+ ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait
+ une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et
+ se retirait sous les eaux, pour ne reparaitre a la surface qu'au
+ retour de cet astre. Cette espece, differenciee de l'espece
+ precedente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA
+ FLEUR, et par la structure du fruit, etait, suivant toute
+ probabilite, le _nymphaea lotus_ de Linne, QUI CROIT ENCORE
+ AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.
+
+ " Enfin, une troisieme espece croissait dans le Nil, et se
+ distinguait de la precedente par ses feuilles non dentees, et par
+ ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante
+ que les Arabes designent sous le nom de _linoufar_. "
+
+
+Tu vois, cher ami, que je suis, a regret, oblige de sortir de ton
+paradis terrestre, a moins que, comme Adam, mon aieul, je ne veuille
+m'exposer a en etre chasse.
+
+ Et cela m'est d'autant plus penible, que les honneurs de ce jardin
+embaume m'eussent ete faits par une rose que tu viens d'inventer, et
+qui, a l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique
+parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.
+
+Dans le meme feuilleton ou tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu
+disais, cher ami, passant de la botanique au Code penal, du _jardin
+des romanciers_ au palais de justice:
+
+" Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous
+silence. Un gredin emerite, galerien evade, paraissait devant le
+tribunal. Il avait un habit noir, une chaine a son gilet, des gants de
+couleur claire, des cheveux gras et frises, et une ROSE MOUSSEUSE
+ornait sa boutonniere..."
+
+Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose
+du Kamtschatka, la rose bractiolee de Chine, la rose Turneps, de la
+Caroline, la rose luisante des Etats-Unis, la rose de mai, la rose de
+Suede, la rose des Alpes, la rose de Siberie, la rose jaune du Levant,
+la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de
+Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de
+Provins, la rose MOUSSUE meme; je connais enfin les trois mille
+varietes de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE
+MOUSSEUSE.
+
+Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en
+l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Ai-Moet ou Clicot?
+
+C'est possible, apres tout.
+
+En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une
+pareille faveur, a la seve d'aout, c'est-a-dire a l'epoque ou ta rose
+_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que
+je suis en train de faire sur ma fenetre.
+
+
+_Replique d'Alphonse Karr_.
+
+Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'echapper de mon
+jardin des romanciers.
+
+Tu n'as pas espere que je te laisserais ainsi partir sans faire
+quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques
+annees, dans ce petit jardin au bord de la mer, ou nous avons passe
+ensemble quelques bonnes heures etendus sur l'herbe.
+
+Tu pretends avoir prouve que tu n'as pas invente de " lotus a petales
+transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. "
+
+Voyons ta preuve.
+
+C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
+Dieu.--Voyons donc les champions:
+
+ _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._
+
+ Theophraste.
+ Herodote. . . . . . . .
+ Athenee.
+
+ Porret.
+ Belfield-Lefebvre . . . Barthelemy.
+ Savigny.
+
+ Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322.
+
+ Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr.
+
+Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les
+champions;--je les peserai: d'abord, tu produis un ancien,
+c'est-a-dire une de ces opinions quasi religieusement respectees, des
+notre enfance, sous peine de pensums.
+
+Je sais qu'Herodote a une grande reputation de veracite.
+
+Aussi je lui oppose deux anciens,--Theophraste, qui a fait une
+histoire des plantes, et un peu notre Labruyere, et Athenee, un
+grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois
+savants dont un est mort, ce qui lui donne un eminent avantage,--les
+morts ne genent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui
+vous genent.
+
+--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un
+vivant, valent-ils ton savant vivant?
+
+A M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a equilibre.
+
+L'equilibre est plus difficile a etablir entre A. Dumas et A. Karr.
+
+Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que
+je leur oterai.
+
+D'abord, Herodote, malgre une veracite reconnue, commet une erreur
+dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend
+sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit
+generalement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les
+regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils
+ont perdu leur fraicheur, et vont s'occuper de murir leurs graines; un
+soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Herodote, renferme chaque
+soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte
+pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il
+faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin
+des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.
+
+Or, un temoin qui commet une erreur sur un point connu, rend
+tres-suspect son temoignage sur un point en litige.
+
+D'autre part, je t'ai compte comme nul le temoignage de M. Lamaout;
+mais il ne t'appuie qu'a moitie; son _lotus_ de la page 319 est blanc
+et rose;--il ne ressemble donc pas " aux neiges de l'Himalaya, "
+--mais a une glace de chez Tortoni,--creme et framboise.
+
+Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce
+grand peuple de faience qui est en train de se casser.
+
+Elle est belle, ta preuve!
+
+Supposons cependant que tu aies prouve que le _lotus_ " est blanc
+comme la neige de l'Himalaya. "
+
+Tu resterais encore avoir invente _lotus_ a petales transparents,--car
+tous les autres ont la feuille epaisse et mate:--ca serait deja bien
+gentil!
+
+Remarque que, plus genereux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit
+petales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose
+mousseuse, que dirais-tu, si je repondais: " Mousseuse? Faute
+d'impression comme transparen_tes_."
+
+Mais non, j'ai ecrit _mousseuse_, et je vais me defendre sur ce point,
+maintenant que je t'ai un peu replante dans mon jardin,--me reservant
+de t'y planter definitivement tout a l'heure.
+
+Et, d'abord, je n'ai pas invente la rose mousseuse;
+
+--Mille, jardinier anglais, a invente la _rosa muscosa_; mais madame
+de Genlis, qui l'a apportee en France, a cause de quoi il lui sera
+beaucoup pardonne, la produisit sous le nom de rose _mousseuse_,--voir
+dans ses Memoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je
+serai venge.
+
+A cheval donne, on ne regarde pas a la bride; on ne chicana pas
+madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait a cette belle fleur,
+et ce nom fut accepte; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de
+Pamela,--qu'elle a bien donne a cette belle lady Fitz-Gerald, qu'elle
+avait egalement rapportee d'Angleterre, en meme temps que la rose ...
+moussue.
+
+Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalite
+et la generosite, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu
+depouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.
+
+Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse
+est une faute de francais; aussi, desormais, je dirai rose moussue;
+c'est par lachete que je prononcais mousseuse. Je me disais: " Il faut
+hurler avec les loups. " Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas
+le voir tout a l'heure,--disent rose mousseuse.
+
+Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Academie
+accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il
+l'accepte;--mais ecoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont
+le droit d'avoir voix au chapitre.
+
+M. Hardy, qui a cree trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe
+du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,--
+dit rose mousseuse.
+
+De meme que:
+
+M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adele Mauze, Jacques Laffitte_;
+
+M. Laffay,--le pere du _prince Albert_, de la _duchesse de
+Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_,
+qui, nee en 1842, etait alors dediee au roi de Hollande;
+
+M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et
+une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de meme qu'une
+rose nee chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la
+_marbree d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des
+Provins.
+
+M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;
+
+Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naitre dans son jardin la belle
+rose _genie de Chateaubriand_;
+
+Comme feu Despres, auquel on doit la _noisette Despres_ et la _baronne
+Prevost_;
+
+Comme M. Guillot, qui a produit recemment le _geant des batailles_;
+
+Comme M. Beluze, qui, pres de Lyon, a gagne de semis la splendide rose
+_souvenir de la Malmaison_.
+
+Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par
+mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps
+etre son rival et son competiteur dans " l'empire de Flore. "--Ce
+n'est ni toi ni moi.
+
+Et Margotin, et Leveque, et Souchet, et Verdier, ces autres maitres
+des roses, ils disent rose mousseuse.
+
+Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison
+rustique_.
+
+Ce seraient de terribles autorites contre nous deux.
+
+Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions
+celle-la?
+
+_Orgue_:--masculin au singulier, feminin au pluriel; ce qui amene la
+phrase: un des plus belles orgues.
+
+_Hymne_:--masculin dans les livres, et feminin dans les livres de
+messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Academie: _apres que
+l'hymne fut chantee_.
+
+Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appele fosse la berge du fosse,
+ou plutot la terre sortie du fosse, c'est-a-dire ce qui en est le
+contraire, sous peine de ne pas etre entendu.
+
+Si, a Genes et a Nice, on appelait l'heliotrope autrement que vanille,
+on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'heliotrope
+n'est pas la vanille.
+
+Heliotrope me rappelle tournesol;--c'est le meme mot.--Et, tant pis
+pour toi, nous allons en reparler tout a l'heure.
+
+Revenons un peu au " lotus a petales transparents, blanc comme les
+neiges de l'Himalaya. "
+
+Je suppose, malgre l'avantage remporte par mes champions, qu'un des
+lotus est blanc.
+
+Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le
+lotus.
+
+Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des
+lotus blancs,--pretends-tu.
+
+J'ajouterai qu'il ressort de notre debat que, si le lotus blanc
+existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.
+
+Prendrais-tu la rose pour type du jaune?
+
+Dirais-tu: jaune comme une rose?
+
+Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow,
+noisette Despres, ophyree, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.
+
+Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.
+
+Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes,
+par les racines de ton " lotus a petales blancs et transparents. "
+
+Mais, malheureux, tu y es plante irrevocablement depuis quatre ans,
+par ta fameuse " tulipe noire; " tu y vegetes par ton " tournesol qui
+s'ouvre le matin et se ferme a la fin du jour. "
+
+Notons que tu n'as pas repondu sur ces deux points.
+
+Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en
+m'y plantant moi-meme.
+
+Tu ne peux pas plus t'en deraciner que les soeurs de Phaeton ne purent
+se deraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphne de
+son laurier.
+
+Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgre toi
+le plus bel ornement.
+
+Je te serre bien cordialement les deux mains.
+
+ Alphonse KARR.
+
+
+
+
+
+
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+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
+
+Donations by check or money order may be sent to:
+
+Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
+
+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
+the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
+
+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
+Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
+They tell us you might sue us if there is something wrong with
+your copy of this eBook, even if you got it for free from
+someone other than us, and even if what's wrong is not our
+fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
+disclaims most of our liability to you. It also tells you how
+you may distribute copies of this eBook if you want to.
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+eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
+this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
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+through the Project Gutenberg Association (the "Project").
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+on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
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+receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims
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+INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE
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+If you discover a Defect in this eBook within 90 days of
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+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
+TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT
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+and its trustees and agents, and any volunteers associated
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+ or other equivalent proprietary form).
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+WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO?
+Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of
+public domain and licensed works that can be freely distributed
+in machine readable form.
+
+The Project gratefully accepts contributions of money, time,
+public domain materials, or royalty free copyright licenses.
+Money should be paid to the:
+"Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+If you are interested in contributing scanning equipment or
+software or other items, please contact Michael Hart at:
+hart@pobox.com
+
+[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only
+when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by
+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
+used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
+they hardware or software or any other related product without
+express permission.]
+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
diff --git a/old/7brcb10.zip b/old/7brcb10.zip
new file mode 100644
index 0000000..8ccba48
--- /dev/null
+++ b/old/7brcb10.zip
Binary files differ
diff --git a/old/8brcb10.txt b/old/8brcb10.txt
new file mode 100644
index 0000000..97553d5
--- /dev/null
+++ b/old/8brcb10.txt
@@ -0,0 +1,7727 @@
+The Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+(#31 in our series by Alexandre Dumas)
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Bric-à-brac
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: August, 2004 [EBook #6319]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on November 25, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC ***
+
+
+
+
+Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of
+gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+ BRIC-A-BRAC
+
+ PAR
+
+ ALEXANDRE DUMAS
+
+
+
+ TABLE
+
+ DEUX INFANTICIDES
+ POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+ DÉSIR ET POSSESSION
+ UNE MÈRE
+ LE CURÉ DE BOULOGNE
+ UN FAIT PERSONNEL
+ COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS
+ HEURES DE PRISON
+ JACQUES FOSSE
+ LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+ LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+
+
+DEUX INFANTICIDES
+
+On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma
+connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa
+célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent
+commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la
+suite de deux infanticides.
+
+Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame.
+
+Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité
+publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses
+antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des
+lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce
+qui tient à son origine.
+
+Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui
+puisse satisfaire convenablement votre curiosité.
+
+Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits
+Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous
+rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à
+Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du
+Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt
+singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit
+hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui
+dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée.
+
+Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons
+laissée.
+
+Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait
+été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère.
+
+Aussi fallut-il lui trouver un biberon.
+
+Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée
+au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait
+de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un
+biberon.
+
+On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant
+que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours
+l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours
+du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman
+du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en
+réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait.
+
+Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de
+dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait,
+le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait
+de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de
+trente chèvres ou de douze vaches.
+
+Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait
+plus d'honneur à ses nourrices.
+
+Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins
+d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de
+quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle.
+
+Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires
+étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces
+menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les
+malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte.
+
+Delaporte les rassura: il répondait de tout.
+
+En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait
+l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il
+venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel,
+éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle,
+faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au
+Caire un animal de ce sexe et de cette espèce.
+
+Vous comprenez...
+
+Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même
+temps agréable à un gouvernement allié.
+
+Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui
+avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes
+puissances européennes.
+
+D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente
+cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident
+qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à
+l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la
+France.
+
+Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy
+Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et
+s'occupa du transport en France de sa ménagerie.
+
+D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa
+disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne
+sais plus quel port de l'Archipel.
+
+Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des
+Messageries impériales.
+
+Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme
+cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou
+quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre.
+
+On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant
+du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il
+eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante
+chèvres, pour subvenir à sa nourriture.
+
+Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes
+et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils
+avaient amenés.
+
+Le tout arriva en seize jours à Marseille.
+
+Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa
+première cargaison.
+
+À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination
+l'hippopotame et sa suite.
+
+Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris
+aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille.
+
+À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus
+admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à
+l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes
+des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.
+
+Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux,
+semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.
+
+À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
+Delaporte.
+
+C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a
+déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que
+onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a
+pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là... Pardon,
+j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En
+outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son
+maître,--il appelle Delaporte _papa_.
+
+Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte
+_papa_.
+
+Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en
+avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa
+mère, par une tribu en guerre avec la sienne.
+
+Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux.
+
+On les sépara et on les vendit.
+
+La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien.
+
+Nul ne sait ce que devint la mère.
+
+Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec
+son maître.
+
+Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié
+de spécifier l'objet de son commerce.
+
+Il vendait des étoffes.
+
+Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il
+soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée.
+
+Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte
+surtout, entre un maître et un esclave.
+
+Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes
+dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y
+aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des
+pieds.
+
+Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on
+craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit
+venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois
+coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher.
+
+L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.
+
+Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une
+soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait
+prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures
+le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une
+autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.
+
+Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort
+sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus
+douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque
+de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il
+s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître.
+
+L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il
+fût guéri, c'est-à-dire environ un mois.
+
+Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son
+maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il
+avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son
+protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures.
+
+Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le
+malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le
+vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition.
+
+En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le
+lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin
+méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres
+turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille
+piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant.
+
+Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans
+un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la
+dernière maison de la ville.
+
+Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le
+tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de
+pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et
+entra dans la maison.
+
+Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri.
+
+Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte
+était fermée et la barre déjà mise.
+
+Il se prit à trembler de tous ses membres.
+
+Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.
+
+Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à
+un ou plusieurs individus.
+
+Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au
+claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.
+
+Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les
+cris.
+
+Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des
+planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà
+ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son
+rasoir ensanglanté à la main.
+
+Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme
+il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu
+à un marchand d'eunuques!
+
+En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était
+réservé, l'enfant se trouva mal.
+
+Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il
+invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain.
+
+Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.
+
+Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui.
+
+L'enfant était tombé près de la porte.
+
+Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement.
+
+Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il
+pourrait fuir.
+
+Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet
+escalier devait donner sur une terrasse.
+
+La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta
+les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou
+dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du
+vent, se dirigea vers la ville.
+
+Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que
+lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte.
+
+Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas.
+
+Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se
+laisser reprendre.
+
+Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat
+français.
+
+Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit
+prononcé, signifie liberté!
+
+L'enfant se précipita haletant dans la cour.
+
+Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.
+
+Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de
+faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de
+faire des eunuques dans ses États.
+
+L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour
+que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se
+trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection.
+
+D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis
+il livra le marchand à la justice du pacha.
+
+Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux
+galères.
+
+L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à
+Delaporte de le prendre pour son domestique.
+
+Delaporte y consentit et en fit son _saïs_.
+
+C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que
+l'enfant appelle Delaporte _papa_.
+
+C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier
+maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard.
+
+Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame;
+mais nous y revenons.
+
+
+II
+
+
+La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se
+mit à en désirer une neuvième.
+
+Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les
+savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la
+nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:
+
+--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un
+hippopotame femelle?
+
+Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir
+Halim-Pacha au milieu de son harem.
+
+--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons
+fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que
+nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants.
+
+Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans
+le Nil blanc et envoyée au Caire.
+
+Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en
+France, c'est l'Égypte.
+
+Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses
+désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six
+mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement
+de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État,
+avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont
+le lait servait à sa nourriture.
+
+Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille.
+
+Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle.
+
+Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer
+trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris.
+
+Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son
+hippopotame au Jardin des Plantes.
+
+Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois.
+
+Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.
+
+Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est
+à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et
+savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est
+une créature privée de tout sentiment généreux:
+
+Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui
+était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte
+l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les
+démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de
+satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau
+d'une trentaine de porcs.
+
+Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et
+là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre
+en défendant leur petit.
+
+Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant
+ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des
+mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y
+a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. »
+
+On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un
+savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit
+de son petit.
+
+À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant
+encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que,
+quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait
+dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus
+d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.
+
+Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze
+mois.
+
+Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle
+mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau,
+soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que
+cette parturition fût si proche.
+
+À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de
+l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent.
+Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa
+naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses,
+le blessa mortellement.
+
+Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans
+sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en
+absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une
+mâchoire à l'autre.
+
+Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les
+naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était
+unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.
+
+Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que
+l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.
+
+La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux
+animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne
+le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois
+un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle
+manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses
+couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une
+violente crispation, elle mit au monde son second petit.
+
+Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le
+petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement
+sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la
+cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant
+l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne
+sortirent de l'eau.
+
+Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.
+
+Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se
+coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui
+vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un
+mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et
+grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un
+témoin oculaire.
+
+Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M.
+Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il
+lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut
+pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye
+de le charger.
+
+M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il
+occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la
+science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui
+pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère
+qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le
+savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition
+de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et
+inoffensive.»
+
+Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par
+l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande
+chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les
+savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une
+supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de
+coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.
+
+Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.
+
+Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le
+petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement
+souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement,
+au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six
+blessures, dont une mortelle traversant le poumon.
+
+Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait
+voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.
+
+M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame,
+sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que
+son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.
+
+Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier
+soupir.
+
+Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science,
+mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux
+domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM.
+les savants.
+
+C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et
+l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on
+remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela
+arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou
+deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition,
+ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et
+les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la
+main destructrice de l'homme.
+
+Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes,
+voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits
+découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher
+à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs
+soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.
+
+Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de
+ceux-ci.
+
+Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison
+qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de
+chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se
+dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever
+plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à
+travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir
+pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les
+petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité,
+les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un
+amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des
+oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en
+captivité, _les empoisonnent_.
+
+L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents
+chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette,
+comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?
+
+Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a
+horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il
+est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier
+qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient
+sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait
+chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage,
+c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat,
+s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit,
+il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans
+sa cage.
+
+Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement
+sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la
+couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé
+les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour
+elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture;
+elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère,
+mais parce qu'elle était trop bonne mère.
+
+Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime,
+l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins
+d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants
+attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent
+l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette
+dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en
+lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque;
+qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur
+jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et
+ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement
+et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne
+mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la
+satisfaction d'obtenir un produit.
+
+Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui
+rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule
+anx oeufs d'or_.
+
+Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie,
+ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme
+Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que
+l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.
+
+L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il
+pouvait féconder, il pouvait être fécondé.
+
+Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un
+pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était,
+sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et
+disséqué.
+
+Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être
+l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre
+aux savants de toucher à son petit.
+
+
+
+POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+
+
+Avez-vous remarqué ceci:
+
+Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la
+détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne
+la crains pas! »
+
+Essayons d'expliquer ce fait.
+
+La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.
+
+Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu
+appréciées des autres peintres et des autres musiciens.
+
+Voyez Scheffer, voyez Schubert.
+
+Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.
+
+Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un
+historien, a des compositeurs respectables et des exécutants
+supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je,
+moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait,
+Wilhems, les deux Stevens, Leys.
+
+La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny,
+Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en
+compositeurs, qu'Auber et Halévy.
+
+Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et
+de Musset: tous deux sont morts.
+
+Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?
+
+C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
+arts sensuels.
+
+La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.
+
+La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.
+
+C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
+dit Horace, la peinture et la poésie.
+
+Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne
+sont pas soeurs.
+
+C'est que la peinture est égoïste.
+
+La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien
+changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.
+
+La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits
+arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la
+plume.
+
+Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
+s'éloignera de l'original.
+
+Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna,
+Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci
+et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique
+a été aussi bien rendue que possible.
+
+Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
+dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se
+fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé
+pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la
+croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
+apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien
+clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître
+compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
+terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.
+
+À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre
+jugent de la même façon.
+
+Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le
+reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste
+à l'endroit du peintre.
+
+Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.
+
+Le poète dira:
+
+--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le
+côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du
+moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
+tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!
+
+--Pourquoi non?
+
+--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du
+Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la
+barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux
+gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui
+prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
+ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui,
+de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne
+vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas
+plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce
+gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.
+
+Le peintre vous répondra:
+
+--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
+comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.
+
+Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté
+matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
+deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à
+soi-même; tout bas:
+
+--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
+ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
+Rembrandt que je prierais.
+
+Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de
+la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au
+point de vue de la peinture.
+
+Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la
+musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
+haïssent pas?
+
+Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.
+
+La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une
+musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point
+affaire à une soeur, mais à une rivale.
+
+En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la
+poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la
+conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit,
+c'est-à-dire sur un véritable échafaud.
+
+Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
+disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.
+
+Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
+estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle
+aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.
+
+Le poète a écrit:
+
+ L'or est une chimère,
+ Sachons nous en servir.
+
+Le musicien mettra:
+
+ Oh! l'or est une chimère.
+ Eh! sachons nous en servir.
+
+Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
+moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.
+
+Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes
+et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et
+d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou
+plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le
+Prophète_, _la Marchande d'oranges_.
+
+On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
+vers.
+
+C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique
+sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
+Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou.
+
+Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et
+comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.
+
+Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.
+
+Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles;
+mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les
+paroles.
+
+Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la
+musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira
+les vers.
+
+Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce
+qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
+Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.
+
+Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou
+Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec
+Scribe.
+
+
+
+DÉSIR ET POSSESSION
+
+
+La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes
+sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
+quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou
+un logogriphe à ses lecteurs!
+
+Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
+
+Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
+perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
+--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.
+
+Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec,
+de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
+l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou
+du basque?
+
+Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il
+gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et
+est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne
+serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des
+rossignols?--Ou bien...?
+
+Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.
+
+Devinez donc, chez lecteur.
+
+Voici l'apologue en question:
+
+
+Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
+de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
+
+Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
+lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait
+au-dessus de la verte prairie.
+
+Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit,
+et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives
+couleurs.
+
+Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu
+des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant
+l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant,
+ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le
+prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et
+éblouissant.
+
+L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
+
+Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la
+possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
+rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau
+papillon!
+
+
+Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que,
+ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.
+
+De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
+aride et semée de ronces.
+
+L'enfant le suivit dans cette plaine.
+
+Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant,
+ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
+posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un
+arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
+toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.
+
+Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.
+
+Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette
+indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
+brillant mirage.
+
+Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du
+jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
+fleurs, et battait amoureusement des ailes.
+
+Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance,
+le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait,
+léger comme un parfum.
+
+
+Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et
+les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
+années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au
+sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la
+vie.
+
+En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.
+
+Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
+mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui
+lui restait à descendre lui paraissait aride.
+
+Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de
+charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
+poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés
+de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand
+espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte
+incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes
+couchées, les autres debout.
+
+Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
+l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
+montagne.
+
+Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le
+vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître
+pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait,
+devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
+déclivité de la montagne.
+
+Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs
+avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
+des branches d'arbre desséchées.
+
+Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.
+
+
+Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
+vieillard le suivit, entrant par la porte.
+
+Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
+semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et
+tomba.
+
+Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
+
+Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui
+tendre les bras.
+
+Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu
+ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.
+
+Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
+leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui
+s'affaiblissaient.
+
+Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits,
+et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.
+
+Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
+le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant
+de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un
+papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
+
+Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
+tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort...
+
+Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de
+l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce
+fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton
+coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir
+s'exhaler au moment où ta main le touchera.
+
+
+
+UNE MÈRE
+
+(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)
+
+
+Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à
+la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la
+plus vive douleur.
+
+L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait
+difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il
+soupirait.
+
+La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être
+avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.
+
+On frappa trois coups à la porte.
+
+--Entrez, dit la mère.
+
+Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle
+n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
+
+Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié
+enveloppé, dans une couverture de cheval.
+
+C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
+était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le
+givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.
+
+Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas
+ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
+
+Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là,
+l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour
+ranimer le feu du poêle.
+
+Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en
+chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
+
+--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son
+hôte sombre.
+
+Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
+de la bouche un sourire étrange.
+
+La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa
+tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
+qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!
+
+Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle;
+mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.
+
+Le vieillard n'était plus là.
+
+--Où donc est le vieillard? cria-t-elle.
+
+Et elle se leva et courut au berceau.
+
+Le berceau était vide.
+
+Le vieillard avait emporté l'enfant.
+
+En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre
+le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce
+qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.
+
+La mère se précipita hors de la maison en criant:
+
+--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?
+
+Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
+la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:
+
+--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton
+enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était
+là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux;
+alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
+l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
+qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!
+
+--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère,
+et je saurai bien la retrouver, moi.
+
+--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant
+de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
+chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
+couler tes larmes lorsque tu les chantais.
+
+--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la
+dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
+passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
+enfant.
+
+Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se
+tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
+chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
+encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et
+que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
+lui dit:
+
+--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec
+ton enfant.
+
+La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
+s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.
+
+À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait
+plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de
+givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.
+
+--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au
+buisson.
+
+--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
+a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne
+suis qu'un glaçon.
+
+La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son
+sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et
+le sang coulait à grosses gouttes.
+
+Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que
+son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de
+belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
+coeur d'une mère!
+
+Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.
+
+Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
+sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé
+pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le
+passer à pied.
+
+Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
+abord, que cette mère affligée le traversât.
+
+Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
+
+--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête
+blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en
+viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les
+plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce
+que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
+tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre
+bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive
+les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.
+
+--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout,
+tout, pour arriver à mon enfant.
+
+Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
+larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et
+tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.
+
+Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
+instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.
+
+Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs
+vivantes.
+
+C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
+long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été
+par le soleil.
+
+La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.
+
+Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée;
+mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
+
+--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.
+
+--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura
+pitié de moi.
+
+Puis, à la femme:
+
+--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.
+
+--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la
+vieille.
+
+--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu
+auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.
+
+--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
+le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
+va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
+créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
+est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais
+ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
+vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
+enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au
+toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.
+
+--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.
+
+--Quel âge avait ton enfant?
+
+--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première
+fois _maman_, hier au soir.
+
+--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
+donneras-tu?
+
+--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez;
+mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!
+
+--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la
+vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
+en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.
+
+--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
+prenez-les!
+
+Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en
+échange les cheveux gris de la vieille.
+
+Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où
+fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur
+âge.
+
+Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
+aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et
+bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau
+se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires
+grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers,
+des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
+avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
+chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
+représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
+Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de
+grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
+d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes
+petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
+elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases
+trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva
+dans la salle des enfants.
+
+--C'est ici, lui dit la vieille.
+
+Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs
+qui battaient.
+
+Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être
+que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur
+de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.
+
+--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains
+sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.
+
+--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
+place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand
+elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
+elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur;
+car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il
+faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes
+humaines.
+
+--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?
+
+--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi
+de ce que je t'ai dit.
+
+Et la vieille s'enfuit.
+
+À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.
+
+Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.
+
+--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
+comment surtout as-tu pu être ici avant moi?
+
+--Je suis mère! répondit-elle.
+
+Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la
+mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution,
+qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.
+
+Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce
+souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.
+
+Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante,
+sans force et sans chaleur.
+
+--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
+
+--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.
+
+--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son
+jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la
+terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
+
+--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant;
+ou arrache mon arbre en même temps que le sien.
+
+--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.
+
+--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô
+Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus
+heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
+cheveux à la vieille.
+
+--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.
+
+--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la
+plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.
+
+Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.
+
+--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es
+malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore
+que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
+
+--Oh! fit la pauvre femme.
+
+Et elle lâcha les deux fleurs.
+
+Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait
+un mouvement de pitié.
+
+--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants,
+voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les;
+ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te
+les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à
+côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
+arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
+deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu
+verras ce que tu voulais refouler dans le néant.
+
+Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un
+magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de
+bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli
+anéantir.
+
+Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un
+concert de bénédictions.
+
+--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
+être bien coupable.
+
+--Regarde, dit la Mort.
+
+Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un
+petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
+grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions;
+tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
+suicide.
+
+--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda
+la mère.
+
+--C'était ton enfant, répondit la Mort.
+
+La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.
+
+Puis, après un instant, levant les bras au ciel:
+
+--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
+vous faites est bien fait.
+
+La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.
+
+Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
+rendant ses deux yeux:
+
+--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
+
+Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.
+
+Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des
+martyrs.
+
+
+
+LE CURÉ DE BOULOGNE
+
+
+Voici une petite histoire gui est populaire dans la
+marine française, et que je meurs d'envie de populariser
+parmi les _terriens_.
+
+Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée.
+
+
+Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de
+chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était
+assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de
+devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades,
+traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et
+suivant l'avenue de Saint-Cloud.
+
+À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se
+promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée.
+
+--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez
+donc un peu, s'il vous plaît.
+
+Le postillon s'arrêta.
+
+Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon
+en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la
+tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs.
+
+--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la
+voiture, c'est toi, mon cher Rémy?
+
+Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage
+s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait
+de l'étonnenient au sourire.
+
+--Ah! dit-il enfin, c'est vous?
+
+--Comment, _vous_?
+
+--Non... c'est toi, Antoine!
+
+--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.
+
+--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq
+ans que nous nous sommes quittés?
+
+--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir
+un instant près de moi, et je te le dirai.
+
+--Mais...
+
+Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur
+de s'écarter de son domicile.
+
+Bougainville comprit sa crainte.
+
+--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il.
+
+Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied.
+
+--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne
+m'attend pour dîner.
+
+--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc!
+
+Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit.
+
+--Où je demeure? dit celui-ci.
+
+--Oui.
+
+--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami.
+
+--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la
+vocation.
+
+--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres.
+
+--Et tu es content?
+
+--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier
+ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont
+modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner
+aux pauvres.
+
+--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous
+perdions le moins de temps possible.
+
+Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si
+modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la
+physionomie du curé.
+
+--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du
+côté de Boulogne.
+
+--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé
+à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à
+moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq
+minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu
+comprends?...
+
+--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi
+juste, tu seras chez toi.
+
+--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce
+pas l'uniforme de la marine que tu portes là?
+
+--Oui, je suis capitaine de vaisseau.
+
+--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.
+
+--Vraiment?
+
+--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des
+lois?
+
+--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux
+que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!»
+C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris.
+
+--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son
+bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa
+lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat?
+
+--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua
+Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.
+
+--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et
+surtout des dispositions pour les mathématiques.
+
+--Tu te rappelles cela?
+
+--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége?
+
+--Ah! c'est bien vrai!
+
+--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie?
+
+Bougainville sourit.
+
+--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut
+que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.
+
+--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et
+il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au
+port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.
+
+Bougainville regarda à sa montre.
+
+--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par
+conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite,
+postillon!
+
+--Comment, plus vite?
+
+--Puisque tu es pressé, mon ami!
+
+--Bougainville!...
+
+--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en
+toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq
+minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là!
+
+--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins...
+Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à
+Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
+grondera plus.
+
+--Marianne me connaît donc?
+
+--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de
+toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se
+fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les
+mousquetaires, je te retrouve officier de marine.
+
+-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela.
+En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de
+Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que
+je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire
+recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme
+capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre
+le Canada...
+
+--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!...
+Continue, mon ami, continue, je t'écoute.
+
+Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas
+remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot
+au grand trot.
+
+Bougainville continua:
+
+--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais
+qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de
+Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi,
+par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois
+que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de
+neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai
+jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille
+anglaise sous le fort même qui la protégeait.
+
+--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la
+relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le
+héros...
+
+--N'as-tu pas reconnu mon nom?
+
+--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment
+veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant
+les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui
+brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce
+n'était pas possible.
+
+En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste.
+
+--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine?
+
+--Nous sommes à Sèvres, mon ami.
+
+--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa
+montre.
+
+--Il est midi dix minutes.
+
+--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne
+pour midi.
+
+--C'est plus que probable.
+
+--Une lieue à faire!
+
+--Une lieue et demie.
+
+--Si, au moins, je trouvais un coucou...
+
+L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de
+lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus
+mince véhicule.
+
+--N'importe, j'irai à pied.
+
+--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville.
+
+--Comment, je n'irai pas à pied?
+
+--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour
+avoir fait la conduite à un ami.
+
+--J'irai doucement.
+
+--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle
+Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid,
+tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te
+purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger,
+et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy!
+
+--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon!
+postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au
+trot.
+
+--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire.
+
+--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est
+d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne
+Boulogne.
+
+--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de
+venir avec moi jusqu'à Versailles.
+
+--Jusqu'à Versailles?...
+
+--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu
+dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers
+ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un
+coucou qui te ramènera à Boulogne.
+
+--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais...
+
+--Mais quoi?
+
+L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les
+deux mains jusqu'au fond de ses goussets.
+
+--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.
+
+--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au
+roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera,
+je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner
+en coucou à Boulogne, et tout sera dit.
+
+--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Parole d'honneur?
+
+--Foi de gentilhomme!
+
+--Mon ami, voilà qui me décide.
+
+--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres;
+mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami.
+
+--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé
+qui se dérange, il lui faut une excuse.
+
+--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas...
+
+--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu
+donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon!
+
+--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous
+serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras
+partir à trois.
+
+--Pourquoi à trois, et pas à deux?
+
+--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander
+les cent écus.
+
+--Ah! c'est vrai.
+
+--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez
+toi à six heures.
+
+--Que dira Marianne?
+
+--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant
+directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence.
+
+--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura
+dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de
+cette aventure.
+
+--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles?
+
+--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.
+
+--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le
+Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un
+des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la
+situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du
+renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce
+que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas,
+c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite
+du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du
+marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires
+dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir.
+Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une
+bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs;
+Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y
+avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je
+fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la
+campagne de 1761, en Allemagne...
+
+--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que
+le roi a fait cadeau de deux canons?
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je
+pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine?
+
+--Et qu'as-tu dit du cadeau?
+
+--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le
+roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me
+douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux
+canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne
+peut pas conduire cela partout où l'on va.
+
+--Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant;
+mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de
+vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo
+et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je
+pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité.
+
+--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en
+géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines?
+
+--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles
+Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles
+Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.
+
+--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je
+les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan
+Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de
+l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan.
+
+--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait
+pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie
+dans ta cure de Boulogne?
+
+--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission
+dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que
+j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas
+maintenant.
+
+--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil
+avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes
+habitudes... Alors, tu as voyagé?
+
+--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles.
+
+--Ainsi, tu ne connais pas la mer?
+
+--Non.
+
+--Tu n'as jamais vu un vaisseau?
+
+--J'ai vu le coche d'Auxerre.
+
+--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée
+très-imparfaite d'une frégate de soixante canons.
+
+--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis
+donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait
+autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas?
+
+--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris,
+firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste
+à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils
+m'indemniseraient des frais que j'avais faits.
+
+--Et t'ont-ils indemnisé, au moins?
+
+--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million.
+
+--Un million?... Peste! joli denier.
+
+Le bon abbé avait presque juré, comme on voit.
+
+--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?...
+
+--Je vais au Havre.
+
+--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je
+indiscret...
+
+--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une
+frégate dont le roi vient de me nommer capitaine.
+
+--Et elle s'appelle, ta frégate?
+
+--_La Boudeuse_.
+
+--Ce doit être un beau bâtiment?
+
+--Superbe.
+
+L'abbé Rémy poussa un soupir.
+
+Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût
+éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une
+frégate.
+
+Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel
+échange de regards accompagnés d'un sourire.
+
+Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était
+tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque
+la voiture s'arrêta devant un grand hôtel.
+
+--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim!
+
+--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé
+d'avance.
+
+--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on
+reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne
+calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ...
+Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle!
+
+--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons
+dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas
+l'appétit.
+
+--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim.
+
+--Eh bien, alors, à table! à table!
+
+--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy.
+
+
+Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du
+vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer.
+
+Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le
+desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu
+gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel
+dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord
+ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le
+vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son
+vin pur.
+
+Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que
+l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il
+allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne.
+
+Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à
+l'abbé Rémy.
+
+Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.
+
+Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans
+un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté.
+
+--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?
+
+--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit
+Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!
+
+--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la
+largesse royale; douze cents livres?...
+
+--Douze cents livres.
+
+--Impossible!
+
+--Les voici.
+
+L'abbé Rémy tendit la main,
+
+--Mais le roi me les a remises à une condition.
+
+--Laquelle?
+
+--C'est que tu boiras à sa santé.
+
+--Oh! qu'à cela ne tienne!
+
+Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le
+goulot de la bouteille.
+
+--Assez! assez! dit l'abbé.
+
+--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi
+serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié
+vide!
+
+--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela
+vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé
+du roi!
+
+--À la santé du roi! répéta Bougainville.
+
+--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui
+s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première
+que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire
+une seconde.
+
+--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la
+table.
+
+--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des
+escarboucles.
+
+--Une chose que tu devrais faire.
+
+--Laquelle?
+
+--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.
+
+--Jamais.
+
+--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.
+
+--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine.
+
+--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne.
+
+--Merci, je n'ai déjà que trop bu!
+
+--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais
+refuser.
+
+--Oui, mais une goutte.
+
+--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela
+n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les
+premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de
+Boulogne, ou pas du tout.
+
+--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!
+
+Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la
+santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi.
+
+--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour
+le Havre.
+
+--Antoine, tu es fou!
+
+--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte
+pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde!
+
+--Ne me tente pas, malheureux!
+
+--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie!
+
+--_Vade retrò_, _Satanas_!
+
+--C'est l'affaire de huit jours.
+
+--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans
+congé, je perdrais ma cure!
+
+--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles
+était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant
+que tu venais avec moi.
+
+--Tu lui as dit cela?
+
+--Oui.
+
+--Et il a signé ma permission?
+
+--La voici.
+
+--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi!
+
+--Mon ami, tu es marin dans l'âme.
+
+--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.
+
+--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante
+autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour
+priver tes pauvres,--c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont
+le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or!
+
+--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est
+uniquement pour eux que j'y consens.
+
+Puis, s'arrêtant tout à coup:
+
+--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!
+
+--Comment, impossible?
+
+--Et Marianne!...
+
+--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète.
+
+--Que lui dirai-je, mon ami?
+
+--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il
+t'a donné une mission pour le Havre.
+
+--Ce sera mentir, cela!
+
+--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu.
+
+--Elle ne me croira pas.
+
+--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque.
+
+--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins,
+ils ont réponse à tout.
+
+--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?
+
+L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un
+mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix,
+car, tout à coup:
+
+--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle
+me croira mort.
+
+--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.
+
+--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion,
+enlève-moi!
+
+--Rien de plus facile!
+
+Puis, se tournant vers les deux officiers:
+
+--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Eh bien, en voiture, alors!
+
+--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête
+baissée dans un péril inconnu.
+
+--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers.
+
+On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à
+cinq heures du matin, on était au Havre.
+
+Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami,
+lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la
+veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi.
+
+Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et
+ouvrit les fenêtres.
+
+L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient
+sur la mer.
+
+À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_,
+affourchée sur ses ancres.
+
+--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?
+
+--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes
+attendus pour dîner.
+
+--Comment, tu veux que je m'embarque?
+
+--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir
+visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome
+sans voir le pape.
+
+--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?
+
+--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes
+ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.
+
+--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze
+heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en
+aller.
+
+--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?
+
+--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne...
+
+--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?
+
+--Tu crois que ce seront des cris de joie?
+
+--Mordieu! je l'espère bien!
+
+--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y
+avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.
+
+Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:
+
+--Allons, allons, dit-il, à la frégate!
+
+Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies
+semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait
+crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même,
+en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute
+parée.
+
+Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le
+gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.
+
+Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau
+d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.
+
+La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent
+sur leurs longues pattes.
+
+En moins de dix minutes, on était à bord.
+
+Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate
+éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda
+à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque
+agrès.
+
+De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.
+
+Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un
+bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.
+
+L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.
+
+La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à
+celle du plus riche château des environs de Paris.
+
+L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.
+
+Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il
+faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu
+envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six
+mois.
+
+L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les
+félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine,
+et celles du capitaine lui-même.
+
+Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de
+la frégate augmentait.
+
+Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé
+d'une savante théorie sur les marées.
+
+L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif
+plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était
+pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des
+observations qui parurent ravir en admiration les officiers.
+
+Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient
+eux-mêmes.
+
+Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation
+intéressante arrosée de bon vin.
+
+Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa
+prédilection.
+
+Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux
+mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites
+gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.
+
+Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de
+madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du
+dernier siècle.
+
+Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le
+pont.
+
+Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut
+obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel
+attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au
+café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.
+
+La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le
+vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux
+bonnettes de perroquet.
+
+Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.
+
+On pouvait filer onze noeuds à l'heure.
+
+Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui
+causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes
+ses voiles.
+
+Puis il s'aperçut que la frégate marchait.
+
+Puis il regarda autour de lui.
+
+Puis il poussa un cri de terreur.
+
+La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.
+
+Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des
+reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.
+
+--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir,
+toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que
+nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un
+aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa
+Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus
+d'appointements... Voici ton diplôme.
+
+L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.
+
+--Mais, dit-il, où allons-nous?
+
+--Faire le tour du monde, mon cher.
+
+--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du
+monde?
+
+--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte
+plutôt trois ans et demi que trois ans.
+
+L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.
+
+--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant
+Marianne!...
+
+--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta
+paix avec elle, dit Bougainville.
+
+
+Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de
+Saint-Malo.
+
+Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre;
+Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.
+
+Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.
+
+Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu
+entre l'abbé Rémy et Marianne!
+
+
+
+UN FAIT PERSONNEL
+
+
+Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je
+ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en
+faire.
+
+Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle
+Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne,
+venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.
+
+Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple
+sentiment qui m'attache à Victor Hugo.
+
+Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à-dire depuis le
+11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps,
+j'étais son admirateur: je le suis toujours.
+
+Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième,
+pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le
+comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.
+
+Victor Hugo est proscrit.
+
+Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et
+l'admire?
+
+Quelque chose comme une religion.
+
+Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être
+commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part
+d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué
+dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!
+
+Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.
+
+Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à
+M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:
+
+ « Monsieur,
+
+ » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de
+ mademoiselle Augustine Brohan.
+
+ » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration,
+ que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne
+ joue plus dans mes pièces.
+
+ » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si
+ vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y
+ joue mademoiselle Brohan.
+
+ » Veuillez agréer, etc.
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes
+pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le
+droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.
+
+Je protestais, voilà tout.
+
+Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse
+retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.
+
+Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On
+joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris
+le rôle de mademoiselle Brohan.
+
+Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan
+avait conservé son rôle.
+
+C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée,
+et que je la publiai.
+
+Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y
+avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le
+dire--un acte de courage.
+
+De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui
+court!
+
+La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.
+
+Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.
+
+Je me contenterai de citer trois de ces lettres.
+
+ « Monsieur Alexandre Dumas,
+
+ » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor
+ Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une
+ femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier
+ de votre noble lettre à M. Empis.
+
+ » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. »
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme
+ partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive
+ tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous
+ ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour
+ m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble
+ les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères
+ gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_,
+
+ » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.
+
+ » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Les journaux belges m'apportent, avec tous les
+ commentaires glorieux que vous méritez, la lettre
+ que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.
+
+ » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur
+ lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de
+ louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais
+ j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours
+ davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements
+ de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses
+ consolations.
+
+ » Je vous remercie.
+
+ » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous
+ savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui
+ m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de
+ vous qu'autour de moi.
+
+ » Votre frère,
+
+ » VICTOR HUGO. »
+
+
+N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en
+récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier
+mouvement de coeur?
+
+Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème,
+quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car
+c'est le bon. »
+
+Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en
+pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en
+l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en
+celui-ci.
+
+Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle
+Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.
+
+Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre:
+
+ « Monsieur le Rédacteur,
+
+ » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M.
+ Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la
+ Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à
+ distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans
+ ces ouvrages.
+
+ » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les
+ pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.
+
+ » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai
+ spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu
+ trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.
+
+ » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle
+ secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_,
+ pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les
+ instances réitérées de M. Empis.
+
+ » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable
+ M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de
+ prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.
+
+ » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais
+ l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un
+ jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur
+ lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés,
+ ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates,
+ moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui
+ n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil
+ doublement sacré.
+
+ » Agréez, etc.,
+
+ » A. BROHAN. »
+
+
+Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de
+mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.
+
+Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et
+toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de
+Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la
+duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de
+Belle-Isle.
+
+Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par
+complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire
+aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier
+rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente
+actrice.
+
+Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_.
+
+Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification
+multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire
+et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je
+remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je
+vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.
+
+Attaqué, je dois répondre.
+
+Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc
+d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai
+sept ans:
+
+Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;
+
+Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;
+
+Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;
+
+Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.
+
+Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans
+(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf
+heures de mon temps par jour.
+
+En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin
+d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la
+dire tout haut.
+
+Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et
+jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.
+
+Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle
+du prince royal.
+
+Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_.
+
+J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.
+
+J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.
+
+Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je
+l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.
+
+Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que
+j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.
+
+C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu,
+le 27 octobre 1845.
+
+La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de
+conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent
+soixante représentations consécutives.
+
+Le duc de Montpensier assistait à la représentation.
+
+Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.
+
+--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Mais pour te faire ses compliments.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous ferez connaissance.
+
+--Je suis en redingote et en cravate noire.
+
+--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.
+
+Je suivis Pasquier.
+
+Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à
+M. Hostein.
+
+Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme
+pièce d'ouverture.
+
+Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc
+de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.
+
+Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après
+la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine
+qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette
+lettre dans le journal _la Presse_:
+
+ _À monseigneur le duc de Montpensier_.
+
+ « Prince,
+
+ » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce
+ serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur
+ pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.
+
+ » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout
+ sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui
+ connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me
+ traiter presque en ami.
+
+ » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je
+ m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le
+ réclame.
+
+ » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait
+ point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de
+ ceux qui lui sont acquis.
+
+ » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion
+ de la tombe et le culte de l'exil.
+
+ » J'ai l'honneur d'être avec respect,
+
+ » Monseigneur, de Votre Altesse royale,
+
+ » Le très-humble et très-obéissant
+ serviteur,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se
+trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.
+
+Et vous allez le voir, chers lecteurs.
+
+Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y
+avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois
+jours de 1848.
+
+Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.
+
+J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde
+nationale de Saint-Germain.
+
+Je revenais de la Bastille.
+
+Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière
+moi.
+
+À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que
+j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.
+
+En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me
+suivait avec eux.
+
+En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.
+
+--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
+Montpensier _monseigneur_?
+
+--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle
+toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude
+peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.
+
+--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine.
+
+Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit
+sur la poitrine.
+
+Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure
+aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du
+citoyen X...
+
+Le pistolet partit en l'air.
+
+J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du
+corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai
+chez moi.
+
+L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il
+est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins
+seraient là pour affirmer ce que je raconte.
+
+Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.
+
+Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque,
+surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la
+Marseillaise_.
+
+Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.
+
+Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses
+aides de camp vint me trouver de sa part.
+
+C'était un capitaine de frégate.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre
+sur les rangs pour la députation.
+
+Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.
+
+Le capitaine continua.
+
+--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit
+être rédigée sa profession de foi.
+
+--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille
+de papier, et j'écrivis:
+
+ « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador.
+ » Retour des cendres de Sainte-Hélène.
+ » JOINVILLE. »
+
+--Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la
+meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince
+de Joinville.
+
+Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.
+
+Je crois qu'il eut tort.
+
+L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.
+
+J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré
+au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.
+
+Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.
+
+_La Liberté_ était devenue une puissance.
+
+C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.
+
+Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les
+membres de la famille d'Orléans.
+
+J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de
+l'insérer.
+
+Je rompis mon traité avec _la Liberté_.
+
+Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.
+
+Tous refusèrent.
+
+J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à-dire dans la gueule du lion.
+J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.
+
+_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle
+inséra ma protestation.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République,
+je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et
+qui fut publiée par le Journal _l'Événement_.
+
+Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel
+de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!
+
+Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19
+décembre.
+
+Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris
+à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant,
+j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du
+duc d'Orléans.
+
+Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à
+la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.
+
+Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine
+Brohan n'était pas encore journaliste.
+
+Une dernière anecdote.
+
+On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
+Théâtre-Historique s'était ouvert.
+
+Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.
+
+La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa
+loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.
+
+J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à
+personne, la prenant pour mon compte.
+
+M. Hostein y consentit.
+
+Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et
+éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.
+
+Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation,
+recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.
+
+Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un
+voyage à Paris.
+
+À peine arrivé, il accourut chez moi.
+
+Il venait me faire des compliments de la part du prince.
+
+Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation
+ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au
+Théâtre-Historique.
+
+--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?
+
+--Où cela?
+
+--Au Théâtre-Historique.
+
+--Parbleu!
+
+--Je veux dire mes entrées sur la scène.
+
+--Avez-vous toujours votre clef de communication?
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent
+les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement,
+à mon tour.--À propos...
+
+--Quoi?
+
+--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?
+
+--Certainement.
+
+--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?
+
+--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»
+
+--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à
+pleurer.
+
+J'allai à mon bureau.
+
+--Vous écrivez? me demanda Latour.
+
+--Oh! rien, un mot.
+
+J'écrivais, en effet.
+
+J'écrivais à M. Hostein:
+
+ « Mon cher Hostein,
+
+ » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de
+ M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de
+ payer une loge à l'année pour faire rire un prince.
+
+ » Tout à vous,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+
+COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_
+
+
+Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de
+Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
+vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la
+Bergère des Alpes_.
+
+L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
+Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré.
+
+Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à
+Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.
+
+J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une
+grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots
+d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu
+d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane
+Eyre_.
+
+Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de
+l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout
+cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils
+allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux
+théâtres, et leur firent part de ma proposition.
+
+Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes
+conditions.
+
+J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi
+que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions
+moi-même.
+
+Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.
+
+Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les
+recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne
+furent pas longues à débattre.
+
+Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.
+
+À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux
+directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans
+l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du
+conseil municipal.
+
+Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins
+solennel du monde.
+
+Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que
+mal, le prologue et les trois premiers actes.
+
+Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de
+Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter
+les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.
+
+Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans
+lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi
+suivant.
+
+L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle
+s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux
+deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.
+
+C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.
+
+Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.
+
+Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait
+que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en
+confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à
+Bruxelles.
+
+J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.
+
+J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:
+
+J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais
+qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes
+Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en
+avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.
+
+C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire
+jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous
+connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_.
+
+À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa
+bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi,
+je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il
+m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_.
+
+Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:
+
+--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames,
+voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?
+
+Ma proposition souleva une tempête.
+
+--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de
+tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.
+
+--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.
+
+On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.
+
+--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler
+d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être
+archichancelier sous Napoléon Ier.
+
+La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur
+qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient
+dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord
+avec ce que je disais.
+
+Je continuai.
+
+--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet
+archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20
+janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un
+grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand
+légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome
+qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant
+été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était
+donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome...
+
+Ici, je fus interrompu pour tout de bon.
+
+--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame
+des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais
+constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être
+complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et
+pourquoi êtes-vous toujours là?
+
+--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme
+un homme sûr de son droit.
+
+--Qui êtes-vous donc?
+
+--Je suis _le premier murmure_,
+
+J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de
+comparses, était, en effet, le premier murmure.
+
+Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure,
+qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre
+encore!
+
+--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à
+Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des
+couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes:
+« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles
+pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas
+un homme, tu es un serpent!
+
+Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à
+cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.
+
+--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.
+
+On concéda.
+
+--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners
+dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si
+magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration
+devant lui.
+
+--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:
+
+ Et le turbot fut mis à la sauce piquante.
+
+--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un
+saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec
+une sauce hollandaise.
+
+Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son
+tort.
+
+--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en
+admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa
+négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui
+semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté
+du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et
+lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait
+sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de
+pareille taille.
+
+--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous
+éloignez de plus en plus de la question.
+
+--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.
+
+Le premier murmure devint second murmure.
+
+Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais,
+beau masque,» et je continuai.
+
+--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était
+presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras.
+Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres
+éloquentes et gourmandes:
+
+»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les
+deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.
+
+» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en
+cuisine, quand l'archichancelier avait dit:
+
+»--Soyez tranquille.
+
+» On ne s'inquiéta plus de rien.
+
+» Le même soir, les ordres furent donnés.
+
+» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.
+
+» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur
+avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient
+aucune idée.
+
+» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en
+poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus
+rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse
+confiance l'apparition du prétendu monstre.
+
+» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de
+potage.
+
+» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on
+entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef
+parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume
+d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq
+pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes
+odoriférantes, dormait le saumon attendu.
+
+» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur
+universelle.
+
+» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits
+montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade
+autour de la salle à manger.
+
+» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton
+maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.
+
+» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux
+marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le
+saumon.
+
+» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter
+impunément une pareille chute.
+
+» Il se brisa en dix morceaux.
+
+»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur
+sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la
+douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.
+
+» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui
+disait:
+
+»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.
+
+» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.
+
+» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était
+resté le front calme et le visage souriant.
+
+» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent
+vers lui.
+
+»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un
+geste de commandement qui rappelait le grand Condé.
+
+» Chacun resta stupéfait.
+
+» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été
+frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.
+
+» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.
+
+» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.
+
+» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant,
+non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche
+gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du
+persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable
+colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être
+mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.
+
+» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.
+
+» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie
+culinaire qui venait d'être jouée devant lui.
+
+» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:
+
+»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!
+
+» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:
+
+»--Messieurs, mangeons.
+
+--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?
+
+--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une
+chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous
+trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que
+j'aurai l'honneur de vous lire.
+
+--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix
+interrogative.
+
+-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes
+forestiers_, à votre choix.
+
+--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix.
+
+--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs.
+
+Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on
+me félicita.
+
+--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.
+
+--Je cherche le premier murmure.
+
+--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre
+dans la salle.
+
+
+Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes
+vieux amis, nommé Berteau.
+
+Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés
+amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà
+de cela tantôt vingt-quatre ans.
+
+Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.
+
+Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé
+son amitié?
+
+Je vais vous raconter cela.
+
+Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il
+avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout
+des ongles.
+
+Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous
+de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.
+
+Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la
+nouvelle école.
+
+Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à
+Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient
+même en majorité.
+
+Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_.
+
+Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo,
+plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le
+fond.
+
+L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif.
+Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on
+la langue d'Oil?
+
+Telle était la question.
+
+_Antony_ allait la décider.
+
+Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas
+pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous
+surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces
+imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de
+l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont
+chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun
+chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs,
+tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous
+ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que
+ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille.
+
+Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de
+sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de
+cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans
+les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de
+pied, lutte à coups de poing.
+
+Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à
+cette lutte.
+
+Pourquoi?--ou plutôt par quoi?
+
+Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il
+cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en
+portait en 1831.
+
+Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force,
+de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la
+face de la bataille.
+
+Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la
+bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais
+comme Rosbach. au premier.
+
+Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier
+acte.
+
+Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne?
+
+Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si
+majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur;
+le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se
+gourmer?
+
+Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la
+main.
+
+Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.
+
+Que va faire Berteau?
+
+À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache
+la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la
+brochure, et, à haute et intelligible voix:
+
+--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis
+te couronner, permets que je couronne ta brochure.
+
+Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre
+d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que
+l'on appelle un parterre marseillais.
+
+Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?
+
+Vous ne connaissez pas Berteau.
+
+Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des
+accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait
+poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote
+blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde
+fois.
+
+Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.
+
+Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles
+saluts.
+
+On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se
+rassied.
+
+Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée
+de façon à ce que personne n'en perde un mot:
+
+--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème.
+
+Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.
+
+Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce
+n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait
+l'immoler comme les Gracques.
+
+On se précipita sur le théâtre.
+
+Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais
+par le trou du souffleur.
+
+Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa
+veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.
+
+Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein
+d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier
+était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était
+un excellent employé, le préfet était au désespoir.
+
+Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en
+1832.
+
+Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le
+jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit
+sa campagne de la Blancarde.
+
+En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la
+campagne.
+
+Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec
+des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un
+rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars,
+quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent,
+eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé
+d'être verts.
+
+La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au
+temps de Florian et de madame de Genlis,
+
+Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui
+lui était inconnu.
+
+Il apportait cet oiseau à son maître.
+
+Berteau poussa un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet
+oiseau s'est fait tuer.
+
+Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.
+
+--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce
+ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en
+simple particulier pour le carnaval à Marseille...
+
+Berteau m'interrompit.
+
+--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau
+contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir
+trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que
+prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que
+j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.
+
+--Un chastre!
+
+Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant
+dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire.
+
+Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais
+consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres.
+
+Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être
+n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu
+y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première
+existait.
+
+Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à
+Paris pour le faire empailler.
+
+Puis je m'occupai de mon installation.
+
+La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière.
+
+Je m'informai à Berteau.
+
+--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais....
+
+--Mais quoi?
+
+--Mais elle a un défaut.
+
+--Lequel?
+
+--Elle ne sait pas faire la cuisine.
+
+Je jetai un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une
+cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien
+autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à
+plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma
+considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la
+cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui
+n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces,
+de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du
+bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le
+grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait
+pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en
+amener une qui la sache.
+
+Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque
+au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne
+grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur
+les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près
+d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.
+
+Elle s'appelait madame Cammel.
+
+Nous nons entendîmes en quelques paroles.
+
+Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine.
+
+La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de
+gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles;
+je me chargeais du reste.
+
+Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui
+méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas,
+chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la
+littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la
+cuisine.
+
+J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis,
+que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la
+cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.
+
+Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot,
+mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui
+le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit
+le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on
+déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de
+Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable
+bouillabaisse aux trois poissons.
+
+Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre
+de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on
+n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire,
+moins on la saura, mieux on la fera.
+
+Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle.
+Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je
+donnerai la preuve de son infaillibilité.
+
+Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher
+la chose du doigt.
+
+Il s'agit de faire rôtir un poulet.
+
+Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que
+l'omelette aux laitances de carpes, a dit:
+
+ On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
+
+C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un
+vers.
+
+Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux
+fait de nous donner une recette.
+
+Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit:
+
+« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui
+découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles,
+nous en aurons toujours assez. »
+
+Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.
+
+--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines
+économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de
+beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps,
+vous arrosez le poulet.
+
+--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps
+perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots
+et des Arabes.
+
+--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une
+cuisinière, avec une coquille devant.
+
+--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est
+l'enfance de l'art que vous pratiquez là.
+
+--L'enfance de l'art?
+
+--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en
+le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux
+horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah!
+vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous
+dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le
+poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois
+tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards;
+encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle
+mieux. »
+
+Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!
+
+Écoutez bien ceci:
+
+Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur;
+c'est incontesté.
+
+Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les
+deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de
+l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à
+fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.
+
+Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice
+inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un
+morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de
+bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple
+ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait
+tourner son fuseau.
+
+Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre
+frais et une tasse à café de crème.
+
+Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez
+votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez
+de ce mélange dans l'orifice inférieur.
+
+Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité
+d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même
+trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter.
+
+Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le
+dire, de cette supériorité.
+
+Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les
+_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze
+jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les
+journaux de Marseille.
+
+Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure
+dans la salle; mais il le fit taire.
+
+--Par quel moyen?
+
+--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de
+Berleau.
+
+
+Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse,
+et je les emmenai au château d'If.
+
+À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que
+j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de
+Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse
+jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une
+ingratitude.
+
+Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt
+je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces
+rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire
+rire et pleurer.
+
+Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de
+trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de
+Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans
+_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques
+emportements.
+
+Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux
+garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu
+rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont
+un peu rentrées dans le ventre.
+
+Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.
+
+Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne
+fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans
+ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.
+
+Alors vous verrez et vous jugerez.
+
+J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand
+talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame
+de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne.
+
+On l'appelle Romanville.
+
+Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.
+
+En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova,
+charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil,
+qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à
+dix-huit.
+
+Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure
+troupe de drame de Paris eût porté envie.
+
+Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons
+plus, et revenons au château d'If.
+
+Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé
+d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec
+le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la
+Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane
+volontairement abandonnée.
+
+C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un
+bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage
+qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.
+
+Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure
+et donne toujours plus qu'on ne lui demande.
+
+À l'époque où je visitai pour la première fois le château
+d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y
+montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on
+n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.
+
+Depuis 1834, tout est bien changé.
+
+ Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!
+
+s'écrie Victor Hugo.
+
+Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que
+Canaris en Grèce.
+
+Qui est cause de cet oubli?
+
+Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine
+de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.
+
+Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.
+
+Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé
+Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se
+substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.
+
+Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie;
+voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau,
+mais la fuite de Dantès.
+
+Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux
+journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir
+une vue du château d'If.
+
+Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:
+
+_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._
+
+Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un
+concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien
+entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son
+magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique
+de fleurs, et se retire avec des rentes.
+
+Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges
+enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent
+mille francs.
+
+C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire
+des communications à ce sujet.
+
+Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter
+l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger,
+le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol
+impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta
+l'histoire de Dantès.
+
+Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot
+à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.
+
+Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner
+plus de vraisemblance à la chose.
+
+En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute
+cette histoire était parfaitement conforme au roman.
+
+Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une
+certaine distraction.
+
+Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première
+venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit
+quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à
+celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part
+de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de
+mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.
+
+Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à
+l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
+confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait
+force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de
+navigation, il nous avait heureusement déposés.
+
+Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que
+le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.
+
+Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
+pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme
+qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.
+
+Mais lui, secouant la tête:
+
+--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.
+
+--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?
+
+--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
+pas acheté.
+
+--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous
+rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.
+
+--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.
+
+--Comment cela?
+
+--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que,
+parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
+on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.
+
+--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
+conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
+que vous donniez dix francs pour me conduire.
+
+--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande
+expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
+vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
+fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse
+pas cédé.
+
+--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
+beaucoup.
+
+--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la
+Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours,
+un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le
+temps que vous serez à Marseille.
+
+--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?
+
+--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.
+
+--Cependant...
+
+--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour
+accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis,
+voilà tout.
+
+Je lui tendis la main.
+
+--J'accepte, lui dis-je.
+
+--Alors, donnez vos ordres pour demain.
+
+--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.
+
+--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est
+que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
+journée.
+
+--Mais je vais vous ruiner, mon ami!
+
+--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
+gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
+notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois
+d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que
+cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château
+d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
+une pension.
+
+--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.
+
+--À demain onze heures.
+
+Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme
+m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un
+excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:
+
+--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.
+
+On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
+doigts.
+
+Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses
+conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.
+
+Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il
+fit, du reste, d'excellente grâce.
+
+Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave
+homme.
+
+Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne
+fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
+_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
+Dieu! il ne vous laisserait pas payer.
+
+Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.
+
+Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.
+
+Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au
+commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au
+port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris,
+mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou
+soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
+flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen
+Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
+Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.
+
+Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a
+passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre
+ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
+habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.
+
+Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet,
+mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
+au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
+municipal de Marseille.
+
+C'était d'acheter Aix.
+
+Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on
+achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
+charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.
+
+Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.
+
+Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un
+surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
+poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les
+archives, suivaient naturellement les habitants.
+
+Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
+n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville
+qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
+à la Durance.
+
+La municipalité refusa.
+
+Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.
+
+Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
+affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
+tort.
+
+Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
+classique.
+
+Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
+Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.
+
+À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
+tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.
+
+
+
+HEURES DE PRISON
+
+
+Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux
+souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de
+Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
+
+Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
+coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté;
+l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.
+
+Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
+affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément,
+éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
+seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.
+
+Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la
+jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un
+parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
+notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme
+la victime, diraient-ils: _Non._
+
+En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
+pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la
+tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées
+goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
+désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse
+ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont
+pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
+
+Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière
+un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la
+prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au
+grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les
+liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.
+
+On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage,
+l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
+la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
+qu'elle l'était.
+
+Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai
+fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce
+que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
+
+En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
+de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie
+Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
+la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de
+santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses
+ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!
+
+Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts
+pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je
+m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un
+solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
+rien sollicité pour moi?
+
+Je vais vous le dire.
+
+Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
+Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
+quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
+Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit
+au camp de Smendou.
+
+Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
+On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.
+
+Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
+nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en
+miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps
+debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était
+habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.
+
+C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que
+le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son
+intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus
+la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout
+mouillés et tout transis.
+
+Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout
+en commandant le souper.
+
+Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
+gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper
+sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce
+degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
+
+Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une
+chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
+
+Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
+l'on mangeât agréablement et abondamment.
+
+Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter
+de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise
+insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.
+
+Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils
+rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de
+galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les
+côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit
+passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
+coups d'air.
+
+Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de
+Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
+espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre
+de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
+parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur
+chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.
+
+Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un
+soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
+Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de
+l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans
+le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès
+notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions
+tourné des regards d'envie.
+
+L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
+s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
+rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le
+rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.
+
+J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment
+qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne
+pouvais accepter.
+
+C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en
+faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent
+d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
+plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
+qui m'était faite.
+
+La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du
+bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter,
+quand j'objectai un dernier scrupule.
+
+Je privais l'officier payeur de son lit.
+
+Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
+carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la
+seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit
+de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût,
+je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
+
+Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût
+été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
+que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.
+
+Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré
+très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de
+sangle, en priant que l'on me transmît son offre.
+
+Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui
+faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une
+indiscrétion.
+
+Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
+conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
+
+La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers
+quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de
+l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
+
+J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement.
+C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait
+poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite
+chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de
+propreté aristocratique.
+
+Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse
+remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
+l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
+blanches et de couleur.
+
+Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais
+changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
+
+Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.
+
+Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.
+
+Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.
+
+Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.
+
+Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:
+
+_Donné par mon excellente amie la marquise de..._
+
+Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon
+à le rendre illisible.
+
+Étrange chose!
+
+Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
+Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
+
+Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
+
+Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans,
+accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux
+d'une prison.
+
+La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette
+femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.
+
+Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait
+dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.
+
+Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque
+était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée?
+quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce
+qu'il m'était impossible de préciser.
+
+Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
+que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
+
+Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne
+s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque
+aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
+confondant tous les objets.
+
+Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette
+heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma
+volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
+avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
+pareils à des ombres voilées.
+
+La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau
+étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
+
+Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus
+lumineux que ma veille.
+
+Je me trompais.
+
+Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte,
+et qui m'appelait.
+
+Je reconnus sa voix.
+
+J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire
+de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait,
+la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant,
+peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui
+occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant,
+dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas,
+si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
+d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.
+
+Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur
+était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
+partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._
+
+Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.
+
+Quelle raison avait-il de me fuir?
+
+C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme,
+au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
+je tâchai d'oublier.
+
+Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent,
+sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause
+de ma préoccupation.
+
+Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
+de sa chambre.
+
+Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement
+pour toujours, au camp de Smendou.
+
+Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur
+notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette
+galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que
+nous, de nous offrir de descendre.
+
+Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et
+un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
+
+Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de
+moi d'un air mystérieux.
+
+Je le regardai d'un air étonné.
+
+--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
+prêté sa chambre?
+
+--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
+plaisir de me l'apprendre.
+
+--Eh bien, il se nomme M. Collard.
+
+--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là
+plus tôt?
+
+--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
+serions à une lieue de Smendou.
+
+--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de
+devant les yeux.--Ah! oui, Collard.
+
+Ce nom m'expliquait tout.
+
+Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison,
+cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était
+Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
+
+Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
+aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
+allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré
+du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait
+être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie
+Capelle.
+
+De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté
+expliquait tout.
+
+Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique
+serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?
+
+Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément
+dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
+
+Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être
+le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui
+était presque ma parente.
+
+Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
+t'en voulais de ce doute désespéré!
+
+J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
+moment, m'inonda le coeur de tristesse.
+
+Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul;
+mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes
+compagnons.
+
+Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au
+crayon;
+
+ « Cher Maurice,
+
+ » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au
+ moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
+ d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au
+ contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
+ est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable
+ malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si
+ ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre
+ prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?
+
+ » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
+ enfermées dans le tien.
+
+ » Alex. DUMAS. »
+
+
+En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à
+l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
+une heure.
+
+Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis
+une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
+étendue sur la rouge verdure du sol africain.
+
+Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui
+s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé
+suivait peut-être notre marche vers la France.
+
+
+Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par
+la poste un paquet au timbre de Montpellier.
+
+Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
+écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre
+d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par
+secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait
+tracée.
+
+La lettre était signée: « Marie Capelle. »
+
+Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse
+aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
+prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette
+aventure.
+
+Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le
+manuscrit.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est
+ mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
+ Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
+ l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
+ vous lui avez témoignée pour moi.
+
+ » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un
+ doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?...
+ Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
+ dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon
+ grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe
+ blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour
+ cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le
+ crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de
+ diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire,
+ dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous
+ le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec
+ votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
+ fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de
+ tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
+ ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
+ mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers
+ vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
+ innocente!
+
+ » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
+ pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre
+ prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne
+ suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu.
+ Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à
+ Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet
+ espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
+ sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de
+ désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme
+ tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non!
+ oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! »
+
+ » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma
+ tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
+ était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors!
+ heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
+ grand-père, je n'ai jamais été heureuse.
+
+ » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
+ fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la
+ jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est
+ martyre.
+
+ » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé
+ et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui
+ m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou
+ dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de
+ l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma
+ confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la
+ révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi
+ nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons.
+ Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
+ justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui
+ ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
+ de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me
+ surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne
+ l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies
+ douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
+ sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si
+ charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne
+ pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé.
+ Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux
+ parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les
+ unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
+ mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même,
+ et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je
+ comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
+ soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
+ obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent
+ incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour
+ guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur
+ ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des
+ significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des
+ horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
+ invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
+ que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans
+ un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger
+ qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
+ de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en
+ lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le
+ secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes
+ indéchiffrables à ses yeux.
+
+ » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de
+ femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume
+ aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
+ peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je
+ mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
+
+ » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si
+ je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase,
+ alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée
+ escalade les étoiles.
+
+ » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute,
+ Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel
+ Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
+ la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
+ jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre
+ l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
+ quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
+ est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
+ critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
+ et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me
+ sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y
+ a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner
+ mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement
+ aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
+ plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui
+ tache quand elle n'éclaire pas.
+
+ » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève
+ d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle
+ envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute
+ futaie de roseaux.
+
+ » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas
+ seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
+ peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du
+ talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
+ fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je
+ rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans
+ ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
+ avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour
+ son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
+ forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent
+ s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des
+ bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui
+ reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
+ pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus
+ douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit.
+ Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
+ dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde
+ semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
+ ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
+ ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
+ remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
+ que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon,
+ c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de
+ l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
+ retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si
+ brûlants, mais si fragiles.
+
+ » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà
+ auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la
+ réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
+
+ » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives,
+ quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela
+ a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
+
+ » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
+
+ » MARIE CAPELLE. »
+
+
+On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les
+pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.
+
+
+SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.
+
+
+ ITALIE.
+
+« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour
+voiler tes beaux flancs!
+
+» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes
+les neiges alpines!
+
+» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je
+pleure rien qu'en pensant à toi.
+
+» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule
+haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la
+nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
+joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
+
+» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
+
+» 1844. »
+
+
+ VILLERS-HELLON.
+
+« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le
+soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
+t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
+
+»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or
+voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta
+douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux
+jeux des petits enfants?
+
+» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première
+au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux
+avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
+
+»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le
+jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
+village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
+
+»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de
+pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon
+absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles
+arceaux du sanctuaire?
+
+»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
+tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les
+pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
+
+»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va
+le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à
+l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
+
+» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les
+parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit
+moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
+soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! »
+
+
+ «O vous tous qui passez sur le chemin,
+ regardez et voyez s'il est une douleur
+ comparable à ma douleur.»
+ JÉRÉMIE.
+
+ AFFLICTION.
+
+
+«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
+heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui
+du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
+encore.
+
+» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le
+respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
+père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
+
+» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer
+encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir
+des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
+même les armer d'une bénédiction.
+
+» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
+pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille
+de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je
+portais déjà le deuil de mon bonheur.
+
+» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont
+isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils
+m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et
+cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma
+robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
+
+» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
+le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour
+de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon
+Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
+
+ _(Deuixième anniversaire.)_
+
+
+ «Minuit, 15 juillet 1845.
+
+
+» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée
+aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
+Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose:
+_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
+
+» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
+d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il
+écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges
+recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos
+plus saintes prières, nos plus chastes amours.
+
+»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes
+aux morts, mes regrets aux absents.
+
+» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour
+aux jours de mon malheur. »
+
+
+ AMITIÉ.
+
+« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
+souvenir de ce que l'on reçoit. »
+
+
+ « Février 1847,
+
+» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de
+l'homme.
+
+» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
+les pensées vers le ciel.
+
+» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
+
+» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
+
+» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui,
+je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé
+la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime
+plus que toi!
+
+» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
+
+» Le sourire s'est éteint.
+
+» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
+défendre.
+
+» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. »
+
+
+ À A.G.
+
+
+« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids
+barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure
+où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
+l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.
+
+» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
+plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
+revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
+méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
+
+» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
+âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
+récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
+veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
+
+» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous
+garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos
+yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la
+terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
+vers notre patrie du ciel.
+
+» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
+et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes
+froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
+ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
+vérité! »
+
+
+ MORT.
+
+ « 2 novembre 1848.
+
+
+» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la
+libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
+lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
+noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
+
+» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense;
+c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est
+le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à
+tous les coeurs brisés.
+
+» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
+avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je
+t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais
+vers toi.
+
+» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les
+promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
+viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
+sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
+
+» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
+désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de
+l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
+ramènes au ciel l'innocence et la foi! »
+
+Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées
+ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
+a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire
+et un baiser?
+
+Oui?
+
+Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même
+où elle le prenait à témoin de son innocence!
+
+
+Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre
+1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire
+après neuf ans et demi de captivité.
+
+Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par
+jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.
+
+C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
+rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «
+Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à
+chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs
+appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi
+n'existe pas.
+
+Égalité de la peine, bien entendu.
+
+J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son
+lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un
+jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai
+l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de
+la douleur physique.
+
+Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui
+avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait
+promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à
+Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
+donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des
+Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
+
+Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de
+nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme
+irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique
+de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit
+de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un
+mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
+ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
+
+À notre avis, il en est de même de la punition morale.
+
+Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
+organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
+insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
+distinguée.
+
+Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
+continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le
+crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par
+l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
+
+Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
+princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été
+élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
+ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et
+les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
+prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus
+petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
+encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
+fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un
+homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
+ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
+Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
+ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer
+aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les
+cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette
+espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des
+mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
+respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui
+faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
+tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où
+l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
+bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le
+désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte,
+où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient
+vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la
+prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la
+main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
+d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et
+l'avenir! »
+
+Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été
+commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux
+yeux de Dieu.
+
+Je demandais à un juré:
+
+--Croyez-vous Marie Capelle coupable?
+
+--Oui.
+
+--Et vous avez voté pour la prison?
+
+--Non.
+
+--Expliquez-moi cela.
+
+--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
+
+Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
+résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu
+desquelles il a été commis.
+
+Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité,
+est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime
+même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à
+cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues
+ou à une revendeuse à la toilette.
+
+C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. »
+
+Mais est-ce équitable? Là est la question.
+
+Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au
+milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
+autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
+poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à
+Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
+gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
+s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre
+grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
+fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
+une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers
+sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette
+chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au
+plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
+c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
+humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de
+laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe;
+c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
+
+Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation,
+la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
+fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là
+par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
+passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon
+pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette
+dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de
+soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis
+dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
+
+Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la
+robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
+
+Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare
+qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant
+hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
+dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
+
+Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle,
+M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez,
+la voici:
+
+ « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est
+ renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
+ contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
+ vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
+ hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je
+ suis folle!
+
+ » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à
+ familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
+ leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
+ révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
+ plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
+ but, me dégrader et m'avilir.
+
+ » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
+ douleur que je recule.
+
+ » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à
+ la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide;
+ entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son
+ plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
+
+ » Je vivrai là...
+
+ » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous
+ reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
+ heure de souffrances partagées.
+
+ » Je vivrai ces six jours.
+
+ » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma
+ conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
+ corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?...
+
+ » Jamais!
+
+ » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs
+ et les saints.
+
+ » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore
+ dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma
+ volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la
+ peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
+ abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être
+ véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne
+ l'étais qu'à demi.
+
+ » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis
+ pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des
+ préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
+ point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses
+ maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
+ devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je
+ suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas
+ mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
+ me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me
+ salir.
+
+ » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
+
+ » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
+
+ » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
+ supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les
+ tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes
+ pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame
+ même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent,
+ j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces;
+ hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
+ douleurs.
+
+ » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme;
+ aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
+
+ » Votre MARIE CAPELLE.
+
+ » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute
+ dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
+ oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
+ vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le
+ signe du crime, mais celui d'une vertu.»
+
+Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que
+les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on
+renferme à Saint-Lazare?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
+d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
+Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
+Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette
+commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
+d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
+exemple?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
+grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire
+non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé,
+ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
+croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de
+jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
+sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
+plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier
+et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
+
+Oui, incontestablement oui.
+
+Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la
+punition.
+
+Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé
+cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le
+bon docteur Larrey.
+
+Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
+n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
+qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
+
+C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble,
+de concourir au prix Montyon.
+
+
+Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de
+douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la
+description.
+
+Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste
+couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison,
+voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
+
+Écoutez, c'est elle qui parle:
+
+ « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait
+ froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
+ mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste
+ couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
+ inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et
+ sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à
+ ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
+ aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus
+ _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais
+ si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
+ n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
+ sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends
+ à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des
+ larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent
+ des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
+ front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau;
+ d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le
+ son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
+ ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
+ j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! »
+
+La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février
+1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa
+main amaigrie à la porte du tombeau.
+
+Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
+
+Enfin la rigueur des hommes se lassa.
+
+Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur
+d'une autre cellule.
+
+Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
+
+ « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma
+ garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter
+ ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se
+ placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
+
+ » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
+ C'est de la vérité locale.
+
+ » Voici le mobilier:
+
+ » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte
+ obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
+ fort laid, mais c'est chaud.
+
+ » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous
+ l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode,
+ et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale
+ liserée de gris.
+
+ » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
+
+ » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
+ passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
+
+ » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et
+ petite chapelle de mes souvenirs.
+
+ » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au
+ mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté
+ sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est
+ prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon
+ grand-père.
+
+ » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix
+ qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à
+ porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
+ branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
+
+ » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus
+ rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un
+ sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! »
+
+Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière
+pendant ces neuf années.
+
+Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
+murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront
+sur sa tombe.
+
+D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard
+de soixante-quinze ans.
+
+Écoutons-le.
+
+ « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement
+ notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne
+ la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses
+ craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine
+ furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils
+ conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
+
+ » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait
+ rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
+ expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être
+ plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la
+ maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
+
+ » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
+
+ » Il n'était plus temps!
+
+ » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
+ incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la
+ soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout
+ fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
+
+ » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à
+ Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président:
+ j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage
+ d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
+ après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
+
+ » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en
+ trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus
+ une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la
+ liberté.
+
+ » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma
+ demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
+ mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
+
+ » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une
+ croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. »
+
+Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur
+la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous
+adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
+prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
+
+Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle
+toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de
+cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
+l'entourait.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous.
+ L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore
+ une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses
+ affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
+ le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre
+ Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à
+ penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si
+ parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier,
+ depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et
+ incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
+ religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
+ n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible
+ événement que je suis forcé de vous annoncer.
+
+ » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
+ qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités
+ distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu
+ ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
+ toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
+ En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi,
+ de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que
+ j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si
+ profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de
+ plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager,
+ à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et
+ de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été
+ admirable aux approches de la mort.
+
+ » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de
+ tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je
+ n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour
+ ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop
+ sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à
+ cet égard.
+
+ » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
+ mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux
+ à la lui rendre aussi facile que possible.
+
+ » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont
+ mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord,
+ elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de
+ madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son
+ voyage pour se rendre au sein de sa famille.
+
+ » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa
+ famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
+
+ » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir
+ l'hommage, etc.
+
+ » B...,
+
+ » Curé, aumônier des bains d'Ussat. »
+
+ » Ornolac, 7 septembre 1853.»
+
+
+Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
+Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la
+prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures
+avant sa mort.
+
+Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre,
+consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
+
+ « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous
+ écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite
+ vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule
+ fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
+ vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus.
+ J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
+ me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir,
+ tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
+ jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve
+ pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois
+ mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma
+ confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire.
+
+ » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce
+ souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur.
+ Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le
+ sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle
+ sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
+ ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
+ rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
+ vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
+ comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous
+ bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
+ le courage de le supporter. »
+
+ » Puis, comme les douleurs redoublaient:
+
+ « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
+ vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
+ fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il
+ leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! »
+
+ » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à
+ tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus
+ grande.
+
+ » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais
+ tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance
+ à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
+ j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui
+ étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
+ qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle
+ si supérieure.
+
+ » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous
+ m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
+ parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
+
+ » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les
+ plus respectueux.
+
+ » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur
+ êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
+
+ » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
+ mon coeur.
+
+ » CLÉMENCE.
+
+ » Lundi 27. »
+
+
+Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
+cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
+
+Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve
+bonté:
+
+ « Mon cher monsieur,
+
+ » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre
+ égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura
+ causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne
+ pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet.
+ J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là.
+ Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce
+ silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas
+ coupable.
+
+ » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
+ vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
+ m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
+ la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à
+ les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien
+ conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de
+ juillet.
+
+ » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
+ n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant
+ qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et
+ parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait
+ peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette
+ dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
+ la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus.
+ Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de
+ délicatesse en ce point.
+
+ » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et
+ m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
+
+ » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de
+ m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à
+ Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
+ la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait
+ beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
+ traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux
+ semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce
+ retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me
+ répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
+ prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
+ fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui
+ écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
+ indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait
+ enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
+ lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini
+ son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
+ jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
+ par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
+
+ » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou
+ plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
+ annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi,
+ et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa
+ part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu
+ visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
+ est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
+ son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher.
+ J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on
+ le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs
+ également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique.
+ Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être
+ flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte
+ sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à
+ réparer.
+
+ » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
+ fini. »
+
+Qu'ajouter à cela?
+
+Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
+qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux
+blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
+
+ « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
+
+ » Je réponds:
+
+ » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
+
+ » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
+
+ » Ma conviction est là.
+
+ » COLLARD,
+
+ » Montpellier, 17 juin 1853. »
+
+
+Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de
+captivité.
+
+
+
+JACQUES FOSSE
+
+
+Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma
+place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus
+empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
+
+Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
+trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
+vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous
+n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
+repartir sans vous voir.
+
+--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
+
+--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et
+sauveteur dans mes moments perdus.
+
+En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
+couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
+éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge,
+éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
+
+Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des
+plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
+lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
+j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
+celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
+
+Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
+ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
+
+Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
+laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter
+cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
+
+Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous
+rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il
+naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
+ou à peu près.
+
+Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
+
+Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
+
+La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller
+habiter chez sa mère, à Beaucaire.
+
+En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut
+douze enfants, dont trois sont morts.
+
+En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
+Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
+
+Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
+alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
+
+Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un
+enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
+
+Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
+gagnait par jour; mais enfin on vivait.
+
+Il fit ce métier pendant un an.
+
+Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il
+entra comme manoeuvre chez un maçon.
+
+Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
+
+En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé
+Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
+
+Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque
+de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
+passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
+
+Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
+
+Jamais programme ne fut mieux suivi.
+
+En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en
+qualité d'apprenti mineur.
+
+Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
+
+Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à
+quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
+
+À quatorze ans, Fosse portait sept cents.
+
+Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle
+durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un
+immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
+
+Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
+dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
+fils d'un charcutier nommé Cambon.
+
+Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
+même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de
+Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le
+danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur,
+le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
+
+Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
+compagnie.
+
+Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en
+se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
+nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur,
+lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
+
+Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de
+bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce
+doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
+
+En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en
+qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent
+et dirigent les voyageurs.
+
+Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de
+Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café
+chantant.
+
+Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
+
+Voici le fait:
+
+Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
+
+Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin
+de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
+
+Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
+boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques
+qui tenait la chaîne.
+
+Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné
+avec lui.
+
+Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu
+pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
+
+Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
+
+Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
+
+Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre
+essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse
+avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle
+aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme
+le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le
+bord, les traîna tous deux après lui.
+
+Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe;
+mais, heureusement, le nageur avait pied.
+
+Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de
+l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
+
+Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
+de l'empêcher de s'enfuir.
+
+Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se
+sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
+s'élança à sa poursuite.
+
+Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à
+lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
+
+Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui,
+entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
+
+Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant
+l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il
+était par une force supérieure.
+
+Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour
+respirer.
+
+C'était là que l'ours l'attendait.
+
+Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
+épaule.
+
+Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
+chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de
+brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
+
+Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
+peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup
+de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
+
+Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et
+se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
+
+Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais
+pour assister à cet étrange sauvetage.
+
+En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles
+étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui
+conduisait au bateau à vapeur.
+
+C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
+
+Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai,
+et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
+
+Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
+qui s'y noyaient.
+
+Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
+
+En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
+débattant.
+
+Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
+les épaules.
+
+Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai,
+s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de
+l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
+
+À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le
+tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
+
+--Tire!
+
+On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
+étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait
+conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que
+son portemanteau était resté au fond du Rhône.
+
+Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
+
+Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
+
+Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à
+Fosse.
+
+Il va sans dire que celui-ci refusa.
+
+Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère
+de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
+son gendre à Montpellier.
+
+En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
+elle tomba dans le Rhône.
+
+Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît
+de l'autre côté.
+
+Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il
+essaye de sauver.
+
+Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
+
+Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
+soutient madame de Sainte-Maure.
+
+Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
+encore se retourne.
+
+Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra;
+il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
+bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il
+avait sauté à l'eau.
+
+Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un
+constructeur de bateaux, nommé Raousse.
+
+Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un
+garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
+
+Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de
+Beaucaire.
+
+M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de
+deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la
+médaille; elle valait quarante sous.
+
+Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille
+de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est
+pas trois sous par personne.
+
+Fosse s'en contenta.
+
+En 1840, il tomba à la conscription.
+
+Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux
+personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre
+dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
+
+Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde
+classe.
+
+Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
+septembre 1840.
+
+Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à
+Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
+
+Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
+du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
+seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de
+cheval.
+
+Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui
+faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas
+lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
+
+En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le
+Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois
+tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
+en retire tous les trois, et vivants.
+
+Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième
+classe.
+
+En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
+s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
+
+Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille
+avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au
+travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son
+beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
+
+Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de
+Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait
+mourant.
+
+Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
+herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette
+augmentation dans sa recette pour se marier.
+
+En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à
+Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et
+écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment
+que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à
+100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
+
+M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à
+deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
+
+M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
+francs.
+
+Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était
+faite.
+
+Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
+
+Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
+sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
+le Rhône et passe sous le radeau.
+
+Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
+
+Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
+est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
+par l'une des extrémités.
+
+Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui,
+en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
+
+Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien
+varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point
+d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller
+chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait
+jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les
+flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
+
+Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la
+garde nationale de Beaucaire.
+
+Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
+les bords de la Durance.
+
+Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout
+cela ne satisfaisait pas son ambition.
+
+C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part
+pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas
+revenir sans sa croix.
+
+Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin
+suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
+
+À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se
+mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
+
+Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
+
+Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se
+noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un
+commis d'une maison de commerce.
+
+En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le
+transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
+
+Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à
+l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son
+établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et
+de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
+
+Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
+
+Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de
+l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de
+tabac.
+
+Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux
+publics maître du port à Beaucaire.
+
+Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se
+noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur
+espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
+
+En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
+soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
+exemple.
+
+Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
+achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
+fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise
+un bénéfice considérable.
+
+Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du
+port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
+
+Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin
+chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une
+jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
+ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit
+qu'une quarantaine.
+
+Fosse sauva le reste.
+
+Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
+l'enfant.
+
+Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément,
+que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces
+débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du
+fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
+à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
+
+Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
+au-dessus de son cours ordinaire.
+
+Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
+arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa
+présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
+
+C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
+
+L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on
+lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de
+terre.
+
+Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
+
+De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
+d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux
+d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
+
+Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues,
+complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est
+interrompue.
+
+--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en
+aurez, ou je ne reviendrai pas.
+
+Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
+faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est
+à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
+l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de
+maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
+
+Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le
+commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec
+lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis
+le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
+
+Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq
+heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à
+travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse
+porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
+
+L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
+arrivèrent.
+
+Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à
+Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
+pleine de courants, de tourbillons et de remous.
+
+Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
+
+Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
+personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au
+milieu du courant.
+
+Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour
+éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne
+voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
+temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
+ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse
+ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa
+barque et continuait son chemin.
+
+Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages
+supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée
+et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous
+les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le
+plus élevé du pauvre village.
+
+Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au
+lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher
+un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le
+seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
+
+Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis
+vingt-quatre heures.
+
+Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
+
+Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
+qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de
+l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où
+l'attendait le préfet.
+
+--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.
+
+Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise
+un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues
+et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
+
+Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de
+vivres.
+
+Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
+n'osait faire.
+
+Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse,
+afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
+
+Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
+manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
+
+--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui
+ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
+je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.
+
+On arriva sans accident.
+
+Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette
+lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
+
+« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous
+voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la
+rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants,
+chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de
+terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
+mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
+s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
+même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres
+circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous
+plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
+
+» HENRY, évêque de Nîmes. »
+
+L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se
+rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens
+les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux
+dans la campagne.
+
+La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta
+Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se
+précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
+
+--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
+hommes de bonne volonté.
+
+Deux pilotes se présentèrent.
+
+La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
+
+Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance,
+reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
+
+Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les
+jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des
+pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
+
+Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première
+classe.
+
+Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue
+de Beaucaire.
+
+Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
+
+Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
+
+Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
+
+Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une
+fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans
+connaissance sur le carreau.
+
+Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se
+sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains
+des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous,
+dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en
+redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
+
+Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard,
+elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
+
+Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille,
+il entend crier: « À l'assassin! »
+
+Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme
+une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
+
+Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
+
+C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà
+commis bon nombre de vols.
+
+Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
+métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
+les mains de Fosse.
+
+Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France,
+se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
+
+Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu
+le 16 décembre.
+
+Ce fut alors que je le vis.
+
+Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable
+ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur
+de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
+suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
+
+J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé,
+je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de
+Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
+post-scriptum.
+
+
+
+LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+
+
+Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de
+Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
+
+Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie
+en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
+aller jouer une heure dans _les ruines_.
+
+Et les fortes têtes du pays disaient:
+
+--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
+que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.
+
+Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
+diablement travaillé depuis.
+
+Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse
+mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
+d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
+J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
+
+Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
+la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
+ce que je vois.
+
+Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
+point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux
+vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
+
+Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_.
+
+Les voici:
+
+ Alors que le Seigneur, de sa droite féconde,
+ Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
+ Qu'il eut tracé du doigt,
+ Comme fait le pilote à la barque qui passe,
+ La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
+ Il dit: « Que l'homme soit! »
+
+ À sa voix s'agita la surface du globe;
+ La terre secoua les plis verts de sa robe,
+ Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
+ Comme des ouvriers demandant leur salaire,
+ De l'équateur en flamme et des glaces polaires,
+ Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
+
+ « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême,
+ Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
+ Les lots vous sont offerts.
+ Chaque homme a droit égal au commun héritage;
+ Allez! et faites-vous le fraternel partage
+ De la terre et des mers.»
+
+ Alors, selon sa force ou bien son caractère,
+ L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
+ Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
+ Le laboureur le champ où la rivière coule,
+ Le commerçant la route où le chariot roule,
+ Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
+
+ Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône,
+ Le pape la tiare et le roi la couronne;
+ Et le pâtre craintif
+ Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
+ Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
+ Un homme à l'oeil pensif.
+
+ D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre
+ Il marchait lentement, triste sans être sombre;
+ Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
+ Enfin, au pied du trône il releva la tête,
+ Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète;
+ N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? »
+
+ Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être!
+ --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître,
+ De son avoir jaloux;
+ Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde,
+ Quand on faisait sans toi le partage du monde?
+ --J'étais à vos genoux!
+
+ » Mon regard admirait la splendeur infinie;
+ Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
+ Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur
+ Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère,
+ S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre,
+ Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
+
+ --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime,
+ La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
+ Que veux-tu! c'est la loi.
+ Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
+ Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
+ Et mon ciel est à toi. »
+
+
+Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
+
+Puis il a les ruines.
+
+Revenons aux nôtres.
+
+Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
+belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
+
+Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son
+chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont
+beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
+plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de
+chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
+d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles
+forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt
+de Villers-Cotterets.
+
+Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes
+qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir
+sympathique.
+
+Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et
+l'acheva en 1407.
+
+Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi
+laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il
+résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été
+achevées.
+
+Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y
+entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux
+Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et
+Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
+
+C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean,
+surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il
+eût fallu l'appeler.
+
+Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était
+fou.
+
+Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
+
+Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près.
+On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
+des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
+rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place
+de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une
+noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou
+d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus
+contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
+
+Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges,
+inouïs, fantastiques.
+
+Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des
+robes de douze aunes.
+
+Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes
+d'animaux.
+
+Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
+ménestrels et aux troubadours.
+
+Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une
+ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous
+occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize
+livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées
+à orner une robe.
+
+Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
+
+Le voici:
+
+« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
+chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur
+chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
+servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent
+quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
+en quarré. »
+
+Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces
+modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à
+celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
+
+Il y avait des cornes partout.
+
+Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les
+hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
+
+La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les
+femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
+
+« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et
+excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
+de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges,
+que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
+qu'elles se tournassent de côté et baissassent. »
+
+Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces
+belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi
+Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
+
+Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau;
+le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de
+Milan.
+
+Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
+florins.
+
+L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la
+folie.
+
+Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien
+courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
+
+Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
+du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où
+l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre
+ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout
+était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par
+la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la
+Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux
+anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont
+Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de
+la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir,
+pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère
+Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop
+pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons
+horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
+
+Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait
+promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la
+fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de
+douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de
+la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
+de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus
+comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
+court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient
+jaillir la veille du vin et du lait.
+
+Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon
+s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
+
+Le véritable motif, c'était le plaisir.
+
+Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
+deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
+la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
+illustration non noins grande que ses deux oncles.
+
+D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de
+Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en
+paix.
+
+Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
+en jeux, bals et galanteries.
+
+Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une
+seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où
+Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des
+indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie
+Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
+
+Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc
+d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
+de sept cent cinquante bénéfices.
+
+On passa en Languedoc.
+
+Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et
+les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les
+couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré,
+mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur.
+Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et
+prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
+d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait
+les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
+de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un
+mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les
+brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or
+aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
+part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait.
+Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et
+bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait
+épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
+
+Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était
+retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques
+demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
+fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de
+Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
+coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de
+Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
+
+Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
+bûcher? J'en doute.
+
+Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
+justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
+leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière
+d'autre couleur que leur robe, au bras.
+
+Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et
+qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
+
+Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son
+retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
+son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait
+avant lui. C'est le roi qui gagna.
+
+Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il
+avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur
+vide.
+
+À vingt-trois ans, il était fou.
+
+Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
+d'Orléans, prit sa femme.
+
+Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
+
+Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
+son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
+Bourgogne.
+
+L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
+Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée
+dans l'esprit fantasque du jeune prince.
+
+C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la
+tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
+bonheur du duc d'Orléans.
+
+Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
+jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
+la mort du duc d'Orléans.
+
+Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient
+suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie
+amoureuse.
+
+En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux
+duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à
+faire une visite à Louis d'Orléans.
+
+Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme
+l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
+dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un
+palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours,
+retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
+
+C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
+
+C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de
+l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
+
+Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il
+recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
+demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de
+cendres.
+
+Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
+
+Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il
+rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
+faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
+cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.
+
+Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de
+réconcilier ses deux neveux.
+
+Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
+dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut
+courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner
+pour le 22.
+
+Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
+
+Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat
+du duc d'Orléans.
+
+
+Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
+existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
+est le théâtre.
+
+Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de
+la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
+
+Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait
+fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette
+petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve
+lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
+
+Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé
+alors par la reine Isabeau.
+
+Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque,
+hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
+de la Ville et du Temple.
+
+Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait
+gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous
+Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie
+de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
+entendu.
+
+En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
+enlever l'alliage.
+
+Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette,
+appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
+
+Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de
+lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel
+Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
+
+Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
+elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à
+la rue de la Perle.
+
+Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en
+naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort
+longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc
+d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
+
+On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on
+avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un
+enfant d'un jour.
+
+C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son
+enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
+
+Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé
+l'assassinat du duc d'Orléans.
+
+Depuis longtemps, il le méditait.
+
+Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait
+dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
+était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de
+l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin
+qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres
+denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège
+de vendre sans droits.
+
+Le 17, la maison était trouvée et livrée.
+
+C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du
+Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une
+niche au-dessus de la porte.
+
+L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi;
+l'histoire n'a pas conservé son nom.
+
+L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général
+des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
+
+Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même
+hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même
+table.
+
+Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine,
+et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
+Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le
+valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire
+au prince que le roi le demandait à l'instant même.
+
+Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il
+pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
+aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire
+qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
+compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la
+sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son
+crime.
+
+Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était
+attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
+
+De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
+aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
+une partie de sa suite.
+
+Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même
+cheval, un page et quelques valets portant des torches.
+
+C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis
+d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce
+quartier sombre, solitaire et retiré.
+
+Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée,
+c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
+Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une
+gaie chanson, et jouant avec son gant.
+
+Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter
+que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore,
+ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
+homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
+était apparue.
+
+Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et
+une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était
+cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
+
+Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
+enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
+l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour
+aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! »
+
+Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
+
+Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans
+la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de
+hache et d'épée.
+
+Et lui criait:
+
+--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
+
+Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
+
+Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de
+hache lui fendait la tête.
+
+Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
+voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
+
+--Au meurtre!
+
+Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un
+geste de menace:
+
+--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
+
+Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
+Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
+chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
+et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
+
+--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
+
+Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de
+masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
+
+Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et,
+sans penser à lui-même;
+
+--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il.
+
+Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
+
+C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par
+Isabeau.
+
+L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
+éteindre les torches et s'en aller.
+
+Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
+
+Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du
+coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la
+tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une
+oreille à l'autre.
+
+La cervelle en sortait.
+
+Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres
+restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
+
+
+Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté
+ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le
+prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait
+terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
+
+Mort, tout le monde le pleura.
+
+La France la première.
+
+« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
+je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que
+c'était lui; parce que c'était moi. »
+
+Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme
+Montaigne:
+
+-Je l'aimais.
+
+La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima
+celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts
+et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
+
+Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables.
+L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était
+le coeur, un coeur bon et humain.
+
+Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le
+prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard
+qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul
+de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
+
+Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de
+larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil,
+tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
+roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
+
+Les pleurs appellent les pleurs.
+
+Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine
+tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui
+qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces
+murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont
+dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
+ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
+appartenu.
+
+C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours
+était un rude lutteur.
+
+Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la
+féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
+
+--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
+
+Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.
+
+
+À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à
+Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
+ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que
+c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
+c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était,
+enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
+
+Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
+
+Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
+achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées
+de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les
+avait confisquées à la maison d'Orléans.
+
+Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par
+l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier
+de M. de Sainte-Foix.
+
+L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
+
+Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas
+meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.
+
+Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait
+monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
+
+À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des
+tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
+
+Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours
+esherbées.
+
+C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
+âge.
+
+Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu,
+furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
+
+On se montrait les uns aux autres les études faites, on se
+renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
+l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire
+de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
+
+Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
+Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où
+il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit
+sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux
+voyageurs.
+
+Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
+feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
+
+À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
+
+Cet artiste, c'était M. de Flubé.
+
+Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente
+pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. »
+
+Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
+
+Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui
+du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que,
+moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
+
+Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
+l'_hôtel des Ruines_.
+
+Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
+
+Le drapeau surmontait cette inscription:
+
+
+ CONNÉTABLE-TERJUS
+ _Montre les ruines
+ Aux amateurs._
+
+
+Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à
+Pierrefonds.--On montrait les ruines!
+
+Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour
+me les montrer!
+
+Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds
+n'était qu'un village, il devint un bourg.
+
+Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
+
+Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou
+six tonneaux.
+
+Ce brick s'appela _l'Artiste_.
+
+Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à
+l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à
+faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_.
+
+Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des
+Étrangers_.
+
+Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un
+spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel
+édifice:
+
+
+ HÔTEL DES ÉTRANGERS.
+
+
+Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration
+qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau
+sulfureuse.
+
+Dès lors, Pierrefonds était complet:
+
+Historique par ses ruines,
+
+Pittoresque par sa position,
+
+Sanitaire par sa Source.
+
+Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de
+l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux
+minérales.
+
+Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur
+d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles
+d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
+à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient
+être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
+
+Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées
+dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
+
+Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades
+de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison
+en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_.
+
+Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel
+de Pierrefonds_.
+
+La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de
+Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.
+
+Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir
+pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour
+Pierrefonds_.
+
+Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre
+de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
+une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
+située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
+
+Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de
+Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de
+Paris.
+
+Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient
+d'avoir son feu d'artifice.
+
+--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles
+romaines et un soleil cloué contre un arbre.
+
+Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du
+Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
+
+Son épilogue était un magnifique bouquet.
+
+Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
+
+Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
+
+Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot,
+le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je
+compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
+qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman
+ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le
+moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
+
+Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de
+souscription.
+
+Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
+du dimanche suivant.
+
+Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
+
+Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas
+encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
+
+--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous
+acheter vos artifices?
+
+--À Paris.
+
+--Chez qui?
+
+--Chez Ruggieri.
+
+--Attendez.
+
+J'écrivis une lettre.
+
+--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
+
+--Qu'est-ce que votre ami Désiré?
+
+--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
+mais encore je fournis l'artificier.
+
+Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
+
+--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
+dérangera?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Pour nous?
+
+--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
+
+Ils se retirèrent en hochant la tête.
+
+Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
+
+--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher
+ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et
+m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois
+bien qu'il se dérangera!
+
+Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
+plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
+
+Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement
+l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
+il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée
+comme sa marchandise.
+
+Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement
+répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M.
+Ruggieri devait venir.
+
+Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
+
+Des paris s'étaient ouverts:
+
+Ruggieri viendra-t-il?
+
+Ruggieri ne viendra-t-il pas?
+
+On accourut me demander:
+
+--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à
+Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
+
+--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à
+Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.
+
+--Et il viendra, nous pouvons y croire?
+
+--Aussi certainement que s'il était arrivé.
+
+Et chacun partait en criant:
+
+--J'écris qu'il viendra.
+
+Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre
+avec une pareille certitude?
+
+Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
+fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
+
+C'est tout le contraire.
+
+Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
+
+Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
+
+Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
+
+Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
+
+Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
+
+--Entrez, Ruggieri! criai-je.
+
+Et Ruggieri entra.
+
+Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous
+pouvons répondre les uns des autres.
+
+Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri
+était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
+illumination des ruines.
+
+À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
+
+À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
+
+C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
+étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
+
+Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge
+s'alluma.
+
+La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant
+dans l'eau.
+
+Les premiers cris de joie commencèrent.
+
+Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit
+avec un feu vert.
+
+Puis une troisième avec un feu blanc.
+
+Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette
+fois, tout rentra dans l'obscurité.
+
+Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
+
+Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
+montagne et se dresser dans la nuit.
+
+La pâle apparition dura dix minutes.
+
+Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
+
+L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
+
+Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
+une teinte différente.
+
+Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
+
+Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
+
+
+Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à
+feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
+
+C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
+magnifique soirée.
+
+Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
+
+--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
+
+--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré
+tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
+reviendrai.
+
+
+S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je
+vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez
+venir.
+
+
+
+LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr
+écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont
+j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des
+_Mohicans de Paris:_
+
+ » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de
+ tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon
+ _jardin des romancier_.
+
+ » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des
+ arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à
+ l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.
+
+ » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;
+
+ » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;
+
+ » À Balzac, l'azaléa grimpante;
+
+ » À Jules Janin, l'oeillet bleu;
+
+ » À madame de Genlis, la rose verte;
+
+ » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous
+ le climat de Paris;
+
+ » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles
+ pendant l'hiver;
+
+ » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et
+ fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;
+
+ » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;
+
+ » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de
+ graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux,
+ produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol
+ qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.
+
+ » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la
+ neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)
+
+ » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
+ créations.
+
+ » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales
+ transparents dans le jardin des romanciers.
+
+ » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la
+ tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.
+
+ » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur
+ leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé
+ longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.
+
+ » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître
+ M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi
+ que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un
+ poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui
+ présenta devait son coloris au sang de ce lion.
+
+ » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus
+ est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par
+ Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des
+ Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le
+ lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est
+ pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la
+ neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M.
+ Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page
+ 319.
+
+ » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne
+ le front d'Osiris; il a la fleur rose.
+
+ » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à
+ pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a
+ jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.
+
+ » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était
+ le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de
+ l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je
+ le dois.
+
+ » ALPHONSE KARR. »
+
+
+_Réponse d'Alexandre Dumas_.
+
+
+Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible
+à l'honneur que tu me fais en me plaçant en
+si bonne compagnie; mais cet honneur, non point
+par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis
+forcé de m'y soustraire.
+
+J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un
+lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet
+de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention
+que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème
+à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines
+de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.
+
+Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas.
+Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le
+lotus blanc.
+
+C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui
+a encore inventé celle-là.
+
+Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par
+M. Belfield-Lefèvre.
+
+Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_,
+article _lotus_, ce savant botaniste:
+
+ LOTUS, LOTOS.
+
+ « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et
+ philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils
+ désignent sous le nom de _lotos_...
+
+ » 1° Plante arborescente.
+
+ » 2° Plante aquatique.
+
+ » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux
+ du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et
+ vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.
+
+ » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes
+ anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le
+ nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment;
+ sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son
+ fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait,
+ dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de
+ fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante
+ aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et
+ qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea
+ nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow.
+
+ » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_,
+ comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait,
+ selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs
+ GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à
+ ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait
+ une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et
+ se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au
+ retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce
+ précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA
+ FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute
+ probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE
+ AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.
+
+ » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se
+ distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par
+ ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante
+ que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. »
+
+
+Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton
+paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille
+m'exposer à en être chassé.
+
+ Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin
+embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et
+qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique
+parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.
+
+Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu
+disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin
+des romanciers_ au palais de justice:
+
+« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous
+silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le
+tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de
+couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE
+ornait sa boutonnière...»
+
+Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose
+du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la
+Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de
+Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant,
+la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de
+Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de
+Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille
+variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE
+MOUSSEUSE.
+
+Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en
+l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?
+
+C'est possible, après tout.
+
+En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une
+pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé
+_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que
+je suis en train de faire sur ma fenêtre.
+
+
+_Réplique d'Alphonse Karr_.
+
+Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon
+jardin des romanciers.
+
+Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire
+quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques
+années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé
+ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.
+
+Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales
+transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. »
+
+Voyons ta preuve.
+
+C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
+Dieu.--Voyons donc les champions:
+
+ _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._
+
+ Théophraste.
+ Hérodote. . . . . . . .
+ Athénée.
+
+ Porret.
+ Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy.
+ Savigny.
+
+ Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322.
+
+ Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr.
+
+Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les
+champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien,
+c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès
+notre enfance, sous peine de pensums.
+
+Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.
+
+Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une
+histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un
+grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois
+savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les
+morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui
+vous gênent.
+
+--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un
+vivant, valent-ils ton savant vivant?
+
+À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre.
+
+L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr.
+
+Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que
+je leur ôterai.
+
+D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur
+dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend
+sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit
+généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les
+regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils
+ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un
+soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque
+soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte
+pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il
+faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin
+des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.
+
+Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend
+très-suspect son témoignage sur un point en litige.
+
+D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout;
+mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc
+et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, »
+--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise.
+
+Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce
+grand peuple de faïence qui est en train de se casser.
+
+Elle est belle, ta preuve!
+
+Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc
+comme la neige de l'Himalaya. »
+
+Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car
+tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien
+gentil!
+
+Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit
+pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose
+mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute
+d'impression comme transparen_tes_.»
+
+Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point,
+maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant
+de t'y planter définitivement tout à l'heure.
+
+Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse;
+
+--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame
+de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera
+beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir
+dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je
+serai vengé.
+
+À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas
+madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur,
+et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de
+Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle
+avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ...
+moussue.
+
+Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité
+et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu
+dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.
+
+Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse
+est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue;
+c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut
+hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas
+le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse.
+
+Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie
+accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il
+l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont
+le droit d'avoir voix au chapitre.
+
+M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe
+du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,--
+dit rose mousseuse.
+
+De même que:
+
+M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_;
+
+M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de
+Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_,
+qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande;
+
+M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et
+une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une
+rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la
+_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des
+Provins.
+
+M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;
+
+Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle
+rose _génie de Chateaubriand_;
+
+Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne
+Prévost_;
+
+Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_;
+
+Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose
+_souvenir de la Malmaison_.
+
+Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par
+mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps
+être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce
+n'est ni toi ni moi.
+
+Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres
+des roses, ils disent rose mousseuse.
+
+Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison
+rustique_.
+
+Ce seraient de terribles autorités contre nous deux.
+
+Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions
+celle-là?
+
+_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la
+phrase: un des plus belles orgues.
+
+_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de
+messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que
+l'hymne fut chantée_.
+
+Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé,
+ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le
+contraire, sous peine de ne pas être entendu.
+
+Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille,
+on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope
+n'est pas la vanille.
+
+Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis
+pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure.
+
+Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les
+neiges de l'Himalaya. »
+
+Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des
+lotus est blanc.
+
+Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le
+lotus.
+
+Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des
+lotus blancs,--prétends-tu.
+
+J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc
+existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.
+
+Prendrais-tu la rose pour type du jaune?
+
+Dirais-tu: jaune comme une rose?
+
+Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow,
+noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.
+
+Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.
+
+Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes,
+par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. »
+
+Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans,
+par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui
+s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. »
+
+Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points.
+
+Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en
+m'y plantant moi-même.
+
+Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent
+se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de
+son laurier.
+
+Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi
+le plus bel ornement.
+
+Je te serre bien cordialement les deux mains.
+
+ Alphonse KARR.
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC ***
+
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+as it appears in our Newsletters.
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+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
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+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
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+The Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
+(#31 in our series by Alexandre Dumas)
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+Title: Bric-à-brac
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: August, 2004 [EBook #6319]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on November 25, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC ***
+
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+
+Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of
+gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+ BRIC-A-BRAC
+
+ PAR
+
+ ALEXANDRE DUMAS
+
+
+
+ TABLE
+
+ DEUX INFANTICIDES
+ POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+ DÉSIR ET POSSESSION
+ UNE MÈRE
+ LE CURÉ DE BOULOGNE
+ UN FAIT PERSONNEL
+ COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS
+ HEURES DE PRISON
+ JACQUES FOSSE
+ LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+ LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+
+
+DEUX INFANTICIDES
+
+On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma
+connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa
+célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent
+commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la
+suite de deux infanticides.
+
+Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame.
+
+Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité
+publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses
+antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des
+lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce
+qui tient à son origine.
+
+Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui
+puisse satisfaire convenablement votre curiosité.
+
+Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits
+Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous
+rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à
+Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du
+Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt
+singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit
+hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui
+dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée.
+
+Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons
+laissée.
+
+Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait
+été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère.
+
+Aussi fallut-il lui trouver un biberon.
+
+Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée
+au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait
+de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un
+biberon.
+
+On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant
+que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours
+l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours
+du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman
+du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en
+réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait.
+
+Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de
+dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait,
+le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait
+de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de
+trente chèvres ou de douze vaches.
+
+Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait
+plus d'honneur à ses nourrices.
+
+Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins
+d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de
+quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle.
+
+Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires
+étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces
+menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les
+malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte.
+
+Delaporte les rassura: il répondait de tout.
+
+En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait
+l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il
+venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel,
+éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle,
+faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au
+Caire un animal de ce sexe et de cette espèce.
+
+Vous comprenez...
+
+Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même
+temps agréable à un gouvernement allié.
+
+Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui
+avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes
+puissances européennes.
+
+D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente
+cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident
+qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à
+l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la
+France.
+
+Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy
+Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et
+s'occupa du transport en France de sa ménagerie.
+
+D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa
+disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne
+sais plus quel port de l'Archipel.
+
+Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des
+Messageries impériales.
+
+Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme
+cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou
+quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre.
+
+On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant
+du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il
+eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante
+chèvres, pour subvenir à sa nourriture.
+
+Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes
+et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils
+avaient amenés.
+
+Le tout arriva en seize jours à Marseille.
+
+Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa
+première cargaison.
+
+À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination
+l'hippopotame et sa suite.
+
+Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris
+aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille.
+
+À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus
+admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à
+l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes
+des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.
+
+Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux,
+semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.
+
+À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
+Delaporte.
+
+C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a
+déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que
+onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a
+pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là... Pardon,
+j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En
+outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son
+maître,--il appelle Delaporte _papa_.
+
+Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte
+_papa_.
+
+Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en
+avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa
+mère, par une tribu en guerre avec la sienne.
+
+Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux.
+
+On les sépara et on les vendit.
+
+La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien.
+
+Nul ne sait ce que devint la mère.
+
+Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec
+son maître.
+
+Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié
+de spécifier l'objet de son commerce.
+
+Il vendait des étoffes.
+
+Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il
+soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée.
+
+Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte
+surtout, entre un maître et un esclave.
+
+Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes
+dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y
+aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des
+pieds.
+
+Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on
+craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit
+venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois
+coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher.
+
+L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.
+
+Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une
+soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait
+prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures
+le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une
+autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.
+
+Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort
+sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus
+douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque
+de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il
+s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître.
+
+L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il
+fût guéri, c'est-à-dire environ un mois.
+
+Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son
+maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il
+avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son
+protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures.
+
+Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le
+malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le
+vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition.
+
+En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le
+lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin
+méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres
+turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille
+piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant.
+
+Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans
+un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la
+dernière maison de la ville.
+
+Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le
+tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de
+pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et
+entra dans la maison.
+
+Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri.
+
+Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte
+était fermée et la barre déjà mise.
+
+Il se prit à trembler de tous ses membres.
+
+Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.
+
+Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à
+un ou plusieurs individus.
+
+Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au
+claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.
+
+Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les
+cris.
+
+Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des
+planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà
+ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son
+rasoir ensanglanté à la main.
+
+Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme
+il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu
+à un marchand d'eunuques!
+
+En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était
+réservé, l'enfant se trouva mal.
+
+Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il
+invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain.
+
+Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.
+
+Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui.
+
+L'enfant était tombé près de la porte.
+
+Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement.
+
+Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il
+pourrait fuir.
+
+Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet
+escalier devait donner sur une terrasse.
+
+La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta
+les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou
+dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du
+vent, se dirigea vers la ville.
+
+Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que
+lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte.
+
+Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas.
+
+Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se
+laisser reprendre.
+
+Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat
+français.
+
+Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit
+prononcé, signifie liberté!
+
+L'enfant se précipita haletant dans la cour.
+
+Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.
+
+Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de
+faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de
+faire des eunuques dans ses États.
+
+L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour
+que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se
+trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection.
+
+D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis
+il livra le marchand à la justice du pacha.
+
+Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux
+galères.
+
+L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à
+Delaporte de le prendre pour son domestique.
+
+Delaporte y consentit et en fit son _saïs_.
+
+C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que
+l'enfant appelle Delaporte _papa_.
+
+C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier
+maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard.
+
+Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame;
+mais nous y revenons.
+
+
+II
+
+
+La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se
+mit à en désirer une neuvième.
+
+Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les
+savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la
+nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:
+
+--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un
+hippopotame femelle?
+
+Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir
+Halim-Pacha au milieu de son harem.
+
+--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons
+fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que
+nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants.
+
+Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans
+le Nil blanc et envoyée au Caire.
+
+Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en
+France, c'est l'Égypte.
+
+Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses
+désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six
+mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement
+de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État,
+avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont
+le lait servait à sa nourriture.
+
+Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille.
+
+Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle.
+
+Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer
+trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris.
+
+Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son
+hippopotame au Jardin des Plantes.
+
+Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois.
+
+Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.
+
+Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est
+à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et
+savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est
+une créature privée de tout sentiment généreux:
+
+Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui
+était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte
+l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les
+démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de
+satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau
+d'une trentaine de porcs.
+
+Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et
+là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre
+en défendant leur petit.
+
+Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant
+ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des
+mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y
+a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. »
+
+On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un
+savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit
+de son petit.
+
+À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant
+encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que,
+quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait
+dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus
+d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.
+
+Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze
+mois.
+
+Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle
+mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau,
+soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que
+cette parturition fût si proche.
+
+À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de
+l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent.
+Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa
+naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses,
+le blessa mortellement.
+
+Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans
+sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en
+absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une
+mâchoire à l'autre.
+
+Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les
+naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était
+unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.
+
+Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que
+l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.
+
+La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux
+animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne
+le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois
+un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle
+manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses
+couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une
+violente crispation, elle mit au monde son second petit.
+
+Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le
+petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement
+sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la
+cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant
+l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne
+sortirent de l'eau.
+
+Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.
+
+Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se
+coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui
+vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un
+mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et
+grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un
+témoin oculaire.
+
+Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M.
+Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il
+lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut
+pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye
+de le charger.
+
+M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il
+occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la
+science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui
+pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère
+qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le
+savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition
+de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et
+inoffensive.»
+
+Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par
+l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande
+chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les
+savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une
+supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de
+coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.
+
+Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.
+
+Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le
+petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement
+souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement,
+au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six
+blessures, dont une mortelle traversant le poumon.
+
+Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait
+voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.
+
+M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame,
+sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que
+son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.
+
+Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier
+soupir.
+
+Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science,
+mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux
+domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM.
+les savants.
+
+C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et
+l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on
+remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela
+arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou
+deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition,
+ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et
+les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la
+main destructrice de l'homme.
+
+Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes,
+voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits
+découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher
+à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs
+soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.
+
+Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de
+ceux-ci.
+
+Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison
+qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de
+chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se
+dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever
+plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à
+travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir
+pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les
+petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité,
+les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.
+
+Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un
+amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des
+oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en
+captivité, _les empoisonnent_.
+
+L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents
+chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette,
+comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?
+
+Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a
+horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il
+est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier
+qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient
+sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait
+chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage,
+c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat,
+s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit,
+il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans
+sa cage.
+
+Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement
+sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la
+couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé
+les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour
+elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture;
+elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère,
+mais parce qu'elle était trop bonne mère.
+
+Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime,
+l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins
+d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants
+attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent
+l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette
+dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en
+lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque;
+qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur
+jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et
+ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement
+et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne
+mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la
+satisfaction d'obtenir un produit.
+
+Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui
+rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule
+anx oeufs d'or_.
+
+Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie,
+ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme
+Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que
+l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.
+
+L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il
+pouvait féconder, il pouvait être fécondé.
+
+Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un
+pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était,
+sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et
+disséqué.
+
+Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être
+l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre
+aux savants de toucher à son petit.
+
+
+
+POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS
+
+
+Avez-vous remarqué ceci:
+
+Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la
+détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne
+la crains pas! »
+
+Essayons d'expliquer ce fait.
+
+La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.
+
+Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu
+appréciées des autres peintres et des autres musiciens.
+
+Voyez Scheffer, voyez Schubert.
+
+Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.
+
+Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un
+historien, a des compositeurs respectables et des exécutants
+supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je,
+moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait,
+Wilhems, les deux Stevens, Leys.
+
+La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny,
+Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en
+compositeurs, qu'Auber et Halévy.
+
+Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et
+de Musset: tous deux sont morts.
+
+Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?
+
+C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
+arts sensuels.
+
+La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.
+
+La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.
+
+C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
+dit Horace, la peinture et la poésie.
+
+Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne
+sont pas soeurs.
+
+C'est que la peinture est égoïste.
+
+La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien
+changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.
+
+La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits
+arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la
+plume.
+
+Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
+s'éloignera de l'original.
+
+Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna,
+Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci
+et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique
+a été aussi bien rendue que possible.
+
+Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
+dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se
+fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé
+pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la
+croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
+apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien
+clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître
+compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
+terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.
+
+À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre
+jugent de la même façon.
+
+Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le
+reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste
+à l'endroit du peintre.
+
+Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.
+
+Le poète dira:
+
+--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le
+côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du
+moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
+tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!
+
+--Pourquoi non?
+
+--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du
+Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la
+barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux
+gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui
+prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
+ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui,
+de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne
+vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas
+plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce
+gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.
+
+Le peintre vous répondra:
+
+--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
+comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.
+
+Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté
+matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
+deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à
+soi-même; tout bas:
+
+--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
+ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
+Rembrandt que je prierais.
+
+Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de
+la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au
+point de vue de la peinture.
+
+Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la
+musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
+haïssent pas?
+
+Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.
+
+La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une
+musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point
+affaire à une soeur, mais à une rivale.
+
+En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la
+poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la
+conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit,
+c'est-à-dire sur un véritable échafaud.
+
+Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
+disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.
+
+Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
+estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle
+aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.
+
+Le poète a écrit:
+
+ L'or est une chimère,
+ Sachons nous en servir.
+
+Le musicien mettra:
+
+ Oh! l'or est une chimère.
+ Eh! sachons nous en servir.
+
+Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
+moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.
+
+Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes
+et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et
+d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou
+plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le
+Prophète_, _la Marchande d'oranges_.
+
+On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
+vers.
+
+C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique
+sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
+Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou.
+
+Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et
+comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.
+
+Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.
+
+Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles;
+mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les
+paroles.
+
+Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la
+musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira
+les vers.
+
+Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce
+qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
+Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.
+
+Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou
+Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec
+Scribe.
+
+
+
+DÉSIR ET POSSESSION
+
+
+La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes
+sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
+quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou
+un logogriphe à ses lecteurs!
+
+Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
+
+Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
+perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
+--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.
+
+Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec,
+de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
+l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou
+du basque?
+
+Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il
+gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et
+est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne
+serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des
+rossignols?--Ou bien...?
+
+Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.
+
+Devinez donc, chez lecteur.
+
+Voici l'apologue en question:
+
+
+Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
+de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
+
+Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
+lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait
+au-dessus de la verte prairie.
+
+Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit,
+et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives
+couleurs.
+
+Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu
+des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant
+l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant,
+ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le
+prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et
+éblouissant.
+
+L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
+
+Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la
+possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
+rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau
+papillon!
+
+
+Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que,
+ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.
+
+De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
+aride et semée de ronces.
+
+L'enfant le suivit dans cette plaine.
+
+Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant,
+ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
+posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un
+arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
+toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.
+
+Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.
+
+Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette
+indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
+brillant mirage.
+
+Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du
+jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
+fleurs, et battait amoureusement des ailes.
+
+Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance,
+le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait,
+léger comme un parfum.
+
+
+Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et
+les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
+années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au
+sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la
+vie.
+
+En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.
+
+Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
+mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui
+lui restait à descendre lui paraissait aride.
+
+Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de
+charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
+poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés
+de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand
+espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte
+incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes
+couchées, les autres debout.
+
+Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
+l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
+montagne.
+
+Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le
+vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître
+pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait,
+devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
+déclivité de la montagne.
+
+Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs
+avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
+des branches d'arbre desséchées.
+
+Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.
+
+
+Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
+vieillard le suivit, entrant par la porte.
+
+Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
+semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et
+tomba.
+
+Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
+
+Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui
+tendre les bras.
+
+Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu
+ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.
+
+Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
+leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui
+s'affaiblissaient.
+
+Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits,
+et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.
+
+Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
+le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant
+de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un
+papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
+
+Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
+tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort...
+
+Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de
+l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce
+fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton
+coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir
+s'exhaler au moment où ta main le touchera.
+
+
+
+UNE MÈRE
+
+(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)
+
+
+Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à
+la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la
+plus vive douleur.
+
+L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait
+difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il
+soupirait.
+
+La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être
+avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.
+
+On frappa trois coups à la porte.
+
+--Entrez, dit la mère.
+
+Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle
+n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
+
+Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié
+enveloppé, dans une couverture de cheval.
+
+C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
+était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le
+givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.
+
+Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas
+ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
+
+Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là,
+l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour
+ranimer le feu du poêle.
+
+Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en
+chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
+
+--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son
+hôte sombre.
+
+Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
+de la bouche un sourire étrange.
+
+La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa
+tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
+qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!
+
+Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle;
+mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.
+
+Le vieillard n'était plus là.
+
+--Où donc est le vieillard? cria-t-elle.
+
+Et elle se leva et courut au berceau.
+
+Le berceau était vide.
+
+Le vieillard avait emporté l'enfant.
+
+En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre
+le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce
+qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.
+
+La mère se précipita hors de la maison en criant:
+
+--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?
+
+Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
+la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:
+
+--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton
+enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était
+là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux;
+alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
+l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
+qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!
+
+--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère,
+et je saurai bien la retrouver, moi.
+
+--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant
+de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
+chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
+couler tes larmes lorsque tu les chantais.
+
+--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la
+dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
+passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
+enfant.
+
+Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se
+tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
+chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
+encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et
+que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
+lui dit:
+
+--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec
+ton enfant.
+
+La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
+s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.
+
+À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait
+plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de
+givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.
+
+--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au
+buisson.
+
+--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
+a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne
+suis qu'un glaçon.
+
+La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son
+sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et
+le sang coulait à grosses gouttes.
+
+Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que
+son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de
+belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
+coeur d'une mère!
+
+Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.
+
+Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
+sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé
+pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le
+passer à pied.
+
+Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
+abord, que cette mère affligée le traversât.
+
+Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
+
+--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête
+blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en
+viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les
+plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce
+que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
+tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre
+bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive
+les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.
+
+--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout,
+tout, pour arriver à mon enfant.
+
+Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
+larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et
+tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.
+
+Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
+instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.
+
+Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs
+vivantes.
+
+C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
+long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été
+par le soleil.
+
+La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.
+
+Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée;
+mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
+
+--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.
+
+--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura
+pitié de moi.
+
+Puis, à la femme:
+
+--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.
+
+--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la
+vieille.
+
+--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu
+auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.
+
+--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
+le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
+va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
+créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
+est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais
+ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
+vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
+enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au
+toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.
+
+--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.
+
+--Quel âge avait ton enfant?
+
+--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première
+fois _maman_, hier au soir.
+
+--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
+donneras-tu?
+
+--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez;
+mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!
+
+--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la
+vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
+en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.
+
+--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
+prenez-les!
+
+Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en
+échange les cheveux gris de la vieille.
+
+Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où
+fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur
+âge.
+
+Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
+aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et
+bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau
+se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires
+grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers,
+des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
+avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
+chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
+représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
+Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de
+grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
+d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes
+petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
+elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases
+trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva
+dans la salle des enfants.
+
+--C'est ici, lui dit la vieille.
+
+Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs
+qui battaient.
+
+Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être
+que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur
+de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.
+
+--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains
+sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.
+
+--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
+place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand
+elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
+elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur;
+car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il
+faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes
+humaines.
+
+--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?
+
+--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi
+de ce que je t'ai dit.
+
+Et la vieille s'enfuit.
+
+À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.
+
+Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.
+
+--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
+comment surtout as-tu pu être ici avant moi?
+
+--Je suis mère! répondit-elle.
+
+Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la
+mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution,
+qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.
+
+Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce
+souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.
+
+Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante,
+sans force et sans chaleur.
+
+--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
+
+--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.
+
+--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son
+jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la
+terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
+
+--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant;
+ou arrache mon arbre en même temps que le sien.
+
+--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.
+
+--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô
+Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus
+heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
+cheveux à la vieille.
+
+--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.
+
+--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la
+plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.
+
+Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.
+
+--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es
+malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore
+que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
+
+--Oh! fit la pauvre femme.
+
+Et elle lâcha les deux fleurs.
+
+Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait
+un mouvement de pitié.
+
+--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants,
+voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les;
+ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te
+les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à
+côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
+arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
+deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu
+verras ce que tu voulais refouler dans le néant.
+
+Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un
+magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de
+bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli
+anéantir.
+
+Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un
+concert de bénédictions.
+
+--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
+être bien coupable.
+
+--Regarde, dit la Mort.
+
+Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un
+petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
+grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions;
+tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
+suicide.
+
+--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda
+la mère.
+
+--C'était ton enfant, répondit la Mort.
+
+La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.
+
+Puis, après un instant, levant les bras au ciel:
+
+--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
+vous faites est bien fait.
+
+La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.
+
+Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
+rendant ses deux yeux:
+
+--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
+
+Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.
+
+Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des
+martyrs.
+
+
+
+LE CURÉ DE BOULOGNE
+
+
+Voici une petite histoire gui est populaire dans la
+marine française, et que je meurs d'envie de populariser
+parmi les _terriens_.
+
+Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée.
+
+
+Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de
+chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était
+assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de
+devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades,
+traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et
+suivant l'avenue de Saint-Cloud.
+
+À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se
+promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée.
+
+--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez
+donc un peu, s'il vous plaît.
+
+Le postillon s'arrêta.
+
+Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon
+en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la
+tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs.
+
+--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la
+voiture, c'est toi, mon cher Rémy?
+
+Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage
+s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait
+de l'étonnenient au sourire.
+
+--Ah! dit-il enfin, c'est vous?
+
+--Comment, _vous_?
+
+--Non... c'est toi, Antoine!
+
+--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.
+
+--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq
+ans que nous nous sommes quittés?
+
+--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir
+un instant près de moi, et je te le dirai.
+
+--Mais...
+
+Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur
+de s'écarter de son domicile.
+
+Bougainville comprit sa crainte.
+
+--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il.
+
+Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied.
+
+--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne
+m'attend pour dîner.
+
+--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc!
+
+Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit.
+
+--Où je demeure? dit celui-ci.
+
+--Oui.
+
+--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami.
+
+--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la
+vocation.
+
+--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres.
+
+--Et tu es content?
+
+--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier
+ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont
+modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner
+aux pauvres.
+
+--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous
+perdions le moins de temps possible.
+
+Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si
+modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la
+physionomie du curé.
+
+--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du
+côté de Boulogne.
+
+--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé
+à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à
+moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq
+minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu
+comprends?...
+
+--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi
+juste, tu seras chez toi.
+
+--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce
+pas l'uniforme de la marine que tu portes là?
+
+--Oui, je suis capitaine de vaisseau.
+
+--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.
+
+--Vraiment?
+
+--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des
+lois?
+
+--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux
+que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!»
+C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris.
+
+--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son
+bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa
+lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat?
+
+--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua
+Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.
+
+--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et
+surtout des dispositions pour les mathématiques.
+
+--Tu te rappelles cela?
+
+--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége?
+
+--Ah! c'est bien vrai!
+
+--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie?
+
+Bougainville sourit.
+
+--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut
+que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.
+
+--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et
+il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au
+port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.
+
+Bougainville regarda à sa montre.
+
+--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par
+conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite,
+postillon!
+
+--Comment, plus vite?
+
+--Puisque tu es pressé, mon ami!
+
+--Bougainville!...
+
+--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en
+toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq
+minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là!
+
+--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins...
+Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à
+Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
+grondera plus.
+
+--Marianne me connaît donc?
+
+--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de
+toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se
+fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les
+mousquetaires, je te retrouve officier de marine.
+
+-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela.
+En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de
+Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que
+je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire
+recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme
+capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre
+le Canada...
+
+--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!...
+Continue, mon ami, continue, je t'écoute.
+
+Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas
+remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot
+au grand trot.
+
+Bougainville continua:
+
+--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais
+qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de
+Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi,
+par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois
+que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de
+neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai
+jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille
+anglaise sous le fort même qui la protégeait.
+
+--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la
+relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le
+héros...
+
+--N'as-tu pas reconnu mon nom?
+
+--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment
+veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant
+les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui
+brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce
+n'était pas possible.
+
+En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste.
+
+--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine?
+
+--Nous sommes à Sèvres, mon ami.
+
+--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa
+montre.
+
+--Il est midi dix minutes.
+
+--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne
+pour midi.
+
+--C'est plus que probable.
+
+--Une lieue à faire!
+
+--Une lieue et demie.
+
+--Si, au moins, je trouvais un coucou...
+
+L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de
+lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus
+mince véhicule.
+
+--N'importe, j'irai à pied.
+
+--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville.
+
+--Comment, je n'irai pas à pied?
+
+--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour
+avoir fait la conduite à un ami.
+
+--J'irai doucement.
+
+--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle
+Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid,
+tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te
+purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger,
+et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy!
+
+--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon!
+postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au
+trot.
+
+--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire.
+
+--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est
+d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne
+Boulogne.
+
+--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de
+venir avec moi jusqu'à Versailles.
+
+--Jusqu'à Versailles?...
+
+--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu
+dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers
+ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un
+coucou qui te ramènera à Boulogne.
+
+--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais...
+
+--Mais quoi?
+
+L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les
+deux mains jusqu'au fond de ses goussets.
+
+--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.
+
+--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au
+roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera,
+je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner
+en coucou à Boulogne, et tout sera dit.
+
+--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Parole d'honneur?
+
+--Foi de gentilhomme!
+
+--Mon ami, voilà qui me décide.
+
+--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres;
+mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami.
+
+--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé
+qui se dérange, il lui faut une excuse.
+
+--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas...
+
+--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu
+donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon!
+
+--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous
+serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras
+partir à trois.
+
+--Pourquoi à trois, et pas à deux?
+
+--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander
+les cent écus.
+
+--Ah! c'est vrai.
+
+--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez
+toi à six heures.
+
+--Que dira Marianne?
+
+--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant
+directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence.
+
+--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura
+dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de
+cette aventure.
+
+--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles?
+
+--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.
+
+--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le
+Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un
+des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la
+situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du
+renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce
+que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas,
+c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite
+du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du
+marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires
+dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir.
+Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une
+bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs;
+Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y
+avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je
+fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la
+campagne de 1761, en Allemagne...
+
+--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que
+le roi a fait cadeau de deux canons?
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je
+pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine?
+
+--Et qu'as-tu dit du cadeau?
+
+--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le
+roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me
+douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux
+canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne
+peut pas conduire cela partout où l'on va.
+
+--Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant;
+mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de
+vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo
+et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je
+pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité.
+
+--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en
+géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines?
+
+--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles
+Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles
+Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.
+
+--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je
+les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan
+Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de
+l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan.
+
+--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait
+pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie
+dans ta cure de Boulogne?
+
+--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission
+dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que
+j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas
+maintenant.
+
+--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil
+avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes
+habitudes... Alors, tu as voyagé?
+
+--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles.
+
+--Ainsi, tu ne connais pas la mer?
+
+--Non.
+
+--Tu n'as jamais vu un vaisseau?
+
+--J'ai vu le coche d'Auxerre.
+
+--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée
+très-imparfaite d'une frégate de soixante canons.
+
+--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis
+donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait
+autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas?
+
+--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris,
+firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste
+à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils
+m'indemniseraient des frais que j'avais faits.
+
+--Et t'ont-ils indemnisé, au moins?
+
+--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million.
+
+--Un million?... Peste! joli denier.
+
+Le bon abbé avait presque juré, comme on voit.
+
+--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?...
+
+--Je vais au Havre.
+
+--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je
+indiscret...
+
+--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une
+frégate dont le roi vient de me nommer capitaine.
+
+--Et elle s'appelle, ta frégate?
+
+--_La Boudeuse_.
+
+--Ce doit être un beau bâtiment?
+
+--Superbe.
+
+L'abbé Rémy poussa un soupir.
+
+Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût
+éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une
+frégate.
+
+Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel
+échange de regards accompagnés d'un sourire.
+
+Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était
+tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque
+la voiture s'arrêta devant un grand hôtel.
+
+--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim!
+
+--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé
+d'avance.
+
+--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on
+reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne
+calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ...
+Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle!
+
+--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons
+dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas
+l'appétit.
+
+--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim.
+
+--Eh bien, alors, à table! à table!
+
+--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy.
+
+
+Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du
+vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer.
+
+Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le
+desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu
+gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel
+dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord
+ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le
+vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son
+vin pur.
+
+Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que
+l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il
+allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne.
+
+Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à
+l'abbé Rémy.
+
+Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.
+
+Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans
+un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté.
+
+--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?
+
+--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit
+Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!
+
+--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la
+largesse royale; douze cents livres?...
+
+--Douze cents livres.
+
+--Impossible!
+
+--Les voici.
+
+L'abbé Rémy tendit la main,
+
+--Mais le roi me les a remises à une condition.
+
+--Laquelle?
+
+--C'est que tu boiras à sa santé.
+
+--Oh! qu'à cela ne tienne!
+
+Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le
+goulot de la bouteille.
+
+--Assez! assez! dit l'abbé.
+
+--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi
+serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié
+vide!
+
+--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela
+vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé
+du roi!
+
+--À la santé du roi! répéta Bougainville.
+
+--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui
+s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première
+que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire
+une seconde.
+
+--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la
+table.
+
+--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des
+escarboucles.
+
+--Une chose que tu devrais faire.
+
+--Laquelle?
+
+--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.
+
+--Jamais.
+
+--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.
+
+--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine.
+
+--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne.
+
+--Merci, je n'ai déjà que trop bu!
+
+--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais
+refuser.
+
+--Oui, mais une goutte.
+
+--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela
+n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les
+premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de
+Boulogne, ou pas du tout.
+
+--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!
+
+Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la
+santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi.
+
+--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour
+le Havre.
+
+--Antoine, tu es fou!
+
+--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte
+pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde!
+
+--Ne me tente pas, malheureux!
+
+--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie!
+
+--_Vade retrò_, _Satanas_!
+
+--C'est l'affaire de huit jours.
+
+--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans
+congé, je perdrais ma cure!
+
+--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles
+était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant
+que tu venais avec moi.
+
+--Tu lui as dit cela?
+
+--Oui.
+
+--Et il a signé ma permission?
+
+--La voici.
+
+--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi!
+
+--Mon ami, tu es marin dans l'âme.
+
+--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.
+
+--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante
+autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour
+priver tes pauvres,--c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont
+le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or!
+
+--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est
+uniquement pour eux que j'y consens.
+
+Puis, s'arrêtant tout à coup:
+
+--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!
+
+--Comment, impossible?
+
+--Et Marianne!...
+
+--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète.
+
+--Que lui dirai-je, mon ami?
+
+--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il
+t'a donné une mission pour le Havre.
+
+--Ce sera mentir, cela!
+
+--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu.
+
+--Elle ne me croira pas.
+
+--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque.
+
+--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins,
+ils ont réponse à tout.
+
+--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?
+
+L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un
+mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix,
+car, tout à coup:
+
+--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle
+me croira mort.
+
+--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.
+
+--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion,
+enlève-moi!
+
+--Rien de plus facile!
+
+Puis, se tournant vers les deux officiers:
+
+--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Eh bien, en voiture, alors!
+
+--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête
+baissée dans un péril inconnu.
+
+--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers.
+
+On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à
+cinq heures du matin, on était au Havre.
+
+Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami,
+lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la
+veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi.
+
+Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et
+ouvrit les fenêtres.
+
+L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient
+sur la mer.
+
+À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_,
+affourchée sur ses ancres.
+
+--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?
+
+--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes
+attendus pour dîner.
+
+--Comment, tu veux que je m'embarque?
+
+--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir
+visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome
+sans voir le pape.
+
+--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?
+
+--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes
+ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.
+
+--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze
+heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en
+aller.
+
+--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?
+
+--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne...
+
+--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?
+
+--Tu crois que ce seront des cris de joie?
+
+--Mordieu! je l'espère bien!
+
+--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y
+avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.
+
+Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:
+
+--Allons, allons, dit-il, à la frégate!
+
+Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies
+semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait
+crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même,
+en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute
+parée.
+
+Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le
+gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.
+
+Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau
+d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.
+
+La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent
+sur leurs longues pattes.
+
+En moins de dix minutes, on était à bord.
+
+Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate
+éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda
+à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque
+agrès.
+
+De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.
+
+Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un
+bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.
+
+L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.
+
+La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à
+celle du plus riche château des environs de Paris.
+
+L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.
+
+Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il
+faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu
+envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six
+mois.
+
+L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les
+félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine,
+et celles du capitaine lui-même.
+
+Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de
+la frégate augmentait.
+
+Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé
+d'une savante théorie sur les marées.
+
+L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif
+plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était
+pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des
+observations qui parurent ravir en admiration les officiers.
+
+Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient
+eux-mêmes.
+
+Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation
+intéressante arrosée de bon vin.
+
+Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa
+prédilection.
+
+Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux
+mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites
+gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.
+
+Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de
+madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du
+dernier siècle.
+
+Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le
+pont.
+
+Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut
+obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel
+attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au
+café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.
+
+La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le
+vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux
+bonnettes de perroquet.
+
+Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.
+
+On pouvait filer onze noeuds à l'heure.
+
+Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui
+causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes
+ses voiles.
+
+Puis il s'aperçut que la frégate marchait.
+
+Puis il regarda autour de lui.
+
+Puis il poussa un cri de terreur.
+
+La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.
+
+Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des
+reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.
+
+--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir,
+toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que
+nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un
+aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa
+Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus
+d'appointements... Voici ton diplôme.
+
+L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.
+
+--Mais, dit-il, où allons-nous?
+
+--Faire le tour du monde, mon cher.
+
+--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du
+monde?
+
+--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte
+plutôt trois ans et demi que trois ans.
+
+L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.
+
+--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant
+Marianne!...
+
+--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta
+paix avec elle, dit Bougainville.
+
+
+Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de
+Saint-Malo.
+
+Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre;
+Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.
+
+Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.
+
+Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu
+entre l'abbé Rémy et Marianne!
+
+
+
+UN FAIT PERSONNEL
+
+
+Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je
+ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en
+faire.
+
+Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle
+Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne,
+venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.
+
+Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple
+sentiment qui m'attache à Victor Hugo.
+
+Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à-dire depuis le
+11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps,
+j'étais son admirateur: je le suis toujours.
+
+Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième,
+pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le
+comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.
+
+Victor Hugo est proscrit.
+
+Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et
+l'admire?
+
+Quelque chose comme une religion.
+
+Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être
+commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part
+d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué
+dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!
+
+Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.
+
+Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à
+M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:
+
+ « Monsieur,
+
+ » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de
+ mademoiselle Augustine Brohan.
+
+ » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration,
+ que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne
+ joue plus dans mes pièces.
+
+ » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si
+ vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y
+ joue mademoiselle Brohan.
+
+ » Veuillez agréer, etc.
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes
+pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le
+droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.
+
+Je protestais, voilà tout.
+
+Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse
+retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.
+
+Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On
+joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris
+le rôle de mademoiselle Brohan.
+
+Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan
+avait conservé son rôle.
+
+C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée,
+et que je la publiai.
+
+Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y
+avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le
+dire--un acte de courage.
+
+De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui
+court!
+
+La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.
+
+Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.
+
+Je me contenterai de citer trois de ces lettres.
+
+ « Monsieur Alexandre Dumas,
+
+ » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor
+ Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une
+ femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier
+ de votre noble lettre à M. Empis.
+
+ » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. »
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme
+ partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive
+ tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous
+ ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour
+ m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble
+ les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères
+ gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_,
+
+ » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.
+
+ » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»
+
+
+ « Cher Dumas,
+
+ » Les journaux belges m'apportent, avec tous les
+ commentaires glorieux que vous méritez, la lettre
+ que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.
+
+ » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur
+ lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de
+ louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais
+ j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours
+ davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements
+ de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses
+ consolations.
+
+ » Je vous remercie.
+
+ » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous
+ savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui
+ m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de
+ vous qu'autour de moi.
+
+ » Votre frère,
+
+ » VICTOR HUGO. »
+
+
+N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en
+récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier
+mouvement de coeur?
+
+Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème,
+quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car
+c'est le bon. »
+
+Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en
+pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en
+l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en
+celui-ci.
+
+Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle
+Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.
+
+Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre:
+
+ « Monsieur le Rédacteur,
+
+ » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M.
+ Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la
+ Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de
+ _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à
+ distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans
+ ces ouvrages.
+
+ » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les
+ pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.
+
+ » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai
+ spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu
+ trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.
+
+ » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle
+ secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_,
+ pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les
+ instances réitérées de M. Empis.
+
+ » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable
+ M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de
+ prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.
+
+ » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais
+ l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un
+ jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur
+ lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés,
+ ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates,
+ moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui
+ n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil
+ doublement sacré.
+
+ » Agréez, etc.,
+
+ » A. BROHAN. »
+
+
+Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de
+mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.
+
+Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et
+toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de
+Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la
+duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de
+Belle-Isle.
+
+Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par
+complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire
+aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier
+rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente
+actrice.
+
+Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_.
+
+Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification
+multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire
+et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je
+remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je
+vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.
+
+Attaqué, je dois répondre.
+
+Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc
+d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai
+sept ans:
+
+Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;
+
+Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;
+
+Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;
+
+Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.
+
+Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans
+(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf
+heures de mon temps par jour.
+
+En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin
+d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la
+dire tout haut.
+
+Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et
+jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.
+
+Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle
+du prince royal.
+
+Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_.
+
+J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.
+
+J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.
+
+Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je
+l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.
+
+Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que
+j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.
+
+C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu,
+le 27 octobre 1845.
+
+La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de
+conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent
+soixante représentations consécutives.
+
+Le duc de Montpensier assistait à la représentation.
+
+Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.
+
+--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Mais pour te faire ses compliments.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous ferez connaissance.
+
+--Je suis en redingote et en cravate noire.
+
+--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.
+
+Je suivis Pasquier.
+
+Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à
+M. Hostein.
+
+Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme
+pièce d'ouverture.
+
+Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc
+de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.
+
+Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après
+la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine
+qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette
+lettre dans le journal _la Presse_:
+
+ _À monseigneur le duc de Montpensier_.
+
+ « Prince,
+
+ » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce
+ serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur
+ pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.
+
+ » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout
+ sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui
+ connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me
+ traiter presque en ami.
+
+ » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je
+ m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le
+ réclame.
+
+ » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait
+ point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de
+ ceux qui lui sont acquis.
+
+ » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion
+ de la tombe et le culte de l'exil.
+
+ » J'ai l'honneur d'être avec respect,
+
+ » Monseigneur, de Votre Altesse royale,
+
+ » Le très-humble et très-obéissant
+ serviteur,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se
+trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.
+
+Et vous allez le voir, chers lecteurs.
+
+Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y
+avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois
+jours de 1848.
+
+Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.
+
+J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde
+nationale de Saint-Germain.
+
+Je revenais de la Bastille.
+
+Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière
+moi.
+
+À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que
+j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.
+
+En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me
+suivait avec eux.
+
+En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.
+
+--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
+Montpensier _monseigneur_?
+
+--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle
+toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude
+peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.
+
+--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine.
+
+Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit
+sur la poitrine.
+
+Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure
+aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du
+citoyen X...
+
+Le pistolet partit en l'air.
+
+J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du
+corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai
+chez moi.
+
+L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il
+est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins
+seraient là pour affirmer ce que je raconte.
+
+Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.
+
+Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque,
+surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la
+Marseillaise_.
+
+Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.
+
+Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses
+aides de camp vint me trouver de sa part.
+
+C'était un capitaine de frégate.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre
+sur les rangs pour la députation.
+
+Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.
+
+Le capitaine continua.
+
+--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit
+être rédigée sa profession de foi.
+
+--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille
+de papier, et j'écrivis:
+
+ « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador.
+ » Retour des cendres de Sainte-Hélène.
+ » JOINVILLE. »
+
+--Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la
+meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince
+de Joinville.
+
+Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.
+
+Je crois qu'il eut tort.
+
+L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.
+
+J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré
+au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.
+
+Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.
+
+_La Liberté_ était devenue une puissance.
+
+C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.
+
+Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les
+membres de la famille d'Orléans.
+
+J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de
+l'insérer.
+
+Je rompis mon traité avec _la Liberté_.
+
+Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.
+
+Tous refusèrent.
+
+J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à-dire dans la gueule du lion.
+J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.
+
+_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle
+inséra ma protestation.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République,
+je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et
+qui fut publiée par le Journal _l'Événement_.
+
+Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel
+de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!
+
+Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19
+décembre.
+
+Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris
+à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant,
+j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du
+duc d'Orléans.
+
+Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à
+la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.
+
+Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine
+Brohan n'était pas encore journaliste.
+
+Une dernière anecdote.
+
+On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
+Théâtre-Historique s'était ouvert.
+
+Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.
+
+La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa
+loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.
+
+J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à
+personne, la prenant pour mon compte.
+
+M. Hostein y consentit.
+
+Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et
+éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.
+
+Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation,
+recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.
+
+Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un
+voyage à Paris.
+
+À peine arrivé, il accourut chez moi.
+
+Il venait me faire des compliments de la part du prince.
+
+Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation
+ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au
+Théâtre-Historique.
+
+--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?
+
+--Où cela?
+
+--Au Théâtre-Historique.
+
+--Parbleu!
+
+--Je veux dire mes entrées sur la scène.
+
+--Avez-vous toujours votre clef de communication?
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent
+les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement,
+à mon tour.--À propos...
+
+--Quoi?
+
+--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?
+
+--Certainement.
+
+--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?
+
+--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»
+
+--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à
+pleurer.
+
+J'allai à mon bureau.
+
+--Vous écrivez? me demanda Latour.
+
+--Oh! rien, un mot.
+
+J'écrivais, en effet.
+
+J'écrivais à M. Hostein:
+
+ « Mon cher Hostein,
+
+ » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de
+ M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de
+ payer une loge à l'année pour faire rire un prince.
+
+ » Tout à vous,
+
+ » ALEX. DUMAS. »
+
+
+
+COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_
+
+
+Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de
+Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
+vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la
+Bergère des Alpes_.
+
+L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
+Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré.
+
+Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à
+Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.
+
+J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une
+grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots
+d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu
+d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane
+Eyre_.
+
+Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de
+l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout
+cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils
+allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux
+théâtres, et leur firent part de ma proposition.
+
+Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes
+conditions.
+
+J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi
+que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions
+moi-même.
+
+Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.
+
+Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les
+recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne
+furent pas longues à débattre.
+
+Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.
+
+À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux
+directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans
+l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du
+conseil municipal.
+
+Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins
+solennel du monde.
+
+Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que
+mal, le prologue et les trois premiers actes.
+
+Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de
+Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter
+les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.
+
+Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans
+lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi
+suivant.
+
+L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle
+s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux
+deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.
+
+C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.
+
+Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.
+
+Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait
+que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en
+confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à
+Bruxelles.
+
+J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.
+
+J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:
+
+J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais
+qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes
+Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en
+avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.
+
+C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire
+jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous
+connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_.
+
+À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa
+bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi,
+je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il
+m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_.
+
+Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:
+
+--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames,
+voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?
+
+Ma proposition souleva une tempête.
+
+--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de
+tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.
+
+--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.
+
+On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.
+
+--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler
+d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être
+archichancelier sous Napoléon Ier.
+
+La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur
+qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient
+dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord
+avec ce que je disais.
+
+Je continuai.
+
+--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet
+archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20
+janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un
+grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand
+légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome
+qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant
+été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était
+donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome...
+
+Ici, je fus interrompu pour tout de bon.
+
+--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame
+des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais
+constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être
+complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et
+pourquoi êtes-vous toujours là?
+
+--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme
+un homme sûr de son droit.
+
+--Qui êtes-vous donc?
+
+--Je suis _le premier murmure_,
+
+J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de
+comparses, était, en effet, le premier murmure.
+
+Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure,
+qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre
+encore!
+
+--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à
+Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des
+couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes:
+« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles
+pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas
+un homme, tu es un serpent!
+
+Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à
+cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.
+
+--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.
+
+On concéda.
+
+--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners
+dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si
+magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration
+devant lui.
+
+--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:
+
+ Et le turbot fut mis à la sauce piquante.
+
+--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un
+saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec
+une sauce hollandaise.
+
+Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son
+tort.
+
+--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en
+admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa
+négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui
+semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté
+du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et
+lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait
+sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de
+pareille taille.
+
+--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous
+éloignez de plus en plus de la question.
+
+--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.
+
+Le premier murmure devint second murmure.
+
+Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais,
+beau masque,» et je continuai.
+
+--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était
+presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras.
+Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres
+éloquentes et gourmandes:
+
+»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les
+deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.
+
+» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en
+cuisine, quand l'archichancelier avait dit:
+
+»--Soyez tranquille.
+
+» On ne s'inquiéta plus de rien.
+
+» Le même soir, les ordres furent donnés.
+
+» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.
+
+» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur
+avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient
+aucune idée.
+
+» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en
+poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus
+rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse
+confiance l'apparition du prétendu monstre.
+
+» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de
+potage.
+
+» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on
+entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef
+parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume
+d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq
+pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes
+odoriférantes, dormait le saumon attendu.
+
+» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur
+universelle.
+
+» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits
+montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade
+autour de la salle à manger.
+
+» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton
+maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.
+
+» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux
+marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le
+saumon.
+
+» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter
+impunément une pareille chute.
+
+» Il se brisa en dix morceaux.
+
+»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur
+sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la
+douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.
+
+» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui
+disait:
+
+»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.
+
+» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.
+
+» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était
+resté le front calme et le visage souriant.
+
+» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent
+vers lui.
+
+»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un
+geste de commandement qui rappelait le grand Condé.
+
+» Chacun resta stupéfait.
+
+» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été
+frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.
+
+» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.
+
+» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.
+
+» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant,
+non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche
+gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du
+persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable
+colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être
+mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.
+
+» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.
+
+» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie
+culinaire qui venait d'être jouée devant lui.
+
+» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:
+
+»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!
+
+» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:
+
+»--Messieurs, mangeons.
+
+--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?
+
+--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une
+chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous
+trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que
+j'aurai l'honneur de vous lire.
+
+--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix
+interrogative.
+
+-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes
+forestiers_, à votre choix.
+
+--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix.
+
+--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs.
+
+Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on
+me félicita.
+
+--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.
+
+--Je cherche le premier murmure.
+
+--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre
+dans la salle.
+
+
+Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes
+vieux amis, nommé Berteau.
+
+Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés
+amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà
+de cela tantôt vingt-quatre ans.
+
+Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.
+
+Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé
+son amitié?
+
+Je vais vous raconter cela.
+
+Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il
+avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout
+des ongles.
+
+Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous
+de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.
+
+Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la
+nouvelle école.
+
+Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à
+Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient
+même en majorité.
+
+Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_.
+
+Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo,
+plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le
+fond.
+
+L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif.
+Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on
+la langue d'Oil?
+
+Telle était la question.
+
+_Antony_ allait la décider.
+
+Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas
+pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous
+surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces
+imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de
+l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont
+chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun
+chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs,
+tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous
+ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que
+ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille.
+
+Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de
+sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de
+cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans
+les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de
+pied, lutte à coups de poing.
+
+Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à
+cette lutte.
+
+Pourquoi?--ou plutôt par quoi?
+
+Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il
+cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en
+portait en 1831.
+
+Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force,
+de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la
+face de la bataille.
+
+Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la
+bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais
+comme Rosbach. au premier.
+
+Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier
+acte.
+
+Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne?
+
+Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si
+majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur;
+le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se
+gourmer?
+
+Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la
+main.
+
+Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.
+
+Que va faire Berteau?
+
+À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache
+la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la
+brochure, et, à haute et intelligible voix:
+
+--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis
+te couronner, permets que je couronne ta brochure.
+
+Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre
+d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que
+l'on appelle un parterre marseillais.
+
+Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?
+
+Vous ne connaissez pas Berteau.
+
+Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des
+accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait
+poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote
+blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde
+fois.
+
+Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.
+
+Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles
+saluts.
+
+On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se
+rassied.
+
+Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée
+de façon à ce que personne n'en perde un mot:
+
+--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème.
+
+Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.
+
+Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce
+n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait
+l'immoler comme les Gracques.
+
+On se précipita sur le théâtre.
+
+Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais
+par le trou du souffleur.
+
+Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa
+veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.
+
+Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein
+d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier
+était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était
+un excellent employé, le préfet était au désespoir.
+
+Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en
+1832.
+
+Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le
+jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit
+sa campagne de la Blancarde.
+
+En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la
+campagne.
+
+Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec
+des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un
+rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars,
+quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent,
+eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé
+d'être verts.
+
+La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au
+temps de Florian et de madame de Genlis,
+
+Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui
+lui était inconnu.
+
+Il apportait cet oiseau à son maître.
+
+Berteau poussa un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet
+oiseau s'est fait tuer.
+
+Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.
+
+--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce
+ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en
+simple particulier pour le carnaval à Marseille...
+
+Berteau m'interrompit.
+
+--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau
+contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir
+trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que
+prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que
+j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.
+
+--Un chastre!
+
+Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant
+dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire.
+
+Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais
+consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres.
+
+Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être
+n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu
+y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première
+existait.
+
+Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à
+Paris pour le faire empailler.
+
+Puis je m'occupai de mon installation.
+
+La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière.
+
+Je m'informai à Berteau.
+
+--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais....
+
+--Mais quoi?
+
+--Mais elle a un défaut.
+
+--Lequel?
+
+--Elle ne sait pas faire la cuisine.
+
+Je jetai un cri de joie.
+
+--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une
+cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien
+autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à
+plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma
+considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la
+cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui
+n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces,
+de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du
+bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le
+grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait
+pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en
+amener une qui la sache.
+
+Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque
+au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne
+grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur
+les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près
+d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.
+
+Elle s'appelait madame Cammel.
+
+Nous nons entendîmes en quelques paroles.
+
+Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine.
+
+La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de
+gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles;
+je me chargeais du reste.
+
+Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui
+méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas,
+chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la
+littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la
+cuisine.
+
+J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis,
+que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la
+cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.
+
+Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot,
+mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui
+le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit
+le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on
+déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de
+Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable
+bouillabaisse aux trois poissons.
+
+Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre
+de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on
+n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire,
+moins on la saura, mieux on la fera.
+
+Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle.
+Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je
+donnerai la preuve de son infaillibilité.
+
+Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher
+la chose du doigt.
+
+Il s'agit de faire rôtir un poulet.
+
+Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que
+l'omelette aux laitances de carpes, a dit:
+
+ On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
+
+C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un
+vers.
+
+Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux
+fait de nous donner une recette.
+
+Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit:
+
+« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui
+découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles,
+nous en aurons toujours assez. »
+
+Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.
+
+--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines
+économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de
+beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps,
+vous arrosez le poulet.
+
+--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps
+perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots
+et des Arabes.
+
+--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une
+cuisinière, avec une coquille devant.
+
+--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est
+l'enfance de l'art que vous pratiquez là.
+
+--L'enfance de l'art?
+
+--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en
+le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux
+horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah!
+vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous
+dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le
+poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois
+tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards;
+encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle
+mieux. »
+
+Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!
+
+Écoutez bien ceci:
+
+Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur;
+c'est incontesté.
+
+Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les
+deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de
+l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à
+fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.
+
+Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice
+inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un
+morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de
+bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple
+ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait
+tourner son fuseau.
+
+Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre
+frais et une tasse à café de crème.
+
+Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez
+votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez
+de ce mélange dans l'orifice inférieur.
+
+Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité
+d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même
+trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter.
+
+Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le
+dire, de cette supériorité.
+
+Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les
+_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze
+jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les
+journaux de Marseille.
+
+Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure
+dans la salle; mais il le fit taire.
+
+--Par quel moyen?
+
+--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de
+Berleau.
+
+
+Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse,
+et je les emmenai au château d'If.
+
+À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que
+j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de
+Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse
+jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une
+ingratitude.
+
+Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt
+je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces
+rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire
+rire et pleurer.
+
+Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de
+trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de
+Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans
+_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques
+emportements.
+
+Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux
+garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu
+rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont
+un peu rentrées dans le ventre.
+
+Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.
+
+Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne
+fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans
+ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.
+
+Alors vous verrez et vous jugerez.
+
+J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand
+talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame
+de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne.
+
+On l'appelle Romanville.
+
+Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.
+
+En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova,
+charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil,
+qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à
+dix-huit.
+
+Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure
+troupe de drame de Paris eût porté envie.
+
+Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons
+plus, et revenons au château d'If.
+
+Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé
+d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec
+le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la
+Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane
+volontairement abandonnée.
+
+C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un
+bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage
+qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.
+
+Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure
+et donne toujours plus qu'on ne lui demande.
+
+À l'époque où je visitai pour la première fois le château
+d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y
+montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on
+n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.
+
+Depuis 1834, tout est bien changé.
+
+ Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!
+
+s'écrie Victor Hugo.
+
+Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que
+Canaris en Grèce.
+
+Qui est cause de cet oubli?
+
+Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine
+de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.
+
+Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.
+
+Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé
+Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se
+substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.
+
+Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie;
+voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau,
+mais la fuite de Dantès.
+
+Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux
+journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir
+une vue du château d'If.
+
+Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:
+
+_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._
+
+Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un
+concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien
+entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son
+magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique
+de fleurs, et se retire avec des rentes.
+
+Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges
+enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent
+mille francs.
+
+C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire
+des communications à ce sujet.
+
+Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter
+l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger,
+le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol
+impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta
+l'histoire de Dantès.
+
+Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot
+à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.
+
+Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner
+plus de vraisemblance à la chose.
+
+En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute
+cette histoire était parfaitement conforme au roman.
+
+Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une
+certaine distraction.
+
+Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première
+venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit
+quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à
+celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part
+de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de
+mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.
+
+Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à
+l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
+confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait
+force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de
+navigation, il nous avait heureusement déposés.
+
+Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que
+le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.
+
+Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
+pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme
+qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.
+
+Mais lui, secouant la tête:
+
+--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.
+
+--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?
+
+--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
+pas acheté.
+
+--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous
+rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.
+
+--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.
+
+--Comment cela?
+
+--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que,
+parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
+on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.
+
+--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
+conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
+que vous donniez dix francs pour me conduire.
+
+--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande
+expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
+vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
+fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse
+pas cédé.
+
+--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
+beaucoup.
+
+--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la
+Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours,
+un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le
+temps que vous serez à Marseille.
+
+--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?
+
+--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.
+
+--Cependant...
+
+--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour
+accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis,
+voilà tout.
+
+Je lui tendis la main.
+
+--J'accepte, lui dis-je.
+
+--Alors, donnez vos ordres pour demain.
+
+--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.
+
+--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est
+que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
+journée.
+
+--Mais je vais vous ruiner, mon ami!
+
+--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
+gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
+notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois
+d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que
+cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château
+d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
+une pension.
+
+--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.
+
+--À demain onze heures.
+
+Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme
+m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un
+excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:
+
+--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.
+
+On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
+doigts.
+
+Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses
+conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.
+
+Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il
+fit, du reste, d'excellente grâce.
+
+Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave
+homme.
+
+Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne
+fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
+_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
+Dieu! il ne vous laisserait pas payer.
+
+Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.
+
+Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.
+
+Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au
+commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au
+port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris,
+mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou
+soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
+flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen
+Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
+Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.
+
+Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a
+passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre
+ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
+habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.
+
+Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet,
+mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
+au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
+municipal de Marseille.
+
+C'était d'acheter Aix.
+
+Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on
+achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
+charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.
+
+Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.
+
+Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un
+surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
+poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les
+archives, suivaient naturellement les habitants.
+
+Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
+n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville
+qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
+à la Durance.
+
+La municipalité refusa.
+
+Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.
+
+Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
+affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
+tort.
+
+Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
+classique.
+
+Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
+Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.
+
+À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
+tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.
+
+
+
+HEURES DE PRISON
+
+
+Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux
+souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de
+Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
+
+Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
+coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté;
+l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.
+
+Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
+affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément,
+éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
+seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.
+
+Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la
+jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un
+parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
+notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme
+la victime, diraient-ils: _Non._
+
+En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
+pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la
+tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées
+goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
+désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse
+ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont
+pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
+
+Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière
+un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la
+prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au
+grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les
+liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.
+
+On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage,
+l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
+la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
+qu'elle l'était.
+
+Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai
+fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce
+que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
+
+En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
+de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie
+Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
+la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de
+santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses
+ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!
+
+Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts
+pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je
+m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un
+solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
+rien sollicité pour moi?
+
+Je vais vous le dire.
+
+Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
+Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
+quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
+Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit
+au camp de Smendou.
+
+Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
+On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.
+
+Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
+nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en
+miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps
+debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était
+habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.
+
+C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que
+le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son
+intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus
+la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout
+mouillés et tout transis.
+
+Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout
+en commandant le souper.
+
+Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
+gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper
+sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce
+degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
+
+Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une
+chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
+
+Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
+l'on mangeât agréablement et abondamment.
+
+Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter
+de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise
+insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.
+
+Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils
+rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de
+galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les
+côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit
+passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
+coups d'air.
+
+Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de
+Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
+espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre
+de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
+parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur
+chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.
+
+Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un
+soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
+Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de
+l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans
+le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès
+notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions
+tourné des regards d'envie.
+
+L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
+s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
+rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le
+rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.
+
+J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment
+qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne
+pouvais accepter.
+
+C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en
+faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent
+d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
+plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
+qui m'était faite.
+
+La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du
+bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter,
+quand j'objectai un dernier scrupule.
+
+Je privais l'officier payeur de son lit.
+
+Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
+carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la
+seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit
+de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût,
+je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
+
+Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût
+été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
+que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.
+
+Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré
+très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de
+sangle, en priant que l'on me transmît son offre.
+
+Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui
+faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une
+indiscrétion.
+
+Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
+conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
+
+La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers
+quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de
+l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
+
+J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement.
+C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait
+poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite
+chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de
+propreté aristocratique.
+
+Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse
+remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
+l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
+blanches et de couleur.
+
+Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais
+changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
+
+Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.
+
+Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.
+
+Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.
+
+Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.
+
+Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:
+
+_Donné par mon excellente amie la marquise de..._
+
+Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon
+à le rendre illisible.
+
+Étrange chose!
+
+Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
+Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
+
+Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
+
+Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans,
+accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux
+d'une prison.
+
+La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette
+femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.
+
+Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait
+dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.
+
+Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque
+était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée?
+quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce
+qu'il m'était impossible de préciser.
+
+Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
+que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
+
+Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne
+s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque
+aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
+confondant tous les objets.
+
+Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette
+heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma
+volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
+avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
+pareils à des ombres voilées.
+
+La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau
+étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
+
+Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus
+lumineux que ma veille.
+
+Je me trompais.
+
+Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte,
+et qui m'appelait.
+
+Je reconnus sa voix.
+
+J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire
+de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait,
+la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant,
+peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui
+occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant,
+dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas,
+si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
+d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.
+
+Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur
+était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
+partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._
+
+Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.
+
+Quelle raison avait-il de me fuir?
+
+C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme,
+au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
+je tâchai d'oublier.
+
+Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent,
+sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause
+de ma préoccupation.
+
+Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
+de sa chambre.
+
+Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement
+pour toujours, au camp de Smendou.
+
+Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur
+notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette
+galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que
+nous, de nous offrir de descendre.
+
+Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et
+un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
+
+Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de
+moi d'un air mystérieux.
+
+Je le regardai d'un air étonné.
+
+--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
+prêté sa chambre?
+
+--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
+plaisir de me l'apprendre.
+
+--Eh bien, il se nomme M. Collard.
+
+--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là
+plus tôt?
+
+--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
+serions à une lieue de Smendou.
+
+--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de
+devant les yeux.--Ah! oui, Collard.
+
+Ce nom m'expliquait tout.
+
+Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison,
+cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était
+Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
+
+Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
+aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
+allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré
+du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait
+être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie
+Capelle.
+
+De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté
+expliquait tout.
+
+Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique
+serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?
+
+Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément
+dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
+
+Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être
+le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui
+était presque ma parente.
+
+Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
+t'en voulais de ce doute désespéré!
+
+J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
+moment, m'inonda le coeur de tristesse.
+
+Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul;
+mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes
+compagnons.
+
+Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au
+crayon;
+
+ « Cher Maurice,
+
+ » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au
+ moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
+ d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au
+ contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
+ est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable
+ malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si
+ ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre
+ prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?
+
+ » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
+ enfermées dans le tien.
+
+ » Alex. DUMAS. »
+
+
+En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à
+l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
+une heure.
+
+Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis
+une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
+étendue sur la rouge verdure du sol africain.
+
+Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui
+s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé
+suivait peut-être notre marche vers la France.
+
+
+Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par
+la poste un paquet au timbre de Montpellier.
+
+Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
+écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre
+d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par
+secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait
+tracée.
+
+La lettre était signée: « Marie Capelle. »
+
+Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse
+aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
+prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette
+aventure.
+
+Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le
+manuscrit.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est
+ mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
+ Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
+ l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
+ vous lui avez témoignée pour moi.
+
+ » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un
+ doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?...
+ Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
+ dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon
+ grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe
+ blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour
+ cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le
+ crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de
+ diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire,
+ dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous
+ le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec
+ votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
+ fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de
+ tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
+ ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
+ mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers
+ vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
+ innocente!
+
+ » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
+ pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre
+ prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne
+ suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu.
+ Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à
+ Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet
+ espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
+ sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de
+ désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme
+ tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non!
+ oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! »
+
+ » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma
+ tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
+ était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors!
+ heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
+ grand-père, je n'ai jamais été heureuse.
+
+ » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
+ fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la
+ jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est
+ martyre.
+
+ » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé
+ et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui
+ m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou
+ dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de
+ l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma
+ confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la
+ révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi
+ nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons.
+ Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
+ justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui
+ ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
+ de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me
+ surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne
+ l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies
+ douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
+ sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si
+ charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne
+ pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé.
+ Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux
+ parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les
+ unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
+ mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même,
+ et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je
+ comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
+ soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
+ obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent
+ incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour
+ guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur
+ ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des
+ significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des
+ horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
+ invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
+ que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans
+ un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger
+ qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
+ de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en
+ lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le
+ secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes
+ indéchiffrables à ses yeux.
+
+ » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de
+ femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume
+ aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
+ peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je
+ mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
+
+ » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si
+ je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase,
+ alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée
+ escalade les étoiles.
+
+ » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute,
+ Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel
+ Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
+ la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
+ jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre
+ l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
+ quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
+ est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
+ critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
+ et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me
+ sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y
+ a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner
+ mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement
+ aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
+ plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui
+ tache quand elle n'éclaire pas.
+
+ » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève
+ d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle
+ envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute
+ futaie de roseaux.
+
+ » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas
+ seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
+ peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du
+ talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
+ fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je
+ rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans
+ ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
+ avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour
+ son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
+ forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent
+ s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des
+ bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui
+ reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
+ pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus
+ douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit.
+ Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
+ dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde
+ semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
+ ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
+ ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
+ remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
+ que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon,
+ c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de
+ l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
+ retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si
+ brûlants, mais si fragiles.
+
+ » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà
+ auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la
+ réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
+
+ » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives,
+ quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela
+ a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
+
+ » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
+
+ » MARIE CAPELLE. »
+
+
+On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les
+pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.
+
+
+SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.
+
+
+ ITALIE.
+
+« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour
+voiler tes beaux flancs!
+
+» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes
+les neiges alpines!
+
+» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je
+pleure rien qu'en pensant à toi.
+
+» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule
+haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la
+nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
+joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
+
+» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
+
+» 1844. »
+
+
+ VILLERS-HELLON.
+
+« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le
+soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
+t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
+
+»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or
+voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta
+douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux
+jeux des petits enfants?
+
+» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première
+au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux
+avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
+
+»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le
+jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
+village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
+
+»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de
+pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon
+absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles
+arceaux du sanctuaire?
+
+»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
+tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les
+pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
+
+»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va
+le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à
+l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
+
+» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les
+parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit
+moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
+soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! »
+
+
+ «O vous tous qui passez sur le chemin,
+ regardez et voyez s'il est une douleur
+ comparable à ma douleur.»
+ JÉRÉMIE.
+
+ AFFLICTION.
+
+
+«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
+heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui
+du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
+encore.
+
+» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le
+respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
+père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
+
+» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer
+encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir
+des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
+même les armer d'une bénédiction.
+
+» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
+pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille
+de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je
+portais déjà le deuil de mon bonheur.
+
+» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont
+isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils
+m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et
+cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma
+robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
+
+» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
+le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour
+de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon
+Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
+
+ _(Deuixième anniversaire.)_
+
+
+ «Minuit, 15 juillet 1845.
+
+
+» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée
+aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
+Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose:
+_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
+
+» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
+d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il
+écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges
+recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos
+plus saintes prières, nos plus chastes amours.
+
+»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes
+aux morts, mes regrets aux absents.
+
+» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour
+aux jours de mon malheur. »
+
+
+ AMITIÉ.
+
+« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
+souvenir de ce que l'on reçoit. »
+
+
+ « Février 1847,
+
+» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de
+l'homme.
+
+» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
+les pensées vers le ciel.
+
+» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
+
+» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
+
+» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui,
+je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé
+la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime
+plus que toi!
+
+» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
+
+» Le sourire s'est éteint.
+
+» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
+défendre.
+
+» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. »
+
+
+ À A.G.
+
+
+« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids
+barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure
+où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
+l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.
+
+» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
+plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
+revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
+méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
+
+» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
+âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
+récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
+veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
+
+» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous
+garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos
+yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la
+terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
+vers notre patrie du ciel.
+
+» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
+et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes
+froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
+ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
+vérité! »
+
+
+ MORT.
+
+ « 2 novembre 1848.
+
+
+» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la
+libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
+lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
+noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
+
+» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense;
+c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est
+le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à
+tous les coeurs brisés.
+
+» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
+avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je
+t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais
+vers toi.
+
+» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les
+promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
+viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
+sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
+
+» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
+désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de
+l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
+ramènes au ciel l'innocence et la foi! »
+
+Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées
+ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
+a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire
+et un baiser?
+
+Oui?
+
+Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même
+où elle le prenait à témoin de son innocence!
+
+
+Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre
+1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire
+après neuf ans et demi de captivité.
+
+Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par
+jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.
+
+C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
+rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «
+Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à
+chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs
+appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi
+n'existe pas.
+
+Égalité de la peine, bien entendu.
+
+J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son
+lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un
+jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai
+l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de
+la douleur physique.
+
+Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui
+avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait
+promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à
+Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
+donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des
+Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
+
+Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de
+nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme
+irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique
+de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit
+de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un
+mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
+ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
+
+À notre avis, il en est de même de la punition morale.
+
+Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
+organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
+insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
+distinguée.
+
+Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
+continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le
+crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par
+l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
+
+Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
+princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été
+élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
+ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et
+les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
+prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus
+petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
+encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
+fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un
+homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
+ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
+Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
+ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer
+aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les
+cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette
+espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des
+mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
+respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui
+faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
+tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où
+l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
+bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le
+désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte,
+où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient
+vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la
+prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la
+main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
+d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et
+l'avenir! »
+
+Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été
+commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux
+yeux de Dieu.
+
+Je demandais à un juré:
+
+--Croyez-vous Marie Capelle coupable?
+
+--Oui.
+
+--Et vous avez voté pour la prison?
+
+--Non.
+
+--Expliquez-moi cela.
+
+--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
+
+Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
+résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu
+desquelles il a été commis.
+
+Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité,
+est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime
+même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à
+cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues
+ou à une revendeuse à la toilette.
+
+C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. »
+
+Mais est-ce équitable? Là est la question.
+
+Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au
+milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
+autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
+poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à
+Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
+gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
+s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre
+grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
+fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
+une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers
+sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette
+chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au
+plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
+c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
+humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de
+laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe;
+c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
+
+Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation,
+la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
+fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là
+par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
+passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon
+pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette
+dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de
+soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis
+dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
+
+Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la
+robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
+
+Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare
+qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant
+hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
+dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
+
+Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle,
+M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez,
+la voici:
+
+ « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est
+ renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
+ contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
+ vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
+ hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je
+ suis folle!
+
+ » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à
+ familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
+ leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
+ révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
+ plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
+ but, me dégrader et m'avilir.
+
+ » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
+ douleur que je recule.
+
+ » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à
+ la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide;
+ entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son
+ plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
+
+ » Je vivrai là...
+
+ » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous
+ reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
+ heure de souffrances partagées.
+
+ » Je vivrai ces six jours.
+
+ » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma
+ conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
+ corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?...
+
+ » Jamais!
+
+ » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs
+ et les saints.
+
+ » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore
+ dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma
+ volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la
+ peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
+ abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être
+ véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne
+ l'étais qu'à demi.
+
+ » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis
+ pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des
+ préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
+ point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses
+ maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
+ devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je
+ suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas
+ mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
+ me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me
+ salir.
+
+ » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
+
+ » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
+
+ » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
+ supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les
+ tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes
+ pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame
+ même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent,
+ j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces;
+ hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
+ douleurs.
+
+ » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme;
+ aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
+
+ » Votre MARIE CAPELLE.
+
+ » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute
+ dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
+ oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
+ vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le
+ signe du crime, mais celui d'une vertu.»
+
+Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que
+les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on
+renferme à Saint-Lazare?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
+d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
+Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
+Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette
+commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
+d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
+exemple?
+
+Oui.
+
+Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
+grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire
+non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé,
+ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
+croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de
+jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
+sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
+plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier
+et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
+
+Oui, incontestablement oui.
+
+Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la
+punition.
+
+Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé
+cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le
+bon docteur Larrey.
+
+Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
+n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
+qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
+
+C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble,
+de concourir au prix Montyon.
+
+
+Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de
+douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la
+description.
+
+Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste
+couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison,
+voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
+
+Écoutez, c'est elle qui parle:
+
+ « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait
+ froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
+ mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste
+ couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
+ inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et
+ sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à
+ ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
+ aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus
+ _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais
+ si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
+ n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
+ sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends
+ à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des
+ larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent
+ des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
+ front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau;
+ d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le
+ son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
+ ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
+ j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! »
+
+La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février
+1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa
+main amaigrie à la porte du tombeau.
+
+Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
+
+Enfin la rigueur des hommes se lassa.
+
+Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur
+d'une autre cellule.
+
+Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
+
+ « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma
+ garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter
+ ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se
+ placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
+
+ » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
+ C'est de la vérité locale.
+
+ » Voici le mobilier:
+
+ » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte
+ obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
+ fort laid, mais c'est chaud.
+
+ » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous
+ l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode,
+ et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale
+ liserée de gris.
+
+ » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
+
+ » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
+ passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
+
+ » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et
+ petite chapelle de mes souvenirs.
+
+ » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au
+ mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté
+ sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est
+ prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon
+ grand-père.
+
+ » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix
+ qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à
+ porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
+ branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
+
+ » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus
+ rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un
+ sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! »
+
+Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière
+pendant ces neuf années.
+
+Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
+murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront
+sur sa tombe.
+
+D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard
+de soixante-quinze ans.
+
+Écoutons-le.
+
+ « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement
+ notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne
+ la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses
+ craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine
+ furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils
+ conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
+
+ » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait
+ rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
+ expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être
+ plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la
+ maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
+
+ » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
+
+ » Il n'était plus temps!
+
+ » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
+ incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la
+ soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout
+ fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
+
+ » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à
+ Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président:
+ j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage
+ d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
+ après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
+
+ » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en
+ trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus
+ une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la
+ liberté.
+
+ » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma
+ demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
+ mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
+
+ » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une
+ croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. »
+
+Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur
+la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous
+adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
+prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
+
+Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle
+toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de
+cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
+l'entourait.
+
+ « Monsieur,
+
+ » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous.
+ L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore
+ une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses
+ affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
+ le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre
+ Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à
+ penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si
+ parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier,
+ depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et
+ incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
+ religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
+ n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible
+ événement que je suis forcé de vous annoncer.
+
+ » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
+ qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités
+ distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu
+ ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
+ toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
+ En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi,
+ de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que
+ j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si
+ profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de
+ plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager,
+ à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et
+ de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été
+ admirable aux approches de la mort.
+
+ » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de
+ tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je
+ n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour
+ ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop
+ sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à
+ cet égard.
+
+ » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
+ mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux
+ à la lui rendre aussi facile que possible.
+
+ » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont
+ mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord,
+ elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de
+ madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son
+ voyage pour se rendre au sein de sa famille.
+
+ » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa
+ famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
+
+ » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir
+ l'hommage, etc.
+
+ » B...,
+
+ » Curé, aumônier des bains d'Ussat. »
+
+ » Ornolac, 7 septembre 1853.»
+
+
+Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
+Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la
+prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures
+avant sa mort.
+
+Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre,
+consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
+
+ « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous
+ écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite
+ vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule
+ fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
+ vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus.
+ J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
+ me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir,
+ tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
+ jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve
+ pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois
+ mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma
+ confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire.
+
+ » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce
+ souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur.
+ Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le
+ sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle
+ sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
+ ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
+ rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
+ vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
+ comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous
+ bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
+ le courage de le supporter. »
+
+ » Puis, comme les douleurs redoublaient:
+
+ « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
+ vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
+ fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il
+ leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! »
+
+ » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à
+ tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus
+ grande.
+
+ » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais
+ tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance
+ à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
+ j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui
+ étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
+ qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle
+ si supérieure.
+
+ » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous
+ m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
+ parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
+
+ » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les
+ plus respectueux.
+
+ » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur
+ êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
+
+ » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
+ mon coeur.
+
+ » CLÉMENCE.
+
+ » Lundi 27. »
+
+
+Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
+cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
+
+Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve
+bonté:
+
+ « Mon cher monsieur,
+
+ » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre
+ égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura
+ causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne
+ pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet.
+ J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là.
+ Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce
+ silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas
+ coupable.
+
+ » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
+ vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
+ m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
+ la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à
+ les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien
+ conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de
+ juillet.
+
+ » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
+ n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant
+ qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et
+ parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait
+ peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette
+ dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
+ la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus.
+ Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de
+ délicatesse en ce point.
+
+ » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et
+ m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
+
+ » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de
+ m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à
+ Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
+ la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait
+ beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
+ traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux
+ semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce
+ retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me
+ répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
+ prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
+ fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui
+ écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
+ indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait
+ enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
+ lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini
+ son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
+ jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
+ par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
+
+ » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou
+ plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
+ annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi,
+ et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa
+ part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu
+ visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
+ est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
+ son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher.
+ J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on
+ le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs
+ également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique.
+ Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être
+ flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte
+ sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à
+ réparer.
+
+ » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
+ fini. »
+
+Qu'ajouter à cela?
+
+Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
+qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux
+blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
+
+ « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
+
+ » Je réponds:
+
+ » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
+
+ » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
+
+ » Ma conviction est là.
+
+ » COLLARD,
+
+ » Montpellier, 17 juin 1853. »
+
+
+Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de
+captivité.
+
+
+
+JACQUES FOSSE
+
+
+Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma
+place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus
+empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
+
+Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
+trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
+vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
+
+--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous
+n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
+repartir sans vous voir.
+
+--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
+
+--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et
+sauveteur dans mes moments perdus.
+
+En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
+couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
+éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge,
+éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
+
+Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des
+plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
+lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
+j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
+celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
+
+Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
+ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
+
+Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
+laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter
+cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
+
+Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous
+rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il
+naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
+ou à peu près.
+
+Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
+
+Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
+
+La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller
+habiter chez sa mère, à Beaucaire.
+
+En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut
+douze enfants, dont trois sont morts.
+
+En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
+Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
+
+Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
+alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
+
+Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un
+enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
+
+Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
+gagnait par jour; mais enfin on vivait.
+
+Il fit ce métier pendant un an.
+
+Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il
+entra comme manoeuvre chez un maçon.
+
+Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
+
+En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé
+Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
+
+Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque
+de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
+passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
+
+Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
+
+Jamais programme ne fut mieux suivi.
+
+En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en
+qualité d'apprenti mineur.
+
+Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
+
+Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à
+quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
+
+À quatorze ans, Fosse portait sept cents.
+
+Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle
+durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un
+immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
+
+Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
+dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
+fils d'un charcutier nommé Cambon.
+
+Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
+même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de
+Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le
+danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur,
+le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
+
+Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
+compagnie.
+
+Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en
+se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
+nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur,
+lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
+
+Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de
+bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce
+doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
+
+En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en
+qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent
+et dirigent les voyageurs.
+
+Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de
+Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café
+chantant.
+
+Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
+
+Voici le fait:
+
+Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
+
+Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin
+de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
+
+Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
+boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques
+qui tenait la chaîne.
+
+Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné
+avec lui.
+
+Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu
+pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
+
+Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
+
+Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
+
+Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre
+essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse
+avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle
+aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme
+le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le
+bord, les traîna tous deux après lui.
+
+Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe;
+mais, heureusement, le nageur avait pied.
+
+Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de
+l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
+
+Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
+de l'empêcher de s'enfuir.
+
+Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se
+sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
+s'élança à sa poursuite.
+
+Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à
+lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
+
+Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui,
+entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
+
+Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant
+l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il
+était par une force supérieure.
+
+Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour
+respirer.
+
+C'était là que l'ours l'attendait.
+
+Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
+épaule.
+
+Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
+chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de
+brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
+
+Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
+peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup
+de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
+
+Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et
+se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
+
+Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais
+pour assister à cet étrange sauvetage.
+
+En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles
+étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui
+conduisait au bateau à vapeur.
+
+C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
+
+Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai,
+et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
+
+Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
+qui s'y noyaient.
+
+Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
+
+En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
+débattant.
+
+Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
+les épaules.
+
+Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai,
+s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de
+l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
+
+À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le
+tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
+
+--Tire!
+
+On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
+étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait
+conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que
+son portemanteau était resté au fond du Rhône.
+
+Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
+
+Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
+
+Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à
+Fosse.
+
+Il va sans dire que celui-ci refusa.
+
+Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère
+de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
+son gendre à Montpellier.
+
+En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
+elle tomba dans le Rhône.
+
+Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît
+de l'autre côté.
+
+Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il
+essaye de sauver.
+
+Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
+
+Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
+soutient madame de Sainte-Maure.
+
+Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
+encore se retourne.
+
+Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra;
+il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
+bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il
+avait sauté à l'eau.
+
+Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un
+constructeur de bateaux, nommé Raousse.
+
+Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un
+garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
+
+Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de
+Beaucaire.
+
+M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de
+deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la
+médaille; elle valait quarante sous.
+
+Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille
+de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est
+pas trois sous par personne.
+
+Fosse s'en contenta.
+
+En 1840, il tomba à la conscription.
+
+Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux
+personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre
+dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
+
+Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde
+classe.
+
+Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
+septembre 1840.
+
+Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à
+Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
+
+Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
+du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
+seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de
+cheval.
+
+Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui
+faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas
+lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
+
+En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le
+Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois
+tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
+en retire tous les trois, et vivants.
+
+Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième
+classe.
+
+En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
+s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
+
+Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille
+avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au
+travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son
+beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
+
+Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de
+Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait
+mourant.
+
+Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
+herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette
+augmentation dans sa recette pour se marier.
+
+En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à
+Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et
+écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment
+que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à
+100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
+
+M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à
+deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
+
+M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
+francs.
+
+Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était
+faite.
+
+Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
+
+Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
+sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
+le Rhône et passe sous le radeau.
+
+Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
+
+Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
+est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
+par l'une des extrémités.
+
+Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui,
+en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
+
+Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien
+varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point
+d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller
+chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait
+jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les
+flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
+
+Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la
+garde nationale de Beaucaire.
+
+Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
+les bords de la Durance.
+
+Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout
+cela ne satisfaisait pas son ambition.
+
+C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part
+pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas
+revenir sans sa croix.
+
+Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin
+suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
+
+À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se
+mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
+
+Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
+
+Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se
+noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un
+commis d'une maison de commerce.
+
+En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le
+transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
+
+Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à
+l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son
+établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et
+de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
+
+Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
+
+Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de
+l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de
+tabac.
+
+Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux
+publics maître du port à Beaucaire.
+
+Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se
+noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur
+espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
+
+En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
+soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
+exemple.
+
+Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
+achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
+fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise
+un bénéfice considérable.
+
+Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du
+port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
+
+Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin
+chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une
+jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
+ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit
+qu'une quarantaine.
+
+Fosse sauva le reste.
+
+Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
+l'enfant.
+
+Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément,
+que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces
+débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du
+fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
+à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
+
+Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
+au-dessus de son cours ordinaire.
+
+Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
+arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa
+présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
+
+C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
+
+L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on
+lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de
+terre.
+
+Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
+
+De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
+d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux
+d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
+
+Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues,
+complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est
+interrompue.
+
+--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en
+aurez, ou je ne reviendrai pas.
+
+Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
+faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est
+à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
+l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de
+maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
+
+Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le
+commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec
+lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis
+le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
+
+Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq
+heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à
+travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse
+porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
+
+L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
+arrivèrent.
+
+Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à
+Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
+pleine de courants, de tourbillons et de remous.
+
+Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
+
+Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
+personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au
+milieu du courant.
+
+Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour
+éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne
+voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
+temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
+ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse
+ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa
+barque et continuait son chemin.
+
+Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages
+supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée
+et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous
+les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le
+plus élevé du pauvre village.
+
+Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au
+lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher
+un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le
+seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
+
+Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis
+vingt-quatre heures.
+
+Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
+
+Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
+qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de
+l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où
+l'attendait le préfet.
+
+--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.
+
+Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise
+un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues
+et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
+
+Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de
+vivres.
+
+Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
+n'osait faire.
+
+Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse,
+afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
+
+Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
+manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
+
+--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui
+ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
+je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.
+
+On arriva sans accident.
+
+Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette
+lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
+
+« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous
+voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la
+rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants,
+chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de
+terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
+mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
+s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
+même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres
+circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous
+plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
+
+» HENRY, évêque de Nîmes. »
+
+L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se
+rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens
+les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux
+dans la campagne.
+
+La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta
+Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se
+précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
+
+--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
+hommes de bonne volonté.
+
+Deux pilotes se présentèrent.
+
+La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
+
+Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance,
+reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
+
+Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les
+jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des
+pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
+
+Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première
+classe.
+
+Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue
+de Beaucaire.
+
+Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
+
+Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
+
+Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
+
+Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une
+fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans
+connaissance sur le carreau.
+
+Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se
+sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains
+des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous,
+dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en
+redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
+
+Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard,
+elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
+
+Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille,
+il entend crier: « À l'assassin! »
+
+Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme
+une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
+
+Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
+
+C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà
+commis bon nombre de vols.
+
+Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
+métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
+les mains de Fosse.
+
+Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France,
+se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
+
+Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu
+le 16 décembre.
+
+Ce fut alors que je le vis.
+
+Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable
+ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur
+de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
+suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
+
+J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé,
+je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de
+Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
+post-scriptum.
+
+
+
+LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
+
+
+Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de
+Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
+
+Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie
+en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
+aller jouer une heure dans _les ruines_.
+
+Et les fortes têtes du pays disaient:
+
+--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
+que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.
+
+Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
+diablement travaillé depuis.
+
+Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse
+mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
+d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
+J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
+
+Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
+la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
+ce que je vois.
+
+Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
+point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux
+vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
+
+Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_.
+
+Les voici:
+
+ Alors que le Seigneur, de sa droite féconde,
+ Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
+ Qu'il eut tracé du doigt,
+ Comme fait le pilote à la barque qui passe,
+ La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
+ Il dit: « Que l'homme soit! »
+
+ À sa voix s'agita la surface du globe;
+ La terre secoua les plis verts de sa robe,
+ Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
+ Comme des ouvriers demandant leur salaire,
+ De l'équateur en flamme et des glaces polaires,
+ Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
+
+ « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême,
+ Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
+ Les lots vous sont offerts.
+ Chaque homme a droit égal au commun héritage;
+ Allez! et faites-vous le fraternel partage
+ De la terre et des mers.»
+
+ Alors, selon sa force ou bien son caractère,
+ L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
+ Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
+ Le laboureur le champ où la rivière coule,
+ Le commerçant la route où le chariot roule,
+ Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
+
+ Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône,
+ Le pape la tiare et le roi la couronne;
+ Et le pâtre craintif
+ Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
+ Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
+ Un homme à l'oeil pensif.
+
+ D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre
+ Il marchait lentement, triste sans être sombre;
+ Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
+ Enfin, au pied du trône il releva la tête,
+ Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète;
+ N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? »
+
+ Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être!
+ --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître,
+ De son avoir jaloux;
+ Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde,
+ Quand on faisait sans toi le partage du monde?
+ --J'étais à vos genoux!
+
+ » Mon regard admirait la splendeur infinie;
+ Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
+ Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur
+ Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère,
+ S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre,
+ Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
+
+ --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime,
+ La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
+ Que veux-tu! c'est la loi.
+ Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
+ Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
+ Et mon ciel est à toi. »
+
+
+Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
+
+Puis il a les ruines.
+
+Revenons aux nôtres.
+
+Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
+belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
+
+Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son
+chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont
+beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
+plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de
+chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
+d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles
+forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt
+de Villers-Cotterets.
+
+Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes
+qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir
+sympathique.
+
+Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et
+l'acheva en 1407.
+
+Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi
+laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il
+résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été
+achevées.
+
+Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y
+entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux
+Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et
+Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
+
+C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean,
+surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il
+eût fallu l'appeler.
+
+Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était
+fou.
+
+Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
+
+Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près.
+On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
+des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
+rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place
+de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une
+noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou
+d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus
+contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
+
+Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges,
+inouïs, fantastiques.
+
+Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des
+robes de douze aunes.
+
+Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes
+d'animaux.
+
+Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
+ménestrels et aux troubadours.
+
+Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une
+ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous
+occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize
+livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées
+à orner une robe.
+
+Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
+
+Le voici:
+
+« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
+chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur
+chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
+servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent
+quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
+en quarré. »
+
+Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces
+modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à
+celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
+
+Il y avait des cornes partout.
+
+Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les
+hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
+
+La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les
+femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
+
+« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et
+excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
+de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges,
+que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
+qu'elles se tournassent de côté et baissassent. »
+
+Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces
+belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi
+Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
+
+Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau;
+le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de
+Milan.
+
+Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
+florins.
+
+L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la
+folie.
+
+Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien
+courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
+
+Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
+du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où
+l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre
+ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout
+était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par
+la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la
+Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux
+anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont
+Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de
+la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir,
+pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère
+Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop
+pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons
+horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
+
+Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait
+promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la
+fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de
+douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de
+la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
+de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus
+comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
+court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient
+jaillir la veille du vin et du lait.
+
+Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon
+s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
+
+Le véritable motif, c'était le plaisir.
+
+Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
+deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
+la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
+illustration non noins grande que ses deux oncles.
+
+D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de
+Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en
+paix.
+
+Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
+en jeux, bals et galanteries.
+
+Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une
+seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où
+Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des
+indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie
+Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
+
+Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc
+d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
+de sept cent cinquante bénéfices.
+
+On passa en Languedoc.
+
+Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et
+les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les
+couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré,
+mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur.
+Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et
+prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
+d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait
+les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
+de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un
+mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les
+brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or
+aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
+part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait.
+Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et
+bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait
+épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
+
+Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était
+retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques
+demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
+fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de
+Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
+coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de
+Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
+
+Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
+bûcher? J'en doute.
+
+Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
+justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
+leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière
+d'autre couleur que leur robe, au bras.
+
+Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et
+qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
+
+Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son
+retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
+son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait
+avant lui. C'est le roi qui gagna.
+
+Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il
+avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur
+vide.
+
+À vingt-trois ans, il était fou.
+
+Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
+d'Orléans, prit sa femme.
+
+Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
+
+Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
+son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
+Bourgogne.
+
+L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
+Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée
+dans l'esprit fantasque du jeune prince.
+
+C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la
+tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
+bonheur du duc d'Orléans.
+
+Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
+jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
+la mort du duc d'Orléans.
+
+Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient
+suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie
+amoureuse.
+
+En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux
+duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à
+faire une visite à Louis d'Orléans.
+
+Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme
+l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
+dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un
+palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours,
+retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
+
+C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
+
+C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de
+l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
+
+Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il
+recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
+demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de
+cendres.
+
+Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
+
+Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il
+rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
+faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
+cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.
+
+Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de
+réconcilier ses deux neveux.
+
+Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
+dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut
+courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner
+pour le 22.
+
+Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
+
+Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat
+du duc d'Orléans.
+
+
+Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
+existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
+est le théâtre.
+
+Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de
+la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
+
+Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait
+fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette
+petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve
+lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
+
+Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé
+alors par la reine Isabeau.
+
+Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque,
+hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
+de la Ville et du Temple.
+
+Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait
+gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous
+Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie
+de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
+entendu.
+
+En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
+enlever l'alliage.
+
+Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette,
+appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
+
+Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de
+lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel
+Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
+
+Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
+elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à
+la rue de la Perle.
+
+Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en
+naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort
+longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc
+d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
+
+On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on
+avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un
+enfant d'un jour.
+
+C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son
+enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
+
+Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé
+l'assassinat du duc d'Orléans.
+
+Depuis longtemps, il le méditait.
+
+Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait
+dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
+était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de
+l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin
+qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres
+denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège
+de vendre sans droits.
+
+Le 17, la maison était trouvée et livrée.
+
+C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du
+Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une
+niche au-dessus de la porte.
+
+L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi;
+l'histoire n'a pas conservé son nom.
+
+L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général
+des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
+
+Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même
+hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même
+table.
+
+Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine,
+et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
+Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le
+valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire
+au prince que le roi le demandait à l'instant même.
+
+Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il
+pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
+aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire
+qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
+compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la
+sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son
+crime.
+
+Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était
+attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
+
+De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
+aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
+une partie de sa suite.
+
+Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même
+cheval, un page et quelques valets portant des torches.
+
+C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis
+d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce
+quartier sombre, solitaire et retiré.
+
+Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée,
+c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
+Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une
+gaie chanson, et jouant avec son gant.
+
+Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter
+que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore,
+ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
+homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
+était apparue.
+
+Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et
+une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était
+cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
+
+Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
+enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
+l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour
+aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! »
+
+Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
+
+Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans
+la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de
+hache et d'épée.
+
+Et lui criait:
+
+--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
+
+Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
+
+Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de
+hache lui fendait la tête.
+
+Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
+voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
+
+--Au meurtre!
+
+Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un
+geste de menace:
+
+--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
+
+Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
+Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
+chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
+et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
+
+--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
+
+Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de
+masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
+
+Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et,
+sans penser à lui-même;
+
+--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il.
+
+Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
+
+C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par
+Isabeau.
+
+L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
+éteindre les torches et s'en aller.
+
+Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
+
+Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du
+coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la
+tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une
+oreille à l'autre.
+
+La cervelle en sortait.
+
+Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres
+restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
+
+
+Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté
+ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le
+prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait
+terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
+
+Mort, tout le monde le pleura.
+
+La France la première.
+
+« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
+je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que
+c'était lui; parce que c'était moi. »
+
+Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme
+Montaigne:
+
+-Je l'aimais.
+
+La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima
+celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts
+et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
+
+Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables.
+L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était
+le coeur, un coeur bon et humain.
+
+Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le
+prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard
+qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul
+de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
+
+Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de
+larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil,
+tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
+roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
+
+Les pleurs appellent les pleurs.
+
+Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine
+tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui
+qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces
+murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont
+dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
+ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
+appartenu.
+
+C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours
+était un rude lutteur.
+
+Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la
+féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
+
+--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
+
+Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.
+
+
+À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à
+Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
+ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que
+c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
+c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était,
+enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
+
+Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
+
+Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
+achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées
+de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les
+avait confisquées à la maison d'Orléans.
+
+Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par
+l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier
+de M. de Sainte-Foix.
+
+L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
+
+Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas
+meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.
+
+Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait
+monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
+
+À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des
+tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
+
+Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours
+esherbées.
+
+C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
+âge.
+
+Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu,
+furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
+
+On se montrait les uns aux autres les études faites, on se
+renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
+l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire
+de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
+
+Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
+Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où
+il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit
+sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux
+voyageurs.
+
+Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
+feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
+
+À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
+
+Cet artiste, c'était M. de Flubé.
+
+Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente
+pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. »
+
+Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
+
+Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui
+du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que,
+moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
+
+Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
+l'_hôtel des Ruines_.
+
+Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
+
+Le drapeau surmontait cette inscription:
+
+
+ CONNÉTABLE-TERJUS
+ _Montre les ruines
+ Aux amateurs._
+
+
+Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à
+Pierrefonds.--On montrait les ruines!
+
+Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour
+me les montrer!
+
+Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds
+n'était qu'un village, il devint un bourg.
+
+Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
+
+Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou
+six tonneaux.
+
+Ce brick s'appela _l'Artiste_.
+
+Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à
+l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à
+faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_.
+
+Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des
+Étrangers_.
+
+Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un
+spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel
+édifice:
+
+
+ HÔTEL DES ÉTRANGERS.
+
+
+Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration
+qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau
+sulfureuse.
+
+Dès lors, Pierrefonds était complet:
+
+Historique par ses ruines,
+
+Pittoresque par sa position,
+
+Sanitaire par sa Source.
+
+Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de
+l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux
+minérales.
+
+Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur
+d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles
+d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
+à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient
+être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
+
+Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées
+dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
+
+Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades
+de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison
+en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_.
+
+Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel
+de Pierrefonds_.
+
+La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de
+Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.
+
+Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir
+pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour
+Pierrefonds_.
+
+Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre
+de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
+une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
+située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
+
+Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de
+Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de
+Paris.
+
+Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient
+d'avoir son feu d'artifice.
+
+--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles
+romaines et un soleil cloué contre un arbre.
+
+Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du
+Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
+
+Son épilogue était un magnifique bouquet.
+
+Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
+
+Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
+
+Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot,
+le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je
+compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
+qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman
+ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le
+moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
+
+Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de
+souscription.
+
+Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
+du dimanche suivant.
+
+Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
+
+Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas
+encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
+
+--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous
+acheter vos artifices?
+
+--À Paris.
+
+--Chez qui?
+
+--Chez Ruggieri.
+
+--Attendez.
+
+J'écrivis une lettre.
+
+--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
+
+--Qu'est-ce que votre ami Désiré?
+
+--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
+mais encore je fournis l'artificier.
+
+Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
+
+--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
+dérangera?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Pour nous?
+
+--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
+
+Ils se retirèrent en hochant la tête.
+
+Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
+
+--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher
+ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et
+m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois
+bien qu'il se dérangera!
+
+Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
+plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
+
+Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement
+l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
+il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée
+comme sa marchandise.
+
+Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement
+répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M.
+Ruggieri devait venir.
+
+Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
+
+Des paris s'étaient ouverts:
+
+Ruggieri viendra-t-il?
+
+Ruggieri ne viendra-t-il pas?
+
+On accourut me demander:
+
+--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à
+Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
+
+--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à
+Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.
+
+--Et il viendra, nous pouvons y croire?
+
+--Aussi certainement que s'il était arrivé.
+
+Et chacun partait en criant:
+
+--J'écris qu'il viendra.
+
+Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre
+avec une pareille certitude?
+
+Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
+fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
+
+C'est tout le contraire.
+
+Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
+
+Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
+
+Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
+
+Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
+
+Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
+
+--Entrez, Ruggieri! criai-je.
+
+Et Ruggieri entra.
+
+Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous
+pouvons répondre les uns des autres.
+
+Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri
+était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
+illumination des ruines.
+
+À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
+
+À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
+
+C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
+étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
+
+Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge
+s'alluma.
+
+La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant
+dans l'eau.
+
+Les premiers cris de joie commencèrent.
+
+Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit
+avec un feu vert.
+
+Puis une troisième avec un feu blanc.
+
+Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette
+fois, tout rentra dans l'obscurité.
+
+Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
+
+Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
+montagne et se dresser dans la nuit.
+
+La pâle apparition dura dix minutes.
+
+Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
+
+L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
+
+Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
+une teinte différente.
+
+Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
+
+Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
+
+
+Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à
+feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
+
+C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
+magnifique soirée.
+
+Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
+
+--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
+
+--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré
+tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
+reviendrai.
+
+
+S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je
+vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez
+venir.
+
+
+
+LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
+
+
+Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr
+écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont
+j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des
+_Mohicans de Paris:_
+
+ » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de
+ tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon
+ _jardin des romancier_.
+
+ » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des
+ arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à
+ l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.
+
+ » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;
+
+ » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;
+
+ » À Balzac, l'azaléa grimpante;
+
+ » À Jules Janin, l'oeillet bleu;
+
+ » À madame de Genlis, la rose verte;
+
+ » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous
+ le climat de Paris;
+
+ » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles
+ pendant l'hiver;
+
+ » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et
+ fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;
+
+ » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;
+
+ » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de
+ graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux,
+ produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol
+ qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.
+
+ » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la
+ neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)
+
+ » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
+ créations.
+
+ » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales
+ transparents dans le jardin des romanciers.
+
+ » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la
+ tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.
+
+ » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur
+ leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé
+ longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.
+
+ » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître
+ M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi
+ que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un
+ poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui
+ présenta devait son coloris au sang de ce lion.
+
+ » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus
+ est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par
+ Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des
+ Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le
+ lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est
+ pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la
+ neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M.
+ Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page
+ 319.
+
+ » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne
+ le front d'Osiris; il a la fleur rose.
+
+ » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à
+ pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a
+ jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.
+
+ » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était
+ le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de
+ l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je
+ le dois.
+
+ » ALPHONSE KARR. »
+
+
+_Réponse d'Alexandre Dumas_.
+
+
+Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible
+à l'honneur que tu me fais en me plaçant en
+si bonne compagnie; mais cet honneur, non point
+par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis
+forcé de m'y soustraire.
+
+J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un
+lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet
+de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention
+que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème
+à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines
+de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.
+
+Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas.
+Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le
+lotus blanc.
+
+C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui
+a encore inventé celle-là.
+
+Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par
+M. Belfield-Lefèvre.
+
+Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_,
+article _lotus_, ce savant botaniste:
+
+ LOTUS, LOTOS.
+
+ « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et
+ philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils
+ désignent sous le nom de _lotos_...
+
+ » 1° Plante arborescente.
+
+ » 2° Plante aquatique.
+
+ » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux
+ du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et
+ vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.
+
+ » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes
+ anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le
+ nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment;
+ sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son
+ fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait,
+ dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de
+ fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante
+ aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et
+ qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea
+ nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow.
+
+ » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_,
+ comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait,
+ selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs
+ GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à
+ ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait
+ une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et
+ se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au
+ retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce
+ précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA
+ FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute
+ probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE
+ AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.
+
+ » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se
+ distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par
+ ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante
+ que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. »
+
+
+Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton
+paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille
+m'exposer à en être chassé.
+
+ Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin
+embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et
+qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique
+parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.
+
+Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu
+disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin
+des romanciers_ au palais de justice:
+
+« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous
+silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le
+tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de
+couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE
+ornait sa boutonnière...»
+
+Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose
+du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la
+Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de
+Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant,
+la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de
+Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de
+Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille
+variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE
+MOUSSEUSE.
+
+Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en
+l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?
+
+C'est possible, après tout.
+
+En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une
+pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé
+_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que
+je suis en train de faire sur ma fenêtre.
+
+
+_Réplique d'Alphonse Karr_.
+
+Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon
+jardin des romanciers.
+
+Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire
+quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques
+années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé
+ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.
+
+Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales
+transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. »
+
+Voyons ta preuve.
+
+C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
+Dieu.--Voyons donc les champions:
+
+ _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._
+
+ Théophraste.
+ Hérodote. . . . . . . .
+ Athénée.
+
+ Porret.
+ Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy.
+ Savigny.
+
+ Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322.
+
+ Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr.
+
+Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les
+champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien,
+c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès
+notre enfance, sous peine de pensums.
+
+Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.
+
+Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une
+histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un
+grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois
+savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les
+morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui
+vous gênent.
+
+--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un
+vivant, valent-ils ton savant vivant?
+
+À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre.
+
+L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr.
+
+Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que
+je leur ôterai.
+
+D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur
+dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend
+sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit
+généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les
+regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils
+ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un
+soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque
+soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte
+pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il
+faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin
+des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.
+
+Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend
+très-suspect son témoignage sur un point en litige.
+
+D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout;
+mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc
+et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, »
+--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise.
+
+Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce
+grand peuple de faïence qui est en train de se casser.
+
+Elle est belle, ta preuve!
+
+Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc
+comme la neige de l'Himalaya. »
+
+Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car
+tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien
+gentil!
+
+Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit
+pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose
+mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute
+d'impression comme transparen_tes_.»
+
+Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point,
+maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant
+de t'y planter définitivement tout à l'heure.
+
+Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse;
+
+--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame
+de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera
+beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir
+dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je
+serai vengé.
+
+À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas
+madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur,
+et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de
+Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle
+avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ...
+moussue.
+
+Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité
+et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu
+dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.
+
+Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse
+est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue;
+c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut
+hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas
+le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse.
+
+Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie
+accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il
+l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont
+le droit d'avoir voix au chapitre.
+
+M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe
+du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,--
+dit rose mousseuse.
+
+De même que:
+
+M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_;
+
+M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de
+Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_,
+qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande;
+
+M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et
+une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une
+rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la
+_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des
+Provins.
+
+M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;
+
+Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle
+rose _génie de Chateaubriand_;
+
+Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne
+Prévost_;
+
+Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_;
+
+Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose
+_souvenir de la Malmaison_.
+
+Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par
+mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps
+être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce
+n'est ni toi ni moi.
+
+Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres
+des roses, ils disent rose mousseuse.
+
+Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison
+rustique_.
+
+Ce seraient de terribles autorités contre nous deux.
+
+Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions
+celle-là?
+
+_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la
+phrase: un des plus belles orgues.
+
+_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de
+messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que
+l'hymne fut chantée_.
+
+Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé,
+ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le
+contraire, sous peine de ne pas être entendu.
+
+Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille,
+on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope
+n'est pas la vanille.
+
+Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis
+pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure.
+
+Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les
+neiges de l'Himalaya. »
+
+Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des
+lotus est blanc.
+
+Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le
+lotus.
+
+Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des
+lotus blancs,--prétends-tu.
+
+J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc
+existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.
+
+Prendrais-tu la rose pour type du jaune?
+
+Dirais-tu: jaune comme une rose?
+
+Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow,
+noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.
+
+Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.
+
+Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes,
+par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. »
+
+Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans,
+par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui
+s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. »
+
+Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points.
+
+Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en
+m'y plantant moi-même.
+
+Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent
+se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de
+son laurier.
+
+Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi
+le plus bel ornement.
+
+Je te serre bien cordialement les deux mains.
+
+ Alphonse KARR.
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC ***
+
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+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
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+Most people start at our Web sites at:
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+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
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+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
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+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or
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+as it appears in our Newsletters.
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+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
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+We need your donations more than ever!
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+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
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+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
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+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
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+just ask.
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