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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:27:17 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Bric-à -brac + +Author: Alexandre Dumas + +Posting Date: September 3, 2012 [EBook #6319] +Release Date: August, 2004 +First Posted: November 25, 2002 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC--BRAC *** + + + + +Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet +Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed +Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr. + + + + + + + + + + + BRIC-A-BRAC + + PAR + + ALEXANDRE DUMAS + + + + TABLE + + DEUX INFANTICIDES + POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + DÉSIR ET POSSESSION + UNE MÈRE + LE CURÉ DE BOULOGNE + UN FAIT PERSONNEL + COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS + HEURES DE PRISON + JACQUES FOSSE + LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + + + +DEUX INFANTICIDES + +On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma +connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa +célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent +commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la +suite de deux infanticides. + +Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame. + +Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité +publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses +antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des +lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce +qui tient à son origine. + +Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui +puisse satisfaire convenablement votre curiosité. + +Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits +Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous +rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à +Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du +Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt +singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit +hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui +dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée. + +Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons +laissée. + +Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait +été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère. + +Aussi fallut-il lui trouver un biberon. + +Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée +au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait +de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un +biberon. + +On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant +que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours +l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours +du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman +du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en +réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait. + +Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de +dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait, +le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait +de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de +trente chèvres ou de douze vaches. + +Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait +plus d'honneur à ses nourrices. + +Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins +d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de +quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle. + +Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires +étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces +menaces-là , en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les +malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte. + +Delaporte les rassura: il répondait de tout. + +En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait +l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il +venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel, +éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle, +faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au +Caire un animal de ce sexe et de cette espèce. + +Vous comprenez... + +Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même +temps agréable à un gouvernement allié. + +Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui +avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes +puissances européennes. + +D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente +cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident +qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à +l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la +France. + +Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy +Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et +s'occupa du transport en France de sa ménagerie. + +D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa +disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne +sais plus quel port de l'Archipel. + +Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des +Messageries impériales. + +Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme +cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou +quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre. + +On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant +du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il +eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante +chèvres, pour subvenir à sa nourriture. + +Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes +et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils +avaient amenés. + +Le tout arriva en seize jours à Marseille. + +Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa +première cargaison. + +À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination +l'hippopotame et sa suite. + +Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris +aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille. + +À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus +admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à +l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes +des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes. + +Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux, +semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux. + +À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de +Delaporte. + +C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a +déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que +onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a +pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là ... Pardon, +j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En +outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son +maître,--il appelle Delaporte _papa_. + +Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte +_papa_. + +Abailard, qui, en ce temps-là , n'avait pas encore de nom, ou qui en +avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa +mère, par une tribu en guerre avec la sienne. + +Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux. + +On les sépara et on les vendit. + +La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien. + +Nul ne sait ce que devint la mère. + +Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec +son maître. + +Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié +de spécifier l'objet de son commerce. + +Il vendait des étoffes. + +Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il +soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée. + +Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte +surtout, entre un maître et un esclave. + +Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes +dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y +aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des +pieds. + +Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on +craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit +venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois +coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher. + +L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois. + +Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une +soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait +prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures +le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une +autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups. + +Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort +sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus +douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque +de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il +s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître. + +L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il +fût guéri, c'est-à -dire environ un mois. + +Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son +maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il +avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son +protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures. + +Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le +malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le +vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition. + +En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le +lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin +méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres +turques, c'est-à -dire à deux cents francs, à peu près. Les mille +piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant. + +Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans +un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la +dernière maison de la ville. + +Cependant, arrivé à -la maison, une certaine répugnance instinctive le +tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de +pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et +entra dans la maison. + +Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri. + +Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte +était fermée et la barre déjà mise. + +Il se prit à trembler de tous ses membres. + +Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts. + +Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à +un ou plusieurs individus. + +Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au +claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui. + +Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les +cris. + +Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des +planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà +ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là , son +rasoir ensanglanté à la main. + +Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme +il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu +à un marchand d'eunuques! + +En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était +réservé, l'enfant se trouva mal. + +Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il +invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain. + +Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit. + +Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui. + +L'enfant était tombé près de la porte. + +Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement. + +Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il +pourrait fuir. + +Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet +escalier devait donner sur une terrasse. + +La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta +les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou +dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du +vent, se dirigea vers la ville. + +Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que +lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte. + +Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas. + +Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se +laisser reprendre. + +Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat +français. + +Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit +prononcé, signifie liberté! + +L'enfant se précipita haletant dans la cour. + +Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit. + +Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de +faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de +faire des eunuques dans ses États. + +L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour +que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se +trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection. + +D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis +il livra le marchand à la justice du pacha. + +Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux +galères. + +L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à +Delaporte de le prendre pour son domestique. + +Delaporte y consentit et en fit son _saïs_. + +C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que +l'enfant appelle Delaporte _papa_. + +C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier +maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard. + +Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame; +mais nous y revenons. + + +II + + +La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se +mit à en désirer une neuvième. + +Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les +savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la +nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient: + +--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un +hippopotame femelle? + +Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir +Halim-Pacha au milieu de son harem. + +--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons +fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que +nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants. + +Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans +le Nil blanc et envoyée au Caire. + +Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en +France, c'est l'Égypte. + +Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses +désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six +mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement +de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État, +avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont +le lait servait à sa nourriture. + +Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille. + +Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle. + +Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer +trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris. + +Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son +hippopotame au Jardin des Plantes. + +Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois. + +Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte. + +Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est +à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et +savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est +une créature privée de tout sentiment généreux: + +Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui +était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte +l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les +démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de +satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau +d'une trentaine de porcs. + +Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et +là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre +en défendant leur petit. + +Il y a loin de là , à cet axiome si hardiment avancé par notre savant +ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des +mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y +a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. » + +On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un +savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit +de son petit. + +À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant +encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, +quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait +dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus +d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie. + +Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze +mois. + +Au bout de quatorze mois, c'est-à -dire à vingt-deux mois, la femelle +mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, +soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que +cette parturition fût si proche. + +À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de +l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. +Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa +naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, +le blessa mortellement. + +Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans +sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en +absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une +mâchoire à l'autre. + +Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les +naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était +unipare, c'est-à -dire ne mettait bas qu'une seule fois. + +Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que +l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois. + +La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux +animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne +le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois +un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle +manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses +couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une +violente crispation, elle mit au monde son second petit. + +Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le +petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement +sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la +cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à -dire pendant +l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne +sortirent de l'eau. + +Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture. + +Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se +coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui +vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un +mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et +grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un +témoin oculaire. + +Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. +Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il +lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut +pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye +de le charger. + +M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il +occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la +science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui +pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère +qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le +savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition +de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et +inoffensive.» + +Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par +l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande +chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les +savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une +supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de +coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait. + +Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame. + +Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le +petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement +souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, +au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six +blessures, dont une mortelle traversant le poumon. + +Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait +voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter. + +M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, +sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que +son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile. + +Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier +soupir. + +Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, +mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux +domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. +les savants. + +C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et +l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on +remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela +arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou +deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, +ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et +les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la +main destructrice de l'homme. + +Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, +voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits +découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher +à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs +soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits. + +Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de +ceux-ci. + +Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison +qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de +chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se +dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever +plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à +travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir +pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les +petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, +les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un +amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des +oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en +captivité, _les empoisonnent_. + +L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents +chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, +comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame? + +Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a +horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il +est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier +qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient +sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait +chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, +c'est-à -dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, +s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, +il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans +sa cage. + +Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement +sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la +couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé +les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour +elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; +elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, +mais parce qu'elle était trop bonne mère. + +Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, +l'hippopotame femelle se trouve déjà , comme disent nos voisins +d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants +attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent +l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette +dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en +lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; +qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur +jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et +ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement +et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne +mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la +satisfaction d'obtenir un produit. + +Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui +rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule +anx oeufs d'or_. + +Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, +ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme +Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que +l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité. + +L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il +pouvait féconder, il pouvait être fécondé. + +Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un +pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, +sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et +disséqué. + +Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être +l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre +aux savants de toucher à son petit. + + + +POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + + +Avez-vous remarqué ceci: + +Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la +détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne +la crains pas! » + +Essayons d'expliquer ce fait. + +La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels. + +Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu +appréciées des autres peintres et des autres musiciens. + +Voyez Scheffer, voyez Schubert. + +Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes. + +Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un +historien, a des compositeurs respectables et des exécutants +supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, +moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, +Wilhems, les deux Stevens, Leys. + +La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, +Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en +compositeurs, qu'Auber et Halévy. + +Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et +de Musset: tous deux sont morts. + +Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique? + +C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux +arts sensuels. + +La musique entre par les oreilles et chatouille les sens. + +La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur. + +C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le +dit Horace, la peinture et la poésie. + +Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne +sont pas soeurs. + +C'est que la peinture est égoïste. + +La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien +changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages. + +La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits +arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la +plume. + +Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction +s'éloignera de l'original. + +Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, +Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci +et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique +a été aussi bien rendue que possible. + +Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement +dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se +fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé +pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la +croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un +apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien +clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître +compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis +terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre. + +À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre +jugent de la même façon. + +Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le +reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste +à l'endroit du peintre. + +Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens. + +Le poète dira: + +--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le +côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du +moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui +tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non! + +--Pourquoi non? + +--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du +Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la +barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux +gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui +prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui +ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, +de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne +vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas +plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce +gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui. + +Le peintre vous répondra: + +--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ +comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse. + +Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté +matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les +deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à +soi-même; tout bas: + +--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce +ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de +Rembrandt que je prierais. + +Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de +la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au +point de vue de la peinture. + +Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la +musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la +haïssent pas? + +Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer. + +La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une +musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point +affaire à une soeur, mais à une rivale. + +En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la +poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la +conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, +c'est-à -dire sur un véritable échafaud. + +Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les +disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue. + +Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les +estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle +aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera. + +Le poète a écrit: + + L'or est une chimère, + Sachons nous en servir. + +Le musicien mettra: + + Oh! l'or est une chimère. + Eh! sachons nous en servir. + +Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en +moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison. + +Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes +et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et +d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou +plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le +Prophète_, _la Marchande d'oranges_. + +On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais +vers. + +C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique +sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de +Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou. + +Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et +comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers. + +Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre. + +Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles; +mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les +paroles. + +Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la +musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira +les vers. + +Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce +qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et +Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine. + +Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou +Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec +Scribe. + + + +DÉSIR ET POSSESSION + + +La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes +sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les +quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou +un logogriphe à ses lecteurs! + +Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode. + +Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit +perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, +--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant. + +Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, +de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de +l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou +du basque? + +Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il +gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et +est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne +serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des +rossignols?--Ou bien...? + +Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre. + +Devinez donc, chez lecteur. + +Voici l'apologue en question: + + +Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie +de couleurs: le blanc, le rose et le bleu. + +Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil +lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait +au-dessus de la verte prairie. + +Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, +et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives +couleurs. + +Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là . Il avait vu +des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant +l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, +ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le +prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et +éblouissant. + +L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours. + +Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la +possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus +rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau +papillon! + + +Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, +ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère. + +De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine +aride et semée de ronces. + +L'enfant le suivit dans cette plaine. + +Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, +ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se +posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un +arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui +toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir. + +Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme. + +Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette +indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le +brillant mirage. + +Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du +jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des +fleurs, et battait amoureusement des ailes. + +Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, +le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, +léger comme un parfum. + + +Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et +les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les +années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au +sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la +vie. + +En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme. + +Là , l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas +mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui +lui restait à descendre lui paraissait aride. + +Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de +charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, +poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés +de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand +espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte +incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes +couchées, les autres debout. + +Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de +l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la +montagne. + +Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le +vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître +pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, +devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la +déclivité de la montagne. + +Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs +avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur +des branches d'arbre desséchées. + +Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours. + + +Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le +vieillard le suivit, entrant par la porte. + +Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui +semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et +tomba. + +Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois. + +Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui +tendre les bras. + +Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu +ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête. + +Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu +leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui +s'affaiblissaient. + +Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, +et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant. + +Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin +le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant +de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un +papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi. + +Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit +tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort... + +Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de +l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce +fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton +coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir +s'exhaler au moment où ta main le touchera. + + + +UNE MÈRE + +(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN) + + +Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à +la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la +plus vive douleur. + +L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait +difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il +soupirait. + +La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être +avec une tristesse déjà muette comme le désespoir. + +On frappa trois coups à la porte. + +--Entrez, dit la mère. + +Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle +n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna. + +Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié +enveloppé, dans une couverture de cheval. + +C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver +était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le +givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage. + +Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas +ne faisaient pas de bruit sur le parquet. + +Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là , +l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour +ranimer le feu du poêle. + +Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en +chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue. + +--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son +hôte sombre. + +Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et +de la bouche un sourire étrange. + +La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa +tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits +qu'elle n'avait ni dormi ni mangé! + +Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle; +mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée. + +Le vieillard n'était plus là . + +--Où donc est le vieillard? cria-t-elle. + +Et elle se leva et courut au berceau. + +Le berceau était vide. + +Le vieillard avait emporté l'enfant. + +En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre +le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce +qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta. + +La mère se précipita hors de la maison en criant: + +--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant? + +Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans +la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit: + +--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton +enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était +là ; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux; +alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et +l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce +qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais! + +--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère, +et je saurai bien la retrouver, moi. + +--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant +de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu +chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu +couler tes larmes lorsque tu les chantais. + +--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la +dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi +passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon +enfant. + +Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se +tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait +chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut +encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et +que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit +lui dit: + +--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec +ton enfant. + +La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle +s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche. + +À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait +plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de +givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches. + +--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au +buisson. + +--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle +a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne +suis qu'un glaçon. + +La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son +sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et +le sang coulait à grosses gouttes. + +Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que +son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de +belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le +coeur d'une mère! + +Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre. + +Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, +sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé +pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le +passer à pied. + +Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier +abord, que cette mère affligée le traversât. + +Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur. + +--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête +blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en +viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les +plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce +que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et +tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre +bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive +les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine. + +--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, +tout, pour arriver à mon enfant. + +Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de +larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et +tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants. + +Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un +instant la transporta de l'autre côté de ses eaux. + +Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs +vivantes. + +C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de +long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été +par le soleil. + +La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux. + +Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée; +mais sur le seuil se tenait la concierge du palais. + +--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge. + +--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura +pitié de moi. + +Puis, à la femme: + +--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle. + +--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la +vieille. + +--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu +auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant. + +--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus +le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort +va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque +créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun +est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais +ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne +vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des +enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au +toucher reconnaîtras-tu le battement du tien. + +--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre. + +--Quel âge avait ton enfant? + +--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première +fois _maman_, hier au soir. + +--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me +donneras-tu? + +--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez; +mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai! + +--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la +vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs +en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires. + +--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, +prenez-les! + +Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en +échange les cheveux gris de la vieille. + +Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où +fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur +âge. + +Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes +aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et +bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau +se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires +grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers, +des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y +avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, +chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et +représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en +Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de +grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point +d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes +petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour +elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases +trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva +dans la salle des enfants. + +--C'est ici, lui dit la vieille. + +Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs +qui battaient. + +Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être +que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur +de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs. + +--Le voilà ! le voilà ! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains +sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté. + +--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais +place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand +elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si +elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur; +car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il +faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes +humaines. + +--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid? + +--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi +de ce que je t'ai dit. + +Et la vieille s'enfuit. + +À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler. + +Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle. + +--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; +comment surtout as-tu pu être ici avant moi? + +--Je suis mère! répondit-elle. + +Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la +mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, +qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles. + +Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce +souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre. + +Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, +sans force et sans chaleur. + +--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort. + +--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère. + +--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son +jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la +terre et les replante dans le grand jardin du paradis. + +--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant; +ou arrache mon arbre en même temps que le sien. + +--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre. + +--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô +Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus +heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes +cheveux à la vieille. + +--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer. + +--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la +plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs. + +Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias. + +--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es +malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore +que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux. + +--Oh! fit la pauvre femme. + +Et elle lâcha les deux fleurs. + +Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait +un mouvement de pitié. + +--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, +voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les; +ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te +les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à +côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais +arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces +deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu +verras ce que tu voulais refouler dans le néant. + +Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un +magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de +bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli +anéantir. + +Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un +concert de bénédictions. + +--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli +être bien coupable. + +--Regarde, dit la Mort. + +Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un +petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant +grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions; +tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le +suicide. + +--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là ? demanda +la mère. + +--C'était ton enfant, répondit la Mort. + +La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre. + +Puis, après un instant, levant les bras au ciel: + +--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que +vous faites est bien fait. + +La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus. + +Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui +rendant ses deux yeux: + +--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir. + +Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée. + +Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des +martyrs. + + + +LE CURÉ DE BOULOGNE + + +Voici une petite histoire gui est populaire dans la +marine française, et que je meurs d'envie de populariser +parmi les _terriens_. + +Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée. + + +Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de +chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était +assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de +devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades, +traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et +suivant l'avenue de Saint-Cloud. + +À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se +promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée. + +--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez +donc un peu, s'il vous plaît. + +Le postillon s'arrêta. + +Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon +en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la +tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs. + +--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la +voiture, c'est toi, mon cher Rémy? + +Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage +s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait +de l'étonnenient au sourire. + +--Ah! dit-il enfin, c'est vous? + +--Comment, _vous_? + +--Non... c'est toi, Antoine! + +--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville. + +--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq +ans que nous nous sommes quittés? + +--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir +un instant près de moi, et je te le dirai. + +--Mais... + +Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur +de s'écarter de son domicile. + +Bougainville comprit sa crainte. + +--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il. + +Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied. + +--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne +m'attend pour dîner. + +--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc! + +Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit. + +--Où je demeure? dit celui-ci. + +--Oui. + +--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami. + +--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la +vocation. + +--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres. + +--Et tu es content? + +--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier +ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont +modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner +aux pauvres. + +--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous +perdions le moins de temps possible. + +Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si +modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la +physionomie du curé. + +--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du +côté de Boulogne. + +--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé +à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à +moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq +minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu +comprends?... + +--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi +juste, tu seras chez toi. + +--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce +pas l'uniforme de la marine que tu portes là ? + +--Oui, je suis capitaine de vaisseau. + +--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat. + +--Vraiment? + +--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des +lois? + +--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux +que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!» +C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris. + +--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son +bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa +lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat? + +--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua +Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires. + +--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et +surtout des dispositions pour les mathématiques. + +--Tu te rappelles cela? + +--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége? + +--Ah! c'est bien vrai! + +--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie? + +Bougainville sourit. + +--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut +que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans. + +--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et +il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au +port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne. + +Bougainville regarda à sa montre. + +--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par +conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, +postillon! + +--Comment, plus vite? + +--Puisque tu es pressé, mon ami! + +--Bougainville!... + +--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en +toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq +minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là ! + +--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins... +Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à +Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne +grondera plus. + +--Marianne me connaît donc? + +--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de +toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se +fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les +mousquetaires, je te retrouve officier de marine. + +-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. +En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de +Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que +je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire +recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme +capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre +le Canada... + +--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!... +Continue, mon ami, continue, je t'écoute. + +Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas +remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot +au grand trot. + +Bougainville continua: + +--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais +qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de +Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi, +par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois +que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de +neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai +jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille +anglaise sous le fort même qui la protégeait. + +--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la +relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le +héros... + +--N'as-tu pas reconnu mon nom? + +--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment +veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant +les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui +brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce +n'était pas possible. + +En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste. + +--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine? + +--Nous sommes à Sèvres, mon ami. + +--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa +montre. + +--Il est midi dix minutes. + +--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne +pour midi. + +--C'est plus que probable. + +--Une lieue à faire! + +--Une lieue et demie. + +--Si, au moins, je trouvais un coucou... + +L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de +lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus +mince véhicule. + +--N'importe, j'irai à pied. + +--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville. + +--Comment, je n'irai pas à pied? + +--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour +avoir fait la conduite à un ami. + +--J'irai doucement. + +--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle +Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, +tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te +purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, +et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy! + +--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon! +postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au +trot. + +--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire. + +--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est +d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne +Boulogne. + +--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de +venir avec moi jusqu'à Versailles. + +--Jusqu'à Versailles?... + +--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu +dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers +ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un +coucou qui te ramènera à Boulogne. + +--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais... + +--Mais quoi? + +L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les +deux mains jusqu'au fond de ses goussets. + +--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches. + +--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au +roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, +je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner +en coucou à Boulogne, et tout sera dit. + +--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres? + +--J'en suis sûr. + +--Parole d'honneur? + +--Foi de gentilhomme! + +--Mon ami, voilà qui me décide. + +--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; +mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami. + +--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé +qui se dérange, il lui faut une excuse. + +--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas... + +--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu +donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon! + +--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous +serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras +partir à trois. + +--Pourquoi à trois, et pas à deux? + +--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander +les cent écus. + +--Ah! c'est vrai. + +--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez +toi à six heures. + +--Que dira Marianne? + +--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant +directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence. + +--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura +dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de +cette aventure. + +--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles? + +--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire. + +--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le +Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un +des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la +situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du +renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce +que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, +c'est-à -dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite +du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du +marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires +dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir. +Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une +bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs; +Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y +avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je +fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la +campagne de 1761, en Allemagne... + +--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que +le roi a fait cadeau de deux canons? + +--Qui t'a appris cela? + +--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je +pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine? + +--Et qu'as-tu dit du cadeau? + +--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le +roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me +douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux +canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne +peut pas conduire cela partout où l'on va. + +--Il y a du vrai dans ce que tu dis là , reprit Bougainville en riant; +mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de +vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo +et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je +pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité. + +--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en +géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines? + +--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles +Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles +Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo. + +--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là , je +les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan +Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de +l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan. + +--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait +pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie +dans ta cure de Boulogne? + +--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission +dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que +j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas +maintenant. + +--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil +avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes +habitudes... Alors, tu as voyagé? + +--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles. + +--Ainsi, tu ne connais pas la mer? + +--Non. + +--Tu n'as jamais vu un vaisseau? + +--J'ai vu le coche d'Auxerre. + +--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée +très-imparfaite d'une frégate de soixante canons. + +--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis +donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait +autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas? + +--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris, +firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste +à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils +m'indemniseraient des frais que j'avais faits. + +--Et t'ont-ils indemnisé, au moins? + +--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million. + +--Un million?... Peste! joli denier. + +Le bon abbé avait presque juré, comme on voit. + +--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?... + +--Je vais au Havre. + +--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je +indiscret... + +--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une +frégate dont le roi vient de me nommer capitaine. + +--Et elle s'appelle, ta frégate? + +--_La Boudeuse_. + +--Ce doit être un beau bâtiment? + +--Superbe. + +L'abbé Rémy poussa un soupir. + +Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût +éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une +frégate. + +Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel +échange de regards accompagnés d'un sourire. + +Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était +tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque +la voiture s'arrêta devant un grand hôtel. + +--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim! + +--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé +d'avance. + +--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on +reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne +calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ... +Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle! + +--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons +dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas +l'appétit. + +--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim. + +--Eh bien, alors, à table! à table! + +--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy. + + +Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du +vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer. + +Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le +desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu +gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel +dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord +ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le +vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son +vin pur. + +Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que +l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il +allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne. + +Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à +l'abbé Rémy. + +Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure. + +Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans +un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté. + +--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres? + +--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit +Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis! + +--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la +largesse royale; douze cents livres?... + +--Douze cents livres. + +--Impossible! + +--Les voici. + +L'abbé Rémy tendit la main, + +--Mais le roi me les a remises à une condition. + +--Laquelle? + +--C'est que tu boiras à sa santé. + +--Oh! qu'à cela ne tienne! + +Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le +goulot de la bouteille. + +--Assez! assez! dit l'abbé. + +--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi +serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié +vide! + +--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela +vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé +du roi! + +--À la santé du roi! répéta Bougainville. + +--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui +s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première +que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire +une seconde. + +--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la +table. + +--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des +escarboucles. + +--Une chose que tu devrais faire. + +--Laquelle? + +--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer. + +--Jamais. + +--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi. + +--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine. + +--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne. + +--Merci, je n'ai déjà que trop bu! + +--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais +refuser. + +--Oui, mais une goutte. + +--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela +n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les +premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de +Boulogne, ou pas du tout. + +--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier! + +Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la +santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi. + +--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour +le Havre. + +--Antoine, tu es fou! + +--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte +pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde! + +--Ne me tente pas, malheureux! + +--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie! + +--_Vade retrò_, _Satanas_! + +--C'est l'affaire de huit jours. + +--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans +congé, je perdrais ma cure! + +--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles +était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant +que tu venais avec moi. + +--Tu lui as dit cela? + +--Oui. + +--Et il a signé ma permission? + +--La voici. + +--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi! + +--Mon ami, tu es marin dans l'âme. + +--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller. + +--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas. + +--Pourquoi cela? + +--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante +autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour +priver tes pauvres,--c'est-à -dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont +le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or! + +--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est +uniquement pour eux que j'y consens. + +Puis, s'arrêtant tout à coup: + +--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible! + +--Comment, impossible? + +--Et Marianne!... + +--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète. + +--Que lui dirai-je, mon ami? + +--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il +t'a donné une mission pour le Havre. + +--Ce sera mentir, cela! + +--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu. + +--Elle ne me croira pas. + +--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque. + +--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, +ils ont réponse à tout. + +--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier? + +L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un +mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix, +car, tout à coup: + +--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle +me croira mort. + +--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant. + +--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion, +enlève-moi! + +--Rien de plus facile! + +Puis, se tournant vers les deux officiers: + +--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas? + +--Oui, capitaine. + +--Eh bien, en voiture, alors! + +--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête +baissée dans un péril inconnu. + +--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers. + +On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à +cinq heures du matin, on était au Havre. + +Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami, +lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la +veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi. + +Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et +ouvrit les fenêtres. + +L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient +sur la mer. + +À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_, +affourchée sur ses ancres. + +--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment? + +--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes +attendus pour dîner. + +--Comment, tu veux que je m'embarque? + +--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir +visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome +sans voir le pape. + +--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous? + +--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes +ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord. + +--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze +heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en +aller. + +--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine? + +--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne... + +--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant? + +--Tu crois que ce seront des cris de joie? + +--Mordieu! je l'espère bien! + +--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y +avait dans son esprit plus de doute que d'espérance. + +Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins: + +--Allons, allons, dit-il, à la frégate! + +Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies +semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait +crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, +en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute +parée. + +Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le +gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées. + +Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau +d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup. + +La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent +sur leurs longues pattes. + +En moins de dix minutes, on était à bord. + +Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate +éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda +à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque +agrès. + +De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées. + +Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un +bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi. + +L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger. + +La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à +celle du plus riche château des environs de Paris. + +L'abbé marchait d'étonnement en étonnement. + +Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il +faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu +envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six +mois. + +L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les +félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, +et celles du capitaine lui-même. + +Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de +la frégate augmentait. + +Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé +d'une savante théorie sur les marées. + +L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif +plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était +pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des +observations qui parurent ravir en admiration les officiers. + +Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient +eux-mêmes. + +Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation +intéressante arrosée de bon vin. + +Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa +prédilection. + +Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux +mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites +gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil. + +Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de +madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du +dernier siècle. + +Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le +pont. + +Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut +obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel +attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au +café moka et aux liqueurs de madame Anfoux. + +La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le +vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux +bonnettes de perroquet. + +Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées. + +On pouvait filer onze noeuds à l'heure. + +Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui +causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes +ses voiles. + +Puis il s'aperçut que la frégate marchait. + +Puis il regarda autour de lui. + +Puis il poussa un cri de terreur. + +La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon. + +Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des +reproches que peut faire à un ami la confiance trompée. + +--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, +toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que +nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un +aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa +Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus +d'appointements... Voici ton diplôme. + +L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination. + +--Mais, dit-il, où allons-nous? + +--Faire le tour du monde, mon cher. + +--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du +monde? + +--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte +plutôt trois ans et demi que trois ans. + +L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart. + +--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant +Marianne!... + +--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta +paix avec elle, dit Bougainville. + + +Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de +Saint-Malo. + +Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre; +Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour. + +Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde. + +Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu +entre l'abbé Rémy et Marianne! + + + +UN FAIT PERSONNEL + + +Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je +ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en +faire. + +Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle +Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne, +venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo. + +Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple +sentiment qui m'attache à Victor Hugo. + +Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à -dire depuis le +11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, +j'étais son admirateur: je le suis toujours. + +Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, +pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le +comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer. + +Victor Hugo est proscrit. + +Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et +l'admire? + +Quelque chose comme une religion. + +Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être +commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part +d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué +dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme! + +Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément. + +Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à +M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante: + + « Monsieur, + + » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de + mademoiselle Augustine Brohan. + + » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, + que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne + joue plus dans mes pièces. + + » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si + vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y + joue mademoiselle Brohan. + + » Veuillez agréer, etc. + + » ALEX. DUMAS. » + + +Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes +pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le +droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan. + +Je protestais, voilà tout. + +Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse +retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur. + +Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On +joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris +le rôle de mademoiselle Brohan. + +Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan +avait conservé son rôle. + +C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, +et que je la publiai. + +Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y +avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le +dire--un acte de courage. + +De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui +court! + +La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs. + +Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres. + +Je me contenterai de citer trois de ces lettres. + + « Monsieur Alexandre Dumas, + + » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor + Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une + femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier + de votre noble lettre à M. Empis. + + » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. » + + + « Cher Dumas, + + » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme + partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive + tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous + ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour + m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble + les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères + gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_, + + » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu. + + » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].» + + + « Cher Dumas, + + » Les journaux belges m'apportent, avec tous les + commentaires glorieux que vous méritez, la lettre + que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français. + + » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur + lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de + louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais + j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours + davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements + de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses + consolations. + + » Je vous remercie. + + » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous + savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui + m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de + vous qu'autour de moi. + + » Votre frère, + + » VICTOR HUGO. » + + +N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en +récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier +mouvement de coeur? + +Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, +quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car +c'est le bon. » + +Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en +pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en +l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en +celui-ci. + +Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle +Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre. + +Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre: + + « Monsieur le Rédacteur, + + » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M. + Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la + Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à + distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans + ces ouvrages. + + » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les + pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution. + + » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai + spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu + trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr. + + » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle + secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, + pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les + instances réitérées de M. Empis. + + » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable + M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de + prouver en cette occasion mon désir de lui plaire. + + » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais + l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un + jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur + lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, + ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, + moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui + n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil + doublement sacré. + + » Agréez, etc., + + » A. BROHAN. » + + +Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de +mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie. + +Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et +toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de +Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la +duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de +Belle-Isle. + +Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par +complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire +aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier +rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente +actrice. + +Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_. + +Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification +multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire +et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je +remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je +vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie. + +Attaqué, je dois répondre. + +Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc +d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai +sept ans: + +Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs; + +Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs; + +Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs; + +Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs. + +Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans +(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf +heures de mon temps par jour. + +En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin +d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la +dire tout haut. + +Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et +jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir. + +Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle +du prince royal. + +Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_. + +J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères. + +J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort. + +Aussi, envers celui-là , ma reconnaissance ne s'est point démentie: je +l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère. + +Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que +j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier. + +C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu, +le 27 octobre 1845. + +La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de +conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent +soixante représentations consécutives. + +Le duc de Montpensier assistait à la représentation. + +Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge. + +--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il. + +--Pour quoi faire? + +--Mais pour te faire ses compliments. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous ferez connaissance. + +--Je suis en redingote et en cravate noire. + +--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près. + +Je suivis Pasquier. + +Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à +M. Hostein. + +Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme +pièce d'ouverture. + +Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc +de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant. + +Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à -dire sept jours après +la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine +qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette +lettre dans le journal _la Presse_: + + _À monseigneur le duc de Montpensier_. + + « Prince, + + » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce + serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur + pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement. + + » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout + sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui + connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me + traiter presque en ami. + + » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je + m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le + réclame. + + » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait + point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de + ceux qui lui sont acquis. + + » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion + de la tombe et le culte de l'exil. + + » J'ai l'honneur d'être avec respect, + + » Monseigneur, de Votre Altesse royale, + + » Le très-humble et très-obéissant + serviteur, + + » ALEX. DUMAS. » + + +À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se +trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre. + +Et vous allez le voir, chers lecteurs. + +Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y +avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois +jours de 1848. + +Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830. + +J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde +nationale de Saint-Germain. + +Je revenais de la Bastille. + +Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière +moi. + +À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que +j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai. + +En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me +suivait avec eux. + +En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi. + +--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle +Montpensier _monseigneur_? + +--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle +toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude +peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi. + +--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine. + +Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit +sur la poitrine. + +Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure +aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du +citoyen X... + +Le pistolet partit en l'air. + +J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du +corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai +chez moi. + +L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il +est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins +seraient là pour affirmer ce que je raconte. + +Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan. + +Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, +surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la +Marseillaise_. + +Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville. + +Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses +aides de camp vint me trouver de sa part. + +C'était un capitaine de frégate. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre +sur les rangs pour la députation. + +Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture. + +Le capitaine continua. + +--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit +être rédigée sa profession de foi. + +--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille +de papier, et j'écrivis: + + « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador. + » Retour des cendres de Sainte-Hélène. + » JOINVILLE. » + +--Voilà , dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la +meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince +de Joinville. + +Le prince de Joinville adopta une autre rédaction. + +Je crois qu'il eut tort. + +L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil. + +J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré +au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires. + +Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille. + +_La Liberté_ était devenue une puissance. + +C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef. + +Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les +membres de la famille d'Orléans. + +J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de +l'insérer. + +Je rompis mon traité avec _la Liberté_. + +Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal. + +Tous refusèrent. + +J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à -dire dans la gueule du lion. +J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui. + +_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle +inséra ma protestation. + +Ce n'est pas tout. + +Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, +je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et +qui fut publiée par le Journal _l'Événement_. + +Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel +de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo! + +Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 +décembre. + +Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris +à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, +j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du +duc d'Orléans. + +Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à +la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan. + +Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine +Brohan n'était pas encore journaliste. + +Une dernière anecdote. + +On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le +Théâtre-Historique s'était ouvert. + +Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique. + +La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa +loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante. + +J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à +personne, la prenant pour mon compte. + +M. Hostein y consentit. + +Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et +éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait. + +Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, +recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville. + +Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un +voyage à Paris. + +À peine arrivé, il accourut chez moi. + +Il venait me faire des compliments de la part du prince. + +Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation +ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au +Théâtre-Historique. + +--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées? + +--Où cela? + +--Au Théâtre-Historique. + +--Parbleu! + +--Je veux dire mes entrées sur la scène. + +--Avez-vous toujours votre clef de communication? + +--Oui. + +--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent +les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, +à mon tour.--À propos... + +--Quoi? + +--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas? + +--Certainement. + +--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier? + +--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!» + +--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à +pleurer. + +J'allai à mon bureau. + +--Vous écrivez? me demanda Latour. + +--Oh! rien, un mot. + +J'écrivais, en effet. + +J'écrivais à M. Hostein: + + « Mon cher Hostein, + + » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de + M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de + payer une loge à l'année pour faire rire un prince. + + » Tout à vous, + + » ALEX. DUMAS. » + + + +COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_ + + +Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de +Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? +vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la +Bergère des Alpes_. + +L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour +Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré. + +Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à +Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille. + +J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une +grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots +d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu +d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane +Eyre_. + +Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de +l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout +cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils +allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux +théâtres, et leur firent part de ma proposition. + +Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes +conditions. + +J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi +que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions +moi-même. + +Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille. + +Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les +recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne +furent pas longues à débattre. + +Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé. + +À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux +directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans +l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du +conseil municipal. + +Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins +solennel du monde. + +Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que +mal, le prologue et les trois premiers actes. + +Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de +Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter +les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole. + +Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans +lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi +suivant. + +L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle +s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux +deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite. + +C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences. + +Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement. + +Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait +que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en +confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à +Bruxelles. + +J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand. + +J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé: + +J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais +qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes +Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en +avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert. + +C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire +jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous +connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_. + +À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa +bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, +je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il +m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_. + +Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère: + +--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, +voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire? + +Ma proposition souleva une tempête. + +--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de +tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie. + +--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je. + +On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure. + +--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler +d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être +archichancelier sous Napoléon Ier. + +La plupart des personnes qui se trouvaient là , de si mauvaise humeur +qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient +dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord +avec ce que je disais. + +Je continuai. + +--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet +archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 +janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un +grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand +légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome +qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant +été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était +donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome... + +Ici, je fus interrompu pour tout de bon. + +--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame +des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais +constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être +complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et +pourquoi êtes-vous toujours là ? + +--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme +un homme sûr de son droit. + +--Qui êtes-vous donc? + +--Je suis _le premier murmure_, + +J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de +comparses, était, en effet, le premier murmure. + +Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, +qui a toujours le droit d'être là ! que de fois je devais l'entendre +encore! + +--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à +Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des +couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: +« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles +pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas +un homme, tu es un serpent! + +Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à +cette seconde période de mon histoire de Cambacérès. + +--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever. + +On concéda. + +--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners +dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si +magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration +devant lui. + +--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix: + + Et le turbot fut mis à la sauce piquante. + +--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un +saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec +une sauce hollandaise. + +Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son +tort. + +--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en +admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa +négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui +semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté +du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et +lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait +sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de +pareille taille. + +--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous +éloignez de plus en plus de la question. + +--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez. + +Le premier murmure devint second murmure. + +Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais, +beau masque,» et je continuai. + +--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était +presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. +Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres +éloquentes et gourmandes: + +»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les +deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents. + +» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en +cuisine, quand l'archichancelier avait dit: + +»--Soyez tranquille. + +» On ne s'inquiéta plus de rien. + +» Le même soir, les ordres furent donnés. + +» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table. + +» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur +avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient +aucune idée. + +» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en +poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus +rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse +confiance l'apparition du prétendu monstre. + +» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de +potage. + +» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on +entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef +parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume +d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq +pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes +odoriférantes, dormait le saumon attendu. + +» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur +universelle. + +» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits +montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade +autour de la salle à manger. + +» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton +maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute. + +» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux +marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le +saumon. + +» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter +impunément une pareille chute. + +» Il se brisa en dix morceaux. + +»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur +sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la +douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot. + +» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui +disait: + +»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur. + +» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème. + +» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était +resté le front calme et le visage souriant. + +» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent +vers lui. + +»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un +geste de commandement qui rappelait le grand Condé. + +» Chacun resta stupéfait. + +» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été +frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais. + +» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession. + +» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un. + +» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, +non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche +gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du +persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable +colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être +mangé, et dont l'autre n'était que la miniature. + +» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse. + +» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie +culinaire qui venait d'être jouée devant lui. + +» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri: + +»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire! + +» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots: + +»--Messieurs, mangeons. + +--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire? + +--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une +chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous +trouver ici jeudi prochain? D'ici là , je ferai une autre pièce, que +j'aurai l'honneur de vous lire. + +--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix +interrogative. + +-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes +forestiers_, à votre choix. + +--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix. + +--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs. + +Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on +me félicita. + +--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval. + +--Je cherche le premier murmure. + +--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre +dans la salle. + + +Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes +vieux amis, nommé Berteau. + +Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés +amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà +de cela tantôt vingt-quatre ans. + +Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable. + +Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé +son amitié? + +Je vais vous raconter cela. + +Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il +avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout +des ongles. + +Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous +de l'esprit, et il en reste encore pour les autres. + +Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la +nouvelle école. + +Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à +Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient +même en majorité. + +Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_. + +Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo, +plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le +fond. + +L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif. +Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on +la langue d'Oil? + +Telle était la question. + +_Antony_ allait la décider. + +Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas +pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous +surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces +imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de +l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont +chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun +chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs, +tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous +ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que +ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille. + +Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de +sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de +cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans +les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de +pied, lutte à coups de poing. + +Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à +cette lutte. + +Pourquoi?--ou plutôt par quoi? + +Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il +cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en +portait en 1831. + +Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, +de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la +face de la bataille. + +Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la +bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais +comme Rosbach. au premier. + +Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier +acte. + +Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne? + +Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si +majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur; +le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se +gourmer? + +Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la +main. + +Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille. + +Que va faire Berteau? + +À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache +la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la +brochure, et, à haute et intelligible voix: + +--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis +te couronner, permets que je couronne ta brochure. + +Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre +d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que +l'on appelle un parterre marseillais. + +Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer? + +Vous ne connaissez pas Berteau. + +Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des +accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait +poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote +blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde +fois. + +Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile. + +Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles +saluts. + +On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se +rassied. + +Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée +de façon à ce que personne n'en perde un mot: + +--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème. + +Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre. + +Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce +n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait +l'immoler comme les Gracques. + +On se précipita sur le théâtre. + +Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais +par le trou du souffleur. + +Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa +veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui. + +Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein +d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier +était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était +un excellent employé, le préfet était au désespoir. + +Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en +1832. + +Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le +jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit +sa campagne de la Blancarde. + +En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la +campagne. + +Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec +des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un +rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, +quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, +eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé +d'être verts. + +La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au +temps de Florian et de madame de Genlis, + +Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui +lui était inconnu. + +Il apportait cet oiseau à son maître. + +Berteau poussa un cri de joie. + +--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet +oiseau s'est fait tuer. + +Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant. + +--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce +ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en +simple particulier pour le carnaval à Marseille... + +Berteau m'interrompit. + +--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau +contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir +trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que +prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que +j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous. + +--Un chastre! + +Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant +dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire. + +Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais +consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres. + +Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être +n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu +y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première +existait. + +Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à +Paris pour le faire empailler. + +Puis je m'occupai de mon installation. + +La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière. + +Je m'informai à Berteau. + +--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais.... + +--Mais quoi? + +--Mais elle a un défaut. + +--Lequel? + +--Elle ne sait pas faire la cuisine. + +Je jetai un cri de joie. + +--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une +cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien +autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à +plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma +considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la +cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui +n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, +de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du +bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le +grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait +pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en +amener une qui la sache. + +Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque +au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne +grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur +les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près +d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau. + +Elle s'appelait madame Cammel. + +Nous nons entendîmes en quelques paroles. + +Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine. + +La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de +gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles; +je me chargeais du reste. + +Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui +méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas, +chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la +littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la +cuisine. + +J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, +que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la +cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse. + +Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, +mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui +le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit +le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on +déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de +Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable +bouillabaisse aux trois poissons. + +Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre +de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on +n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, +moins on la saura, mieux on la fera. + +Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle. +Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je +donnerai la preuve de son infaillibilité. + +Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher +la chose du doigt. + +Il s'agit de faire rôtir un poulet. + +Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que +l'omelette aux laitances de carpes, a dit: + + On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. + +C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un +vers. + +Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux +fait de nous donner une recette. + +Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit: + +« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui +découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles, +nous en aurons toujours assez. » + +Revenons à la manière de faire rôtir un poulet. + +--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines +économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de +beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, +vous arrosez le poulet. + +--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps +perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots +et des Arabes. + +--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une +cuisinière, avec une coquille devant. + +--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est +l'enfance de l'art que vous pratiquez là . + +--L'enfance de l'art? + +--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en +le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux +horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! +vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous +dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le +poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois +tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards; +encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle +mieux. » + +Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle! + +Écoutez bien ceci: + +Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur; +c'est incontesté. + +Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les +deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de +l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à +fermer hermétiquement les blessures de la poitrine. + +Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice +inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un +morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de +bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple +ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait +tourner son fuseau. + +Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre +frais et une tasse à café de crème. + +Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez +votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez +de ce mélange dans l'orifice inférieur. + +Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité +d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même +trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter. + +Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le +dire, de cette supériorité. + +Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les +_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze +jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les +journaux de Marseille. + +Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure +dans la salle; mais il le fit taire. + +--Par quel moyen? + +--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de +Berleau. + + +Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, +et je les emmenai au château d'If. + +À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que +j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de +Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse +jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une +ingratitude. + +Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt +je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces +rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire +rire et pleurer. + +Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de +trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de +Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans +_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques +emportements. + +Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux +garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu +rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont +un peu rentrées dans le ventre. + +Eh bien, il y avait été tout simplement parfait. + +Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne +fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans +ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval. + +Alors vous verrez et vous jugerez. + +J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand +talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame +de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne. + +On l'appelle Romanville. + +Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas. + +En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, +charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, +qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à +dix-huit. + +Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure +troupe de drame de Paris eût porté envie. + +Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons +plus, et revenons au château d'If. + +Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé +d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec +le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la +Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane +volontairement abandonnée. + +C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un +bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage +qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits. + +Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure +et donne toujours plus qu'on ne lui demande. + +À l'époque où je visitai pour la première fois le château +d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y +montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on +n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau. + +Depuis 1834, tout est bien changé. + + Canaris! Canaris! nous t'avons oublié! + +s'écrie Victor Hugo. + +Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que +Canaris en Grèce. + +Qui est cause de cet oubli? + +Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine +de volumes, intitulé _Monte-Cristo_. + +Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès. + +Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé +Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se +substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer. + +Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; +voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, +mais la fuite de Dantès. + +Déjà , en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux +journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir +une vue du château d'If. + +Le dessin me fut envoyé avec cette exergue: + +_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._ + +Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un +concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien +entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son +magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique +de fleurs, et se retire avec des rentes. + +Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges +enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent +mille francs. + +C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire +des communications à ce sujet. + +Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter +l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, +le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol +impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta +l'histoire de Dantès. + +Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot +à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier. + +Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner +plus de vraisemblance à la chose. + +En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute +cette histoire était parfaitement conforme au roman. + +Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une +certaine distraction. + +Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première +venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit +quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à -dire à +celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part +de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de +mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque. + +Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à +l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son +confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait +force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de +navigation, il nous avait heureusement déposés. + +Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que +le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs. + +Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, +pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme +qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire. + +Mais lui, secouant la tête: + +--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien. + +--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez? + +--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse +pas acheté. + +--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous +rembourse au moins le prix que je vous ai coûté. + +--Ah! sous ce rapport-là , je suis payé. + +--Comment cela? + +--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, +parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! +on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu. + +--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me +conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour +que vous donniez dix francs pour me conduire. + +--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande +expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne +vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on +fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse +pas cédé. + +--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse +beaucoup. + +--Oh! il n'y a pas d'embarras là -dedans. Voilà mon bateau, _la +Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, +un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le +temps que vous serez à Marseille. + +--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami? + +--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas. + +--Cependant... + +--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour +accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, +voilà tout. + +Je lui tendis la main. + +--J'accepte, lui dis-je. + +--Alors, donnez vos ordres pour demain. + +--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve. + +--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est +que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la +journée. + +--Mais je vais vous ruiner, mon ami! + +--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait +gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit +notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois +d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que +cette phrase-là , avec dix accents différents: « Batelier, au château +d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions +une pension. + +--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures. + +--À demain onze heures. + +Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme +m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un +excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi: + +--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard. + +On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses +doigts. + +Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses +conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes. + +Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il +fit, du reste, d'excellente grâce. + +Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave +homme. + +Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne +fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de +_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour +Dieu! il ne vous laisserait pas payer. + +Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie. + +Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842. + +Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au +commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au +port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, +mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou +soixante mille habitants de plus, sans compter que la population +flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen +Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius +Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole. + +Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a +passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre +ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille +habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure. + +Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, +mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs +au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil +municipal de Marseille. + +C'était d'acheter Aix. + +Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on +achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la +charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers. + +Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille. + +Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un +surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en +poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les +archives, suivaient naturellement les habitants. + +Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il +n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville +qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau +à la Durance. + +La municipalité refusa. + +Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi. + +Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse +affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du +tort. + +Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un +classique. + +Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du +Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_. + +À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez +tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_. + + + +HEURES DE PRISON + + +Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux +souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de +Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane. + +Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le +coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; +l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel. + +Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une +affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, +éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette +seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations. + +Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la +jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un +parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et +notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme +la victime, diraient-ils: _Non._ + +En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a +pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la +tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées +goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le +désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse +ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont +pures comme le liquide cristal qui sort du rocher. + +Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière +un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la +prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au +grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les +liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents. + +On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, +l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de +la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit +qu'elle l'était. + +Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai +fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce +que j'ai pu pour la faire sortir de prison. + +En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux +de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie +Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de +la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de +santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses +ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant! + +Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts +pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je +m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un +solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais +rien sollicité pour moi? + +Je vais vous le dire. + +Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, +Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions +quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle +Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit +au camp de Smendou. + +Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. +On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger. + +Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le +nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en +miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps +debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était +habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou. + +C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que +le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son +intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus +la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout +mouillés et tout transis. + +Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout +en commandant le souper. + +Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches +gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper +sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce +degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies. + +Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une +chambre, tandis que je veillerais sur le souper. + +Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que +l'on mangeât agréablement et abondamment. + +Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter +de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise +insensée qui ne se présenta même point à leur esprit. + +Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils +rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de +galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les +côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit +passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des +coups d'air. + +Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de +Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous +espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre +de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait +parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur +chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité. + +Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un +soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre +Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de +l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans +le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès +notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions +tourné des regards d'envie. + +L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai +s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le +rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le +rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit. + +J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment +qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne +pouvais accepter. + +C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en +faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent +d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais +plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre +qui m'était faite. + +La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du +bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, +quand j'objectai un dernier scrupule. + +Je privais l'officier payeur de son lit. + +Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une +carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la +seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit +de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, +je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant. + +Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût +été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition +que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments. + +Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré +très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de +sangle, en priant que l'on me transmît son offre. + +Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui +faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une +indiscrétion. + +Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis +conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné. + +La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers +quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de +l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats. + +J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. +C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait +poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite +chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de +propreté aristocratique. + +Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse +remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans +l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises +blanches et de couleur. + +Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais +changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles. + +Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque. + +Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai. + +Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris. + +Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_. + +Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots: + +_Donné par mon excellente amie la marquise de..._ + +Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon +à le rendre illisible. + +Étrange chose! + +Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en +Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou. + +Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype. + +Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, +accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux +d'une prison. + +La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette +femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais. + +Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait +dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain. + +Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque +était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? +quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce +qu'il m'était impossible de préciser. + +Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu +que je connaissais ou que j'avais connu cette femme. + +Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne +s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque +aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et +confondant tous les objets. + +Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette +heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma +volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les +avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, +pareils à des ombres voilées. + +La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau +étendre la main, je ne pouvais soulever son voile. + +Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus +lumineux que ma veille. + +Je me trompais. + +Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, +et qui m'appelait. + +Je reconnus sa voix. + +J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire +de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, +la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, +peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui +occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, +dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, +si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque +d'être indiscret, j'étais résolu à interroger. + +Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur +était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de +partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._ + +Cette fois, il était évident qu'il me fuyait. + +Quelle raison avait-il de me fuir? + +C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, +au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et +je tâchai d'oublier. + +Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, +sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause +de ma préoccupation. + +Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour +de sa chambre. + +Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement +pour toujours, au camp de Smendou. + +Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur +notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette +galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que +nous, de nous offrir de descendre. + +Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et +un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages. + +Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de +moi d'un air mystérieux. + +Je le regardai d'un air étonné. + +--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a +prêté sa chambre? + +--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand +plaisir de me l'apprendre. + +--Eh bien, il se nomme M. Collard. + +--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là +plus tôt? + +--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous +serions à une lieue de Smendou. + +--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de +devant les yeux.--Ah! oui, Collard. + +Ce nom m'expliquait tout. + +Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, +cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était +Marie Capelle, c'était madame Lafarge. + +Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, +aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les +allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré +du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait +être que celui que j'avais connu, c'est-à -dire l'oncle de Marie +Capelle. + +De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté +expliquait tout. + +Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique +serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années? + +Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément +dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance? + +Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être +le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui +était presque ma parente. + +Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je +t'en voulais de ce doute désespéré! + +J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce +moment, m'inonda le coeur de tristesse. + +Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; +mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes +compagnons. + +Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au +crayon; + + « Cher Maurice, + + » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au + moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux + d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au + contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois + est vrai, c'est-à -dire que ta douleur vienne de l'irréparable + malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si + ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre + prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée? + + » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes + enfermées dans le tien. + + » Alex. DUMAS. » + + +En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à +l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans +une heure. + +Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis +une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, +étendue sur la rouge verdure du sol africain. + +Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui +s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé +suivait peut-être notre marche vers la France. + + +Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par +la poste un paquet au timbre de Montpellier. + +Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite +écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre +d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par +secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait +tracée. + +La lettre était signée: « Marie Capelle. » + +Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse +aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre +prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette +aventure. + +Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le +manuscrit. + + « Monsieur, + + » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est + mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice + Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner + l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que + vous lui avez témoignée pour moi. + + » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un + doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?... + Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue + dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon + grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe + blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour + cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le + crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de + diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, + dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous + le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec + votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a + fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de + tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant + ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de + mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers + vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis + innocente! + + » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il + pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre + prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne + suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu. + Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à + Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet + espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes + sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de + désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme + tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non! + oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! » + + » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma + tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en + était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! + heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher + grand-père, je n'ai jamais été heureuse. + + » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune + fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la + jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est + martyre. + + » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé + et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui + m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou + dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de + l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma + confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la + révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi + nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. + Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la + justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui + ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur + de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me + surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne + l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies + douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je + sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si + charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne + pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. + Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux + parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les + unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux + mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, + et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je + comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des + soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis + obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent + incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour + guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur + ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des + significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des + horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent + invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses + que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans + un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger + qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction + de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en + lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le + secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes + indéchiffrables à ses yeux. + + » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de + femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume + aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand + peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je + mettrais de l'art jusque dans un ourlet. + + » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si + je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, + alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée + escalade les étoiles. + + » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute, + Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel + Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou + la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du + jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre + l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu + quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi + est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de + critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille + et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me + sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y + a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner + mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement + aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur + plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui + tache quand elle n'éclaire pas. + + » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève + d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle + envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute + futaie de roseaux. + + » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas + seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire + peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du + talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse + fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je + rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans + ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine + avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour + son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses + forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent + s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des + bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui + reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la + pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus + douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. + Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein + dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde + semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les + ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui + ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a + remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle + que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, + c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de + l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne + retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si + brûlants, mais si fragiles. + + » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà + auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la + réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous. + + » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, + quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela + a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume. + + » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille! + + » MARIE CAPELLE. » + + +On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les +pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre. + + +SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE. + + + ITALIE. + +« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour +voiler tes beaux flancs! + +» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes +les neiges alpines! + +» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je +pleure rien qu'en pensant à toi. + +» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule +haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la +nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes +joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux! + +» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus! + +» 1844. » + + + VILLERS-HELLON. + +« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le +soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix +t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée. + +»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or +voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta +douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux +jeux des petits enfants? + +» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première +au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux +avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé. + +»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le +jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du +village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie? + +»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de +pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon +absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles +arceaux du sanctuaire? + +»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la +tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les +pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier. + +»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va +le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à +l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur. + +» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les +parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit +moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies +soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! » + + + «O vous tous qui passez sur le chemin, + regardez et voyez s'il est une douleur + comparable à ma douleur.» + JÉRÉMIE. + + AFFLICTION. + + +«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes +heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui +du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien +encore. + +» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le +respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon +père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front. + +» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer +encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir +des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans +même les armer d'une bénédiction. + +» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces +pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille +de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je +portais déjà le deuil de mon bonheur. + +» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont +isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils +m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et +cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma +robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché. + +» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent +le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour +de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon +Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!» + + _(Deuixième anniversaire.)_ + + + «Minuit, 15 juillet 1845. + + +» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée +aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. +Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose: +_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret. + +» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions +d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il +écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges +recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos +plus saintes prières, nos plus chastes amours. + +»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes +aux morts, mes regrets aux absents. + +» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour +aux jours de mon malheur. » + + + AMITIÉ. + +« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le +souvenir de ce que l'on reçoit. » + + + « Février 1847, + +» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de +l'homme. + +» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent +les pensées vers le ciel. + +» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre. + +» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir. + +» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, +je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé +la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime +plus que toi! + +» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire. + +» Le sourire s'est éteint. + +» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me +défendre. + +» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. » + + + À A.G. + + +« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids +barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure +où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et +l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie. + +» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, +plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour +revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux +méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur. + +» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos +âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre +récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne +veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie. + +» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous +garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos +yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la +terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit +vers notre patrie du ciel. + +» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, +et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes +froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le +ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la +vérité! » + + + MORT. + + « 2 novembre 1848. + + +» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la +libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous +lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si +noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies. + +» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; +c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est +le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à +tous les coeurs brisés. + +» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient +avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je +t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais +vers toi. + +» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les +promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; +viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te +sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser. + +» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes +désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de +l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu +ramènes au ciel l'innocence et la foi! » + +Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées +ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui +a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire +et un baiser? + +Oui? + +Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même +où elle le prenait à témoin de son innocence! + + +Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre +1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à -dire +après neuf ans et demi de captivité. + +Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par +jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_. + +C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne +rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: « +Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à +chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs +appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi +n'existe pas. + +Égalité de la peine, bien entendu. + +J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son +lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un +jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai +l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de +la douleur physique. + +Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui +avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait +promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à +Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait +donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des +Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques. + +Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de +nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme +irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique +de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit +de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un +mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, +ne brisait pas même le tuyau de sa pipe. + +À notre avis, il en est de même de la punition morale. + +Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une +organisation commune, devient une torture atroce, un supplice +insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation +distinguée. + +Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je +continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le +crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par +l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise. + +Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des +princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été +élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds +ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et +les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier +prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus +petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient +encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune +fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un +homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une +ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du +Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la +ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer +aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les +cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette +espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des +mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, +respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui +faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de +tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où +l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le +bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le +désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte, +où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient +vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la +prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la +main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou +d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et +l'avenir! » + +Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été +commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux +yeux de Dieu. + +Je demandais à un juré: + +--Croyez-vous Marie Capelle coupable? + +--Oui. + +--Et vous avez voté pour la prison? + +--Non. + +--Expliquez-moi cela. + +--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger! + +Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il +résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu +desquelles il a été commis. + +Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, +est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime +même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à +cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues +ou à une revendeuse à la toilette. + +C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. » + +Mais est-ce équitable? Là est la question. + +Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au +milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent +autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le +poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à +Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses +gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle +s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre +grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la +fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous +une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers +sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette +chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au +plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; +c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et +humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de +laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; +c'est un grabat immonde pour Marie Capelle. + +Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, +la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge +fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là +par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser +passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon +pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette +dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de +soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis +dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter. + +Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la +robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison. + +Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare +qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant +hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra +dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme. + +Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, +M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, +la voici: + + « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est + renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester + contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de + vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, + hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je + suis folle! + + » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à + familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on + leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se + révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer + plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un + but, me dégrader et m'avilir. + + » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la + douleur que je recule. + + » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à + la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; + entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son + plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois. + + » Je vivrai là ... + + » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous + reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une + heure de souffrances partagées. + + » Je vivrai ces six jours. + + » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma + conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au + corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?... + + » Jamais! + + » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs + et les saints. + + » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore + dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma + volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la + peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des + abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être + véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne + l'étais qu'à demi. + + » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis + pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des + préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai + point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses + maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne + devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je + suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas + mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je + me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me + salir. + + » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter. + + » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir. + + » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en + supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les + tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes + pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame + même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, + j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; + hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes + douleurs. + + » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; + aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur. + + » Votre MARIE CAPELLE. + + » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute + dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon + oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le + vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le + signe du crime, mais celui d'une vertu.» + +Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que +les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on +renferme à Saint-Lazare? + +Oui. + +Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse +d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux +Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint +Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette +commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie +d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par +exemple? + +Oui. + +Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, +grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire +non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, +ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; +croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de +jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, +sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais +plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier +et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire? + +Oui, incontestablement oui. + +Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la +punition. + +Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé +cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le +bon docteur Larrey. + +Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, +n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel +qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale? + +C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, +de concourir au prix Montyon. + + +Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de +douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la +description. + +Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste +couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, +voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie? + +Écoutez, c'est elle qui parle: + + « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait + froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon + mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste + couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et + inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et + sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à + ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent + aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus + _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais + si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce + n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi + sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends + à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des + larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent + des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon + front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; + d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le + son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je + ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et + j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! » + +La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février +1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa +main amaigrie à la porte du tombeau. + +Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée. + +Enfin la rigueur des hommes se lassa. + +Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur +d'une autre cellule. + +Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde: + + « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma + garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter + ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se + placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous? + + » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. + C'est de la vérité locale. + + » Voici le mobilier: + + » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte + obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est + fort laid, mais c'est chaud. + + » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous + l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, + et, vis-à -vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale + liserée de gris. + + » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile. + + » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a + passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise. + + » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et + petite chapelle de mes souvenirs. + + » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au + mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté + sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est + prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon + grand-père. + + » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix + qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à + porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux + branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon. + + » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus + rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un + sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! » + +Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière +pendant ces neuf années. + +Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui +murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront +sur sa tombe. + +D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard +de soixante-quinze ans. + +Écoutons-le. + + « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement + notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne + la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses + craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine + furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils + conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison. + + » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait + rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle + expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être + plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la + maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée. + + » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille. + + » Il n'était plus temps! + + » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins + incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la + soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout + fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours. + + » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à + Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: + j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage + d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours + après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre. + + » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en + trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus + une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la + liberté. + + » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma + demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une + mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux. + + » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une + croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. » + +Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur +la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous +adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au +prêtre qui a fermé les yeux de la mourante. + +Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle +toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de +cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui +l'entourait. + + « Monsieur, + + » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. + L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore + une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses + affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur + le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre + Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à + penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si + parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, + depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et + incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de + religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle + n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible + événement que je suis forcé de vous annoncer. + + » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et + qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités + distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu + ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir + toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. + En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi, + de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que + j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si + profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de + plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, + à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et + de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été + admirable aux approches de la mort. + + » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de + tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je + n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour + ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop + sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à + cet égard. + + » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de + mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux + à la lui rendre aussi facile que possible. + + » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont + mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, + elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de + madame Marie Capelle, et, de là , elle continuera sans peine son + voyage pour se rendre au sein de sa famille. + + » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa + famille l'expression de ses meilleurs sentiments. + + » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir + l'hommage, etc. + + » B..., + + » Curé, aumônier des bains d'Ussat. » + + » Ornolac, 7 septembre 1853.» + + +Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle +Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la +prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures +avant sa mort. + +Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, +consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature: + + « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous + écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à -dire écrite + vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule + fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je + vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. + J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue + me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, + tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers + jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve + pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois + mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma + confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire. + + » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce + souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur. + Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le + sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle + sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, + ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je + rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la + vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! + comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous + bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi + le courage de le supporter. » + + » Puis, comme les douleurs redoublaient: + + « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, + vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont + fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il + leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! » + + » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à + tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus + grande. + + » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais + tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance + à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; + j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui + étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce + qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle + si supérieure. + + » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous + m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me + parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie. + + » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les + plus respectueux. + + » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur + êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes. + + » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout + mon coeur. + + » CLÉMENCE. + + » Lundi 27. » + + +Un an après, c'est-à -dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait +cette seconde lettre du brave curé d'Ussat. + +Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve +bonté: + + « Mon cher monsieur, + + » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre + égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura + causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne + pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. + J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là . + Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce + silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas + coupable. + + » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que + vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je + m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de + la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à + les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien + conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de + juillet. + + » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il + n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant + qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et + parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait + peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette + dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je + la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. + Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de + délicatesse en ce point. + + » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et + m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles. + + » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de + m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à + Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je + la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait + beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous + traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux + semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce + retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me + répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse + prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette + fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui + écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon + indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait + enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter + lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini + son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une + jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet + par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet. + + » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou + plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais + annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, + et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa + part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu + visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac + est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, + son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. + J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on + le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs + également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. + Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être + flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte + sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à + réparer. + + » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera + fini. » + +Qu'ajouter à cela? + +Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard +qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux +blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce. + + « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable? + + » Je réponds: + + » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille. + + » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils. + + » Ma conviction est là . + + » COLLARD, + + » Montpellier, 17 juin 1853. » + + +Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de +captivité. + + + +JACQUES FOSSE + + +Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma +place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus +empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire. + +Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de +trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits +vigoureusement accentués, aux membres musculeux. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous +n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu +repartir sans vous voir. + +--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je. + +--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et +sauveteur dans mes moments perdus. + +En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, +couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une +éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, +éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur. + +Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des +plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, +lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, +j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que +celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues. + +Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un +ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir. + +Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, +laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter +cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement. + +Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous +rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il +naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, +ou à peu près. + +Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis. + +Il perdit son père en 1820. Il avait un an. + +La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller +habiter chez sa mère, à Beaucaire. + +En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut +douze enfants, dont trois sont morts. + +En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler. +Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir. + +Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en +alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin. + +Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un +enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille. + +Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il +gagnait par jour; mais enfin on vivait. + +Il fit ce métier pendant un an. + +Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il +entra comme manoeuvre chez un maçon. + +Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules. + +En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé +Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait. + +Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque +de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de +passer sous le radeau, arrive à monter dessus. + +Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement. + +Jamais programme ne fut mieux suivi. + +En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en +qualité d'apprenti mineur. + +Il y gagnait vingt-cinq sous par jour. + +Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à +quatorze ans il se fit portefaix sur le port. + +À quatorze ans, Fosse portait sept cents. + +Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle +durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un +immense commerce de soie, de draperie et de cuir. + +Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient +dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le +fils d'un charcutier nommé Cambon. + +Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en +même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de +Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le +danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur, +le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui. + +Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la +compagnie. + +Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en +se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas +nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, +lorsque Fosse l'atteignit et le sauva. + +Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de +bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce +doigt est inerte, le nerf en a été coupé. + +En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en +qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent +et dirigent les voyageurs. + +Dans le courant du mois de juillet, c'est-à -dire en pleine foire de +Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café +chantant. + +Un ours et deux saltimbanques se noyaient. + +Voici le fait: + +Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser. + +Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin +de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône. + +Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de +boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques +qui tenait la chaîne. + +Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné +avec lui. + +Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu +pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager. + +Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle. + +Fosse courut d'abord aux saltimbanques. + +Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre +essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse +avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle +aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme +le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le +bord, les traîna tous deux après lui. + +Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; +mais, heureusement, le nageur avait pied. + +Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de +l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve. + +Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore +de l'empêcher de s'enfuir. + +Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se +sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse +s'élança à sa poursuite. + +Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à +lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui. + +Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, +entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau. + +Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant +l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il +était par une force supérieure. + +Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour +respirer. + +C'était là que l'ours l'attendait. + +Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son +épaule. + +Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la +chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de +brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui. + +Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, +peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup +de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre. + +Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et +se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant. + +Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais +pour assister à cet étrange sauvetage. + +En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles +étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui +conduisait au bateau à vapeur. + +C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette. + +Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, +et, tout habillé, saute de douze pieds de haut. + +Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux +qui s'y noyaient. + +Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre. + +En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se +débattant. + +Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par +les épaules. + +Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, +s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de +l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde. + +À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le +tient par les épaules, puis l'autre, et crie: + +--Tire! + +On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, +étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait +conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que +son portemanteau était resté au fond du Rhône. + +Ce portemanteau contenait quinze cents francs. + +Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui. + +Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à +Fosse. + +Il va sans dire que celui-ci refusa. + +Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère +de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez +son gendre à Montpellier. + +En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et +elle tomba dans le Rhône. + +Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît +de l'autre côté. + +Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il +essaye de sauver. + +Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse. + +Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il +soutient madame de Sainte-Maure. + +Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais +encore se retourne. + +Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; +il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le +bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il +avait sauté à l'eau. + +Là , madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un +constructeur de bateaux, nommé Raousse. + +Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un +garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier. + +Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de +Beaucaire. + +M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de +deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la +médaille; elle valait quarante sous. + +Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille +de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est +pas trois sous par personne. + +Fosse s'en contenta. + +En 1840, il tomba à la conscription. + +Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux +personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre +dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon. + +Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde +classe. + +Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er +septembre 1840. + +Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à +Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons. + +Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes +du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un +seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de +cheval. + +Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui +faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas +lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans. + +En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le +Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois +tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les +en retire tous les trois, et vivants. + +Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième +classe. + +En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse +s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée. + +Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille +avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au +travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son +beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs. + +Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de +Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait +mourant. + +Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force +herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette +augmentation dans sa recette pour se marier. + +En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à +Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et +écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment +que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à +100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit. + +M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à +deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois. + +M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze +francs. + +Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était +faite. + +Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens. + +Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en +sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans +le Rhône et passe sous le radeau. + +Par bonheur, il y avait un trou au radeau. + +Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme +est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme +par l'une des extrémités. + +Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, +en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête. + +Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien +varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point +d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller +chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait +jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les +flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit. + +Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la +garde nationale de Beaucaire. + +Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur +les bords de la Durance. + +Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout +cela ne satisfaisait pas son ambition. + +C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part +pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas +revenir sans sa croix. + +Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin +suivant, c'est-à -dire près d'un mois après en être parti. + +À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se +mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons. + +Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur! + +Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se +noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un +commis d'une maison de commerce. + +En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le +transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon. + +Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à +l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son +établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et +de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854. + +Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe. + +Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de +l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de +tabac. + +Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux +publics maître du port à Beaucaire. + +Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se +noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur +espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez. + +En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse +soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son +exemple. + +Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse +achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des +fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise +un bénéfice considérable. + +Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du +port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain. + +Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin +chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une +jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze +ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit +qu'une quarantaine. + +Fosse sauva le reste. + +Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve +l'enfant. + +Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, +que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces +débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du +fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants +à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes. + +Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds +au-dessus de son cours ordinaire. + +Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains +arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa +présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire. + +C'est que Beaucaire était cruellement menacée. + +L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on +lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de +terre. + +Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture. + +De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues +d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux +d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce. + +Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, +complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est +interrompue. + +--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en +aurez, ou je ne reviendrai pas. + +Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait +faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est +à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter +l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de +maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées. + +Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le +commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec +lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis +le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie. + +Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq +heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à +travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse +porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher. + +L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y +arrivèrent. + +Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à +Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, +pleine de courants, de tourbillons et de remous. + +Le maire et le conseil municipal étaient en permanence. + +Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit +personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au +milieu du courant. + +Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour +éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne +voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de +temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de +ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse +ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa +barque et continuait son chemin. + +Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages +supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée +et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous +les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le +plus élevé du pauvre village. + +Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au +lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher +un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le +seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit. + +Ces dix-huit cents personnes étaient là , sans pain, depuis +vingt-quatre heures. + +Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours. + +Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien +qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de +l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où +l'attendait le préfet. + +--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les. + +Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise +un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues +et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même. + +Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de +vivres. + +Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul +n'osait faire. + +Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, +afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés. + +Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur +manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation: + +--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui +ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, +je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme. + +On arriva sans accident. + +Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette +lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation: + +« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous +voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la +rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, +chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de +terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous +mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, +s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la +même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres +circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous +plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance. + +» HENRY, évêque de Nîmes. » + +L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se +rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens +les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux +dans la campagne. + +La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta +Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se +précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque. + +--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux +hommes de bonne volonté. + +Deux pilotes se présentèrent. + +La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée. + +Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, +reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe. + +Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les +jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des +pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui. + +Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première +classe. + +Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue +de Beaucaire. + +Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre. + +Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison. + +Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes. + +Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une +fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans +connaissance sur le carreau. + +Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se +sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains +des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, +dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en +redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte. + +Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, +elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre. + +Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille, +il entend crier: « À l'assassin! » + +Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme +une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. + +Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse. + +C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà +commis bon nombre de vols. + +Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette +métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre +les mains de Fosse. + +Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, +se rendit à Paris à la fin de l'an dernier. + +Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu +le 16 décembre. + +Ce fut alors que je le vis. + +Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable +ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur +de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui, +suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement. + +J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, +je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de +Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en +post-scriptum. + + + +LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + + +Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de +Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812. + +Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie +en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour +aller jouer une heure dans _les ruines_. + +Et les fortes têtes du pays disaient: + +--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes +que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien. + +Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai +diablement travaillé depuis. + +Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse +mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, +d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. +J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi. + +Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, +la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir +ce que je vois. + +Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont +point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux +vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs. + +Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_. + +Les voici: + + Alors que le Seigneur, de sa droite féconde, + Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde; + Qu'il eut tracé du doigt, + Comme fait le pilote à la barque qui passe, + La route qu'il devait parcourir dans l'espace, + Il dit: « Que l'homme soit! » + + À sa voix s'agita la surface du globe; + La terre secoua les plis verts de sa robe, + Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, + Comme des ouvriers demandant leur salaire, + De l'équateur en flamme et des glaces polaires, + Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir. + + « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême, + Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime; + Les lots vous sont offerts. + Chaque homme a droit égal au commun héritage; + Allez! et faites-vous le fraternel partage + De la terre et des mers.» + + Alors, selon sa force ou bien son caractère, + L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre: + Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, + Le laboureur le champ où la rivière coule, + Le commerçant la route où le chariot roule, + Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux. + + Déjà , depuis longtemps, le prince avait le trône, + Le pape la tiare et le roi la couronne; + Et le pâtre craintif + Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître; + Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître + Un homme à l'oeil pensif. + + D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre + Il marchait lentement, triste sans être sombre; + Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur; + Enfin, au pied du trône il releva la tête, + Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète; + N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? » + + Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être! + --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître, + De son avoir jaloux; + Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde, + Quand on faisait sans toi le partage du monde? + --J'étais à vos genoux! + + » Mon regard admirait la splendeur infinie; + Mon oreille écoutait la céleste harmonie; + Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur + Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère, + S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre, + Tandis qu'il adorait son divin Créateur. + + --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime, + La côte et l'Océan, la vallée et la cime: + Que veux-tu! c'est la loi. + Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures, + Je te garde, mon fils, place dans ma demeure, + Et mon ciel est à toi. » + + +Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure. + +Puis il a les ruines. + +Revenons aux nôtres. + +Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus +belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy. + +Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son +chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont +beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, +plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de +chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes +d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles +forêts de France, c'est-à -dire entre la forêt de Compiègne et la forêt +de Villers-Cotterets. + +Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes +qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir +sympathique. + +Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et +l'acheva en 1407. + +Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi +laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il +résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été +achevées. + +Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y +entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux +Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et +Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds. + +C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, +surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il +eût fallu l'appeler. + +Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était +fou. + +Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait. + +Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. +On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains +des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des +rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place +de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une +noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou +d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus +contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir. + +Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, +inouïs, fantastiques. + +Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des +robes de douze aunes. + +Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes +d'animaux. + +Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux +ménestrels et aux troubadours. + +Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une +ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous +occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize +livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées +à orner une robe. + +Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs? + +Le voici: + +« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la +chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur +chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour +servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent +quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles +en quarré. » + +Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces +modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à +celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution. + +Il y avait des cornes partout. + +Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les +hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds. + +La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les +femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet. + +« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et +excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient +de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, +que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait +qu'elles se tournassent de côté et baissassent. » + +Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces +belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi +Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans. + +Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; +le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de +Milan. + +Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille +florins. + +L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la +folie. + +Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien +courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser. + +Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon +du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où +l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre +ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout +était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par +la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la +Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux +anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont +Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de +la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, +pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère +Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop +pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons +horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour. + +Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait +promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la +fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de +douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de +la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, +de sorte que le pauvre, c'est-à -dire le peuple, ne sachant plus +comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus +court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient +jaillir la veille du vin et du lait. + +Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon +s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme. + +Le véritable motif, c'était le plaisir. + +Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses +deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni +la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une +illustration non noins grande que ses deux oncles. + +D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de +Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en +paix. + +Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours +en jeux, bals et galanteries. + +Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une +seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où +Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des +indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie +Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard. + +Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc +d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition +de sept cent cinquante bénéfices. + +On passa en Languedoc. + +Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et +les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les +couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, +mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. +Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et +prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, +d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait +les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles +de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un +mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les +brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or +aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque +part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. +Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et +bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait +épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix. + +Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était +retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques +demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et +fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de +Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu +coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de +Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse. + +Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du +bûcher? J'en doute. + +Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire +justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que +leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière +d'autre couleur que leur robe, au bras. + +Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et +qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes? + +Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son +retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec +son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait +avant lui. C'est le roi qui gagna. + +Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il +avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur +vide. + +À vingt-trois ans, il était fou. + +Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc +d'Orléans, prit sa femme. + +Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait. + +Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de +son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de +Bourgogne. + +L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et +Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée +dans l'esprit fantasque du jeune prince. + +C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la +tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le +bonheur du duc d'Orléans. + +Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a +jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant +la mort du duc d'Orléans. + +Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient +suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie +amoureuse. + +En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux +duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à +faire une visite à Louis d'Orléans. + +Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme +l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et +dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un +palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, +retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre. + +C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient. + +C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de +l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort. + +Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il +recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y +demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de +cendres. + +Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision. + +Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il +rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une +faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille +cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_. + +Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de +réconcilier ses deux neveux. + +Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le +dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut +courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner +pour le 22. + +Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas. + +Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat +du duc d'Orléans. + + +Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans +existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris +est le théâtre. + +Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de +la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois. + +Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait +fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette +petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve +lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter. + +Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé +alors par la reine Isabeau. + +Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, +hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions +de la Ville et du Temple. + +Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait +gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous +Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie +de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien +entendu. + +En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en +enlever l'alliage. + +Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, +appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu. + +Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de +lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel +Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari. + +Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; +elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à +la rue de la Perle. + +Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en +naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort +longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc +d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité. + +On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on +avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un +enfant d'un jour. + +C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son +enfant, c'est-à -dire la chair de sa chair, voilà tout. + +Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé +l'assassinat du duc d'Orléans. + +Depuis longtemps, il le méditait. + +Dès la Saint-Jean, c'est-à -dire quatre mois auparavant, il cherchait +dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents +était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de +l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin +qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres +denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège +de vendre sans droits. + +Le 17, la maison était trouvée et livrée. + +C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du +Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une +niche au-dessus de la porte. + +L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; +l'histoire n'a pas conservé son nom. + +L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général +des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation. + +Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même +hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même +table. + +Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, +et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de +Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le +valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire +au prince que le roi le demandait à l'instant même. + +Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il +pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour +aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire +qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il +compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la +sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son +crime. + +Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était +attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans. + +De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; +aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il +une partie de sa suite. + +Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même +cheval, un page et quelques valets portant des torches. + +C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis +d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce +quartier sombre, solitaire et retiré. + +Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, +c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du +Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une +gaie chanson, et jouant avec son gant. + +Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter +que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore, +ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune +homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui +était apparue. + +Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et +une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était +cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel. + +Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, +enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour +l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour +aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! » + +Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras. + +Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans +la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de +hache et d'épée. + +Et lui criait: + +--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous? + +Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant. + +Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de +hache lui fendait la tête. + +Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui +voyait celle boucherie criait de toutes ses forces: + +--Au meurtre! + +Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un +geste de menace: + +--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme! + +Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image +Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un +chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, +et, après l'avoir examiné avec soin, dit; + +--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort. + +Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de +masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement. + +Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, +sans penser à lui-même; + +--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il. + +Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort. + +C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par +Isabeau. + +L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait +éteindre les torches et s'en aller. + +Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort. + +Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du +coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là ; la +tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une +oreille à l'autre. + +La cervelle en sortait. + +Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres +restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux. + + +Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté +ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le +prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait +terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui. + +Mort, tout le monde le pleura. + +La France la première. + +« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, +je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que +c'était lui; parce que c'était moi. » + +Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme +Montaigne: + +-Je l'aimais. + +La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima +celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts +et ses vices l'emportassent sur ses vertus. + +Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. +L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était +le coeur, un coeur bon et humain. + +Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le +prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard +qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul +de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple. + +Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de +larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, +tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au +roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots. + +Les pleurs appellent les pleurs. + +Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine +tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui +qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces +murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont +dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on +ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient +appartenu. + +C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours +était un rude lutteur. + +Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la +féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit: + +--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte. + +Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu. + + +À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à +Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas +ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que +c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que +c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était, +enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites. + +Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides. + +Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait +achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées +de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les +avait confisquées à la maison d'Orléans. + +Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par +l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier +de M. de Sainte-Foix. + +L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs. + +Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas +meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets. + +Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait +monter aux ruines par un sentier à peu près impossible. + +À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des +tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons. + +Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours +esherbées. + +C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen +âge. + +Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, +furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers. + +On se montrait les uns aux autres les études faites, on se +renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de +l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire +de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines. + +Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand +Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où +il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit +sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux +voyageurs. + +Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce +feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison. + +À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert. + +Cet artiste, c'était M. de Flubé. + +Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente +pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. » + +Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs. + +Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui +du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, +moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine. + +Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle +l'_hôtel des Ruines_. + +Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830. + +Le drapeau surmontait cette inscription: + + + CONNÉTABLE-TERJUS + _Montre les ruines + Aux amateurs._ + + +Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à +Pierrefonds.--On montrait les ruines! + +Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour +me les montrer! + +Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds +n'était qu'un village, il devint un bourg. + +Ce village avait un étang, cet étang devint un lac. + +Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou +six tonneaux. + +Ce brick s'appela _l'Artiste_. + +Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à +l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à +faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_. + +Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des +Étrangers_. + +Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un +spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel +édifice: + + + HÔTEL DES ÉTRANGERS. + + +Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration +qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau +sulfureuse. + +Dès lors, Pierrefonds était complet: + +Historique par ses ruines, + +Pittoresque par sa position, + +Sanitaire par sa Source. + +Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de +l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux +minérales. + +Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur +d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles +d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration +à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient +être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires. + +Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées +dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais. + +Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades +de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison +en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_. + +Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel +de Pierrefonds_. + +La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de +Pierrefonds à Villers-Colterets se pava. + +Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir +pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour +Pierrefonds_. + +Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre +de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui +une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, +située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris. + +Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de +Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de +Paris. + +Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient +d'avoir son feu d'artifice. + +--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à -dire quatre chandelles +romaines et un soleil cloué contre un arbre. + +Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du +Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue. + +Son épilogue était un magnifique bouquet. + +Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri. + +Racontons comment s'accomplit ce grand événement. + +Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, +le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je +compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine +qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman +ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le +moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure. + +Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de +souscription. + +Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir +du dimanche suivant. + +Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque. + +Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas +encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai. + +--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous +acheter vos artifices? + +--À Paris. + +--Chez qui? + +--Chez Ruggieri. + +--Attendez. + +J'écrivis une lettre. + +--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré. + +--Qu'est-ce que votre ami Désiré? + +--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, +mais encore je fournis l'artificier. + +Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits. + +--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se +dérangera? + +--J'en suis sûr. + +--Pour nous? + +--Pour vous un peu, beaucoup pour moi. + +Ils se retirèrent en hochant la tête. + +Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant: + +--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher +ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et +m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois +bien qu'il se dérangera! + +Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, +plus souvent même que lorsque je suis en compagnie. + +Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement +l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu +il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée +comme sa marchandise. + +Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement +répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. +Ruggieri devait venir. + +Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé. + +Des paris s'étaient ouverts: + +Ruggieri viendra-t-il? + +Ruggieri ne viendra-t-il pas? + +On accourut me demander: + +--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra? + +--Pourquoi cela? + +--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à +Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne. + +--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à +Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy. + +--Et il viendra, nous pouvons y croire? + +--Aussi certainement que s'il était arrivé. + +Et chacun partait en criant: + +--J'écris qu'il viendra. + +Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre +avec une pareille certitude? + +Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri +fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier? + +C'est tout le contraire. + +Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice. + +Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne. + +Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas! + +Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri. + +Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte. + +--Entrez, Ruggieri! criai-je. + +Et Ruggieri entra. + +Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous +pouvons répondre les uns des autres. + +Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri +était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et +illumination des ruines. + +À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac. + +À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal. + +C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans +étoiles, à ne pas voir le bout de son nez. + +Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là , un feu rouge +s'alluma. + +La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant +dans l'eau. + +Les premiers cris de joie commencèrent. + +Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit +avec un feu vert. + +Puis une troisième avec un feu blanc. + +Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette +fois, tout rentra dans l'obscurité. + +Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri. + +Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la +montagne et se dresser dans la nuit. + +La pâle apparition dura dix minutes. + +Après le premier cri poussé, chacun s'était tu. + +L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent. + +Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec +une teinte différente. + +Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux. + +Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri! + + +Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à +feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé. + +C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette +magnifique soirée. + +Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe. + +--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je. + +--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré +tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je +reviendrai. + + +S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je +vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez +venir. + + + +LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + +Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr +écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont +j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des +_Mohicans de Paris:_ + + » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de + tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon + _jardin des romancier_. + + » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des + arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à + l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres. + + » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues; + + » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines; + + » À Balzac, l'azaléa grimpante; + + » À Jules Janin, l'oeillet bleu; + + » À madame de Genlis, la rose verte; + + » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous + le climat de Paris; + + » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles + pendant l'hiver; + + » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et + fleurit sur les fenêtres du quartier Latin; + + » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante; + + » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de + graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, + produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol + qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir. + + » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la + neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.) + + » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles + créations. + + » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales + transparents dans le jardin des romanciers. + + » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la + tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée. + + » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur + leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé + longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats. + + » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître + M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi + que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un + poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui + présenta devait son coloris au sang de ce lion. + + » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus + est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par + Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des + Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le + lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est + pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la + neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. + Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page + 319. + + » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne + le front d'Osiris; il a la fleur rose. + + » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à + pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a + jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres. + + » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était + le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de + l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je + le dois. + + » ALPHONSE KARR. » + + +_Réponse d'Alexandre Dumas_. + + +Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible +à l'honneur que tu me fais en me plaçant en +si bonne compagnie; mais cet honneur, non point +par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis +forcé de m'y soustraire. + +J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un +lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet +de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention +que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème +à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines +de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac. + +Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. +Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le +lotus blanc. + +C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui +a encore inventé celle-là . + +Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par +M. Belfield-Lefèvre. + +Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_, +article _lotus_, ce savant botaniste: + + LOTUS, LOTOS. + + « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et + philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils + désignent sous le nom de _lotos_... + + » 1° Plante arborescente. + + » 2° Plante aquatique. + + » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux + du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et + vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos. + + » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes + anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le + nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; + sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son + fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, + dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de + fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante + aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et + qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea + nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow. + + » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, + comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait, + selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs + GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à + ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait + une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et + se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au + retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce + précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA + FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute + probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE + AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil. + + » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se + distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par + ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante + que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. » + + +Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton +paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille +m'exposer à en être chassé. + + Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin +embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et +qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique +parterre, par la ROSE MOUSSEUSE. + +Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu +disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin +des romanciers_ au palais de justice: + +« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous +silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le +tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de +couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE +ornait sa boutonnière...» + +Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose +du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la +Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de +Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, +la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de +Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de +Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille +variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE +MOUSSEUSE. + +Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en +l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot? + +C'est possible, après tout. + +En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une +pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à -dire à l'époque où ta rosé +_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que +je suis en train de faire sur ma fenêtre. + + +_Réplique d'Alphonse Karr_. + +Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon +jardin des romanciers. + +Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire +quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques +années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé +ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe. + +Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales +transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. » + +Voyons ta preuve. + +C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de +Dieu.--Voyons donc les champions: + + _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._ + + Théophraste. + Hérodote. . . . . . . . + Athénée. + + Porret. + Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy. + Savigny. + + Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322. + + Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr. + +Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les +champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, +c'est-à -dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès +notre enfance, sous peine de pensums. + +Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité. + +Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une +histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un +grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois +savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les +morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui +vous gênent. + +--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un +vivant, valent-ils ton savant vivant? + +À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre. + +L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr. + +Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que +je leur ôterai. + +D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur +dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend +sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit +généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les +regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils +ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un +soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque +soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte +pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il +faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin +des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille. + +Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend +très-suspect son témoignage sur un point en litige. + +D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout; +mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc +et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, » +--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise. + +Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce +grand peuple de faïence qui est en train de se casser. + +Elle est belle, ta preuve! + +Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc +comme la neige de l'Himalaya. » + +Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car +tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien +gentil! + +Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit +pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose +mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute +d'impression comme transparen_tes_.» + +Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point, +maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant +de t'y planter définitivement tout à l'heure. + +Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse; + +--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame +de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera +beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir +dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je +serai vengé. + +À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas +madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur, +et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de +Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle +avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ... +moussue. + +Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité +et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu +dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami. + +Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse +est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue; +c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut +hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas +le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse. + +Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie +accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il +l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont +le droit d'avoir voix au chapitre. + +M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe +du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,-- +dit rose mousseuse. + +De même que: + +M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_; + +M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de +Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_, +qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande; + +M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et +une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une +rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la +_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des +Provins. + +M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse; + +Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle +rose _génie de Chateaubriand_; + +Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne +Prévost_; + +Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_; + +Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose +_souvenir de la Malmaison_. + +Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par +mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps +être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce +n'est ni toi ni moi. + +Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres +des roses, ils disent rose mousseuse. + +Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison +rustique_. + +Ce seraient de terribles autorités contre nous deux. + +Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions +celle-là ? + +_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la +phrase: un des plus belles orgues. + +_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de +messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que +l'hymne fut chantée_. + +Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé, +ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à -dire ce qui en est le +contraire, sous peine de ne pas être entendu. + +Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille, +on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope +n'est pas la vanille. + +Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis +pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure. + +Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les +neiges de l'Himalaya. » + +Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des +lotus est blanc. + +Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le +lotus. + +Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des +lotus blancs,--prétends-tu. + +J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc +existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois. + +Prendrais-tu la rose pour type du jaune? + +Dirais-tu: jaune comme une rose? + +Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow, +noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc. + +Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type. + +Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, +par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. » + +Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans, +par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui +s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. » + +Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points. + +Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en +m'y plantant moi-même. + +Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent +se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de +son laurier. + +Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi +le plus bel ornement. + +Je te serre bien cordialement les deux mains. + + Alphonse KARR. + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Bric-à -brac, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC--BRAC *** + +***** This file should be named 6319-0.txt or 6319-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/3/1/6319/ + +Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet +Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed +Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Bric-à-brac + +Author: Alexandre Dumas + +Posting Date: September 3, 2012 [EBook #6319] +Release Date: August, 2004 +First Posted: November 25, 2002 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC-À-BRAC *** + + + + +Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet +Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed +Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr. + + + + + + + + + + + + BRIC-A-BRAC + + PAR + + ALEXANDRE DUMAS + + + + TABLE + + DEUX INFANTICIDES + POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + DÉSIR ET POSSESSION + UNE MÈRE + LE CURÉ DE BOULOGNE + UN FAIT PERSONNEL + COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS + HEURES DE PRISON + JACQUES FOSSE + LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + + + +DEUX INFANTICIDES + +On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma +connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa +célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent +commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la +suite de deux infanticides. + +Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame. + +Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité +publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses +antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des +lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce +qui tient à son origine. + +Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui +puisse satisfaire convenablement votre curiosité. + +Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits +Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous +rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à +Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du +Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt +singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit +hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui +dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée. + +Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons +laissée. + +Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait +été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère. + +Aussi fallut-il lui trouver un biberon. + +Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée +au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait +de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un +biberon. + +On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant +que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours +l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours +du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman +du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en +réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait. + +Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de +dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait, +le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait +de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de +trente chèvres ou de douze vaches. + +Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait +plus d'honneur à ses nourrices. + +Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins +d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de +quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle. + +Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires +étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces +menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les +malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte. + +Delaporte les rassura: il répondait de tout. + +En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait +l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il +venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel, +éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle, +faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au +Caire un animal de ce sexe et de cette espèce. + +Vous comprenez... + +Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même +temps agréable à un gouvernement allié. + +Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui +avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes +puissances européennes. + +D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente +cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident +qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à +l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la +France. + +Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy +Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et +s'occupa du transport en France de sa ménagerie. + +D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa +disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne +sais plus quel port de l'Archipel. + +Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des +Messageries impériales. + +Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme +cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou +quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre. + +On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant +du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il +eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante +chèvres, pour subvenir à sa nourriture. + +Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes +et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils +avaient amenés. + +Le tout arriva en seize jours à Marseille. + +Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa +première cargaison. + +À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination +l'hippopotame et sa suite. + +Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris +aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille. + +À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus +admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à +l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes +des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes. + +Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux, +semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux. + +À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de +Delaporte. + +C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a +déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que +onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a +pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là... Pardon, +j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En +outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son +maître,--il appelle Delaporte _papa_. + +Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte +_papa_. + +Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en +avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa +mère, par une tribu en guerre avec la sienne. + +Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux. + +On les sépara et on les vendit. + +La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien. + +Nul ne sait ce que devint la mère. + +Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec +son maître. + +Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié +de spécifier l'objet de son commerce. + +Il vendait des étoffes. + +Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il +soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée. + +Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte +surtout, entre un maître et un esclave. + +Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes +dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y +aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des +pieds. + +Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on +craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit +venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois +coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher. + +L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois. + +Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une +soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait +prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures +le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une +autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups. + +Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort +sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus +douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque +de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il +s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître. + +L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il +fût guéri, c'est-à-dire environ un mois. + +Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son +maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il +avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son +protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures. + +Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le +malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le +vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition. + +En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le +lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin +méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres +turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille +piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant. + +Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans +un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la +dernière maison de la ville. + +Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le +tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de +pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et +entra dans la maison. + +Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri. + +Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte +était fermée et la barre déjà mise. + +Il se prit à trembler de tous ses membres. + +Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts. + +Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à +un ou plusieurs individus. + +Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au +claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui. + +Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les +cris. + +Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des +planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà +ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son +rasoir ensanglanté à la main. + +Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme +il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu +à un marchand d'eunuques! + +En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était +réservé, l'enfant se trouva mal. + +Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il +invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain. + +Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit. + +Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui. + +L'enfant était tombé près de la porte. + +Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement. + +Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il +pourrait fuir. + +Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet +escalier devait donner sur une terrasse. + +La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta +les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou +dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du +vent, se dirigea vers la ville. + +Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que +lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte. + +Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas. + +Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se +laisser reprendre. + +Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat +français. + +Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit +prononcé, signifie liberté! + +L'enfant se précipita haletant dans la cour. + +Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit. + +Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de +faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de +faire des eunuques dans ses États. + +L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour +que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se +trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection. + +D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis +il livra le marchand à la justice du pacha. + +Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux +galères. + +L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à +Delaporte de le prendre pour son domestique. + +Delaporte y consentit et en fit son _saïs_. + +C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que +l'enfant appelle Delaporte _papa_. + +C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier +maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard. + +Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame; +mais nous y revenons. + + +II + + +La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se +mit à en désirer une neuvième. + +Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les +savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la +nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient: + +--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un +hippopotame femelle? + +Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir +Halim-Pacha au milieu de son harem. + +--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons +fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que +nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants. + +Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans +le Nil blanc et envoyée au Caire. + +Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en +France, c'est l'Égypte. + +Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses +désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six +mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement +de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État, +avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont +le lait servait à sa nourriture. + +Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille. + +Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle. + +Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer +trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris. + +Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son +hippopotame au Jardin des Plantes. + +Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois. + +Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte. + +Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est +à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et +savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est +une créature privée de tout sentiment généreux: + +Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui +était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte +l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les +démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de +satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau +d'une trentaine de porcs. + +Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et +là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre +en défendant leur petit. + +Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant +ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des +mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y +a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. » + +On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un +savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit +de son petit. + +À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant +encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, +quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait +dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus +d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie. + +Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze +mois. + +Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle +mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, +soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que +cette parturition fût si proche. + +À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de +l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. +Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa +naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, +le blessa mortellement. + +Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans +sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en +absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une +mâchoire à l'autre. + +Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les +naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était +unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois. + +Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que +l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois. + +La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux +animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne +le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois +un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle +manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses +couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une +violente crispation, elle mit au monde son second petit. + +Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le +petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement +sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la +cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant +l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne +sortirent de l'eau. + +Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture. + +Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se +coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui +vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un +mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et +grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un +témoin oculaire. + +Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. +Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il +lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut +pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye +de le charger. + +M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il +occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la +science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui +pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère +qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le +savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition +de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et +inoffensive.» + +Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par +l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande +chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les +savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une +supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de +coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait. + +Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame. + +Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le +petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement +souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, +au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six +blessures, dont une mortelle traversant le poumon. + +Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait +voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter. + +M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, +sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que +son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile. + +Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier +soupir. + +Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, +mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux +domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. +les savants. + +C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et +l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on +remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela +arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou +deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, +ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et +les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la +main destructrice de l'homme. + +Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, +voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits +découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher +à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs +soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits. + +Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de +ceux-ci. + +Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison +qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de +chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se +dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever +plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à +travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir +pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les +petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, +les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un +amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des +oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en +captivité, _les empoisonnent_. + +L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents +chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, +comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame? + +Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a +horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il +est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier +qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient +sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait +chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, +c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, +s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, +il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans +sa cage. + +Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement +sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la +couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé +les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour +elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; +elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, +mais parce qu'elle était trop bonne mère. + +Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, +l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins +d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants +attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent +l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette +dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en +lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; +qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur +jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et +ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement +et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne +mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la +satisfaction d'obtenir un produit. + +Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui +rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule +anx oeufs d'or_. + +Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, +ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme +Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que +l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité. + +L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il +pouvait féconder, il pouvait être fécondé. + +Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un +pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, +sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et +disséqué. + +Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être +l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre +aux savants de toucher à son petit. + + + +POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + + +Avez-vous remarqué ceci: + +Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la +détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne +la crains pas! » + +Essayons d'expliquer ce fait. + +La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels. + +Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu +appréciées des autres peintres et des autres musiciens. + +Voyez Scheffer, voyez Schubert. + +Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes. + +Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un +historien, a des compositeurs respectables et des exécutants +supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, +moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, +Wilhems, les deux Stevens, Leys. + +La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, +Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en +compositeurs, qu'Auber et Halévy. + +Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et +de Musset: tous deux sont morts. + +Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique? + +C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux +arts sensuels. + +La musique entre par les oreilles et chatouille les sens. + +La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur. + +C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le +dit Horace, la peinture et la poésie. + +Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne +sont pas soeurs. + +C'est que la peinture est égoïste. + +La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien +changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages. + +La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits +arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la +plume. + +Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction +s'éloignera de l'original. + +Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, +Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci +et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique +a été aussi bien rendue que possible. + +Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement +dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se +fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé +pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la +croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un +apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien +clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître +compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis +terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre. + +À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre +jugent de la même façon. + +Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le +reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste +à l'endroit du peintre. + +Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens. + +Le poète dira: + +--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le +côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du +moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui +tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non! + +--Pourquoi non? + +--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du +Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la +barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux +gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui +prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui +ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, +de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne +vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas +plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce +gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui. + +Le peintre vous répondra: + +--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ +comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse. + +Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté +matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les +deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à +soi-même; tout bas: + +--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce +ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de +Rembrandt que je prierais. + +Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de +la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au +point de vue de la peinture. + +Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la +musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la +haïssent pas? + +Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer. + +La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une +musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point +affaire à une soeur, mais à une rivale. + +En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la +poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la +conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, +c'est-à-dire sur un véritable échafaud. + +Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les +disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue. + +Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les +estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle +aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera. + +Le poète a écrit: + + L'or est une chimère, + Sachons nous en servir. + +Le musicien mettra: + + Oh! l'or est une chimère. + Eh! sachons nous en servir. + +Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en +moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison. + +Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes +et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et +d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou +plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le +Prophète_, _la Marchande d'oranges_. + +On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais +vers. + +C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique +sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de +Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou. + +Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et +comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers. + +Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre. + +Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles; +mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les +paroles. + +Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la +musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira +les vers. + +Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce +qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et +Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine. + +Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou +Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec +Scribe. + + + +DÉSIR ET POSSESSION + + +La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes +sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les +quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou +un logogriphe à ses lecteurs! + +Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode. + +Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit +perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, +--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant. + +Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, +de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de +l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou +du basque? + +Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il +gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et +est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne +serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des +rossignols?--Ou bien...? + +Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre. + +Devinez donc, chez lecteur. + +Voici l'apologue en question: + + +Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie +de couleurs: le blanc, le rose et le bleu. + +Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil +lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait +au-dessus de la verte prairie. + +Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, +et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives +couleurs. + +Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu +des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant +l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, +ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le +prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et +éblouissant. + +L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours. + +Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la +possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus +rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau +papillon! + + +Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, +ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère. + +De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine +aride et semée de ronces. + +L'enfant le suivit dans cette plaine. + +Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, +ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se +posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un +arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui +toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir. + +Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme. + +Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette +indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le +brillant mirage. + +Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du +jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des +fleurs, et battait amoureusement des ailes. + +Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, +le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, +léger comme un parfum. + + +Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et +les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les +années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au +sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la +vie. + +En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme. + +Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas +mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui +lui restait à descendre lui paraissait aride. + +Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de +charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, +poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés +de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand +espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte +incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes +couchées, les autres debout. + +Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de +l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la +montagne. + +Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le +vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître +pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, +devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la +déclivité de la montagne. + +Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs +avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur +des branches d'arbre desséchées. + +Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours. + + +Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le +vieillard le suivit, entrant par la porte. + +Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui +semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et +tomba. + +Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois. + +Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui +tendre les bras. + +Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu +ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête. + +Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu +leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui +s'affaiblissaient. + +Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, +et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant. + +Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin +le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant +de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un +papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi. + +Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit +tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort... + +Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de +l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce +fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton +coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir +s'exhaler au moment où ta main le touchera. + + + +UNE MÈRE + +(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN) + + +Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à +la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la +plus vive douleur. + +L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait +difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il +soupirait. + +La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être +avec une tristesse déjà muette comme le désespoir. + +On frappa trois coups à la porte. + +--Entrez, dit la mère. + +Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle +n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna. + +Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié +enveloppé, dans une couverture de cheval. + +C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver +était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le +givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage. + +Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas +ne faisaient pas de bruit sur le parquet. + +Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là, +l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour +ranimer le feu du poêle. + +Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en +chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue. + +--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son +hôte sombre. + +Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et +de la bouche un sourire étrange. + +La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa +tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits +qu'elle n'avait ni dormi ni mangé! + +Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle; +mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée. + +Le vieillard n'était plus là. + +--Où donc est le vieillard? cria-t-elle. + +Et elle se leva et courut au berceau. + +Le berceau était vide. + +Le vieillard avait emporté l'enfant. + +En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre +le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce +qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta. + +La mère se précipita hors de la maison en criant: + +--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant? + +Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans +la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit: + +--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton +enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était +là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux; +alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et +l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce +qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais! + +--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère, +et je saurai bien la retrouver, moi. + +--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant +de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu +chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu +couler tes larmes lorsque tu les chantais. + +--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la +dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi +passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon +enfant. + +Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se +tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait +chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut +encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et +que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit +lui dit: + +--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec +ton enfant. + +La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle +s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche. + +À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait +plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de +givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches. + +--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au +buisson. + +--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle +a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne +suis qu'un glaçon. + +La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son +sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et +le sang coulait à grosses gouttes. + +Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que +son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de +belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le +coeur d'une mère! + +Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre. + +Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, +sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé +pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le +passer à pied. + +Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier +abord, que cette mère affligée le traversât. + +Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur. + +--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête +blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en +viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les +plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce +que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et +tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre +bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive +les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine. + +--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, +tout, pour arriver à mon enfant. + +Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de +larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et +tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants. + +Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un +instant la transporta de l'autre côté de ses eaux. + +Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs +vivantes. + +C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de +long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été +par le soleil. + +La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux. + +Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée; +mais sur le seuil se tenait la concierge du palais. + +--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge. + +--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura +pitié de moi. + +Puis, à la femme: + +--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle. + +--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la +vieille. + +--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu +auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant. + +--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus +le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort +va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque +créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun +est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais +ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne +vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des +enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au +toucher reconnaîtras-tu le battement du tien. + +--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre. + +--Quel âge avait ton enfant? + +--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première +fois _maman_, hier au soir. + +--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me +donneras-tu? + +--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez; +mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai! + +--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la +vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs +en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires. + +--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, +prenez-les! + +Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en +échange les cheveux gris de la vieille. + +Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où +fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur +âge. + +Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes +aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et +bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau +se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires +grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers, +des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y +avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, +chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et +représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en +Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de +grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point +d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes +petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour +elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases +trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva +dans la salle des enfants. + +--C'est ici, lui dit la vieille. + +Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs +qui battaient. + +Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être +que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur +de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs. + +--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains +sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté. + +--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais +place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand +elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si +elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur; +car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il +faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes +humaines. + +--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid? + +--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi +de ce que je t'ai dit. + +Et la vieille s'enfuit. + +À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler. + +Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle. + +--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; +comment surtout as-tu pu être ici avant moi? + +--Je suis mère! répondit-elle. + +Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la +mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, +qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles. + +Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce +souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre. + +Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, +sans force et sans chaleur. + +--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort. + +--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère. + +--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son +jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la +terre et les replante dans le grand jardin du paradis. + +--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant; +ou arrache mon arbre en même temps que le sien. + +--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre. + +--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô +Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus +heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes +cheveux à la vieille. + +--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer. + +--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la +plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs. + +Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias. + +--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es +malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore +que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux. + +--Oh! fit la pauvre femme. + +Et elle lâcha les deux fleurs. + +Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait +un mouvement de pitié. + +--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, +voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les; +ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te +les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à +côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais +arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces +deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu +verras ce que tu voulais refouler dans le néant. + +Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un +magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de +bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli +anéantir. + +Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un +concert de bénédictions. + +--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli +être bien coupable. + +--Regarde, dit la Mort. + +Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un +petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant +grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions; +tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le +suicide. + +--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda +la mère. + +--C'était ton enfant, répondit la Mort. + +La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre. + +Puis, après un instant, levant les bras au ciel: + +--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que +vous faites est bien fait. + +La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus. + +Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui +rendant ses deux yeux: + +--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir. + +Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée. + +Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des +martyrs. + + + +LE CURÉ DE BOULOGNE + + +Voici une petite histoire gui est populaire dans la +marine française, et que je meurs d'envie de populariser +parmi les _terriens_. + +Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée. + + +Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de +chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était +assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de +devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades, +traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et +suivant l'avenue de Saint-Cloud. + +À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se +promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée. + +--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez +donc un peu, s'il vous plaît. + +Le postillon s'arrêta. + +Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon +en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la +tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs. + +--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la +voiture, c'est toi, mon cher Rémy? + +Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage +s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait +de l'étonnenient au sourire. + +--Ah! dit-il enfin, c'est vous? + +--Comment, _vous_? + +--Non... c'est toi, Antoine! + +--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville. + +--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq +ans que nous nous sommes quittés? + +--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir +un instant près de moi, et je te le dirai. + +--Mais... + +Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur +de s'écarter de son domicile. + +Bougainville comprit sa crainte. + +--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il. + +Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied. + +--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne +m'attend pour dîner. + +--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc! + +Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit. + +--Où je demeure? dit celui-ci. + +--Oui. + +--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami. + +--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la +vocation. + +--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres. + +--Et tu es content? + +--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier +ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont +modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner +aux pauvres. + +--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous +perdions le moins de temps possible. + +Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si +modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la +physionomie du curé. + +--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du +côté de Boulogne. + +--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé +à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à +moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq +minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu +comprends?... + +--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi +juste, tu seras chez toi. + +--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce +pas l'uniforme de la marine que tu portes là? + +--Oui, je suis capitaine de vaisseau. + +--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat. + +--Vraiment? + +--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des +lois? + +--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux +que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!» +C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris. + +--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son +bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa +lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat? + +--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua +Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires. + +--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et +surtout des dispositions pour les mathématiques. + +--Tu te rappelles cela? + +--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége? + +--Ah! c'est bien vrai! + +--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie? + +Bougainville sourit. + +--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut +que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans. + +--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et +il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au +port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne. + +Bougainville regarda à sa montre. + +--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par +conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, +postillon! + +--Comment, plus vite? + +--Puisque tu es pressé, mon ami! + +--Bougainville!... + +--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en +toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq +minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là! + +--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins... +Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à +Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne +grondera plus. + +--Marianne me connaît donc? + +--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de +toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se +fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les +mousquetaires, je te retrouve officier de marine. + +-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. +En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de +Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que +je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire +recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme +capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre +le Canada... + +--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!... +Continue, mon ami, continue, je t'écoute. + +Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas +remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot +au grand trot. + +Bougainville continua: + +--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais +qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de +Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi, +par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois +que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de +neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai +jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille +anglaise sous le fort même qui la protégeait. + +--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la +relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le +héros... + +--N'as-tu pas reconnu mon nom? + +--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment +veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant +les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui +brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce +n'était pas possible. + +En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste. + +--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine? + +--Nous sommes à Sèvres, mon ami. + +--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa +montre. + +--Il est midi dix minutes. + +--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne +pour midi. + +--C'est plus que probable. + +--Une lieue à faire! + +--Une lieue et demie. + +--Si, au moins, je trouvais un coucou... + +L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de +lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus +mince véhicule. + +--N'importe, j'irai à pied. + +--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville. + +--Comment, je n'irai pas à pied? + +--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour +avoir fait la conduite à un ami. + +--J'irai doucement. + +--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle +Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, +tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te +purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, +et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy! + +--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon! +postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au +trot. + +--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire. + +--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est +d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne +Boulogne. + +--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de +venir avec moi jusqu'à Versailles. + +--Jusqu'à Versailles?... + +--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu +dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers +ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un +coucou qui te ramènera à Boulogne. + +--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais... + +--Mais quoi? + +L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les +deux mains jusqu'au fond de ses goussets. + +--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches. + +--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au +roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, +je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner +en coucou à Boulogne, et tout sera dit. + +--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres? + +--J'en suis sûr. + +--Parole d'honneur? + +--Foi de gentilhomme! + +--Mon ami, voilà qui me décide. + +--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; +mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami. + +--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé +qui se dérange, il lui faut une excuse. + +--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas... + +--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu +donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon! + +--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous +serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras +partir à trois. + +--Pourquoi à trois, et pas à deux? + +--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander +les cent écus. + +--Ah! c'est vrai. + +--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez +toi à six heures. + +--Que dira Marianne? + +--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant +directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence. + +--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura +dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de +cette aventure. + +--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles? + +--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire. + +--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le +Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un +des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la +situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du +renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce +que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, +c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite +du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du +marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires +dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir. +Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une +bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs; +Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y +avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je +fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la +campagne de 1761, en Allemagne... + +--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que +le roi a fait cadeau de deux canons? + +--Qui t'a appris cela? + +--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je +pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine? + +--Et qu'as-tu dit du cadeau? + +--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le +roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me +douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux +canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne +peut pas conduire cela partout où l'on va. + +--Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant; +mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de +vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo +et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je +pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité. + +--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en +géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines? + +--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles +Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles +Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo. + +--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je +les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan +Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de +l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan. + +--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait +pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie +dans ta cure de Boulogne? + +--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission +dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que +j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas +maintenant. + +--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil +avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes +habitudes... Alors, tu as voyagé? + +--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles. + +--Ainsi, tu ne connais pas la mer? + +--Non. + +--Tu n'as jamais vu un vaisseau? + +--J'ai vu le coche d'Auxerre. + +--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée +très-imparfaite d'une frégate de soixante canons. + +--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis +donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait +autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas? + +--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris, +firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste +à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils +m'indemniseraient des frais que j'avais faits. + +--Et t'ont-ils indemnisé, au moins? + +--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million. + +--Un million?... Peste! joli denier. + +Le bon abbé avait presque juré, comme on voit. + +--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?... + +--Je vais au Havre. + +--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je +indiscret... + +--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une +frégate dont le roi vient de me nommer capitaine. + +--Et elle s'appelle, ta frégate? + +--_La Boudeuse_. + +--Ce doit être un beau bâtiment? + +--Superbe. + +L'abbé Rémy poussa un soupir. + +Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût +éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une +frégate. + +Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel +échange de regards accompagnés d'un sourire. + +Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était +tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque +la voiture s'arrêta devant un grand hôtel. + +--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim! + +--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé +d'avance. + +--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on +reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne +calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ... +Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle! + +--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons +dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas +l'appétit. + +--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim. + +--Eh bien, alors, à table! à table! + +--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy. + + +Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du +vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer. + +Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le +desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu +gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel +dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord +ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le +vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son +vin pur. + +Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que +l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il +allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne. + +Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à +l'abbé Rémy. + +Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure. + +Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans +un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté. + +--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres? + +--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit +Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis! + +--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la +largesse royale; douze cents livres?... + +--Douze cents livres. + +--Impossible! + +--Les voici. + +L'abbé Rémy tendit la main, + +--Mais le roi me les a remises à une condition. + +--Laquelle? + +--C'est que tu boiras à sa santé. + +--Oh! qu'à cela ne tienne! + +Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le +goulot de la bouteille. + +--Assez! assez! dit l'abbé. + +--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi +serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié +vide! + +--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela +vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé +du roi! + +--À la santé du roi! répéta Bougainville. + +--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui +s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première +que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire +une seconde. + +--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la +table. + +--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des +escarboucles. + +--Une chose que tu devrais faire. + +--Laquelle? + +--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer. + +--Jamais. + +--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi. + +--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine. + +--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne. + +--Merci, je n'ai déjà que trop bu! + +--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais +refuser. + +--Oui, mais une goutte. + +--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela +n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les +premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de +Boulogne, ou pas du tout. + +--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier! + +Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la +santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi. + +--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour +le Havre. + +--Antoine, tu es fou! + +--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte +pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde! + +--Ne me tente pas, malheureux! + +--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie! + +--_Vade retrò_, _Satanas_! + +--C'est l'affaire de huit jours. + +--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans +congé, je perdrais ma cure! + +--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles +était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant +que tu venais avec moi. + +--Tu lui as dit cela? + +--Oui. + +--Et il a signé ma permission? + +--La voici. + +--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi! + +--Mon ami, tu es marin dans l'âme. + +--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller. + +--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas. + +--Pourquoi cela? + +--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante +autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour +priver tes pauvres,--c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont +le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or! + +--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est +uniquement pour eux que j'y consens. + +Puis, s'arrêtant tout à coup: + +--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible! + +--Comment, impossible? + +--Et Marianne!... + +--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète. + +--Que lui dirai-je, mon ami? + +--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il +t'a donné une mission pour le Havre. + +--Ce sera mentir, cela! + +--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu. + +--Elle ne me croira pas. + +--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque. + +--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, +ils ont réponse à tout. + +--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier? + +L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un +mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix, +car, tout à coup: + +--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle +me croira mort. + +--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant. + +--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion, +enlève-moi! + +--Rien de plus facile! + +Puis, se tournant vers les deux officiers: + +--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas? + +--Oui, capitaine. + +--Eh bien, en voiture, alors! + +--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête +baissée dans un péril inconnu. + +--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers. + +On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à +cinq heures du matin, on était au Havre. + +Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami, +lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la +veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi. + +Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et +ouvrit les fenêtres. + +L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient +sur la mer. + +À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_, +affourchée sur ses ancres. + +--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment? + +--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes +attendus pour dîner. + +--Comment, tu veux que je m'embarque? + +--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir +visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome +sans voir le pape. + +--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous? + +--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes +ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord. + +--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze +heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en +aller. + +--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine? + +--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne... + +--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant? + +--Tu crois que ce seront des cris de joie? + +--Mordieu! je l'espère bien! + +--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y +avait dans son esprit plus de doute que d'espérance. + +Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins: + +--Allons, allons, dit-il, à la frégate! + +Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies +semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait +crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, +en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute +parée. + +Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le +gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées. + +Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau +d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup. + +La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent +sur leurs longues pattes. + +En moins de dix minutes, on était à bord. + +Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate +éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda +à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque +agrès. + +De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées. + +Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un +bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi. + +L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger. + +La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à +celle du plus riche château des environs de Paris. + +L'abbé marchait d'étonnement en étonnement. + +Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il +faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu +envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six +mois. + +L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les +félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, +et celles du capitaine lui-même. + +Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de +la frégate augmentait. + +Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé +d'une savante théorie sur les marées. + +L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif +plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était +pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des +observations qui parurent ravir en admiration les officiers. + +Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient +eux-mêmes. + +Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation +intéressante arrosée de bon vin. + +Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa +prédilection. + +Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux +mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites +gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil. + +Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de +madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du +dernier siècle. + +Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le +pont. + +Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut +obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel +attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au +café moka et aux liqueurs de madame Anfoux. + +La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le +vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux +bonnettes de perroquet. + +Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées. + +On pouvait filer onze noeuds à l'heure. + +Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui +causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes +ses voiles. + +Puis il s'aperçut que la frégate marchait. + +Puis il regarda autour de lui. + +Puis il poussa un cri de terreur. + +La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon. + +Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des +reproches que peut faire à un ami la confiance trompée. + +--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, +toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que +nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un +aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa +Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus +d'appointements... Voici ton diplôme. + +L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination. + +--Mais, dit-il, où allons-nous? + +--Faire le tour du monde, mon cher. + +--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du +monde? + +--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte +plutôt trois ans et demi que trois ans. + +L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart. + +--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant +Marianne!... + +--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta +paix avec elle, dit Bougainville. + + +Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de +Saint-Malo. + +Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre; +Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour. + +Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde. + +Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu +entre l'abbé Rémy et Marianne! + + + +UN FAIT PERSONNEL + + +Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je +ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en +faire. + +Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle +Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne, +venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo. + +Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple +sentiment qui m'attache à Victor Hugo. + +Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à-dire depuis le +11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, +j'étais son admirateur: je le suis toujours. + +Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, +pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le +comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer. + +Victor Hugo est proscrit. + +Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et +l'admire? + +Quelque chose comme une religion. + +Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être +commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part +d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué +dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme! + +Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément. + +Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à +M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante: + + « Monsieur, + + » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de + mademoiselle Augustine Brohan. + + » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, + que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne + joue plus dans mes pièces. + + » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si + vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y + joue mademoiselle Brohan. + + » Veuillez agréer, etc. + + » ALEX. DUMAS. » + + +Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes +pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le +droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan. + +Je protestais, voilà tout. + +Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse +retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur. + +Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On +joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris +le rôle de mademoiselle Brohan. + +Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan +avait conservé son rôle. + +C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, +et que je la publiai. + +Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y +avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le +dire--un acte de courage. + +De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui +court! + +La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs. + +Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres. + +Je me contenterai de citer trois de ces lettres. + + « Monsieur Alexandre Dumas, + + » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor + Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une + femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier + de votre noble lettre à M. Empis. + + » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. » + + + « Cher Dumas, + + » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme + partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive + tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous + ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour + m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble + les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères + gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_, + + » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu. + + » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].» + + + « Cher Dumas, + + » Les journaux belges m'apportent, avec tous les + commentaires glorieux que vous méritez, la lettre + que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français. + + » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur + lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de + louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais + j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours + davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements + de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses + consolations. + + » Je vous remercie. + + » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous + savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui + m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de + vous qu'autour de moi. + + » Votre frère, + + » VICTOR HUGO. » + + +N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en +récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier +mouvement de coeur? + +Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, +quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car +c'est le bon. » + +Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en +pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en +l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en +celui-ci. + +Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle +Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre. + +Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre: + + « Monsieur le Rédacteur, + + » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M. + Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la + Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à + distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans + ces ouvrages. + + » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les + pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution. + + » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai + spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu + trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr. + + » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle + secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, + pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les + instances réitérées de M. Empis. + + » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable + M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de + prouver en cette occasion mon désir de lui plaire. + + » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais + l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un + jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur + lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, + ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, + moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui + n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil + doublement sacré. + + » Agréez, etc., + + » A. BROHAN. » + + +Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de +mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie. + +Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et +toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de +Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la +duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de +Belle-Isle. + +Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par +complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire +aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier +rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente +actrice. + +Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_. + +Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification +multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire +et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je +remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je +vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie. + +Attaqué, je dois répondre. + +Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc +d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai +sept ans: + +Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs; + +Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs; + +Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs; + +Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs. + +Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans +(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf +heures de mon temps par jour. + +En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin +d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la +dire tout haut. + +Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et +jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir. + +Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle +du prince royal. + +Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_. + +J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères. + +J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort. + +Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je +l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère. + +Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que +j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier. + +C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu, +le 27 octobre 1845. + +La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de +conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent +soixante représentations consécutives. + +Le duc de Montpensier assistait à la représentation. + +Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge. + +--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il. + +--Pour quoi faire? + +--Mais pour te faire ses compliments. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous ferez connaissance. + +--Je suis en redingote et en cravate noire. + +--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près. + +Je suivis Pasquier. + +Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à +M. Hostein. + +Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme +pièce d'ouverture. + +Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc +de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant. + +Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après +la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine +qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette +lettre dans le journal _la Presse_: + + _À monseigneur le duc de Montpensier_. + + « Prince, + + » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce + serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur + pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement. + + » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout + sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui + connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me + traiter presque en ami. + + » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je + m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le + réclame. + + » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait + point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de + ceux qui lui sont acquis. + + » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion + de la tombe et le culte de l'exil. + + » J'ai l'honneur d'être avec respect, + + » Monseigneur, de Votre Altesse royale, + + » Le très-humble et très-obéissant + serviteur, + + » ALEX. DUMAS. » + + +À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se +trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre. + +Et vous allez le voir, chers lecteurs. + +Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y +avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois +jours de 1848. + +Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830. + +J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde +nationale de Saint-Germain. + +Je revenais de la Bastille. + +Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière +moi. + +À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que +j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai. + +En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me +suivait avec eux. + +En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi. + +--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle +Montpensier _monseigneur_? + +--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle +toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude +peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi. + +--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine. + +Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit +sur la poitrine. + +Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure +aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du +citoyen X... + +Le pistolet partit en l'air. + +J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du +corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai +chez moi. + +L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il +est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins +seraient là pour affirmer ce que je raconte. + +Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan. + +Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, +surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la +Marseillaise_. + +Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville. + +Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses +aides de camp vint me trouver de sa part. + +C'était un capitaine de frégate. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre +sur les rangs pour la députation. + +Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture. + +Le capitaine continua. + +--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit +être rédigée sa profession de foi. + +--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille +de papier, et j'écrivis: + + « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador. + » Retour des cendres de Sainte-Hélène. + » JOINVILLE. » + +--Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la +meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince +de Joinville. + +Le prince de Joinville adopta une autre rédaction. + +Je crois qu'il eut tort. + +L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil. + +J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré +au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires. + +Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille. + +_La Liberté_ était devenue une puissance. + +C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef. + +Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les +membres de la famille d'Orléans. + +J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de +l'insérer. + +Je rompis mon traité avec _la Liberté_. + +Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal. + +Tous refusèrent. + +J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à-dire dans la gueule du lion. +J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui. + +_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle +inséra ma protestation. + +Ce n'est pas tout. + +Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, +je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et +qui fut publiée par le Journal _l'Événement_. + +Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel +de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo! + +Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 +décembre. + +Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris +à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, +j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du +duc d'Orléans. + +Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à +la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan. + +Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine +Brohan n'était pas encore journaliste. + +Une dernière anecdote. + +On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le +Théâtre-Historique s'était ouvert. + +Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique. + +La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa +loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante. + +J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à +personne, la prenant pour mon compte. + +M. Hostein y consentit. + +Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et +éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait. + +Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, +recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville. + +Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un +voyage à Paris. + +À peine arrivé, il accourut chez moi. + +Il venait me faire des compliments de la part du prince. + +Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation +ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au +Théâtre-Historique. + +--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées? + +--Où cela? + +--Au Théâtre-Historique. + +--Parbleu! + +--Je veux dire mes entrées sur la scène. + +--Avez-vous toujours votre clef de communication? + +--Oui. + +--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent +les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, +à mon tour.--À propos... + +--Quoi? + +--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas? + +--Certainement. + +--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier? + +--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!» + +--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à +pleurer. + +J'allai à mon bureau. + +--Vous écrivez? me demanda Latour. + +--Oh! rien, un mot. + +J'écrivais, en effet. + +J'écrivais à M. Hostein: + + « Mon cher Hostein, + + » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de + M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de + payer une loge à l'année pour faire rire un prince. + + » Tout à vous, + + » ALEX. DUMAS. » + + + +COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_ + + +Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de +Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? +vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la +Bergère des Alpes_. + +L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour +Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré. + +Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à +Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille. + +J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une +grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots +d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu +d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane +Eyre_. + +Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de +l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout +cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils +allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux +théâtres, et leur firent part de ma proposition. + +Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes +conditions. + +J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi +que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions +moi-même. + +Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille. + +Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les +recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne +furent pas longues à débattre. + +Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé. + +À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux +directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans +l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du +conseil municipal. + +Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins +solennel du monde. + +Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que +mal, le prologue et les trois premiers actes. + +Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de +Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter +les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole. + +Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans +lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi +suivant. + +L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle +s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux +deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite. + +C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences. + +Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement. + +Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait +que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en +confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à +Bruxelles. + +J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand. + +J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé: + +J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais +qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes +Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en +avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert. + +C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire +jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous +connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_. + +À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa +bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, +je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il +m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_. + +Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère: + +--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, +voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire? + +Ma proposition souleva une tempête. + +--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de +tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie. + +--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je. + +On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure. + +--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler +d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être +archichancelier sous Napoléon Ier. + +La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur +qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient +dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord +avec ce que je disais. + +Je continuai. + +--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet +archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 +janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un +grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand +légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome +qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant +été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était +donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome... + +Ici, je fus interrompu pour tout de bon. + +--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame +des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais +constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être +complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et +pourquoi êtes-vous toujours là? + +--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme +un homme sûr de son droit. + +--Qui êtes-vous donc? + +--Je suis _le premier murmure_, + +J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de +comparses, était, en effet, le premier murmure. + +Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, +qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre +encore! + +--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à +Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des +couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: +« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles +pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas +un homme, tu es un serpent! + +Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à +cette seconde période de mon histoire de Cambacérès. + +--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever. + +On concéda. + +--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners +dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si +magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration +devant lui. + +--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix: + + Et le turbot fut mis à la sauce piquante. + +--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un +saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec +une sauce hollandaise. + +Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son +tort. + +--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en +admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa +négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui +semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté +du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et +lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait +sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de +pareille taille. + +--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous +éloignez de plus en plus de la question. + +--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez. + +Le premier murmure devint second murmure. + +Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais, +beau masque,» et je continuai. + +--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était +presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. +Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres +éloquentes et gourmandes: + +»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les +deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents. + +» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en +cuisine, quand l'archichancelier avait dit: + +»--Soyez tranquille. + +» On ne s'inquiéta plus de rien. + +» Le même soir, les ordres furent donnés. + +» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table. + +» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur +avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient +aucune idée. + +» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en +poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus +rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse +confiance l'apparition du prétendu monstre. + +» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de +potage. + +» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on +entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef +parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume +d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq +pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes +odoriférantes, dormait le saumon attendu. + +» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur +universelle. + +» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits +montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade +autour de la salle à manger. + +» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton +maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute. + +» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux +marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le +saumon. + +» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter +impunément une pareille chute. + +» Il se brisa en dix morceaux. + +»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur +sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la +douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot. + +» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui +disait: + +»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur. + +» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème. + +» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était +resté le front calme et le visage souriant. + +» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent +vers lui. + +»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un +geste de commandement qui rappelait le grand Condé. + +» Chacun resta stupéfait. + +» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été +frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais. + +» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession. + +» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un. + +» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, +non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche +gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du +persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable +colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être +mangé, et dont l'autre n'était que la miniature. + +» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse. + +» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie +culinaire qui venait d'être jouée devant lui. + +» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri: + +»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire! + +» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots: + +»--Messieurs, mangeons. + +--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire? + +--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une +chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous +trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que +j'aurai l'honneur de vous lire. + +--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix +interrogative. + +-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes +forestiers_, à votre choix. + +--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix. + +--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs. + +Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on +me félicita. + +--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval. + +--Je cherche le premier murmure. + +--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre +dans la salle. + + +Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes +vieux amis, nommé Berteau. + +Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés +amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà +de cela tantôt vingt-quatre ans. + +Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable. + +Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé +son amitié? + +Je vais vous raconter cela. + +Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il +avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout +des ongles. + +Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous +de l'esprit, et il en reste encore pour les autres. + +Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la +nouvelle école. + +Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à +Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient +même en majorité. + +Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_. + +Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo, +plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le +fond. + +L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif. +Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on +la langue d'Oil? + +Telle était la question. + +_Antony_ allait la décider. + +Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas +pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous +surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces +imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de +l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont +chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun +chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs, +tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous +ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que +ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille. + +Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de +sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de +cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans +les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de +pied, lutte à coups de poing. + +Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à +cette lutte. + +Pourquoi?--ou plutôt par quoi? + +Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il +cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en +portait en 1831. + +Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, +de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la +face de la bataille. + +Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la +bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais +comme Rosbach. au premier. + +Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier +acte. + +Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne? + +Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si +majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur; +le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se +gourmer? + +Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la +main. + +Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille. + +Que va faire Berteau? + +À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache +la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la +brochure, et, à haute et intelligible voix: + +--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis +te couronner, permets que je couronne ta brochure. + +Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre +d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que +l'on appelle un parterre marseillais. + +Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer? + +Vous ne connaissez pas Berteau. + +Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des +accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait +poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote +blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde +fois. + +Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile. + +Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles +saluts. + +On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se +rassied. + +Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée +de façon à ce que personne n'en perde un mot: + +--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème. + +Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre. + +Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce +n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait +l'immoler comme les Gracques. + +On se précipita sur le théâtre. + +Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais +par le trou du souffleur. + +Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa +veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui. + +Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein +d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier +était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était +un excellent employé, le préfet était au désespoir. + +Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en +1832. + +Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le +jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit +sa campagne de la Blancarde. + +En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la +campagne. + +Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec +des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un +rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, +quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, +eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé +d'être verts. + +La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au +temps de Florian et de madame de Genlis, + +Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui +lui était inconnu. + +Il apportait cet oiseau à son maître. + +Berteau poussa un cri de joie. + +--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet +oiseau s'est fait tuer. + +Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant. + +--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce +ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en +simple particulier pour le carnaval à Marseille... + +Berteau m'interrompit. + +--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau +contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir +trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que +prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que +j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous. + +--Un chastre! + +Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant +dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire. + +Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais +consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres. + +Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être +n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu +y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première +existait. + +Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à +Paris pour le faire empailler. + +Puis je m'occupai de mon installation. + +La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière. + +Je m'informai à Berteau. + +--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais.... + +--Mais quoi? + +--Mais elle a un défaut. + +--Lequel? + +--Elle ne sait pas faire la cuisine. + +Je jetai un cri de joie. + +--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une +cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien +autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à +plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma +considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la +cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui +n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, +de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du +bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le +grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait +pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en +amener une qui la sache. + +Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque +au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne +grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur +les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près +d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau. + +Elle s'appelait madame Cammel. + +Nous nons entendîmes en quelques paroles. + +Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine. + +La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de +gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles; +je me chargeais du reste. + +Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui +méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas, +chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la +littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la +cuisine. + +J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, +que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la +cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse. + +Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, +mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui +le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit +le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on +déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de +Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable +bouillabaisse aux trois poissons. + +Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre +de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on +n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, +moins on la saura, mieux on la fera. + +Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle. +Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je +donnerai la preuve de son infaillibilité. + +Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher +la chose du doigt. + +Il s'agit de faire rôtir un poulet. + +Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que +l'omelette aux laitances de carpes, a dit: + + On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. + +C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un +vers. + +Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux +fait de nous donner une recette. + +Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit: + +« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui +découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles, +nous en aurons toujours assez. » + +Revenons à la manière de faire rôtir un poulet. + +--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines +économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de +beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, +vous arrosez le poulet. + +--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps +perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots +et des Arabes. + +--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une +cuisinière, avec une coquille devant. + +--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est +l'enfance de l'art que vous pratiquez là. + +--L'enfance de l'art? + +--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en +le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux +horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! +vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous +dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le +poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois +tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards; +encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle +mieux. » + +Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle! + +Écoutez bien ceci: + +Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur; +c'est incontesté. + +Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les +deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de +l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à +fermer hermétiquement les blessures de la poitrine. + +Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice +inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un +morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de +bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple +ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait +tourner son fuseau. + +Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre +frais et une tasse à café de crème. + +Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez +votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez +de ce mélange dans l'orifice inférieur. + +Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité +d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même +trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter. + +Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le +dire, de cette supériorité. + +Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les +_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze +jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les +journaux de Marseille. + +Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure +dans la salle; mais il le fit taire. + +--Par quel moyen? + +--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de +Berleau. + + +Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, +et je les emmenai au château d'If. + +À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que +j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de +Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse +jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une +ingratitude. + +Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt +je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces +rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire +rire et pleurer. + +Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de +trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de +Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans +_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques +emportements. + +Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux +garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu +rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont +un peu rentrées dans le ventre. + +Eh bien, il y avait été tout simplement parfait. + +Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne +fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans +ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval. + +Alors vous verrez et vous jugerez. + +J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand +talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame +de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne. + +On l'appelle Romanville. + +Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas. + +En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, +charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, +qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à +dix-huit. + +Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure +troupe de drame de Paris eût porté envie. + +Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons +plus, et revenons au château d'If. + +Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé +d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec +le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la +Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane +volontairement abandonnée. + +C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un +bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage +qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits. + +Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure +et donne toujours plus qu'on ne lui demande. + +À l'époque où je visitai pour la première fois le château +d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y +montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on +n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau. + +Depuis 1834, tout est bien changé. + + Canaris! Canaris! nous t'avons oublié! + +s'écrie Victor Hugo. + +Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que +Canaris en Grèce. + +Qui est cause de cet oubli? + +Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine +de volumes, intitulé _Monte-Cristo_. + +Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès. + +Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé +Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se +substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer. + +Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; +voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, +mais la fuite de Dantès. + +Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux +journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir +une vue du château d'If. + +Le dessin me fut envoyé avec cette exergue: + +_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._ + +Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un +concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien +entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son +magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique +de fleurs, et se retire avec des rentes. + +Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges +enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent +mille francs. + +C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire +des communications à ce sujet. + +Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter +l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, +le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol +impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta +l'histoire de Dantès. + +Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot +à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier. + +Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner +plus de vraisemblance à la chose. + +En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute +cette histoire était parfaitement conforme au roman. + +Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une +certaine distraction. + +Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première +venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit +quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à +celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part +de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de +mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque. + +Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à +l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son +confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait +force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de +navigation, il nous avait heureusement déposés. + +Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que +le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs. + +Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, +pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme +qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire. + +Mais lui, secouant la tête: + +--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien. + +--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez? + +--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse +pas acheté. + +--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous +rembourse au moins le prix que je vous ai coûté. + +--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé. + +--Comment cela? + +--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, +parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! +on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu. + +--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me +conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour +que vous donniez dix francs pour me conduire. + +--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande +expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne +vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on +fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse +pas cédé. + +--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse +beaucoup. + +--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la +Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, +un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le +temps que vous serez à Marseille. + +--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami? + +--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas. + +--Cependant... + +--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour +accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, +voilà tout. + +Je lui tendis la main. + +--J'accepte, lui dis-je. + +--Alors, donnez vos ordres pour demain. + +--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve. + +--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est +que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la +journée. + +--Mais je vais vous ruiner, mon ami! + +--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait +gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit +notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois +d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que +cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château +d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions +une pension. + +--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures. + +--À demain onze heures. + +Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme +m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un +excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi: + +--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard. + +On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses +doigts. + +Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses +conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes. + +Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il +fit, du reste, d'excellente grâce. + +Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave +homme. + +Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne +fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de +_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour +Dieu! il ne vous laisserait pas payer. + +Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie. + +Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842. + +Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au +commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au +port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, +mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou +soixante mille habitants de plus, sans compter que la population +flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen +Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius +Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole. + +Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a +passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre +ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille +habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure. + +Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, +mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs +au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil +municipal de Marseille. + +C'était d'acheter Aix. + +Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on +achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la +charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers. + +Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille. + +Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un +surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en +poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les +archives, suivaient naturellement les habitants. + +Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il +n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville +qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau +à la Durance. + +La municipalité refusa. + +Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi. + +Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse +affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du +tort. + +Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un +classique. + +Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du +Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_. + +À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez +tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_. + + + +HEURES DE PRISON + + +Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux +souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de +Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane. + +Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le +coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; +l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel. + +Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une +affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, +éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette +seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations. + +Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la +jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un +parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et +notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme +la victime, diraient-ils: _Non._ + +En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a +pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la +tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées +goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le +désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse +ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont +pures comme le liquide cristal qui sort du rocher. + +Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière +un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la +prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au +grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les +liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents. + +On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, +l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de +la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit +qu'elle l'était. + +Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai +fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce +que j'ai pu pour la faire sortir de prison. + +En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux +de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie +Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de +la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de +santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses +ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant! + +Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts +pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je +m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un +solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais +rien sollicité pour moi? + +Je vais vous le dire. + +Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, +Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions +quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle +Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit +au camp de Smendou. + +Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. +On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger. + +Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le +nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en +miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps +debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était +habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou. + +C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que +le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son +intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus +la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout +mouillés et tout transis. + +Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout +en commandant le souper. + +Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches +gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper +sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce +degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies. + +Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une +chambre, tandis que je veillerais sur le souper. + +Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que +l'on mangeât agréablement et abondamment. + +Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter +de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise +insensée qui ne se présenta même point à leur esprit. + +Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils +rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de +galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les +côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit +passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des +coups d'air. + +Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de +Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous +espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre +de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait +parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur +chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité. + +Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un +soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre +Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de +l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans +le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès +notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions +tourné des regards d'envie. + +L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai +s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le +rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le +rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit. + +J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment +qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne +pouvais accepter. + +C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en +faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent +d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais +plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre +qui m'était faite. + +La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du +bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, +quand j'objectai un dernier scrupule. + +Je privais l'officier payeur de son lit. + +Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une +carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la +seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit +de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, +je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant. + +Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût +été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition +que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments. + +Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré +très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de +sangle, en priant que l'on me transmît son offre. + +Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui +faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une +indiscrétion. + +Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis +conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné. + +La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers +quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de +l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats. + +J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. +C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait +poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite +chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de +propreté aristocratique. + +Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse +remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans +l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises +blanches et de couleur. + +Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais +changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles. + +Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque. + +Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai. + +Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris. + +Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_. + +Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots: + +_Donné par mon excellente amie la marquise de..._ + +Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon +à le rendre illisible. + +Étrange chose! + +Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en +Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou. + +Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype. + +Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, +accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux +d'une prison. + +La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette +femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais. + +Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait +dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain. + +Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque +était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? +quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce +qu'il m'était impossible de préciser. + +Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu +que je connaissais ou que j'avais connu cette femme. + +Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne +s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque +aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et +confondant tous les objets. + +Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette +heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma +volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les +avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, +pareils à des ombres voilées. + +La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau +étendre la main, je ne pouvais soulever son voile. + +Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus +lumineux que ma veille. + +Je me trompais. + +Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, +et qui m'appelait. + +Je reconnus sa voix. + +J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire +de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, +la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, +peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui +occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, +dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, +si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque +d'être indiscret, j'étais résolu à interroger. + +Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur +était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de +partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._ + +Cette fois, il était évident qu'il me fuyait. + +Quelle raison avait-il de me fuir? + +C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, +au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et +je tâchai d'oublier. + +Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, +sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause +de ma préoccupation. + +Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour +de sa chambre. + +Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement +pour toujours, au camp de Smendou. + +Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur +notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette +galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que +nous, de nous offrir de descendre. + +Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et +un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages. + +Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de +moi d'un air mystérieux. + +Je le regardai d'un air étonné. + +--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a +prêté sa chambre? + +--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand +plaisir de me l'apprendre. + +--Eh bien, il se nomme M. Collard. + +--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là +plus tôt? + +--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous +serions à une lieue de Smendou. + +--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de +devant les yeux.--Ah! oui, Collard. + +Ce nom m'expliquait tout. + +Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, +cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était +Marie Capelle, c'était madame Lafarge. + +Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, +aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les +allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré +du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait +être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie +Capelle. + +De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté +expliquait tout. + +Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique +serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années? + +Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément +dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance? + +Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être +le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui +était presque ma parente. + +Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je +t'en voulais de ce doute désespéré! + +J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce +moment, m'inonda le coeur de tristesse. + +Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; +mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes +compagnons. + +Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au +crayon; + + « Cher Maurice, + + » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au + moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux + d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au + contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois + est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable + malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si + ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre + prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée? + + » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes + enfermées dans le tien. + + » Alex. DUMAS. » + + +En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à +l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans +une heure. + +Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis +une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, +étendue sur la rouge verdure du sol africain. + +Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui +s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé +suivait peut-être notre marche vers la France. + + +Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par +la poste un paquet au timbre de Montpellier. + +Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite +écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre +d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par +secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait +tracée. + +La lettre était signée: « Marie Capelle. » + +Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse +aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre +prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette +aventure. + +Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le +manuscrit. + + « Monsieur, + + » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est + mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice + Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner + l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que + vous lui avez témoignée pour moi. + + » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un + doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?... + Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue + dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon + grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe + blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour + cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le + crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de + diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, + dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous + le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec + votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a + fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de + tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant + ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de + mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers + vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis + innocente! + + » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il + pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre + prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne + suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu. + Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à + Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet + espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes + sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de + désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme + tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non! + oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! » + + » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma + tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en + était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! + heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher + grand-père, je n'ai jamais été heureuse. + + » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune + fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la + jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est + martyre. + + » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé + et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui + m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou + dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de + l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma + confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la + révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi + nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. + Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la + justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui + ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur + de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me + surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne + l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies + douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je + sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si + charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne + pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. + Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux + parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les + unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux + mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, + et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je + comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des + soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis + obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent + incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour + guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur + ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des + significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des + horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent + invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses + que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans + un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger + qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction + de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en + lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le + secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes + indéchiffrables à ses yeux. + + » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de + femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume + aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand + peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je + mettrais de l'art jusque dans un ourlet. + + » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si + je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, + alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée + escalade les étoiles. + + » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute, + Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel + Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou + la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du + jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre + l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu + quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi + est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de + critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille + et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me + sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y + a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner + mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement + aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur + plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui + tache quand elle n'éclaire pas. + + » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève + d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle + envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute + futaie de roseaux. + + » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas + seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire + peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du + talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse + fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je + rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans + ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine + avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour + son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses + forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent + s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des + bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui + reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la + pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus + douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. + Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein + dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde + semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les + ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui + ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a + remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle + que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, + c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de + l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne + retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si + brûlants, mais si fragiles. + + » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà + auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la + réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous. + + » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, + quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela + a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume. + + » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille! + + » MARIE CAPELLE. » + + +On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les +pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre. + + +SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE. + + + ITALIE. + +« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour +voiler tes beaux flancs! + +» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes +les neiges alpines! + +» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je +pleure rien qu'en pensant à toi. + +» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule +haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la +nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes +joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux! + +» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus! + +» 1844. » + + + VILLERS-HELLON. + +« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le +soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix +t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée. + +»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or +voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta +douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux +jeux des petits enfants? + +» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première +au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux +avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé. + +»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le +jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du +village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie? + +»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de +pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon +absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles +arceaux du sanctuaire? + +»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la +tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les +pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier. + +»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va +le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à +l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur. + +» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les +parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit +moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies +soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! » + + + «O vous tous qui passez sur le chemin, + regardez et voyez s'il est une douleur + comparable à ma douleur.» + JÉRÉMIE. + + AFFLICTION. + + +«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes +heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui +du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien +encore. + +» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le +respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon +père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front. + +» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer +encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir +des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans +même les armer d'une bénédiction. + +» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces +pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille +de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je +portais déjà le deuil de mon bonheur. + +» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont +isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils +m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et +cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma +robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché. + +» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent +le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour +de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon +Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!» + + _(Deuixième anniversaire.)_ + + + «Minuit, 15 juillet 1845. + + +» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée +aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. +Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose: +_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret. + +» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions +d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il +écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges +recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos +plus saintes prières, nos plus chastes amours. + +»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes +aux morts, mes regrets aux absents. + +» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour +aux jours de mon malheur. » + + + AMITIÉ. + +« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le +souvenir de ce que l'on reçoit. » + + + « Février 1847, + +» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de +l'homme. + +» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent +les pensées vers le ciel. + +» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre. + +» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir. + +» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, +je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé +la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime +plus que toi! + +» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire. + +» Le sourire s'est éteint. + +» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me +défendre. + +» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. » + + + À A.G. + + +« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids +barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure +où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et +l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie. + +» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, +plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour +revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux +méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur. + +» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos +âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre +récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne +veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie. + +» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous +garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos +yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la +terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit +vers notre patrie du ciel. + +» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, +et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes +froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le +ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la +vérité! » + + + MORT. + + « 2 novembre 1848. + + +» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la +libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous +lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si +noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies. + +» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; +c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est +le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à +tous les coeurs brisés. + +» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient +avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je +t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais +vers toi. + +» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les +promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; +viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te +sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser. + +» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes +désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de +l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu +ramènes au ciel l'innocence et la foi! » + +Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées +ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui +a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire +et un baiser? + +Oui? + +Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même +où elle le prenait à témoin de son innocence! + + +Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre +1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire +après neuf ans et demi de captivité. + +Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par +jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_. + +C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne +rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: « +Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à +chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs +appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi +n'existe pas. + +Égalité de la peine, bien entendu. + +J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son +lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un +jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai +l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de +la douleur physique. + +Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui +avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait +promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à +Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait +donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des +Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques. + +Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de +nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme +irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique +de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit +de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un +mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, +ne brisait pas même le tuyau de sa pipe. + +À notre avis, il en est de même de la punition morale. + +Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une +organisation commune, devient une torture atroce, un supplice +insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation +distinguée. + +Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je +continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le +crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par +l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise. + +Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des +princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été +élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds +ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et +les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier +prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus +petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient +encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune +fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un +homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une +ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du +Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la +ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer +aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les +cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette +espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des +mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, +respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui +faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de +tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où +l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le +bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le +désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte, +où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient +vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la +prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la +main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou +d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et +l'avenir! » + +Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été +commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux +yeux de Dieu. + +Je demandais à un juré: + +--Croyez-vous Marie Capelle coupable? + +--Oui. + +--Et vous avez voté pour la prison? + +--Non. + +--Expliquez-moi cela. + +--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger! + +Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il +résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu +desquelles il a été commis. + +Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, +est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime +même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à +cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues +ou à une revendeuse à la toilette. + +C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. » + +Mais est-ce équitable? Là est la question. + +Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au +milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent +autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le +poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à +Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses +gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle +s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre +grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la +fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous +une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers +sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette +chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au +plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; +c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et +humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de +laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; +c'est un grabat immonde pour Marie Capelle. + +Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, +la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge +fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là +par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser +passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon +pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette +dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de +soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis +dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter. + +Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la +robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison. + +Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare +qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant +hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra +dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme. + +Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, +M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, +la voici: + + « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est + renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester + contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de + vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, + hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je + suis folle! + + » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à + familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on + leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se + révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer + plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un + but, me dégrader et m'avilir. + + » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la + douleur que je recule. + + » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à + la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; + entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son + plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois. + + » Je vivrai là... + + » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous + reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une + heure de souffrances partagées. + + » Je vivrai ces six jours. + + » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma + conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au + corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?... + + » Jamais! + + » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs + et les saints. + + » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore + dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma + volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la + peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des + abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être + véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne + l'étais qu'à demi. + + » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis + pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des + préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai + point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses + maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne + devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je + suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas + mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je + me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me + salir. + + » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter. + + » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir. + + » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en + supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les + tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes + pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame + même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, + j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; + hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes + douleurs. + + » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; + aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur. + + » Votre MARIE CAPELLE. + + » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute + dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon + oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le + vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le + signe du crime, mais celui d'une vertu.» + +Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que +les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on +renferme à Saint-Lazare? + +Oui. + +Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse +d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux +Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint +Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette +commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie +d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par +exemple? + +Oui. + +Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, +grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire +non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, +ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; +croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de +jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, +sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais +plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier +et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire? + +Oui, incontestablement oui. + +Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la +punition. + +Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé +cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le +bon docteur Larrey. + +Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, +n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel +qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale? + +C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, +de concourir au prix Montyon. + + +Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de +douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la +description. + +Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste +couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, +voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie? + +Écoutez, c'est elle qui parle: + + « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait + froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon + mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste + couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et + inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et + sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à + ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent + aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus + _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais + si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce + n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi + sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends + à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des + larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent + des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon + front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; + d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le + son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je + ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et + j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! » + +La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février +1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa +main amaigrie à la porte du tombeau. + +Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée. + +Enfin la rigueur des hommes se lassa. + +Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur +d'une autre cellule. + +Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde: + + « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma + garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter + ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se + placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous? + + » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. + C'est de la vérité locale. + + » Voici le mobilier: + + » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte + obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est + fort laid, mais c'est chaud. + + » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous + l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, + et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale + liserée de gris. + + » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile. + + » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a + passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise. + + » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et + petite chapelle de mes souvenirs. + + » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au + mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté + sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est + prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon + grand-père. + + » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix + qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à + porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux + branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon. + + » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus + rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un + sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! » + +Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière +pendant ces neuf années. + +Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui +murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront +sur sa tombe. + +D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard +de soixante-quinze ans. + +Écoutons-le. + + « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement + notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne + la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses + craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine + furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils + conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison. + + » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait + rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle + expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être + plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la + maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée. + + » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille. + + » Il n'était plus temps! + + » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins + incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la + soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout + fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours. + + » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à + Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: + j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage + d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours + après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre. + + » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en + trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus + une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la + liberté. + + » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma + demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une + mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux. + + » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une + croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. » + +Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur +la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous +adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au +prêtre qui a fermé les yeux de la mourante. + +Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle +toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de +cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui +l'entourait. + + « Monsieur, + + » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. + L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore + une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses + affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur + le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre + Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à + penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si + parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, + depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et + incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de + religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle + n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible + événement que je suis forcé de vous annoncer. + + » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et + qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités + distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu + ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir + toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. + En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi, + de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que + j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si + profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de + plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, + à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et + de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été + admirable aux approches de la mort. + + » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de + tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je + n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour + ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop + sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à + cet égard. + + » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de + mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux + à la lui rendre aussi facile que possible. + + » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont + mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, + elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de + madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son + voyage pour se rendre au sein de sa famille. + + » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa + famille l'expression de ses meilleurs sentiments. + + » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir + l'hommage, etc. + + » B..., + + » Curé, aumônier des bains d'Ussat. » + + » Ornolac, 7 septembre 1853.» + + +Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle +Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la +prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures +avant sa mort. + +Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, +consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature: + + « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous + écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite + vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule + fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je + vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. + J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue + me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, + tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers + jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve + pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois + mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma + confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire. + + » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce + souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur. + Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le + sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle + sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, + ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je + rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la + vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! + comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous + bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi + le courage de le supporter. » + + » Puis, comme les douleurs redoublaient: + + « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, + vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont + fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il + leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! » + + » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à + tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus + grande. + + » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais + tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance + à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; + j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui + étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce + qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle + si supérieure. + + » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous + m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me + parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie. + + » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les + plus respectueux. + + » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur + êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes. + + » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout + mon coeur. + + » CLÉMENCE. + + » Lundi 27. » + + +Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait +cette seconde lettre du brave curé d'Ussat. + +Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve +bonté: + + « Mon cher monsieur, + + » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre + égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura + causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne + pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. + J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là. + Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce + silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas + coupable. + + » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que + vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je + m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de + la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à + les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien + conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de + juillet. + + » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il + n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant + qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et + parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait + peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette + dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je + la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. + Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de + délicatesse en ce point. + + » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et + m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles. + + » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de + m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à + Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je + la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait + beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous + traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux + semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce + retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me + répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse + prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette + fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui + écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon + indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait + enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter + lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini + son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une + jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet + par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet. + + » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou + plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais + annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, + et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa + part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu + visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac + est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, + son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. + J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on + le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs + également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. + Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être + flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte + sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à + réparer. + + » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera + fini. » + +Qu'ajouter à cela? + +Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard +qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux +blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce. + + « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable? + + » Je réponds: + + » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille. + + » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils. + + » Ma conviction est là. + + » COLLARD, + + » Montpellier, 17 juin 1853. » + + +Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de +captivité. + + + +JACQUES FOSSE + + +Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma +place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus +empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire. + +Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de +trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits +vigoureusement accentués, aux membres musculeux. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous +n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu +repartir sans vous voir. + +--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je. + +--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et +sauveteur dans mes moments perdus. + +En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, +couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une +éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, +éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur. + +Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des +plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, +lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, +j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que +celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues. + +Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un +ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir. + +Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, +laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter +cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement. + +Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous +rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il +naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, +ou à peu près. + +Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis. + +Il perdit son père en 1820. Il avait un an. + +La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller +habiter chez sa mère, à Beaucaire. + +En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut +douze enfants, dont trois sont morts. + +En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler. +Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir. + +Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en +alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin. + +Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un +enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille. + +Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il +gagnait par jour; mais enfin on vivait. + +Il fit ce métier pendant un an. + +Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il +entra comme manoeuvre chez un maçon. + +Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules. + +En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé +Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait. + +Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque +de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de +passer sous le radeau, arrive à monter dessus. + +Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement. + +Jamais programme ne fut mieux suivi. + +En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en +qualité d'apprenti mineur. + +Il y gagnait vingt-cinq sous par jour. + +Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à +quatorze ans il se fit portefaix sur le port. + +À quatorze ans, Fosse portait sept cents. + +Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle +durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un +immense commerce de soie, de draperie et de cuir. + +Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient +dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le +fils d'un charcutier nommé Cambon. + +Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en +même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de +Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le +danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur, +le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui. + +Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la +compagnie. + +Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en +se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas +nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, +lorsque Fosse l'atteignit et le sauva. + +Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de +bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce +doigt est inerte, le nerf en a été coupé. + +En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en +qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent +et dirigent les voyageurs. + +Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de +Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café +chantant. + +Un ours et deux saltimbanques se noyaient. + +Voici le fait: + +Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser. + +Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin +de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône. + +Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de +boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques +qui tenait la chaîne. + +Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné +avec lui. + +Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu +pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager. + +Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle. + +Fosse courut d'abord aux saltimbanques. + +Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre +essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse +avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle +aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme +le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le +bord, les traîna tous deux après lui. + +Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; +mais, heureusement, le nageur avait pied. + +Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de +l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve. + +Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore +de l'empêcher de s'enfuir. + +Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se +sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse +s'élança à sa poursuite. + +Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à +lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui. + +Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, +entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau. + +Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant +l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il +était par une force supérieure. + +Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour +respirer. + +C'était là que l'ours l'attendait. + +Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son +épaule. + +Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la +chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de +brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui. + +Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, +peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup +de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre. + +Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et +se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant. + +Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais +pour assister à cet étrange sauvetage. + +En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles +étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui +conduisait au bateau à vapeur. + +C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette. + +Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, +et, tout habillé, saute de douze pieds de haut. + +Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux +qui s'y noyaient. + +Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre. + +En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se +débattant. + +Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par +les épaules. + +Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, +s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de +l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde. + +À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le +tient par les épaules, puis l'autre, et crie: + +--Tire! + +On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, +étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait +conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que +son portemanteau était resté au fond du Rhône. + +Ce portemanteau contenait quinze cents francs. + +Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui. + +Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à +Fosse. + +Il va sans dire que celui-ci refusa. + +Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère +de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez +son gendre à Montpellier. + +En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et +elle tomba dans le Rhône. + +Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît +de l'autre côté. + +Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il +essaye de sauver. + +Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse. + +Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il +soutient madame de Sainte-Maure. + +Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais +encore se retourne. + +Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; +il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le +bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il +avait sauté à l'eau. + +Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un +constructeur de bateaux, nommé Raousse. + +Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un +garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier. + +Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de +Beaucaire. + +M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de +deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la +médaille; elle valait quarante sous. + +Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille +de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est +pas trois sous par personne. + +Fosse s'en contenta. + +En 1840, il tomba à la conscription. + +Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux +personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre +dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon. + +Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde +classe. + +Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er +septembre 1840. + +Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à +Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons. + +Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes +du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un +seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de +cheval. + +Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui +faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas +lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans. + +En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le +Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois +tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les +en retire tous les trois, et vivants. + +Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième +classe. + +En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse +s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée. + +Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille +avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au +travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son +beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs. + +Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de +Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait +mourant. + +Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force +herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette +augmentation dans sa recette pour se marier. + +En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à +Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et +écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment +que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à +100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit. + +M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à +deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois. + +M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze +francs. + +Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était +faite. + +Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens. + +Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en +sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans +le Rhône et passe sous le radeau. + +Par bonheur, il y avait un trou au radeau. + +Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme +est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme +par l'une des extrémités. + +Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, +en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête. + +Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien +varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point +d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller +chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait +jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les +flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit. + +Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la +garde nationale de Beaucaire. + +Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur +les bords de la Durance. + +Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout +cela ne satisfaisait pas son ambition. + +C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part +pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas +revenir sans sa croix. + +Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin +suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti. + +À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se +mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons. + +Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur! + +Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se +noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un +commis d'une maison de commerce. + +En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le +transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon. + +Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à +l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son +établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et +de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854. + +Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe. + +Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de +l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de +tabac. + +Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux +publics maître du port à Beaucaire. + +Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se +noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur +espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez. + +En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse +soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son +exemple. + +Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse +achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des +fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise +un bénéfice considérable. + +Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du +port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain. + +Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin +chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une +jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze +ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit +qu'une quarantaine. + +Fosse sauva le reste. + +Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve +l'enfant. + +Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, +que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces +débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du +fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants +à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes. + +Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds +au-dessus de son cours ordinaire. + +Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains +arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa +présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire. + +C'est que Beaucaire était cruellement menacée. + +L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on +lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de +terre. + +Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture. + +De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues +d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux +d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce. + +Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, +complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est +interrompue. + +--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en +aurez, ou je ne reviendrai pas. + +Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait +faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est +à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter +l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de +maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées. + +Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le +commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec +lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis +le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie. + +Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq +heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à +travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse +porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher. + +L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y +arrivèrent. + +Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à +Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, +pleine de courants, de tourbillons et de remous. + +Le maire et le conseil municipal étaient en permanence. + +Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit +personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au +milieu du courant. + +Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour +éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne +voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de +temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de +ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse +ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa +barque et continuait son chemin. + +Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages +supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée +et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous +les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le +plus élevé du pauvre village. + +Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au +lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher +un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le +seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit. + +Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis +vingt-quatre heures. + +Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours. + +Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien +qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de +l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où +l'attendait le préfet. + +--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les. + +Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise +un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues +et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même. + +Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de +vivres. + +Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul +n'osait faire. + +Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, +afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés. + +Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur +manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation: + +--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui +ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, +je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme. + +On arriva sans accident. + +Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette +lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation: + +« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous +voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la +rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, +chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de +terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous +mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, +s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la +même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres +circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous +plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance. + +» HENRY, évêque de Nîmes. » + +L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se +rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens +les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux +dans la campagne. + +La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta +Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se +précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque. + +--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux +hommes de bonne volonté. + +Deux pilotes se présentèrent. + +La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée. + +Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, +reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe. + +Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les +jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des +pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui. + +Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première +classe. + +Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue +de Beaucaire. + +Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre. + +Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison. + +Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes. + +Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une +fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans +connaissance sur le carreau. + +Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se +sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains +des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, +dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en +redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte. + +Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, +elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre. + +Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille, +il entend crier: « À l'assassin! » + +Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme +une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. + +Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse. + +C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà +commis bon nombre de vols. + +Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette +métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre +les mains de Fosse. + +Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, +se rendit à Paris à la fin de l'an dernier. + +Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu +le 16 décembre. + +Ce fut alors que je le vis. + +Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable +ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur +de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui, +suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement. + +J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, +je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de +Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en +post-scriptum. + + + +LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + + +Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de +Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812. + +Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie +en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour +aller jouer une heure dans _les ruines_. + +Et les fortes têtes du pays disaient: + +--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes +que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien. + +Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai +diablement travaillé depuis. + +Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse +mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, +d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. +J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi. + +Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, +la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir +ce que je vois. + +Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont +point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux +vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs. + +Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_. + +Les voici: + + Alors que le Seigneur, de sa droite féconde, + Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde; + Qu'il eut tracé du doigt, + Comme fait le pilote à la barque qui passe, + La route qu'il devait parcourir dans l'espace, + Il dit: « Que l'homme soit! » + + À sa voix s'agita la surface du globe; + La terre secoua les plis verts de sa robe, + Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, + Comme des ouvriers demandant leur salaire, + De l'équateur en flamme et des glaces polaires, + Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir. + + « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême, + Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime; + Les lots vous sont offerts. + Chaque homme a droit égal au commun héritage; + Allez! et faites-vous le fraternel partage + De la terre et des mers.» + + Alors, selon sa force ou bien son caractère, + L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre: + Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, + Le laboureur le champ où la rivière coule, + Le commerçant la route où le chariot roule, + Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux. + + Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône, + Le pape la tiare et le roi la couronne; + Et le pâtre craintif + Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître; + Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître + Un homme à l'oeil pensif. + + D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre + Il marchait lentement, triste sans être sombre; + Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur; + Enfin, au pied du trône il releva la tête, + Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète; + N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? » + + Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être! + --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître, + De son avoir jaloux; + Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde, + Quand on faisait sans toi le partage du monde? + --J'étais à vos genoux! + + » Mon regard admirait la splendeur infinie; + Mon oreille écoutait la céleste harmonie; + Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur + Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère, + S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre, + Tandis qu'il adorait son divin Créateur. + + --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime, + La côte et l'Océan, la vallée et la cime: + Que veux-tu! c'est la loi. + Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures, + Je te garde, mon fils, place dans ma demeure, + Et mon ciel est à toi. » + + +Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure. + +Puis il a les ruines. + +Revenons aux nôtres. + +Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus +belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy. + +Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son +chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont +beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, +plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de +chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes +d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles +forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt +de Villers-Cotterets. + +Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes +qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir +sympathique. + +Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et +l'acheva en 1407. + +Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi +laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il +résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été +achevées. + +Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y +entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux +Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et +Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds. + +C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, +surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il +eût fallu l'appeler. + +Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était +fou. + +Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait. + +Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. +On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains +des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des +rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place +de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une +noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou +d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus +contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir. + +Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, +inouïs, fantastiques. + +Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des +robes de douze aunes. + +Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes +d'animaux. + +Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux +ménestrels et aux troubadours. + +Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une +ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous +occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize +livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées +à orner une robe. + +Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs? + +Le voici: + +« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la +chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur +chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour +servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent +quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles +en quarré. » + +Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces +modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à +celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution. + +Il y avait des cornes partout. + +Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les +hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds. + +La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les +femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet. + +« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et +excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient +de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, +que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait +qu'elles se tournassent de côté et baissassent. » + +Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces +belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi +Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans. + +Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; +le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de +Milan. + +Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille +florins. + +L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la +folie. + +Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien +courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser. + +Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon +du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où +l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre +ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout +était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par +la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la +Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux +anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont +Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de +la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, +pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère +Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop +pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons +horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour. + +Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait +promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la +fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de +douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de +la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, +de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus +comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus +court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient +jaillir la veille du vin et du lait. + +Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon +s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme. + +Le véritable motif, c'était le plaisir. + +Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses +deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni +la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une +illustration non noins grande que ses deux oncles. + +D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de +Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en +paix. + +Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours +en jeux, bals et galanteries. + +Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une +seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où +Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des +indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie +Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard. + +Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc +d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition +de sept cent cinquante bénéfices. + +On passa en Languedoc. + +Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et +les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les +couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, +mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. +Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et +prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, +d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait +les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles +de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un +mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les +brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or +aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque +part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. +Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et +bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait +épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix. + +Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était +retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques +demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et +fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de +Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu +coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de +Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse. + +Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du +bûcher? J'en doute. + +Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire +justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que +leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière +d'autre couleur que leur robe, au bras. + +Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et +qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes? + +Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son +retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec +son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait +avant lui. C'est le roi qui gagna. + +Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il +avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur +vide. + +À vingt-trois ans, il était fou. + +Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc +d'Orléans, prit sa femme. + +Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait. + +Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de +son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de +Bourgogne. + +L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et +Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée +dans l'esprit fantasque du jeune prince. + +C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la +tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le +bonheur du duc d'Orléans. + +Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a +jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant +la mort du duc d'Orléans. + +Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient +suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie +amoureuse. + +En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux +duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à +faire une visite à Louis d'Orléans. + +Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme +l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et +dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un +palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, +retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre. + +C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient. + +C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de +l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort. + +Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il +recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y +demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de +cendres. + +Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision. + +Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il +rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une +faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille +cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_. + +Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de +réconcilier ses deux neveux. + +Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le +dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut +courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner +pour le 22. + +Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas. + +Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat +du duc d'Orléans. + + +Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans +existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris +est le théâtre. + +Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de +la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois. + +Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait +fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette +petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve +lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter. + +Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé +alors par la reine Isabeau. + +Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, +hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions +de la Ville et du Temple. + +Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait +gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous +Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie +de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien +entendu. + +En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en +enlever l'alliage. + +Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, +appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu. + +Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de +lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel +Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari. + +Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; +elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à +la rue de la Perle. + +Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en +naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort +longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc +d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité. + +On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on +avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un +enfant d'un jour. + +C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son +enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout. + +Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé +l'assassinat du duc d'Orléans. + +Depuis longtemps, il le méditait. + +Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait +dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents +était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de +l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin +qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres +denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège +de vendre sans droits. + +Le 17, la maison était trouvée et livrée. + +C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du +Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une +niche au-dessus de la porte. + +L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; +l'histoire n'a pas conservé son nom. + +L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général +des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation. + +Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même +hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même +table. + +Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, +et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de +Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le +valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire +au prince que le roi le demandait à l'instant même. + +Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il +pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour +aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire +qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il +compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la +sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son +crime. + +Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était +attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans. + +De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; +aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il +une partie de sa suite. + +Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même +cheval, un page et quelques valets portant des torches. + +C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis +d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce +quartier sombre, solitaire et retiré. + +Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, +c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du +Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une +gaie chanson, et jouant avec son gant. + +Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter +que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore, +ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune +homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui +était apparue. + +Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et +une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était +cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel. + +Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, +enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour +l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour +aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! » + +Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras. + +Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans +la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de +hache et d'épée. + +Et lui criait: + +--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous? + +Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant. + +Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de +hache lui fendait la tête. + +Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui +voyait celle boucherie criait de toutes ses forces: + +--Au meurtre! + +Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un +geste de menace: + +--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme! + +Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image +Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un +chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, +et, après l'avoir examiné avec soin, dit; + +--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort. + +Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de +masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement. + +Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, +sans penser à lui-même; + +--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il. + +Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort. + +C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par +Isabeau. + +L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait +éteindre les torches et s'en aller. + +Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort. + +Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du +coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la +tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une +oreille à l'autre. + +La cervelle en sortait. + +Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres +restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux. + + +Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté +ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le +prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait +terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui. + +Mort, tout le monde le pleura. + +La France la première. + +« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, +je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que +c'était lui; parce que c'était moi. » + +Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme +Montaigne: + +-Je l'aimais. + +La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima +celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts +et ses vices l'emportassent sur ses vertus. + +Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. +L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était +le coeur, un coeur bon et humain. + +Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le +prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard +qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul +de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple. + +Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de +larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, +tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au +roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots. + +Les pleurs appellent les pleurs. + +Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine +tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui +qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces +murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont +dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on +ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient +appartenu. + +C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours +était un rude lutteur. + +Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la +féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit: + +--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte. + +Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu. + + +À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à +Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas +ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que +c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que +c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était, +enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites. + +Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides. + +Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait +achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées +de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les +avait confisquées à la maison d'Orléans. + +Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par +l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier +de M. de Sainte-Foix. + +L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs. + +Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas +meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets. + +Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait +monter aux ruines par un sentier à peu près impossible. + +À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des +tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons. + +Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours +esherbées. + +C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen +âge. + +Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, +furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers. + +On se montrait les uns aux autres les études faites, on se +renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de +l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire +de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines. + +Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand +Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où +il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit +sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux +voyageurs. + +Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce +feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison. + +À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert. + +Cet artiste, c'était M. de Flubé. + +Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente +pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. » + +Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs. + +Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui +du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, +moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine. + +Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle +l'_hôtel des Ruines_. + +Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830. + +Le drapeau surmontait cette inscription: + + + CONNÉTABLE-TERJUS + _Montre les ruines + Aux amateurs._ + + +Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à +Pierrefonds.--On montrait les ruines! + +Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour +me les montrer! + +Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds +n'était qu'un village, il devint un bourg. + +Ce village avait un étang, cet étang devint un lac. + +Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou +six tonneaux. + +Ce brick s'appela _l'Artiste_. + +Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à +l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à +faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_. + +Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des +Étrangers_. + +Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un +spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel +édifice: + + + HÔTEL DES ÉTRANGERS. + + +Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration +qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau +sulfureuse. + +Dès lors, Pierrefonds était complet: + +Historique par ses ruines, + +Pittoresque par sa position, + +Sanitaire par sa Source. + +Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de +l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux +minérales. + +Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur +d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles +d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration +à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient +être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires. + +Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées +dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais. + +Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades +de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison +en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_. + +Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel +de Pierrefonds_. + +La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de +Pierrefonds à Villers-Colterets se pava. + +Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir +pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour +Pierrefonds_. + +Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre +de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui +une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, +située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris. + +Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de +Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de +Paris. + +Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient +d'avoir son feu d'artifice. + +--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles +romaines et un soleil cloué contre un arbre. + +Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du +Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue. + +Son épilogue était un magnifique bouquet. + +Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri. + +Racontons comment s'accomplit ce grand événement. + +Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, +le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je +compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine +qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman +ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le +moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure. + +Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de +souscription. + +Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir +du dimanche suivant. + +Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque. + +Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas +encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai. + +--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous +acheter vos artifices? + +--À Paris. + +--Chez qui? + +--Chez Ruggieri. + +--Attendez. + +J'écrivis une lettre. + +--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré. + +--Qu'est-ce que votre ami Désiré? + +--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, +mais encore je fournis l'artificier. + +Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits. + +--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se +dérangera? + +--J'en suis sûr. + +--Pour nous? + +--Pour vous un peu, beaucoup pour moi. + +Ils se retirèrent en hochant la tête. + +Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant: + +--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher +ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et +m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois +bien qu'il se dérangera! + +Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, +plus souvent même que lorsque je suis en compagnie. + +Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement +l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu +il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée +comme sa marchandise. + +Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement +répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. +Ruggieri devait venir. + +Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé. + +Des paris s'étaient ouverts: + +Ruggieri viendra-t-il? + +Ruggieri ne viendra-t-il pas? + +On accourut me demander: + +--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra? + +--Pourquoi cela? + +--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à +Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne. + +--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à +Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy. + +--Et il viendra, nous pouvons y croire? + +--Aussi certainement que s'il était arrivé. + +Et chacun partait en criant: + +--J'écris qu'il viendra. + +Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre +avec une pareille certitude? + +Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri +fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier? + +C'est tout le contraire. + +Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice. + +Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne. + +Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas! + +Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri. + +Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte. + +--Entrez, Ruggieri! criai-je. + +Et Ruggieri entra. + +Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous +pouvons répondre les uns des autres. + +Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri +était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et +illumination des ruines. + +À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac. + +À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal. + +C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans +étoiles, à ne pas voir le bout de son nez. + +Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge +s'alluma. + +La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant +dans l'eau. + +Les premiers cris de joie commencèrent. + +Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit +avec un feu vert. + +Puis une troisième avec un feu blanc. + +Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette +fois, tout rentra dans l'obscurité. + +Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri. + +Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la +montagne et se dresser dans la nuit. + +La pâle apparition dura dix minutes. + +Après le premier cri poussé, chacun s'était tu. + +L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent. + +Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec +une teinte différente. + +Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux. + +Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri! + + +Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à +feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé. + +C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette +magnifique soirée. + +Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe. + +--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je. + +--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré +tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je +reviendrai. + + +S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je +vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez +venir. + + + +LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + +Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr +écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont +j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des +_Mohicans de Paris:_ + + » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de + tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon + _jardin des romancier_. + + » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des + arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à + l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres. + + » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues; + + » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines; + + » À Balzac, l'azaléa grimpante; + + » À Jules Janin, l'oeillet bleu; + + » À madame de Genlis, la rose verte; + + » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous + le climat de Paris; + + » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles + pendant l'hiver; + + » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et + fleurit sur les fenêtres du quartier Latin; + + » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante; + + » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de + graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, + produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol + qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir. + + » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la + neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.) + + » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles + créations. + + » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales + transparents dans le jardin des romanciers. + + » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la + tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée. + + » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur + leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé + longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats. + + » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître + M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi + que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un + poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui + présenta devait son coloris au sang de ce lion. + + » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus + est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par + Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des + Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le + lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est + pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la + neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. + Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page + 319. + + » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne + le front d'Osiris; il a la fleur rose. + + » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à + pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a + jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres. + + » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était + le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de + l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je + le dois. + + » ALPHONSE KARR. » + + +_Réponse d'Alexandre Dumas_. + + +Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible +à l'honneur que tu me fais en me plaçant en +si bonne compagnie; mais cet honneur, non point +par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis +forcé de m'y soustraire. + +J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un +lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet +de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention +que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème +à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines +de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac. + +Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. +Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le +lotus blanc. + +C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui +a encore inventé celle-là. + +Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par +M. Belfield-Lefèvre. + +Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_, +article _lotus_, ce savant botaniste: + + LOTUS, LOTOS. + + « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et + philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils + désignent sous le nom de _lotos_... + + » 1° Plante arborescente. + + » 2° Plante aquatique. + + » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux + du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et + vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos. + + » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes + anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le + nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; + sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son + fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, + dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de + fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante + aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et + qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea + nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow. + + » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, + comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait, + selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs + GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à + ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait + une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et + se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au + retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce + précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA + FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute + probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE + AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil. + + » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se + distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par + ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante + que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. » + + +Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton +paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille +m'exposer à en être chassé. + + Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin +embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et +qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique +parterre, par la ROSE MOUSSEUSE. + +Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu +disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin +des romanciers_ au palais de justice: + +« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous +silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le +tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de +couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE +ornait sa boutonnière...» + +Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose +du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la +Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de +Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, +la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de +Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de +Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille +variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE +MOUSSEUSE. + +Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en +l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot? + +C'est possible, après tout. + +En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une +pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé +_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que +je suis en train de faire sur ma fenêtre. + + +_Réplique d'Alphonse Karr_. + +Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon +jardin des romanciers. + +Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire +quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques +années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé +ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe. + +Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales +transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. » + +Voyons ta preuve. + +C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de +Dieu.--Voyons donc les champions: + + _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._ + + Théophraste. + Hérodote. . . . . . . . + Athénée. + + Porret. + Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy. + Savigny. + + Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322. + + Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr. + +Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les +champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, +c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès +notre enfance, sous peine de pensums. + +Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité. + +Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une +histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un +grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois +savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les +morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui +vous gênent. + +--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un +vivant, valent-ils ton savant vivant? + +À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre. + +L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr. + +Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que +je leur ôterai. + +D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur +dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend +sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit +généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les +regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils +ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un +soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque +soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte +pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il +faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin +des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille. + +Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend +très-suspect son témoignage sur un point en litige. + +D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout; +mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc +et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, » +--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise. + +Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce +grand peuple de faïence qui est en train de se casser. + +Elle est belle, ta preuve! + +Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc +comme la neige de l'Himalaya. » + +Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car +tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien +gentil! + +Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit +pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose +mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute +d'impression comme transparen_tes_.» + +Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point, +maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant +de t'y planter définitivement tout à l'heure. + +Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse; + +--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame +de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera +beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir +dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je +serai vengé. + +À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas +madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur, +et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de +Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle +avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ... +moussue. + +Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité +et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu +dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami. + +Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse +est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue; +c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut +hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas +le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse. + +Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie +accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il +l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont +le droit d'avoir voix au chapitre. + +M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe +du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,-- +dit rose mousseuse. + +De même que: + +M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_; + +M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de +Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_, +qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande; + +M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et +une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une +rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la +_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des +Provins. + +M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse; + +Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle +rose _génie de Chateaubriand_; + +Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne +Prévost_; + +Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_; + +Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose +_souvenir de la Malmaison_. + +Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par +mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps +être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce +n'est ni toi ni moi. + +Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres +des roses, ils disent rose mousseuse. + +Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison +rustique_. + +Ce seraient de terribles autorités contre nous deux. + +Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions +celle-là? + +_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la +phrase: un des plus belles orgues. + +_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de +messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que +l'hymne fut chantée_. + +Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé, +ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le +contraire, sous peine de ne pas être entendu. + +Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille, +on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope +n'est pas la vanille. + +Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis +pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure. + +Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les +neiges de l'Himalaya. » + +Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des +lotus est blanc. + +Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le +lotus. + +Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des +lotus blancs,--prétends-tu. + +J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc +existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois. + +Prendrais-tu la rose pour type du jaune? + +Dirais-tu: jaune comme une rose? + +Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow, +noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc. + +Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type. + +Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, +par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. » + +Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans, +par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui +s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. » + +Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points. + +Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en +m'y plantant moi-même. + +Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent +se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de +son laurier. + +Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi +le plus bel ornement. + +Je te serre bien cordialement les deux mains. + + Alphonse KARR. + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC-À-BRAC *** + +***** This file should be named 6319-8.txt or 6319-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/3/1/6319/ + +Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet +Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed +Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/6319-8.zip b/6319-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f932fde --- /dev/null +++ b/6319-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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Image files courtesy of +gallica.bnf.fr. + + + + + + + BRIC-A-BRAC + + PAR + + ALEXANDRE DUMAS + + + + TABLE + + DEUX INFANTICIDES + POETES, PEINTRES ET MUSICIENS + DESIR ET POSSESSION + UNE MERE + LE CURE DE BOULOGNE + UN FAIT PERSONNEL + COMMENT J'AI FAIT JOUER A MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS + HEURES DE PRISON + JACQUES FOSSE + LE CHATEAU DE PIERREFONDS + LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + + + +DEUX INFANTICIDES + +On s'est enormement occupe, depuis quelque temps, d'un animal de ma +connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa +celebrite a la suite de deux des plus grands crimes que puissent +commettre le bipede et le quadrupede, l'homme et le pachyderme,--a la +suite de deux infanticides. + +Vous avez deja compris que je voulais parler de l'hippopotame. + +Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosite +publique, a l'instant meme, on se met a la recherche de ses +antecedents; on remonte a sa jeunesse, a son enfance; on jette des +lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce +qui tient a son origine. + +Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui +puisse satisfaire convenablement votre curiosite. + +Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitule: _les Petits +Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous +rappellerez que j'ai deja raconte comment notre excellent consul a +Tunis, dans son desir de completer les echantillons zoologiques du +Jardin des Plantes, etait parvenu a se procurer successivement vingt +singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit +hippopotame, qui, parvenu a l'age adulte, est devenu le pere de celui +dont nous deplorons aujourd'hui la fin prematuree. + +Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire ou nous l'avons +laissee. + +Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait +ete pris, il vous en souvient, sous le ventre meme de sa mere. + +Aussi fallut-il lui trouver un biberon. + +Une peau de chevre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupee +au genou et debarrassee de son poil, simula le pis maternel. Le lait +de quatre chevres fut verse dans la peau, et le nourrisson eut un +biberon. + +On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues a faire avant +que d'arriver au Caire. La necessite ou l'on etait de tenir toujours +l'hippopotame dans l'eau douce forcait les pecheurs a suivre le cours +du fleuve; c'etait, d'ailleurs, le procede le plus facile. Un firman +du pacha autorisait les pecheurs a mettre sur leur route en +requisition autant de chevres et de vaches que besoin serait. + +Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de +dix chevres ou de quatre vaches. Au fur et a mesure qu'il grandissait, +le nombre de ses nourrices augmentait. A Philae, il lui fallut le lait +de vingt chevres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de +trente chevres ou de douze vaches. + +Au reste, il se portait a merveille, et jamais nourrisson n'avait fait +plus d'honneur a ses nourrices. + +Seulement, comme nous l'avons dit, les pecheurs etaient pleins +d'inquietude; le pacha leur avait demande une femelle, et, au bout de +quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un male. + +Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha declara que ses emissaires +etaient quatre miserables qu'il ferait perir sous le baton. Ces +menaces-la, en Egypte, ont toujours un cote serieux; aussi les +malheureux pecheurs deputerent-ils un des leurs a Delaporte. + +Delaporte les rassura: il repondait de tout. + +En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait +l'arrivee du malencontreux animal a Boulacq, il annonca au pacha qu'il +venait de recevoir des nouvelles du gouvernement francais, lequel, +eprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame male, +faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au +Caire un animal de ce sexe et de cette espece. + +Vous comprenez... + +Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et etait en meme +temps agreable a un gouvernement allie. + +Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade a des gens qui +avaient ete au-devant des desirs du consul d'une des grandes +puissances europeennes. + +D'ailleurs, la question etait presque resolue: en vertu de l'entente +cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il etait evident +qu'a un moment donne, ou la France preterait son hippopotame male a +l'Angleterre, ou l'Angleterre preterait son hippopotame femelle a la +France. + +Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy +Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pecheurs, et +s'occupa du transport en France de sa menagerie. + +D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ a sa +disposition; mais _l'Albatros_ recut l'ordre de faire voile pour je ne +sais plus quel port de l'Archipel. + +Force fut a Delaporte de traiter avec un bateau a vapeur des +Messageries imperiales. + +Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme +cinq ou six mois; il avait enormement profite; il pesait trois ou +quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diametre. + +On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fut amenage a l'avant +du batiment; on transporta a bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il +eut toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante +chevres, pour subvenir a sa nourriture. + +Quatre Arabes, un pecheur, un preneur de lions, un preneur de girafes +et un preneur de singes furent embarques avec les animaux qu'ils +avaient amenes. + +Le tout arriva en seize jours a Marseille. + +Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa +premiere cargaison. + +A Marseille, il mit sur des trues appropries a cette destination +l'hippopotame et sa suite. + +Les trente, quadrupedes, dont vingt quadrumanes, arriverent a Paris +aussi heureusement qu'ils etaient arrives a Marseille. + +A leur arrivee j'allai leur faire visite. Grace a Delaporte je fus +admis a l'honneur de saluer les lions, de presenter mes respects a +l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes +des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes. + +Le domestique de Delaporte, qui etait le favori de tous ces animaux, +semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux. + +A propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de +Delaporte. + +C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a +deja l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilite, que +onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilite_, parce qu'il n'y a +pas d'exemple qu'un negre sache son age. Celui-la... Pardon, +j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En +outre,--chose assez commune, au reste, d'un negre a l'egard de son +maitre,--il appelle Delaporte _papa_. + +Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte +_papa_. + +Abailard, qui, en ce temps-la, n'avait pas encore de nom, ou qui en +avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa +mere, par une tribu en guerre avec la sienne. + +Sa mere avait quatorze ans, et lui en avait deux. + +On les separa et on les vendit. + +La mere fut vendue a un Turc, l'enfant a un negociant chretien. + +Nul ne sait ce que devint la mere. + +Quant a l'enfant, son maitre habitait Kenneh; il vint a Kenneh avec +son maitre. + +Nous avons dit que son maitre etait negociant; mais nous avons oublie +de specifier l'objet de son commerce. + +Il vendait des etoffes. + +Un jour, il s'apercut qu'une piece d'etoffe lui manquait, et il +soupconna le pauvre petit, alors age de six ans, de l'avoir volee. + +Le proces est vite fait dans toute l'Egypte, et dans la haute Egypte +surtout, entre un maitre et un esclave. + +Le marchand d'etoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes +dans des entraves et lui appliqua lui-meme, afin d'etre sur qu'il n'y +aurait point de tricherie, cinquante coups de baton sous la plante des +pieds. + +Puis, comme le sang s'y etait naturellement amasse et que l'on +craignait des abces, qui se terminent souvent par la gangrene, on fit +venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois +coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'epancher. + +L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois. + +Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassat une +soupiere. Cette fois, comme le negociant avait reconnu qu'il y avait +prodigalite a endommager la plante des pieds d'un negre, les blessures +le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une +autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups. + +Les negres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort +sensible, a ce qu'il parait; la punition fut donc encore plus +douloureuse a l'enfant que la premiere; si douloureuse, qu'au risque +de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il +s'enfuit de la maison et se refugia chez l'oncle de son maitre. + +L'oncle etait un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'a ce qu'il +fut gueri, c'est-a-dire environ un mois. + +Au bout d'un mois, il lui annonca qu'il pouvait rentrer chez son +maitre. Celui-ci avait jure qu'il ne lui serait rien fait, et meme il +avait pousse la deference pour son oncle jusqu'a lui promettre que son +protege serait vendu dans les vingt-quatre heures. + +Or, la promesse de cette vente etait une bonne nouvelle pour le +malheureux enfant. Il ne croyait pas, a quelque maitre qu'on le +vendit, qu'il put rien perdre a changer de condition. + +En effet, aucune punition ne fut appliquee au fugitif, et, le +lendemain, un homme jaune etant venu et l'ayant examine avec un soin +meticuleux, apres quelques debats, le prix fut arrete a mille piastres +turques, c'est-a-dire a deux cents francs, a peu pres. Les mille +piastres furent comptees et l'homme jaune emmena l'enfant. + +Celui-ci suivit sans defiance son nouveau maitre, qui demeurait dans +un quartier eloigne de la ville; ou plutot a un jet de fleche de la +derniere maison de la ville. + +Cependant, arrive a-la maison, une certaine repugnance instinctive le +tirait en arriere; mais son maitre lui envoya un vigoureux coup de +pied, dans une partie encore mal cicatrisee. L'enfant poussa un cri et +entra dans la maison. + +Il lui sembla que des cris plaintifs repondaient a son cri. + +Il regarda derriere lui si la porte etait encore ouverte. La porte +etait fermee et la barre deja mise. + +Il se prit a trembler de tous ses membres. + +Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts. + +Il n'y avait pas a en douter, on infligeait un supplice quelconque a +un ou plusieurs individus. + +Son nouveau maitre, au frisson qui parcourait son corps et au +claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui. + +Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'ou partaient les +cris. + +Une douzaine d'enfants de six a sept ans etaient attaches sur des +planches comme des pigeons a la crapaudine; le barbier qui avait deja +ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave etait la, son +rasoir ensanglante a la main. + +Le negociant chretien avait tenu, parole a son oncle: il avait, comme +il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu +a un marchand d'eunuques! + +En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui etait +reserve, l'enfant se trouva mal. + +Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'operation, et il +invita le negociant en chair humaine a la remettre au lendemain. + +Le maitre, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit. + +Il lacha l'enfant, qui tomba a terre evanoui. + +L'enfant etait tombe pres de la porte. + +Quand il revint a lui, il conserva l'immobilite de l'evanouissement. + +Il esperait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il +pourrait fuir. + +Il avait remarque un escalier eclaire par le haut; il calcula que cet +escalier devait donner sur une terrasse. + +La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta +les degres quatre a quatre, gagna la terrasse elevee de quinze ou +dix-huit pieds, sauta de la terrasse a terre, et, avec la rapidite du +vent, se dirigea vers la ville. + +Son maitre l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le meme saut que +lui. Il fut oblige de descendre et de le poursuivre par la porte. + +Pendant ce temps, le fugitif avait gagne plus de deux cents pas. + +Son maitre etait resolu a le rattraper; lui, tenait a ne pas se +laisser reprendre. + +Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du cote du consulat +francais. + +Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit +prononce, signifie liberte! + +L'enfant se precipita haletant dans la cour. + +Aveugle par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit. + +Or, de meme que le pape Gregoire XVI a rendu un decret qui defend de +faire des castrats a Rome, Mehemet-Ali a rendu un decret qui defend de +faire des eunuques dans ses Etats. + +L'enfant n'eut donc qu'a dire a quel peril il venait d'echapper pour +que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Egypte et se +trouvait chez son collegue de Kenneh, le prit sous sa protection. + +D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis +il livra le marchand a la justice du pacha. + +Le marchand recut cinq cents coups de baton et fut condamne aux +galeres. + +L'enfant etait libre; mais, comme supreme faveur, il demanda a +Delaporte de le prendre pour son domestique. + +Delaporte y consentit et en fit son _sais_. + +C'est en souvenir de ce qu'il a gagne a ce changement de condition que +l'enfant appelle Delaporte _papa_. + +C'est en memoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier +maitre que Delaporte appelle l'enfant Abailard. + +Cela nous a quelque peu eloigne de l'histoire de notre hippopotame; +mais nous y revenons. + + +II + + +La France n'eut pas plus tot la huitieme merveille du monde, quelle se +mit a en desirer une neuvieme. + +Ce ne fut qu'un cri, qu'un gemissement, qu'une lamentation parmi les +savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la +nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient: + +--A quoi nous sert un hippopotame male, si nous n'avons pas un +hippopotame femelle? + +Ces voix traverserent la Mediterranee et firent tressaillir +Halim-Pacha au milieu de son harem. + +--Ne laissons pas se desoler ainsi un peuple chez lequel nous avons +fait notre education, dit-il a son frere Said, et prouvons-lui que +nous sommes restes Turcs en nous montrant reconnaissants. + +Et il ordonna qu'a tout prix une femelle d'hippopotame fut prise dans +le Nil blanc et envoyee au Caire. + +Il y a un pays ou le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en +France, c'est l'Egypte. + +Au bout d'un an, on annonca par un messager, a Halim-Pacha, que ses +desirs etaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, agee de six +mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement +de son septieme mois, elle fut embarquee a bord d'un navire de l'Etat, +avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chevres, dont +le lait servait a sa nourriture. + +Au bout de dix-sept jours, le batiment aborda a Marseille. + +Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le male. + +Delaporte, qui etait reste quatre mois en France, etait alle passer +trois de ces quatre mois dans sa famille, et etait revenu a Paris. + +Aussitot son retour, il etait venu me chercher pour aller voir son +hippopotame au Jardin des Plantes. + +Son hippopotame pouvait avoir de huit a neuf mois. + +Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte. + +Voici ce que je puis constater a l'honneur de l'hippopotame, et c'est +a regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et +savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui pretend que l'hippopotame est +une creature privee de tout sentiment genereux: + +Des que nous entrames dans l'enceinte reservee, l'hippopotame, qui +etait au fond de l'eau, reparut a la surface; puis, lorsque Delaporte +l'eut appele de son nom arabe, l'animal accourut avec les +demonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de +satisfaction pouvant equivaloir a ceux que pousserait un troupeau +d'une trentaine de porcs. + +Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublie, c'est que le pere et +la mere du susdit hippopotame s'etaient fait tuer l'un apres l'autre +en defendant leur petit. + +Il y a loin de la, a cet axiome si hardiment avance par notre savant +ami Geoffroy Saint-Hilaire, " qu'il est commun que les femelles des +mammiferes abandonnent leurs petits et meme les devorent, et qu'il n'y +a pas d'animaux aussi brutaux et aussi coleres que les hippopotames. " + +On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un +savant) de cette brutalite de notre hippopotame femelle, a l'endroit +de son petit. + +A peine fut-elle arrivee a Paris, au bout de dix-sept jours, ayant +encore, par consequent, pour treize jours d'eau du Nil, que, +quoiqu'elle n'eut que sept mois, l'hippopotame male, qui en avait +dix-sept, se rua sur elle avec une brutalite qui faisait plus +d'honneur a sa passion qu'a sa courtoisie. + +Il resulta de cette brutalite une premiere gestation qui dura quatorze +mois. + +Au bout de quatorze mois, c'est-a-dire a vingt-deux mois, la femelle +mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, +soudainement, sans que la femelle eut annonce par aucun signe que +cette parturition fut si proche. + +A peine eut-elle mis bas, a peine le petit fut-il venu a la surface de +l'eau pour respirer, que les savants furent prevenus et accoururent. +Bien leur en prit de s'etre hates; car, dix ou douze heures apres sa +naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses defenses, +le blessa mortellement. + +Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans +sa plus grande etendue, soit en jouant, soit en baillant, soit en +absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un metre d'etendue d'une +machoire a l'autre. + +Les savants etaient desoles de cette mort, attendu que les +naturalistes avaient generalement affirme qua l'hippopotame etait +unipare, c'est-a-dire ne mettait bas qu'une seule fois. + +Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, a mon avis, que +l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit a la fois. + +La desolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux +animaux annonca bientot a ces memes savants que, si ses previsions ne +le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois +un nouveau produit. Quatorze mois apres, jour pour jour, la femelle +manifesta l'intention d'aller au bassin prepare pour faire ses +couches, et, apres une seule douleur, qui se manifesta par une +violente crispation, elle mit au monde son second petit. + +Les savants furent prevenus de nouveau. Ils accoururent, virent le +petit animal nageant a la surface du bassin, se couchant delicatement +sur le cou et sur le dos de sa mere, qui--l'allaitait en levant la +cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-a-dire pendant +l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mere ne +sortirent de l'eau. + +Le male paraissait indifferent, mais non pas hostile a sa progeniture. + +Le mercredi matin, le petit commenca de sortir du bassin et de se +coucher au soleil. On envoya aussitot chercher les savants, qui +vinrent, qui l'examinerent et le mesurerent. Il portait pres d'un +metre trente-cinq centimetres d'une extremite a l'autre, et +grossissait a vue d'oeil, et _comme si on l'eut souffle_. Rapport d'un +temoin oculaire. + +Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. +Prevost, que la femelle hippopotame, malgre toutes les avances qu'il +lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut +pas le voir, et, sitot qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye +de le charger. + +M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-meme, malgre la haute position qu'il +occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la +science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui +pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu severe +qu'il en porte, contradictoirement a l'opinion de son confrere le +savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, edition +de Leipzig, 1811, que "la nature de l'hippopotame est douce et +inoffensive." + +Ajoutons que, pendant la soiree qui preceda le meurtre commis par +l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrerent a une grande +chasse aux rats. Les moyens de destruction etant le pistolet, et les +savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une +superiorite remarquable, il y eut peu de rats tues, mais beaucoup de +coups de pistolet tires et beaucoup de bruit fait. + +Ce bruit parut vivement inquieter la femelle de l'hippopotame. + +Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le +petit hippopotame se trainant a peine, et paraissant visiblement +souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gemissement, +au bord de son bassin; le gardien courut a lui, et reconnut six +blessures, dont une mortelle traversant le poumon. + +Il courut a M. Prevost, le reveilla, et lui annonca que, s'il voulait +voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hater. + +M. Prevost se hata et recut le dernier soupir du petit hippopotame, +sans que la mere, a ce triste spectacle, manifestat autre chose que +son mecontentement de l'introduction d'un etranger dans son domicile. + +Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier +soupir. + +Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune pretention a la science, +mais qui sommes un homme pratique, ayant vecu parmi les animaux +domestiques et sauvages, presentons une bien humble observation a MM. +les savants. + +C'est que les animaux domestiques seuls tolerent la presence et +l'attouchement de l'homme a l'endroit de leurs petits; encore a-t-on +remarque que les chiens et les chats, dont on avait tue, comme cela +arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou +deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, +ou, voyant que l'on avait touche a leurs petits, les emportaient et +les cachaient du mieux qu'il leur etait possible pour les enlever a la +main destructrice de l'homme. + +Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupedes, +voyant l'endroit ou ils ont depose et ou ils allaitent leurs petits +decouvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Quant aux oiseaux des forets et meme des jardins, il suffit de toucher +a leurs oeufs pour qu'ils renoncent, a l'incubation et que ces oeufs +soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage a leurs petits. + +Cependant, citons un fait qui se passe frequemment a l'endroit de +ceux-ci. + +Souvent, des enfants, ayant decouvert, a quelques pas de la maison +qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils frequentent, un nid soit de +chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se +dispenser de la peine d'elever les petits ou croyant les faire elever +plus surement par la mere, mettent les oisillons dans une cage, a +travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir +pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu ou les +petits devraient les suivre et en sont empeches par leur captivite, +les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Aussi n'oterez-vous pas de l'idee des petits paysans que, lorsqu'un +amateur d'ornithologie emploie ce moyen economique de se procurer des +oisillons, le pere et la mere, plutot que de laisser leurs petits en +captivite, _les empoisonnent_. + +L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents +chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, +comme chez ce feroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame? + +Non. Mais le fait irrecusable est celui-ci: tout animal sauvage a +horreur de la captivite et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il +est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier +qu'il etait fait pour la liberte. Mais, en grandissant, il redevient +sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait +chercher sa nourriture dans votre main, apres un an de cage, +c'est-a-dire lorsqu'il devrait etre habitue a la captivite, se debat, +s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette meme main, dont, petit, +il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans +sa cage. + +Eh bien, il est arrive pour l'hippopotame, animal essentiellement +sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la +couvee, ce qui arrive meme aux animaux domestiques dont on a decime +les petits: acceptant la captivite et l'attouchement de l'homme pour +elle-meme, l'hippopotame ne les a pas acceptes pour sa progeniture; +elle a tue son petit, non point parce qu'elle etait mauvaise mere, +mais parce qu'elle etait trop bonne mere. + +Maintenant, quoique peu de temps se soit ecoule depuis ce crime, +l'hippopotame femelle se trouve deja, comme disent nos voisins +d'outre-Manche, dans un etat interessant. Que MM. les savants +attendent patiemment le quatorzieme mois de gestation, qu'ils separent +l'hippopotame male de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette +derniere seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en +lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; +qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur +jeune pachyderme pour faire a coups de pistolet la chasse aux rats, et +ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement +et de la curiosite de l'homme, la mauvaise mere redeviendra bonne +mere, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la +satisfaction d'obtenir un produit. + +Terminons ce recit par une anecdote sur MM. les savants, qui +rappellera, d'une singuliere facon, la spirituelle fable de _la Poule +anx oeufs d'or_. + +Un de mes amis, le celebre voyageur Arnaud, avait, au peril de sa vie, +ramene de l'ancienne Saba un ane hermaphrodite, tranchant, comme +Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait declare que +l'hermaphrodisme etait un des reves de l'antiquite. + +L'ane hermaphrodite repondait victorieusement a tous les doutes: il +pouvait feconder, il pouvait etre feconde. + +Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver precieusement un +pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il etait, +sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tue, ouvert et +disseque. + +Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connait peut-etre +l'anecdote de l'ane hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre +aux savants de toucher a son petit. + + + +POETES, PEINTRES ET MUSICIENS + + +Avez-vous remarque ceci: + +Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poetes, ou la +detestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: " Je ne +la crains pas! " + +Essayons d'expliquer ce fait. + +La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels. + +Les musiciens et les peintres idealistes sont des exceptions assez peu +appreciees des autres peintres et des autres musiciens. + +Voyez Scheffer, voyez Schubert. + +Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poetes. + +Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poete, pas un romancier, pas un +historien, a des compositeurs respectables et des executants +superieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Beriot, Batta, que sais-je, +moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, +Wilhems, les deux Stevens, Leys. + +La France, qui a des poetes a foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, +Barbier, Brizeux, Emile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en +compositeurs, qu'Auber et Halevy. + +Je ne nomme pas plus Herold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et +de Musset: tous deux sont morts. + +Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique? + +C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux +arts sensuels. + +La musique entre par les oreilles et chatouille les sens. + +La peinture entre par les yeux et rejouit le coeur. + +C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le +dit Horace, la peinture et la poesie. + +Nous dirons pourquoi la peinture et la poesie ne +sont pas soeurs. + +C'est que la peinture est egoiste. + +La poesie decrit un tableau: elle n'aura jamais l'idee d'y rien +changer, d'en alterer les lignes, d'en transformer les personnages. + +La peinture traduit la poesie: elle ne s'inquiete ni des traits +arretes, ni des costumes traditionnels, ni des contours traces par la +plume. + +Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction +s'eloignera de l'original. + +Tant que les peintres ont ete idealistes comme Giotto, Orcagna, +Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Perugin, Leonard de Vinci +et Raphael dans sa premiere maniere, la poesie biblique et evangelique +a ete aussi bien rendue que possible. + +Mais, quand Raphael eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement +dernier_; quand la peinture paienne, sous le pinceau de Carrache, se +fut substituee a la peinture chretienne; quand la Vierge fut une Niobe +pleurant ses fils et non plus Marie s'evanouissant au pied de la +croix; Jesus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un +apotre qui pleure et pardonna; le Pere Eternel un Jupiter Olympien +clouant implacablement Promethee sur son rocher au lieu d'un maitre +compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis +terrestre, la poesie et la peinture rompirent l'une avec l'autre. + +A l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poete et un peintre +jugent de la meme facon. + +Le peintre peut voir juste a l'endroit du poete, et le poete le +reconnaitre; mais le peintre n'admettra jamais que le poete voie juste +a l'endroit du peintre. + +Ainsi, prenons, par exemple, _la Peche miraculeuse_ de Rubens. + +Le poete dira: + +--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'execution. Le +cote materiel de la couleur et de la brosse est irreprochable du +moment que ce sont des pecheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui +tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apotres, non! + +--Pourquoi non? + +--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poesie traditionnelle, du +Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, a la +barbe rousse, aux yeux bleus et doux, a la bouche consolatrice, aux +gestes bienveillants; parce que mon Christ, a moi, c'est celui qui +preche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui +ressuscite la fille de Jair; qui pardonne a la femme adultere, et qui, +de ses deux bras cloues sur la croix, benit le monde, et que je ne +vois rien de tout cela dans le Christ de _la Peche miraculeuse_, pas +plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Genezareth, dans ce +gros et puissant gaillard a vareuse rouge qui tire la barque a lui. + +Le peintre vous repondra: + +--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ +comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme a la vareuse. + +Que voulez-vous repondre a cela? Rien. Il faut admirer le cote +materiel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les +deux plus habiles peintres, qui aient jamais existe, mais se dire a +soi-meme; tout bas: + +--Si j'avais a prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce +ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de +Rembrandt que je prierais. + +Voila pourquoi le peintre peut apprecier le poete au point de vue, de +la poesie; voila pourquoi le poete n'appreciera jamais le peintre au +point de vue de la peinture. + +Maintenant, pourquoi les poetes sont-ils si froids a l'endroit de la +musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la +haissent pas? + +Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer. + +La poesie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-meme une +musique. Quand la poesie a affaire a la musique, elle n'a donc point +affaire a une soeur, mais a une rivale. + +En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition a la +poesie, sous pretexte de donner l'hospitalite a la poesie, elle la +conduira dans le chateau de Procuste; elle la couchera sur son lit, +c'est-a-dire sur un veritable echafaud. + +Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les +disloquer, jusqu'a ce qu'ils aient la longueur voulue. + +Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les +estropier, jusqu'a ce qu'ils soient raccourcis a sa convenance. Elle +aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera. + +Le poete a ecrit: + + L'or est une chimere, + Sachons nous en servir. + +Le musicien mettra: + + Oh! l'or est une chimere. + Eh! sachons nous en servir. + +Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en +moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison. + +Quand les poetes voudront etre lus comme poetes, ils feront les _Odes +et Ballades_, les _Meditations poetiques_, les _Contes d'Espagne et +d'Italie_. Quand ils voudront etre ecoutes comme librettistes, ou +plutot ne pas etre ecoutes, ils feront _Guillaume Tell_, _le +Prophete_, _la Marchande d'oranges_. + +On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais +vers. + +C'est exagere peut-etre. Certains musiciens font d'excellente musique +sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de +Niedermayer; _le Navire_, de Soulie, musique de Monpou. + +Mais, en general, la puissance humaine ne va pas jusqu'a ecouter et +comprendre a la fois de belle musique et de beaux vers. + +Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre. + +Les melomanes suivront les notes, les poetes suivront les paroles; +mais les paroles devoreront les notes ou les notes mangeront les +paroles. + +Supposez que l'on sorte d'un opera de Scribe, on fredonnera la +musique. Supposez que l'on sorte d'un opera de Lamartine, on redira +les vers. + +Ce qui signifie que, sans etre un grand poete, et justement parce +qu'il n'est pas un grand poete, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et +Halevy, un librettiste preferable a Hugo ou a Lamartine. + +Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opera avec Hugo ou +Lamartine, et qu'ils ont fait a peu pres tous leurs operas avec +Scribe. + + + +DESIR ET POSSESSION + + +La mode des charades est passee. Oh! le beau temps pour les poetes +sphinx que celui ou _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les +quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une enigme ou +un logogriphe a ses lecteurs! + +Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode. + +Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit +perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, +--dites-moi de quelle langue est tire l'apologue suivant. + +Est-ce du sanscrit, de l'egyptien, du chinois, du phenicien, du grec, +de l'etrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de +l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du francais ou +du basque? + +Remonte-t-il a l'antiquite, et est-il signe Anacreon?--Est-il +gothique, et est-il signe Charles d'Orleans?--Est-il moderne, et +est-il signe Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutot, ne +serait-il pas de Saadi, le poete des perles, des roses et des +rossignols?--Ou bien...? + +Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la votre. + +Devinez donc, chez lecteur. + +Voici l'apologue en question: + + +Un papillon avait reuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie +de couleurs: le blanc, le rose et le bleu. + +Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil +lui-meme a une fleur volante, il s'elevait, s'abaissait, se jouait +au-dessus de la verte prairie. + +Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapre, le vit, +et se sentit pris tout a coup du desir d'attraper l'insecte aux vives +couleurs. + +Mais le papillon etait habitue a ces sortes de desirs-la. Il avait vu +des generations entieres s'epuiser a le poursuivre. Il voltigea devant +l'enfant, se posant a deux pas de lui; et, quand l'enfant, +ralentissant sa course, retenant son haleine, etendait la main pour le +prendre, le papillon s'enlevait et recommencait son vol inegal et +eblouissant. + +L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours. + +Apres chaque tentative avortee, au lieu de s'eteindre, le desir de la +possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus +rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait apres le beau +papillon! + + +Le pauvre enfant avait couru sans regarder derriere lui; de sorte que, +ayant couru longtemps, il etait deja bien loin de sa mere. + +De la vallee fraiche et fleurie, le papillon passa dans une plaine +aride et semee de ronces. + +L'enfant le suivit dans cette plaine. + +Et, quoique la distance fut deja longue et la course rapide, l'enfant, +ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se +posait de dix pas en dix pas, tantot sur un buisson, tantot sur un +arbuste, tantot sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui +toujours s'envolait au moment ou le jeune homme croyait le tenir. + +Car, en le poursuivant, l'enfant etait devenu jeune homme. + +Et, avec cet insurmontable desir de la jeunesse, et avec cette +indefinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le +brillant mirage. + +Et, de temps en temps, le papillon s'arretait comme pour se moquer du +jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des +fleurs, et battait amoureusement des ailes. + +Mais, au moment ou le jeune homme s'approchait, haletant d'esperance, +le papillon se laissait aller a la brise, et la brise l'emportait, +leger comme un parfum. + + +Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensee, les minutes et +les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les +annees et les annees, et l'insecte et l'homme etaient arrives au +sommet d'une montagne qui n'etait autre que le point culminant de la +vie. + +En poursuivant le papillon, l'adolescent s'etait fait homme. + +La, l'homme s'arreta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas +mieux pour lui de revenir en arriere, tant ce versant de montagne qui +lui restait a descendre lui paraissait aride. + +Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre cote, ou, dans de +charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, +poussaient des fleurs parfumees, des plantes rares, des arbres charges +de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'etendait un grand +espace carre ferme de murs, dans lequel on entrait par une porte +incessamment ouverte, et ou il ne poussait que des pierres, les unes +couchees, les autres debout. + +Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de +l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la +montagne. + +Et, chose etrange! quoiqu'une si longue course eut du fatiguer le +vieillard, car, a ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaitre +pour tel l'insense coureur, sa marche, a mesure qu'il avancait, +devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la +declivite de la montagne. + +Et le papillon se tenait a egale distance; seulement, comme les fleurs +avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur +des branches d'arbre dessechees. + +Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours. + + +Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le +vieillard le suivit, entrant par la porte. + +Mais a peine eut-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui +semblait se fondre dans l'atmosphere grisatre, il heurta une pierre et +tomba. + +Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois. + +Et, ne pouvant plus courir apres sa chimere, il se contenta de lui +tendre les bras. + +Alors, le papillon sembla avoir pitie de lui, et, quoiqu'il eut perdu +ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tete. + +Peut-etre n'etaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu +leurs vives couleurs; peut-etre etaient-ce les yeux du vieillard qui +s'affaiblissaient. + +Les cercles decrits par le papillon devinrent de plus en plus etroits, +et il finit par se reposer sur le front pale du mourant. + +Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin +le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de desirs et de tant +de fatigues; mais, o desillusion! il s'apercut que c'etait, non pas un +papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi. + +Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit +tressaillir l'atmosphere qui pesait sur ce champ de mort... + +Et cependant, poursuis, o poete, poursuis ton desir effrene de +l'ideal; cherche, a travers des douleurs infinies, a atteindre ce +fantome aux mille couleurs qui fuit incessamment devant toi, dut ton +coeur se briser, dut ta vie s'eteindre, dut ton dernier soupir +s'exhaler au moment ou ta main le touchera. + + + +UNE MERE + +(CONTE IMITE D'ANDERSEN) + + +Une mere etait assise pres du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'a +la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle etait en proie a la +plus vive douleur. + +L'enfant etait pale, ses yeux etaient fermes, il respirait +difficilement, et chacune de ses aspirations etait profonde comme s'il +soupirait. + +La mere tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit etre +avec une tristesse deja muette comme le desespoir. + +On frappa trois coups a la porte. + +--Entrez, dit la mere. + +Et, comme on avait ouvert et referme la porte, et que cependant elle +n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna. + +Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps a moitie +enveloppe, dans une couverture de cheval. + +C'etait un triste vetement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver +etait rigoureux; derriere les vitres blanchies et ramagees par le +givre, il faisait dix degres de froid et le vent coupait le visage. + +Le vieillard etait pieds nus; c'etait sans doute pour cela que ses pas +ne faisaient pas de bruit sur le parquet. + +Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il etait la, +l'enfant paraissait dormir plus profondement, la mere se leva pour +ranimer le feu du poele. + +Le vieillard s'assit a sa place et se mit a bercer l'enfant, en +chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue. + +--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mere en s'adressant a son +hote sombre. + +Celui-ci fit de la tete un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et +de la bouche un sourire etrange. + +La mere baissa les yeux, de grosses larmes coulesent sur ses joues, sa +tete tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits +qu'elle n'avait ni dormi ni mange! + +Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgre elle; +mais bientot elle se reveilla en sursaut et toute glacee. + +Le vieillard n'etait plus la. + +--Ou donc est le vieillard? cria-t-elle. + +Et elle se leva et courut au berceau. + +Le berceau etait vide. + +Le vieillard avait emporte l'enfant. + +En ce moment, la vieille horloge qui etait pendue dans un coin contre +le mur sembla se detraquer; le poids en plomb descendit jusqu'a ce +qu'il eut touche le sol, et l'horloge s'arreta. + +La mere se precipita hors de la maison en criant: + +--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant? + +Une grande femme vetue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans +la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit: + +--Imprudente! tu as laisse la Mort entrer chez toi et bercer ton +enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle etait +la; elle n'attendait qu'une chose: c'etait que tu fermasses les yeux; +alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et +l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce +qu'emporte la Mort, pauvre mere, elle ne le rapporte jamais! + +--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'ecria la mere, +et je saurai bien la retrouver, moi. + +--Certes, rien ne m'est plus facile, dit la femme noire; mais, avant +de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu +chantais a ton enfant en le bercant. Je suis la Nuit, et j'ai vu +couler tes larmes lorsque tu les chantais. + +--Je vous les chanterai toutes, depuis la premiere jusqu'a la +derniere, dit la mere, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi +passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon +enfant. + +Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mere, en se +tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait +chantees a son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut +encore plus de larmes. Quand elle eut chante sa derniere chanson et +que sa voix se fut eteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit +lui dit: + +--Va droit a ce sombre bois de cypres; j'ai vu la Mort y entrer avec +ton enfant. + +La mere y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle +s'arreta, ne sachant si elle devait prendre a droite ou a gauche. + +A l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'epines qui n'avait +plus ni feuilles ni fleurs, car c'etait l'hiver; il etait couvert de +givre, et des glacons pendaient a chacune de ses branches. + +--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mere au +buisson. + +--Oui, repondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle +a pris que tu ne m'aies rechauffe a ton sein; car, tu le vois, je ne +suis qu'un glacon. + +La mere, sans hesiter, se mit a genoux et pressa le buisson contre son +sein, afin qu'il degelat; les epines penetrerent dans sa poitrine, et +le sang coulait a grosses gouttes. + +Mais, au fur et a mesure que le sein de la mere etait dechire et que +son sang coulait, il poussait au buisson, qui etait une aubepine, de +belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le +coeur d'une mere! + +Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre. + +Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, +sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac etait trop gele +pour qu'on essayat de le passer a la nage, pas assez pour qu'on put le +passer a pied. + +Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier +abord, que cette mere affligee le traversat. + +Elle tomba a genoux, esperant que Dieu ferait un miracle en sa faveur. + +--N'espere pas l'impossible, lui dit le genie du lac en levant sa tete +blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutot, a nous deux, si nous en +viendrons a bout. J'aime a amasser les perles, et tes yeux sont les +plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'a ce +que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et +tes yeux des diamants. Apres cela, je te transporterai sur mon autre +bord, a la grande serre chaude ou demeure la Mort, et ou elle cultive +les arbres et les fleurs dont chacun represente une vie humaine. + +--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre desolee. Je te donnerai tout, +tout, pour arriver a mon enfant. + +Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de +larmes, suivirent les larmes, qui etaient devenues des perles, et +tomberent dans le lac, ou ils devinrent des diamants. + +Alors le genie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un +instant la transporta de l'autre cote de ses eaux. + +Puis il la deposa sur la rive, ou etait situe le palais des fleurs +vivantes. + +C'etait un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de +long, doucement chauffe l'hiver par des poeles invisibles, et l'ete +par le soleil. + +La pauvre mere ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux. + +Elle chercha en tatonnant, jusqu'a ce qu'elle en trouvat l'entree; +mais sur le seuil se tenait la concierge du palais. + +--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge. + +--Oh! une femme! s'ecria la mere; elle aura +pitie de moi. + +Puis, a la femme: + +--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle. + +--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidee? demanda la +vieille. + +--C'est le bon Dieu, dit la mere. Il a eu pitie de moi. Toi aussi, tu +auras pitie de moi et tu me diras ou je puis retrouver mon enfant. + +--Je ne le connais pas, repondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus +le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort +va bientot venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque +creature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun +est organise. Ils ont la meme apparence que les autres vegetaux, mais +ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne +vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des +enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-etre au +toucher reconnaitras-tu le battement du tien. + +--Oh! oui, oui, dit la mere, je le reconnaitrai, j'en suis sure. + +--Quel age avait ton enfant? + +--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la premiere +fois _maman_, hier au soir. + +--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me +donneras-tu? + +--Qu'ai-je encore a donner? demanda la mere. Rien, vous le voyez; +mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai! + +--Je n'ai rien a faire au bout du monde, repondit sechement la +vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs +en echange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu desires. + +--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, +prenez-les! + +Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et recut en +echange les cheveux gris de la vieille. + +Elles entrerent alors dans la grande serre chaude de la Mort, ou +fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont ranges et etiquetes selon leur +age. + +Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes +aquatiques nageant a la surface des bassins, quelques-unes fraiches et +bien portantes, d'autres malades et a demi fanees; des serpents d'eau +se couchaient enroules sur celles-ci, et des ecrevisses noires +grimpaient apres leurs tiges. Il y avait la de magnifiques palmiers, +des chenes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y +avait des bruyeres, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, +chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et +representait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en +Afrique, celles-ci en Chine, celles-la au Groenland. Il y avait de +grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point +d'eclater, etant devenues trop etroites. Il y avait aussi maintes +petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour +elles. Les caisses trop etroites representaient les pauvres, les vases +trop grands representaient les riches. Enfin, la pauvre mere arriva +dans la salle des enfants. + +--C'est ici, lui dit la vieille. + +Alors la mere se mit a ecouter battre les coeurs et a tater les coeurs +qui battaient. + +Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit etre +que la Mort lui avait pris, qu'elle eut reconnu ce battement du coeur +de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs. + +--Le voila! le voila! s'ecria-t-elle enfin en etendant les deux mains +sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un cote. + +--Ne touche pas a la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais +place-toi ici tout pres. J'attends la Mort a chaque instant, et, quand +elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si +elle persiste, d'en faire autant a deux autres fleurs: elle aura peur; +car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arraches, il +faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte a Dieu de toutes les plantes +humaines. + +--Ah! mon Dieu, dit la mere, pourquoi ai-je si froid? + +--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste la et souviens-toi +de ce que je t'ai dit. + +Et la vieille s'enfuit. + +A mesure que la Mort approchait, la mere sentait le froid redoubler. + +Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle etait devant elle. + +--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; +comment surtout as-tu pu etre ici avant moi? + +--Je suis mere! repondit-elle. + +Et la Mort etendit son bras decharne vers le petit cactus; mais la +mere le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de precaution, +qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles. + +Alors la Mort souffla sur les mains de la mere, et elle sentit que ce +souffle etait froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre. + +Ses muscles se detendirent et ses mains se detacherent de la plante, +sans force et sans chaleur. + +--Insensee! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort. + +--Non; mais le bon Dieu le peut, repondit la mere. + +--Je ne fais que ce qu'il me commande, repliqua la Mort. Je suis son +jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantes sur la +terre et les replante dans le grand jardin du paradis. + +--Rends-moi donc mon enfant, dit la mere en pleurant et en suppliant; +ou arrache mon arbre en meme temps que le sien. + +--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente annees a vivre. + +--Plus de trente annees! s'ecria la mere desesperee; et que veux-tu, o +Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les a quelque mere plus +heureuse, comme j'ai donne mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes +cheveux a la vieille. + +--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer. + +--Eh bien, dit la mere, a nous deux alors.--Mort, si tu touches a la +plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs. + +Et elle saisit a pleines mains deux jeunes fuchsias. + +--Ne touche pas a ces fleurs, s'ecria la Mort. Tu dis que tu es +malheureuse, et tu veux rendre une autre mere plus malheureuse encore +que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux. + +--Oh! fit la pauvre femme. + +Et elle lacha les deux fleurs. + +Il se fit un silence, pendant lequel on eut dit que la Mort eprouvait +un mouvement de pitie. + +--Tiens, dit la Mort en presentant a la mere deux beaux diamants, +voici tes yeux: je les ai peches en passant dans le lac; reprends-les; +ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais ete. Je te +les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule a +cote de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais +arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces +deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais detruire; tu +verras ce que tu voulais refouler dans le neant. + +Et, reprenant ses yeux, la mere regarda dans la source. C'etait un +magnifique spectacle que de voir a quel avenir de bonheur et de +bienfaisance etaient reserves ces deux etres qu'elle avait failli +aneantir. + +Leur vie s'ecoulait dans une atmosphere de joie, au milieu d'un +concert de benedictions. + +--Ah! murmura la mere en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli +etre bien coupable. + +--Regarde, dit la Mort. + +Les deux fuchsias avaient disparu, et, a leur place, on voyait un +petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant +grandissait et devenait un jeune homme plein de brulantes passions; +tout etait chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le +suicide. + +--Ah! mon Dieu, qu'etait-ce que celui-la? demanda +la mere. + +--C'etait ton enfant, repondit la Mort. + +La pauvre femme poussa un gemissement et s'affaissa sur la terre. + +Puis, apres un instant, levant les bras au ciel: + +--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que +vous faites est bien fait. + +La Mort, alors, etendit le bras vers le petit cactus. + +Mais la mere lui arreta le bras d'une main, et, de l'autre, lui +rendant ses deux yeux: + +--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir. + +Et la pauvre mere vecut trente ans encore, aveugle mais resignee. + +Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mere au rang des +martyrs. + + + +LE CURE DE BOULOGNE + + +Voici une petite histoire gui est populaire dans la +marine francaise, et que je meurs d'envie de populariser +parmi les _terriens_. + +Vous me direz si elle valait la peine d'etre racontee. + + +Le 14 novembre de l'annee 1766, une caleche decouverte, attelee de +chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un etait +assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de +devant, ce qui indiquait une difference notable dans les grades, +traversait le bois de Boulogne, venant de la barriere de l'Etoile, et +suivant l'avenue de Saint-Cloud. + +A la hauteur du chateau de la Muette, elle croisa un pretre qui se +promenait a petits pas, lisant son breviaire, dans une contre-allee. + +--He! postillon, cria l'officier assis au fond de la caleche, arretez +donc un peu, s'il vous plait. + +Le postillon s'arreta. + +Cette invitation donnee a haute voix, et le bruit que fit le postillon +en arretant ses chevaux, amenerent naturellement le pretre a lever la +tete, et a fixer les yeux sur la caleche et les trois voyageurs. + +--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la +voiture, c'est toi, mon cher Remy? + +Le pretre regardait avec etonnement; cependant, peu a peu son visage +s'eclairait du jour qui se faisait en lui-meme, et sa bouche passait +de l'etonnenient au sourire. + +--Ah! dit-il enfin, c'est vous? + +--Comment, _vous_? + +--Non... c'est toi, Antoine! + +--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville. + +--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq +ans que nous nous sommes quittes? + +--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir +un instant pres de moi, et je te le dirai. + +--Mais... + +Le pretre regarda autour de lui avec inquietude, comme s'il avait peur +de s'ecarter de son domicile. + +Bougainville comprit sa crainte. + +--Sois tranquille; nous irons au pas, repondit-il. + +Un valet descendit du siege de derriere, et abaissa le marchepied. + +--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le pretre, et Marianne +m'attend pour diner. + +--Ou demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc! + +Et Bougainville tira legerement par sa soutane le pretre, qui s'assit. + +--Ou je demeure? dit celui-ci. + +--Oui. + +--A Boulogne... Je suis cure de Boulogne, mon ami. + +--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la +vocation. + +--Aussi, tu vois, suis-je entre dans les ordres. + +--Et tu es content? + +--Enchante, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier +ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes gouts sont +modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an a donner +aux pauvres. + +--Cher Remy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous +perdions le moins de temps possible. + +Le postillon fit prendre a ses chevaux l'allure demandee, laquelle, si +moderee qu'elle fut, n'en amena pas moins un nuage d'inquietude sur la +physionomie du cure. + +--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du +cote de Boulogne. + +--Mon ami, dit en riant l'abbe Remy, il y a vingt ans que je suis cure +a Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, a +moins d'etre retenu pres d'un mourant, je ne suis rentre a midi cinq +minutes; aussi, a midi juste, la soupe est sur la table, et... tu +comprends?... + +--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquieter Marianne... A midi +juste, tu seras chez toi. + +--Voila qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-meme: n'est-ce +pas l'uniforme de la marine que tu portes la? + +--Oui, je suis capitaine de vaisseau. + +--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat. + +--Vraiment? + +--Dame, en sortant du college, ne t'etais-tu pas mis a l'etude des +lois? + +--Que veux-tu, mon cher Remy! toi, l'elu du Seigneur, tu dois mieux +que personne connaitre le proverbe: "L'homme propose et Dieu dispose!" +C'est vrai, j'ai ete recu, en 1752, avocat au parlement de Paris. + +--Ah! je savais bien, moi! dit le bon pretre on tirant de son +breviaire son doigt, qui indiquait la place ou il en etait reste de sa +lecture. Ainsi, tu as ete recu avocat? + +--Oui; mais, en meme temps que j'etais recu avocat, continua +Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires. + +--Oh! en effet, tu avais toujours eu du gout pour les armes, et +surtout des dispositions pour les mathematiques. + +--Tu te rappelles cela? + +--Tiens, par exemple! N'etais-je pas ton meilleur ami au college? + +--Ah! c'est bien vrai! + +--Est-ce toi ou ton frere Louis qui est de l'Academie? + +Bougainville sourit. + +--C'est mon frere, dit-il, ou plutot c'etait mon frere; car il faut +que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans. + +--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et +il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mene au +port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne. + +Bougainville regarda a sa montre. + +--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par +consequent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, +postillon! + +--Comment, plus vite? + +--Puisque tu es presse, mon ami! + +--Bougainville!... + +--Quoi! le desir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en +toi sur la crainte d'inquieter Marianne par un retard de cinq +minutes?... Oh! le triste ami que j'ai la! + +--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins... +Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai a +Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne +grondera plus. + +--Marianne me connait donc? + +--Si elle te connait? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parle de +toi... Mais, voyons, depeche-toi, et acheve de me dire comment il se +fait que, ayant ete recu avocat, et t'etant fait inscrire dans les +mousquetaires, je te retrouve officier de marine. + +-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. +En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de +Picardie; l'annee suivante, je fus nomme aide de camp de Chevert, que +je quittai pour devenir secretaire d'ambassade a Londres et me faire +recevoir membre de la Societe royale; en 1756, je partis comme +capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, charge de defendre +le Canada... + +--Bon! bon! bon! interrompit l'abbe Remy, je te vois venir!... +Continue, mon ami, continue, je t'ecoute. + +Completement captive par le recit de Bougainville, l'abbe n'avait pas +remarque que les chevaux etaient passes tout doucement du petit trot +au grand trot. + +Bougainville continua: + +--Une fois au Canada, j'etais presque maitre de mon avenir; je n'avais +qu'a bien faire pour arriver a tout. Je fus charge par le marquis de +Montcalm de plusieurs expeditions, que je menai a bonne fin; ainsi, +par exemple, apres une marche de soixante lieues a travers des bois +que l'on jugeait impenetrables, et tantot sur un terrain couvert de +neige, tantot sur les glaces de la riviere de Richelieu, je m'avancai +jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, ou je brulai une flottille +anglaise sous le fort meme qui la protegeait. + +--Comment, dit l'abbe, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la +relation de cet evenement; mais je ne savais pas que tu en fusses le +heros... + +--N'as-tu pas reconnu mon nom? + +--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment +veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte etudiant +les lois, et aspirant a etre avocat au parlement, un gaillard qui +brule des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce +n'etait pas possible. + +En ce moment, la voiture s'arreta devant une maison de poste. + +--Oh! dit l'abbe Remy, ou sommes-nous, Antoine? + +--Nous sommes a Sevres, mon ami. + +--A Sevres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda a sa +montre. + +--Il est midi dix minutes. + +--Oh! mon Dieu! s'ecria l'abbe; mais jamais je ne serai a Boulogne +pour midi. + +--C'est plus que probable. + +--Une lieue a faire! + +--Une lieue et demie. + +--Si, au moins, je trouvais un coucou... + +L'abbe se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de +lui aussi loin que la vue pouvait s'etendre, et n'apercut pas le plus +mince vehicule. + +--N'importe, j'irai a pied. + +--Mais non, tu n'iras pas a pied, dit Bougainville. + +--Comment, je n'irai pas a pied? + +--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrape une pleuresie pour +avoir fait la conduite a un ami. + +--J'irai doucement. + +--Oh! je te connais; tu craindras d'etre gronde par mademoiselle +Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, +tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbecile de medecin te +purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, +et, trois jours apres, bonsoir... plus d'abbe Remy! + +--Il faut pourtant que je retourne a Boulogne. He! postillon! +postillon! arretez... arretez donc! La voiture, relayee, repartait au +trot. + +--Ecoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux a faire. + +--Ce qu'il y a de mieux a faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est +d'arreter les chevaux, afin que je descende et que je regagne +Boulogne. + +--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux a faire, c'est de +venir avec moi jusqu'a Versailles. + +--Jusqu'a Versailles?... + +--Oui, puisque tu as manque le diner de mademoiselle Marianne, tu +dineras avec moi a Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers +ordres de Sa Majeste, un de ces messieurs se chargera de trouver un +coucou qui te ramenera a Boulogne. + +--En verite, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais... + +--Mais quoi? + +L'abbe Remy tata les poches de sa veste, plongea alternativement les +deux mains jusqu'au fond de ses goussets. + +--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches. + +--Qu'a cela ne tienne, mon cher Remy: a Versailles, je demanderai au +roi cent ecus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, +je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit ecu afin de retourner +en coucou a Boulogne, et tout sera dit. + +--Comment, tu crois que le roi te donnera cent ecus pour mes pauvres? + +--J'en suis sur. + +--Parole d'honneur? + +--Foi de gentilhomme! + +--Mon ami, voila qui me decide. + +--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; +mieux vaut, a ce qu'il parait, etre ton pauvre que ton ami. + +--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un cure +qui se derange, il lui faut une excuse. + +--Une excuse?... Oh! si tu decouchais, je ne dis pas... + +--Comment, si je decouchais? s'ecria l'abbe Remy effraye; aurais-tu +donc l'intention de me faire decoucher?... Postillon! he! postillon! + +--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous +serons a Versailles a une heure; nous aurons dine a deux; tu pourras +partir a trois. + +--Pourquoi a trois, et pas a deux? + +--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander +les cent ecus. + +--Ah! c'est vrai. + +--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez +toi a six heures. + +--Que dira Marianne? + +--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent ecus emanant +directement du roi, Marianne sera heureuse et fiere de ton influence. + +--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura +dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, a parler de +cette aventure. + +--Ainsi, c'est convenu, nous dinons a Versailles? + +--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire. + +--Ah! c'est vrai!... Nous en etions a mon expedition sur le +Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de marechal des logis de l'un +des corps d'armee, et la mission d'aller a Versailles expliquer la +situation precaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du +renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce +que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, +c'est-a-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel a la suite +du regiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du +marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires +dans la fameuse retraite de Quebec, que je fus charge de couvrir. +Arrive sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une +bataille; les deux generaux furent tues: Montcalm, dans nos rangs; +Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armee battue, il n'y +avait plus moyen de defendre le Canada. Je revins en France, et je +fis, en qualite d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la +campagne de 1761, en Allemagne... + +--Mais alors, c'est donc a toi, interrompit le cure de Boulogne, que +le roi a fait cadeau de deux canons? + +--Qui t'a appris cela? + +--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je +pu penser que ce Bougainville-la etait mon ami Antoine? + +--Et qu'as-tu dit du cadeau? + +--Dame, il m'a paru bien merite... mais, pourtant, j'ai trouve que le +roi aurait pu donner a ce M. Bougainville, que j'etais si loin de me +douter etre toi, quelque chose de plus facile a transporter que deux +canons... car enfin, c'est tres-honorable, deux canons, mais on ne +peut pas conduire cela partout ou l'on va. + +--Il y a du vrai dans ce que tu dis la, reprit Bougainville en riant; +mais, comme en meme temps le roi venait de me nommer capitaine de +vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo +et aussi pour moi-meme, un etablissement dans les iles Malouines, je +pensai que mes deux canons pourraient avoir la leur utilite. + +--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbe Remy; mais, excuse mon ignorance en +geographie, mon cher Antoine, ou prends-tu les iles Malouines? + +--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais du les appeler les iles +Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donne ce nom d'iles +Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo. + +--A la bonne heure! dit l'abbe Remy en souriant, sous ce nom-la, je +les reconnais! Les iles Falkland appartiennent a l'archipel de l'ocean +Atlantique; je les vois d'ici, pres de la pointe meridionale de +l'Amerique du Sud, a l'est du detroit de Magellan. + +--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisees, n'aurait +pas mieux determine leur gisement... Tu t'occupes donc de geographie +dans ta cure de Boulogne? + +--Oh! mon ami, etant jeune, j'avais toujours ambitionne une mission +dans les Indes... J'etais ne voyageur, moi, et je ne sais pas ce que +j'aurais donne pour faire le tour du monde... autrefois, pas +maintenant. + +--Oui, je comprends, dit Bougainville en echangeant un coup d'oeil +avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te derangerait de tes +habitudes... Alors, tu as voyage? + +--Mon ami, je n'ai jamais depasse Versailles. + +--Ainsi, tu ne connais pas la mer? + +--Non. + +--Tu n'as jamais vu un vaisseau? + +--J'ai vu le coche d'Auxerre. + +--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idee +tres-imparfaite d'une fregate de soixante canons. + +--Je le crois, comme toi, ajouta naivement l'abbe Remy. Et tu dis +donc que tu partis pour les iles Malouines, ou le gouvernement t'avait +autorise a fonder un etablissement,--que tu fondas, je n'en doute pas? + +--En effet... Malheureusement, les Espagnols, apres la paix de Paris, +firent valoir leurs droits sur ces iles; leur reclamation parut juste +a la cour de France, qui les leur rendit, a la condition qu'ils +m'indemniseraient des frais que j'avais faits. + +--Et t'ont-ils indemnise, au moins? + +--Oui, mon cher ami, ils m'ont donne un million. + +--Un million?... Peste! joli denier. + +Le bon abbe avait presque jure, comme on voit. + +--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?... + +--Je vais au Havre. + +--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-etre suis-je +indiscret... + +--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une +fregate dont le roi vient de me nommer capitaine. + +--Et elle s'appelle, ta fregate? + +--_La Boudeuse_. + +--Ce doit etre un beau batiment? + +--Superbe. + +L'abbe Remy poussa un soupir. + +Il etait evident que le pauvre pretre pensait au plaisir qu'il eut +eprouve, du temps qu'il etait libre, a voir la mer et a visiter une +fregate. + +Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel +echange de regards accompagnes d'un sourire. + +Sourire et regards passerent inapercus du digne abbe Remy, qui etait +tombe dans une si profonde reverie, qu'il ne revint a lui que lorsque +la voiture s'arreta devant un grand hotel. + +--Ah! il parait que nous sommes arrives, dit-il. J'ai tres-faim! + +--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le diner doit etre commande +d'avance. + +--L'agreable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbe: on +recoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne +caleche, et, quand on arrive, on trouve un diner qui vous attend! ... +Pauvre Marianne! elle a dine sans moi, elle! + +--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons +diner sans elle, nous, et j'espere que son absence ne t'otera pas +l'appetit. + +--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai veritablement tres-faim. + +--Eh bien, alors, a table! a table! + +--A table! repeta gaillardement l'abbe Remy. + + +Le diner etait bon; Bougainville etait un gourmet; il ne buvait que du +vin de Champagne; la mode venait d'etre inventee de le glacer. + +Tout cure--fut-ce le cure d'une bourgade ou d'un hameau, fut-ce le +desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu +gourmet; l'abbe Remy, si modeste qu'il etait, avait ce cote sensuel +dont la nature a dote le palais des hommes d'Eglise. Il voulut d'abord +ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il melangea le +vin et l'eau en parties egales; puis, enfin, il se decida a boire son +vin pur. + +Quand Bougainville le vit arrive a ce point, il se leva, annoncant que +l'heure etait venue pour lui de se presenter chez le roi, auquel il +allait adresser la requete relative aux pauvres de Boulogne. + +Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie a +l'abbe Remy. + +Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure. + +Malgre les instances des officiers, le digne pretre s'etait tenu dans +un etat d'equilibre qui faisait honneur a sa volonte. + +--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres? + +--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a donnees pour eux, dit +Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis! + +--Comment, cinquante louis? s'ecria l'abbe Remy tout ebouriffe de la +largesse royale; douze cents livres?... + +--Douze cents livres. + +--Impossible! + +--Les voici. + +L'abbe Remy tendit la main, + +--Mais le roi me les a remises a une condition. + +--Laquelle? + +--C'est que tu boiras a sa sante. + +--Oh! qu'a cela ne tienne! + +Et il presenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le +goulot de la bouteille. + +--Assez! assez! dit l'abbe. + +--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi +serait content s'il voyait boire a sa sante dans un verre a moitie +vide! + +--Le fait est, dit gaiement l'abbe Remy, que douze cents livres, cela +vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et a la sante +du roi! + +--A la sante du roi! repeta Bougainville. + +--Ah! dit l'abbe Remy en posant son verre sur la table, voila ce qui +s'appelle une veritable orgie!... Il est vrai que c'est la premiere +que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire +une seconde. + +--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la +table. + +--Non, repondit l'abbe Remy, dont les yeux brillaient comme des +escarboucles. + +--Une chose que tu devrais faire. + +--Laquelle? + +--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer. + +--Jamais. + +--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi. + +--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine. + +--Au contraire, je ne songe qu'a cela... Un verre de vin de Champagne. + +--Merci, je n'ai deja que trop bu! + +--Ah! a la sante de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais +refuser. + +--Oui, mais une goutte. + +--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela +n'est pas evangelique, mon cher Remy; Notre-Seigneur a dit: "Les +premiers seront les derniers... " Un verre plein pour les pauvres de +Boulogne, ou pas du tout. + +--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier! + +Et l'abbe, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre a la +sante des pauvres qu'il l'avait vide a la sante du roi. + +--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour +le Havre. + +--Antoine, tu es fou! + +--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte +pauvre Mediterranee: l'Ocean, qui enveloppe le monde! + +--Ne me tente pas, malheureux! + +--L'Ocean, que tu avoues toi-meme avoir eu envie de voir toute ta vie! + +--_Vade retro_, _Satanas_! + +--C'est l'affaire de huit jours. + +--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans +conge, je perdrais ma cure! + +--J'ai prevu le cas, et, comme monseigneur l'eveque de Versailles +etait chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant +que tu venais avec moi. + +--Tu lui as dit cela? + +--Oui. + +--Et il a signe ma permission? + +--La voici. + +--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voila que je jure, moi! + +--Mon ami, tu es marin dans l'ame. + +--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller. + +--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas. + +--Pourquoi cela? + +--Parce que je suis autorise par le roi a t'en remettre cinquante +autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chretien pour +priver tes pauvres,--c'est-a-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont +le Seigneur t'a donne la garde,--de cinquante beaux louis d'or! + +--Eh bien, s'ecria l'abbe Remy, va pour le voyage du Havre! mais c'est +uniquement pour eux que j'y consens. + +Puis, s'arretant tout a coup: + +--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible! + +--Comment, impossible? + +--Et Marianne!... + +--Tu vas lui ecrire qu'elle ne soit pas inquiete. + +--Que lui dirai-je, mon ami? + +--Tu lui diras que tu as rencontre l'eveque de Versailles, et qu'il +t'a donne une mission pour le Havre. + +--Ce sera mentir, cela! + +--Mentir pour un bon motif n'est pas peche, c'est vertu. + +--Elle ne me croira pas. + +--Tu lui montreras ta permission signee de l'eveque. + +--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, +ils ont reponse a tout. + +--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier? + +L'abbe Remy reflechit un instant, et sans doute se dit-il qu'un +mensonge ecrit etait un plus gros peche qu'un mensonge de vive voix, +car, tout a coup: + +--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela a mon retour... Mais elle +me croira mort. + +--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant. + +--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la reflexion, +enleve-moi! + +--Rien de plus facile! + +Puis, se tournant vers les deux officiers: + +--Les chevaux sont atteles, n'est-ce pas? + +--Oui, capitaine. + +--Eh bien, en voiture, alors! + +--En voiture! repeta l'abbe Remy, comme un homme qui se jette tete +baissee dans un peril inconnu. + +--En voiture! repeterent gaiement les deux officiers. + +On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, a +cinq heures du matin, on etait au Havre. + +Bougainville choisit lui-meme la chambre que devait occuper son ami, +lequel, fatigue de la route, et un peu alourdi encore du diner de la +veille, s'endormit, et ne se reveilla qu'a midi. + +Juste comme il se reveillait, Bougainville entra dans sa chambre et +ouvrit les fenetres. + +L'abbe jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenetres donnaient +sur la mer. + +A un quart de lieue en rade se balancait gracieusement _la Boudeuse_, +affourchee sur ses ancres. + +--Oh! demanda l'abbe Remy, qu'est-ce que ce magnifique batiment? + +--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, ou nous sommes +attendus pour diner. + +--Comment, tu veux que je m'embarque? + +--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir +visite un batiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais a Rome +sans voir le pape. + +--C'est vrai, dit l'abbe Remy; mais quand revenons-nous? + +--Cela te regarde... apres diner, quand tu voudras... Tu donneras tes +ordres; c'est toi qui seras capitaine a mon bord. + +--Eh bien, partons plus tot que plus tard... Nous avons mis quatorze +heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en +aller. + +--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine? + +--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne... + +--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant? + +--Tu crois que ce seront des cris de joie? + +--Mordieu! je l'espere bien! + +--Moi aussi, je l'espere, dit l'abbe d'un air qui prouvait qu'il y +avait dans son esprit plus de doute que d'esperance. + +Puis, en homme qui a jete son bonnet par-dessus les moulins: + +--Allons, allons, dit-il, a la fregate! + +Bougainville semblait etre servi par des genies, et ces genies +semblaient obeir a l'abbe Remy. De meme que, lorsque celui-ci avait +crie: " Au Havre! " il avait trouve la caleche tout attelee, de meme, +en criant: " A la fregate " il trouva la yole du capitaine toute +paree. + +Il descendit dans la barque, s'assit pres de Bougainville, qui prit le +gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levees. + +Bougainville fit un signe; les douze rames retomberent, battant l'eau +d'un mouvement si egal, qu'elles ne frapperent qu'un seul coup. + +La yole volait sur la mer comme ces araignees des eaux qui glissent +sur leurs longues pattes. + +En moins de dix minutes, on etait a bord. + +Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une fregate +eveilla au plus haut degre l'enthousiasme du bon abbe Remy; il demanda +a Bougainville le nom de chaque mat, de chaque vergue, de chaque +agres. + +De voiles, il n'en etait pas question: toutes etaient carguees. + +Au milieu de la nomenclature des differentes pieces qui composent un +batiment, on vint prevenir le capitaine qu'il etait servi. + +L'abbe et lui descendirent dans la salle a manger. + +La salle a manger pouvait le disputer en commodite et en elegance a +celle du plus riche chateau des environs de Paris. + +L'abbe marchait d'etonnement en etonnement. + +Par bonheur, quoiqu'on fut au 15 novembre, la mer etait magnifique: il +faisait une de ces belles journees d'automne qui semblent un adieu +envoye a la terre par ce soleil d'ete que l'on ne reverra que dans six +mois. + +L'abbe Remy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les +felicitations des officiers superieurs admis a la table du capitaine, +et celles du capitaine lui-meme. + +Cependant, vers le milieu du diner, il lui sembla que le mouvement de +la fregate augmentait. + +Bougainville repondit que c'etait le reflux, et se livra a l'expose +d'une savante theorie sur les marees. + +L'abbe Remy ecouta avec la plus grande attention et le plus vif +plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'etait +pas etranger aux sciences physiques, il fit, de son cote, des +observations qui parurent ravir en admiration les officiers. + +Le diner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient +eux-memes. + +Rien ne trompe sur la duree des heures comme une conversation +interessante arrosee de bon vin. + +Puis arriva le cafe, ce doux nectar pour lequel l'abbe Remy avouait sa +predilection. + +Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux +melange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, a petites +gorgees, l'abbe Remy declara n'en avoir jamais pris de pareil. + +Puis, apres le cafe, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de +madame Anfoux, qui faisaient les delices des gourmets de la fin du +dernier siecle. + +Enfin, les liqueurs savourees, l'abbe Remy proposa de remonter sur le +pont. + +Bougainville ne fit aucune opposition a ce desir; seulement, il fut +oblige, dans l'escalier, de donner le bras a son ami, lequel +attribuait naivement son defaut d'equilibre au vin de Champagne, au +cafe moka et aux liqueurs de madame Anfoux. + +La fregate marchait babord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le +vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux +bonnettes de perroquet. + +Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'etai qui ne fussent deployees. + +On pouvait filer onze noeuds a l'heure. + +Le premier sentiment du bon abbe fut tout a l'admiration que lui +causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanche de toutes +ses voiles. + +Puis il s'apercut que la fregate marchait. + +Puis il regarda autour de lui. + +Puis il poussa un cri de terreur. + +La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage a l'horizon. + +Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des +reproches que peut faire a un ami la confiance trompee. + +--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur a te revoir, +toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai resolu que +nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un +aumonier a bord de ma fregate; j'ai demande pour toi cette place a Sa +Majeste, qui t'a fait la grace de te l'accorder avec mille ecus +d'appointements... Voici ton diplome. + +L'abbe Remy jeta un regard effare sur sa nomination. + +--Mais, dit-il, ou allons-nous? + +--Faire le tour du monde, mon cher. + +--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du +monde? + +--Oh! de trois ans a trois ans et demi tout au plus... Mais compte +plutot trois ans et demi que trois ans. + +L'abbe se laissa tomber aneanti sur le banc de quart. + +--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me representer devant +Marianne!... + +--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytere, et de faire ta +paix avec elle, dit Bougainville. + + +Le 15 mai 1770, la fregate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de +Saint-Malo. + +Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitte le Havre; +Bougainville ne s'etait pas trompe d'un jour. + +Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde. + +Dieu seul sait ce qui se passa dans la premiere entrevue qui eut lieu +entre l'abbe Remy et Marianne! + + + +UN FAIT PERSONNEL + + +Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je +ne desirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'etait appelee a en +faire. + +Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigne, que mademoiselle +Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne, +venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo. + +Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprit bien le triple +sentiment qui m'attache a Victor Hugo. + +Je le connais depuis la soiree de _Henri III_, c'est-a-dire depuis le +11 fevrier 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, +j'etais son admirateur: je le suis toujours. + +Seulement, aujourd'hui a ces deux sentiments s'en joint un troisieme, +pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le +comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer. + +Victor Hugo est proscrit. + +Qu'eprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui deja l'aime et +l'admire? + +Quelque chose comme une religion. + +Eh bien, c'etait contre cette religion que, a mon avis, venait d'etre +commis un acte qui ressemblait a un sacrilege, surtout de la part +d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joue +dans les pieces de Hugo, surtout de la part d'une femme! + +Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondement. + +Je pris la plume, et, sans intention aucune de publicite, j'ecrivis a +M. le directeur du Theatre-Francais la lettre suivante: + + " Monsieur, + + " J'apprends que le courrier du _Figaro_, signe Suzanne, est de + mademoiselle Augustine Brohan. + + " J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitie et une telle admiration, + que je desire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne + joue plus dans mes pieces. + + " Je vous serai, en consequence, oblige de retirer du repertoire + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si + vous n'aimez mieux distribuer a qui vous voudrez les deux roles qu'y + joue mademoiselle Brohan. + + " Veuillez agreer, etc. + + " ALEX. DUMAS. " + + +Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes +pieces du repertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le +droit de retirer mes roles a mademoiselle Brohan. + +Je protestais, voila tout. + +Si j'eusse eu le droit de retirer pieces ou roles, je les eusse +retires par huissier, et n'eusse point ecrit au directeur. + +Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accede a ma priere. On +joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris +le role de mademoiselle Brohan. + +Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan +avait conserve son role. + +C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait etre publiee, +et que je la publiai. + +Cette lettre fit un effet auquel j'etais loin de m'attendre. Je n'y +avais vu qu'un acte d'amitie: on y vit un acte,--a peine oserai-je le +dire--un acte de courage. + +De courage, bon Dieu! on est courageux a bon marche, par le temps qui +court! + +La lettre eut un echo rapide dans un grand nombre de coeurs. + +Je recus cinquante cartes, je recus vingt lettres. + +Je me contenterai de citer trois de ces lettres. + + " Monsieur Alexandre Dumas, + + " Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor + Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultees par une + femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier + de votre noble lettre a M. Empis. + + " General TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. " + + + " Cher Dumas, + + " Du fond de notre chartreuse, ou votre souvenir est vivant comme + partout ou nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive + tendresse; c'est un elan de soeur qui vous remercie de vous + ressembler toujours, fidele ami du malheur. Pauline a bondi pour + m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble + les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus cheres + gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la votre _Bonte_, + + " Merci pour nous tous de la part du bon Dieu. + + " MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.]." + + + " Cher Dumas, + + " Les journaux belges m'apportent, avec tous les + commentaires glorieux que vous meritez, la lettre + que vous venez d'ecrire au directeur du Theatre-Francais. + + " Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur + lumiere et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de + louanges; vous n'avez donc pas meme besoin de remerciments; mais + j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours + davantage, non-seulement parce que vous etes un des eblouissements + de mon siecle, mais aussi parce que vous etes une de ses + consolations. + + " Je vous remercie. + + " Mais venez donc a Guernesey; vous me l'avez promis, vous + savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui + m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de + vous qu'autour de moi. + + " Votre frere, + + " VICTOR HUGO. " + + +N'est-ce pas trop, en verite, de trois lettres pareilles, en +recompense d'avoir accompli un simple devoir, cede a un premier +mouvement de coeur? + +Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez profere un grand blaspheme, +quand vous avez dit: " Ne cedez pas a votre premier mouvement, car +c'est le bon. " + +Mais, comme vous vous etes enleve une grande joie en le mettant en +pratique, j'espere que Dieu ne vous a pas impose d'autre punition en +l'autre monde que celle que vous vous etiez faite a vous-meme en +celui-ci. + +Le choeur de desapprobation qui s'etait eleve contre mademoiselle +Augustine Brohan etait tel, qu'elle crut devoir me repondre. + +Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre: + + " Monsieur le Redacteur, + + " J'ai lu, dans _l'Independance belge_, une lettre par laquelle M. + Alexandre Dumas pere invite M. l'administrateur general de la + Comedie-Francaise a retirer du repertoire les pieces de + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou a + distribuer a une autre artiste les roles dont je suis chargee dans + ces ouvrages. + + " M. Dumas sait tres-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les + pieces du repertoire, ni d'en changer la distribution. + + " Il doit savoir egalement que, depuis plus d'un an, j'ai + spontanement renonce, en faveur de mademoiselle Fix, au role, un peu + trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr. + + " Ce qu'il ignore, peut-etre, c'est que je n'ai joue le role + secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, + pour les debuts de mademoiselle Stella Colas, qu'a regret et sur les + instances reiterees de M. Empis. + + " J'y renoncerai avec empressement, le jour ou le jugera convenable + M. l'administrateur du Theatre-Francais, a qui j'ai ete heureuse de + prouver en cette occasion mon desir de lui plaire. + + " Quant a la lecon que M. Dumas pretend me donner, je ne saurais + l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-etre, porter un + jugement consciencieux sur des actes et des ecrits que leur auteur + lui-meme livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amities, + ni meme d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions delicates, + moins qu'a personne il appartient de prendre la parole a l'homme qui + n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil + doublement sacre. + + " Agreez, etc., + + " A. BROHAN. " + + +Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le role de +mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie. + +Mademoiselle Augustine Brohan, agee de trente-sept ans a peine, et +toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de +Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, a cinquante, jouait celui de la +duchesse de Guise, et, a cinquante-huit, celui de mademoiselle de +Belle-Isle. + +Quant au role _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joue par +complaisance, dit-elle, peut-etre est-il devenu un role secondaire +aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'etait un premier +role; j'en appelle a tous ceux qui l'ont vu jouer a cette eminente +actrice. + +Passons a mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_. + +Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification +multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire +et moral. Donc, quant a mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je +remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je +vois que, malgre ma lettre, elle est toujours restee mon amie. + +Attaque, je dois repondre. + +Ceux qui ont lu mes _Memoires_ savent qu'entre dans les bureaux du duc +d'Orleans, en 1823, sur la recommandation du general Foy, j'y restai +sept ans: + +Une annee, comme expeditionnaire, a 1,200 francs; + +Trois ans, comme employe au secretariat, a 1,500 francs; + +Deux ans, comme commis d'ordre, a 2,000 francs; + +Deux ans, comme bibliothecaire adjoint, a 1,200 francs. + +La se sont bornes a mon egard les bienfaits du duc d'Orleans +(Louis-Philippe), bienfaits en echange desquels je lui consacrais neuf +heures de mon temps par jour. + +En 1830, je donnai ma demission de bibliothecaire adjoint, afin +d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la +dire tout haut. + +Je perdis immediatement la protection de mon bienfaiteur couronne, et +jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquerir. + +Mais, en compensation, je conservai une amitie bien precieuse: celle +du prince royal. + +Ah! celui-la fut mon veritable _bienfaiteur_. + +J'obtins de lui la grace d'un homme condamne aux galeres. + +J'obtins de lui la vie d'un homme condamne a mort. + +Aussi, envers celui-la, ma reconnaissance ne s'est point dementie: je +l'ai aime et respecte vivant; mort, je le venere. + +Racontons en deux mots comment se nouerent plus tard les relations que +j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier. + +C'etait a la premiere representation des _Mousquetaires_, a l'Ambigu, +le 27 octobre 1845. + +La piece en etait au huitieme ou dixieme tableau, et etait en train de +conquerir le succes qui se traduisit par cent cinquante ou cent +soixante representations consecutives. + +Le duc de Montpensier assistait a la representation. + +Pasquier, son chirurgien, vint frapper a ma loge. + +--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il. + +--Pour quoi faire? + +--Mais pour te faire ses compliments. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous ferez connaissance. + +--Je suis en redingote et en cravate noire. + +--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si pres. + +Je suivis Pasquier. + +Trois mois apres, la direction du Theatre-Historique etait accordee a +M. Hostein. + +Un an plus tard, le Theatre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme +piece d'ouverture. + +Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc +de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant. + +Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-a-dire sept jours apres +la revolution de fevrier, au milieu de l'effervescence republicaine +qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'ecrivis cette +lettre dans le journal _la Presse_: + + _A monseigneur le duc de Montpensier_. + + " Prince, + + " Si je savais ou trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce + serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur + pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement. + + " Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout + sentiment politique et contrairement aux desirs du roi, qui + connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me + traiter presque en ami. + + " Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je + m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitte la France, je le + reclame. + + " Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait + point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de + ceux qui lui sont acquis. + + " Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa purete la religion + de la tombe et le culte de l'exil. + + " J'ai l'honneur d'etre avec respect, + + " Monseigneur, de Votre Altesse royale, + + " Le tres-humble et tres-obeissant + serviteur, + + " ALEX. DUMAS. " + + +A cette epoque, et pendant le moment d'effervescence ou l'on se +trouvait, il y avait quelque danger a ecrire une pareille lettre. + +Et vous allez le voir, chers lecteurs. + +Le lendemain ou le surlendemain du jour ou cette lettre parut, il y +avait, a la Bastille, inhumation des citoyens tues pendant les trois +jours de 1848. + +Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830. + +J'assistai a cette fete, avec mon costume de commandant de la garde +nationale de Saint-Germain. + +Je revenais de la Bastille. + +Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derriere +moi. + +A l'entree de la rue de la Grange-Bateliere, je crus m'apercevoir que +j'etais l'objet de cette rumeur, et je me retournai. + +En effet, un homme avait ameute une cinquantaine d'individus et me +suivait avec eux. + +En voyant que je me retournais, cet homme vint a moi. + +--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle +Montpensier _monseigneur_? + +--Monsieur, lui repondis-je avec ma politesse accoutumee, j'appelle +toujours un exile _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude +peut-etre; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi. + +--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voila pour ta peine. + +Et, a ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit +sur la poitrine. + +Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Emile Mayer, qui demeure +aujourd'hui rue de Buffaut, n deg. 17, releva avec son bras le pistolet du +citoyen X... + +Le pistolet partit en l'air. + +J'avais tire mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du +corps du citoyen X...; je jugeai la represaille inutile; je rentrai +chez moi. + +L'evenement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il +est donc incontestable, et, s'il etait conteste, vingt temoins +seraient la pour affirmer ce que je raconte. + +Le bruit n'en est pas venu jusqu'a mademoiselle Brohan. + +Cela n'a rien d'etonnant; on faisait tant de bruit a cette epoque, +surtout au Theatre-Francais, ou mademoiselle Rachel chantait _la +Marseillaise_. + +Mais le bruit en vint jusqu'a M. le prince de Joinville. + +Lorsqu'il fut question de former l'Assemblee constituante, un de ses +aides de camp vint me trouver de sa part. + +C'etait un capitaine de fregate. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville desire se mettre +sur les rangs pour la deputation. + +Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture. + +Le capitaine continua. + +--Il me charge de vous demander votre avis sur la facon dont doit +etre redigee sa profession de foi. + +--Ah! repondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille +de papier, et j'ecrivis: + + " Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador. + " Retour des cendres de Sainte-Helene. + " JOINVILLE. " + +--Voila, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la +meilleure profession de foi que, a mon avis, puisse faire M. le prince +de Joinville. + +Le prince de Joinville adopta une autre redaction. + +Je crois qu'il eut tort. + +L'Assemblee nationale reunie, on discuta la loi d'exil. + +J'avais alors un traite avec le journal _la Liberte_. J'y etais entre +au mois de mars, lorsqu'il tirait a douze ou treize mille exemplaires. + +Au 15 mai suivant, il tirait a quatre-vingt-quatre mille. + +_La Liberte_ etait devenue une puissance. + +C'etait un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en etait redacteur en chef. + +Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les +membres de la famille d'Orleans. + +J'apportai ma protestation a M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de +l'inserer. + +Je rompis mon traite avec _la Liberte_. + +Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal. + +Tous refuserent. + +J'allai a _la Commune de Paris_, c'est-a-dire dans la gueule du lion. +J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui. + +_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait ose faire, elle +insera ma protestation. + +Ce n'est pas tout. + +Lorsque le prince Louis-Napoleon fut nomme president de la Republique, +je lui adressai, le 19 decembre 1848, une lettre sur le meme sujet, et +qui fut publiee par le Journal _l'Evenement_. + +Etrange coincidence, _l'Evenement_, dans lequel je demandais le rappel +de tous les exiles, etait le journal de Victor Hugo! + +Ceux qui desireront lire cette lettre la trouveront a la date du 19 +decembre. + +Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris +a Claremont pour assister a son convoi, comme, dix ans auparavant, +j'avais fait le voyage de Florence a Dreux pour assister a celui du +duc d'Orleans. + +Selon toute probabilite, ces differents faits ne sont point parvenus a +la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan. + +Il n'y a rien la d'etonnant; a cette epoque, mademoiselle Augustine +Brohan n'etait pas encore journaliste. + +Une derniere anecdote. + +On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le +Theatre-Historique s'etait ouvert. + +Le duc de Montpensier avait sa loge au Theatre-Historique. + +La revolution de fevrier terminee, le duc de Montpensier parti, sa +loge, dont il n'avait pas renouvele la location, se trouvait vacante. + +J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge a +personne, la prenant pour mon compte. + +M. Hostein y consentit. + +Pendant pres d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et +eclairee aux premieres representions, comme si elle l'attendait. + +Il y a plus: le duc de Montpensier, a chaque premiere representation, +recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge a Seville. + +Au bout d'un an, son secretaire intime, M. Latour, vint faire un +voyage a Paris. + +A peine arrive, il accourut chez moi. + +Il venait me faire des compliments de la part du prince. + +Apres avoir cause de beaucoup de choses,--les sujets de conversation +ne manquaient point a cette epoque,--nous en arrivames au +Theatre-Historique. + +--A propos, me dit-il, ai-je encore mes entrees? + +--Ou cela? + +--Au Theatre-Historique. + +--Parbleu! + +--Je veux dire mes entrees sur la scene. + +--Avez-vous toujours votre clef de communication? + +--Oui. + +--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les revolutions changent +les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, +a mon tour.--A propos... + +--Quoi? + +--Le prince recoit ses coupons de loge, n'est-ce pas? + +--Certainement. + +--Qu'a-t-il dit quand il a recu le premier? + +--Il s'est mis a rire en disant: "Ce farceur de Dumas!" + +--Tiens, c'est singulier, repondis-je; a sa place, je me serais mis a +pleurer. + +J'allai a mon bureau. + +--Vous ecrivez? me demanda Latour. + +--Oh! rien, un mot. + +J'ecrivais, en effet. + +J'ecrivais a M. Hostein: + + " Mon cher Hostein, + + " Vous pouvez, a partir de demain, disposer de l'avant-scene de + M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de + payer une loge a l'annee pour faire rire un prince. + + " Tout a vous, + + " ALEX. DUMAS. " + + + +COMMENT J'AI FAIT JOUER A MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_ + + +Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je recus une lettre de +Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? +vous l'avez assez applaudie dans _la Grace de Dieu_ et dans _la +Bergere des Alpes_. + +L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour +Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censure. + +Le prefet des Bouches-du-Rhone, ignorant que l'on jouat _Antony_ a +Paris, refusait de le laisser jouer a Marseille. + +J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une +grande reputation en province. Je venais d'ecrire les derniers mots +d'un drame tire d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idee, au lieu +d'envoyer _Antony_ a Clarisse et a Jenneval, de leur offrir _Jane +Eyre_. + +Peut-etre la piece ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de +l'ecole idealiste, passait pour une assez bonne piece; mais, en tout +cas, c'etait moins connu. Jenneval et Clarisse accepterent. Ils +allerent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux +theatres, et leur firent part de ma proposition. + +Poste pour poste, je recus de ces messieurs priere de leur envoyer mes +conditions. + +J'etais fatigue, j'avais un enorme besoin de cette grande amie a moi +que l'on nomme la solitude, je resolus de porter mes conditions +moi-meme. + +Je sautai en wagon; vingt-deux heures apres, j'etais a Marseille. + +Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les +recettes du theatre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne +furent pas longues a debattre. + +Le jour de la lecture aux acteurs fut fixe. + +A mon grand etonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux +directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans +l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du +conseil municipal. + +Vous jugez si cette solennite m'effraya, moi, l'homme le moins +solennel du monde. + +Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que +mal, le prologue et les trois premiers actes. + +Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de +Dieu sont impenetrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter +les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole. + +Je fus donc oblige de faire a l'honorable societe un discours dans +lequel je lui exposais la situation, en l'invitant a revenir le samedi +suivant. + +L'honorable societe fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle +s'etait trop amusee aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux +deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite. + +C'est ce qu'il nous faut, a nous, qui ne vivons que d'apparences. + +Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand evenement. + +Une artiste mecontente de son role, et qui, par consequent, desirait +que la piece ne fut pas jouee, vint trouver Jenneval et, en +confidence, lui glissa tout bas que ma piece avait deja ete jouee a +Bruxelles. + +J'avoue qu'a cette ouverture de Jenneval, mon etonnement fut grand. + +J'allai aux sources; voici ce qui etait arrive: + +J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais +qu'il eut ete traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes +Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en +avaient fait un drame pour le theatre des galeries Saint-Hubert. + +C'etait ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire +jouer sous mon nom a Marseille. L'accusation etait absurde. Mais vous +connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_. + +A l'instant meme, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa +bienveillante demarche a mon egard, j'arrivai a la reunion du samedi, +je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, declarant qu'il +m'etait impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_. + +Ce fut un concert de desolation. Comme il paraissait sincere: + +--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, +voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire? + +Ma proposition souleva une tempete. + +--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il repondu de +tous cotes, c'est un drame, ou, tout au moins, une comedie. + +--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je. + +On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure. + +--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler +d'un grand legiste nomme Cambaceres, qui avait l'honneur d'etre +archichancelier sous Napoleon Ier. + +La plupart des personnes qui se trouvaient la, de si mauvaise humeur +qu'elles fussent, furent obligees de convenir qu'elles retrouvaient +dans leurs souvenirs quelque chose qui n'etait aucunement en desaccord +avec ce que je disais. + +Je continuai. + +--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet +archichancelier, que Napoleon tourmentait tant avec son vote du 20 +janvier 1793, etait non-seulement un grand legiste, mais encore un +grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut etre un grand +legiste avec une bonne memoire, mais on ne peut etre un grand gastronome +qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant +ete doublement doue, et d'une bonne memoire et d'un bon estomac, etait +donc a la fois un grand legiste et un grand gastronome... + +Ici, je fus interrompu pour tout de bon. + +--Qui etes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scene le drame +des _Girondins_ au Theatre-Historique, a un homme que je trouvais +constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'etre +completement inconnue, ne m'etait pas tout a fait etrangere, et +pourquoi etes-vous toujours la? + +--Parce que j'ai le droit d'y etre, monsieur, me repondit-il, comme +un homme sur de son droit. + +--Qui etes-vous donc? + +--Je suis _le premier murmure_, + +J'inclinai la tete sous cette reponse. Cet homme, mon chef de +comparses, etait, en effet, le premier murmure. + +Que de fois je l'avais deja entendu, ce malheureux premier murmure, +qui a toujours le droit d'etre la! que de fois je devais l'entendre +encore! + +--Ah! lui repondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait a +Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des +couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: +" Cesar, souviens-toi que tu es mortel!" Seulement, tu ne t'appelles +pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas +un homme, tu es un serpent! + +Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derriere moi, a +cette seconde periode de mon histoire de Cambaceres. + +--Messieurs, dis-je, par grace, laissez-moi achever. + +On conceda. + +--Un jour, continuai-je, que ce grand legiste donnait un de ces diners +dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il recut un si +magnifique poisson, que cuisinier et maitre resterent en admiration +devant lui. + +--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix: + + Et le turbot fut mis a la sauce piquante. + +--Messieurs, vous vous trompez: ce n'etait point un turbot, c'etait un +saumon, et il fut mange, non pas avec une sauce piquante, mais avec +une sauce hollandaise. + +Le silence se retablit; l'interrupteur avait vu qu'il etait dans son +tort. + +--Mais, au moment, continuai-je, ou maitre et cuisinier etaient en +admiration, voila que l'on annonce un second saumon. On le deballa +negligemment, et seulement a cause de la longueur de sa bourriche, qui +semblait exageree. L'etonnement fut grand lorsqu'on le mettant a cote +du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimetres de plus, et +lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait +sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de +pareille taille. + +--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous +eloignez de plus en plus de la question. + +--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez. + +Le premier murmure devint second murmure. + +Je fis comme on fait au bal de l'Opera; je lui dis: " Je te connais, +beau masque," et je continuai. + +--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en etait +presque a regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. +Enfin il se frappa le front, un sourire s'epanouit sur ses levres +eloquentes et gourmandes: + +"--Le diner a lieu demain, dit-il au maitre d'hotel; faites cuire les +deux poissons, vous recevrez des ordres subsequents. + +" Oh etait habitue a ne plus s'inquieter de rien en politique et en +cuisine, quand l'archichancelier avait dit: + +"--Soyez tranquille. + +" On ne s'inquieta plus de rien. + +" Le meme soir, les ordres furent donnes. + +" Le lendemain, a six heures precises, les convives etaient a table. + +" Pendant le potage, qui etait une bisque aux ecrevisses, on leur +avait annonce le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient +aucune idee. + +" Les convives de Cambaceres, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en +poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus +rien a voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dedaigneuse +confiance l'apparition du pretendu monstre. + +" On n'avait pas longtemps a l'attendre, il devait venir en releve de +potage. + +" Au moment solennel, la porte de la salle a manger s'ouvrit, on +entendit resonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef +parut, un candelabre a la main, suivi de quatre marmitons en costume +d'une entiere blancheur, portant sur leurs epaules une planche de cinq +pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes +odoriferantes, dormait le saumon attendu. + +" Quoique ce fut le moins grand des deux, sa vue excita une clameur +universelle. + +" Les convives, pour mieux voir, se leverent; les plus petits +monterent sur leur chaise, et la procession commenca sa promenade +autour de la salle a manger. + +" On en etait au plus fort de l'admiration, quand un marmiton +maladroit glisse et tombe, entrainant son compagnon dans sa chute. + +" Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux +marmitons,--qui s'inquietait de deux pareils droles!--mais pour le +saumon. + +" Le saumon, en effet, etait cuit trop a point pour supporter +impunement une pareille chute. + +" Il se brisa en dix morceaux. + +"--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur +sensation sur vingt tons differents qui remplirent la gamme de la +douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot. + +" Au milieu de ce concert de desolation, on entendit une voix qui +disait: + +"--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur. + +" Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blaspheme. + +" C'etait le maitre de la maison, qui, au milieu de ce desastre, etait +reste le front calme et le visage souriant. + +" Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dresserent +vers lui. + +"--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air imperatif et avec un +geste de commandement qui rappelait le grand Conde. + +" Chacun resta stupefait. + +" Au meme instant, la musique, qui avait cesse comme si elle eut ete +frappee du meme coup que les convives, reprit plus animee que jamais. + +" On entendit le pietinement d'une nouvelle procession. + +" Un nouveau chef entra, portant deux candelabres au lieu d'un. + +" Il etait suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, +non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche +gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du +persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le veritable +colosse, le veritable monstre, le saumon gigantesque destine a etre +mange, et dont l'autre n'etait que la miniature. + +" L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse. + +" Il n'y eut pas un des convives qui ne comprit l'admirable comedie +culinaire qui venait d'etre jouee devant lui. + +" Toutes les voix eclaterent en un seul cri: + +"--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire! + +" Cambaceres se rassit modestement et ne dit que ces deux mots: + +"--Messieurs, mangeons. + +--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire? + +--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une +chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous +trouver ici jeudi prochain? D'ici la, je ferai une autre piece, que +j'aurai l'honneur de vous lire. + +--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la meme voix +interrogative. + +-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes +forestiers_, a votre choix. + +--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la meme voix. + +--A jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs. + +Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on +me felicita. + +--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval. + +--Je cherche le premier murmure. + +--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est alle vous attendre +dans la salle. + + +Au nombre des personnes qui assistaient a la lecture etait un de mes +vieux amis, nomme Berteau. + +Nous etions deja amis avant de nous connaitre.--Nous sommes restes +amis apres nous etre connus, et nous nous sommes connus en 1834, voila +de cela tantot vingt-quatre ans. + +Une amitie qui a age d'homme, c'est respectable. + +Comment etait-il mon ami sans me connaitre? comment m'avait-il prouve +son amitie? + +Je vais vous raconter cela. + +Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il +avait le coeur chaud, la tete poetique, et de l'esprit jusqu'au bout +des ongles. + +Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous +de l'esprit, et il en reste encore pour les autres. + +Il s'etait fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la +nouvelle ecole. + +Malheureusement, tout le monde n'etait pas de son opinion litteraire a +Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants etaient +meme en majorite. + +Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_. + +Or, _Antony_ etait l'expression la plus avancee du parti. Victor Hugo, +plus romantique que moi par la forme, etait plus classique par le +fond. + +L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait etre decisif. +Continuerait-on de parler la langue d'Oc a Marseille? Y parlerait-on +la langue d'Oil? + +Telle etait la question. + +_Antony_ allait la decider. + +Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda a la main, non pas +pour y inscrire vos pensees,--mais vos differences;--et vous +surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces +imperceptibles chapeaux, dont l'un est necessairement la critique de +l'autre, vous n'avez pas connu ces representations de 1830, dont +chacune etait une bataille de la Moscova, a la fin de laquelle chacun +chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis etaient vainqueurs, +tandis qu'au contraire, souvent les deux partis etaient vaincus; vous +ne pouvez donc vous faire une idee de ce que fut, ou plutot de ce que +ne fut pas la premiere representation d'_Antony_ a Marseille. + +Des le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de +sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de +cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans +les representations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte a coups de +pied, lutte a coups de poing. + +Berteau, a son grand regret, fut un peu empeche de prendre part a +cette lutte. + +Pourquoi?--ou plutot par quoi? + +Par une couronne de laurier qu'il avait apportee toute faite, et qu'il +cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en +portait en 1831. + +Peut-etre un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, +de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eut-il change la +face de la bataille. + +Or, quoi qu'il doive m'en couter, il faut bien que je l'avoue, la +bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquieme acte, mais +comme Rosbach. au premier. + +Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier +acte. + +Que fait Berteau, ou plutot que fera Berteau de sa couronne? + +Berteau s'elance sur le theatre, crie: "Au rideau!" d'une si +majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du regisseur; +le rideau se leve, et que voit le parterre, encore en train de se +gourmer? + +Berteau sur le theatre avec sa redingote blanche, et sa couronne a la +main. + +Berteau, secretaire de la prefecture, etait connu de tout Marseille. + +Que va faire Berteau? + +A peine chacun s'etait-il adresse cette question, que Berteau arrache +la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la +brochure, et, a haute et intelligible voix: + +--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis +te couronner, permets que je couronne ta brochure. + +Je vous demande, a vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre +d'injures, de cris, d'imprecacations qui s'elanca de ce volcan que +l'on appelle un parterre marseillais. + +Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer? + +Vous ne connaissez pas Berteau. + +Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des +accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait +poudrer a blanc par le coifleur, la dissimule derriere sa redingote +blanche, rentre sur la scene et crie: " Au rideau! " pour la seconde +fois. + +Trompe pour la seconde fois, le machiniste leve la toile. + +Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles +saluts. + +On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: " Silence! " on se +rassied. + +Berteau tire sa perruque de derriere son dos, et, d'une voix articulee +de facon a ce que personne n'en perde un mot: + +--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton embleme. + +Et il jette sa perruque poudree a blanc au milieu du parterre. + +Cette fois, ce ne fut pas une revolte, ce fut une revolution; ce +n'etait plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait +l'immoler comme les Gracques. + +On se precipita sur le theatre. + +Berteau n'eut que le temps de disparaitre, non par une trappe, mais +par le trou du souffleur. + +Un pompier, qui lui avait des obligations, lui preta son casque et sa +veste pour sortir du theatre et rentrer chez lui. + +Le lendemain, en venant a son bureau, il trouva le prefet plein +d'inquietude; on lui avait annonce que son secretaire particulier +etait fou, et comme, a part son enthousiasme romantique, Berteau etait +un excellent employe, le prefet etait au desespoir. + +Or, j'avais retrouve Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'etait en +1832. + +Present a l'engagement que je prenais de lire une nouvelle piece le +jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit +sa campagne de la Blancarde. + +En sortant du theatre, nous montames en voiture et allames a la +campagne. + +Imaginez-vous la plus delicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec +des forets de pins qui au mois d'aout, ne laissent point passer un +rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, +quand a Paris tombe la veritable neige, froide et glacee, secouent, +eux, leur neige parfumee et rose sur des gazons qui n'ont pas cesse +d'etre verts. + +La maison etait gardee par un simple jardinier nomme Claude, comme au +temps de Florian et de madame de Genlis, + +Le matin, au poste a feu de la Blancarde, il avait tue un oiseau qui +lui etait inconnu. + +Il apportait cet oiseau a son maitre. + +Berteau poussa un cri de joie. + +--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet +oiseau s'est fait tuer. + +Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant. + +--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, a moins que ce +ne soit le _rara avis_ de Juvenal ou le phenix qui vient deguise en +simple particulier pour le carnaval a Marseille... + +Berteau m'interrompit. + +--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau +conteste, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accuse d'avoir +trouve dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, a ce que +pretendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voila vingt ans que +j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voila cent sous. + +--Un chastre! + +Je vous avoue que, moi-meme, j'etais reste stupefait; on m'avait tant +dit que j'avais invente le chastre, que j'avais fini par le croire. + +Je m'etais dit que j'avais ete mystifie par M. Louet, et je m'etais +console, ayant ete depuis mystifie par bien d'autres. + +Mais non, l'honnete homme ne m'avait dit que la verite; peut-etre +n'avait-il pas ete a Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu +y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause premiere +existait. + +Je mis le chastre dans une boite faite expres, et je l'expediai a +Paris pour le faire empailler. + +Puis je m'occupai de mon installation. + +La premiere chose qui m'etait necessaire etait une cuisiniere. + +Je m'informai a Berteau. + +--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais.... + +--Mais quoi? + +--Mais elle a un defaut. + +--Lequel? + +--Elle ne sait pas faire la cuisine. + +Je jetai un cri de joie. + +--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une +cuisiniere qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien +autrement rare que votre chastre, que je soupconne d'etre le merle a +plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ote aucunement de ma +consideration pour lui. Une cuisiniere qui ne sait pas faire la +cuisine est un etre sans envie, sans orgueil, sans prejuges, qui +n'ajoutera pas de poivre dans mes ragouts, de farine dans mes sauces, +de chicoree dans mon cafe; qui me laissera mettre du vin et du +bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le +grand pretre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisiniere qui ne sait +pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en +amener une qui la sache. + +Berteau partit comme si c'etait la veille qu'il eut jete une perruque +au parterre, et revint ramenant au petit trot derriere lui une bonne +grosse Provencale de trente-cinq a quarante ans, avec un sourire sur +les levres, une etincelle dans les yeux, et un accent que, pres +d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau. + +Elle s'appelait madame Cammel. + +Nous nons entendimes en quelques paroles. + +Il fut convenu qu'elle ferait le marche et que je ferais la cuisine. + +La seule part qu'elle prendrait a cette preparation chimique serait de +gratter les legumes, d'ecumer le pot-au-feu et de vider les volailles; +je me chargeais du reste. + +Il n'est pas, chers lecteurs,--detournez-vous, belles lectrices qui +meprisez les occupations du menage, et n'ecoutez pas,--il n'est pas, +chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des pretentions a la +litterature, mais qu'elles ne sont rien aupres de mes pretentions a la +cuisine. + +J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, +que je me menage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la +cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse. + +Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, +mon ancien hote de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui +le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit +le meilleur vin, on mange les huitres les plus fraiches, et l'on +deguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de +Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la veritable +bouillabaisse aux trois poissons. + +Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre +de simple theorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on +n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, +moins on la saura, mieux on la fera. + +Car, si poetique que sera l'oeuvre, l'execution sera toute materielle. +Comme en arithmetique, des que j'aurai indique une recette, je +donnerai la preuve de son infaillibilite. + +Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher +la chose du doigt. + +Il s'agit de faire rotir un poulet. + +Brillat-Savarin, homme de theorie, qui n'a, au fond, invente que +l'omelette aux laitances de carpes, a dit: + + On devient cuisinier, mais on nait rotisseur. + +C'est une maxime, c'est meme plus ou moins qu'une maxime, c'est un +vers. + +Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux +fait de nous donner une recette. + +Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retire, a dit: + +" Je prefere le cuisinier qui invente un plat a l'astronome qui +decouvre une etoile; car, pour ce que nous en faisons, des etoiles, +nous en aurons toujours assez. " + +Revenons a la maniere de faire rotir un poulet. + +--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines +economiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de +beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, +vous arrosez le poulet. + +--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plait, ce serait du temps +perdu.--Un roti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots +et des Arabes. + +--Alors, a la broche! soit a la broche au tourniquet, soit dans une +cuisiniere, avec une coquille devant. + +--C'est deja mieux; mais ne vous fachez pas si je vous dis que c'est +l'enfance de l'art que vous pratiquez la. + +--L'enfance de l'art? + +--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous a votre poulet en +le faisant cuire de cette facon? Quatre: deux avec la broche, deux +horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! +vous commencez a reflechir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous +dites: " Le maitre, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le +poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois +tombe dans la lechefrite, n'est plus bon qu'a faire des epinards; +encore, pour les susdits epinards, la graisse de caille vaut-elle +mieux. " + +Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle! + +Ecoutez bien ceci: + +Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un superieur, un inferieur; +c'est inconteste. + +Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tete entre les +deux clavicules, de maniere a ce qu'elle penetre dans les cavites de +l'estomac (methode belge), vous recousez la peau du cou de maniere a +fermer hermetiquement les blessures de la poitrine. + +Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice +inferieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un +morceau de beurre manie de sel et de poivre, et, devant un bon feu de +bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derriere a une simple +ficelle, que vous faites tourner comme sainte Genevieve faisait +tourner son fuseau. + +Puis vous versez dans votre lechefrite gros comme un oeuf de beurre +frais et une tasse a cafe de creme. + +Enfin, avec ce beurre et cette creme meles ensemble, vous arrosez +votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez +de ce melange dans l'orifice inferieur. + +Vous comprenez bien qu'il n'y a pas meme a discuter la superiorite +d'une pareille methode. Il y a a faire cuire deux poulets, et meme +trois poulets, si vous y tenez, a votre four, et a gouter. + +Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicite, et, j'ose le +dire, de cette superiorite. + +Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les +_Gardes forestiers_ etaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze +jours apres, ils furent joues avec le succes que vous ont dit les +journaux de Marseille. + +Berteau retrouva, le soir de la representation, le premier murmure +dans la salle; mais il le fit taire. + +--Par quel moyen? + +--Ah! quant a cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de +Berleau. + + +Le jour meme ou j'arrivai a Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, +et je les emmenai au chateau d'If. + +A propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma piece tout le bien que +j'en pense, et je vous ai modestement renvoye aux journaux de +Marseille; mais ne point parler de la facon dont Jenneval et Clarisse +jouerent, l'un le pere Vatrin et l'autre la mere Vatrin, ce serait une +ingratitude. + +Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien a vous en dire, ou plutot +je n'ai a vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces +rares organisations qui ont recu de Dieu le privilege de vous faire +rire et pleurer. + +Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garcon de +trente-quatre a trente-cinq ans, un type qui tient a la fois de +Clarence et de Melingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans +_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques +emportements. + +Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux +garde dont les epaules, a force de porter son fusil, sont un peu +rentrees dans la poitrine, dont les jambes, a force de marcher, sont +un peu rentrees dans le ventre. + +Eh bien, il y avait ete tout simplement parfait. + +Quand il y aura, dans un des theatres de Paris, un directeur qui ne +fera pas ses pieces lui-meme, et que j'aurai un peu d'influence dans +ce theatre, j'y ferai entrer Jenneval. + +Alors vous verrez et vous jugerez. + +J'avais, en outre, retrouve dans la troupe un garcon d'un grand +talent, qui avait cree a Bruxelles le role de Mazarin dans mon drame +de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrete par la censure parisienne. + +On l'appelle Romanville. + +Encore un qui devrait etre a Paris, et qui n'y est pas. + +En outre, etaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, +charmante actrice deja applaudie a l'Ambigu, et la petite Dubreuil, +qui tient a neuf ans ce que les autres actrices promettent a peine a +dix-huit. + +Carre et M. Herbeley completaient cet ensemble, auquel la meilleure +troupe de drame de Paris eut porte envie. + +Donc, grace a eux, succes et grand succes. Maintenant, n'en parlons +plus, et revenons au chateau d'If. + +Ce n'etait pas que je ne connusse le chateau d'If, si j'etais presse +d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec +le meme Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner a la +Blancarde, et Mery, que nous laissames sur le rivage, comme une Ariane +volontairement abandonnee. + +C'est que Mery a le mal de mer rien qu'a regarder le balancement d'un +bateau; aussi mimes-nous sa peur a rancon; il ne fut rachete du voyage +qu'a la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits. + +Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Mery est de bonne mesure +et donne toujours plus qu'on ne lui demande. + +A l'epoque ou je visitai pour la premiere fois le chateau +d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y regnait en souveraine. On n'y +montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on +n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau. + +Depuis 1834, tout est bien change. + + Canaris! Canaris! nous t'avons oublie! + +s'ecrie Victor Hugo. + +Helas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublie au chateau d'If que +Canaris en Grece. + +Qui est cause de cet oubli? + +Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine +de volumes, intitule _Monte-Cristo_. + +Avant d'etre Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantes. + +Vous vous en souvenez bien; Dantes passe quatorze ans avec l'abbe +Faria dans les cachots du chateau d'If, et n'en sort qu'en se +substituant a celui-ci dans le sac qu'on jette a la mer. + +Or, voila que la legende fausse a pris la place de l'histoire vraie; +voila qu'on ne raconte plus au chateau d'If la captivite de Mirabeau, +mais la fuite de Dantes. + +Deja, en 1847, quand j'ai fait representer _Monte-Cristo_ en deux +journees, au Theatre-Historique, j'avais ecrit a Marseille pour avoir +une vue du chateau d'If. + +Le dessin me fut envoye avec cette exergue: + +_Vue du chateau d'If, prise de l'endroit ou Dantes a ete precipite._ + +Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croitre et embellir. Un +concierge fait sa fortune au chateau d'If--fortune de concierge, bien +entendu--en six a sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son +magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prevost, de sa boutique +de fleurs, et se retire avec des rentes. + +Un journal a meme ete plus loin: il a annonce qu'un de ces concierges +enrichis m'avait, reconnaissant a son dernier soupir, laisse cent +mille francs. + +C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore ecrit pour jne faire +des communications a ce sujet. + +Tant il y a que j'arrivai au chateau d'If pour me faire raconter +l'histoire de Dantes comme a un etranger, et que, comme a un etranger, +le concierge, ou plutot la concierge, dans un baragouin espagnol +impossible a comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta +l'histoire de Dantes. + +Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creuse d'un cachot +a l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier. + +Quelques pierres avaient meme ete tirees de la muraille pour donner +plus de vraisemblance a la chose. + +En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute +cette histoire etait parfaitement conforme au roman. + +Mais j'avoue que j'ecoutais le recit de la digne concierge avec une +certaine distraction. + +Au moment ou j'avais pris une barque sur la Canebiere,--la premiere +venue,--un des bateliers qui etaient amarres au quai avait dit +quelques mots tout bas a l'oreille de son camarade, c'est-a-dire a +celui que j'avais choisi. Il s'en etait suivi une reponse de la part +de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour resultat de +mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque. + +Moyennant ces dix francs, le batelier etranger s'etait etabli a +l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son +confrere restait les bras croises sur la Canebiere, il avait fait +force de rames vers le chateau d'If, ou, apres une demi-heure de +navigation, il nous avait heureusement deposes. + +Il etait clair que le bonhomme m'avait achete a son collegue, et que +le marche avait eu lieu a forfait pour dix francs. + +Aussi, en mettant pied a terre, tirai-je quinze francs de ma poche, +pensant que c'etait le moindre benefice que je pusse donner a un homme +qui avait estime a dix francs l'honneur de me conduire. + +Mais lui, secouant la tete: + +--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien. + +--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez? + +--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse +pas achete. + +--Mais raison de plus, puisque vous m'avez achete, pour que je vous +rembourse au moins le prix que je vous ai coute. + +--Ah! sous ce rapport-la, je suis paye. + +--Comment cela? + +--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ca! vous croyez donc que, +parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! +on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu. + +--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me +conduisiez gratis au chateau d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour +que vous donniez dix francs pour me conduire. + +--L'imbecile! dit-il avec cet accent provencal qui prend une si grande +expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne +vous connait pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on +fut venu m'offrir cent francs pour ceder mon bateau, que je ne l'eusse +pas cede. + +--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse +beaucoup. + +--Oh! il n'y a pas d'embarras la-dedans. Voila mon bateau, _la +Ville-de-Paris_. Vous etes a Marseille pour huit jours, quinze jours, +un mois; _la Ville-de-Paris_ est a votre disposition pendant tout le +temps que vous serez a Marseille. + +--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami? + +--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas. + +--Cependant... + +--Voila comme je suis; seulement, si vous etes trop fier pour +accepter, eh bien, vous ferez de la peine a un de vos meilleurs amis, +voila tout. + +Je lui tendis la main. + +--J'accepte, lui dis-je. + +--Alors, donnez vos ordres pour demain. + +--Demain, a onze heures, je vais dejeuner a la Reserve. + +--A onze heures, on vous attendra. Mais ne vous genez pas, si ce n'est +que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la +journee. + +--Mais je vais vous ruiner, mon ami! + +--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait +gagner! Mais vous etes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit +notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. A partir du mois +d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebiere que +cette phrase-la, avec dix accents differents: " Batelier, au chateau +d'If! " Mais, si nous n'etions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions +une pension. + +--Alors, n'en parlons plus; a demain onze heures. + +--A demain onze heures. + +Le lendemain, a onze heures, j'etais sur la Canebiere; mon homme +m'attendait. Je me fis conduire a la Reserve; je commandai un +excellent dejeuner pour deux; puis, quand le dejeuner fut servi: + +--Faites prevenir mon batelier que je l'attends, dis-je a Isnard. + +On prevint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses +doigts. + +Mais, de meme que, sur l'eau, j'avais ete oblige d'accepter ses +conditions, sur terre, il fut force d'accepter les miennes. + +Or, ces conditions etaient qu'il se mit a table et dejeunat; ce qu'il +fit, du reste, d'excellente grace. + +Maintenant, chers lecteurs, c'est a vous de m'acquitter avec ce brave +homme. + +Si jamais vous allez a Marseille, et qu'a Marseille il vous prenne +fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de +_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour +Dieu! il ne vous laisserait pas payer. + +Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie. + +Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842. + +Or, depuis 1842, Marseille, grace a nos colonies d'Afrique, grace au +commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grace au +port de la Joliette, grace au quai Mires, dont on peut rire a Paris, +mais qu'il faut admirer a Marseille,--Marseille compte cinquante ou +soixante mille habitants de plus, sans compter que la population +flottante a double. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phoceen +Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius +Calvinus, la pauvre Aix maigrit, palit, s'etiole. + +Le chemin de fer qui, a la suite du beau discours de Lamartine, a +passe a Arles au lieu de passer a Aix, a acheve de tuer la pauvre +ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille +habitants, n'en a pas quinze mille a cette heure. + +Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secretaire, non plus du prefet, +mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs +au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil +municipal de Marseille. + +C'etait d'acheter Aix. + +Il avait calcule que c'etait une affaire de cinq a six millions: on +achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la +charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers. + +Les Aixois, sans feu ni lieu, etaient obliges de venir a Marseille. + +Bonne affaire pour les proprietaires auxquels tombait du ciel un +surcroit de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en +poche. En outre, la cour royale, l'academie, l'universite, les +archives, suivaient naturellement les habitants. + +Marseille heritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il +n'y avait rien d'enorme a faire une pareille proposition a une ville +qui vient de depenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau +a la Durance. + +La municipalite refusa. + +Les esprits senses en sont encore a se demander pourquoi. + +Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse +affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du +tort. + +Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un +classique. + +Il y a tel academicien qui ne peut pas encore pardonner au public du +Theatre-Francais le succes de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_. + +A propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez +tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_. + + + +HEURES DE PRISON + + +Un livre me tombe sous la main, qui reveille en moi de vieux +souvenirs, un livre comme ceux de Pelisson, de Latude, du baron de +Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane. + +Celle qui l'a ecrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le +coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrete; +l'ame qui a jete de si lamentables cris est remontee au ciel. + +Marie Capelle etait-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une +affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinement, +eternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette +seule affirmation l'a emporte sur toutes ses denegations. + +Nous l'avons connue enfant, paree de la double robe virginale, de la +jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait a prendre un +parti, peut-etre, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et +notre imagination avaient a absoudre ou a condamner, peut-etre, comme +la victime, diraient-ils: _Non._ + +En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a +pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la rehabilitation de la +tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombees +goutte a goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le +desespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pecheresse +ou martyre, est maintenant a la droite du Seigneur; ses larmes sont +pures comme le liquide cristal qui sort du rocher. + +Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, a la prisonniere +un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accorde. Ni la +prisonniere ni le livre ne nous sont etrangers. J'etais lie au +grand-pere de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lie a sa mere par les +liens de la famille: Antonine, sa soeur, a epouse un de mes parents. + +On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnee avant son mariage, +l'a reniee apres son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de +la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit +qu'elle l'etait. + +Mais, de mon cote, il n'en a pas ete ainsi: au moment du proces, j'ai +fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnee et captive, j'ai fait ce +que j'ai pu pour la faire sortir de prison. + +En 1848, j'etais pres d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux +de la nature, lui etait plus proche parent que moi, la grace de Marie +Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de +la prison de Montpellier dans une maison de sante, et, de la maison de +sante, a l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eut secoue ses +ailes en deuil! comme elle eut chante son plus joyeux chant! + +Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redouble d'efforts +pour rendre la liberte a la pauvre prisonniere? d'ou vient que je +m'etais expose a toutes les avanies auxquelles s'expose un +solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais +rien sollicite pour moi? + +Je vais vous le dire. + +Au mois de decembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, +Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions +quitte, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle +Constantine, et nous etions forces de faire halte et de passer la nuit +au camp de Smendou. + +Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. +On avait du songer a se defendre avant de songer a se loger. + +Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le +nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelee en +miniature sur le fameux hotel de Nantes, qui est reste si longtemps +debout et isole sur la place du Carrousel, laquelle maison etait +habitee par le payeur du regiment en garnison au camp de Smendou. + +C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'etait a croire que +le soleil, roi des Saharas, avait abdique, et faisait faire son +interim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gele par-dessus +la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre etape tout +mouilles et tout transis. + +Nous entrames a l'auberge et nous nous pressames autour du poele, tout +en commandant le souper. + +Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches +gercees, de maniere a nous faire craindre d'etre obliges de souper +sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en etait pas arrive encore a ce +degre de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies. + +Je demandai deux hommes de bonne volonte pour se mettre en quete d'une +chambre, tandis que je veillerais sur le souper. + +Quoiqu'on mangeat mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que +l'on mangeat agreablement et abondamment. + +Giraud et Desbarolles se devouerent. Ils prirent une lanterne: tenter +de parcourir les corridors avec une chandelle, c'etait une entreprise +insensee qui ne se presenta meme point a leur esprit. + +Au bout de dix minutes, les intrepides explorateurs revinrent; ils +rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouve une espece de +galetas par les interstices duquel le vent penetrait de tous les +cotes. Le seul avantage que presentait une nuit passee la sur une nuit +passee a la belle etoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des +coups d'air. + +Nous ecoutions melancoliquement le recit de Giraud et de +Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous +esperions toujours, en les interrogeant l'un apres l'autre, apprendre +de celui qui s'etait tu quelque chose de mieux que de celui qui avait +parle;--mais ils avaient beau alterner, comme Melibee et Dametas, leur +chant etait d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformite. + +Tout a coup, notre hote, apres avoir echange quelques paroles avec un +soldat, vint a moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre +Dumas, et, sur ma reponse affirmative, me presenta les compliments de +l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalite dans +le rez-de-chaussee de la petite maison en pierre sur laquelle, des +notre arrivee et en la comparant a la barraque en bois, nous avions +tourne des regards d'envie. + +L'offre etait donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai +s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le +rez-de-chaussee etait assez grand pour nous contenir tous. Le +rez-de-chaussee avait douze pieds carres et ne contenait qu'un lit. + +J'envoyai tous mes compliments a l'obligeant officier; mais, du moment +qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hote de lui dire que je ne +pouvais accepter. + +C'etait du devouement; mais ce devouement fut repousse par ceux en +faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'ecrierent +d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais +plus mal, et ils insisterent en choeur pour que j'acceptasse l'offre +qui m'etait faite. + +La logique de ce raisonnement me touchant d'un cote, le demon du +bien-etre me sollicitant de l'autre, j'etais tout pres d'accepter, +quand j'objectai un dernier scrupule. + +Je privais l'officier payeur de son lit. + +Mais mon hote semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une +carte de mets; seulement, la premiere etait mieux fournie que la +seconde. Il me repondit que l'officier avait deja fait dresser un lit +de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fut, +je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant. + +Resister plus longtemps a une offre faite avec tant de cordialite eut +ete chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition +que j'aurais l'honneur de lui presenter mes remerciments. + +Mais l'ambassadeur me repondit que l'officier payeur etait rentre +tres-fatigue, qu'il s'etait immediatement couche sur son lit de +sangle, en priant que l'on me transmit son offre. + +Des lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le reveillant, ce qui +faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort a une +indiscretion. + +Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis +conduire au rez-de-chaussee qui m'etait destine. + +La pluie tombait a torrents, et un vent aigu sifflait a travers +quelques arbres depouilles de leurs feuilles, la barraque de +l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats. + +J'avoue que je fus agreablement surpris a la vue de mon logement. +C'etait une jolie petite cellule, parquetee en sapin, ou l'on avait +pousse la recherche jusqu'a couvrir les murs d'un papier. Cette petite +chambre, toute simple qu'elle etait, s'offrait a moi avec un parfum de +proprete aristocratique. + +Les draps etaient d'une blancheur eclatante et d'une finesse +remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans +l'un, une elegante robe de chambre, dans l'autre, des chemises +blanches et de couleur. + +Il etait evident que mon hote avait prevu le cas ou je desirerais +changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles. + +Tout cela avait un caractere de courtoisie presque chevaleresque. + +Il y avait bon feu dans la cheminee. Je m'en approchai. + +Sur la cheminee, il y avait un livre. Je l'ouvris. + +Ce livre etait l'_Imitation de Jesus-Christ_. + +Sur la premiere page du livre saint etaient ecrits ces mots: + +_Donne par mon excellente amie la marquise de..._ + +Le nom venait d'etre rature il n'y avait pas dix minutes, et de facon +a le rendre illisible. + +Etrange chose! + +Je levai la tete pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en +Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou. + +Mes yeux s'arreterent sur un petit portrait au daguerreotype. + +Ce portrait representait une femme de vingt-six a vingt-huit ans, +accoudee a une fenetre et regardant le ciel a travers les barreaux +d'une prison. + +La chose devenait de plus en plus etrange; plus je regardais cette +femme, plus j'etais convaincu que je la connaissais. + +Seulement, cette ressemblance, qui ne m'etait pas etrangere, flottait +dans les vagues horizons d'un passe deja lointain. + +Quelle pouvait etre cette femme prisonniere? a quelle epoque +etait-elle entree dans ma vie? de quelle facon s'y etait-elle melee? +quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voila ce +qu'il m'etait impossible de preciser. + +Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu +que je connaissais ou que j'avais connu cette femme. + +Mais la memoire a parfois de singuliers entetements: la mienne +s'ouvrait parfois sur des echappees de ma jeunesse, mais presque +aussitot une epaisse brume envahissait le paysage, brouillant et +confondant tous les objets. + +Je passai plus d'une heure la tete appuyee dans ma main; pendant cette +heure, tous les fantomes de mes vingt premieres annees, evoques par ma +volonte, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les +avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, +pareils a des ombres voilees. + +La femme du portrait etait parmi ces derniers; mais j'avais beau +etendre la main, je ne pouvais soulever son voile. + +Je me couchai et m'endormis, esperant que mon sommeil serait plus +lumineux que ma veille. + +Je me trompais. + +Je fus reveille a cinq heures par mon hote, qui frappait a ma porte, +et qui m'appelait. + +Je reconnus sa voix. + +J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au proprietaire +de la chambre, au proprietaire du livre, au proprietaire du portrait, +la permission de lui presenter mes remerciments. En le voyant, +peut-etre tout ce mystere, qui m'eut semble un reve si les objets qui +occupaient ma pensee n'eussent point ete sous mes yeux; en le voyant, +dis-je, peut-etre tout ce mystere me serait-il explique. En tout cas, +si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque +d'etre indiscret, j'etais resolu a interroger. + +Mais c'etait un parti pris: mon hote me repondit que l'officier payeur +etait parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de +partir si tot, _ce qui le privait du plaisir de me voir._ + +Cette fois, il etait evident qu'il me fuyait. + +Quelle raison avait-il de me fuir? + +C'etait plus difficile encore a etablir que l'identite de cette femme, +au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et +je tachai d'oublier. + +Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouverent, +sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demanderent la cause +de ma preoccupation. + +Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour +de sa chambre. + +Puis nous remontames en diligence, et nous dimes adieu, probablement +pour toujours, au camp de Smendou. + +Au bout d'une heure de marche, une cote assez roide se dressa sur +notre chemin; la diligence s'arreta, le conducteur nous faisant cette +galanterie, a laquelle ses chevaux etaient encore plus sensibles que +nous, de nous offrir de descendre. + +Nous acceptames ce delassement. La pluie de la veille avait cesse, et +un pale rayon de soleil filtrait entre deux nuages. + +Au milieu de la montee, le conducteur de la diligence s'approcha de +moi d'un air mysterieux. + +Je le regardai d'un air etonne. + +--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a +prete sa chambre? + +--Non, lui repondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand +plaisir de me l'apprendre. + +--Eh bien, il se nomme M. Collard. + +--Collard! m'ecriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-la +plus tot? + +--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous +serions a une lieue de Smendou. + +--Collard! repetais-je comme un homme a qui l'on ote un bandeau de +devant les yeux.--Ah! oui, Collard. + +Ce nom m'expliquait tout. + +Cette femme qui regardait le ciel a travers les barreaux de sa prison, +cette femme, dont ma memoire avait garde une image indecise, c'etait +Marie Capelle, c'etait madame Lafarge. + +Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, +aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les +allees ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retire +du monde, refugie dans un desert, payeur d'un regiment, ne pouvait +etre que celui que j'avais connu, c'est-a-dire l'oncle de Marie +Capelle. + +De la le portrait de la prisonniere sur la cheminee. La parente +expliquait tout. + +Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'etait-il prive de ce sympathique +serrement de main qui nous eut rajeunis tous deux de trente annees? + +Par quel sentiment de honte mal entendue s'etait-il si obstinement +derobe a mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance? + +Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fit an reproche d'etre +le parent et l'ami d'une femme dont j'avais ete moi-meme l'ami et qui +etait presque ma parente. + +Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je +t'en voulais de ce doute desespere! + +J'avais eprouve peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce +moment, m'inonda le coeur de tristesse. + +Je voulais retourner a Smendou; je l'eusse fait si j'eusse ete seul; +mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard a mes +compagnons. + +Je me contentai de dechirer une page de mon album, et d'ecrire au +crayon; + + " Cher Maurice, + + " Quelle folle et desolante idee t'a donc passe par l'esprit au + moment ou, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux + d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es cache, au + contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois + est vrai, c'est-a-dire que ta douleur vienne de l'irreparable + malheur qui nous a frappes tous, par qui pouvais-tu etre console si + ce n'est par moi, qui _veux_ croire a l'innocence de la pauvre + prisonniere, dont j'ai trouve le portrait suspendu a ta cheminee? + + " Adieu! je m'eloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes + enfermees dans le tien. + + " Alex. DUMAS. " + + +En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet a +l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans +une heure. + +Quant a moi, arrive au sommet de la montee, je me retournai, et je vis +une derniere fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, +etendue sur la rouge verdure du sol africain. + +Je fis de la main un signe d'adieu a l'hospitaliere maison, qui +s'elevait, pareille a une tour, et de la fenetre de laquelle l'exile +suivait peut-etre notre marche vers la France. + + +Trois mois apres mon retour a Paris, je recus par +la poste un paquet au timbre de Montpellier. + +Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite +ecriture, fine, reguliere, dessinee plutot qu'ecrite; plus, une lettre +d'une ecriture ardente, fievreuse, pressee, arrachee, comme par +secousses et comme dans des acces de Jelire a la plume qui l'avait +tracee. + +La lettre etait signee: " Marie Capelle. " + +Je tressaillis. Je n'avais pas completement oublie la douloureuse +aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre +prisonniere etait le complement, la postface, l'epilogue de cette +aventure. + +Voici ce que contenait la lettre. Apres la lettre viendra le +manuscrit. + + " Monsieur, + + " Une lettre que je recois de mon cousin Eugene Collard,--car c'est + mon cousin Eugene Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice + Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner + l'hospitalite au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que + vous lui avez temoignee pour moi. + + " Et cependant, cette sympathie est incomplete, car il vous reste un + doute sur moi. Vous _voulez_ croire a mon innocence, dites-vous?... + O Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue + dans les bras de ma digne mere, sur les genoux de mon bon + grand-pere, pouvez-vous supposer que cette petite Marie a la robe + blanche, a la ceinture bleue, que vous avez rencontree un jour + cueillant des paquerettes dans les pres de Corcy, ait commis le + crime abominable dont elle etait accusee? car, de ce honteux vol de + diamants, je ne vous en parle meme pas. Vous voulez croire, + dites-vous?... O mon ami, vous qui pouvez etre mon sauveur, si vous + le voulez; vous qui, avec votre voix europeenne; vous qui, avec + votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a + fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'ame de + tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant + ou comme un frere, par la tombe de mes vieux parents, par celle de + mon pere et de ma mere, je vous jure, mon ami, les bras etendus vers + vous, a travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis + innocente! + + " Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il + pas, en vous parlant, assure de votre opinion sur la pauvre + prisonniere qui tremble en vous ecrivant? Ah! lui, sait que je ne + suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eut convaincu. + Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez a + Montpellier,--car, que vous y veniez expres, je n'ai point cet + espoir,--je suis bien sure qu'en voyant mes larmes, en entendant mes + sanglots, en sentant mes mains brulantes de fievre, d'insomnie, de + desespoir, prendre vos mains, je suis sure que vous diriez, comme + tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: " Non! + oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! " + + " Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dine ensemble chez ma + tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en + etait point question encore. Oh! j'etais bien heureuse alors! + heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher + grand-pere, je n'ai jamais ete heureuse. + + " Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune + fille; la prisonniere est aussi innocente que l'enfant et que la + jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitie, car elle est + martyre. + + " Mais ecoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parle + et dont il faut que je vous parle. Ce qui me desespere, ce qui + m'etendra bientot morte dans une des etroites cellules de la mort ou + dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilite de + l'existence, c'est le doute de moi-meme, c'est tour a tour ma + confiance dans ma force et ma mefiance dans les moyens de la + reveler. " Travaillez, " me dit-on. Oui; mais la publicite est aussi + necessaire aux germes de l'esprit que le soleil a ceux des moissons. + Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la + justice humaine! Est-ce ma vanite qui m'egare dans des sentiers qui + ne devaient pas etre les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur + de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantot je me + surprends faible, hesitante, variable, femme enfin comme personne ne + l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je reve des joies + douces et pales, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je + sens si souvent monter a mon front; je caresse le reve de devoirs si + charmants et si ombrages par la solitude, que nul etre humain ne + pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passe. + Tantot c'est ma tete qui a la fievre; mon ame semble se presser aux + parois de mon cerveau pour l'elargir; mes pensees ont une voix: les + unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux + memes semblent regarder en dedans. Je me comprends a peine moi-meme, + et cependant, grace a l'etat d'exaltation dans lequel je suis, je + comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des + soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis + obligee d'achever les pensees du livre qui me paraissent + incompletes. Je les mene avec mon imagination ou mon coeur pour + guide, je ne sais pas bien lequel, une etape plus haut que l'auteur + ne les a conduites. Les mots, ceux-la memes qui n'ont que des + significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, a moi, des + horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent + invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses + que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-etre, se sont passees dans + un autre monde, dans une vie anterieure. Je suis comme un etranger + qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction + de ses propres oeuvres, et qui continuerait a lire ainsi en + lui-meme, non pas la forme, mais l'ame, mais la pensee, mais le + secret de ces caracteres etranges qui restent des hieroglyphes + indechiffrables a ses yeux. + + " Si, au lieu de lire, je veux travailler a quelque ouvrage de + femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'etait une plume + aux mains d'un grand ecrivain ou un pinceau aux mains d'un grand + peintre. Artiste jusqu'au fond de l'ame, il me semble alors que je + mettrais de l'art jusque dans un ourlet. + + " Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue a rever, si + je m'abime dans une contemplation qui s'eleve jusqu'a l'extase, + alors ma fievre devient plus intense et se ravive, et ma pensee + escalade les etoiles. + + " Maintenant, comment decider,--tirez-moi de mon doute, + Dumas,--comment decider lequel de tous ces etats est celui auquel + Dieu m'a destinee? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou + la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du + jour, entre l'ouvriere de midi ou la reveuse de minuit, entre + l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu + quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi + est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de + critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille + et la plume; rien ne me couterait pour arriver au but si je me + sentais des aides. Mais la mediocrite me fait horreur, et, s'il n'y + a en moi _qu'une femme_, je veux bruler de vains jouets, et borner + mon ambition a rester bien aimee et a savoir moi-meme sublimement + aimer. Le mediocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur + plate et vulgaire, c'est le corps sans l'ame, c'est l'huile qui + tache quand elle n'eclaire pas. + + " La grenouille de la Fontaine nous fait pitie lorsqu'elle creve + d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-etre nous ferait-elle + envie coassant d'aise dans son palais de nenufars ou dans sa haute + futaie de roseaux. + + " Le travail latent et muet auquel je suis condamnee n'a pas + seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire + peut-etre dans des reves de la moins inexcusable vanite. Si j'ai du + talent, il l'enerve et m'impose encore des doutes dont la paresse + fait trop amplement profit. Je fais, je defais, je refais, je + rature, je gratte, je brule a propos de rien. Il est vrai que, dans + ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine + avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit etre severe pour + son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses + forces le lui permettent; mais, a cote des grandes oeuvres, doivent + s'executer a plume levee les causeries d'un jour, des etudes, des + bagatelles enfin, travaux, ou plutot distractions intermediaires qui + reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la + pensee, qui donnent enfin un corps a nos reves du jour, plus + douloureux souvent, par le malheur, plus reels que ceux de la nuit. + Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein + dont je vous parle; les hommes superieurs allaient dans le monde + semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les + ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui + ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a + remplace la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle + que s'abattent les pensees venues des quatre coins de l'horizon, + c'est la que fleurissent ces impressions fugitives, nees de + l'evenement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne + retrouve pas, enfin ces fantomes diapres de la vie exterieure, si + brulants, mais si fragiles. + + " Vous le voyez, Dumas, je me crois deja libre, je me crois deja + auteur, je me crois deja poete, je vis en liberte, j'ai de la + reputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grace a vous. + + " En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensees fugitives, + quelques fragments detaches, et dites-moi si la femme qui fait cela + a l'esperance de vivre un jour honorablement de sa plume. + + " Ami de ma mere, ayez pitie de sa pauvre fille! + + " MARIE CAPELLE. " + + +On a lu la lettre de la prisonniere. Maintenant, on va lire les +pensees que contenait le manuscrit joint a cette lettre. + + +SOUVENIRS ET PENSEES D'UNE EXILEE. + + + ITALIE. + +" Italie, qui empruntes a deux mers la ceinture bleue des vagues pour +voiler tes beaux flancs! + +" Italie, qui, pour orner ta tete, possedes le fier bandeau de toutes +les neiges alpines! + +" Terre doublee de volcans, terre revetue de roses, je te salue, et je +pleure rien qu'en pensant a toi. + +" Ton ciel radieux d'etoiles, tes brises parfumees, dont une seule +haleine effacerait un deuil; ton ecrin de beaute, present de la +nature; ton ecrin de genie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes +joies et jusqu'a tes soupirs appartiennent aux heureux! + +" Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus! + +" 1844. " + + + VILLERS-HELLON. + +" Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma priere, le +soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix +t'invoque encore! Va, retourne sans moi la ou je fus aimee. + +"L'etang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nenufars d'or +voguent-ils toujours sur les eaux a l'approche du soir? Bon ange, ta +douce egide veille-t-elle toujours, pres de ces rives fatales, aux +jeux des petits enfants? + +" Vois-tu le tronc noueux de l'aubepine rose qui fleurit la premiere +au retour du printemps? Chere aubepine... J'atteignais ses rameaux +avec le bras de mon pere pour en saluer la fete de l'aieul bien-aime. + +"Retrouves-tu les roses preferees de ma mere, les peupliers plantes le +jour ou je suis nee? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du +village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie? + +"Le temps respecte-t-il l'humble eglise gothique, dont l'autel est de +pierre, dont le christ est d'ebene? Une autre, a ma place et en mon +absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux freles +arceaux du sanctuaire? + +"Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la +tombe ou dorment mes morts tant pleures? Leur bonte leur survit, les +pauvres les visitent, et mon ame s'envole de l'exil pour y prier. + +"Je vais ou va la feuille que le tourbillon entraine.... Je vais ou va +le nuage que la tempete emporte. En deuil de ma vie, morte a +l'esperance meme, je ne reviendrai plus ou j'ai laisse mon coeur. + +" Bon ange; seme les roses sur les tombes de mes peres! donne les +parfums aux fleurs qui s'effeuillent a leurs pieds! Fais que ce soit +moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies +soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux la ou je fus aimee! " + + + "O vous tous qui passez sur le chemin, + regardez et voyez s'il est une douleur + comparable a ma douleur." + JEREMIE. + + AFFLICTION. + + +"Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes +heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, apres l'ennui +du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien +encore. + +" Mon berceau fut beni. Je fus aimee, enfant. Jeune fllle, je vis le +respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon +pere, et son dernier baiser glaca le premier sourire sur mon front. + +" Malheur aux orphelins!... Etrangers sur la terre, ils savent aimer +encore et ne sont plus aimes. Ils rappellent aux hommes le souvenir +des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans +meme les armer d'une benediction. + +" Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces +pauvres existences que nul ne protege, que nul ne defend. A la veille +de vivre, moi, je pleurais ma vie. A la veille d'aimer, helas! je +portais deja le deuil de mon bonheur. + +" Tous ceux qui m'etaient chers ont detourne la tete; ils se sont +isoles dans un superbe mepris, Quand je criais vers eux, ils +m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abime; et +cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point echange ma +robe d'innocence contre la ceinture d'or du peche. + +" Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent +le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hate pour moi le jour +de la justice! Mon Dieu, daigne servir de pere a l'orpheline! Mon +Dieu, daigne servir de juge a l'opprimee!" + + _(Deuixieme anniversaire.)_ + + + "Minuit, 15 juillet 1845. + + +" Les haleines de la nuit apportent les reves a l'homme et la rosee +aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. +Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit a la rose: +_Je t'aime!_ fait sourire l'esperance, fait pleurer le regret. + +" A travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions +d'opale sur les pres. L'echo repond par un soupir au soupir qu'il +ecoute. La pensee se souvient, le coeur aime, l'ame prie, et les anges +recueillent, pour les confier a Dieu, nos plus nobles pensees, nos +plus saintes prieres, nos plus chastes amours. + +"J'aime le soir; j'aime les brises parfumees qui portent mes larmes +aux morts, mes regrets aux absents. + +" J'aime le soir; j'aime ces pales tenebres qui retranchent un jour +aux jours de mon malheur. " + + + AMITIE. + +" L'amitie consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le +souvenir de ce que l'on recoit. " + + + " Fevrier 1847, + +" Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, eblouit les regards de +l'homme. + +" Les etoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent +les pensees vers le ciel. + +" Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre. + +" L'etoile, c'est l'amitie qui nous aide a mourir. + +" Jeune, j'ai salue le bonheur, j'ai salue l'esperance. Aujourd'hui, +je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a efface +la chimere de mes reves. O mon etoile! o ma sainte amitie! je n'aime +plus que toi! + +" Toutes mes larmes se sechaient au rayon d'un sourire. + +" Le sourire s'est eteint. + +" Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me +defendre. + +" J'ecoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. " + + + A A.G. + + +" Enfant, vous demandez pourquoi ma tete penche sur mes froids +barreaux, et vers quelles regions ma pensee s'elance, a cette heure +ou, le jour s'eteignant dans la nuit, la nature s'endort, et +l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie. + +" Mes pensees, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, +plus d'esperances, pas meme un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour +revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux +mechants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, benisse mon malheur. + +" Je ne veux pas hair. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos +ames au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre +recompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne +veux pas hair; la haine eteint l'amour, et l'amour, c'est la vie. + +" Jeune ame qui m'aimez, puissiez-vous etre heureuse! Ma priere vous +garde, ma pensee vous benit. Esperez un bonheur, et, s'il faut que vos +yeux connaissent aussi les larmes, helas! souvenez-vous que, sur la +terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit +vers notre patrie du ciel. + +" La vie est une epreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, +et, quand viendra le soir, si ma tete se penche tristement sur mes +froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le +ciel a des etoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la +verite! " + + + MORT. + + " 2 novembre 1848. + + +" Heureux, vous calomniez la mort. Aveugles par la peur de la +liberatrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous +lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si +noires, son regard si terrible, qu'il petrifie vos joies. + +" Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la recompense; +c'est le retour au ciel, ou les larmes sont comptees. La mort, c'est +le bon ange qui fait grace de la vie a toutes les ames en peine, a +tous les coeurs brises. + +" Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient +avec amour a leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mere, je +t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, o Mort, je m'enfuirais +vers toi. + +" Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilee, murmure a mon oreille les +promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; +viens, je t'ecoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te +sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser. + +" Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes +desespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du mechant, refuge de +l'opprime, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu +ramenes au ciel l'innocence et la foi! " + +Et maintenant, croyez-vous que le coeur ou sont ecloses ces pensees +ait medite un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui +a trace ces lignes ait presente la mort a un homme, entre un sourire +et un baiser? + +Oui? + +Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroye l'hypocrite, au moment meme +ou elle le prenait a temoin de son innocence! + + +Arrivee, apres son jugement prononce, a Montpellier, le 11 novembre +1841, Marie Capelle en est sortie le 19 fevrier 1851, c'est-a-dire +apres neuf ans et demi de captivite. + +Ce sont ces neuf ans et demi de captivite que racontent, jour par +jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_. + +C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne +rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: " +Lisez-le! " c'est la que vous trouverez jaillissant, plaintive, a +chaque ligne, une de ces grandes verites morales que nos legislateurs +appellent un paradoxe: a savoir que la pretendue egalite devant la loi +n'existe pas. + +Egalite de la peine, bien entendu. + +J'ai ete lie avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoleon, a son +lit de mort, appelait le plus honnete homme de France, aussi lie qu'un +jeune homme peut l'etre avec un vieillard; eh bien, je comparerai +l'inegalite de la punition morale a ce qu'il m'a dit de l'inegalite de +la douleur physique. + +Larrey etait peut-etre, depuis Esculape jusqu'a nous, l'homme qui +avait coupe le plus de bras et le plus de jambes. Napoleon l'avait +promene sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid a +Vienne, du Caire a Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait +donnee! Il avait ampute des Arabes, des Espagnols, des Francais, des +Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques. + +Eh bien, il pretendait que la douleur n'etait qu'une question de +nerfs; que l'operation qui faisait jeter des cris aigus a l'homme +irritable du Midi tirait parfois un soupir a l'organisation apathique +de l'homme du Nord; que, couches l'un a cote de l'autre sur leur lit +de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses machoires crispees, un +mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, +ne brisait pas meme le tuyau de sa pipe. + +A notre avis, il en est de meme de la punition morale. + +Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une +organisation commune, devient une torture atroce, un supplice +insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation +distinguee. + +Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je +continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a decide que le +crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a ete commis par +l'exasperation d'une extreme delicatesse, d'un aristocratie exquise. + +Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des +princes, des rois meme parmi ses aieux, une jeune fille qui a ete +elevee dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds +ont foule, des qu'ils ont pu marcher, les tapis ouates d'Aubusson, et +les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier +prevoyant a enleve d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'a la plus +petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient +encadre dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune +fille, jetee tout a coup dans une condition inferieure, en face d'un +homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une +ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du +Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la +ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligee de disputer +aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodees d'or, les +cornettes garnies de dentelle qui se sont egarees avec elle dans cette +espece de desert sauvage, inculte, inhospitalier, ou la pousse un des +mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, +respirant, parlant, agissant a son aise la famille Lafarge, il lui +faut, a elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de +tous les jours, c'est une deception de toutes les heures. La ou +l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le +bien-etre, l'amelioration relative, sa nature a elle trouve le +desespoir. Puis un jour arrive ou la vertu de la, femme est eteinte, +ou la force de la chretienne est epuisee, ou la colombe devient +vautour, la gazelle tigresse; ou l'on se dit: " Tout, tout, tout! la +prison, l'exil, la mort, tout, plutot que cette vie impossible, ou la +main de la fatalite a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou +d'airain, mais un lac, une mer, un ocean de boue entre moi et +l'avenir! " + +Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir ete +commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-etre excusable aux +yeux de Dieu. + +Je demandais a un jure: + +--Croyez-vous Marie Capelle coupable? + +--Oui. + +--Et vous avez vote pour la prison? + +--Non. + +--Expliquez-moi cela. + +--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger! + +Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il +resume bien, ce nous semble, les circonstances attenuantes au milieu +desquelles il a ete commis. + +Eh bien, voyez: la meme peine, la peine de la detention a perpetuite, +est imposee a cette femme d'une organisation superieure, dont le crime +meme est le fils de cette organisation; la meme peine est imposee a +cette femme qui serait imposee a une vachere, a une balayeuse des rues +ou a une revendeuse a la toilette. + +C'est juste, puisque le Code porte: " Egalite devant la loi. " + +Mais est-ce equitable? La est la question. + +Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive a Montpellier, au +milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent +autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le +poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant a +Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses +gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle +s'evanouit, et cela pour se reveiller dans une cellule a la fenetre +grillee, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la +fievre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous +une couverture de laine grise qui a deja use deux ou trois prisonniers +sans que les prisonniers soient parvenus a l'user. Eh bien, cette +chambre aux murs blancs, a la fenetre grillee, au pave de pierre, au +plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; +c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et +humides, cette couverture grise, usee, trouee, dans le tissu de +laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mere Lecouffe; +c'est un grabat immonde pour Marie Capelle. + +Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la degradation, +la misere, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge +fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est la +par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser +passer, qu'un jour les barreaux de cette fenetre s'ouvriront, sinon +pour son corps, du moins pour son ame, qui aspire au ciel? Non, cette +derniere illusion qu'elle doit a une chemise de batiste, a une robe de +soie noire, a une collerette de linge blanc, a un ruban de velours mis +dans ses cheveux, le reglement de la prison vient la lui oter. + +Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revetir de la +robe de bure, de la robe penitentiaire, de la robe de la prison. + +Alors, comme Charles XII a Bender, elle se couche; elle declare +qu'elle restera dans son lit, dans ce lit miserable ou elle a tant +hesite d'abord a s'etendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra +dans son lit, plutot que de revetir la robe infame. + +Veut-on voir la lettre qu'elle ecrivait a cette occasion a son oncle, +M. Collard, au pere de M. Eugene Collard, mon hote en Afrique? Tenez, +la voici: + + " Mon cher oncle, si c'est folie de resister a la force quand on est + renverse, de combattre encore quand on est vaincu, de protester + contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de + vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, + helas! que la longueur d'une chaine, plaignez-moi, mon oncle, je + suis folle! + + " J'ai passe toute la soiree d'hier et toute cette nuit a + familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on + leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se + revoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer + plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un + but, me degrader et m'avilir. + + " Ecoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la + douleur que je recule. + + " De mon lit a la cheminee, il y a seize de mes pas; de la porte a + la fenetre, il y en a neuf, je les ai comptes. Ma cellule est vide; + entre ses quatre murs froids et nus, entre son pave de gres et son + plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois. + + " Je vivrai la... + + " Du dimanche ou vous serez venu jusqu'au dimanche ou vous + reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une + heure de souffrances partagees. + + " Je vivrai ces six jours. + + " Mais porter les insignes du crime, sentir se debattre ma + conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au + corps seulement, qui brule et qui tache l'ame?... + + " Jamais! + + " Je vous entends me dire que c'est l'humilite qui fait les martyrs + et les saints. + + " L'humilite, mon oncle, je la comprends dans les heros, je l'adore + dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom a l'asservissement de ma + volonte, a la violence, au sacrifice force, au renoncement de la + peur. L'humilite, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des + abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'etre + veritablement humble; mais je rougirais de le paraitre, si je ne + l'etais qu'a demi. + + " Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, a cette heure, je ne suis + pas assez forte pour m'elever si haut. J'ai des defauts, des + prejuges, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai + point depouille toutes ses idees; je n'ai pas desappris tontes ses + maximes. Je me preoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne + devrais peut-etre; j'ai la vanite de l'honneur humain;--mais je + suis femme, tres-femme. J'ai du moins appris du malheur a ne pas + mentir a moi-meme. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je + me suis jugee, que je repousse le vetement infame dont on a voulu me + salir. + + " A titre d'innocente, je ne dois pas le porter. + + " A titre de chretienne, je ne suis pas digne encore de le revetir. + + " Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en + supplie, intervenez aupres du directeur pour qu'il m'epargne les + tortures inutiles et les coups d'epingle anodins, les grandes + pauvretes et les petites miseres, qui semblent etre ici la trame + meme de la vie des captifs. J'ai tant a souffrir dans le present, + j'ai tant a souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on menage mes forces; + helas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes + douleurs. + + " Adieu, mon cher oncle; ecrivez-moi, ce sera fortifier mon ame; + aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur. + + " Votre MARIE CAPELLE. + + " _Post-scriptum_.--On pretend que la pensee d'une femme est toute + dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon + oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le + vetement d'infamie que le jour ou il sera pour moi, non plus le + signe du crime, mais celui d'une vertu." + +Croyez-vous que la femme qui a ecrit ces lignes ait plus souffert que +les filles qu'on envoie a la Salpetriere, ou les voleuses qu'on +renferme a Saint-Lazare? + +Oui. + +Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse +d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux +Cesars, epouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint +Louis, emprisonnee au Temple, conduite a l'echafaud dans la charrette +commune, executee sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie +d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par +exemple? + +Oui. + +Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, +grace a un travail de quinze heures par jour, travail necessaire +non-seulement a mon existence intellectuelle, mais encore a ma sante, +ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; +croyez-vous que, si j'etais condamne a rester ce que j'ai encore de +jours a vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, +sans encre, sans lumiere, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais +plus qu'un homme a qui l'on refuserait plumes, lumiere, encre, papier +et livres, mais qui ne saurait ni lire ni ecrire? + +Oui, incontestablement oui. + +Il y a donc egalite devant la loi, mais il n'y a pas egalite devant la +punition. + +Maintenant, les medecins, en inventant le chloroforme, ont supprime +cette inegalite devant la douleur physique, qui preoccupait si fort le +bon docteur Larrey. + +Legislateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, +n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel +qui supprimat l'inegalite devant la douleur morale? + +C'est un probleme que je pose, et qui meriterait bien, il me semble, +de concourir au prix Montyon. + + +Maintenant, vous connaissez le theatre ou s'accomplissait ce drame de +douleur morale: Marie Capelle elle-meme vient de vous en faire la +description. + +Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit ou la prisonniere reste +couchee toute la journee pour ne pas revetir la livree de la prison, +voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie? + +Ecoutez, c'est elle qui parle: + + " L'automne a vu tomber la derniere feuille de sa couronne. Il fait + froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon + mantelet de lit est insuffisant a me couvrir; il faut que je reste + couchee tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et + inoccupees! Je veux m'essayer a vivre quand tout repose et + sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier a + ces ames errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent + aux vents les soupirs desoles que leurs voix ne peuvent plus + _gemir_. Une langueur anxieuse s'est emparee de moi; je la benirais + si c'etait le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce + n'est que le reve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi + sensitif et souffrant echappe a l'action de mon ame. Je me surprends + a prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensee. Des + larmes m'etouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idees revetent + des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon + front; je les vois s'etirer, se trainer au dedans de mon cerveau; + d'eclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'echo sans le + son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je + ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et + j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! " + +La torture alla jusqu'a l'agonie. Dans les premiers jours de fevrier +1842, la prisonniere recut l'extreme-onction, et vint frapper de sa +main amaigrie a la porte du tombeau. + +Le jour de la delivrance n'etait pas venu, la porte resta fermee. + +Enfin la rigueur des hommes se lassa. + +Un matin, on annonca a la prisonniere qu'on lui accordait la faveur +d'une autre cellule. + +Elle vous a raconte la premiere, voici la description de la seconde: + + " Ma cellule est carree; une morte y respire. Je viens de dire a ma + garde d'aller en droite ligne de la porte a la fenetre et de compter + ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le meme espace, se + placeront deux fois. J'appelle cela etre au large, et vous? + + " Les murs ont ete passes a la chaux melee d'une pincee de noir. + C'est de la verite locale. + + " Voici le mobilier: + + " A cote de la porte, une cheminee en tole dont le tuyau monte + obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est + fort laid, mais c'est chaud. + + " En face de la cheminee, une etagere qui attend mes livres; sous + l'etagere, une table a deux fins; pres de la fenetre, une commode, + et, vis-a-vis de la commode, mon lit cache sous une niche de percale + liseree de gris. + + " Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile. + + " Voila tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a + passe pres de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise. + + " J'allais oublier ce que j'avais de plus precieux, la sainte et + petite chapelle de mes souvenirs. + + " Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossee au + mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque cote + sont suspendus les portraits, cercles en velours noir (l'or est + prohibe) de mon pere, de ma mere, de mon aieule et de mon + grand-pere. + + " Devant moi, au-dessus de la cheminee, j'ai fait placer le crucifix + qui etait d'abord a mon chevet; il faut que le regard divin m'aide a + porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux + branches de cypres, cueillies dans le cimetiere de Villers-Hellon. + + " Le cimetiere de Villers-Hellon! o mes amis, ne me demandez plus + rien... J'acheve avec des larmes ce que j'ai du commencer avec un + sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! " + +Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonniere +pendant ces neuf annees. + +Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui +murmureront autour de sa seconde et derniere agonie, qui soupireront +sur sa tombe. + +D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le pere d'Eugene, vieillard +de soixante-quinze ans. + +Ecoutons-le. + + " Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un deperissement + notable se manifesta dans la sante de la prisonniere. La fievre ne + la quittait plus. Son medecin, si bon, si devoue, fit part de ses + craintes au prefet. Quatre professeurs de la faculte de medecine + furent charges de visiter la malade et de constater son etat. Ils + conclurent a la mise en liberte, comme la seule chance de guerison. + + " Ce rapport resta sans resultat. Cependant le mal empirait + rapidement. Apres quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle + expertise eut lieu. Les conclusions furent les memes, et peut-etre + plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonniere a la + maison de sante de Saint-Remy fut ordonnee. + + " Elle y arriva le 22 fevrier 1851, accompagnee de ma fille. + + " Il n'etait plus temps! + + " Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins + incessants du medecin, le concours charitable de l'aumonier et de la + soeur hospitaliere, la salubrite du climat, la beaute du lieu, tout + fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours. + + " Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hate a + Paris. J'etais porteur d'une supplique pour le prince-president: + j'en fis une autre que je signai. Je me placai sous le patronage + d'un homme eminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours + apres, une lettre m'apprit que ma fille allait etre libre. + + " Ma joie devait etre plus courte que ma reconnaissance. Arrive en + trente-six heures a Saint-Remy, je pressai entre mes bras, non plus + une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer a la + liberte. + + " Le 1er juin 1852, l'infortunee posait son pied libre dans ma + demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une + mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux. + + " L'humble cimetiere d'Ornolac a recu les restes de la morte; une + croix renversee couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. " + +Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun detail sur +la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas a lui que nous nous +adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au +pretre qui a ferme les yeux de la mourante. + +Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un etranger parle +toujours au coeur dechire de la famille, on reconnaitra les traces de +cette influence etrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui +l'entourait. + + " Monsieur, + + " Se suis charge, d'une mission bien penible au-pres de vous. + L'interessante, l'excellente mademoiselle Adele Collard vient encore + une fois d'etre frappee de la maniere la plus cruelle dans ses + affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur + le plus grand des sacrifices: sa chere et digne amie, la pauvre + Marie Capelle, lui a ete ravie comme par miracle. Je vous laisse a + penser, monsieur, quel rude coup c'a ete pour un coeur si aimant, si + parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprecier, + depuis longues annees, sa sensibilite et son affectueux et + incomparable devouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de + religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle + n'aurait pas resiste a la douleur que lui a causee le terrible + evenement que je suis force de vous annoncer. + + " Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et + qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualites + distinguees, captiva toutes mes sympathies, a rendu son ame a Dieu + ce matin a neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir + toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. + En ce moment supreme, _elle a ete admirable de resignation, de foi, + de piete et surtout de charite. Jamais, depuis dix-huit ans que + j'exerce le saint ministere, je n'avais eu le bonheur d'etre si + profondement edifie. Jamais on n'a ete temoin de plus beaux et de + plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semble vouloir la dedommager, + a sa derniere heure, de tout ce qu'elle avait endure de tourments et + de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a ete + admirable aux approches de la mort. + + " Soyez assez bon, monsieur et venere confrere, pour faire part de + tout ceci a la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adele. Je + n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos precautions pour + menager la sensibilite louable de ses dignes parents. Vous etes trop + sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez a faire a + cet egard. + + " Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de + mademoiselle Adele. Nous tacherons de contribuer tous de notre mieux + a la lui rendre aussi facile que possible. + + " Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la maniere dont + mademoiselle Adele se rendra a Montpellier. Sans difficulte d'abord, + elle se rendra a Toulouse, ou elle ira descendre chez la cousine de + madame Marie Capelle, et, de la, elle continuera sans peine son + voyage pour se rendre au sein de sa famille. + + " Sa sante est parfaite, et elle vous prie de faire agreer a sa + famille l'expression de ses meilleurs sentiments. + + " Pardon, monsieur, de mon importunite, et daignez recevoir + l'hommage, etc. + + " B..., + + " Cure, aumonier des bains d'Ussat. " + + " Ornolac, 7 septembre 1853." + + +Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle +Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidele amie de la +prisonniere, Adele Collard ayant ete forcee de la quitter deux heures +avant sa mort. + +Des les premieres lignes, vous reconnaitrez, non plus le pretre, +consolateur par etat, mais la femme consolatrice par nature: + + " N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte a vous + ecrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-a-dire ecrite + vingt jours apres l'evenement.], vous ne vous etes pas dit une seule + fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je + vous connaissais moins, c'eut ete pour moi une souffrance de plus. + J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue + me cause toujours, l'operation douloureuse qu'il m'a fait subir, + tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers + jours, j'en etais a perdre a chaque instant connaissance. On trouve + pourtant de l'amelioration dans la maladie principale. Dans trois + mois, dit-on, il n'y aura plus a cauteriser. Si grande que soit ma + confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine a y croire. + + " Mais parlons d'_elle_. Je l'ecoutais avec mon coeur, et ce + souvenir sera pour moi ineffacable. C'etait vous sa seule douleur. + Pour vous seule, elle regrettait la vie. " C'est la qu'est le + sacrifice, " disait-elle. " Pauvre Adele, quand je songe qu'elle + sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, + o mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je + rende la pauvre Adele a sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la + vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! + comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, o mon Dieu! je vous + benis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi + le courage de le supporter. " + + " Puis, comme les douleurs redoublaient: + + " Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, + vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont + fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande a Dieu qu'il + leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causees! " + + " Puis c'etait vous, Adele, qu'elle appelait, qu'elle recommandait a + tous. Puis c'etait une priere, et toujours la resignation la plus + grande. + + " Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en repondre; je souffrais + tant de la voir souffrir! j'etais si malheureuse de mon impuissance + a la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; + j'etais si fiere de cette affection qu'elle me temoignait; je lui + etais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce + qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais ose lui dire, a elle + si superieure. + + " Que vous etes bonne de m'avoir envoye ce precieux souvenir! Vous + m'ecrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me + parlerez aussi beaucoup de vous, comme a l'amie la plus vraie. + + " Je vous prie d'offrir a votre bonne famille mes sentiments les + plus respectueux. + + " Ma soeur et ma mere me chargent de vous dire combien vous leur + etes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous etes. + + " A bientot, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout + mon coeur. + + " CLEMENCE. + + " Lundi 27. " + + +Un an apres, c'est-a-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait +cette seconde lettre du brave cure d'Ussat. + +Nous la citons entierement; elle est caracteristique dans sa naive +bonte: + + " Mon cher monsieur, + + " La confusion que j'eprouve du long silence que j'ai garde a votre + egard ne saurait etre egalee que par la contrariete qu'il vous aura + causee a vous-meme. Vous devez m'avoir trouve bien peu honnete de ne + pas avoir repondu plus tot a votre bonne lettre du 22 juillet. + J'avoue que jamais accusation n'a ete mieux fondee que celle-la. + Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont force a ce + silence, vous conviendrez que je n'ai ete que malheureux, mais pas + coupable. + + " A peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que + vous desirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je + m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de + la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis a + les lui donner. Il la fit pour le temps indique, et bien + conformement au plan; elle fut aussi mise en place avant la fin de + juillet. + + " Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il + n'avait use de ruse en refusant de peindre la grille, alleguant + qu'il n'avait ete tenu de faire que ce qui avait ete convenu; et + parce que j'avais oublie de faire la reserve que le fer serait + peint, afin qu'il ne s'oxydat point, il n'a point voulu mettre cette + derniere main a son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je + la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite depense de plus. + Toujours est-il que je suis tres-fache contre Blazy, qui a manque de + delicatesse en ce point. + + " Quant a la croix, voila l'objet qui a cause toute ma douleur, et + m'a empeche de vous donner plus tot de mes nouvelles. + + " Pour qu'elle fut bien confectionnee, j'eus le malheur de + m'adresser a un tres-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait a + Ussat, vers la derniere quinzaine de juillet. Il fut convenu que je + la lui payerais douze francs, a la condition qu'il la soignerait + beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous + traitames le mardi; loin de la recevoir au temps indique, deux + semaines apres, elle ne m'etait pas encore, arrivee. Contrarie de ce + retard, je lui ecrivis par la poste pour la lui reclamer. Il me + repondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse + prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette + fois-la que l'autre. Fache fortement de ce nouveau delai, je lui + ecrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon + indignation sur son manque de parole. Enfin, apres m'avoir fait + enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter + lui-meme, et, certes, celui-la n'a pas ete comme Blazy; il a fini + son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une + jolie piece. Elle est maintenant en place et produit un bel effet + par l'originalite de la pose et par la confection de l'objet. + + " A toutes ces contrarietes, je vais en ajouter encore une autre, ou + plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais + annonce que le saule plante par moi sur la tombe avait bien reussi, + et qu'il etait tres-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrat pour sa + part dans le chagrin que j'ai eprouve. Chaque etranger qui est venu + visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac + est constamment encombre, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, + son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire secher. + J'ai eu beau adresser des prieres, j'ai eu beau me facher pour qu'on + le respectat, menaces et prieres, tout a ete inutile. Les fleurs + egalement ont ete enlevees; chacun a voulu emporter une relique. + Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez etre + flatte de la veneration dont les depouilles de la pauvre defunte + sont honorees. Le mal fait a l'arbre et aux fleurs est facile a + reparer. + + " Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera + fini. " + +Qu'ajouter a cela? + +Les dernieres lignes ecrites par le digne M. Collard, par ce vieillard +qui proteste, au nom de ses soixante-quinze annees et de ses cheveux +blancs, contre le jugement qui a frappe sa niece. + + " Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable? + + " Je reponds: + + " Retenue prisonniere, je lui avais donne pour compagne ma fille. + + " Devenue libre, je lui aurais donne pour mari mon fils. + + " Ma conviction est la. + + " COLLARD, + + " Montpellier, 17 juin 1853. " + + +Marie Capelle est morte a l'age de trente-six ans apres douze ans de +captivite. + + + +JACQUES FOSSE + + +Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant du prendre ma +place a un grand diner que donnait la Societe de sauvetage, je fus +empeche de m'y rendre par je ne sais quelle affaire. + +Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de +trente-quatre a trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits +vigoureusement accentues, aux membres musculeux. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais diner hier avec vous; vous +n'etes pas venu au diner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu +repartir sans vous voir. + +--A qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je. + +--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains a Beaucaire, et +sauveteur dans mes moments perdus. + +En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, +couverte de medailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une +eclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue a son ruban rouge, +eclatait comme une etoile la croix de la Legion d'honneur. + +Je suis peu sensible a l'entrainement des medailles, des croix et des +plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, +lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, +j'eprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que +celui-la les ait gagnees pour les avoir obtenues. + +Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un +ministre, et j'invitai mon visiteur a s'asseoir. + +Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, +laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir a vous raconter +cette vie de luttes, de travail et surtout de devouement. + +Jacques Fosse naquit a Saint-Gilles;--a ce seul nom, vous vous +rappelez Raymond de Toulouse et la belle eglise de Saint-Trophime.--Il +naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, +ou a peu pres. + +Il etait fils de Jean Fosse et de Genevieve Duplessis. + +Il perdit son pere en 1820. Il avait un an. + +La veuve, sans fortune, quitta aussitot Saint-Gilles, pour aller +habiter chez sa mere, a Beaucaire. + +En 1822, elle se remaria, epousa un nomme Perrico, duquel elle eut +douze enfants, dont trois sont morts. + +En 1828, le beau-pere de Fosse devint infirme et cessa de travailler. +Il y avait deja six enfants de ce second lit a nourrir. + +La commenca le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en +alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin. + +Le pain n'etait pas cher a cette epoque. Le produit du travail d'un +enfant de neuf ans suffit a nourrir toute la pauvre famille. + +Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il +gagnait par jour; mais enfin on vivait. + +Il fit ce metier pendant un an. + +Mais, comme, a dix ans, il etait aussi fort qu'un enfant de quinze, il +entra comme manoeuvre chez un macon. + +Jusqu'a douze ans, il porta le mortier sur ses epaules. + +En 1830, le 18 juin, il entend crier: "Au secours!" C'etait le nomme +Chaffin, un garcon de dix-huit ans, qui se noyait. + +Fosse pique une tete du haut du quai, le ramene vers un radeau, manque +de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de +passer sous le radeau, arrive a monter dessus. + +Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et devouement. + +Jamais programme ne fut mieux suivi. + +En 1832, a treize ans, il commenca a travailler dans les carrieres en +qualite d'apprenti mineur. + +Il y gagnait vingt-cinq sous par jour. + +Deux ans il fit ce metier. Mais, comme le metier devenait mauvais, a +quatorze ans il se fit portefaix sur le port. + +A quatorze ans, Fosse portait sept cents. + +Il y avait alors de grands mouvements a la foire de Beaucaire: elle +durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et etalait un +immense commerce de soie, de draperie et de cuir. + +Pendant cette annee 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient +dans le Rhone: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le +fils d'un charcutier nomme Cambon. + +Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en +meme temps que lui et n'osait lui porter secours. C'etait au-dessus de +Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhone; le +danger etait donc immense. Fosse ne s'y arreta point.--Par bonheur, +le soldat, qui avait deja beaucoup bu, etait a peu pres evanoui. + +Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la +compagnie. + +Le jeune Cambon, que nous avons nomme le dernier, s'amusait, lui, en +se balancant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas +nager et allait tout simplement passer sous le bateau a vapeur, +lorsque Fosse l'atteignit et le sauva. + +Fosse, en prenant pied au fond du Rhone, avait touche un morceau de +bouteille cassee et s'etait blesse a un doigt. Depuis ce jour, ce +doigt est inerte, le nerf en a ete coupe. + +En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux a vapeur, en +qualite de pisteur. C'est le nom que l'on donne a ceux qui appellent +et dirigent les voyageurs. + +Dans le courant du mois de juillet, c'est-a-dire en pleine foire de +Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment ou il etait dans un cafe +chantant. + +Un ours et deux saltimbanques se noyaient. + +Voici le fait: + +Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser. + +Le menuet fini, les saltimbanques penserent que leur ours avait besoin +de se rafraichir. Ils le menerent au Rhone. + +Sollicite par la fraicheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de +boire, il se mit a la nage, entrainant celui des deux saltimbanques +qui tenait la chaine. + +Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraine +avec lui. + +Quand le premier lacha la chaine, il etait trop tard, il avait perdu +pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager. + +Quant a l'ours, il nageait comme un de ses confreres du pole. + +Fosse courut d'abord aux saltimbanques. + +Seulement, comme il craignait d'etre saisi par quelque membre +essentiel et paralyse dans ses mouvements en se jetant a l'eau, Fosse +avait pris a tout hasard un cercle de tonneau; il presenta le cercle +aux saltimbanques; un d'eux, en se debattant, s'y accrocha, et, comme +le second n'avait pas lache le premier, Fosse, en nageant vers le +bord, les traina tous deux apres lui. + +Malgre cette precaution, l'un d'eux parvint a le saisir par la jambe; +mais, heureusement, le nageur avait pied. + +Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'elanca a la poursuite de +l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve. + +Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore +de l'empecher de s'enfuir. + +Ce n'etait pas chose facile. Tout musele qu'il etait, l'ours se +sentait en liberte, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse +s'elanca a sa poursuite. + +Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'etait a +lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui. + +Fosse plongea et s'en alla chercher la chaine de fer de l'animal, qui, +entrainee par son poids, pendait de cinq a six pieds sous l'eau. + +Il prit l'extremite de la chaine et nagea vers le bord, entrainant +l'ours, qui resistait, mais resistait inutilement, entraine qu'il +etait par une force superieure. + +Cependant Fosse fut oblige de revenir a la surface de l'eau pour +respirer. + +C'etait la que l'ours l'attendait. + +Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son +epaule. + +Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la +chaine qu'il avait abandonnee un instant, et refit une dizaine de +brassees vers le bord, entrainant toujours l'animal apres lui. + +Le meme manege se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, +peut-etre, Fosse plongeant, esquivant, a son retour sur l'eau, le coup +de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal a terre. + +Enfin, il reprit pied, remit la chaine aux mains des saltimbanques, et +se jeta hors de la portee de l'animal, furieux et rugissant. + +Il va sans dire que tout Beaucaire etait sur les ponts et les quais +pour assister a cet etrange sauvetage. + +En 1839, Fosse sauva la vie a cinq personnes; deux d'entre elles +etaient tombees dans le Rhone en franchissant la planche qui +conduisait au bateau a vapeur. + +C'etaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette. + +Fosse entend crier, fait ecarter la foule qui se pressait sur le quai, +et, tout habille, saute de douze pieds de haut. + +Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux +qui s'y noyaient. + +Les deux marchands s'etaient cramponnes l'un a l'autre. + +En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se +debattant. + +Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par +les epaules. + +Tout empeche qu'il est par eux, il les traine du cote du quai, +s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tete hors de +l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde. + +A peine en a-t-il saisi l'extremite, qu'il y attache celui qui le +tient par les epaules, puis l'autre, et crie: + +--Tire! + +On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, +etant reste le plus longtemps sous l'eau, etait evanoui; l'autre avait +conserve toute sa tete; aussi, a peine sur le quai, s'apercut-il que +son portemanteau etait reste au fond du Rhone. + +Ce portemanteau contenait quinze cents francs. + +Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparait avec lui. + +Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs a +Fosse. + +Il va sans dire que celui-ci refusa. + +Le 28 septembre de la meme annee, madame de Sainte-Maure, belle-mere +de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez +son gendre a Montpellier. + +En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et +elle tomba dans le Rhone. + +Fosse plonge tout habille, passe avec elle sous le bateau, et reparait +de l'autre cote. + +Mais le Rhone est gros et rapide, il entraine le nageur et celle qu'il +essaye de sauver. + +Un nomme Vincent detache un batelet et rame au secours de Fosse. + +Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il +soutient madame de Sainte-Maure. + +Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais +encore se retourne. + +Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de la comme il pourra; +il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le +bateau vers la terre, et aborde a deux kilometres de l'endroit ou il +avait saute a l'eau. + +La, madame de Sainte-Maure est deposee dans la maison d'un +constructeur de bateaux, nomme Raousse. + +Les deux autres personnes sauvees par Fosse, en 1839, etaient un +garcon cafetier de Beaucaire, et un nomme Soulier. + +Peu de temps apres, Fosse fut mande chez M. Tavernel, maire de +Beaucaire. + +M. Tavernel etait charge de lui remettre une medaille d'argent de +deuxieme classe, ou cent francs, a son choix; Fosse prefera la +medaille; elle valait quarante sous. + +Il avait deja sauve la vie a une quinzaine de personnes; une medaille +de quarante sous pour avoir sauve la vie a quinze personnes, ce n'est +pas trois sous par personne. + +Fosse s'en contenta. + +En 1840, il tomba a la conscription. + +Mais, avant de se rendre au regiment, il sauva encore la vie a deux +personnes: l'une se noyait dans le canal, c'etait une femme; l'autre +dans le Rhone, c'etait un employe de MM. Cuisinier, negociants a Lyon. + +Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxieme medaille de seconde +classe. + +Designe comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er +septembre 1840. + +Choisi pour faire partie du camp de Chalons, il fut envoye a +Strasbourg, ou se reunissaient les hommes designes pour Chalons. + +Pendant son sejour a Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes +du meme regiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un +seul arrive vivant a terre; l'autre a ete tue d'un coup de pied de +cheval. + +Le marquis de la Place avait promis a Fosse, une fois au camp, de lui +faire donner la croix par le duc d'Orleans; mais le camp n'eut pas +lieu, a cause de la mort du duc d'Orleans. + +En 1841, Fosse se trouve a Besancon: un soldat se noyait dans le +Doubs; deux autres soldats s'elancent a son secours; tous trois +tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les +en retire tous les trois, et vivants. + +Ce fut a ce propos qu'il obtint sa troisieme medaille de deuxieme +classe. + +En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse +s'etait ouvert le flanc avec une bouteille cassee. + +Au mois de mai 1845, Fosse revint en conge a Beaucaire. La famille +avait fort souffert de son absence: il se remit immediatement au +travail; elle s'etait augmentee: Fosse avait maintenant a nourrir son +beau-pere, sa mere et neuf freres et soeurs. + +Mais ce n'etait plus le beau temps des portefaix: la foire de +Beaucaire, a peu pres morte aujourd'hui, des ce temps-la s'en allait +mourant. + +Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force +herculeenne, gagna de six a sept francs par jour. Il profita de cette +augmentation dans sa recette pour se marier. + +En 1847, Fosse entra comme facteur chef a la gare des marchandises a +Beaucaire; une des conditions de la place etait de savoir lire et +ecrire. On demanda a Fosse s'il le savait; Fosse repondit hardiment +que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'etaient ses chiffres jusqu'a +100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit. + +M. Renaud etait son professeur de jour; il venait chez lui de midi a +deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois. + +M. Dejean etait son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze +francs. + +Au bout de deux ans, l'education de l'ecolier de vingt-huit ans etait +faite. + +Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens. + +Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en +sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans +le Rhone et passe sous le radeau. + +Par bonheur, il y avait un trou au radeau. + +Fosse, qui entend crier a l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme +est passe sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme +par l'une des extremites. + +Au mois de juillet suivant, il sauve la vie a un garcon boulanger qui, +en essayant de nager, avait perdu a la fois pied et tete. + +Quelques jours apres, il se jetait dans le feu,--il faut bien +varier,--pour tirer des flammes un enfant qui etait sur le point +d'etre asphyxie. L'escalier etait en feu; il s'agissait d'aller +chercher l'enfant au second etage, la compagnie des pompiers avait +juge la chose impossible. Fosse, sans hesiter, se jeta dans les +flammes, et cette chose jugee impossible, il la fit. + +Le 20 avril 1848, Fosse fut nomme a l'unanimite porte-drapeau de la +garde nationale de Beaucaire. + +Quelque temps apres, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur +les bords de la Durance. + +Au commencement de 1849, il recut sa cinquieme medaille; mais tout +cela ne satisfaisait pas son ambition. + +C'etait la croix de la Legion d'honneur que voulait Fosse. Il part +pour Paris, le 19 mai, se faisant a lui-meme le serment de ne pas +revenir sans sa croix. + +Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint a Beaucaire, le 15 juin +suivant, c'est-a-dire pres d'un mois apres en etre parti. + +A son retour, il crea un etablissement de bains sur le Rhone, et se +mit a faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons. + +Un etablissement de bains, c'etait le vrai port de notre sauveteur! + +Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie a trois ou quatre personnes qui se +noient dans le Rhone, et, entre autres, a un garcon confiseur et a un +commis d'une maison de commerce. + +En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle a diriger le +transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon. + +Comme il n'y a que le Rhone a traverser pour aller d'une ville a +l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue a tenir son +etablissement de bains, et a faire son commerce de vieilles cordes et +de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854. + +Le 30 janvier 1852, il recut une medaille en or de premiere classe. + +Le 1er octobre 1852, il fut nomme membre de la commission chargee de +l'examen des machines a vapeur, et obtint par le prefet un bureau de +tabac. + +Le 1er janvier 1853, Fosse est nomme par le ministre des travaux +publics maitre du port a Beaucaire. + +Dans le courant de l'annee, Fosse sauve encore deux personnes qui se +noient dans le Rhone: un maquignon, nomme Saunier, et un danseur +espagnol qui croyait se baigner dans le Mancanarez. + +En 1854, le cholera se declare en pleine foire de Beaucaire; Fosse +soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son +exemple. + +Mais compatriotes et etrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse +achete, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des +fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, realise +un benefice considerable. + +Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa demission de maitre du +port, et met de cote le commerce de bois pour le commerce de grain. + +Son dernier acte comme maitre du port fut de sauver un bateau de vin +charge pour la Crimee. Ce bateau venait de Macon: il se heurte a une +jetee sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze +ou seize cents pieces de vin dont il etait charge, il ne s'en perdit +qu'une quarantaine. + +Fosse sauva le reste. + +Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve +l'enfant. + +Au mois de mai 1836, le Rhone monte si rapidement et si obstinement, +que l'on comprend que l'on va avoir a lutter contre un de ces +debordements terribles qui portent la desolation sur les deux rives du +fleuve. Pour etre libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants +a l'hotel du Luxembourg, a Nimes. + +Le Rhone monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds +au-dessus de son cours ordinaire. + +Cet evenement coincidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains +arriverent a Marseille; mais, quelle que fut la necessite de sa +presence dans cette derniere ville, Fosse resta a Beaucaire. + +C'est que Beaucaire etait cruellement menacee. + +L'eau passait par la porte Beauregard, malgre tous les obstacles qu'on +lui opposait, Fosse eut l'idee de boucher la porte avec des sacs de +terre. + +Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'a la ceinture. + +De Boulbon a la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues +d'etendue, et, a la surface de l'eau, flottaient des berceaux +d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espece. + +Le prefet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabregues, +completement enveloppe d'eau, et avec lequel toute communication est +interrompue. + +--Vous voulez des nouvelles, monsieur le prefet? dit Fosse. Vous en +aurez, ou je ne reviendrai pas. + +Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait +faire. C'etait une seconde representation du deluge. Vallabregues est +a six kilometres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter +l'inondation: elle suivait le cours du Rhone, charriant des debris de +maison, des arbres arraches, des barques a moitie sombrees. + +Il prend le convoi du chemin de fer a la station du Graveron avec le +commissaire central de Nimes, M. Christophe; il se met en route avec +lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est demis +le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie. + +Le trajet dura de neuf heures du soir a cinq heures du matin;--cinq +heures.--On allait a Boulbon a vol d'oiseau, sans suivre la route, a +travers rochers et ravins. Pendant pres de la moitie du chemin, Fosse +porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher. + +L'eau etait deja a Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y +arriverent. + +Or, Boulbon est a une lieue de Vallabregues, et, de Boulbon a +Vallabregues, c'etait, non pas un lac, mais une inondation furieuse, +pleine de courants, de tourbillons et de remous. + +Le maire et le conseil municipal etaient en permanence. + +Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit +personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lanca au +milieu du courant. + +Il fallait tout le courage et toute la force du celebre sauveteur pour +eviter ou repousser tous ces debris flottants sur cette mer ou l'on ne +voyait apparaitre que des cimes d'arbre et des toits de maison; de +temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de +ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de detresse. Fosse +ramait du cote ou on l'appelait, recueillait le naufrage dans sa +barque et continuait son chemin. + +Enfin on arriva a Vallabregues; on ne voyait plus que les etages +superieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui etait a sa croisee +et qui avait de l'eau jusqu'a la ceinture, apprend a Fosse, que tous +les habitants etaient refugies dans le cimetiere: c'etait le point le +plus eleve du pauvre village. + +Fosse dirigea son bateau a travers les rues inondees, et arrive au +lieu indique. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient ete chercher +un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetiere etait le +seul endroit de la ville qui ne fut pas inonde. Il etait minuit. + +Ces dix-huit cents personnes etaient la, sans pain, depuis +vingt-quatre heures. + +Il n'y avait pas de temps a perdre pour leur porter secours. + +Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien +qu'ils ne seront pas abandonnes, abandonne son bateau au cours de +l'eau, aborde a l'extremite de l'inondation, et court a Nimes, ou +l'attendait le prefet. + +--Je vous donne carte blanche, repondit celui-ci; mais alimentez-les. + +Aussitot Fosse lance des requisitions de pain et de vin, et organise +un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabregues +et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-meme. + +Le 1er juin, il arriva a Vallabregues avec une barque pleine de +vivres. + +Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul +n'osait faire. + +Le 3 juin, monseigneur l'eveque de Nimes voulut accompagner Fosse, +afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondes. + +Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur +manifestait quelque crainte sur la fragilite de l'embarcation: + +--Bon! monseigneur, repondit Fosse, qu'avez-vous a craindre, vous qui +ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, +je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon ame. + +On arriva sans accident. + +Monseigneur Plantier a consacre cette dangereuse navigation par cette +lettre qu'il ecrivit a Fosse, en maniere d'attestation: + +" En 1856, le Rhone etait horriblement deborde. De Beaucaire, nous +voulumes aller a Vallabregues, village de notre diocese, situe sur la +rive gauche du fleuve. Nous desirions en consoler les habitants, +chasses de leurs domaines, et forces de se refugier sur une pointe de +terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous +mener jusqu'a eux n'etait pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, +s'est offert a nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la +meme intrepidite qu'il avait deja deployee en mille autres +circonstances perilleuses.--C'est une attestation que nous nous +plaisons a lui donner, autant par justice que par reconnaissance. + +" HENRY, eveque de Nimes. " + +L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingenieurs se +rendit a une breche en aval de Beaucaire, afin d'etudier les moyens +les plus prompts de reparer la chaussee et d'arreter la chute des eaux +dans la campagne. + +La commission, a la tete de laquelle se trouvait le prefet, consulta +Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six metres qui se +precipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque. + +--On peut voir, repondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux +hommes de bonne volonte. + +Deux pilotes se presenterent. + +La possibilite de la manoeuvre, malgre la chute d'eau, fut demontree. + +Les deux pilotes, pour avoir aide Fosse en cette circonstance, +recurent tous deux la medaille en or, et de premiere classe. + +Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, ou tous les +jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquieta des +pertes que subissait son commerce, completement abandonne par lui. + +Le 19 aout 1856, il recut une nouvelle medaille d'or de premiere +classe. + +Le 7 juin de l'annee suivante, un incendie eclata dans la grande rue +de Beaucaire. + +Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre. + +Il entendit les spectateurs dire qu'une femme etait dans la maison. + +Il etait impossible de monter par l'escalier, qui etait en flammes. + +Fosse applique une echelle a la facade de la maison, entre par une +fenetre, brise les portes, et enfin trouve une femme etendue sans +connaissance sur le carreau. + +Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derriere lui, se +sont fait jour, regagne son echelle, depose la femme entre les mains +des spectateurs emerveilles, remonte, malgre les instances de tous, +dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne a sauver, et n'en +redescend que lorsqu'il s'est bien assure qu'elle est deserte. + +Alors il demanda des nouvelles de la femme; il etait arrive trop tard, +elle etait deja asphyxiee: Fosse n'avait sauve qu'un cadavre. + +Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, a Marseille, +il entend crier: " A l'assassin! " + +Il se retourne et apercoit un homme a figure suspecte, courant comme +une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. + +Fosse etend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse. + +C'etait un forcat evade qui, depuis sa fuite du bagne, avait deja +commis bon nombre de vols. + +Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette +metamorphose s'etait operee lorsqu'il avait senti craquer ses os entre +les mains de Fosse. + +Fosse, en sa qualite de membre de la Societe des sauveteurs de France, +se rendit a Paris a la fin de l'an dernier. + +Une reunion des sauveteurs de tous les departements devait avoir lieu +le 16 decembre. + +Ce fut alors que je le vis. + +Fosse fut, de la part de cette Societe, l'objet d'une veritable +ovation: le president de la Societe le proclama le premier sauveteur +de France, et fit inserer dans _l'Illustration_ un portrait de lui, +suivi de l'enumeration de ses actes de courage et de devouement. + +J'envoie cet article a l'impression; mais, avant qu'il soit imprime, +je m'attends a recevoir le recit de quelque nouveau sauvetage de +Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en +post-scriptum. + + + +LE CHATEAU DE PIERREFONDS + + +Pierrefonds est un pays que j'ai decouvert en rodant autour de +Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812. + +Christophe Colomb de huit a dix ans, je faisais trois lieues et demie +en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour +aller jouer une heure dans _les ruines_. + +Et les fortes tetes du pays disaient: + +--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes +que d'aller au college. Il ne fera jamais rien. + +Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai +diablement travaille depuis. + +Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant resultat: j'eusse +mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, +d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. +J'aurais au moins aujourd'hui une maison a moi. + +Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, +la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir +ce que je vois. + +Je lisais dernierement, dans un petit volume dont les critiques n'ont +point parle, probablement a cause de sa haute valeur, de fort beaux +vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs. + +Ils sont intitules: _le Partage de la Terre_. + +Les voici: + + Alors que le Seigneur, de sa droite feconde, + Eut, dans les champs de l'air, laisse tomber le monde; + Qu'il eut trace du doigt, + Comme fait le pilote a la barque qui passe, + La route qu'il devait parcourir dans l'espace, + Il dit: " Que l'homme soit! " + + A sa voix s'agita la surface du globe; + La terre secoua les plis verts de sa robe, + Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, + Comme des ouvriers demandant leur salaire, + De l'equateur en flamme et des glaces polaires, + Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir. + + " Cette terre est a vous, dit le Maitre supreme, + Ainsi que fait un pere a ses enfants qu'il aime; + Les lots vous sont offerts. + Chaque homme a droit egal au commun heritage; + Allez! et faites-vous le fraternel partage + De la terre et des mers." + + Alors, selon sa force ou bien son caractere, + L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre: + Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, + Le laboureur le champ ou la riviere coule, + Le commercant la route ou le chariot roule, + Le nautonnier la mer ou glissent les vaisseaux. + + Deja, depuis longtemps, le prince avait le trone, + Le pape la tiare et le roi la couronne; + Et le patre craintif + Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paitre; + Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraitre + Un homme a l'oeil pensif. + + D'un reve sur son fronton voyait flotter l'ombre + Il marchait lentement, triste sans etre sombre; + Parfois il s'arretait pour cueillir une fleur; + Enfin, au pied du trone il releva la tete, + Et dit, en souriant: " Moi, je suis le poete; + N'avez-vous rien garde pour votre fils, Seigneur? " + + Dieu dit: " Tu viens trop tard! " Lui repondit: " Peut-etre! + --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maitre, + De son avoir jaloux; + Mais ou donc etais-tu, tete en reves feconde, + Quand on faisait sans toi le partage du monde? + --J'etais a vos genoux! + + " Mon regard admirait la splendeur infinie; + Mon oreille ecoutait la celeste harmonie; + Pardonnez donc, mon pere, a l'esprit contempteur + Qui, perdu tout entier dans l'immense mystere, + S'est laisse prendre, helas! sa part de cette terre, + Tandis qu'il adorait son divin Createur. + + --Et pourtant tout est pris, dit le Maitre sublime, + La cote et l'Ocean, la vallee et la cime: + Que veux-tu! c'est la loi. + Mais, en echange, viens, en tout temps, a toute heures, + Je te garde, mon fils, place dans ma demeure, + Et mon ciel est a toi. " + + +Vous voyez que la part du poete est encore la meilleure. + +Puis il a les ruines. + +Revenons aux notres. + +Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus +belles de France, peut-etre, sans en excepter celles de Coucy. + +Elles dominent un petit lac que j'ai connu etang, mais qui a fait son +chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac a la maniere dont +beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, +plus charmant autrefois, quand ses maisons etaient couvertes de +chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes +d'ardoises. Enfin, elles sont situees entre deux des plus belles +forets de France, c'est-a-dire entre la foret de Compiegne et la foret +de Villers-Cotterets. + +Le chateau dont elles sont les restes a ete bati par un de ces hommes +qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent a la posterite un souvenir +sympathique. + +Louis d'Orleans, premier duc de Valois, le commenca en 1390 et +l'acheva en 1407. + +Les Arabes disent: " La maison achevee, la mort y entre. " Aussi +laissent-ils toujours quelque chose a faire a leurs maisons, d'ou il +resulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir ete +achevees. + +Le chateau de Louis d'Orleans acheve, les Bourguignons voulurent y +entrer. C'etait a peu pres la meme chose que la mort. Mais aux +Bourguignons on pouvait resister, quoique ce fut difficile; et +Bosquiaux, capitaine orleaniste, defendit bravement Pierrefonds. + +C'etait au plus fort des guerres entre le duc d'Orleans et Jean, +surnomme par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'etait Jean Sans-Foi qu'il +eut fallu l'appeler. + +Singuliere epoque que cette epoque. Le roi etait fou, le royaume etait +fou. + +Lequel avait donne sa folie a l'autre? On ne sait. + +Les familles des vieux barons croises etaient eteintes, ou a peu pres. +On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains +des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des +rois de Jerusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. A la place +de cette puissante moisson fauchee par la mort, avait surgi une +noblesse douteuse, aux ecussons surcharges d'armes parlantes ou +d'animaux monstrueux, et entoures de devises qui rendaient plus +contestable encore la noblesse qu'elles etaient chargees de soutenir. + +Puis les costumes, comme les blasons, etaient devenus etranges, +inouis, fantastiques. + +Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifes, trainant des +robes de douze aunes. + +Il y avait les hommes-betes, aux justaucorps brodes de toutes sortes +d'animaux. + +Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux +menestrels et aux troubadours. + +Il y a, au catalogue imprime de la collection de M. de Courcelles, une +ordonnance de Charles d'Orleans, le fils de celui dont nous nous +occupons, qui autorise a payer une somme de deux cent soixante-seize +livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinees +a orner une robe. + +Voulez-vous savoir ce que c'etait que cette robe, chers lecteurs? + +Le voici: + +" Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la +chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notte tout au long sur +chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour +servir a former les nottes de ladite chanson, ou il y a cent +quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles +en quarre. " + +Mais ceci n'etait rien, et, quoique les pretres prechassent contre ces +modes insolites, leurs anathemes etaient reserves surtout a ceux et a +celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable a contribution. + +Il y avait des cornes partout. + +Les femmes, grace a leurs hennins, les portaient sur la tete; les +hommes, grace a leurs poulaines, les portaient aux pieds. + +La crinoline, que nos modernes coquettes portent a leurs jupons, les +femmes du XIVe siecle la portaient a leur bonnet. + +" Les dames et demoiselles, dit Juvenal des Ursins, menaient grands et +excessifs etats et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient +de chaque cote, au lieu de bourrees, deux grandes oreilles si larges, +que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait +qu'elles se tournassent de cote et baissassent. " + +Or, au nombre des plus elegants cavaliers faisant la cour a toutes ces +belles dames, grasses, decolletees et cornues, etaient le jeune roi +Charles VI et son frere, plus jeune encore, le duc Louis d'Orleans. + +Le premier, le roi, venait d'epouser son impudique Bavaroise Isabeau; +le second, Louis, venait d'epouser sa douce et fidele Valentine de +Milan. + +Elle lui avait apporte en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille +florins. + +L'autre avait apporte a son epoux l'adultere, la guerre civile, la +folie. + +Le pauvre jeune roi etait pourtant bien gai, bien heureux, bien +courtois, ne demandant qu'a rire et a s'amuser. + +Apres son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon +du trone qu'il etait, sa royale chevauchee. Il partait de Paris, ou +l'on venait de celebrer l'entree de la reine, entree depuis quatre +ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rose, tout +etait matiere a fete. Le vin et le lait avaient coule dans Paris par +la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les freres de la +Passion avaient joue de pieux mysteres; a la rue Saint-Denis, deux +anges avaient pose une couronne sur la tete de la reine; au pont +Notre-Dame, un homme etait descendu par une corde tendue aux tours de +la cathedrale, avec deux flambeaux a la main; et, pour mieux voir, +pour mieux entendre, pour mieux etre partout, le roi et son frere +Louis d'Orleans s'etaient meles a la foule des bourgeois, et, trop +presses d'etre au premier rang, avaient recu des sergents maints bons +horions dont ils montrerent le soir les marques aux dames de la cour. + +Paris s'etait fort rejoui de cette entree de la reine. On lui avait +promis une diminution d'impots: tout au contraire, il fallait payer la +fete; ce fut Paris qui la paya; en outre, on decria les pieces de +douze et de quatre deniers, avec defense de les passer sous peine de +la corde. Or, s'etait la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, +de sorte que le pauvre, c'est-a-dire le peuple, ne sachant plus +comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus +court, cria famine, dans ces memes rues ou les fontaines faisaient +jaillir la veille du vin et du lait. + +Le pretexte de ce voyage a travers la France, ce fut d'aller a Avignon +s'entendre avec le pape sur les moyens d'eteindre le schisme. + +Le veritable motif, c'etait le plaisir. + +Or, pour que le plaisir fut complet, le roi Charles VI ne prit ni ses +deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni +la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une +illustration non noins grande que ses deux oncles. + +D'abord, on s'arreta a Nevers, ou l'on fut recu par le duc de +Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son pere, avec lequel on etait en +paix. + +Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours +en jeux, bals et galanteries. + +Enfin, on arriva a Avignon, chez le pape. Avignon etait devenue une +seconde Rome, aussi dissolue que la premiere, ou Giotto peignait, ou +Petrarque chantait, ou Vaucluse murmurait. On etait a la source des +indulgences, comment n'eut-on pas peche? Pas une jeune et jolie +Avignonaise qui ne se souvint de ce passage, dit Froissard. + +Le schisme ne fut pas eteint du tout; mais le pape donna au duc +d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition +de sept cent cinquante benefices. + +On passa en Languedoc. + +La commencerent de s'eteindre les bruits joyeux des instruments, et +les cris, les plaintes, les murmures, les remplacerent et les +couvrirent.--Le pauvre Languedoc etait non-seulement ruine, pressure, +mange, mais encore depeuple par le duc de Berry, son gouverneur. +Quarante mille habitants avaient emigre dans l'Aragon. Avide et +prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, +d'une seule fois, avait touche deux cent mille livres. Puis il aimait +les chateaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles +de pierre que les eglises du XIVe et du XVe siecle jetaient comme un +mantelet sur leurs epaules. Il aimait les precieux manuscrits, les +brillantes enluminures, les miniatures a fond d'or, et il jetait l'or +aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque +part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait ou il le trouvait. +Enfin, il venait d'avoir une derniere fantaisie, non moins couteuse et +bien autrement folle que les autres: a soixante-six ans, il avait +epouse une enfant de douze, la niece du comte de Foix. + +Il fallait une justice a ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il etait +retenu pendant douze jours a Montpellier " par les vives et frisques +demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et +fermaillets d'or, " ordonna d'arreter et de faire le proces de +Betisac. Betisac etait lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu +coupable et condamne a etre brule vif. Le roi quitta son harem de +Montpellier pour l'aller voir bruler vif a Toulouse. + +Le duc de Berry, le veritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du +bucher? J'en doute. + +Pendant qu'il etait en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire +justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que +leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretiere +d'autre couleur que leur robe, au bras. + +Comment n'eut-on pas adore un pareil roi, qui brulait les voleurs et +qui habillait les filles de joie comme les honnetes femmes? + +Il etait si las de fetes, qu'il evita celles qu'on lui preparait a son +retour. Sa rentree fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec +son frere que, partant au galop en meme temps que lui, il arriverait +avant lui. C'est le roi qui gagna. + +Pauvre roi, ce fut sa derniere chance au jeu. A vingt-deux ans, il +avait tout use; a vingt-deux ans, la tete etait morte et le coeur +vide. + +A vingt-trois ans, il etait fou. + +Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc +d'Orleans, prit sa femme. + +Il est vrai que la prenait a peu pres qui voulait. + +Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de +son frere Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de +Bourgogne. + +L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et +Louis d'Orleans avaient soupe ensemble, il passa une singuliere idee +dans l'esprit fantasque du jeune prince. + +C'etait de faire voir au mari trompe le corps de sa femme, moins la +tete. Ce corps etait charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le +bonheur du duc d'Orleans. + +Eugene Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a +jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant +la mort du duc d'Orleans. + +Nous croyons que les causes d'antagonisme politique etaient +suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y melat une jalousie +amoureuse. + +En somme, les deux cousins etaient fort brouilles, lorsque le vieux +duc de Berry, croyant faire merveille, decida le duc de Bourgogne a +faire une visite a Louis d'Orleans. + +Celui-ci etait malade a son chateau de Beaute, charmant sejour, comme +l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et +dangereuse riviere, sur les bords de laquelle Fredegonde eut un +palais, et du sein de laquelle un pecheur, raconte Gregoire de Tours, +retira le corps du jeune fils de Chilperic, noye par sa maratre. + +C'etait a la fin de l'automne, les feuilles tombaient. + +C'est l'epoque des sombres pressentiments; Louis avait ete visite de +l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup a la mort. + +Il avait de sa main, et fort chretiennement, fait un testament ou il +recommandait ses enfants a son ennemi le duc de Bourgogne. Il y +demandait d'etre porte a son tombeau sur une claie couverte de +cendres. + +Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision. + +Une nuit que, loge au couvent des Celestins, il allait a matines, il +rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une +faux a la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille +cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_. + +Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idee de +reconcilier ses deux neveux. + +Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le +dire, le duc de Bourgogne au chateau de Beaute, ou Louis le recut +courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita a diner +pour le 22. + +Le 20, ils avaient partage l'hostie; le 22, ils partagerent le repas. + +Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout prepare pour l'assassinat +du duc d'Orleans. + + +Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans +existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris +est le theatre. + +Ce que j'ai vu, c'etait une petite tourelle qui s'elevait au coin de +la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois. + +Cette petite tourelle, legere, elegante, gracieuse, et qui contrastait +fort avec la lourde maison a laquelle elle etait accrochee, cette +petite tourelle, noire et lezardee aujourd'hui, etait blanche et neuve +lorsqu'elle vit s'accomplir l'evenement que nous allons raconter. + +Elle fermait de ce cote le grand enclos de l'hotel Barbette, occupe +alors par la reine Isabeau. + +Cet hotel s'elevait dans un quartier peu frequente a cette epoque, +hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions +de la Ville et du Temple. + +Il avait ete bati par le financier Etienne Barbette, dont il avait +garde le nom. Etienne Barbette etait maitre de la monnaie sous +Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaille a la monnaie +de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien +entendu. + +En general, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en +enlever l'alliage. + +Ce meme hotel, quatre-vingts ans apres la mort d'Etienne Barbette, +appartenait a un autre parvenu, le grand maitre Montaigu. + +Montaigu etait des bons amis de Louis d'Orleans. Ce dernier obtint de +lui qu'il cedat son hotel a la reine Isabeau, qui detestait l'hotel +Saint-Paul, ou elle etait sous les yeux de son mari. + +Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; +elle l'avait embelli a l'interieur, agrandi au dehors, etendu jusqu'a +la rue de la Perle. + +Elle y etait accouchee, le 10 novembre, d'un fils qui etait mort en +naissant; le peuple avait fort murmure; on la savait depuis fort +longtemps eloignee de son mari, et l'on avait attribue au duc +d'Orleans les honneurs de cette intempestive fecondite. + +On avait ete jusqu'a faire un crime a la mere de cette douleur; on +avait trouve qu'elle avait pleure cet enfant plus qu'on ne pleure un +enfant d'un jour. + +C'etait injuste: un enfant n'a point d'age pour la mere; c'est son +enfant, c'est-a-dire la chair de sa chair, voila tout. + +Nous avons dit que, des le 17, Jeah de Bourgogne avait decide +l'assassinat du duc d'Orleans. + +Depuis longtemps, il le meditait. + +Des la Saint-Jean, c'est-a-dire quatre mois auparavant, il cherchait +dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents +etait en course a cet effet, et, comme cet agent etait clerc de +l'Universite, il donnait pour pretexte a cette location le besoin +qu'il avait d'un magasin ou mettre le vin, le ble et les autres +denrees que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilege +de vendre sans droits. + +Le 17, la maison etait trouvee et livree. + +C'etait la maison de l'_Image Notre-Dame_, situee vieille rue du +Temple, et ainsi nommee d'une image de la Vierge incrustee dans une +niche au-dessus de la porte. + +L'homme qui devait frapper etait un valet de chambre du roi; +l'histoire n'a pas conserve son nom. + +L'homme qui devait trahir etait Raoul d'Auquetonville, ancien general +des finances, que le duc avait chasse autrefois pour malversation. + +Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communie a la meme +hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dine a la meme +table. + +Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orleans avait soupe chez la reine, +et soupe gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de +Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout a coup le +valet de chambre du roi, celui qui s'etait charge de trahir, vint dire +au prince que le roi le demandait a l'instant meme. + +Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait reunir, et dont il +pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour +aller chez la reine, visite mysterieuse, il ne prenait d'ordinaire +qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il +compte sur cette circonstance, et avait-il decide que ce serait a la +sortie du duc d'Orleans de l'hotel Barbette qu'il accomplirait son +crime. + +Il etait huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il etait +attendu par le roi, parvint au duc d'Orleans. + +De l'hotel Barbette a l'hotel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; +aussi le duc d'Orleans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il +une partie de sa suite. + +Il sortit, n'emmenant avec lui que deux ecuyers montes sur le meme +cheval, un page et quelques valets portant des torches. + +C'etait de bonne heure pour un homme de cour, habitue, comme Louis +d'Orleans, a faire de la nuit le jour; mais c'etait tard pour ce +quartier sombre, solitaire et retire. + +Cependant le duc ne songeait a rien, ou, s'il avait quelque pensee, +c'etait une pensee joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du +Temple, un peu en arriere de ses gens, chantonnant a demi-voix une +gaie chanson, et jouant avec son gant. + +Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces details sans se douter +que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orleans etait jeune encore, +ayant trente-six ans a peine,--sans se douter que ce joyeux jeune +homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui +etait apparue. + +Ces deux personnes etaient un valet de chambre de l'hotel de Rieux, et +une pauvre femme nommee Jacquette Riffard, dont le mari etait +cordonnier, et qui logeait dans une chambre du meme hotel. + +Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, +enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour +l'eclairer dans l'obscurite. Puis, comme elle quittait la fenetre pour +aller coucher son enfant, elle entendit crier: " A mort! a mort! " + +Elle revint aussitot vers la fenetre, son enfant entre ses bras. + +Le prince etait deja precipite de son cheval. Il etait a genoux dans +la rue, et sept ou huit hommes masques frappaient sur lui a coups de +hache et d'epee. + +Et lui criait: + +--Qu'est ceci? d'ou vient ceci? Que me voulez-vous? + +Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant. + +Mais un coup d'epee lui abattit la main, en meme temps qu'un coup de +hache lui fendait la tete. + +Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui +voyait celle boucherie criait de toutes ses forces: + +--Au meurtre! + +Un des assassins tourna la tete, la vit a sa fenetre, et, avec un +geste de menace: + +--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme! + +Elle se tut, epouvantee, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image +Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un +chaperon rouge abaisse sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, +et, apres l'avoir examine avec soin, dit; + +--Eteignez tout et allez-vous-en; il est mort. + +Pour plus grande surete, un des assistants donna encore un coup de +masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement. + +Seulement, pres de lui, un enfant, tout ensanglante, se souleva, et, +sans penser a lui-meme; + +--Ah! monseigneur mon maitre!... dit-il. + +Un coup de pommeau d'epee le recoucha mort a cote du mort. + +C'etait le page, un blond enfant d'Allemagne donne au prince par +Isabeau. + +L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait +eteindre les torches et s'en aller. + +Louis d'Orleans etait mort en effet, et bien mort. + +Le bras droit etait coupe a deux endroits, au poignet et au-dessous du +coude. La main gauche etait detachee et avait vole a dix pas de la; la +tete etait fendue de l'oeil a l'oreille en avant, et, derriere, d'une +oreille a l'autre. + +La cervelle en sortait. + +Au milieu de la consternation et de la terreur generales, ces pauvres +restes furent portes, le lendemain, a l'eglise des Blancs-Manteaux. + + +Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aime et tant regrette +ce beau prince? Qu'avait-il fait, le debauche, l'amoureux, le +prodigue, pour meriter une pareille affection? Vivant, il avait +terriblement vexe le peuple et avait ete bien souvent maudit par lui. + +Mort, tout le monde le pleura. + +La France la premiere. + +" Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, +je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en repondant: " Parce que +c'etait lui; parce que c'etait moi. " + +Interrogeons la France a l'endroit de son deuil, eile repondra comme +Montaigne: + +-Je l'aimais. + +La France, si souvent maratre, fut pour lui tendre mere. Elle aima +celui-ci, mele de bien et de mal qu'il etait, et quoique ses defauts +et ses vices l'emportassent sur ses vertus. + +Il faut dire que ses defauts etaient charmants et ses vices aimables. +L'esprit etait leger, mais gracieux et doux; derriere l'esprit etait +le coeur, un coeur bon et humain. + +Puis ce fut le pere de Charles d'Orleans, le prince poete, le +prisonnier d'Azincourt; ce fut le pere de Dunois, cet illustre batard +qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aieul +de Louis XII, qu'on appela le Pere du peuple. + +Puis les larmes de sa femme, a qui il avait tant fait verser de +larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vetue de deuil, +tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au +roi, a la France, a Dieu, tous les assistants eclaterent en sanglots. + +Les pleurs appellent les pleurs. + +Et moi-meme, apres cinq siecles, ce n'est point sans une certaine +tristesse que je regarde les ruines de ce chateau, mutile comme celui +qui l'a bati; ces tours sont ouvertes comme l'etait son front; ces +murailles sont trouees comme l'etait sa poitrine; ces debris sont +disperses comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on +ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient +appartenu. + +C'est que celui qui a renverse ce chateau, qui a eventre ces tours +etait un rude lutteur. + +Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penche sur le cadavre de la +feodalite qu'il avait egorgee, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit: + +--Eteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte. + +Ce lutteur, c'etait le cardinal de Richelieu. + + +A l'epoque ou, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets a +Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas +ce que c'etait que Louis d'Orleans qui les avait baties,--ce que +c'etait que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que +c'etait que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'etait, +enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites. + +Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides. + +Elles appartenaient alors a M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait +achetees quinze cents francs a M. Canis, qui, lui, les avait achetees +de M. Longuet, lequel les avait achetees de la Nation, laquelle les +avait confisquees a la maison d'Orleans. + +Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour a l'Etat, achetees par +l'empereur a M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et heritier +de M. de Sainte-Foix. + +L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs. + +Elles etaient alors a peu pres inconnues, et le chemin n'etait pas +meilleur pour y venir de Compiegne que pour y aller de Villers-Cotterets. + +Arrive a Pierrefonds par un chemin a peu pres impraticable, il fallait +monter aux ruines par un sentier a peu pres impossible. + +A cette epoque, il n'y avait pas d'escalier pratique au sommet des +tours, pas de harpe eolienne vibrant au faite des donjons. + +Les chemins n'en etaient pas ratisses, les murs epoussetes, les cours +esherbees. + +C'etait quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen +age. + +Les premiers qui decouvrirent Pierrefonds, apres moi, bien entendu, +furent des paysagistes: mon vieil ami Regnier, Jadin, Decamps, Flers. + +On se montrait les uns aux autres les etudes faites, on se +renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de +l'autre, on arrivait a doubler le cap de Prelaville ou le promontoire +de Rhetheuil, et l'on se trouvait en face des ruines. + +Il y avait alors a Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand +Saint-Laurent_. Le saint y etait represente sur son gril au moment ou +il prie qu'on le retourne sur le cote gauche, se trouvant assez cuit +sur le cote droit;--ce qui etait l'embleme du sort reserve aux +voyageurs. + +Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce +feu de l'hotel, acheta un terrain et se fit batir une maison. + +A partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays decouvert. + +Cet artiste, c'etait M. de Flube. + +Comme tous les artistes, il avait dit: " Je vais poser la ma tente +pour un mois ou deux mois, et y depenser cinq cents francs. " + +Il y est depuis trente ans et y a depense cinq cent mille francs. + +Vers ce temps, un second hotel s'etablit, faisant concurrence a celui +du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle facon, que, +moins heureux que l'ancien chateau, il n'a pas meme sa ruine. + +Ce second hotel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle +l'_hotel des Ruines_. + +Il etait signale par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830. + +Le drapeau surmontait cette inscription: + + + CONNETABLE-TERJUS + _Montre les ruines + Aux amateurs._ + + +Vous le voyez, des 1828, la civilisation avait penetre a +Pierrefonds.--On montrait les ruines! + +Bienheureux temps ou j'allais les voir et ou personne n'etait la pour +me les montrer! + +Peu a peu la lumiere et la vie penetrerent a Pierrefonds. Pierrefonds +n'etait qu'un village, il devint un bourg. + +Ce village avait un etang, cet etang devint un lac. + +Bien plus, sur ce lac, M. de Flube fit construire un brick de cinq ou +six tonneaux. + +Ce brick s'appela _l'Artiste_. + +Alors s'eleva un troisieme hotel, destine a faire concurrence a +l'_hotel des Ruines_, comme l'_hotel des Ruines_ avait ete destine a +faire concurrence a l'_hotel du Grand Saint-Laurent_. + +Il fut inaugure sous la denomination expressive d'_hotel des +Etrangers_. + +Donc, les etrangers commencaient a affluer a Pierrefonds, puisqu'un +speculateur hardi n'hesitait pas a ecrire sur le fronton du nouvel +edifice: + + + HOTEL DES ETRANGERS. + + +Sur ces entrefaites, M. de Flube, dans un des voyages d'exploration +qu'il fit aux environs de sa propriete, decouvrit une source d'eau +sulfureuse. + +Des lors, Pierrefonds etait complet: + +Historique par ses ruines, + +Pittoresque par sa position, + +Sanitaire par sa Source. + +Plusieurs flacons bouches avec soin furent envoyes au ministre de +l'agriculture, dans le departement duquel se trouvent les eaux +minerales. + +Ces eaux furent decomposees par M. O. Henry, le fameux decompositeur +d'eaux; il declara que la source de Pierrefonds, comme celles +d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration +a la reaction de matieres organiques sur les sulfates, et devaient +etre rangees parmi les eaux hydrosulfatees-hydrosulfuriques-calcaires. + +Des lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangees +dans la categorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais. + +Ce fut alors que M. de Flube, pour donner toute facilite aux malades +de venir prendre les eaux, fit batir des bains et convertir sa maison +en un botel qui a pris le titre d'_hotel des Bains_. + +Un autre hotel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hotel +de Pierrefonds_. + +La route de Compiegne a Pierrefonds se macadamisa; celle de +Pierrefonds a Villers-Colterets se pava. + +Le chemin de fer du Nord, qui avait deja etabli des trains de plaisir +pour Compiegne, n'eut que cette petite adjonction a faire: _et pour +Pierrefonds_. + +Pierrefonds, qui, il y a trente ans, etait une solitude dans le genre +de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui +une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, +situee a l'extremite d'un des faubourgs de Paris. + +Pierrefonds a une salle de spectacle ou viennent jouer les acteurs de +Compiegne, une salle de concert ou viennent chanter les acteurs de +Paris. + +Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degre de la civilisation, vient +d'avoir son feu d'artifice. + +--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-a-dire quatre chandelles +romaines et un soleil cloue contre un arbre. + +Non pas, chers lecteurs, un veritable feu d'artifice avec ses feux du +Bengale en maniere de prologue, ses cinq actes et son epilogue. + +Son epilogue etait un magnifique bouquet. + +Le tout apporte, ordonne, tire par Ruggieri. + +Racontons comment s'accomplit ce grand evenement. + +Apres avoir passe quelques jours a Compiegne, chez mon ami Vuillemot, +le meilleur cuisinier du departement, dans la collaboration duquel je +compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine +qui ait jamais ete fait, j'etais venu finir je ne sais plus quel roman +ou quel drame au _grand hotel de Pierrefonds_, ou je ne pensais pas le +moins du monde a un feu d'artifice, je vous jure. + +Un matin, deux jeunes gens se presentent chez moi avec une liste de +souscription. + +Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir +du dimanche suivant. + +Je donnai mon louis pour la contribution a l'oeuvre pittoresque. + +Ils me remercierent et descendirent l'escalier. Ils n'etaient pas +encore au premier etage, qu'il m'etait venu une idee. Je les rappelai. + +--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscretion, ou allez-vous +acheter vos artifices? + +--A Paris. + +--Chez qui? + +--Chez Ruggieri. + +--Attendez. + +J'ecrivis une lettre. + +--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre a mon ami Desire. + +--Qu'est-ce que votre ami Desire? + +--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, +mais encore je fournis l'artificier. + +Les deux jeunes gens resterent stupefaits. + +--Comment! me demanderent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se +derangera? + +--J'en suis sur. + +--Pour nous? + +--Pour vous un peu, beaucoup pour moi. + +Ils se retirerent en hochant la tete. + +Et, moi, je me remis a mon travail en murmurant: + +--Je crois bien qu'il se derangera! il se derangeait bien, ce cher +ami, pour venir me faire des feux d'artifice a Bruxelles, et +m'illuminer le bouleard de Waterloo et la foret de Boitsfort, Je crois +bien qu'il se derangera! + +Tout a coup, je me mis a rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, +plus souvent meme que lorsque je suis en compagnie. + +Je me rappelais comment, dans la foret de Boitsfort, non-seulement +l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu +il s'en etait fallu que Buggieri ne s'evanouit en flamme et en fumee +comme sa marchandise. + +Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'etait rapidement +repandu que M. Alexandre Dumas avait ecrit a M. Ruggieri, et que M. +Ruggieri devait venir. + +Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutume. + +Des paris s'etaient ouverts: + +Ruggieri viendra-t-il? + +Ruggieri ne viendra-t-il pas? + +On accourut me demander: + +--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra? + +--Pourquoi cela? + +--Parce que j'ecrirais a num cousin a Attichy, a mon frere a +Villers-Cotterets, a mon oncle a Vic-sur-Aisne. + +--Ecrivez a votre oncle a Vic-sur-Aisne, a votre frere a +Villers-Cotterets, a votre cousin a Attichy. + +--Et il viendra, nous pouvons y croire? + +--Aussi certainement que s'il etait arrive. + +Et chacun partait en criant: + +--J'ecris qu'il viendra. + +Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous repondre +avec une pareille certitude? + +Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri +fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier? + +C'est tout le contraire. + +Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice. + +Ce n'est pas un etat qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne. + +Les ruines de Pierrefonds a illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas! + +Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri. + +Le dimanche, a midi precis, on frappa a ma porte. + +--Entrez, Ruggieri! criai-je. + +Et Ruggieri entra. + +Il y a entre nous autres une franc-maconnerie d'art qui fait que nous +pouvons repondre les uns des autres. + +Une heure apres, on savait, a trois lieues a la ronde, que Ruggieri +etait arrive, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et +illumination des ruines. + +A sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac. + +A huit heures et demie, le canon du brick donna le signal. + +C'etait une veritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans +etoiles, a ne pas voir le bout de son nez. + +Bientot, a bord d'une barque invisible jusque-la, un feu rouge +s'alluma. + +La barque glissa sur le lac, eclairant ses rameurs, en se refletant +dans l'eau. + +Les premiers cris de joie commencerent. + +Ce premier feu eteint, une autre barque lui succeda a un autre endroit +avec un feu vert. + +Puis une troisieme avec un feu blanc. + +Puis ce troisieme feu s'eteignit comme les deux autres, et, cette +fois, tout rentra dans l'obscurite. + +Tout a coup, les dix mille spectateurs pousserent un grand cri. + +Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la +montagne et se dresser dans la nuit. + +La pale apparition dura dix minutes. + +Apres le premier cri pousse, chacun s'etait tu. + +L'apparition evanouie, les bravos eclaterent. + +Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec +une teinte differente. + +Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux. + +Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri! + + +Le feu d'artifice tire, la derniere fusee eteinte, la derniere boite a +feu brulee, on fit irruption dans le parc de M. de Flube. + +C'etait a qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette +magnifique soiree. + +Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe. + +--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je. + +--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tire +tout le parti possible, repondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je +reviendrai. + + +S'il revient et que je sois encore a Pierrefonds, chers lecteurs, je +vous promets de vous en faire part a temps, pour que vous puissiez +venir. + + + +LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + +Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siecle_, Alphonse Karr +ecrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, a propos d'une fleur dont +j'avais orne la serre de Regina de Lamotte-Houdan, l'heroine des +_Mohicans de Paris:_ + + " J'etais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de + tant de volumes, ne m'eut jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon + _jardin des romancier_. + + " Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai compose des + arbres et des fleurs que les ecrivains contemporains, trop a + l'etroit dans le monde reel, ont places dans leurs livres. + + " Ce jardin doit a madame Sand un chrysantheme a fleurs bleues; + + " A Victor Hugo, un rosier de Bengale sans epines; + + " A Balzac, l'azalea grimpante; + + " A Jules Janin, l'oeillet bleu; + + " A madame de Genlis, la rose verte; + + " A Eugene Sue, une variete de cactus qui fleurit en plein air sous + le climat de Paris; + + " A M. Paul Feval, une variete de melezes qui gardent leurs feuilles + pendant l'hiver; + + " A M. Forgues, une jolie petite clematite rose qui grimpe et + fleurit sur les fenetres du quartier Latin; + + " A M. Rolle, un camellia a odeur enivrante; + + " A Dumas, deja nomme, une certaine tulipe noire qui, venue de + graine, fleurit l'annee meme du semis, et qui, de ses caieux, + produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol + qui s'ouvre le matin et, consequemment, se ferme le soir. + + " Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la + neige, a petales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.) + + " Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles + creations. + + " Recevons donc solennellement ton lotus blanc a petales + transparents dans le jardin des romanciers. + + " L'ancien lotus, represente dans les monuments egyptiens sur la + tete d'Osiris, etait rose ou bleu, suivant Athenee. + + " Les Chinois representent le lotus avec des fleurs pourpres sur + leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passe + longtemps pour des reves, ont fini par venir dans nos climats. + + " M. Savigny, qui a fait l'expedition d'Egypte, et le savant maitre + M. Porret, le declarent rose. Theophraste est du meme avis, ainsi + que Barthelemy. L'empereur Adrien ayant tue un lion a la chasse, un + poete essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui + presenta devait son coloris au sang de ce lion. + + " Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus + est M. Lemaout, qui, a la page 319 d'un tres beau volume edite par + Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des + Egyptiens; il le represente comme blanc avec un bord rose. C'est le + lotus le plus blanc dont il ait jamais ete fait mention, et il n'est + pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la + neige de l'Himalaya. D'ailleurs, a la page 322 du meme volume, M. + Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page + 319. + + " Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacre qui couronne + le front d'Osiris; il a la fleur rose. + + " Nulle part il n'est question du lotus a petales transparents ni a + petales feminins. Ce lotus t'appartient donc entierement; on ne l'a + jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres. + + " Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'etait + le savetier qui critiqua la chaussure representee par ce peintre de + l'antiquite: _Ne sutor ultra crepidam_. J'admire le reste comme je + le dois. + + " ALPHONSE KARR. " + + +_Reponse d'Alexandre Dumas_. + + +Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible +a l'honneur que tu me fais en me placant en +si bonne compagnie; mais cet honneur, non point +par fierte, mais par honnetete, au contraire, je suis +force de m'y soustraire. + +J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un +lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet +de l'Himalaya, et c'est a ce lotus de mon invention +que je dois d'etre presente par toi au chrysantheme +a fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans epines +de Victor Hugo et a l'azalea grimpante de Balzac. + +Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. +Helas! je suis homme, et n'ai pas meme invente le +lotus blanc. + +C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui +a encore invente celle-la. + +Et je vais t'en donner la preuve, contre-signee par +M. Belfield-Lefevre. + +Ecoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_, +article _lotus_, ce savant botaniste: + + LOTUS, LOTOS. + + " Les ecrivains de l'antiquite, naturalistes, historiens et + philosophes, font frequente mention d'une espece vegetale, qu'ils + designent sous le nom de _lotos_... + + " 1 deg. Plante arborescente. + + " 2 deg. Plante aquatique. + + " Trois especes vegetales distinctes qui croissaient dans les eaux + du Nil et y formaient des bouquets de verdure, etaient designees et + venerees par les anciens Egyptiens, sous le nom de lotos. + + " La premiere de ces especes, surnommee par quelques naturalistes + anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a ete decrite par Herodote sous le + nom de _lis rose_. Sa racine, epaisse et charnue, servait d'aliment; + sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son + fruit, que l'on comparait a un rayon circulaire de miel, renfermait, + dans des alveoles creusees a sa face superieure, une trentaine de + feves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante + aquatique, qui a aujourd'hui completement disparu des eaux du Nil et + qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea + nelumbo_ de Linne, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow. + + " La deuxieme espece,--attention, mon cher Alphonse, _nous brulons_, + comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxieme espece offrait, + selon Herodote, des racines tubereuses et charnues; des fleurs + GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables a + ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait + une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et + se retirait sous les eaux, pour ne reparaitre a la surface qu'au + retour de cet astre. Cette espece, differenciee de l'espece + precedente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA + FLEUR, et par la structure du fruit, etait, suivant toute + probabilite, le _nymphaea lotus_ de Linne, QUI CROIT ENCORE + AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil. + + " Enfin, une troisieme espece croissait dans le Nil, et se + distinguait de la precedente par ses feuilles non dentees, et par + ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante + que les Arabes designent sous le nom de _linoufar_. " + + +Tu vois, cher ami, que je suis, a regret, oblige de sortir de ton +paradis terrestre, a moins que, comme Adam, mon aieul, je ne veuille +m'exposer a en etre chasse. + + Et cela m'est d'autant plus penible, que les honneurs de ce jardin +embaume m'eussent ete faits par une rose que tu viens d'inventer, et +qui, a l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique +parterre, par la ROSE MOUSSEUSE. + +Dans le meme feuilleton ou tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu +disais, cher ami, passant de la botanique au Code penal, du _jardin +des romanciers_ au palais de justice: + +" Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous +silence. Un gredin emerite, galerien evade, paraissait devant le +tribunal. Il avait un habit noir, une chaine a son gilet, des gants de +couleur claire, des cheveux gras et frises, et une ROSE MOUSSEUSE +ornait sa boutonniere..." + +Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose +du Kamtschatka, la rose bractiolee de Chine, la rose Turneps, de la +Caroline, la rose luisante des Etats-Unis, la rose de mai, la rose de +Suede, la rose des Alpes, la rose de Siberie, la rose jaune du Levant, +la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de +Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de +Provins, la rose MOUSSUE meme; je connais enfin les trois mille +varietes de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE +MOUSSEUSE. + +Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en +l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Ai-Moet ou Clicot? + +C'est possible, apres tout. + +En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une +pareille faveur, a la seve d'aout, c'est-a-dire a l'epoque ou ta rose +_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que +je suis en train de faire sur ma fenetre. + + +_Replique d'Alphonse Karr_. + +Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'echapper de mon +jardin des romanciers. + +Tu n'as pas espere que je te laisserais ainsi partir sans faire +quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques +annees, dans ce petit jardin au bord de la mer, ou nous avons passe +ensemble quelques bonnes heures etendus sur l'herbe. + +Tu pretends avoir prouve que tu n'as pas invente de " lotus a petales +transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. " + +Voyons ta preuve. + +C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de +Dieu.--Voyons donc les champions: + + _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._ + + Theophraste. + Herodote. . . . . . . . + Athenee. + + Porret. + Belfield-Lefebvre . . . Barthelemy. + Savigny. + + Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322. + + Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr. + +Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les +champions;--je les peserai: d'abord, tu produis un ancien, +c'est-a-dire une de ces opinions quasi religieusement respectees, des +notre enfance, sous peine de pensums. + +Je sais qu'Herodote a une grande reputation de veracite. + +Aussi je lui oppose deux anciens,--Theophraste, qui a fait une +histoire des plantes, et un peu notre Labruyere, et Athenee, un +grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois +savants dont un est mort, ce qui lui donne un eminent avantage,--les +morts ne genent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui +vous genent. + +--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un +vivant, valent-ils ton savant vivant? + +A M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a equilibre. + +L'equilibre est plus difficile a etablir entre A. Dumas et A. Karr. + +Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que +je leur oterai. + +D'abord, Herodote, malgre une veracite reconnue, commet une erreur +dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend +sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit +generalement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les +regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils +ont perdu leur fraicheur, et vont s'occuper de murir leurs graines; un +soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Herodote, renferme chaque +soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte +pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il +faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin +des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille. + +Or, un temoin qui commet une erreur sur un point connu, rend +tres-suspect son temoignage sur un point en litige. + +D'autre part, je t'ai compte comme nul le temoignage de M. Lamaout; +mais il ne t'appuie qu'a moitie; son _lotus_ de la page 319 est blanc +et rose;--il ne ressemble donc pas " aux neiges de l'Himalaya, " +--mais a une glace de chez Tortoni,--creme et framboise. + +Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce +grand peuple de faience qui est en train de se casser. + +Elle est belle, ta preuve! + +Supposons cependant que tu aies prouve que le _lotus_ " est blanc +comme la neige de l'Himalaya. " + +Tu resterais encore avoir invente _lotus_ a petales transparents,--car +tous les autres ont la feuille epaisse et mate:--ca serait deja bien +gentil! + +Remarque que, plus genereux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit +petales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose +mousseuse, que dirais-tu, si je repondais: " Mousseuse? Faute +d'impression comme transparen_tes_." + +Mais non, j'ai ecrit _mousseuse_, et je vais me defendre sur ce point, +maintenant que je t'ai un peu replante dans mon jardin,--me reservant +de t'y planter definitivement tout a l'heure. + +Et, d'abord, je n'ai pas invente la rose mousseuse; + +--Mille, jardinier anglais, a invente la _rosa muscosa_; mais madame +de Genlis, qui l'a apportee en France, a cause de quoi il lui sera +beaucoup pardonne, la produisit sous le nom de rose _mousseuse_,--voir +dans ses Memoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je +serai venge. + +A cheval donne, on ne regarde pas a la bride; on ne chicana pas +madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait a cette belle fleur, +et ce nom fut accepte; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de +Pamela,--qu'elle a bien donne a cette belle lady Fitz-Gerald, qu'elle +avait egalement rapportee d'Angleterre, en meme temps que la rose ... +moussue. + +Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalite +et la generosite, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu +depouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami. + +Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse +est une faute de francais; aussi, desormais, je dirai rose moussue; +c'est par lachete que je prononcais mousseuse. Je me disais: " Il faut +hurler avec les loups. " Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas +le voir tout a l'heure,--disent rose mousseuse. + +Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Academie +accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il +l'accepte;--mais ecoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont +le droit d'avoir voix au chapitre. + +M. Hardy, qui a cree trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe +du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,-- +dit rose mousseuse. + +De meme que: + +M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adele Mauze, Jacques Laffitte_; + +M. Laffay,--le pere du _prince Albert_, de la _duchesse de +Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_, +qui, nee en 1842, etait alors dediee au roi de Hollande; + +M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et +une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de meme qu'une +rose nee chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la +_marbree d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des +Provins. + +M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse; + +Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naitre dans son jardin la belle +rose _genie de Chateaubriand_; + +Comme feu Despres, auquel on doit la _noisette Despres_ et la _baronne +Prevost_; + +Comme M. Guillot, qui a produit recemment le _geant des batailles_; + +Comme M. Beluze, qui, pres de Lyon, a gagne de semis la splendide rose +_souvenir de la Malmaison_. + +Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par +mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps +etre son rival et son competiteur dans " l'empire de Flore. "--Ce +n'est ni toi ni moi. + +Et Margotin, et Leveque, et Souchet, et Verdier, ces autres maitres +des roses, ils disent rose mousseuse. + +Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison +rustique_. + +Ce seraient de terribles autorites contre nous deux. + +Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions +celle-la? + +_Orgue_:--masculin au singulier, feminin au pluriel; ce qui amene la +phrase: un des plus belles orgues. + +_Hymne_:--masculin dans les livres, et feminin dans les livres de +messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Academie: _apres que +l'hymne fut chantee_. + +Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appele fosse la berge du fosse, +ou plutot la terre sortie du fosse, c'est-a-dire ce qui en est le +contraire, sous peine de ne pas etre entendu. + +Si, a Genes et a Nice, on appelait l'heliotrope autrement que vanille, +on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'heliotrope +n'est pas la vanille. + +Heliotrope me rappelle tournesol;--c'est le meme mot.--Et, tant pis +pour toi, nous allons en reparler tout a l'heure. + +Revenons un peu au " lotus a petales transparents, blanc comme les +neiges de l'Himalaya. " + +Je suppose, malgre l'avantage remporte par mes champions, qu'un des +lotus est blanc. + +Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le +lotus. + +Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des +lotus blancs,--pretends-tu. + +J'ajouterai qu'il ressort de notre debat que, si le lotus blanc +existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois. + +Prendrais-tu la rose pour type du jaune? + +Dirais-tu: jaune comme une rose? + +Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow, +noisette Despres, ophyree, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc. + +Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type. + +Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, +par les racines de ton " lotus a petales blancs et transparents. " + +Mais, malheureux, tu y es plante irrevocablement depuis quatre ans, +par ta fameuse " tulipe noire; " tu y vegetes par ton " tournesol qui +s'ouvre le matin et se ferme a la fin du jour. " + +Notons que tu n'as pas repondu sur ces deux points. + +Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en +m'y plantant moi-meme. + +Tu ne peux pas plus t'en deraciner que les soeurs de Phaeton ne purent +se deraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphne de +son laurier. + +Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgre toi +le plus bel ornement. + +Je te serre bien cordialement les deux mains. + + Alphonse KARR. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC *** + +This file should be named 7brcb10.txt or 7brcb10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7brcb11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7brcb10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Image files courtesy of +gallica.bnf.fr. + + + + + + + BRIC-A-BRAC + + PAR + + ALEXANDRE DUMAS + + + + TABLE + + DEUX INFANTICIDES + POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + DÉSIR ET POSSESSION + UNE MÈRE + LE CURÉ DE BOULOGNE + UN FAIT PERSONNEL + COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS + HEURES DE PRISON + JACQUES FOSSE + LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + + + +DEUX INFANTICIDES + +On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma +connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa +célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent +commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la +suite de deux infanticides. + +Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame. + +Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité +publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses +antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des +lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce +qui tient à son origine. + +Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui +puisse satisfaire convenablement votre curiosité. + +Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits +Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous +rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à +Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du +Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt +singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit +hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui +dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée. + +Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons +laissée. + +Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait +été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère. + +Aussi fallut-il lui trouver un biberon. + +Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée +au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait +de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un +biberon. + +On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant +que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours +l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours +du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman +du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en +réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait. + +Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de +dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait, +le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait +de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de +trente chèvres ou de douze vaches. + +Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait +plus d'honneur à ses nourrices. + +Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins +d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de +quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle. + +Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires +étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces +menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les +malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte. + +Delaporte les rassura: il répondait de tout. + +En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait +l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il +venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel, +éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle, +faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au +Caire un animal de ce sexe et de cette espèce. + +Vous comprenez... + +Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même +temps agréable à un gouvernement allié. + +Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui +avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes +puissances européennes. + +D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente +cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident +qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à +l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la +France. + +Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy +Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et +s'occupa du transport en France de sa ménagerie. + +D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa +disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne +sais plus quel port de l'Archipel. + +Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des +Messageries impériales. + +Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme +cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou +quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre. + +On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant +du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il +eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante +chèvres, pour subvenir à sa nourriture. + +Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes +et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils +avaient amenés. + +Le tout arriva en seize jours à Marseille. + +Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa +première cargaison. + +À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination +l'hippopotame et sa suite. + +Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris +aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille. + +À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus +admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à +l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes +des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes. + +Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux, +semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux. + +À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de +Delaporte. + +C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a +déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que +onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a +pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là... Pardon, +j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En +outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son +maître,--il appelle Delaporte _papa_. + +Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte +_papa_. + +Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en +avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa +mère, par une tribu en guerre avec la sienne. + +Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux. + +On les sépara et on les vendit. + +La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien. + +Nul ne sait ce que devint la mère. + +Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec +son maître. + +Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié +de spécifier l'objet de son commerce. + +Il vendait des étoffes. + +Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il +soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée. + +Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte +surtout, entre un maître et un esclave. + +Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes +dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y +aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des +pieds. + +Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on +craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit +venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois +coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher. + +L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois. + +Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une +soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait +prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures +le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une +autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups. + +Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort +sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus +douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque +de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il +s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître. + +L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il +fût guéri, c'est-à-dire environ un mois. + +Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son +maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il +avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son +protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures. + +Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le +malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le +vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition. + +En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le +lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin +méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres +turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille +piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant. + +Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans +un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la +dernière maison de la ville. + +Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le +tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de +pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et +entra dans la maison. + +Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri. + +Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte +était fermée et la barre déjà mise. + +Il se prit à trembler de tous ses membres. + +Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts. + +Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à +un ou plusieurs individus. + +Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au +claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui. + +Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les +cris. + +Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des +planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà +ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son +rasoir ensanglanté à la main. + +Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme +il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu +à un marchand d'eunuques! + +En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était +réservé, l'enfant se trouva mal. + +Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il +invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain. + +Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit. + +Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui. + +L'enfant était tombé près de la porte. + +Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement. + +Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il +pourrait fuir. + +Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet +escalier devait donner sur une terrasse. + +La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta +les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou +dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du +vent, se dirigea vers la ville. + +Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que +lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte. + +Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas. + +Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se +laisser reprendre. + +Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat +français. + +Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit +prononcé, signifie liberté! + +L'enfant se précipita haletant dans la cour. + +Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit. + +Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de +faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de +faire des eunuques dans ses États. + +L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour +que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se +trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection. + +D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis +il livra le marchand à la justice du pacha. + +Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux +galères. + +L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à +Delaporte de le prendre pour son domestique. + +Delaporte y consentit et en fit son _saïs_. + +C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que +l'enfant appelle Delaporte _papa_. + +C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier +maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard. + +Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame; +mais nous y revenons. + + +II + + +La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se +mit à en désirer une neuvième. + +Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les +savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la +nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient: + +--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un +hippopotame femelle? + +Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir +Halim-Pacha au milieu de son harem. + +--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons +fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que +nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants. + +Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans +le Nil blanc et envoyée au Caire. + +Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en +France, c'est l'Égypte. + +Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses +désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six +mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement +de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État, +avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont +le lait servait à sa nourriture. + +Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille. + +Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle. + +Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer +trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris. + +Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son +hippopotame au Jardin des Plantes. + +Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois. + +Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte. + +Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est +à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et +savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est +une créature privée de tout sentiment généreux: + +Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui +était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte +l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les +démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de +satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau +d'une trentaine de porcs. + +Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et +là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre +en défendant leur petit. + +Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant +ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des +mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y +a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. » + +On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un +savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit +de son petit. + +À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant +encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, +quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait +dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus +d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie. + +Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze +mois. + +Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle +mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, +soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que +cette parturition fût si proche. + +À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de +l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. +Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa +naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, +le blessa mortellement. + +Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans +sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en +absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une +mâchoire à l'autre. + +Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les +naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était +unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois. + +Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que +l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois. + +La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux +animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne +le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois +un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle +manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses +couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une +violente crispation, elle mit au monde son second petit. + +Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le +petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement +sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la +cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant +l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne +sortirent de l'eau. + +Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture. + +Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se +coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui +vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un +mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et +grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un +témoin oculaire. + +Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. +Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il +lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut +pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye +de le charger. + +M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il +occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la +science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui +pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère +qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le +savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition +de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et +inoffensive.» + +Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par +l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande +chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les +savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une +supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de +coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait. + +Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame. + +Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le +petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement +souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, +au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six +blessures, dont une mortelle traversant le poumon. + +Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait +voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter. + +M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, +sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que +son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile. + +Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier +soupir. + +Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, +mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux +domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. +les savants. + +C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et +l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on +remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela +arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou +deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, +ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et +les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la +main destructrice de l'homme. + +Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, +voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits +découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher +à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs +soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits. + +Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de +ceux-ci. + +Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison +qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de +chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se +dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever +plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à +travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir +pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les +petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, +les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un +amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des +oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en +captivité, _les empoisonnent_. + +L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents +chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, +comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame? + +Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a +horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il +est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier +qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient +sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait +chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, +c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, +s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, +il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans +sa cage. + +Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement +sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la +couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé +les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour +elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; +elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, +mais parce qu'elle était trop bonne mère. + +Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, +l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins +d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants +attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent +l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette +dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en +lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; +qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur +jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et +ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement +et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne +mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la +satisfaction d'obtenir un produit. + +Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui +rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule +anx oeufs d'or_. + +Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, +ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme +Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que +l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité. + +L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il +pouvait féconder, il pouvait être fécondé. + +Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un +pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, +sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et +disséqué. + +Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être +l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre +aux savants de toucher à son petit. + + + +POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + + +Avez-vous remarqué ceci: + +Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la +détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne +la crains pas! » + +Essayons d'expliquer ce fait. + +La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels. + +Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu +appréciées des autres peintres et des autres musiciens. + +Voyez Scheffer, voyez Schubert. + +Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes. + +Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un +historien, a des compositeurs respectables et des exécutants +supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, +moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, +Wilhems, les deux Stevens, Leys. + +La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, +Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en +compositeurs, qu'Auber et Halévy. + +Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et +de Musset: tous deux sont morts. + +Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique? + +C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux +arts sensuels. + +La musique entre par les oreilles et chatouille les sens. + +La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur. + +C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le +dit Horace, la peinture et la poésie. + +Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne +sont pas soeurs. + +C'est que la peinture est égoïste. + +La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien +changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages. + +La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits +arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la +plume. + +Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction +s'éloignera de l'original. + +Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, +Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci +et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique +a été aussi bien rendue que possible. + +Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement +dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se +fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé +pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la +croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un +apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien +clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître +compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis +terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre. + +À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre +jugent de la même façon. + +Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le +reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste +à l'endroit du peintre. + +Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens. + +Le poète dira: + +--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le +côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du +moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui +tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non! + +--Pourquoi non? + +--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du +Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la +barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux +gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui +prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui +ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, +de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne +vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas +plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce +gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui. + +Le peintre vous répondra: + +--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ +comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse. + +Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté +matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les +deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à +soi-même; tout bas: + +--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce +ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de +Rembrandt que je prierais. + +Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de +la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au +point de vue de la peinture. + +Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la +musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la +haïssent pas? + +Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer. + +La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une +musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point +affaire à une soeur, mais à une rivale. + +En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la +poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la +conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, +c'est-à-dire sur un véritable échafaud. + +Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les +disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue. + +Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les +estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle +aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera. + +Le poète a écrit: + + L'or est une chimère, + Sachons nous en servir. + +Le musicien mettra: + + Oh! l'or est une chimère. + Eh! sachons nous en servir. + +Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en +moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison. + +Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes +et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et +d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou +plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le +Prophète_, _la Marchande d'oranges_. + +On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais +vers. + +C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique +sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de +Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou. + +Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et +comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers. + +Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre. + +Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles; +mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les +paroles. + +Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la +musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira +les vers. + +Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce +qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et +Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine. + +Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou +Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec +Scribe. + + + +DÉSIR ET POSSESSION + + +La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes +sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les +quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou +un logogriphe à ses lecteurs! + +Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode. + +Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit +perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, +--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant. + +Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, +de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de +l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou +du basque? + +Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il +gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et +est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne +serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des +rossignols?--Ou bien...? + +Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre. + +Devinez donc, chez lecteur. + +Voici l'apologue en question: + + +Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie +de couleurs: le blanc, le rose et le bleu. + +Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil +lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait +au-dessus de la verte prairie. + +Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, +et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives +couleurs. + +Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu +des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant +l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, +ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le +prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et +éblouissant. + +L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours. + +Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la +possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus +rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau +papillon! + + +Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, +ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère. + +De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine +aride et semée de ronces. + +L'enfant le suivit dans cette plaine. + +Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, +ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se +posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un +arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui +toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir. + +Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme. + +Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette +indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le +brillant mirage. + +Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du +jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des +fleurs, et battait amoureusement des ailes. + +Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, +le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, +léger comme un parfum. + + +Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et +les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les +années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au +sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la +vie. + +En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme. + +Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas +mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui +lui restait à descendre lui paraissait aride. + +Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de +charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, +poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés +de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand +espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte +incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes +couchées, les autres debout. + +Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de +l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la +montagne. + +Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le +vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître +pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, +devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la +déclivité de la montagne. + +Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs +avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur +des branches d'arbre desséchées. + +Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours. + + +Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le +vieillard le suivit, entrant par la porte. + +Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui +semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et +tomba. + +Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois. + +Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui +tendre les bras. + +Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu +ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête. + +Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu +leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui +s'affaiblissaient. + +Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, +et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant. + +Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin +le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant +de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un +papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi. + +Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit +tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort... + +Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de +l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce +fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton +coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir +s'exhaler au moment où ta main le touchera. + + + +UNE MÈRE + +(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN) + + +Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à +la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la +plus vive douleur. + +L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait +difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il +soupirait. + +La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être +avec une tristesse déjà muette comme le désespoir. + +On frappa trois coups à la porte. + +--Entrez, dit la mère. + +Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle +n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna. + +Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié +enveloppé, dans une couverture de cheval. + +C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver +était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le +givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage. + +Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas +ne faisaient pas de bruit sur le parquet. + +Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là, +l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour +ranimer le feu du poêle. + +Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en +chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue. + +--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son +hôte sombre. + +Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et +de la bouche un sourire étrange. + +La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa +tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits +qu'elle n'avait ni dormi ni mangé! + +Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle; +mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée. + +Le vieillard n'était plus là. + +--Où donc est le vieillard? cria-t-elle. + +Et elle se leva et courut au berceau. + +Le berceau était vide. + +Le vieillard avait emporté l'enfant. + +En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre +le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce +qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta. + +La mère se précipita hors de la maison en criant: + +--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant? + +Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans +la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit: + +--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton +enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était +là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux; +alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et +l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce +qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais! + +--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère, +et je saurai bien la retrouver, moi. + +--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant +de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu +chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu +couler tes larmes lorsque tu les chantais. + +--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la +dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi +passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon +enfant. + +Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se +tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait +chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut +encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et +que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit +lui dit: + +--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec +ton enfant. + +La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle +s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche. + +À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait +plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de +givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches. + +--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au +buisson. + +--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle +a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne +suis qu'un glaçon. + +La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son +sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et +le sang coulait à grosses gouttes. + +Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que +son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de +belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le +coeur d'une mère! + +Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre. + +Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, +sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé +pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le +passer à pied. + +Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier +abord, que cette mère affligée le traversât. + +Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur. + +--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête +blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en +viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les +plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce +que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et +tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre +bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive +les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine. + +--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, +tout, pour arriver à mon enfant. + +Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de +larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et +tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants. + +Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un +instant la transporta de l'autre côté de ses eaux. + +Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs +vivantes. + +C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de +long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été +par le soleil. + +La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux. + +Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée; +mais sur le seuil se tenait la concierge du palais. + +--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge. + +--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura +pitié de moi. + +Puis, à la femme: + +--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle. + +--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la +vieille. + +--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu +auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant. + +--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus +le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort +va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque +créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun +est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais +ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne +vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des +enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au +toucher reconnaîtras-tu le battement du tien. + +--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre. + +--Quel âge avait ton enfant? + +--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première +fois _maman_, hier au soir. + +--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me +donneras-tu? + +--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez; +mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai! + +--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la +vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs +en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires. + +--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, +prenez-les! + +Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en +échange les cheveux gris de la vieille. + +Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où +fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur +âge. + +Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes +aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et +bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau +se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires +grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers, +des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y +avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, +chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et +représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en +Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de +grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point +d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes +petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour +elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases +trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva +dans la salle des enfants. + +--C'est ici, lui dit la vieille. + +Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs +qui battaient. + +Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être +que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur +de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs. + +--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains +sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté. + +--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais +place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand +elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si +elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur; +car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il +faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes +humaines. + +--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid? + +--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi +de ce que je t'ai dit. + +Et la vieille s'enfuit. + +À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler. + +Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle. + +--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; +comment surtout as-tu pu être ici avant moi? + +--Je suis mère! répondit-elle. + +Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la +mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, +qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles. + +Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce +souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre. + +Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, +sans force et sans chaleur. + +--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort. + +--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère. + +--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son +jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la +terre et les replante dans le grand jardin du paradis. + +--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant; +ou arrache mon arbre en même temps que le sien. + +--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre. + +--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô +Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus +heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes +cheveux à la vieille. + +--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer. + +--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la +plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs. + +Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias. + +--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es +malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore +que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux. + +--Oh! fit la pauvre femme. + +Et elle lâcha les deux fleurs. + +Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait +un mouvement de pitié. + +--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, +voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les; +ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te +les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à +côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais +arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces +deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu +verras ce que tu voulais refouler dans le néant. + +Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un +magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de +bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli +anéantir. + +Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un +concert de bénédictions. + +--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli +être bien coupable. + +--Regarde, dit la Mort. + +Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un +petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant +grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions; +tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le +suicide. + +--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda +la mère. + +--C'était ton enfant, répondit la Mort. + +La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre. + +Puis, après un instant, levant les bras au ciel: + +--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que +vous faites est bien fait. + +La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus. + +Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui +rendant ses deux yeux: + +--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir. + +Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée. + +Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des +martyrs. + + + +LE CURÉ DE BOULOGNE + + +Voici une petite histoire gui est populaire dans la +marine française, et que je meurs d'envie de populariser +parmi les _terriens_. + +Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée. + + +Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de +chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était +assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de +devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades, +traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et +suivant l'avenue de Saint-Cloud. + +À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se +promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée. + +--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez +donc un peu, s'il vous plaît. + +Le postillon s'arrêta. + +Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon +en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la +tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs. + +--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la +voiture, c'est toi, mon cher Rémy? + +Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage +s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait +de l'étonnenient au sourire. + +--Ah! dit-il enfin, c'est vous? + +--Comment, _vous_? + +--Non... c'est toi, Antoine! + +--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville. + +--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq +ans que nous nous sommes quittés? + +--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir +un instant près de moi, et je te le dirai. + +--Mais... + +Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur +de s'écarter de son domicile. + +Bougainville comprit sa crainte. + +--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il. + +Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied. + +--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne +m'attend pour dîner. + +--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc! + +Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit. + +--Où je demeure? dit celui-ci. + +--Oui. + +--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami. + +--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la +vocation. + +--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres. + +--Et tu es content? + +--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier +ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont +modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner +aux pauvres. + +--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous +perdions le moins de temps possible. + +Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si +modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la +physionomie du curé. + +--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du +côté de Boulogne. + +--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé +à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à +moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq +minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu +comprends?... + +--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi +juste, tu seras chez toi. + +--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce +pas l'uniforme de la marine que tu portes là? + +--Oui, je suis capitaine de vaisseau. + +--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat. + +--Vraiment? + +--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des +lois? + +--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux +que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!» +C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris. + +--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son +bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa +lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat? + +--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua +Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires. + +--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et +surtout des dispositions pour les mathématiques. + +--Tu te rappelles cela? + +--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége? + +--Ah! c'est bien vrai! + +--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie? + +Bougainville sourit. + +--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut +que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans. + +--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et +il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au +port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne. + +Bougainville regarda à sa montre. + +--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par +conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, +postillon! + +--Comment, plus vite? + +--Puisque tu es pressé, mon ami! + +--Bougainville!... + +--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en +toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq +minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là! + +--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins... +Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à +Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne +grondera plus. + +--Marianne me connaît donc? + +--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de +toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se +fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les +mousquetaires, je te retrouve officier de marine. + +-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. +En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de +Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que +je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire +recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme +capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre +le Canada... + +--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!... +Continue, mon ami, continue, je t'écoute. + +Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas +remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot +au grand trot. + +Bougainville continua: + +--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais +qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de +Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi, +par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois +que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de +neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai +jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille +anglaise sous le fort même qui la protégeait. + +--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la +relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le +héros... + +--N'as-tu pas reconnu mon nom? + +--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment +veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant +les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui +brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce +n'était pas possible. + +En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste. + +--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine? + +--Nous sommes à Sèvres, mon ami. + +--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa +montre. + +--Il est midi dix minutes. + +--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne +pour midi. + +--C'est plus que probable. + +--Une lieue à faire! + +--Une lieue et demie. + +--Si, au moins, je trouvais un coucou... + +L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de +lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus +mince véhicule. + +--N'importe, j'irai à pied. + +--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville. + +--Comment, je n'irai pas à pied? + +--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour +avoir fait la conduite à un ami. + +--J'irai doucement. + +--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle +Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, +tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te +purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, +et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy! + +--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon! +postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au +trot. + +--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire. + +--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est +d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne +Boulogne. + +--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de +venir avec moi jusqu'à Versailles. + +--Jusqu'à Versailles?... + +--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu +dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers +ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un +coucou qui te ramènera à Boulogne. + +--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais... + +--Mais quoi? + +L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les +deux mains jusqu'au fond de ses goussets. + +--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches. + +--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au +roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, +je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner +en coucou à Boulogne, et tout sera dit. + +--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres? + +--J'en suis sûr. + +--Parole d'honneur? + +--Foi de gentilhomme! + +--Mon ami, voilà qui me décide. + +--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; +mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami. + +--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé +qui se dérange, il lui faut une excuse. + +--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas... + +--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu +donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon! + +--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous +serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras +partir à trois. + +--Pourquoi à trois, et pas à deux? + +--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander +les cent écus. + +--Ah! c'est vrai. + +--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez +toi à six heures. + +--Que dira Marianne? + +--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant +directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence. + +--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura +dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de +cette aventure. + +--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles? + +--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire. + +--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le +Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un +des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la +situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du +renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce +que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, +c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite +du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du +marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires +dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir. +Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une +bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs; +Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y +avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je +fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la +campagne de 1761, en Allemagne... + +--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que +le roi a fait cadeau de deux canons? + +--Qui t'a appris cela? + +--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je +pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine? + +--Et qu'as-tu dit du cadeau? + +--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le +roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me +douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux +canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne +peut pas conduire cela partout où l'on va. + +--Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant; +mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de +vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo +et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je +pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité. + +--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en +géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines? + +--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles +Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles +Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo. + +--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je +les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan +Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de +l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan. + +--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait +pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie +dans ta cure de Boulogne? + +--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission +dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que +j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas +maintenant. + +--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil +avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes +habitudes... Alors, tu as voyagé? + +--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles. + +--Ainsi, tu ne connais pas la mer? + +--Non. + +--Tu n'as jamais vu un vaisseau? + +--J'ai vu le coche d'Auxerre. + +--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée +très-imparfaite d'une frégate de soixante canons. + +--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis +donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait +autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas? + +--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris, +firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste +à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils +m'indemniseraient des frais que j'avais faits. + +--Et t'ont-ils indemnisé, au moins? + +--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million. + +--Un million?... Peste! joli denier. + +Le bon abbé avait presque juré, comme on voit. + +--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?... + +--Je vais au Havre. + +--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je +indiscret... + +--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une +frégate dont le roi vient de me nommer capitaine. + +--Et elle s'appelle, ta frégate? + +--_La Boudeuse_. + +--Ce doit être un beau bâtiment? + +--Superbe. + +L'abbé Rémy poussa un soupir. + +Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût +éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une +frégate. + +Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel +échange de regards accompagnés d'un sourire. + +Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était +tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque +la voiture s'arrêta devant un grand hôtel. + +--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim! + +--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé +d'avance. + +--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on +reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne +calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ... +Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle! + +--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons +dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas +l'appétit. + +--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim. + +--Eh bien, alors, à table! à table! + +--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy. + + +Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du +vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer. + +Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le +desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu +gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel +dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord +ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le +vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son +vin pur. + +Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que +l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il +allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne. + +Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à +l'abbé Rémy. + +Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure. + +Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans +un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté. + +--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres? + +--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit +Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis! + +--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la +largesse royale; douze cents livres?... + +--Douze cents livres. + +--Impossible! + +--Les voici. + +L'abbé Rémy tendit la main, + +--Mais le roi me les a remises à une condition. + +--Laquelle? + +--C'est que tu boiras à sa santé. + +--Oh! qu'à cela ne tienne! + +Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le +goulot de la bouteille. + +--Assez! assez! dit l'abbé. + +--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi +serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié +vide! + +--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela +vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé +du roi! + +--À la santé du roi! répéta Bougainville. + +--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui +s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première +que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire +une seconde. + +--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la +table. + +--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des +escarboucles. + +--Une chose que tu devrais faire. + +--Laquelle? + +--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer. + +--Jamais. + +--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi. + +--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine. + +--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne. + +--Merci, je n'ai déjà que trop bu! + +--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais +refuser. + +--Oui, mais une goutte. + +--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela +n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les +premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de +Boulogne, ou pas du tout. + +--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier! + +Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la +santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi. + +--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour +le Havre. + +--Antoine, tu es fou! + +--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte +pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde! + +--Ne me tente pas, malheureux! + +--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie! + +--_Vade retrò_, _Satanas_! + +--C'est l'affaire de huit jours. + +--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans +congé, je perdrais ma cure! + +--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles +était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant +que tu venais avec moi. + +--Tu lui as dit cela? + +--Oui. + +--Et il a signé ma permission? + +--La voici. + +--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi! + +--Mon ami, tu es marin dans l'âme. + +--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller. + +--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas. + +--Pourquoi cela? + +--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante +autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour +priver tes pauvres,--c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont +le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or! + +--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est +uniquement pour eux que j'y consens. + +Puis, s'arrêtant tout à coup: + +--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible! + +--Comment, impossible? + +--Et Marianne!... + +--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète. + +--Que lui dirai-je, mon ami? + +--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il +t'a donné une mission pour le Havre. + +--Ce sera mentir, cela! + +--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu. + +--Elle ne me croira pas. + +--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque. + +--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, +ils ont réponse à tout. + +--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier? + +L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un +mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix, +car, tout à coup: + +--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle +me croira mort. + +--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant. + +--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion, +enlève-moi! + +--Rien de plus facile! + +Puis, se tournant vers les deux officiers: + +--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas? + +--Oui, capitaine. + +--Eh bien, en voiture, alors! + +--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête +baissée dans un péril inconnu. + +--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers. + +On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à +cinq heures du matin, on était au Havre. + +Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami, +lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la +veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi. + +Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et +ouvrit les fenêtres. + +L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient +sur la mer. + +À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_, +affourchée sur ses ancres. + +--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment? + +--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes +attendus pour dîner. + +--Comment, tu veux que je m'embarque? + +--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir +visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome +sans voir le pape. + +--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous? + +--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes +ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord. + +--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze +heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en +aller. + +--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine? + +--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne... + +--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant? + +--Tu crois que ce seront des cris de joie? + +--Mordieu! je l'espère bien! + +--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y +avait dans son esprit plus de doute que d'espérance. + +Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins: + +--Allons, allons, dit-il, à la frégate! + +Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies +semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait +crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, +en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute +parée. + +Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le +gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées. + +Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau +d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup. + +La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent +sur leurs longues pattes. + +En moins de dix minutes, on était à bord. + +Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate +éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda +à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque +agrès. + +De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées. + +Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un +bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi. + +L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger. + +La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à +celle du plus riche château des environs de Paris. + +L'abbé marchait d'étonnement en étonnement. + +Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il +faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu +envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six +mois. + +L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les +félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, +et celles du capitaine lui-même. + +Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de +la frégate augmentait. + +Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé +d'une savante théorie sur les marées. + +L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif +plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était +pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des +observations qui parurent ravir en admiration les officiers. + +Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient +eux-mêmes. + +Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation +intéressante arrosée de bon vin. + +Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa +prédilection. + +Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux +mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites +gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil. + +Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de +madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du +dernier siècle. + +Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le +pont. + +Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut +obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel +attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au +café moka et aux liqueurs de madame Anfoux. + +La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le +vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux +bonnettes de perroquet. + +Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées. + +On pouvait filer onze noeuds à l'heure. + +Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui +causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes +ses voiles. + +Puis il s'aperçut que la frégate marchait. + +Puis il regarda autour de lui. + +Puis il poussa un cri de terreur. + +La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon. + +Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des +reproches que peut faire à un ami la confiance trompée. + +--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, +toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que +nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un +aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa +Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus +d'appointements... Voici ton diplôme. + +L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination. + +--Mais, dit-il, où allons-nous? + +--Faire le tour du monde, mon cher. + +--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du +monde? + +--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte +plutôt trois ans et demi que trois ans. + +L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart. + +--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant +Marianne!... + +--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta +paix avec elle, dit Bougainville. + + +Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de +Saint-Malo. + +Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre; +Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour. + +Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde. + +Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu +entre l'abbé Rémy et Marianne! + + + +UN FAIT PERSONNEL + + +Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je +ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en +faire. + +Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle +Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne, +venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo. + +Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple +sentiment qui m'attache à Victor Hugo. + +Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à-dire depuis le +11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, +j'étais son admirateur: je le suis toujours. + +Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, +pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le +comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer. + +Victor Hugo est proscrit. + +Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et +l'admire? + +Quelque chose comme une religion. + +Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être +commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part +d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué +dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme! + +Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément. + +Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à +M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante: + + « Monsieur, + + » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de + mademoiselle Augustine Brohan. + + » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, + que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne + joue plus dans mes pièces. + + » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si + vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y + joue mademoiselle Brohan. + + » Veuillez agréer, etc. + + » ALEX. DUMAS. » + + +Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes +pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le +droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan. + +Je protestais, voilà tout. + +Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse +retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur. + +Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On +joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris +le rôle de mademoiselle Brohan. + +Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan +avait conservé son rôle. + +C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, +et que je la publiai. + +Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y +avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le +dire--un acte de courage. + +De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui +court! + +La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs. + +Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres. + +Je me contenterai de citer trois de ces lettres. + + « Monsieur Alexandre Dumas, + + » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor + Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une + femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier + de votre noble lettre à M. Empis. + + » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. » + + + « Cher Dumas, + + » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme + partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive + tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous + ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour + m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble + les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères + gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_, + + » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu. + + » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].» + + + « Cher Dumas, + + » Les journaux belges m'apportent, avec tous les + commentaires glorieux que vous méritez, la lettre + que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français. + + » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur + lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de + louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais + j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours + davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements + de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses + consolations. + + » Je vous remercie. + + » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous + savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui + m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de + vous qu'autour de moi. + + » Votre frère, + + » VICTOR HUGO. » + + +N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en +récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier +mouvement de coeur? + +Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, +quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car +c'est le bon. » + +Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en +pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en +l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en +celui-ci. + +Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle +Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre. + +Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre: + + « Monsieur le Rédacteur, + + » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M. + Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la + Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à + distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans + ces ouvrages. + + » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les + pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution. + + » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai + spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu + trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr. + + » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle + secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, + pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les + instances réitérées de M. Empis. + + » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable + M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de + prouver en cette occasion mon désir de lui plaire. + + » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais + l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un + jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur + lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, + ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, + moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui + n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil + doublement sacré. + + » Agréez, etc., + + » A. BROHAN. » + + +Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de +mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie. + +Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et +toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de +Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la +duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de +Belle-Isle. + +Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par +complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire +aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier +rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente +actrice. + +Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_. + +Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification +multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire +et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je +remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je +vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie. + +Attaqué, je dois répondre. + +Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc +d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai +sept ans: + +Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs; + +Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs; + +Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs; + +Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs. + +Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans +(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf +heures de mon temps par jour. + +En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin +d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la +dire tout haut. + +Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et +jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir. + +Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle +du prince royal. + +Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_. + +J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères. + +J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort. + +Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je +l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère. + +Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que +j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier. + +C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu, +le 27 octobre 1845. + +La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de +conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent +soixante représentations consécutives. + +Le duc de Montpensier assistait à la représentation. + +Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge. + +--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il. + +--Pour quoi faire? + +--Mais pour te faire ses compliments. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous ferez connaissance. + +--Je suis en redingote et en cravate noire. + +--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près. + +Je suivis Pasquier. + +Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à +M. Hostein. + +Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme +pièce d'ouverture. + +Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc +de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant. + +Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après +la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine +qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette +lettre dans le journal _la Presse_: + + _À monseigneur le duc de Montpensier_. + + « Prince, + + » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce + serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur + pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement. + + » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout + sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui + connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me + traiter presque en ami. + + » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je + m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le + réclame. + + » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait + point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de + ceux qui lui sont acquis. + + » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion + de la tombe et le culte de l'exil. + + » J'ai l'honneur d'être avec respect, + + » Monseigneur, de Votre Altesse royale, + + » Le très-humble et très-obéissant + serviteur, + + » ALEX. DUMAS. » + + +À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se +trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre. + +Et vous allez le voir, chers lecteurs. + +Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y +avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois +jours de 1848. + +Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830. + +J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde +nationale de Saint-Germain. + +Je revenais de la Bastille. + +Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière +moi. + +À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que +j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai. + +En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me +suivait avec eux. + +En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi. + +--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle +Montpensier _monseigneur_? + +--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle +toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude +peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi. + +--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine. + +Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit +sur la poitrine. + +Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure +aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du +citoyen X... + +Le pistolet partit en l'air. + +J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du +corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai +chez moi. + +L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il +est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins +seraient là pour affirmer ce que je raconte. + +Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan. + +Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, +surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la +Marseillaise_. + +Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville. + +Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses +aides de camp vint me trouver de sa part. + +C'était un capitaine de frégate. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre +sur les rangs pour la députation. + +Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture. + +Le capitaine continua. + +--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit +être rédigée sa profession de foi. + +--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille +de papier, et j'écrivis: + + « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador. + » Retour des cendres de Sainte-Hélène. + » JOINVILLE. » + +--Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la +meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince +de Joinville. + +Le prince de Joinville adopta une autre rédaction. + +Je crois qu'il eut tort. + +L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil. + +J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré +au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires. + +Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille. + +_La Liberté_ était devenue une puissance. + +C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef. + +Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les +membres de la famille d'Orléans. + +J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de +l'insérer. + +Je rompis mon traité avec _la Liberté_. + +Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal. + +Tous refusèrent. + +J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à-dire dans la gueule du lion. +J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui. + +_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle +inséra ma protestation. + +Ce n'est pas tout. + +Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, +je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et +qui fut publiée par le Journal _l'Événement_. + +Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel +de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo! + +Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 +décembre. + +Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris +à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, +j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du +duc d'Orléans. + +Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à +la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan. + +Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine +Brohan n'était pas encore journaliste. + +Une dernière anecdote. + +On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le +Théâtre-Historique s'était ouvert. + +Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique. + +La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa +loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante. + +J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à +personne, la prenant pour mon compte. + +M. Hostein y consentit. + +Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et +éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait. + +Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, +recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville. + +Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un +voyage à Paris. + +À peine arrivé, il accourut chez moi. + +Il venait me faire des compliments de la part du prince. + +Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation +ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au +Théâtre-Historique. + +--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées? + +--Où cela? + +--Au Théâtre-Historique. + +--Parbleu! + +--Je veux dire mes entrées sur la scène. + +--Avez-vous toujours votre clef de communication? + +--Oui. + +--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent +les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, +à mon tour.--À propos... + +--Quoi? + +--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas? + +--Certainement. + +--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier? + +--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!» + +--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à +pleurer. + +J'allai à mon bureau. + +--Vous écrivez? me demanda Latour. + +--Oh! rien, un mot. + +J'écrivais, en effet. + +J'écrivais à M. Hostein: + + « Mon cher Hostein, + + » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de + M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de + payer une loge à l'année pour faire rire un prince. + + » Tout à vous, + + » ALEX. DUMAS. » + + + +COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_ + + +Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de +Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? +vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la +Bergère des Alpes_. + +L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour +Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré. + +Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à +Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille. + +J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une +grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots +d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu +d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane +Eyre_. + +Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de +l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout +cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils +allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux +théâtres, et leur firent part de ma proposition. + +Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes +conditions. + +J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi +que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions +moi-même. + +Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille. + +Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les +recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne +furent pas longues à débattre. + +Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé. + +À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux +directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans +l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du +conseil municipal. + +Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins +solennel du monde. + +Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que +mal, le prologue et les trois premiers actes. + +Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de +Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter +les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole. + +Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans +lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi +suivant. + +L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle +s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux +deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite. + +C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences. + +Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement. + +Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait +que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en +confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à +Bruxelles. + +J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand. + +J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé: + +J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais +qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes +Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en +avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert. + +C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire +jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous +connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_. + +À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa +bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, +je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il +m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_. + +Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère: + +--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, +voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire? + +Ma proposition souleva une tempête. + +--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de +tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie. + +--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je. + +On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure. + +--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler +d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être +archichancelier sous Napoléon Ier. + +La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur +qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient +dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord +avec ce que je disais. + +Je continuai. + +--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet +archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 +janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un +grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand +légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome +qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant +été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était +donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome... + +Ici, je fus interrompu pour tout de bon. + +--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame +des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais +constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être +complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et +pourquoi êtes-vous toujours là? + +--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme +un homme sûr de son droit. + +--Qui êtes-vous donc? + +--Je suis _le premier murmure_, + +J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de +comparses, était, en effet, le premier murmure. + +Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, +qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre +encore! + +--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à +Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des +couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: +« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles +pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas +un homme, tu es un serpent! + +Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à +cette seconde période de mon histoire de Cambacérès. + +--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever. + +On concéda. + +--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners +dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si +magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration +devant lui. + +--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix: + + Et le turbot fut mis à la sauce piquante. + +--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un +saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec +une sauce hollandaise. + +Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son +tort. + +--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en +admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa +négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui +semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté +du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et +lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait +sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de +pareille taille. + +--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous +éloignez de plus en plus de la question. + +--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez. + +Le premier murmure devint second murmure. + +Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais, +beau masque,» et je continuai. + +--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était +presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. +Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres +éloquentes et gourmandes: + +»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les +deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents. + +» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en +cuisine, quand l'archichancelier avait dit: + +»--Soyez tranquille. + +» On ne s'inquiéta plus de rien. + +» Le même soir, les ordres furent donnés. + +» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table. + +» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur +avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient +aucune idée. + +» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en +poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus +rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse +confiance l'apparition du prétendu monstre. + +» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de +potage. + +» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on +entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef +parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume +d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq +pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes +odoriférantes, dormait le saumon attendu. + +» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur +universelle. + +» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits +montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade +autour de la salle à manger. + +» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton +maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute. + +» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux +marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le +saumon. + +» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter +impunément une pareille chute. + +» Il se brisa en dix morceaux. + +»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur +sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la +douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot. + +» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui +disait: + +»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur. + +» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème. + +» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était +resté le front calme et le visage souriant. + +» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent +vers lui. + +»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un +geste de commandement qui rappelait le grand Condé. + +» Chacun resta stupéfait. + +» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été +frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais. + +» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession. + +» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un. + +» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, +non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche +gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du +persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable +colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être +mangé, et dont l'autre n'était que la miniature. + +» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse. + +» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie +culinaire qui venait d'être jouée devant lui. + +» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri: + +»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire! + +» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots: + +»--Messieurs, mangeons. + +--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire? + +--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une +chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous +trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que +j'aurai l'honneur de vous lire. + +--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix +interrogative. + +-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes +forestiers_, à votre choix. + +--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix. + +--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs. + +Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on +me félicita. + +--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval. + +--Je cherche le premier murmure. + +--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre +dans la salle. + + +Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes +vieux amis, nommé Berteau. + +Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés +amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà +de cela tantôt vingt-quatre ans. + +Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable. + +Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé +son amitié? + +Je vais vous raconter cela. + +Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il +avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout +des ongles. + +Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous +de l'esprit, et il en reste encore pour les autres. + +Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la +nouvelle école. + +Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à +Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient +même en majorité. + +Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_. + +Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo, +plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le +fond. + +L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif. +Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on +la langue d'Oil? + +Telle était la question. + +_Antony_ allait la décider. + +Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas +pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous +surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces +imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de +l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont +chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun +chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs, +tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous +ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que +ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille. + +Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de +sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de +cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans +les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de +pied, lutte à coups de poing. + +Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à +cette lutte. + +Pourquoi?--ou plutôt par quoi? + +Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il +cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en +portait en 1831. + +Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, +de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la +face de la bataille. + +Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la +bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais +comme Rosbach. au premier. + +Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier +acte. + +Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne? + +Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si +majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur; +le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se +gourmer? + +Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la +main. + +Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille. + +Que va faire Berteau? + +À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache +la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la +brochure, et, à haute et intelligible voix: + +--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis +te couronner, permets que je couronne ta brochure. + +Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre +d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que +l'on appelle un parterre marseillais. + +Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer? + +Vous ne connaissez pas Berteau. + +Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des +accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait +poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote +blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde +fois. + +Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile. + +Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles +saluts. + +On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se +rassied. + +Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée +de façon à ce que personne n'en perde un mot: + +--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème. + +Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre. + +Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce +n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait +l'immoler comme les Gracques. + +On se précipita sur le théâtre. + +Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais +par le trou du souffleur. + +Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa +veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui. + +Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein +d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier +était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était +un excellent employé, le préfet était au désespoir. + +Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en +1832. + +Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le +jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit +sa campagne de la Blancarde. + +En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la +campagne. + +Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec +des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un +rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, +quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, +eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé +d'être verts. + +La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au +temps de Florian et de madame de Genlis, + +Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui +lui était inconnu. + +Il apportait cet oiseau à son maître. + +Berteau poussa un cri de joie. + +--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet +oiseau s'est fait tuer. + +Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant. + +--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce +ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en +simple particulier pour le carnaval à Marseille... + +Berteau m'interrompit. + +--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau +contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir +trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que +prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que +j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous. + +--Un chastre! + +Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant +dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire. + +Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais +consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres. + +Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être +n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu +y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première +existait. + +Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à +Paris pour le faire empailler. + +Puis je m'occupai de mon installation. + +La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière. + +Je m'informai à Berteau. + +--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais.... + +--Mais quoi? + +--Mais elle a un défaut. + +--Lequel? + +--Elle ne sait pas faire la cuisine. + +Je jetai un cri de joie. + +--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une +cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien +autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à +plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma +considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la +cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui +n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, +de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du +bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le +grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait +pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en +amener une qui la sache. + +Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque +au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne +grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur +les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près +d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau. + +Elle s'appelait madame Cammel. + +Nous nons entendîmes en quelques paroles. + +Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine. + +La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de +gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles; +je me chargeais du reste. + +Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui +méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas, +chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la +littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la +cuisine. + +J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, +que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la +cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse. + +Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, +mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui +le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit +le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on +déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de +Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable +bouillabaisse aux trois poissons. + +Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre +de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on +n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, +moins on la saura, mieux on la fera. + +Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle. +Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je +donnerai la preuve de son infaillibilité. + +Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher +la chose du doigt. + +Il s'agit de faire rôtir un poulet. + +Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que +l'omelette aux laitances de carpes, a dit: + + On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. + +C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un +vers. + +Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux +fait de nous donner une recette. + +Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit: + +« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui +découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles, +nous en aurons toujours assez. » + +Revenons à la manière de faire rôtir un poulet. + +--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines +économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de +beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, +vous arrosez le poulet. + +--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps +perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots +et des Arabes. + +--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une +cuisinière, avec une coquille devant. + +--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est +l'enfance de l'art que vous pratiquez là. + +--L'enfance de l'art? + +--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en +le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux +horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! +vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous +dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le +poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois +tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards; +encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle +mieux. » + +Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle! + +Écoutez bien ceci: + +Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur; +c'est incontesté. + +Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les +deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de +l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à +fermer hermétiquement les blessures de la poitrine. + +Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice +inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un +morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de +bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple +ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait +tourner son fuseau. + +Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre +frais et une tasse à café de crème. + +Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez +votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez +de ce mélange dans l'orifice inférieur. + +Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité +d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même +trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter. + +Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le +dire, de cette supériorité. + +Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les +_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze +jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les +journaux de Marseille. + +Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure +dans la salle; mais il le fit taire. + +--Par quel moyen? + +--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de +Berleau. + + +Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, +et je les emmenai au château d'If. + +À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que +j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de +Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse +jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une +ingratitude. + +Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt +je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces +rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire +rire et pleurer. + +Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de +trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de +Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans +_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques +emportements. + +Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux +garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu +rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont +un peu rentrées dans le ventre. + +Eh bien, il y avait été tout simplement parfait. + +Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne +fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans +ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval. + +Alors vous verrez et vous jugerez. + +J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand +talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame +de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne. + +On l'appelle Romanville. + +Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas. + +En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, +charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, +qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à +dix-huit. + +Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure +troupe de drame de Paris eût porté envie. + +Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons +plus, et revenons au château d'If. + +Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé +d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec +le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la +Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane +volontairement abandonnée. + +C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un +bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage +qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits. + +Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure +et donne toujours plus qu'on ne lui demande. + +À l'époque où je visitai pour la première fois le château +d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y +montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on +n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau. + +Depuis 1834, tout est bien changé. + + Canaris! Canaris! nous t'avons oublié! + +s'écrie Victor Hugo. + +Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que +Canaris en Grèce. + +Qui est cause de cet oubli? + +Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine +de volumes, intitulé _Monte-Cristo_. + +Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès. + +Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé +Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se +substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer. + +Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; +voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, +mais la fuite de Dantès. + +Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux +journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir +une vue du château d'If. + +Le dessin me fut envoyé avec cette exergue: + +_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._ + +Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un +concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien +entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son +magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique +de fleurs, et se retire avec des rentes. + +Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges +enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent +mille francs. + +C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire +des communications à ce sujet. + +Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter +l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, +le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol +impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta +l'histoire de Dantès. + +Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot +à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier. + +Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner +plus de vraisemblance à la chose. + +En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute +cette histoire était parfaitement conforme au roman. + +Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une +certaine distraction. + +Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première +venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit +quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à +celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part +de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de +mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque. + +Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à +l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son +confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait +force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de +navigation, il nous avait heureusement déposés. + +Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que +le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs. + +Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, +pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme +qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire. + +Mais lui, secouant la tête: + +--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien. + +--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez? + +--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse +pas acheté. + +--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous +rembourse au moins le prix que je vous ai coûté. + +--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé. + +--Comment cela? + +--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, +parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! +on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu. + +--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me +conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour +que vous donniez dix francs pour me conduire. + +--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande +expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne +vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on +fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse +pas cédé. + +--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse +beaucoup. + +--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la +Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, +un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le +temps que vous serez à Marseille. + +--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami? + +--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas. + +--Cependant... + +--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour +accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, +voilà tout. + +Je lui tendis la main. + +--J'accepte, lui dis-je. + +--Alors, donnez vos ordres pour demain. + +--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve. + +--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est +que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la +journée. + +--Mais je vais vous ruiner, mon ami! + +--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait +gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit +notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois +d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que +cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château +d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions +une pension. + +--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures. + +--À demain onze heures. + +Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme +m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un +excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi: + +--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard. + +On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses +doigts. + +Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses +conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes. + +Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il +fit, du reste, d'excellente grâce. + +Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave +homme. + +Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne +fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de +_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour +Dieu! il ne vous laisserait pas payer. + +Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie. + +Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842. + +Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au +commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au +port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, +mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou +soixante mille habitants de plus, sans compter que la population +flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen +Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius +Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole. + +Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a +passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre +ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille +habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure. + +Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, +mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs +au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil +municipal de Marseille. + +C'était d'acheter Aix. + +Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on +achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la +charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers. + +Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille. + +Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un +surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en +poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les +archives, suivaient naturellement les habitants. + +Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il +n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville +qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau +à la Durance. + +La municipalité refusa. + +Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi. + +Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse +affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du +tort. + +Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un +classique. + +Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du +Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_. + +À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez +tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_. + + + +HEURES DE PRISON + + +Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux +souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de +Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane. + +Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le +coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; +l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel. + +Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une +affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, +éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette +seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations. + +Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la +jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un +parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et +notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme +la victime, diraient-ils: _Non._ + +En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a +pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la +tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées +goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le +désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse +ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont +pures comme le liquide cristal qui sort du rocher. + +Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière +un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la +prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au +grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les +liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents. + +On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, +l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de +la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit +qu'elle l'était. + +Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai +fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce +que j'ai pu pour la faire sortir de prison. + +En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux +de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie +Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de +la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de +santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses +ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant! + +Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts +pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je +m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un +solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais +rien sollicité pour moi? + +Je vais vous le dire. + +Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, +Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions +quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle +Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit +au camp de Smendou. + +Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. +On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger. + +Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le +nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en +miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps +debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était +habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou. + +C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que +le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son +intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus +la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout +mouillés et tout transis. + +Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout +en commandant le souper. + +Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches +gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper +sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce +degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies. + +Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une +chambre, tandis que je veillerais sur le souper. + +Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que +l'on mangeât agréablement et abondamment. + +Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter +de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise +insensée qui ne se présenta même point à leur esprit. + +Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils +rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de +galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les +côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit +passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des +coups d'air. + +Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de +Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous +espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre +de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait +parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur +chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité. + +Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un +soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre +Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de +l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans +le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès +notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions +tourné des regards d'envie. + +L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai +s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le +rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le +rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit. + +J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment +qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne +pouvais accepter. + +C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en +faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent +d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais +plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre +qui m'était faite. + +La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du +bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, +quand j'objectai un dernier scrupule. + +Je privais l'officier payeur de son lit. + +Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une +carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la +seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit +de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, +je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant. + +Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût +été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition +que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments. + +Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré +très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de +sangle, en priant que l'on me transmît son offre. + +Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui +faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une +indiscrétion. + +Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis +conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné. + +La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers +quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de +l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats. + +J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. +C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait +poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite +chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de +propreté aristocratique. + +Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse +remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans +l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises +blanches et de couleur. + +Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais +changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles. + +Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque. + +Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai. + +Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris. + +Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_. + +Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots: + +_Donné par mon excellente amie la marquise de..._ + +Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon +à le rendre illisible. + +Étrange chose! + +Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en +Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou. + +Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype. + +Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, +accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux +d'une prison. + +La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette +femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais. + +Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait +dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain. + +Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque +était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? +quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce +qu'il m'était impossible de préciser. + +Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu +que je connaissais ou que j'avais connu cette femme. + +Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne +s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque +aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et +confondant tous les objets. + +Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette +heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma +volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les +avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, +pareils à des ombres voilées. + +La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau +étendre la main, je ne pouvais soulever son voile. + +Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus +lumineux que ma veille. + +Je me trompais. + +Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, +et qui m'appelait. + +Je reconnus sa voix. + +J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire +de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, +la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, +peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui +occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, +dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, +si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque +d'être indiscret, j'étais résolu à interroger. + +Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur +était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de +partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._ + +Cette fois, il était évident qu'il me fuyait. + +Quelle raison avait-il de me fuir? + +C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, +au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et +je tâchai d'oublier. + +Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, +sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause +de ma préoccupation. + +Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour +de sa chambre. + +Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement +pour toujours, au camp de Smendou. + +Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur +notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette +galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que +nous, de nous offrir de descendre. + +Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et +un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages. + +Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de +moi d'un air mystérieux. + +Je le regardai d'un air étonné. + +--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a +prêté sa chambre? + +--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand +plaisir de me l'apprendre. + +--Eh bien, il se nomme M. Collard. + +--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là +plus tôt? + +--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous +serions à une lieue de Smendou. + +--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de +devant les yeux.--Ah! oui, Collard. + +Ce nom m'expliquait tout. + +Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, +cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était +Marie Capelle, c'était madame Lafarge. + +Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, +aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les +allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré +du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait +être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie +Capelle. + +De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté +expliquait tout. + +Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique +serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années? + +Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément +dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance? + +Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être +le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui +était presque ma parente. + +Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je +t'en voulais de ce doute désespéré! + +J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce +moment, m'inonda le coeur de tristesse. + +Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; +mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes +compagnons. + +Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au +crayon; + + « Cher Maurice, + + » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au + moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux + d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au + contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois + est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable + malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si + ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre + prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée? + + » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes + enfermées dans le tien. + + » Alex. DUMAS. » + + +En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à +l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans +une heure. + +Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis +une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, +étendue sur la rouge verdure du sol africain. + +Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui +s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé +suivait peut-être notre marche vers la France. + + +Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par +la poste un paquet au timbre de Montpellier. + +Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite +écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre +d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par +secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait +tracée. + +La lettre était signée: « Marie Capelle. » + +Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse +aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre +prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette +aventure. + +Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le +manuscrit. + + « Monsieur, + + » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est + mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice + Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner + l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que + vous lui avez témoignée pour moi. + + » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un + doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?... + Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue + dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon + grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe + blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour + cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le + crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de + diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, + dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous + le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec + votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a + fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de + tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant + ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de + mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers + vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis + innocente! + + » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il + pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre + prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne + suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu. + Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à + Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet + espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes + sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de + désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme + tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non! + oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! » + + » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma + tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en + était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! + heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher + grand-père, je n'ai jamais été heureuse. + + » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune + fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la + jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est + martyre. + + » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé + et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui + m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou + dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de + l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma + confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la + révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi + nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. + Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la + justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui + ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur + de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me + surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne + l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies + douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je + sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si + charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne + pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. + Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux + parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les + unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux + mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, + et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je + comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des + soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis + obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent + incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour + guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur + ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des + significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des + horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent + invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses + que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans + un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger + qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction + de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en + lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le + secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes + indéchiffrables à ses yeux. + + » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de + femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume + aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand + peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je + mettrais de l'art jusque dans un ourlet. + + » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si + je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, + alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée + escalade les étoiles. + + » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute, + Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel + Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou + la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du + jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre + l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu + quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi + est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de + critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille + et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me + sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y + a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner + mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement + aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur + plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui + tache quand elle n'éclaire pas. + + » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève + d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle + envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute + futaie de roseaux. + + » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas + seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire + peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du + talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse + fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je + rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans + ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine + avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour + son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses + forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent + s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des + bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui + reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la + pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus + douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. + Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein + dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde + semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les + ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui + ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a + remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle + que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, + c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de + l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne + retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si + brûlants, mais si fragiles. + + » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà + auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la + réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous. + + » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, + quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela + a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume. + + » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille! + + » MARIE CAPELLE. » + + +On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les +pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre. + + +SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE. + + + ITALIE. + +« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour +voiler tes beaux flancs! + +» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes +les neiges alpines! + +» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je +pleure rien qu'en pensant à toi. + +» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule +haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la +nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes +joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux! + +» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus! + +» 1844. » + + + VILLERS-HELLON. + +« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le +soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix +t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée. + +»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or +voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta +douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux +jeux des petits enfants? + +» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première +au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux +avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé. + +»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le +jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du +village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie? + +»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de +pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon +absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles +arceaux du sanctuaire? + +»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la +tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les +pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier. + +»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va +le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à +l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur. + +» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les +parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit +moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies +soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! » + + + «O vous tous qui passez sur le chemin, + regardez et voyez s'il est une douleur + comparable à ma douleur.» + JÉRÉMIE. + + AFFLICTION. + + +«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes +heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui +du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien +encore. + +» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le +respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon +père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front. + +» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer +encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir +des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans +même les armer d'une bénédiction. + +» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces +pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille +de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je +portais déjà le deuil de mon bonheur. + +» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont +isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils +m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et +cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma +robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché. + +» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent +le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour +de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon +Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!» + + _(Deuixième anniversaire.)_ + + + «Minuit, 15 juillet 1845. + + +» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée +aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. +Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose: +_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret. + +» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions +d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il +écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges +recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos +plus saintes prières, nos plus chastes amours. + +»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes +aux morts, mes regrets aux absents. + +» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour +aux jours de mon malheur. » + + + AMITIÉ. + +« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le +souvenir de ce que l'on reçoit. » + + + « Février 1847, + +» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de +l'homme. + +» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent +les pensées vers le ciel. + +» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre. + +» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir. + +» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, +je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé +la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime +plus que toi! + +» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire. + +» Le sourire s'est éteint. + +» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me +défendre. + +» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. » + + + À A.G. + + +« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids +barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure +où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et +l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie. + +» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, +plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour +revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux +méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur. + +» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos +âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre +récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne +veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie. + +» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous +garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos +yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la +terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit +vers notre patrie du ciel. + +» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, +et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes +froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le +ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la +vérité! » + + + MORT. + + « 2 novembre 1848. + + +» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la +libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous +lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si +noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies. + +» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; +c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est +le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à +tous les coeurs brisés. + +» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient +avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je +t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais +vers toi. + +» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les +promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; +viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te +sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser. + +» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes +désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de +l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu +ramènes au ciel l'innocence et la foi! » + +Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées +ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui +a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire +et un baiser? + +Oui? + +Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même +où elle le prenait à témoin de son innocence! + + +Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre +1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire +après neuf ans et demi de captivité. + +Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par +jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_. + +C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne +rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: « +Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à +chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs +appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi +n'existe pas. + +Égalité de la peine, bien entendu. + +J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son +lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un +jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai +l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de +la douleur physique. + +Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui +avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait +promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à +Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait +donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des +Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques. + +Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de +nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme +irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique +de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit +de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un +mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, +ne brisait pas même le tuyau de sa pipe. + +À notre avis, il en est de même de la punition morale. + +Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une +organisation commune, devient une torture atroce, un supplice +insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation +distinguée. + +Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je +continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le +crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par +l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise. + +Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des +princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été +élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds +ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et +les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier +prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus +petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient +encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune +fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un +homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une +ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du +Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la +ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer +aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les +cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette +espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des +mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, +respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui +faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de +tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où +l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le +bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le +désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte, +où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient +vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la +prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la +main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou +d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et +l'avenir! » + +Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été +commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux +yeux de Dieu. + +Je demandais à un juré: + +--Croyez-vous Marie Capelle coupable? + +--Oui. + +--Et vous avez voté pour la prison? + +--Non. + +--Expliquez-moi cela. + +--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger! + +Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il +résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu +desquelles il a été commis. + +Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, +est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime +même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à +cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues +ou à une revendeuse à la toilette. + +C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. » + +Mais est-ce équitable? Là est la question. + +Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au +milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent +autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le +poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à +Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses +gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle +s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre +grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la +fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous +une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers +sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette +chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au +plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; +c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et +humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de +laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; +c'est un grabat immonde pour Marie Capelle. + +Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, +la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge +fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là +par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser +passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon +pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette +dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de +soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis +dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter. + +Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la +robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison. + +Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare +qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant +hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra +dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme. + +Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, +M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, +la voici: + + « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est + renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester + contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de + vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, + hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je + suis folle! + + » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à + familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on + leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se + révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer + plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un + but, me dégrader et m'avilir. + + » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la + douleur que je recule. + + » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à + la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; + entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son + plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois. + + » Je vivrai là... + + » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous + reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une + heure de souffrances partagées. + + » Je vivrai ces six jours. + + » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma + conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au + corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?... + + » Jamais! + + » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs + et les saints. + + » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore + dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma + volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la + peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des + abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être + véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne + l'étais qu'à demi. + + » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis + pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des + préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai + point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses + maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne + devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je + suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas + mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je + me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me + salir. + + » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter. + + » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir. + + » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en + supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les + tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes + pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame + même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, + j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; + hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes + douleurs. + + » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; + aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur. + + » Votre MARIE CAPELLE. + + » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute + dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon + oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le + vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le + signe du crime, mais celui d'une vertu.» + +Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que +les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on +renferme à Saint-Lazare? + +Oui. + +Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse +d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux +Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint +Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette +commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie +d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par +exemple? + +Oui. + +Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, +grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire +non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, +ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; +croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de +jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, +sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais +plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier +et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire? + +Oui, incontestablement oui. + +Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la +punition. + +Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé +cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le +bon docteur Larrey. + +Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, +n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel +qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale? + +C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, +de concourir au prix Montyon. + + +Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de +douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la +description. + +Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste +couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, +voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie? + +Écoutez, c'est elle qui parle: + + « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait + froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon + mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste + couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et + inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et + sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à + ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent + aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus + _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais + si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce + n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi + sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends + à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des + larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent + des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon + front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; + d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le + son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je + ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et + j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! » + +La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février +1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa +main amaigrie à la porte du tombeau. + +Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée. + +Enfin la rigueur des hommes se lassa. + +Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur +d'une autre cellule. + +Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde: + + « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma + garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter + ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se + placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous? + + » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. + C'est de la vérité locale. + + » Voici le mobilier: + + » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte + obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est + fort laid, mais c'est chaud. + + » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous + l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, + et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale + liserée de gris. + + » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile. + + » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a + passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise. + + » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et + petite chapelle de mes souvenirs. + + » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au + mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté + sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est + prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon + grand-père. + + » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix + qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à + porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux + branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon. + + » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus + rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un + sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! » + +Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière +pendant ces neuf années. + +Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui +murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront +sur sa tombe. + +D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard +de soixante-quinze ans. + +Écoutons-le. + + « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement + notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne + la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses + craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine + furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils + conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison. + + » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait + rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle + expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être + plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la + maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée. + + » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille. + + » Il n'était plus temps! + + » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins + incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la + soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout + fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours. + + » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à + Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: + j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage + d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours + après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre. + + » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en + trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus + une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la + liberté. + + » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma + demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une + mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux. + + » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une + croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. » + +Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur +la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous +adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au +prêtre qui a fermé les yeux de la mourante. + +Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle +toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de +cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui +l'entourait. + + « Monsieur, + + » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. + L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore + une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses + affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur + le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre + Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à + penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si + parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, + depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et + incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de + religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle + n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible + événement que je suis forcé de vous annoncer. + + » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et + qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités + distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu + ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir + toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. + En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi, + de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que + j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si + profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de + plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, + à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et + de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été + admirable aux approches de la mort. + + » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de + tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je + n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour + ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop + sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à + cet égard. + + » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de + mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux + à la lui rendre aussi facile que possible. + + » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont + mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, + elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de + madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son + voyage pour se rendre au sein de sa famille. + + » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa + famille l'expression de ses meilleurs sentiments. + + » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir + l'hommage, etc. + + » B..., + + » Curé, aumônier des bains d'Ussat. » + + » Ornolac, 7 septembre 1853.» + + +Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle +Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la +prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures +avant sa mort. + +Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, +consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature: + + « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous + écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite + vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule + fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je + vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. + J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue + me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, + tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers + jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve + pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois + mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma + confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire. + + » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce + souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur. + Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le + sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle + sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, + ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je + rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la + vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! + comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous + bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi + le courage de le supporter. » + + » Puis, comme les douleurs redoublaient: + + « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, + vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont + fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il + leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! » + + » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à + tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus + grande. + + » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais + tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance + à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; + j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui + étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce + qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle + si supérieure. + + » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous + m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me + parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie. + + » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les + plus respectueux. + + » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur + êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes. + + » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout + mon coeur. + + » CLÉMENCE. + + » Lundi 27. » + + +Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait +cette seconde lettre du brave curé d'Ussat. + +Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve +bonté: + + « Mon cher monsieur, + + » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre + égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura + causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne + pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. + J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là. + Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce + silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas + coupable. + + » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que + vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je + m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de + la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à + les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien + conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de + juillet. + + » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il + n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant + qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et + parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait + peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette + dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je + la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. + Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de + délicatesse en ce point. + + » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et + m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles. + + » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de + m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à + Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je + la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait + beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous + traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux + semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce + retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me + répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse + prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette + fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui + écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon + indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait + enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter + lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini + son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une + jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet + par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet. + + » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou + plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais + annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, + et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa + part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu + visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac + est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, + son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. + J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on + le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs + également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. + Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être + flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte + sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à + réparer. + + » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera + fini. » + +Qu'ajouter à cela? + +Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard +qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux +blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce. + + « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable? + + » Je réponds: + + » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille. + + » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils. + + » Ma conviction est là. + + » COLLARD, + + » Montpellier, 17 juin 1853. » + + +Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de +captivité. + + + +JACQUES FOSSE + + +Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma +place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus +empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire. + +Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de +trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits +vigoureusement accentués, aux membres musculeux. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous +n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu +repartir sans vous voir. + +--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je. + +--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et +sauveteur dans mes moments perdus. + +En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, +couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une +éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, +éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur. + +Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des +plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, +lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, +j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que +celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues. + +Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un +ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir. + +Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, +laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter +cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement. + +Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous +rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il +naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, +ou à peu près. + +Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis. + +Il perdit son père en 1820. Il avait un an. + +La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller +habiter chez sa mère, à Beaucaire. + +En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut +douze enfants, dont trois sont morts. + +En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler. +Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir. + +Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en +alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin. + +Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un +enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille. + +Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il +gagnait par jour; mais enfin on vivait. + +Il fit ce métier pendant un an. + +Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il +entra comme manoeuvre chez un maçon. + +Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules. + +En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé +Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait. + +Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque +de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de +passer sous le radeau, arrive à monter dessus. + +Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement. + +Jamais programme ne fut mieux suivi. + +En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en +qualité d'apprenti mineur. + +Il y gagnait vingt-cinq sous par jour. + +Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à +quatorze ans il se fit portefaix sur le port. + +À quatorze ans, Fosse portait sept cents. + +Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle +durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un +immense commerce de soie, de draperie et de cuir. + +Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient +dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le +fils d'un charcutier nommé Cambon. + +Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en +même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de +Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le +danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur, +le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui. + +Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la +compagnie. + +Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en +se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas +nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, +lorsque Fosse l'atteignit et le sauva. + +Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de +bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce +doigt est inerte, le nerf en a été coupé. + +En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en +qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent +et dirigent les voyageurs. + +Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de +Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café +chantant. + +Un ours et deux saltimbanques se noyaient. + +Voici le fait: + +Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser. + +Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin +de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône. + +Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de +boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques +qui tenait la chaîne. + +Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné +avec lui. + +Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu +pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager. + +Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle. + +Fosse courut d'abord aux saltimbanques. + +Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre +essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse +avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle +aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme +le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le +bord, les traîna tous deux après lui. + +Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; +mais, heureusement, le nageur avait pied. + +Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de +l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve. + +Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore +de l'empêcher de s'enfuir. + +Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se +sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse +s'élança à sa poursuite. + +Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à +lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui. + +Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, +entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau. + +Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant +l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il +était par une force supérieure. + +Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour +respirer. + +C'était là que l'ours l'attendait. + +Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son +épaule. + +Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la +chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de +brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui. + +Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, +peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup +de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre. + +Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et +se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant. + +Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais +pour assister à cet étrange sauvetage. + +En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles +étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui +conduisait au bateau à vapeur. + +C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette. + +Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, +et, tout habillé, saute de douze pieds de haut. + +Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux +qui s'y noyaient. + +Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre. + +En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se +débattant. + +Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par +les épaules. + +Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, +s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de +l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde. + +À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le +tient par les épaules, puis l'autre, et crie: + +--Tire! + +On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, +étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait +conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que +son portemanteau était resté au fond du Rhône. + +Ce portemanteau contenait quinze cents francs. + +Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui. + +Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à +Fosse. + +Il va sans dire que celui-ci refusa. + +Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère +de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez +son gendre à Montpellier. + +En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et +elle tomba dans le Rhône. + +Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît +de l'autre côté. + +Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il +essaye de sauver. + +Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse. + +Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il +soutient madame de Sainte-Maure. + +Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais +encore se retourne. + +Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; +il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le +bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il +avait sauté à l'eau. + +Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un +constructeur de bateaux, nommé Raousse. + +Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un +garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier. + +Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de +Beaucaire. + +M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de +deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la +médaille; elle valait quarante sous. + +Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille +de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est +pas trois sous par personne. + +Fosse s'en contenta. + +En 1840, il tomba à la conscription. + +Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux +personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre +dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon. + +Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde +classe. + +Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er +septembre 1840. + +Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à +Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons. + +Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes +du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un +seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de +cheval. + +Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui +faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas +lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans. + +En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le +Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois +tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les +en retire tous les trois, et vivants. + +Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième +classe. + +En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse +s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée. + +Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille +avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au +travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son +beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs. + +Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de +Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait +mourant. + +Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force +herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette +augmentation dans sa recette pour se marier. + +En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à +Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et +écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment +que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à +100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit. + +M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à +deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois. + +M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze +francs. + +Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était +faite. + +Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens. + +Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en +sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans +le Rhône et passe sous le radeau. + +Par bonheur, il y avait un trou au radeau. + +Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme +est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme +par l'une des extrémités. + +Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, +en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête. + +Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien +varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point +d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller +chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait +jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les +flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit. + +Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la +garde nationale de Beaucaire. + +Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur +les bords de la Durance. + +Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout +cela ne satisfaisait pas son ambition. + +C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part +pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas +revenir sans sa croix. + +Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin +suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti. + +À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se +mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons. + +Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur! + +Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se +noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un +commis d'une maison de commerce. + +En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le +transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon. + +Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à +l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son +établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et +de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854. + +Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe. + +Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de +l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de +tabac. + +Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux +publics maître du port à Beaucaire. + +Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se +noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur +espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez. + +En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse +soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son +exemple. + +Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse +achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des +fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise +un bénéfice considérable. + +Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du +port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain. + +Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin +chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une +jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze +ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit +qu'une quarantaine. + +Fosse sauva le reste. + +Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve +l'enfant. + +Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, +que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces +débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du +fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants +à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes. + +Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds +au-dessus de son cours ordinaire. + +Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains +arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa +présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire. + +C'est que Beaucaire était cruellement menacée. + +L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on +lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de +terre. + +Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture. + +De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues +d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux +d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce. + +Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, +complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est +interrompue. + +--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en +aurez, ou je ne reviendrai pas. + +Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait +faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est +à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter +l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de +maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées. + +Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le +commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec +lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis +le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie. + +Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq +heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à +travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse +porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher. + +L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y +arrivèrent. + +Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à +Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, +pleine de courants, de tourbillons et de remous. + +Le maire et le conseil municipal étaient en permanence. + +Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit +personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au +milieu du courant. + +Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour +éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne +voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de +temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de +ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse +ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa +barque et continuait son chemin. + +Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages +supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée +et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous +les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le +plus élevé du pauvre village. + +Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au +lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher +un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le +seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit. + +Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis +vingt-quatre heures. + +Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours. + +Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien +qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de +l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où +l'attendait le préfet. + +--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les. + +Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise +un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues +et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même. + +Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de +vivres. + +Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul +n'osait faire. + +Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, +afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés. + +Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur +manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation: + +--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui +ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, +je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme. + +On arriva sans accident. + +Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette +lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation: + +« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous +voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la +rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, +chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de +terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous +mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, +s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la +même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres +circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous +plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance. + +» HENRY, évêque de Nîmes. » + +L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se +rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens +les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux +dans la campagne. + +La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta +Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se +précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque. + +--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux +hommes de bonne volonté. + +Deux pilotes se présentèrent. + +La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée. + +Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, +reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe. + +Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les +jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des +pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui. + +Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première +classe. + +Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue +de Beaucaire. + +Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre. + +Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison. + +Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes. + +Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une +fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans +connaissance sur le carreau. + +Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se +sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains +des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, +dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en +redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte. + +Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, +elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre. + +Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille, +il entend crier: « À l'assassin! » + +Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme +une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. + +Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse. + +C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà +commis bon nombre de vols. + +Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette +métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre +les mains de Fosse. + +Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, +se rendit à Paris à la fin de l'an dernier. + +Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu +le 16 décembre. + +Ce fut alors que je le vis. + +Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable +ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur +de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui, +suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement. + +J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, +je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de +Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en +post-scriptum. + + + +LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + + +Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de +Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812. + +Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie +en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour +aller jouer une heure dans _les ruines_. + +Et les fortes têtes du pays disaient: + +--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes +que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien. + +Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai +diablement travaillé depuis. + +Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse +mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, +d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. +J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi. + +Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, +la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir +ce que je vois. + +Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont +point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux +vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs. + +Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_. + +Les voici: + + Alors que le Seigneur, de sa droite féconde, + Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde; + Qu'il eut tracé du doigt, + Comme fait le pilote à la barque qui passe, + La route qu'il devait parcourir dans l'espace, + Il dit: « Que l'homme soit! » + + À sa voix s'agita la surface du globe; + La terre secoua les plis verts de sa robe, + Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, + Comme des ouvriers demandant leur salaire, + De l'équateur en flamme et des glaces polaires, + Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir. + + « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême, + Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime; + Les lots vous sont offerts. + Chaque homme a droit égal au commun héritage; + Allez! et faites-vous le fraternel partage + De la terre et des mers.» + + Alors, selon sa force ou bien son caractère, + L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre: + Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, + Le laboureur le champ où la rivière coule, + Le commerçant la route où le chariot roule, + Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux. + + Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône, + Le pape la tiare et le roi la couronne; + Et le pâtre craintif + Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître; + Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître + Un homme à l'oeil pensif. + + D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre + Il marchait lentement, triste sans être sombre; + Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur; + Enfin, au pied du trône il releva la tête, + Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète; + N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? » + + Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être! + --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître, + De son avoir jaloux; + Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde, + Quand on faisait sans toi le partage du monde? + --J'étais à vos genoux! + + » Mon regard admirait la splendeur infinie; + Mon oreille écoutait la céleste harmonie; + Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur + Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère, + S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre, + Tandis qu'il adorait son divin Créateur. + + --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime, + La côte et l'Océan, la vallée et la cime: + Que veux-tu! c'est la loi. + Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures, + Je te garde, mon fils, place dans ma demeure, + Et mon ciel est à toi. » + + +Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure. + +Puis il a les ruines. + +Revenons aux nôtres. + +Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus +belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy. + +Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son +chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont +beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, +plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de +chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes +d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles +forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt +de Villers-Cotterets. + +Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes +qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir +sympathique. + +Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et +l'acheva en 1407. + +Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi +laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il +résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été +achevées. + +Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y +entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux +Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et +Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds. + +C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, +surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il +eût fallu l'appeler. + +Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était +fou. + +Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait. + +Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. +On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains +des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des +rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place +de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une +noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou +d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus +contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir. + +Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, +inouïs, fantastiques. + +Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des +robes de douze aunes. + +Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes +d'animaux. + +Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux +ménestrels et aux troubadours. + +Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une +ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous +occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize +livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées +à orner une robe. + +Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs? + +Le voici: + +« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la +chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur +chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour +servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent +quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles +en quarré. » + +Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces +modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à +celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution. + +Il y avait des cornes partout. + +Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les +hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds. + +La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les +femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet. + +« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et +excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient +de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, +que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait +qu'elles se tournassent de côté et baissassent. » + +Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces +belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi +Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans. + +Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; +le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de +Milan. + +Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille +florins. + +L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la +folie. + +Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien +courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser. + +Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon +du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où +l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre +ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout +était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par +la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la +Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux +anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont +Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de +la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, +pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère +Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop +pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons +horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour. + +Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait +promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la +fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de +douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de +la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, +de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus +comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus +court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient +jaillir la veille du vin et du lait. + +Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon +s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme. + +Le véritable motif, c'était le plaisir. + +Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses +deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni +la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une +illustration non noins grande que ses deux oncles. + +D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de +Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en +paix. + +Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours +en jeux, bals et galanteries. + +Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une +seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où +Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des +indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie +Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard. + +Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc +d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition +de sept cent cinquante bénéfices. + +On passa en Languedoc. + +Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et +les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les +couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, +mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. +Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et +prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, +d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait +les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles +de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un +mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les +brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or +aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque +part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. +Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et +bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait +épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix. + +Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était +retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques +demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et +fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de +Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu +coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de +Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse. + +Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du +bûcher? J'en doute. + +Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire +justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que +leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière +d'autre couleur que leur robe, au bras. + +Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et +qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes? + +Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son +retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec +son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait +avant lui. C'est le roi qui gagna. + +Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il +avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur +vide. + +À vingt-trois ans, il était fou. + +Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc +d'Orléans, prit sa femme. + +Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait. + +Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de +son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de +Bourgogne. + +L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et +Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée +dans l'esprit fantasque du jeune prince. + +C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la +tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le +bonheur du duc d'Orléans. + +Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a +jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant +la mort du duc d'Orléans. + +Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient +suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie +amoureuse. + +En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux +duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à +faire une visite à Louis d'Orléans. + +Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme +l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et +dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un +palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, +retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre. + +C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient. + +C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de +l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort. + +Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il +recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y +demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de +cendres. + +Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision. + +Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il +rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une +faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille +cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_. + +Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de +réconcilier ses deux neveux. + +Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le +dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut +courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner +pour le 22. + +Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas. + +Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat +du duc d'Orléans. + + +Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans +existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris +est le théâtre. + +Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de +la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois. + +Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait +fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette +petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve +lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter. + +Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé +alors par la reine Isabeau. + +Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, +hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions +de la Ville et du Temple. + +Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait +gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous +Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie +de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien +entendu. + +En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en +enlever l'alliage. + +Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, +appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu. + +Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de +lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel +Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari. + +Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; +elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à +la rue de la Perle. + +Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en +naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort +longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc +d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité. + +On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on +avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un +enfant d'un jour. + +C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son +enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout. + +Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé +l'assassinat du duc d'Orléans. + +Depuis longtemps, il le méditait. + +Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait +dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents +était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de +l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin +qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres +denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège +de vendre sans droits. + +Le 17, la maison était trouvée et livrée. + +C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du +Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une +niche au-dessus de la porte. + +L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; +l'histoire n'a pas conservé son nom. + +L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général +des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation. + +Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même +hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même +table. + +Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, +et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de +Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le +valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire +au prince que le roi le demandait à l'instant même. + +Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il +pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour +aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire +qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il +compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la +sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son +crime. + +Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était +attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans. + +De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; +aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il +une partie de sa suite. + +Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même +cheval, un page et quelques valets portant des torches. + +C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis +d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce +quartier sombre, solitaire et retiré. + +Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, +c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du +Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une +gaie chanson, et jouant avec son gant. + +Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter +que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore, +ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune +homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui +était apparue. + +Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et +une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était +cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel. + +Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, +enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour +l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour +aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! » + +Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras. + +Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans +la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de +hache et d'épée. + +Et lui criait: + +--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous? + +Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant. + +Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de +hache lui fendait la tête. + +Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui +voyait celle boucherie criait de toutes ses forces: + +--Au meurtre! + +Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un +geste de menace: + +--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme! + +Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image +Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un +chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, +et, après l'avoir examiné avec soin, dit; + +--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort. + +Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de +masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement. + +Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, +sans penser à lui-même; + +--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il. + +Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort. + +C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par +Isabeau. + +L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait +éteindre les torches et s'en aller. + +Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort. + +Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du +coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la +tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une +oreille à l'autre. + +La cervelle en sortait. + +Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres +restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux. + + +Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté +ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le +prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait +terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui. + +Mort, tout le monde le pleura. + +La France la première. + +« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, +je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que +c'était lui; parce que c'était moi. » + +Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme +Montaigne: + +-Je l'aimais. + +La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima +celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts +et ses vices l'emportassent sur ses vertus. + +Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. +L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était +le coeur, un coeur bon et humain. + +Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le +prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard +qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul +de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple. + +Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de +larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, +tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au +roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots. + +Les pleurs appellent les pleurs. + +Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine +tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui +qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces +murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont +dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on +ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient +appartenu. + +C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours +était un rude lutteur. + +Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la +féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit: + +--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte. + +Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu. + + +À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à +Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas +ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que +c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que +c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était, +enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites. + +Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides. + +Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait +achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées +de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les +avait confisquées à la maison d'Orléans. + +Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par +l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier +de M. de Sainte-Foix. + +L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs. + +Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas +meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets. + +Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait +monter aux ruines par un sentier à peu près impossible. + +À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des +tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons. + +Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours +esherbées. + +C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen +âge. + +Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, +furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers. + +On se montrait les uns aux autres les études faites, on se +renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de +l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire +de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines. + +Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand +Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où +il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit +sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux +voyageurs. + +Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce +feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison. + +À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert. + +Cet artiste, c'était M. de Flubé. + +Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente +pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. » + +Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs. + +Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui +du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, +moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine. + +Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle +l'_hôtel des Ruines_. + +Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830. + +Le drapeau surmontait cette inscription: + + + CONNÉTABLE-TERJUS + _Montre les ruines + Aux amateurs._ + + +Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à +Pierrefonds.--On montrait les ruines! + +Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour +me les montrer! + +Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds +n'était qu'un village, il devint un bourg. + +Ce village avait un étang, cet étang devint un lac. + +Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou +six tonneaux. + +Ce brick s'appela _l'Artiste_. + +Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à +l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à +faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_. + +Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des +Étrangers_. + +Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un +spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel +édifice: + + + HÔTEL DES ÉTRANGERS. + + +Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration +qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau +sulfureuse. + +Dès lors, Pierrefonds était complet: + +Historique par ses ruines, + +Pittoresque par sa position, + +Sanitaire par sa Source. + +Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de +l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux +minérales. + +Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur +d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles +d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration +à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient +être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires. + +Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées +dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais. + +Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades +de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison +en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_. + +Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel +de Pierrefonds_. + +La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de +Pierrefonds à Villers-Colterets se pava. + +Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir +pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour +Pierrefonds_. + +Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre +de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui +une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, +située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris. + +Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de +Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de +Paris. + +Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient +d'avoir son feu d'artifice. + +--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles +romaines et un soleil cloué contre un arbre. + +Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du +Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue. + +Son épilogue était un magnifique bouquet. + +Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri. + +Racontons comment s'accomplit ce grand événement. + +Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, +le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je +compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine +qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman +ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le +moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure. + +Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de +souscription. + +Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir +du dimanche suivant. + +Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque. + +Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas +encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai. + +--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous +acheter vos artifices? + +--À Paris. + +--Chez qui? + +--Chez Ruggieri. + +--Attendez. + +J'écrivis une lettre. + +--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré. + +--Qu'est-ce que votre ami Désiré? + +--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, +mais encore je fournis l'artificier. + +Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits. + +--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se +dérangera? + +--J'en suis sûr. + +--Pour nous? + +--Pour vous un peu, beaucoup pour moi. + +Ils se retirèrent en hochant la tête. + +Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant: + +--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher +ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et +m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois +bien qu'il se dérangera! + +Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, +plus souvent même que lorsque je suis en compagnie. + +Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement +l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu +il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée +comme sa marchandise. + +Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement +répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. +Ruggieri devait venir. + +Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé. + +Des paris s'étaient ouverts: + +Ruggieri viendra-t-il? + +Ruggieri ne viendra-t-il pas? + +On accourut me demander: + +--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra? + +--Pourquoi cela? + +--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à +Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne. + +--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à +Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy. + +--Et il viendra, nous pouvons y croire? + +--Aussi certainement que s'il était arrivé. + +Et chacun partait en criant: + +--J'écris qu'il viendra. + +Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre +avec une pareille certitude? + +Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri +fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier? + +C'est tout le contraire. + +Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice. + +Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne. + +Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas! + +Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri. + +Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte. + +--Entrez, Ruggieri! criai-je. + +Et Ruggieri entra. + +Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous +pouvons répondre les uns des autres. + +Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri +était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et +illumination des ruines. + +À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac. + +À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal. + +C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans +étoiles, à ne pas voir le bout de son nez. + +Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge +s'alluma. + +La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant +dans l'eau. + +Les premiers cris de joie commencèrent. + +Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit +avec un feu vert. + +Puis une troisième avec un feu blanc. + +Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette +fois, tout rentra dans l'obscurité. + +Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri. + +Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la +montagne et se dresser dans la nuit. + +La pâle apparition dura dix minutes. + +Après le premier cri poussé, chacun s'était tu. + +L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent. + +Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec +une teinte différente. + +Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux. + +Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri! + + +Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à +feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé. + +C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette +magnifique soirée. + +Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe. + +--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je. + +--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré +tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je +reviendrai. + + +S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je +vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez +venir. + + + +LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + +Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr +écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont +j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des +_Mohicans de Paris:_ + + » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de + tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon + _jardin des romancier_. + + » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des + arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à + l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres. + + » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues; + + » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines; + + » À Balzac, l'azaléa grimpante; + + » À Jules Janin, l'oeillet bleu; + + » À madame de Genlis, la rose verte; + + » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous + le climat de Paris; + + » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles + pendant l'hiver; + + » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et + fleurit sur les fenêtres du quartier Latin; + + » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante; + + » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de + graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, + produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol + qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir. + + » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la + neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.) + + » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles + créations. + + » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales + transparents dans le jardin des romanciers. + + » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la + tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée. + + » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur + leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé + longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats. + + » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître + M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi + que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un + poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui + présenta devait son coloris au sang de ce lion. + + » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus + est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par + Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des + Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le + lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est + pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la + neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. + Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page + 319. + + » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne + le front d'Osiris; il a la fleur rose. + + » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à + pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a + jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres. + + » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était + le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de + l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je + le dois. + + » ALPHONSE KARR. » + + +_Réponse d'Alexandre Dumas_. + + +Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible +à l'honneur que tu me fais en me plaçant en +si bonne compagnie; mais cet honneur, non point +par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis +forcé de m'y soustraire. + +J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un +lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet +de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention +que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème +à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines +de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac. + +Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. +Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le +lotus blanc. + +C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui +a encore inventé celle-là. + +Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par +M. Belfield-Lefèvre. + +Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_, +article _lotus_, ce savant botaniste: + + LOTUS, LOTOS. + + « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et + philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils + désignent sous le nom de _lotos_... + + » 1° Plante arborescente. + + » 2° Plante aquatique. + + » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux + du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et + vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos. + + » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes + anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le + nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; + sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son + fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, + dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de + fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante + aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et + qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea + nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow. + + » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, + comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait, + selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs + GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à + ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait + une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et + se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au + retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce + précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA + FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute + probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE + AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil. + + » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se + distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par + ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante + que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. » + + +Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton +paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille +m'exposer à en être chassé. + + Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin +embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et +qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique +parterre, par la ROSE MOUSSEUSE. + +Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu +disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin +des romanciers_ au palais de justice: + +« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous +silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le +tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de +couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE +ornait sa boutonnière...» + +Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose +du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la +Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de +Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, +la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de +Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de +Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille +variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE +MOUSSEUSE. + +Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en +l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot? + +C'est possible, après tout. + +En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une +pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé +_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que +je suis en train de faire sur ma fenêtre. + + +_Réplique d'Alphonse Karr_. + +Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon +jardin des romanciers. + +Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire +quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques +années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé +ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe. + +Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales +transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. » + +Voyons ta preuve. + +C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de +Dieu.--Voyons donc les champions: + + _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._ + + Théophraste. + Hérodote. . . . . . . . + Athénée. + + Porret. + Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy. + Savigny. + + Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322. + + Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr. + +Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les +champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, +c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès +notre enfance, sous peine de pensums. + +Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité. + +Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une +histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un +grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois +savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les +morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui +vous gênent. + +--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un +vivant, valent-ils ton savant vivant? + +À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre. + +L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr. + +Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que +je leur ôterai. + +D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur +dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend +sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit +généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les +regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils +ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un +soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque +soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte +pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il +faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin +des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille. + +Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend +très-suspect son témoignage sur un point en litige. + +D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout; +mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc +et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, » +--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise. + +Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce +grand peuple de faïence qui est en train de se casser. + +Elle est belle, ta preuve! + +Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc +comme la neige de l'Himalaya. » + +Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car +tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien +gentil! + +Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit +pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose +mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute +d'impression comme transparen_tes_.» + +Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point, +maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant +de t'y planter définitivement tout à l'heure. + +Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse; + +--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame +de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera +beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir +dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je +serai vengé. + +À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas +madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur, +et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de +Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle +avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ... +moussue. + +Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité +et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu +dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami. + +Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse +est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue; +c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut +hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas +le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse. + +Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie +accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il +l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont +le droit d'avoir voix au chapitre. + +M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe +du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,-- +dit rose mousseuse. + +De même que: + +M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_; + +M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de +Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_, +qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande; + +M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et +une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une +rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la +_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des +Provins. + +M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse; + +Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle +rose _génie de Chateaubriand_; + +Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne +Prévost_; + +Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_; + +Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose +_souvenir de la Malmaison_. + +Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par +mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps +être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce +n'est ni toi ni moi. + +Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres +des roses, ils disent rose mousseuse. + +Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison +rustique_. + +Ce seraient de terribles autorités contre nous deux. + +Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions +celle-là? + +_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la +phrase: un des plus belles orgues. + +_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de +messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que +l'hymne fut chantée_. + +Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé, +ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le +contraire, sous peine de ne pas être entendu. + +Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille, +on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope +n'est pas la vanille. + +Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis +pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure. + +Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les +neiges de l'Himalaya. » + +Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des +lotus est blanc. + +Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le +lotus. + +Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des +lotus blancs,--prétends-tu. + +J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc +existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois. + +Prendrais-tu la rose pour type du jaune? + +Dirais-tu: jaune comme une rose? + +Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow, +noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc. + +Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type. + +Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, +par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. » + +Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans, +par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui +s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. » + +Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points. + +Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en +m'y plantant moi-même. + +Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent +se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de +son laurier. + +Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi +le plus bel ornement. + +Je te serre bien cordialement les deux mains. + + Alphonse KARR. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC *** + +This file should be named 8brcb10.txt or 8brcb10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8brcb11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8brcb10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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You can also find out about how to make a +donation to Project Gutenberg, and how to get involved. + + +**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** + +**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** + +*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** + + +Title: Bric-à -brac + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: August, 2004 [EBook #6319] +[Yes, we are more than one year ahead of schedule] +[This file was first posted on November 25, 2002] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à -BRAC *** + + + + +Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of +gallica.bnf.fr. + + + + + + + BRIC-A-BRAC + + PAR + + ALEXANDRE DUMAS + + + + TABLE + + DEUX INFANTICIDES + POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + DÉSIR ET POSSESSION + UNE MÈRE + LE CURÉ DE BOULOGNE + UN FAIT PERSONNEL + COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS + HEURES DE PRISON + JACQUES FOSSE + LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + + + +DEUX INFANTICIDES + +On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma +connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa +célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent +commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,--à la +suite de deux infanticides. + +Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame. + +Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité +publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses +antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des +lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce +qui tient à son origine. + +Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui +puisse satisfaire convenablement votre curiosité. + +Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitulé: _les Petits +Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous +rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à +Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du +Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt +singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit +hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui +dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée. + +Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons +laissée. + +Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait +été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère. + +Aussi fallut-il lui trouver un biberon. + +Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée +au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait +de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un +biberon. + +On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant +que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours +l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours +du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman +du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en +réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait. + +Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de +dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait, +le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait +de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de +trente chèvres ou de douze vaches. + +Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait +plus d'honneur à ses nourrices. + +Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins +d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de +quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle. + +Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires +étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces +menaces-là , en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les +malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte. + +Delaporte les rassura: il répondait de tout. + +En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait +l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il +venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel, +éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle, +faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au +Caire un animal de ce sexe et de cette espèce. + +Vous comprenez... + +Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même +temps agréable à un gouvernement allié. + +Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui +avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes +puissances européennes. + +D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente +cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident +qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à +l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la +France. + +Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy +Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et +s'occupa du transport en France de sa ménagerie. + +D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa +disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne +sais plus quel port de l'Archipel. + +Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des +Messageries impériales. + +Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme +cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou +quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre. + +On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant +du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il +eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante +chèvres, pour subvenir à sa nourriture. + +Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes +et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils +avaient amenés. + +Le tout arriva en seize jours à Marseille. + +Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa +première cargaison. + +À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination +l'hippopotame et sa suite. + +Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris +aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille. + +À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus +admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à +l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes +des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes. + +Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux, +semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux. + +À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de +Delaporte. + +C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a +déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que +onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a +pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là ... Pardon, +j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En +outre,--chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son +maître,--il appelle Delaporte _papa_. + +Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte +_papa_. + +Abailard, qui, en ce temps-là , n'avait pas encore de nom, ou qui en +avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa +mère, par une tribu en guerre avec la sienne. + +Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux. + +On les sépara et on les vendit. + +La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien. + +Nul ne sait ce que devint la mère. + +Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec +son maître. + +Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié +de spécifier l'objet de son commerce. + +Il vendait des étoffes. + +Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il +soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée. + +Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte +surtout, entre un maître et un esclave. + +Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes +dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y +aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des +pieds. + +Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on +craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit +venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois +coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher. + +L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois. + +Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une +soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait +prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures +le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une +autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups. + +Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort +sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus +douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque +de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il +s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître. + +L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il +fût guéri, c'est-à -dire environ un mois. + +Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son +maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il +avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son +protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures. + +Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le +malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le +vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition. + +En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le +lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin +méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres +turques, c'est-à -dire à deux cents francs, à peu près. Les mille +piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant. + +Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans +un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la +dernière maison de la ville. + +Cependant, arrivé à -la maison, une certaine répugnance instinctive le +tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de +pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et +entra dans la maison. + +Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri. + +Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte +était fermée et la barre déjà mise. + +Il se prit à trembler de tous ses membres. + +Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts. + +Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à +un ou plusieurs individus. + +Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au +claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui. + +Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les +cris. + +Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des +planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà +ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là , son +rasoir ensanglanté à la main. + +Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme +il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu +à un marchand d'eunuques! + +En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était +réservé, l'enfant se trouva mal. + +Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il +invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain. + +Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit. + +Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui. + +L'enfant était tombé près de la porte. + +Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement. + +Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il +pourrait fuir. + +Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet +escalier devait donner sur une terrasse. + +La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta +les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou +dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du +vent, se dirigea vers la ville. + +Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que +lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte. + +Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas. + +Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se +laisser reprendre. + +Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat +français. + +Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit +prononcé, signifie liberté! + +L'enfant se précipita haletant dans la cour. + +Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit. + +Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de +faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de +faire des eunuques dans ses États. + +L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour +que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se +trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection. + +D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis +il livra le marchand à la justice du pacha. + +Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux +galères. + +L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à +Delaporte de le prendre pour son domestique. + +Delaporte y consentit et en fit son _saïs_. + +C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que +l'enfant appelle Delaporte _papa_. + +C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier +maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard. + +Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame; +mais nous y revenons. + + +II + + +La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se +mit à en désirer une neuvième. + +Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les +savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la +nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient: + +--À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un +hippopotame femelle? + +Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir +Halim-Pacha au milieu de son harem. + +--Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons +fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que +nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants. + +Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans +le Nil blanc et envoyée au Caire. + +Il y a un pays où le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en +France, c'est l'Égypte. + +Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses +désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six +mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement +de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État, +avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont +le lait servait à sa nourriture. + +Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille. + +Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle. + +Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer +trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris. + +Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son +hippopotame au Jardin des Plantes. + +Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois. + +Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte. + +Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est +à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et +savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est +une créature privée de tout sentiment généreux: + +Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui +était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte +l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les +démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de +satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau +d'une trentaine de porcs. + +Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et +là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre +en défendant leur petit. + +Il y a loin de là , à cet axiome si hardiment avancé par notre savant +ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des +mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y +a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. » + +On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un +savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit +de son petit. + +À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant +encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, +quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait +dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus +d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie. + +Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze +mois. + +Au bout de quatorze mois, c'est-à -dire à vingt-deux mois, la femelle +mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, +soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que +cette parturition fût si proche. + +À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de +l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. +Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa +naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, +le blessa mortellement. + +Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans +sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en +absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une +mâchoire à l'autre. + +Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les +naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était +unipare, c'est-à -dire ne mettait bas qu'une seule fois. + +Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que +l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois. + +La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux +animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne +le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois +un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle +manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses +couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une +violente crispation, elle mit au monde son second petit. + +Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le +petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement +sur le cou et sur le dos de sa mère, qui--l'allaitait en levant la +cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à -dire pendant +l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne +sortirent de l'eau. + +Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture. + +Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se +coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui +vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un +mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et +grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un +témoin oculaire. + +Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. +Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il +lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut +pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye +de le charger. + +M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il +occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la +science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui +pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère +qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le +savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, édition +de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et +inoffensive.» + +Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par +l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande +chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les +savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une +supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de +coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait. + +Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame. + +Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le +petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement +souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, +au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six +blessures, dont une mortelle traversant le poumon. + +Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait +voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter. + +M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, +sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que +son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile. + +Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier +soupir. + +Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, +mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux +domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. +les savants. + +C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et +l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on +remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela +arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou +deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, +ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et +les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la +main destructrice de l'homme. + +Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, +voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits +découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher +à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs +soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits. + +Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de +ceux-ci. + +Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison +qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de +chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se +dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever +plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à +travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir +pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les +petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, +les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim. + +Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un +amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des +oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en +captivité, _les empoisonnent_. + +L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents +chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, +comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame? + +Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a +horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il +est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier +qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient +sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait +chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, +c'est-à -dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, +s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, +il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans +sa cage. + +Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement +sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la +couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé +les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour +elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; +elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, +mais parce qu'elle était trop bonne mère. + +Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, +l'hippopotame femelle se trouve déjà , comme disent nos voisins +d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants +attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent +l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette +dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en +lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; +qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur +jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et +ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement +et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne +mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la +satisfaction d'obtenir un produit. + +Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui +rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule +anx oeufs d'or_. + +Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, +ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme +Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que +l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité. + +L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il +pouvait féconder, il pouvait être fécondé. + +Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un +pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, +sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et +disséqué. + +Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être +l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre +aux savants de toucher à son petit. + + + +POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS + + +Avez-vous remarqué ceci: + +Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la +détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne +la crains pas! » + +Essayons d'expliquer ce fait. + +La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels. + +Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu +appréciées des autres peintres et des autres musiciens. + +Voyez Scheffer, voyez Schubert. + +Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes. + +Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un +historien, a des compositeurs respectables et des exécutants +supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, +moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, +Wilhems, les deux Stevens, Leys. + +La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, +Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en +compositeurs, qu'Auber et Halévy. + +Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et +de Musset: tous deux sont morts. + +Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique? + +C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux +arts sensuels. + +La musique entre par les oreilles et chatouille les sens. + +La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur. + +C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le +dit Horace, la peinture et la poésie. + +Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne +sont pas soeurs. + +C'est que la peinture est égoïste. + +La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien +changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages. + +La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits +arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la +plume. + +Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction +s'éloignera de l'original. + +Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, +Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci +et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique +a été aussi bien rendue que possible. + +Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement +dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se +fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé +pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la +croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un +apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien +clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître +compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis +terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre. + +À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre +jugent de la même façon. + +Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le +reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste +à l'endroit du peintre. + +Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens. + +Le poète dira: + +--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le +côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du +moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui +tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non! + +--Pourquoi non? + +--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du +Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la +barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux +gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui +prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui +ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, +de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne +vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas +plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce +gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui. + +Le peintre vous répondra: + +--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ +comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse. + +Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté +matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les +deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à +soi-même; tout bas: + +--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce +ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de +Rembrandt que je prierais. + +Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de +la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au +point de vue de la peinture. + +Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la +musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la +haïssent pas? + +Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer. + +La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une +musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point +affaire à une soeur, mais à une rivale. + +En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la +poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la +conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, +c'est-à -dire sur un véritable échafaud. + +Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les +disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue. + +Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les +estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle +aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera. + +Le poète a écrit: + + L'or est une chimère, + Sachons nous en servir. + +Le musicien mettra: + + Oh! l'or est une chimère. + Eh! sachons nous en servir. + +Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en +moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison. + +Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes +et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et +d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou +plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le +Prophète_, _la Marchande d'oranges_. + +On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais +vers. + +C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique +sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de +Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou. + +Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et +comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers. + +Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre. + +Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles; +mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les +paroles. + +Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la +musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira +les vers. + +Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce +qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et +Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine. + +Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou +Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec +Scribe. + + + +DÉSIR ET POSSESSION + + +La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes +sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les +quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou +un logogriphe à ses lecteurs! + +Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode. + +Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit +perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, +--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant. + +Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, +de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de +l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou +du basque? + +Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il +gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et +est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne +serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des +rossignols?--Ou bien...? + +Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre. + +Devinez donc, chez lecteur. + +Voici l'apologue en question: + + +Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie +de couleurs: le blanc, le rose et le bleu. + +Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil +lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait +au-dessus de la verte prairie. + +Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, +et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives +couleurs. + +Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là . Il avait vu +des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant +l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, +ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le +prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et +éblouissant. + +L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours. + +Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la +possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus +rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau +papillon! + + +Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, +ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère. + +De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine +aride et semée de ronces. + +L'enfant le suivit dans cette plaine. + +Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, +ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se +posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un +arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui +toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir. + +Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme. + +Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette +indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le +brillant mirage. + +Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du +jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des +fleurs, et battait amoureusement des ailes. + +Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, +le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, +léger comme un parfum. + + +Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et +les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les +années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au +sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la +vie. + +En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme. + +Là , l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas +mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui +lui restait à descendre lui paraissait aride. + +Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de +charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, +poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés +de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand +espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte +incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes +couchées, les autres debout. + +Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de +l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la +montagne. + +Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le +vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître +pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, +devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la +déclivité de la montagne. + +Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs +avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur +des branches d'arbre desséchées. + +Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours. + + +Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le +vieillard le suivit, entrant par la porte. + +Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui +semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et +tomba. + +Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois. + +Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui +tendre les bras. + +Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu +ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête. + +Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu +leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui +s'affaiblissaient. + +Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, +et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant. + +Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin +le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant +de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un +papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi. + +Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit +tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort... + +Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de +l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce +fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton +coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir +s'exhaler au moment où ta main le touchera. + + + +UNE MÈRE + +(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN) + + +Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à +la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la +plus vive douleur. + +L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait +difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il +soupirait. + +La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être +avec une tristesse déjà muette comme le désespoir. + +On frappa trois coups à la porte. + +--Entrez, dit la mère. + +Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle +n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna. + +Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié +enveloppé, dans une couverture de cheval. + +C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver +était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le +givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage. + +Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas +ne faisaient pas de bruit sur le parquet. + +Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là , +l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour +ranimer le feu du poêle. + +Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en +chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue. + +--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son +hôte sombre. + +Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et +de la bouche un sourire étrange. + +La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa +tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits +qu'elle n'avait ni dormi ni mangé! + +Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle; +mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée. + +Le vieillard n'était plus là . + +--Où donc est le vieillard? cria-t-elle. + +Et elle se leva et courut au berceau. + +Le berceau était vide. + +Le vieillard avait emporté l'enfant. + +En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre +le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce +qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta. + +La mère se précipita hors de la maison en criant: + +--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant? + +Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans +la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit: + +--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton +enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était +là ; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux; +alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et +l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce +qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais! + +--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère, +et je saurai bien la retrouver, moi. + +--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant +de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu +chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu +couler tes larmes lorsque tu les chantais. + +--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la +dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi +passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon +enfant. + +Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se +tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait +chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut +encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et +que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit +lui dit: + +--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec +ton enfant. + +La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle +s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche. + +À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait +plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de +givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches. + +--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au +buisson. + +--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle +a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne +suis qu'un glaçon. + +La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son +sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et +le sang coulait à grosses gouttes. + +Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que +son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de +belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le +coeur d'une mère! + +Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre. + +Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, +sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé +pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le +passer à pied. + +Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier +abord, que cette mère affligée le traversât. + +Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur. + +--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête +blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en +viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les +plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce +que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et +tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre +bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive +les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine. + +--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, +tout, pour arriver à mon enfant. + +Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de +larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et +tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants. + +Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un +instant la transporta de l'autre côté de ses eaux. + +Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs +vivantes. + +C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de +long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été +par le soleil. + +La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux. + +Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée; +mais sur le seuil se tenait la concierge du palais. + +--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge. + +--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura +pitié de moi. + +Puis, à la femme: + +--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle. + +--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la +vieille. + +--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu +auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant. + +--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus +le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort +va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque +créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun +est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais +ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne +vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des +enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au +toucher reconnaîtras-tu le battement du tien. + +--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre. + +--Quel âge avait ton enfant? + +--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première +fois _maman_, hier au soir. + +--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me +donneras-tu? + +--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez; +mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai! + +--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la +vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs +en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires. + +--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, +prenez-les! + +Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en +échange les cheveux gris de la vieille. + +Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où +fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur +âge. + +Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes +aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et +bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau +se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires +grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers, +des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y +avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, +chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et +représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en +Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de +grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point +d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes +petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour +elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases +trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva +dans la salle des enfants. + +--C'est ici, lui dit la vieille. + +Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs +qui battaient. + +Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être +que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur +de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs. + +--Le voilà ! le voilà ! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains +sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté. + +--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais +place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand +elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si +elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur; +car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il +faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes +humaines. + +--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid? + +--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi +de ce que je t'ai dit. + +Et la vieille s'enfuit. + +À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler. + +Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle. + +--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; +comment surtout as-tu pu être ici avant moi? + +--Je suis mère! répondit-elle. + +Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la +mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, +qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles. + +Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce +souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre. + +Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, +sans force et sans chaleur. + +--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort. + +--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère. + +--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son +jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la +terre et les replante dans le grand jardin du paradis. + +--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant; +ou arrache mon arbre en même temps que le sien. + +--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre. + +--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô +Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus +heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes +cheveux à la vieille. + +--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer. + +--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la +plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs. + +Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias. + +--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es +malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore +que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux. + +--Oh! fit la pauvre femme. + +Et elle lâcha les deux fleurs. + +Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait +un mouvement de pitié. + +--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, +voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les; +ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te +les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à +côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais +arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces +deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu +verras ce que tu voulais refouler dans le néant. + +Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un +magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de +bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli +anéantir. + +Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un +concert de bénédictions. + +--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli +être bien coupable. + +--Regarde, dit la Mort. + +Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un +petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant +grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions; +tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le +suicide. + +--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là ? demanda +la mère. + +--C'était ton enfant, répondit la Mort. + +La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre. + +Puis, après un instant, levant les bras au ciel: + +--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que +vous faites est bien fait. + +La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus. + +Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui +rendant ses deux yeux: + +--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir. + +Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée. + +Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mère au rang des +martyrs. + + + +LE CURÉ DE BOULOGNE + + +Voici une petite histoire gui est populaire dans la +marine française, et que je meurs d'envie de populariser +parmi les _terriens_. + +Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée. + + +Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de +chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était +assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de +devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades, +traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et +suivant l'avenue de Saint-Cloud. + +À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se +promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée. + +--Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez +donc un peu, s'il vous plaît. + +Le postillon s'arrêta. + +Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon +en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la +tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs. + +--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la +voiture, c'est toi, mon cher Rémy? + +Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage +s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait +de l'étonnenient au sourire. + +--Ah! dit-il enfin, c'est vous? + +--Comment, _vous_? + +--Non... c'est toi, Antoine! + +--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville. + +--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq +ans que nous nous sommes quittés? + +--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir +un instant près de moi, et je te le dirai. + +--Mais... + +Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur +de s'écarter de son domicile. + +Bougainville comprit sa crainte. + +--Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il. + +Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied. + +--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne +m'attend pour dîner. + +--Où demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc! + +Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit. + +--Où je demeure? dit celui-ci. + +--Oui. + +--À Boulogne... Je suis curé de Boulogne, mon ami. + +--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la +vocation. + +--Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres. + +--Et tu es content? + +--Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier +ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont +modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner +aux pauvres. + +--Cher Rémy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous +perdions le moins de temps possible. + +Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si +modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la +physionomie du curé. + +--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du +côté de Boulogne. + +--Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé +à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à +moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq +minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et... tu +comprends?... + +--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne... À midi +juste, tu seras chez toi. + +--Voilà qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce +pas l'uniforme de la marine que tu portes là ? + +--Oui, je suis capitaine de vaisseau. + +--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat. + +--Vraiment? + +--Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des +lois? + +--Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux +que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!» +C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris. + +--Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son +bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa +lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat? + +--Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua +Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires. + +--Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et +surtout des dispositions pour les mathématiques. + +--Tu te rappelles cela? + +--Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége? + +--Ah! c'est bien vrai! + +--Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie? + +Bougainville sourit. + +--C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut +que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans. + +--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et +il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au +port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne. + +Bougainville regarda à sa montre. + +--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par +conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, +postillon! + +--Comment, plus vite? + +--Puisque tu es pressé, mon ami! + +--Bougainville!... + +--Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en +toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq +minutes?... Oh! le triste ami que j'ai là ! + +--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins... +Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à +Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne +grondera plus. + +--Marianne me connaît donc? + +--Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de +toi... Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se +fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les +mousquetaires, je te retrouve officier de marine. + +-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. +En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de +Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que +je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire +recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme +capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre +le Canada... + +--Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!... +Continue, mon ami, continue, je t'écoute. + +Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas +remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot +au grand trot. + +Bougainville continua: + +--Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais +qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de +Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi, +par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois +que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de +neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai +jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille +anglaise sous le fort même qui la protégeait. + +--Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la +relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le +héros... + +--N'as-tu pas reconnu mon nom? + +--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment +veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant +les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui +brûle des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce +n'était pas possible. + +En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste. + +--Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine? + +--Nous sommes à Sèvres, mon ami. + +--À Sèvres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa +montre. + +--Il est midi dix minutes. + +--Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne +pour midi. + +--C'est plus que probable. + +--Une lieue à faire! + +--Une lieue et demie. + +--Si, au moins, je trouvais un coucou... + +L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de +lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus +mince véhicule. + +--N'importe, j'irai à pied. + +--Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville. + +--Comment, je n'irai pas à pied? + +--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour +avoir fait la conduite à un ami. + +--J'irai doucement. + +--Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle +Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, +tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbécile de médecin te +purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, +et, trois jours après, bonsoir... plus d'abbé Rémy! + +--Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon! +postillon! arrêtez... arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au +trot. + +--Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire. + +--Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est +d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne +Boulogne. + +--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de +venir avec moi jusqu'à Versailles. + +--Jusqu'à Versailles?... + +--Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu +dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers +ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un +coucou qui te ramènera à Boulogne. + +--En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais... + +--Mais quoi? + +L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les +deux mains jusqu'au fond de ses goussets. + +--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches. + +--Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au +roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, +je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner +en coucou à Boulogne, et tout sera dit. + +--Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres? + +--J'en suis sûr. + +--Parole d'honneur? + +--Foi de gentilhomme! + +--Mon ami, voilà qui me décide. + +--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; +mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami. + +--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé +qui se dérange, il lui faut une excuse. + +--Une excuse?... Oh! si tu découchais, je ne dis pas... + +--Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu +donc l'intention de me faire découcher?... Postillon! hé! postillon! + +--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous +serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras +partir à trois. + +--Pourquoi à trois, et pas à deux? + +--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander +les cent écus. + +--Ah! c'est vrai. + +--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez +toi à six heures. + +--Que dira Marianne? + +--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant +directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence. + +--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura +dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de +cette aventure. + +--Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles? + +--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire. + +--Ah! c'est vrai!... Nous en étions à mon expédition sur le +Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un +des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la +situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du +renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce +que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, +c'est-à -dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite +du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du +marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires +dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir. +Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une +bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs; +Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y +avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je +fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la +campagne de 1761, en Allemagne... + +--Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que +le roi a fait cadeau de deux canons? + +--Qui t'a appris cela? + +--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je +pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine? + +--Et qu'as-tu dit du cadeau? + +--Dame, il m'a paru bien mérité... mais, pourtant, j'ai trouvé que le +roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me +douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux +canons... car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne +peut pas conduire cela partout où l'on va. + +--Il y a du vrai dans ce que tu dis là , reprit Bougainville en riant; +mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de +vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo +et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je +pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité. + +--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en +géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines? + +--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles +Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles +Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo. + +--À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là , je +les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan +Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de +l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan. + +--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait +pas mieux déterminé leur gisement... Tu t'occupes donc de géographie +dans ta cure de Boulogne? + +--Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission +dans les Indes... J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que +j'aurais donné pour faire le tour du monde... autrefois, pas +maintenant. + +--Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil +avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes +habitudes... Alors, tu as voyagé? + +--Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles. + +--Ainsi, tu ne connais pas la mer? + +--Non. + +--Tu n'as jamais vu un vaisseau? + +--J'ai vu le coche d'Auxerre. + +--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée +très-imparfaite d'une frégate de soixante canons. + +--Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis +donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait +autorisé à fonder un établissement,--que tu fondas, je n'en doute pas? + +--En effet... Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris, +firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste +à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils +m'indemniseraient des frais que j'avais faits. + +--Et t'ont-ils indemnisé, au moins? + +--Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million. + +--Un million?... Peste! joli denier. + +Le bon abbé avait presque juré, comme on voit. + +--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?... + +--Je vais au Havre. + +--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je +indiscret... + +--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une +frégate dont le roi vient de me nommer capitaine. + +--Et elle s'appelle, ta frégate? + +--_La Boudeuse_. + +--Ce doit être un beau bâtiment? + +--Superbe. + +L'abbé Rémy poussa un soupir. + +Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût +éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une +frégate. + +Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel +échange de regards accompagnés d'un sourire. + +Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était +tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque +la voiture s'arrêta devant un grand hôtel. + +--Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim! + +--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé +d'avance. + +--L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on +reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne +calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! ... +Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle! + +--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons +dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas +l'appétit. + +--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai véritablement très-faim. + +--Eh bien, alors, à table! à table! + +--À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy. + + +Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du +vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer. + +Tout curé--fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le +desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu +gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel +dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord +ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le +vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son +vin pur. + +Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que +l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il +allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne. + +Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à +l'abbé Rémy. + +Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure. + +Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans +un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté. + +--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres? + +--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit +Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis! + +--Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la +largesse royale; douze cents livres?... + +--Douze cents livres. + +--Impossible! + +--Les voici. + +L'abbé Rémy tendit la main, + +--Mais le roi me les a remises à une condition. + +--Laquelle? + +--C'est que tu boiras à sa santé. + +--Oh! qu'à cela ne tienne! + +Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le +goulot de la bouteille. + +--Assez! assez! dit l'abbé. + +--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi +serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié +vide! + +--Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela +vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et à la santé +du roi! + +--À la santé du roi! répéta Bougainville. + +--Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui +s'appelle une véritable orgie!... Il est vrai que c'est la première +que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire +une seconde. + +--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la +table. + +--Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des +escarboucles. + +--Une chose que tu devrais faire. + +--Laquelle? + +--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer. + +--Jamais. + +--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi. + +--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine. + +--Au contraire, je ne songe qu'à cela... Un verre de vin de Champagne. + +--Merci, je n'ai déjà que trop bu! + +--Ah! à la santé de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais +refuser. + +--Oui, mais une goutte. + +--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela +n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les +premiers seront les derniers... » Un verre plein pour les pauvres de +Boulogne, ou pas du tout. + +--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier! + +Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la +santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi. + +--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour +le Havre. + +--Antoine, tu es fou! + +--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte +pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde! + +--Ne me tente pas, malheureux! + +--L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie! + +--_Vade retrò_, _Satanas_! + +--C'est l'affaire de huit jours. + +--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans +congé, je perdrais ma cure! + +--J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles +était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant +que tu venais avec moi. + +--Tu lui as dit cela? + +--Oui. + +--Et il a signé ma permission? + +--La voici. + +--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voilà que je jure, moi! + +--Mon ami, tu es marin dans l'âme. + +--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller. + +--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas. + +--Pourquoi cela? + +--Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante +autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour +priver tes pauvres,--c'est-à -dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont +le Seigneur t'a donné la garde,--de cinquante beaux louis d'or! + +--Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est +uniquement pour eux que j'y consens. + +Puis, s'arrêtant tout à coup: + +--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible! + +--Comment, impossible? + +--Et Marianne!... + +--Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète. + +--Que lui dirai-je, mon ami? + +--Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il +t'a donné une mission pour le Havre. + +--Ce sera mentir, cela! + +--Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu. + +--Elle ne me croira pas. + +--Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque. + +--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, +ils ont réponse à tout. + +--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier? + +L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un +mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix, +car, tout à coup: + +--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour... Mais elle +me croira mort. + +--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant. + +--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion, +enlève-moi! + +--Rien de plus facile! + +Puis, se tournant vers les deux officiers: + +--Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas? + +--Oui, capitaine. + +--Eh bien, en voiture, alors! + +--En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête +baissée dans un péril inconnu. + +--En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers. + +On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à +cinq heures du matin, on était au Havre. + +Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami, +lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la +veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi. + +Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et +ouvrit les fenêtres. + +L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient +sur la mer. + +À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement _la Boudeuse_, +affourchée sur ses ancres. + +--Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment? + +--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, où nous sommes +attendus pour dîner. + +--Comment, tu veux que je m'embarque? + +--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir +visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome +sans voir le pape. + +--C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous? + +--Cela te regarde... après dîner, quand tu voudras... Tu donneras tes +ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord. + +--Eh bien, partons plus tôt que plus tard... Nous avons mis quatorze +heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en +aller. + +--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine? + +--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne... + +--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant? + +--Tu crois que ce seront des cris de joie? + +--Mordieu! je l'espère bien! + +--Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y +avait dans son esprit plus de doute que d'espérance. + +Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins: + +--Allons, allons, dit-il, à la frégate! + +Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies +semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait +crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, +en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute +parée. + +Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le +gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées. + +Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau +d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup. + +La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent +sur leurs longues pattes. + +En moins de dix minutes, on était à bord. + +Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate +éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda +à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque +agrès. + +De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées. + +Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un +bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi. + +L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger. + +La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à +celle du plus riche château des environs de Paris. + +L'abbé marchait d'étonnement en étonnement. + +Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il +faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu +envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six +mois. + +L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les +félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, +et celles du capitaine lui-même. + +Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de +la frégate augmentait. + +Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé +d'une savante théorie sur les marées. + +L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif +plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était +pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des +observations qui parurent ravir en admiration les officiers. + +Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient +eux-mêmes. + +Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation +intéressante arrosée de bon vin. + +Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa +prédilection. + +Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux +mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites +gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil. + +Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de +madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du +dernier siècle. + +Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le +pont. + +Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut +obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel +attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au +café moka et aux liqueurs de madame Anfoux. + +La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le +vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux +bonnettes de perroquet. + +Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées. + +On pouvait filer onze noeuds à l'heure. + +Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui +causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes +ses voiles. + +Puis il s'aperçut que la frégate marchait. + +Puis il regarda autour de lui. + +Puis il poussa un cri de terreur. + +La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon. + +Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des +reproches que peut faire à un ami la confiance trompée. + +--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, +toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que +nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un +aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa +Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus +d'appointements... Voici ton diplôme. + +L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination. + +--Mais, dit-il, où allons-nous? + +--Faire le tour du monde, mon cher. + +--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du +monde? + +--Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus... Mais compte +plutôt trois ans et demi que trois ans. + +L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart. + +--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant +Marianne!... + +--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta +paix avec elle, dit Bougainville. + + +Le 15 mai 1770, la frégate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de +Saint-Malo. + +Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre; +Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour. + +Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde. + +Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu +entre l'abbé Rémy et Marianne! + + + +UN FAIT PERSONNEL + + +Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je +ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en +faire. + +Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle +Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne, +venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo. + +Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple +sentiment qui m'attache à Victor Hugo. + +Je le connais depuis la soirée de _Henri III_, c'est-à -dire depuis le +11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, +j'étais son admirateur: je le suis toujours. + +Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, +pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le +comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer. + +Victor Hugo est proscrit. + +Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et +l'admire? + +Quelque chose comme une religion. + +Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être +commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part +d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué +dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme! + +Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément. + +Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à +M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante: + + « Monsieur, + + » J'apprends que le courrier du _Figaro_, signé Suzanne, est de + mademoiselle Augustine Brohan. + + » J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, + que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne + joue plus dans mes pièces. + + » Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si + vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y + joue mademoiselle Brohan. + + » Veuillez agréer, etc. + + » ALEX. DUMAS. » + + +Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes +pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le +droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan. + +Je protestais, voilà tout. + +Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse +retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur. + +Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On +joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris +le rôle de mademoiselle Brohan. + +Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan +avait conservé son rôle. + +C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, +et que je la publiai. + +Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y +avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,--à peine oserai-je le +dire--un acte de courage. + +De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui +court! + +La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs. + +Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres. + +Je me contenterai de citer trois de ces lettres. + + « Monsieur Alexandre Dumas, + + » Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor + Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une + femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier + de votre noble lettre à M. Empis. + + » Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. » + + + « Cher Dumas, + + » Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme + partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive + tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous + ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour + m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble + les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères + gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la vôtre _Bonté_, + + » Merci pour nous tous de la part du bon Dieu. + + » MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].» + + + « Cher Dumas, + + » Les journaux belges m'apportent, avec tous les + commentaires glorieux que vous méritez, la lettre + que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français. + + » Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur + lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de + louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais + j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours + davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements + de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses + consolations. + + » Je vous remercie. + + » Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous + savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui + m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de + vous qu'autour de moi. + + » Votre frère, + + » VICTOR HUGO. » + + +N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en +récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier +mouvement de coeur? + +Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, +quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car +c'est le bon. » + +Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en +pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en +l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en +celui-ci. + +Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle +Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre. + +Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre: + + « Monsieur le Rédacteur, + + » J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M. + Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la + Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de + _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à + distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans + ces ouvrages. + + » M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les + pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution. + + » Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai + spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu + trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr. + + » Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle + secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, + pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les + instances réitérées de M. Empis. + + » J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable + M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de + prouver en cette occasion mon désir de lui plaire. + + » Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais + l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un + jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur + lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, + ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, + moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui + n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil + doublement sacré. + + » Agréez, etc., + + » A. BROHAN. » + + +Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de +mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie. + +Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et +toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de +Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la +duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de +Belle-Isle. + +Quant au rôle _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joué par +complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire +aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier +rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente +actrice. + +Passons à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_. + +Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification +multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire +et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je +remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je +vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie. + +Attaqué, je dois répondre. + +Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc +d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai +sept ans: + +Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs; + +Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs; + +Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs; + +Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs. + +Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans +(Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf +heures de mon temps par jour. + +En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin +d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la +dire tout haut. + +Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et +jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir. + +Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle +du prince royal. + +Ah! celui-là fut mon véritable _bienfaiteur_. + +J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères. + +J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort. + +Aussi, envers celui-là , ma reconnaissance ne s'est point démentie: je +l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère. + +Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que +j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier. + +C'était à la première représentation des _Mousquetaires_, à l'Ambigu, +le 27 octobre 1845. + +La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de +conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent +soixante représentations consécutives. + +Le duc de Montpensier assistait à la représentation. + +Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge. + +--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il. + +--Pour quoi faire? + +--Mais pour te faire ses compliments. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous ferez connaissance. + +--Je suis en redingote et en cravate noire. + +--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près. + +Je suivis Pasquier. + +Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à +M. Hostein. + +Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme +pièce d'ouverture. + +Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc +de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant. + +Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à -dire sept jours après +la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine +qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette +lettre dans le journal _la Presse_: + + _À monseigneur le duc de Montpensier_. + + « Prince, + + » Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce + serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur + pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement. + + » Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout + sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui + connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me + traiter presque en ami. + + » Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je + m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le + réclame. + + » Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait + point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de + ceux qui lui sont acquis. + + » Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion + de la tombe et le culte de l'exil. + + » J'ai l'honneur d'être avec respect, + + » Monseigneur, de Votre Altesse royale, + + » Le très-humble et très-obéissant + serviteur, + + » ALEX. DUMAS. » + + +À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se +trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre. + +Et vous allez le voir, chers lecteurs. + +Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y +avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois +jours de 1848. + +Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830. + +J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde +nationale de Saint-Germain. + +Je revenais de la Bastille. + +Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière +moi. + +À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que +j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai. + +En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me +suivait avec eux. + +En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi. + +--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle +Montpensier _monseigneur_? + +--Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle +toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude +peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi. + +--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voilà pour ta peine. + +Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit +sur la poitrine. + +Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure +aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du +citoyen X... + +Le pistolet partit en l'air. + +J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du +corps du citoyen X...; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai +chez moi. + +L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il +est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins +seraient là pour affirmer ce que je raconte. + +Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan. + +Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, +surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait _la +Marseillaise_. + +Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville. + +Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses +aides de camp vint me trouver de sa part. + +C'était un capitaine de frégate. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre +sur les rangs pour la députation. + +Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture. + +Le capitaine continua. + +--Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit +être rédigée sa profession de foi. + +--Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille +de papier, et j'écrivis: + + « Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador. + » Retour des cendres de Sainte-Hélène. + » JOINVILLE. » + +--Voilà , dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la +meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince +de Joinville. + +Le prince de Joinville adopta une autre rédaction. + +Je crois qu'il eut tort. + +L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil. + +J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré +au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires. + +Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille. + +_La Liberté_ était devenue une puissance. + +C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef. + +Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les +membres de la famille d'Orléans. + +J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de +l'insérer. + +Je rompis mon traité avec _la Liberté_. + +Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal. + +Tous refusèrent. + +J'allai à _la Commune de Paris_, c'est-à -dire dans la gueule du lion. +J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui. + +_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle +inséra ma protestation. + +Ce n'est pas tout. + +Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, +je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et +qui fut publiée par le Journal _l'Événement_. + +Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel +de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo! + +Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 +décembre. + +Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris +à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, +j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du +duc d'Orléans. + +Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à +la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan. + +Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine +Brohan n'était pas encore journaliste. + +Une dernière anecdote. + +On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le +Théâtre-Historique s'était ouvert. + +Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique. + +La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa +loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante. + +J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à +personne, la prenant pour mon compte. + +M. Hostein y consentit. + +Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et +éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait. + +Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, +recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville. + +Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un +voyage à Paris. + +À peine arrivé, il accourut chez moi. + +Il venait me faire des compliments de la part du prince. + +Après avoir causé de beaucoup de choses,--les sujets de conversation +ne manquaient point à cette époque,--nous en arrivâmes au +Théâtre-Historique. + +--À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées? + +--Où cela? + +--Au Théâtre-Historique. + +--Parbleu! + +--Je veux dire mes entrées sur la scène. + +--Avez-vous toujours votre clef de communication? + +--Oui. + +--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent +les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, +à mon tour.--À propos... + +--Quoi? + +--Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas? + +--Certainement. + +--Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier? + +--Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!» + +--Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à +pleurer. + +J'allai à mon bureau. + +--Vous écrivez? me demanda Latour. + +--Oh! rien, un mot. + +J'écrivais, en effet. + +J'écrivais à M. Hostein: + + « Mon cher Hostein, + + » Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de + M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de + payer une loge à l'année pour faire rire un prince. + + » Tout à vous, + + » ALEX. DUMAS. » + + + +COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_ + + +Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je reçus une lettre de +Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? +vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la +Bergère des Alpes_. + +L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour +Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censuré. + +Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât _Antony_ à +Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille. + +J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une +grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots +d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu +d'envoyer _Antony_ à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir _Jane +Eyre_. + +Peut-être la pièce ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de +l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout +cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils +allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux +théâtres, et leur firent part de ma proposition. + +Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes +conditions. + +J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi +que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions +moi-même. + +Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille. + +Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les +recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne +furent pas longues à débattre. + +Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé. + +À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux +directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans +l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du +conseil municipal. + +Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins +solennel du monde. + +Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que +mal, le prologue et les trois premiers actes. + +Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de +Dieu sont impénétrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter +les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole. + +Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans +lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi +suivant. + +L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle +s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux +deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite. + +C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences. + +Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement. + +Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait +que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en +confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à +Bruxelles. + +J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand. + +J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé: + +J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais +qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes +Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en +avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert. + +C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire +jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous +connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_. + +À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa +bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, +je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il +m'était impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_. + +Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère: + +--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, +voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire? + +Ma proposition souleva une tempête. + +--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de +tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie. + +--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je. + +On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure. + +--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler +d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être +archichancelier sous Napoléon Ier. + +La plupart des personnes qui se trouvaient là , de si mauvaise humeur +qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient +dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord +avec ce que je disais. + +Je continuai. + +--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet +archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 +janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un +grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand +légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome +qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant +été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était +donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome... + +Ici, je fus interrompu pour tout de bon. + +--Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame +des _Girondins_ au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais +constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être +complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et +pourquoi êtes-vous toujours là ? + +--Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme +un homme sûr de son droit. + +--Qui êtes-vous donc? + +--Je suis _le premier murmure_, + +J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de +comparses, était, en effet, le premier murmure. + +Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, +qui a toujours le droit d'être là ! que de fois je devais l'entendre +encore! + +--Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à +Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des +couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: +« César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles +pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas +un homme, tu es un serpent! + +Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à +cette seconde période de mon histoire de Cambacérès. + +--Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever. + +On concéda. + +--Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners +dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si +magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration +devant lui. + +--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix: + + Et le turbot fut mis à la sauce piquante. + +--Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un +saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec +une sauce hollandaise. + +Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son +tort. + +--Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en +admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa +négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui +semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté +du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et +lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait +sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de +pareille taille. + +--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous +éloignez de plus en plus de la question. + +--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez. + +Le premier murmure devint second murmure. + +Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais, +beau masque,» et je continuai. + +--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était +presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. +Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres +éloquentes et gourmandes: + +»--Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les +deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents. + +» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en +cuisine, quand l'archichancelier avait dit: + +»--Soyez tranquille. + +» On ne s'inquiéta plus de rien. + +» Le même soir, les ordres furent donnés. + +» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table. + +» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur +avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient +aucune idée. + +» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en +poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus +rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse +confiance l'apparition du prétendu monstre. + +» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de +potage. + +» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on +entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef +parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume +d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq +pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes +odoriférantes, dormait le saumon attendu. + +» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur +universelle. + +» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits +montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade +autour de la salle à manger. + +» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton +maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute. + +» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux +marmitons,--qui s'inquiétait de deux pareils drôles!--mais pour le +saumon. + +» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter +impunément une pareille chute. + +» Il se brisa en dix morceaux. + +»--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur +sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la +douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot. + +» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui +disait: + +»--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur. + +» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème. + +» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était +resté le front calme et le visage souriant. + +» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent +vers lui. + +»--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un +geste de commandement qui rappelait le grand Condé. + +» Chacun resta stupéfait. + +» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été +frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais. + +» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession. + +» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un. + +» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, +non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche +gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du +persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable +colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être +mangé, et dont l'autre n'était que la miniature. + +» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse. + +» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie +culinaire qui venait d'être jouée devant lui. + +» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri: + +»--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire! + +» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots: + +»--Messieurs, mangeons. + +--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire? + +--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une +chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous +trouver ici jeudi prochain? D'ici là , je ferai une autre pièce, que +j'aurai l'honneur de vous lire. + +--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix +interrogative. + +-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes +forestiers_, à votre choix. + +--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la même voix. + +--À jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs. + +Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on +me félicita. + +--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval. + +--Je cherche le premier murmure. + +--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre +dans la salle. + + +Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes +vieux amis, nommé Berteau. + +Nous étions déjà amis avant de nous connaître.--Nous sommes restés +amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà +de cela tantôt vingt-quatre ans. + +Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable. + +Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé +son amitié? + +Je vais vous raconter cela. + +Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il +avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout +des ongles. + +Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous +de l'esprit, et il en reste encore pour les autres. + +Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la +nouvelle école. + +Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à +Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient +même en majorité. + +Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_. + +Or, _Antony_ était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo, +plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le +fond. + +L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait être décisif. +Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on +la langue d'Oil? + +Telle était la question. + +_Antony_ allait la décider. + +Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas +pour y inscrire vos pensées,--mais vos différences;--et vous +surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces +imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de +l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont +chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun +chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis étaient vainqueurs, +tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous +ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que +ne fut pas la première représentation d'_Antony_ à Marseille. + +Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de +sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de +cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans +les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de +pied, lutte à coups de poing. + +Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à +cette lutte. + +Pourquoi?--ou plutôt par quoi? + +Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il +cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en +portait en 1831. + +Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, +de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la +face de la bataille. + +Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la +bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais +comme Rosbach. au premier. + +Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier +acte. + +Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne? + +Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si +majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur; +le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se +gourmer? + +Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la +main. + +Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille. + +Que va faire Berteau? + +À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache +la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la +brochure, et, à haute et intelligible voix: + +--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis +te couronner, permets que je couronne ta brochure. + +Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre +d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que +l'on appelle un parterre marseillais. + +Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer? + +Vous ne connaissez pas Berteau. + +Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des +accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait +poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote +blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde +fois. + +Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile. + +Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles +saluts. + +On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se +rassied. + +Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée +de façon à ce que personne n'en perde un mot: + +--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème. + +Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre. + +Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce +n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait +l'immoler comme les Gracques. + +On se précipita sur le théâtre. + +Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais +par le trou du souffleur. + +Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa +veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui. + +Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein +d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier +était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était +un excellent employé, le préfet était au désespoir. + +Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en +1832. + +Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le +jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit +sa campagne de la Blancarde. + +En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la +campagne. + +Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec +des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un +rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, +quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, +eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé +d'être verts. + +La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au +temps de Florian et de madame de Genlis, + +Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui +lui était inconnu. + +Il apportait cet oiseau à son maître. + +Berteau poussa un cri de joie. + +--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet +oiseau s'est fait tuer. + +Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant. + +--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce +ne soit le _rara avis_ de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en +simple particulier pour le carnaval à Marseille... + +Berteau m'interrompit. + +--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau +contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir +trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que +prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que +j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous. + +--Un chastre! + +Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant +dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire. + +Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais +consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres. + +Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être +n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu +y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première +existait. + +Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à +Paris pour le faire empailler. + +Puis je m'occupai de mon installation. + +La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière. + +Je m'informai à Berteau. + +--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais.... + +--Mais quoi? + +--Mais elle a un défaut. + +--Lequel? + +--Elle ne sait pas faire la cuisine. + +Je jetai un cri de joie. + +--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une +cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien +autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à +plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma +considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la +cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui +n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, +de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du +bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le +grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait +pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en +amener une qui la sache. + +Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque +au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne +grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur +les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près +d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau. + +Elle s'appelait madame Cammel. + +Nous nons entendîmes en quelques paroles. + +Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine. + +La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de +gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles; +je me chargeais du reste. + +Il n'est pas, chers lecteurs,--détournez-vous, belles lectrices qui +méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,--il n'est pas, +chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la +littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la +cuisine. + +J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, +que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la +cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse. + +Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, +mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui +le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit +le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on +déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de +Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable +bouillabaisse aux trois poissons. + +Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre +de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on +n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, +moins on la saura, mieux on la fera. + +Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle. +Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je +donnerai la preuve de son infaillibilité. + +Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher +la chose du doigt. + +Il s'agit de faire rôtir un poulet. + +Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que +l'omelette aux laitances de carpes, a dit: + + On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. + +C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un +vers. + +Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux +fait de nous donner une recette. + +Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit: + +« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui +découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles, +nous en aurons toujours assez. » + +Revenons à la manière de faire rôtir un poulet. + +--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines +économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de +beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, +vous arrosez le poulet. + +--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps +perdu.--Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots +et des Arabes. + +--Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une +cuisinière, avec une coquille devant. + +--C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est +l'enfance de l'art que vous pratiquez là . + +--L'enfance de l'art? + +--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en +le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux +horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! +vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous +dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le +poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois +tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards; +encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle +mieux. » + +Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle! + +Écoutez bien ceci: + +Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur; +c'est incontesté. + +Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les +deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de +l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à +fermer hermétiquement les blessures de la poitrine. + +Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice +inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un +morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de +bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple +ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait +tourner son fuseau. + +Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre +frais et une tasse à café de crème. + +Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez +votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez +de ce mélange dans l'orifice inférieur. + +Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité +d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même +trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter. + +Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le +dire, de cette supériorité. + +Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les +_Gardes forestiers_ étaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze +jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les +journaux de Marseille. + +Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure +dans la salle; mais il le fit taire. + +--Par quel moyen? + +--Ah! quant à cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de +Berleau. + + +Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, +et je les emmenai au château d'If. + +À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que +j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de +Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse +jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une +ingratitude. + +Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt +je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces +rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire +rire et pleurer. + +Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de +trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de +Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans +_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques +emportements. + +Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux +garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu +rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont +un peu rentrées dans le ventre. + +Eh bien, il y avait été tout simplement parfait. + +Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne +fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans +ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval. + +Alors vous verrez et vous jugerez. + +J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand +talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame +de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrêté par la censure parisienne. + +On l'appelle Romanville. + +Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas. + +En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, +charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, +qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à +dix-huit. + +Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure +troupe de drame de Paris eût porté envie. + +Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons +plus, et revenons au château d'If. + +Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé +d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec +le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la +Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane +volontairement abandonnée. + +C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un +bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage +qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits. + +Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure +et donne toujours plus qu'on ne lui demande. + +À l'époque où je visitai pour la première fois le château +d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y +montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on +n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau. + +Depuis 1834, tout est bien changé. + + Canaris! Canaris! nous t'avons oublié! + +s'écrie Victor Hugo. + +Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que +Canaris en Grèce. + +Qui est cause de cet oubli? + +Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine +de volumes, intitulé _Monte-Cristo_. + +Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès. + +Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé +Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se +substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer. + +Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; +voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, +mais la fuite de Dantès. + +Déjà , en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux +journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir +une vue du château d'If. + +Le dessin me fut envoyé avec cette exergue: + +_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._ + +Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un +concierge fait sa fortune au château d'If--fortune de concierge, bien +entendu--en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son +magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique +de fleurs, et se retire avec des rentes. + +Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges +enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent +mille francs. + +C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire +des communications à ce sujet. + +Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter +l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, +le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol +impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta +l'histoire de Dantès. + +Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot +à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier. + +Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner +plus de vraisemblance à la chose. + +En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute +cette histoire était parfaitement conforme au roman. + +Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une +certaine distraction. + +Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,--la première +venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit +quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à -dire à +celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part +de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de +mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque. + +Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à +l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son +confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait +force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de +navigation, il nous avait heureusement déposés. + +Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que +le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs. + +Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, +pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme +qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire. + +Mais lui, secouant la tête: + +--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien. + +--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez? + +--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse +pas acheté. + +--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous +rembourse au moins le prix que je vous ai coûté. + +--Ah! sous ce rapport-là , je suis payé. + +--Comment cela? + +--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, +parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! +on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu. + +--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me +conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour +que vous donniez dix francs pour me conduire. + +--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande +expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne +vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on +fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse +pas cédé. + +--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse +beaucoup. + +--Oh! il n'y a pas d'embarras là -dedans. Voilà mon bateau, _la +Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, +un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le +temps que vous serez à Marseille. + +--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami? + +--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas. + +--Cependant... + +--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour +accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, +voilà tout. + +Je lui tendis la main. + +--J'accepte, lui dis-je. + +--Alors, donnez vos ordres pour demain. + +--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve. + +--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est +que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la +journée. + +--Mais je vais vous ruiner, mon ami! + +--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait +gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit +notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois +d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que +cette phrase-là , avec dix accents différents: « Batelier, au château +d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions +une pension. + +--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures. + +--À demain onze heures. + +Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme +m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un +excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi: + +--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard. + +On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses +doigts. + +Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses +conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes. + +Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il +fit, du reste, d'excellente grâce. + +Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave +homme. + +Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne +fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de +_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour +Dieu! il ne vous laisserait pas payer. + +Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie. + +Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842. + +Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au +commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au +port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, +mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou +soixante mille habitants de plus, sans compter que la population +flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen +Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius +Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole. + +Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a +passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre +ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille +habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure. + +Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, +mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs +au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil +municipal de Marseille. + +C'était d'acheter Aix. + +Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on +achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la +charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers. + +Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille. + +Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un +surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en +poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les +archives, suivaient naturellement les habitants. + +Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il +n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville +qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau +à la Durance. + +La municipalité refusa. + +Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi. + +Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse +affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du +tort. + +Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un +classique. + +Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du +Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_. + +À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez +tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_. + + + +HEURES DE PRISON + + +Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux +souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de +Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane. + +Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le +coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; +l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel. + +Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une +affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, +éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette +seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations. + +Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la +jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un +parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et +notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme +la victime, diraient-ils: _Non._ + +En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a +pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la +tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées +goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le +désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse +ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont +pures comme le liquide cristal qui sort du rocher. + +Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière +un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la +prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au +grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les +liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents. + +On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, +l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de +la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit +qu'elle l'était. + +Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai +fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce +que j'ai pu pour la faire sortir de prison. + +En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux +de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie +Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de +la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de +santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses +ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant! + +Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts +pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je +m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un +solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais +rien sollicité pour moi? + +Je vais vous le dire. + +Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, +Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions +quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle +Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit +au camp de Smendou. + +Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. +On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger. + +Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le +nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en +miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps +debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était +habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou. + +C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que +le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son +intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus +la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout +mouillés et tout transis. + +Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout +en commandant le souper. + +Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches +gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper +sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce +degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies. + +Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une +chambre, tandis que je veillerais sur le souper. + +Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que +l'on mangeât agréablement et abondamment. + +Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter +de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise +insensée qui ne se présenta même point à leur esprit. + +Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils +rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de +galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les +côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit +passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des +coups d'air. + +Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de +Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous +espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre +de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait +parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur +chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité. + +Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un +soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre +Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de +l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans +le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès +notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions +tourné des regards d'envie. + +L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai +s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le +rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le +rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit. + +J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment +qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne +pouvais accepter. + +C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en +faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent +d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais +plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre +qui m'était faite. + +La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du +bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, +quand j'objectai un dernier scrupule. + +Je privais l'officier payeur de son lit. + +Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une +carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la +seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit +de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, +je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant. + +Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût +été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition +que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments. + +Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré +très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de +sangle, en priant que l'on me transmît son offre. + +Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui +faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une +indiscrétion. + +Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis +conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné. + +La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers +quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de +l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats. + +J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. +C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait +poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite +chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de +propreté aristocratique. + +Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse +remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans +l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises +blanches et de couleur. + +Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais +changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles. + +Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque. + +Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai. + +Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris. + +Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_. + +Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots: + +_Donné par mon excellente amie la marquise de..._ + +Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon +à le rendre illisible. + +Étrange chose! + +Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en +Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou. + +Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype. + +Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, +accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux +d'une prison. + +La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette +femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais. + +Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait +dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain. + +Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque +était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? +quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce +qu'il m'était impossible de préciser. + +Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu +que je connaissais ou que j'avais connu cette femme. + +Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne +s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque +aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et +confondant tous les objets. + +Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette +heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma +volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les +avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, +pareils à des ombres voilées. + +La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau +étendre la main, je ne pouvais soulever son voile. + +Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus +lumineux que ma veille. + +Je me trompais. + +Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, +et qui m'appelait. + +Je reconnus sa voix. + +J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire +de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, +la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, +peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui +occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, +dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, +si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque +d'être indiscret, j'étais résolu à interroger. + +Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur +était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de +partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._ + +Cette fois, il était évident qu'il me fuyait. + +Quelle raison avait-il de me fuir? + +C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, +au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et +je tâchai d'oublier. + +Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, +sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause +de ma préoccupation. + +Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour +de sa chambre. + +Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement +pour toujours, au camp de Smendou. + +Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur +notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette +galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que +nous, de nous offrir de descendre. + +Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et +un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages. + +Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de +moi d'un air mystérieux. + +Je le regardai d'un air étonné. + +--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a +prêté sa chambre? + +--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand +plaisir de me l'apprendre. + +--Eh bien, il se nomme M. Collard. + +--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là +plus tôt? + +--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous +serions à une lieue de Smendou. + +--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de +devant les yeux.--Ah! oui, Collard. + +Ce nom m'expliquait tout. + +Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, +cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était +Marie Capelle, c'était madame Lafarge. + +Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, +aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les +allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré +du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait +être que celui que j'avais connu, c'est-à -dire l'oncle de Marie +Capelle. + +De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté +expliquait tout. + +Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique +serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années? + +Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément +dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance? + +Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être +le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui +était presque ma parente. + +Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je +t'en voulais de ce doute désespéré! + +J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce +moment, m'inonda le coeur de tristesse. + +Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; +mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes +compagnons. + +Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au +crayon; + + « Cher Maurice, + + » Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au + moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux + d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au + contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois + est vrai, c'est-à -dire que ta douleur vienne de l'irréparable + malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si + ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre + prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée? + + » Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes + enfermées dans le tien. + + » Alex. DUMAS. » + + +En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à +l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans +une heure. + +Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis +une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, +étendue sur la rouge verdure du sol africain. + +Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui +s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé +suivait peut-être notre marche vers la France. + + +Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par +la poste un paquet au timbre de Montpellier. + +Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite +écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre +d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par +secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait +tracée. + +La lettre était signée: « Marie Capelle. » + +Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse +aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre +prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette +aventure. + +Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le +manuscrit. + + « Monsieur, + + » Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est + mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice + Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner + l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que + vous lui avez témoignée pour moi. + + » Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un + doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?... + Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue + dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon + grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe + blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour + cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le + crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de + diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, + dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous + le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec + votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a + fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de + tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant + ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de + mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers + vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis + innocente! + + » Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il + pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre + prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne + suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu. + Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à + Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet + espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes + sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de + désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme + tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non! + oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! » + + » Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma + tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en + était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! + heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher + grand-père, je n'ai jamais été heureuse. + + » Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune + fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la + jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est + martyre. + + » Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé + et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui + m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou + dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de + l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma + confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la + révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi + nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. + Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la + justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui + ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur + de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me + surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne + l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies + douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je + sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si + charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne + pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. + Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux + parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les + unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux + mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, + et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je + comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des + soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis + obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent + incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour + guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur + ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des + significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des + horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent + invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses + que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans + un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger + qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction + de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en + lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le + secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes + indéchiffrables à ses yeux. + + » Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de + femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume + aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand + peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je + mettrais de l'art jusque dans un ourlet. + + » Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si + je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, + alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée + escalade les étoiles. + + » Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute, + Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel + Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou + la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du + jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre + l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu + quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi + est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de + critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille + et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me + sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y + a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner + mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement + aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur + plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui + tache quand elle n'éclaire pas. + + » La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève + d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle + envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute + futaie de roseaux. + + » Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas + seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire + peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du + talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse + fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je + rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans + ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine + avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour + son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses + forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent + s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des + bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui + reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la + pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus + douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. + Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein + dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde + semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les + ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui + ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a + remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle + que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, + c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de + l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne + retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si + brûlants, mais si fragiles. + + » Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà + auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la + réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous. + + » En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, + quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela + a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume. + + » Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille! + + » MARIE CAPELLE. » + + +On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les +pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre. + + +SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE. + + + ITALIE. + +« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour +voiler tes beaux flancs! + +» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes +les neiges alpines! + +» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je +pleure rien qu'en pensant à toi. + +» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule +haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la +nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes +joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux! + +» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus! + +» 1844. » + + + VILLERS-HELLON. + +« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le +soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix +t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée. + +»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or +voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta +douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux +jeux des petits enfants? + +» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première +au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux +avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé. + +»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le +jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du +village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie? + +»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de +pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon +absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles +arceaux du sanctuaire? + +»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la +tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les +pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier. + +»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va +le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à +l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur. + +» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les +parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit +moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies +soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! » + + + «O vous tous qui passez sur le chemin, + regardez et voyez s'il est une douleur + comparable à ma douleur.» + JÉRÉMIE. + + AFFLICTION. + + +«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes +heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui +du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien +encore. + +» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le +respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon +père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front. + +» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer +encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir +des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans +même les armer d'une bénédiction. + +» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces +pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille +de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je +portais déjà le deuil de mon bonheur. + +» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont +isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils +m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et +cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma +robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché. + +» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent +le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour +de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon +Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!» + + _(Deuixième anniversaire.)_ + + + «Minuit, 15 juillet 1845. + + +» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée +aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. +Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose: +_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret. + +» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions +d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il +écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges +recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos +plus saintes prières, nos plus chastes amours. + +»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes +aux morts, mes regrets aux absents. + +» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour +aux jours de mon malheur. » + + + AMITIÉ. + +« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le +souvenir de ce que l'on reçoit. » + + + « Février 1847, + +» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de +l'homme. + +» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent +les pensées vers le ciel. + +» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre. + +» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir. + +» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, +je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé +la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime +plus que toi! + +» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire. + +» Le sourire s'est éteint. + +» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me +défendre. + +» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. » + + + À A.G. + + +« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids +barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure +où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et +l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie. + +» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, +plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour +revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux +méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur. + +» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos +âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre +récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne +veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie. + +» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous +garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos +yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la +terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit +vers notre patrie du ciel. + +» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, +et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes +froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le +ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la +vérité! » + + + MORT. + + « 2 novembre 1848. + + +» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la +libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous +lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si +noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies. + +» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; +c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est +le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à +tous les coeurs brisés. + +» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient +avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je +t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais +vers toi. + +» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les +promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; +viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te +sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser. + +» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes +désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de +l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu +ramènes au ciel l'innocence et la foi! » + +Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées +ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui +a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire +et un baiser? + +Oui? + +Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même +où elle le prenait à témoin de son innocence! + + +Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre +1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à -dire +après neuf ans et demi de captivité. + +Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par +jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_. + +C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne +rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: « +Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à +chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs +appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi +n'existe pas. + +Égalité de la peine, bien entendu. + +J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son +lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un +jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai +l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de +la douleur physique. + +Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui +avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait +promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à +Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait +donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des +Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques. + +Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de +nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme +irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique +de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit +de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un +mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, +ne brisait pas même le tuyau de sa pipe. + +À notre avis, il en est de même de la punition morale. + +Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une +organisation commune, devient une torture atroce, un supplice +insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation +distinguée. + +Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je +continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le +crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par +l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise. + +Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des +princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été +élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds +ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et +les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier +prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus +petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient +encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune +fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un +homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une +ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du +Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la +ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer +aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les +cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette +espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des +mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, +respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui +faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de +tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où +l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le +bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le +désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte, +où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient +vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la +prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la +main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou +d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et +l'avenir! » + +Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été +commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux +yeux de Dieu. + +Je demandais à un juré: + +--Croyez-vous Marie Capelle coupable? + +--Oui. + +--Et vous avez voté pour la prison? + +--Non. + +--Expliquez-moi cela. + +--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger! + +Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il +résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu +desquelles il a été commis. + +Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, +est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime +même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à +cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues +ou à une revendeuse à la toilette. + +C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. » + +Mais est-ce équitable? Là est la question. + +Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au +milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent +autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le +poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à +Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses +gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle +s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre +grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la +fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous +une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers +sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette +chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au +plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; +c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et +humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de +laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; +c'est un grabat immonde pour Marie Capelle. + +Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, +la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge +fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là +par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser +passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon +pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette +dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de +soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis +dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter. + +Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la +robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison. + +Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare +qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant +hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra +dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme. + +Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, +M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, +la voici: + + « Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est + renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester + contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de + vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, + hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je + suis folle! + + » J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à + familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on + leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se + révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer + plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un + but, me dégrader et m'avilir. + + » Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la + douleur que je recule. + + » De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à + la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; + entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son + plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois. + + » Je vivrai là ... + + » Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous + reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une + heure de souffrances partagées. + + » Je vivrai ces six jours. + + » Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma + conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au + corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?... + + » Jamais! + + » Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs + et les saints. + + » L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore + dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma + volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la + peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des + abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être + véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne + l'étais qu'à demi. + + » Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis + pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des + préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai + point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses + maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne + devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je + suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas + mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je + me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me + salir. + + » À titre d'innocente, je ne dois pas le porter. + + » À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir. + + » Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en + supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les + tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes + pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame + même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, + j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; + hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes + douleurs. + + » Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; + aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur. + + » Votre MARIE CAPELLE. + + » _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute + dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon + oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le + vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le + signe du crime, mais celui d'une vertu.» + +Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que +les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on +renferme à Saint-Lazare? + +Oui. + +Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse +d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux +Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint +Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette +commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie +d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par +exemple? + +Oui. + +Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, +grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire +non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, +ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; +croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de +jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, +sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais +plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier +et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire? + +Oui, incontestablement oui. + +Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la +punition. + +Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé +cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le +bon docteur Larrey. + +Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, +n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel +qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale? + +C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, +de concourir au prix Montyon. + + +Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de +douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la +description. + +Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste +couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, +voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie? + +Écoutez, c'est elle qui parle: + + « L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait + froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon + mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste + couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et + inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et + sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à + ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent + aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus + _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais + si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce + n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi + sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends + à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des + larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent + des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon + front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; + d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le + son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je + ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et + j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! » + +La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février +1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa +main amaigrie à la porte du tombeau. + +Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée. + +Enfin la rigueur des hommes se lassa. + +Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur +d'une autre cellule. + +Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde: + + « Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma + garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter + ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se + placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous? + + » Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. + C'est de la vérité locale. + + » Voici le mobilier: + + » À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte + obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est + fort laid, mais c'est chaud. + + » En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous + l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, + et, vis-à -vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale + liserée de gris. + + » Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile. + + » Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a + passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise. + + » J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et + petite chapelle de mes souvenirs. + + » Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au + mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté + sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est + prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon + grand-père. + + » Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix + qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à + porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux + branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon. + + » Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus + rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un + sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! » + +Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière +pendant ces neuf années. + +Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui +murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront +sur sa tombe. + +D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard +de soixante-quinze ans. + +Écoutons-le. + + « Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement + notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne + la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses + craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine + furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils + conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison. + + » Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait + rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle + expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être + plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la + maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée. + + » Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille. + + » Il n'était plus temps! + + » Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins + incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la + soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout + fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours. + + » Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à + Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: + j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage + d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours + après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre. + + » Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en + trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus + une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la + liberté. + + » Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma + demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une + mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux. + + » L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une + croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. » + +Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur +la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous +adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au +prêtre qui a fermé les yeux de la mourante. + +Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle +toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de +cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui +l'entourait. + + « Monsieur, + + » Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. + L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore + une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses + affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur + le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre + Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à + penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si + parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, + depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et + incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de + religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle + n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible + événement que je suis forcé de vous annoncer. + + » Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et + qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités + distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu + ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir + toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. + En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi, + de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que + j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si + profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de + plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, + à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et + de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été + admirable aux approches de la mort. + + » Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de + tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je + n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour + ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop + sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à + cet égard. + + » Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de + mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux + à la lui rendre aussi facile que possible. + + » Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont + mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, + elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de + madame Marie Capelle, et, de là , elle continuera sans peine son + voyage pour se rendre au sein de sa famille. + + » Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa + famille l'expression de ses meilleurs sentiments. + + » Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir + l'hommage, etc. + + » B..., + + » Curé, aumônier des bains d'Ussat. » + + » Ornolac, 7 septembre 1853.» + + +Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle +Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la +prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures +avant sa mort. + +Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, +consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature: + + « N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous + écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à -dire écrite + vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule + fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je + vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. + J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue + me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, + tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers + jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve + pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois + mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma + confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire. + + » Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce + souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur. + Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le + sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle + sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, + ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je + rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la + vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! + comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous + bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi + le courage de le supporter. » + + » Puis, comme les douleurs redoublaient: + + « Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, + vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont + fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il + leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! » + + » Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à + tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus + grande. + + » Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais + tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance + à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; + j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui + étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce + qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle + si supérieure. + + » Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous + m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me + parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie. + + » Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les + plus respectueux. + + » Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur + êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes. + + » À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout + mon coeur. + + » CLÉMENCE. + + » Lundi 27. » + + +Un an après, c'est-à -dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait +cette seconde lettre du brave curé d'Ussat. + +Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve +bonté: + + « Mon cher monsieur, + + » La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre + égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura + causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne + pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. + J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là . + Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce + silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas + coupable. + + » À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que + vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je + m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de + la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à + les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien + conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de + juillet. + + » Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il + n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant + qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et + parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait + peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette + dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je + la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. + Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de + délicatesse en ce point. + + » Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et + m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles. + + » Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de + m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à + Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je + la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait + beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous + traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux + semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce + retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me + répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse + prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette + fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui + écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon + indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait + enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter + lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini + son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une + jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet + par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet. + + » À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou + plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais + annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, + et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa + part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu + visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac + est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, + son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. + J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on + le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs + également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. + Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être + flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte + sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à + réparer. + + » Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera + fini. » + +Qu'ajouter à cela? + +Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard +qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux +blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce. + + « Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable? + + » Je réponds: + + » Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille. + + » Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils. + + » Ma conviction est là . + + » COLLARD, + + » Montpellier, 17 juin 1853. » + + +Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de +captivité. + + + +JACQUES FOSSE + + +Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma +place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus +empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire. + +Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de +trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits +vigoureusement accentués, aux membres musculeux. + +--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous +n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu +repartir sans vous voir. + +--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je. + +--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et +sauveteur dans mes moments perdus. + +En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, +couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une +éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, +éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur. + +Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des +plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, +lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, +j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que +celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues. + +Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un +ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir. + +Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, +laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter +cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement. + +Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous +rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il +naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, +ou à peu près. + +Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis. + +Il perdit son père en 1820. Il avait un an. + +La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller +habiter chez sa mère, à Beaucaire. + +En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut +douze enfants, dont trois sont morts. + +En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler. +Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir. + +Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en +alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin. + +Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un +enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille. + +Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il +gagnait par jour; mais enfin on vivait. + +Il fit ce métier pendant un an. + +Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il +entra comme manoeuvre chez un maçon. + +Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules. + +En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé +Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait. + +Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque +de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de +passer sous le radeau, arrive à monter dessus. + +Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement. + +Jamais programme ne fut mieux suivi. + +En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en +qualité d'apprenti mineur. + +Il y gagnait vingt-cinq sous par jour. + +Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à +quatorze ans il se fit portefaix sur le port. + +À quatorze ans, Fosse portait sept cents. + +Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle +durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un +immense commerce de soie, de draperie et de cuir. + +Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient +dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le +fils d'un charcutier nommé Cambon. + +Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en +même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de +Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le +danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur, +le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui. + +Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la +compagnie. + +Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en +se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas +nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, +lorsque Fosse l'atteignit et le sauva. + +Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de +bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce +doigt est inerte, le nerf en a été coupé. + +En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en +qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent +et dirigent les voyageurs. + +Dans le courant du mois de juillet, c'est-à -dire en pleine foire de +Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café +chantant. + +Un ours et deux saltimbanques se noyaient. + +Voici le fait: + +Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser. + +Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin +de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône. + +Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de +boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques +qui tenait la chaîne. + +Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné +avec lui. + +Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu +pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager. + +Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle. + +Fosse courut d'abord aux saltimbanques. + +Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre +essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse +avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle +aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme +le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le +bord, les traîna tous deux après lui. + +Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; +mais, heureusement, le nageur avait pied. + +Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de +l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve. + +Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore +de l'empêcher de s'enfuir. + +Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se +sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse +s'élança à sa poursuite. + +Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à +lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui. + +Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, +entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau. + +Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant +l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il +était par une force supérieure. + +Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour +respirer. + +C'était là que l'ours l'attendait. + +Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son +épaule. + +Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la +chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de +brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui. + +Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, +peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup +de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre. + +Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et +se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant. + +Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais +pour assister à cet étrange sauvetage. + +En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles +étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui +conduisait au bateau à vapeur. + +C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette. + +Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, +et, tout habillé, saute de douze pieds de haut. + +Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux +qui s'y noyaient. + +Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre. + +En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se +débattant. + +Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par +les épaules. + +Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, +s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de +l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde. + +À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le +tient par les épaules, puis l'autre, et crie: + +--Tire! + +On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, +étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait +conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que +son portemanteau était resté au fond du Rhône. + +Ce portemanteau contenait quinze cents francs. + +Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui. + +Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à +Fosse. + +Il va sans dire que celui-ci refusa. + +Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère +de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez +son gendre à Montpellier. + +En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et +elle tomba dans le Rhône. + +Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît +de l'autre côté. + +Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il +essaye de sauver. + +Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse. + +Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il +soutient madame de Sainte-Maure. + +Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais +encore se retourne. + +Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; +il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le +bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il +avait sauté à l'eau. + +Là , madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un +constructeur de bateaux, nommé Raousse. + +Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un +garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier. + +Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de +Beaucaire. + +M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de +deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la +médaille; elle valait quarante sous. + +Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille +de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est +pas trois sous par personne. + +Fosse s'en contenta. + +En 1840, il tomba à la conscription. + +Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux +personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre +dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon. + +Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde +classe. + +Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er +septembre 1840. + +Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à +Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons. + +Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes +du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un +seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de +cheval. + +Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui +faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas +lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans. + +En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le +Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois +tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les +en retire tous les trois, et vivants. + +Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième +classe. + +En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse +s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée. + +Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille +avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au +travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son +beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs. + +Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de +Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait +mourant. + +Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force +herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette +augmentation dans sa recette pour se marier. + +En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à +Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et +écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment +que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à +100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit. + +M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à +deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois. + +M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze +francs. + +Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était +faite. + +Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens. + +Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en +sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans +le Rhône et passe sous le radeau. + +Par bonheur, il y avait un trou au radeau. + +Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme +est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme +par l'une des extrémités. + +Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, +en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête. + +Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien +varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point +d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller +chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait +jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les +flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit. + +Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la +garde nationale de Beaucaire. + +Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur +les bords de la Durance. + +Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout +cela ne satisfaisait pas son ambition. + +C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part +pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas +revenir sans sa croix. + +Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin +suivant, c'est-à -dire près d'un mois après en être parti. + +À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se +mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons. + +Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur! + +Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se +noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un +commis d'une maison de commerce. + +En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le +transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon. + +Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à +l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son +établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et +de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854. + +Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe. + +Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de +l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de +tabac. + +Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux +publics maître du port à Beaucaire. + +Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se +noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur +espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez. + +En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse +soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son +exemple. + +Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse +achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des +fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise +un bénéfice considérable. + +Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du +port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain. + +Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin +chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une +jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze +ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit +qu'une quarantaine. + +Fosse sauva le reste. + +Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve +l'enfant. + +Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, +que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces +débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du +fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants +à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes. + +Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds +au-dessus de son cours ordinaire. + +Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains +arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa +présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire. + +C'est que Beaucaire était cruellement menacée. + +L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on +lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de +terre. + +Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture. + +De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues +d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux +d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce. + +Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, +complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est +interrompue. + +--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en +aurez, ou je ne reviendrai pas. + +Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait +faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est +à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter +l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de +maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées. + +Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le +commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec +lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis +le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie. + +Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq +heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à +travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse +porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher. + +L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y +arrivèrent. + +Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à +Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, +pleine de courants, de tourbillons et de remous. + +Le maire et le conseil municipal étaient en permanence. + +Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit +personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au +milieu du courant. + +Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour +éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne +voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de +temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de +ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse +ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa +barque et continuait son chemin. + +Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages +supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée +et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous +les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le +plus élevé du pauvre village. + +Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au +lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher +un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le +seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit. + +Ces dix-huit cents personnes étaient là , sans pain, depuis +vingt-quatre heures. + +Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours. + +Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien +qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de +l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où +l'attendait le préfet. + +--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les. + +Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise +un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues +et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même. + +Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de +vivres. + +Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul +n'osait faire. + +Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, +afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés. + +Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur +manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation: + +--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui +ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, +je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme. + +On arriva sans accident. + +Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette +lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation: + +« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous +voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la +rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, +chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de +terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous +mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, +s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la +même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres +circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous +plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance. + +» HENRY, évêque de Nîmes. » + +L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se +rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens +les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux +dans la campagne. + +La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta +Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se +précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque. + +--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux +hommes de bonne volonté. + +Deux pilotes se présentèrent. + +La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée. + +Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, +reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe. + +Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les +jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des +pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui. + +Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première +classe. + +Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue +de Beaucaire. + +Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre. + +Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison. + +Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes. + +Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une +fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans +connaissance sur le carreau. + +Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se +sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains +des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, +dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en +redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte. + +Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, +elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre. + +Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille, +il entend crier: « À l'assassin! » + +Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme +une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. + +Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse. + +C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà +commis bon nombre de vols. + +Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette +métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre +les mains de Fosse. + +Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, +se rendit à Paris à la fin de l'an dernier. + +Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu +le 16 décembre. + +Ce fut alors que je le vis. + +Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable +ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur +de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui, +suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement. + +J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, +je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de +Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en +post-scriptum. + + + +LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS + + +Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de +Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812. + +Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie +en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour +aller jouer une heure dans _les ruines_. + +Et les fortes têtes du pays disaient: + +--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes +que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien. + +Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai +diablement travaillé depuis. + +Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse +mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, +d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. +J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi. + +Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, +la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir +ce que je vois. + +Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont +point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux +vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs. + +Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_. + +Les voici: + + Alors que le Seigneur, de sa droite féconde, + Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde; + Qu'il eut tracé du doigt, + Comme fait le pilote à la barque qui passe, + La route qu'il devait parcourir dans l'espace, + Il dit: « Que l'homme soit! » + + À sa voix s'agita la surface du globe; + La terre secoua les plis verts de sa robe, + Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, + Comme des ouvriers demandant leur salaire, + De l'équateur en flamme et des glaces polaires, + Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir. + + « Cette terre est à vous, dit le Maître suprême, + Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime; + Les lots vous sont offerts. + Chaque homme a droit égal au commun héritage; + Allez! et faites-vous le fraternel partage + De la terre et des mers.» + + Alors, selon sa force ou bien son caractère, + L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre: + Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, + Le laboureur le champ où la rivière coule, + Le commerçant la route où le chariot roule, + Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux. + + Déjà , depuis longtemps, le prince avait le trône, + Le pape la tiare et le roi la couronne; + Et le pâtre craintif + Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître; + Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître + Un homme à l'oeil pensif. + + D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre + Il marchait lentement, triste sans être sombre; + Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur; + Enfin, au pied du trône il releva la tête, + Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète; + N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? » + + Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être! + --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître, + De son avoir jaloux; + Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde, + Quand on faisait sans toi le partage du monde? + --J'étais à vos genoux! + + » Mon regard admirait la splendeur infinie; + Mon oreille écoutait la céleste harmonie; + Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur + Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère, + S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre, + Tandis qu'il adorait son divin Créateur. + + --Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime, + La côte et l'Océan, la vallée et la cime: + Que veux-tu! c'est la loi. + Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures, + Je te garde, mon fils, place dans ma demeure, + Et mon ciel est à toi. » + + +Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure. + +Puis il a les ruines. + +Revenons aux nôtres. + +Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus +belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy. + +Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son +chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont +beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, +plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de +chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes +d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles +forêts de France, c'est-à -dire entre la forêt de Compiègne et la forêt +de Villers-Cotterets. + +Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes +qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir +sympathique. + +Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et +l'acheva en 1407. + +Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi +laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il +résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été +achevées. + +Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y +entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux +Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et +Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds. + +C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, +surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il +eût fallu l'appeler. + +Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était +fou. + +Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait. + +Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. +On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains +des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des +rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place +de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une +noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou +d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus +contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir. + +Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, +inouïs, fantastiques. + +Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des +robes de douze aunes. + +Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes +d'animaux. + +Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux +ménestrels et aux troubadours. + +Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une +ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous +occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize +livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées +à orner une robe. + +Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs? + +Le voici: + +« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la +chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur +chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour +servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent +quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles +en quarré. » + +Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces +modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à +celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution. + +Il y avait des cornes partout. + +Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les +hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds. + +La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les +femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet. + +« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et +excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient +de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, +que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait +qu'elles se tournassent de côté et baissassent. » + +Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces +belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi +Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans. + +Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; +le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de +Milan. + +Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille +florins. + +L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la +folie. + +Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien +courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser. + +Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon +du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où +l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre +ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout +était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par +la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la +Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux +anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont +Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de +la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, +pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère +Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop +pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons +horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour. + +Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait +promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la +fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de +douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de +la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, +de sorte que le pauvre, c'est-à -dire le peuple, ne sachant plus +comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus +court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient +jaillir la veille du vin et du lait. + +Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon +s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme. + +Le véritable motif, c'était le plaisir. + +Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses +deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni +la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une +illustration non noins grande que ses deux oncles. + +D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de +Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en +paix. + +Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours +en jeux, bals et galanteries. + +Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une +seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où +Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des +indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie +Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard. + +Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc +d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition +de sept cent cinquante bénéfices. + +On passa en Languedoc. + +Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et +les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les +couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, +mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. +Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et +prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, +d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait +les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles +de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un +mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les +brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or +aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque +part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. +Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et +bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait +épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix. + +Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était +retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques +demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et +fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de +Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu +coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de +Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse. + +Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du +bûcher? J'en doute. + +Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire +justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que +leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière +d'autre couleur que leur robe, au bras. + +Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et +qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes? + +Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son +retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec +son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait +avant lui. C'est le roi qui gagna. + +Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il +avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur +vide. + +À vingt-trois ans, il était fou. + +Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc +d'Orléans, prit sa femme. + +Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait. + +Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de +son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de +Bourgogne. + +L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et +Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée +dans l'esprit fantasque du jeune prince. + +C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la +tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le +bonheur du duc d'Orléans. + +Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a +jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant +la mort du duc d'Orléans. + +Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient +suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie +amoureuse. + +En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux +duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à +faire une visite à Louis d'Orléans. + +Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme +l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et +dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un +palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, +retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre. + +C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient. + +C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de +l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort. + +Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il +recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y +demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de +cendres. + +Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision. + +Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il +rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une +faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille +cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_. + +Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de +réconcilier ses deux neveux. + +Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le +dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut +courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner +pour le 22. + +Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas. + +Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat +du duc d'Orléans. + + +Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans +existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris +est le théâtre. + +Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de +la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois. + +Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait +fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette +petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve +lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter. + +Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé +alors par la reine Isabeau. + +Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, +hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions +de la Ville et du Temple. + +Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait +gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous +Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie +de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien +entendu. + +En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en +enlever l'alliage. + +Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, +appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu. + +Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de +lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel +Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari. + +Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; +elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à +la rue de la Perle. + +Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en +naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort +longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc +d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité. + +On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on +avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un +enfant d'un jour. + +C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son +enfant, c'est-à -dire la chair de sa chair, voilà tout. + +Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé +l'assassinat du duc d'Orléans. + +Depuis longtemps, il le méditait. + +Dès la Saint-Jean, c'est-à -dire quatre mois auparavant, il cherchait +dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents +était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de +l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin +qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres +denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège +de vendre sans droits. + +Le 17, la maison était trouvée et livrée. + +C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du +Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une +niche au-dessus de la porte. + +L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; +l'histoire n'a pas conservé son nom. + +L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général +des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation. + +Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même +hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même +table. + +Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, +et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de +Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le +valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire +au prince que le roi le demandait à l'instant même. + +Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il +pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour +aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire +qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il +compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la +sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son +crime. + +Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était +attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans. + +De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; +aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il +une partie de sa suite. + +Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même +cheval, un page et quelques valets portant des torches. + +C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis +d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce +quartier sombre, solitaire et retiré. + +Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, +c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du +Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une +gaie chanson, et jouant avec son gant. + +Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter +que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore, +ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune +homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui +était apparue. + +Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et +une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était +cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel. + +Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, +enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour +l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour +aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! » + +Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras. + +Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans +la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de +hache et d'épée. + +Et lui criait: + +--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous? + +Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant. + +Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de +hache lui fendait la tête. + +Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui +voyait celle boucherie criait de toutes ses forces: + +--Au meurtre! + +Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un +geste de menace: + +--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme! + +Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image +Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un +chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, +et, après l'avoir examiné avec soin, dit; + +--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort. + +Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de +masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement. + +Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, +sans penser à lui-même; + +--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il. + +Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort. + +C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par +Isabeau. + +L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait +éteindre les torches et s'en aller. + +Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort. + +Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du +coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là ; la +tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une +oreille à l'autre. + +La cervelle en sortait. + +Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres +restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux. + + +Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté +ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le +prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait +terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui. + +Mort, tout le monde le pleura. + +La France la première. + +« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, +je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que +c'était lui; parce que c'était moi. » + +Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme +Montaigne: + +-Je l'aimais. + +La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima +celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts +et ses vices l'emportassent sur ses vertus. + +Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. +L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était +le coeur, un coeur bon et humain. + +Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le +prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard +qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul +de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple. + +Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de +larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, +tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au +roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots. + +Les pleurs appellent les pleurs. + +Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine +tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui +qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces +murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont +dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on +ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient +appartenu. + +C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours +était un rude lutteur. + +Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la +féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit: + +--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte. + +Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu. + + +À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à +Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas +ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que +c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que +c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était, +enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites. + +Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides. + +Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait +achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées +de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les +avait confisquées à la maison d'Orléans. + +Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par +l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier +de M. de Sainte-Foix. + +L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs. + +Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas +meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets. + +Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait +monter aux ruines par un sentier à peu près impossible. + +À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des +tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons. + +Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours +esherbées. + +C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen +âge. + +Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, +furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers. + +On se montrait les uns aux autres les études faites, on se +renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de +l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire +de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines. + +Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand +Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où +il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit +sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux +voyageurs. + +Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce +feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison. + +À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert. + +Cet artiste, c'était M. de Flubé. + +Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente +pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. » + +Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs. + +Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui +du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, +moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine. + +Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle +l'_hôtel des Ruines_. + +Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830. + +Le drapeau surmontait cette inscription: + + + CONNÉTABLE-TERJUS + _Montre les ruines + Aux amateurs._ + + +Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à +Pierrefonds.--On montrait les ruines! + +Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour +me les montrer! + +Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds +n'était qu'un village, il devint un bourg. + +Ce village avait un étang, cet étang devint un lac. + +Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou +six tonneaux. + +Ce brick s'appela _l'Artiste_. + +Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à +l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à +faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_. + +Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des +Étrangers_. + +Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un +spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel +édifice: + + + HÔTEL DES ÉTRANGERS. + + +Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration +qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau +sulfureuse. + +Dès lors, Pierrefonds était complet: + +Historique par ses ruines, + +Pittoresque par sa position, + +Sanitaire par sa Source. + +Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de +l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux +minérales. + +Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur +d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles +d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration +à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient +être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires. + +Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées +dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais. + +Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades +de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison +en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_. + +Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel +de Pierrefonds_. + +La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de +Pierrefonds à Villers-Colterets se pava. + +Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir +pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour +Pierrefonds_. + +Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre +de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui +une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, +située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris. + +Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de +Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de +Paris. + +Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient +d'avoir son feu d'artifice. + +--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à -dire quatre chandelles +romaines et un soleil cloué contre un arbre. + +Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du +Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue. + +Son épilogue était un magnifique bouquet. + +Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri. + +Racontons comment s'accomplit ce grand événement. + +Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, +le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je +compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine +qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman +ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le +moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure. + +Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de +souscription. + +Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir +du dimanche suivant. + +Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque. + +Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas +encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai. + +--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous +acheter vos artifices? + +--À Paris. + +--Chez qui? + +--Chez Ruggieri. + +--Attendez. + +J'écrivis une lettre. + +--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré. + +--Qu'est-ce que votre ami Désiré? + +--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, +mais encore je fournis l'artificier. + +Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits. + +--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se +dérangera? + +--J'en suis sûr. + +--Pour nous? + +--Pour vous un peu, beaucoup pour moi. + +Ils se retirèrent en hochant la tête. + +Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant: + +--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher +ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et +m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois +bien qu'il se dérangera! + +Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, +plus souvent même que lorsque je suis en compagnie. + +Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement +l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu +il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée +comme sa marchandise. + +Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement +répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. +Ruggieri devait venir. + +Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé. + +Des paris s'étaient ouverts: + +Ruggieri viendra-t-il? + +Ruggieri ne viendra-t-il pas? + +On accourut me demander: + +--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra? + +--Pourquoi cela? + +--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à +Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne. + +--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à +Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy. + +--Et il viendra, nous pouvons y croire? + +--Aussi certainement que s'il était arrivé. + +Et chacun partait en criant: + +--J'écris qu'il viendra. + +Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre +avec une pareille certitude? + +Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri +fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier? + +C'est tout le contraire. + +Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice. + +Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne. + +Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas! + +Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri. + +Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte. + +--Entrez, Ruggieri! criai-je. + +Et Ruggieri entra. + +Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous +pouvons répondre les uns des autres. + +Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri +était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et +illumination des ruines. + +À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac. + +À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal. + +C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans +étoiles, à ne pas voir le bout de son nez. + +Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là , un feu rouge +s'alluma. + +La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant +dans l'eau. + +Les premiers cris de joie commencèrent. + +Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit +avec un feu vert. + +Puis une troisième avec un feu blanc. + +Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette +fois, tout rentra dans l'obscurité. + +Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri. + +Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la +montagne et se dresser dans la nuit. + +La pâle apparition dura dix minutes. + +Après le premier cri poussé, chacun s'était tu. + +L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent. + +Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec +une teinte différente. + +Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux. + +Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri! + + +Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à +feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé. + +C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette +magnifique soirée. + +Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe. + +--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je. + +--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré +tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je +reviendrai. + + +S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je +vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez +venir. + + + +LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE + + +Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr +écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont +j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des +_Mohicans de Paris:_ + + » J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de + tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon + _jardin des romancier_. + + » Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des + arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à + l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres. + + » Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues; + + » À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines; + + » À Balzac, l'azaléa grimpante; + + » À Jules Janin, l'oeillet bleu; + + » À madame de Genlis, la rose verte; + + » À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous + le climat de Paris; + + » À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles + pendant l'hiver; + + » À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et + fleurit sur les fenêtres du quartier Latin; + + » À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante; + + » À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de + graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, + produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol + qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir. + + » Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la + neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.) + + » Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles + créations. + + » Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales + transparents dans le jardin des romanciers. + + » L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la + tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée. + + » Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur + leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé + longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats. + + » M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître + M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi + que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un + poète essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui + présenta devait son coloris au sang de ce lion. + + » Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus + est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par + Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des + Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le + lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est + pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la + neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. + Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page + 319. + + » Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacré qui couronne + le front d'Osiris; il a la fleur rose. + + » Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à + pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a + jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres. + + » Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était + le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de + l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je + le dois. + + » ALPHONSE KARR. » + + +_Réponse d'Alexandre Dumas_. + + +Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible +à l'honneur que tu me fais en me plaçant en +si bonne compagnie; mais cet honneur, non point +par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis +forcé de m'y soustraire. + +J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un +lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet +de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention +que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème +à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines +de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac. + +Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. +Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le +lotus blanc. + +C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui +a encore inventé celle-là . + +Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par +M. Belfield-Lefèvre. + +Écoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_, +article _lotus_, ce savant botaniste: + + LOTUS, LOTOS. + + « Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et + philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils + désignent sous le nom de _lotos_... + + » 1° Plante arborescente. + + » 2° Plante aquatique. + + » Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux + du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et + vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos. + + » La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes + anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a été décrite par Hérodote sous le + nom de _lis rose_. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; + sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son + fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, + dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de + fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante + aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et + qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea + nelumbo_ de Linné, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow. + + » La deuxième espèce,--attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, + comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxième espèce offrait, + selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs + GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à + ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait + une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et + se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au + retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce + précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA + FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute + probabilité, le _nymphaea lotus_ de Linné, QUI CROIT ENCORE + AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil. + + » Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se + distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par + ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante + que les Arabes désignent sous le nom de _linoufar_. » + + +Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton +paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille +m'exposer à en être chassé. + + Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin +embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et +qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique +parterre, par la ROSE MOUSSEUSE. + +Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu +disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du _jardin +des romanciers_ au palais de justice: + +« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous +silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le +tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de +couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE +ornait sa boutonnière...» + +Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose +du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la +Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de +Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, +la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de +Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de +Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille +variétés de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE +MOUSSEUSE. + +Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en +l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot? + +C'est possible, après tout. + +En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une +pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à -dire à l'époque où ta rosé +_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que +je suis en train de faire sur ma fenêtre. + + +_Réplique d'Alphonse Karr_. + +Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon +jardin des romanciers. + +Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire +quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques +années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé +ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe. + +Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales +transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. » + +Voyons ta preuve. + +C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de +Dieu.--Voyons donc les champions: + + _Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._ + + Théophraste. + Hérodote. . . . . . . . + Athénée. + + Porret. + Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy. + Savigny. + + Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322. + + Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr. + +Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les +champions;--je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, +c'est-à -dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès +notre enfance, sous peine de pensums. + +Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité. + +Aussi je lui oppose deux anciens,--Théophraste, qui a fait une +histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un +grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois +savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,--les +morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui +vous gênent. + +--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un +vivant, valent-ils ton savant vivant? + +À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a équilibre. + +L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr. + +Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que +je leur ôterai. + +D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur +dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend +sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit +généralement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les +regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils +ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un +soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque +soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte +pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il +faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin +des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille. + +Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend +très-suspect son témoignage sur un point en litige. + +D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout; +mais il ne t'appuie qu'à moitié; son _lotus_ de la page 319 est blanc +et rose;--il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, » +--mais à une glace de chez Tortoni,--crème et framboise. + +Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce +grand peuple de faïence qui est en train de se casser. + +Elle est belle, ta preuve! + +Supposons cependant que tu aies prouvé que le _lotus_ « est blanc +comme la neige de l'Himalaya. » + +Tu resterais encore avoir inventé _lotus_ à pétales transparents,--car +tous les autres ont la feuille épaisse et mate:--ça serait déjà bien +gentil! + +Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit +pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose +mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute +d'impression comme transparen_tes_.» + +Mais non, j'ai écrit _mousseuse_, et je vais me défendre sur ce point, +maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,--me réservant +de t'y planter définitivement tout à l'heure. + +Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse; + +--Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame +de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera +beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé _mousseuse_,--voir +dans ses Mémoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je +serai vengé. + +À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas +madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur, +et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de +Paméla,--qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle +avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose ... +moussue. + +Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité +et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu +dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami. + +Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse +est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue; +c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut +hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas +le voir tout à l'heure,--disent rose mousseuse. + +Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie +accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il +l'accepte;--mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont +le droit d'avoir voix au chapitre. + +M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe +du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,-- +dit rose mousseuse. + +De même que: + +M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_; + +M. Laffay,--le père du _prince Albert_, de la _duchesse de +Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_, +qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande; + +M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et +une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de même qu'une +rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la +_marbrée d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des +Provins. + +M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse; + +Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle +rose _génie de Chateaubriand_; + +Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne +Prévost_; + +Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_; + +Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose +_souvenir de la Malmaison_. + +Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par +mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps +être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »--Ce +n'est ni toi ni moi. + +Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres +des roses, ils disent rose mousseuse. + +Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison +rustique_. + +Ce seraient de terribles autorités contre nous deux. + +Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions +celle-là ? + +_Orgue_:--masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la +phrase: un des plus belles orgues. + +_Hymne_:--masculin dans les livres, et féminin dans les livres de +messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Académie: _après que +l'hymne fut chantée_. + +Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé, +ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à -dire ce qui en est le +contraire, sous peine de ne pas être entendu. + +Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille, +on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope +n'est pas la vanille. + +Héliotrope me rappelle tournesol;--c'est le même mot.--Et, tant pis +pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure. + +Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les +neiges de l'Himalaya. » + +Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des +lotus est blanc. + +Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le +lotus. + +Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des +lotus blancs,--prétends-tu. + +J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc +existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois. + +Prendrais-tu la rose pour type du jaune? + +Dirais-tu: jaune comme une rose? + +Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow, +noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc. + +Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type. + +Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, +par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. » + +Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans, +par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui +s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. » + +Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points. + +Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en +m'y plantant moi-même. + +Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent +se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de +son laurier. + +Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi +le plus bel ornement. + +Je te serre bien cordialement les deux mains. + + Alphonse KARR. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à -BRAC *** + +This file should be named 8brcb10u.txt or 8brcb10u.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8brcb11u.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8brcb10ua.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + +Project Gutenberg Literary Archive Foundation +PMB 113 +1739 University Ave. +Oxford, MS 38655-4109 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are +tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising +requirements for other states are met, additions to this list will be +made and fund-raising will begin in the additional states. + +We need your donations more than ever! + +You can get up to date donation information online at: + +http://www.gutenberg.net/donation.html + + +*** + +If you can't reach Project Gutenberg, +you can always email directly to: + +Michael S. Hart <hart@pobox.com> + +Prof. Hart will answer or forward your message. + +We would prefer to send you information by email. + + +**The Legal Small Print** + + +(Three Pages) + +***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** +Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. +They tell us you might sue us if there is something wrong with +your copy of this eBook, even if you got it for free from +someone other than us, and even if what's wrong is not our +fault. So, among other things, this "Small Print!" statement +disclaims most of our liability to you. It also tells you how +you may distribute copies of this eBook if you want to. + +*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK +By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm +eBook, you indicate that you understand, agree to and accept +this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive +a refund of the money (if any) you paid for this eBook by +sending a request within 30 days of receiving it to the person +you got it from. If you received this eBook on a physical +medium (such as a disk), you must return it with your request. + +ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS +This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, +is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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