summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/63193-0.txt12749
-rw-r--r--old/63193-0.zipbin256696 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/63193-h.zipbin685208 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/63193-h/63193-h.htm13013
-rw-r--r--old/63193-h/images/amant_cover.jpgbin535493 -> 0 bytes
8 files changed, 17 insertions, 25762 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..0d2768d
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #63193 (https://www.gutenberg.org/ebooks/63193)
diff --git a/old/63193-0.txt b/old/63193-0.txt
deleted file mode 100644
index 77c48b7..0000000
--- a/old/63193-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,12749 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Un amant
-
-Author: Emily Brontë
-
-Translator: Teodor de Wyzewa
-
-Release Date: September 13, 2020 [EBook #63193]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-
-
-
-
-ÉMILY BRONTË
-
-
-UN AMANT
-
-
-TRADUCTION FRANÇAISE
-
-PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
-
-Par T. DE WYZEWA
-
-
-PARIS
-
-LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
-
-PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
-
-38, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33
-
-1892
-
-
-
-
-TABLE DE MATIÈRES
-PROLOGUE
-CHAPITRE PREMIER
-CHAPITRE II
-CHAPITRE III
-PREMIÈRE PARTIE
-CHAPITRE PREMIER
-CHAPITRE II
-CHAPITRE III
-CHAPITRE IV
-CHAPITRE V
-CHAPITRE VI
-CHAPITRE VII
-CHAPITRE VIII
-CHAPITRE IX
-CHAPITRE X
-CHAPITRE XI
-CHAPITRE XII
-CHAPITRE XIII
-CHAPITRE XIV
-DEUXIÈME PARTIE
-CHAPITRE PREMIER
-CHAPITRE II
-CHAPITRE III
-CHAPITRE IV
-CHAPITRE V
-CHAPITRE VI
-CHAPITRE VII
-CHAPITRE VIII
-CHAPITRE IX
-CHAPITRE X
-CHAPITRE XI
-CHAPITRE XII
-ÉPILOGUE
-
-
-
-
-Le roman d'Émily Brontë porte en anglais le titre de _Wuthering
-Heights_: c'est le nom d'une ferme où se passe l'action principale. Ce
-nom signifie littéralement la _Colline battue du vent._ On aurait pu
-trouver, pour le traduire en beau français, vingt expressions
-ingénieuses; mais aucune traduction n'aurait rendu l'effet de grandeur
-tragique du titre anglais. Le titre français que nous avons choisi aura
-du moins le mérite d'être simple et sans prétention. Nous n'avons
-fait aucun autre changement au livre d'Émily Brontë; à peine si nous
-nous sommes permis de couper, dans les premiers chapitres, quelques
-passages épisodiques qui embarrassaient le récit.
-
-(_Note des traducteurs_).
-
-
-
-
-ÉMILY BRONTË
-
-
-C'est M. Émile Montégut qui, en même temps qu'il révélait au public
-français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité
-en France le nom d'Emily Brontë, la sœur cadette de l'auteur de _Jane
-Eyre._ Voici comme il parlait d'elle, en 1847, dans un article de la
-_Revue des Deux-Mondes_:
-
-Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur
-tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n'a
-pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être
-que celui de Charlotte: il était, en tout cas, plus primesautier, plus
-naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de _génial._ Dans
-l'ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les
-plus remarquables sont celles qu'elle a faites. Toutes ont beaucoup
-d'élévation; celles d'Emily seules ont de l'accent.
-
-Du seul ouvrage en prose d'Emily Brontë, de son roman _Wuthering
-Heights_, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut
-disait:
-
-
-D'un bout à l'autre, la terreur domine, et nous assistons à une
-succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui
-de la houille qui brûle. La sombre imagination d'Emily fait défiler
-devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des
-personnages et des scènes d'autant plus effroyables que la terreur
-qu'ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas
-d'apparitions ni d'événements merveilleux, mais de passions féroces
-ou d'instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte:
-ils ont l'apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais
-bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur
-vous, vous fascinent et vous troublent. L'effet poétique produit est
-d'autant plus grand que l'auteur n'apparaît jamais derrière ses
-personnages. Emily raconte sobrement, brièvement; son énergique
-fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui
-se joue de la peur.
-
-... J'ai parlé du talent qu'avait Charlotte pour surprendre les
-perversités cachées de l'âme; mais enfin les perversités qu'elle
-décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous
-tous. Emily va beaucoup plus loin: elle devine le secret des passions
-criminelles, elle regarde d'un œil avide le jeu des passions coupables.
-Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous
-défier de ne pas les aimer.
-
-
-Le seul rappel de ce jugement de M. Montégut suffira, je pense, pour
-attirer sur le roman d'Emily Brontë la curiosité des lecteurs
-français d'aujourd'hui. Mais il n'en allait pas de même en 1857. Ce
-que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce
-n'était pas la peinture de «passions féroces et d'instincts
-criminels». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop
-de talent «pour surprendre les perversités cachées de l'âme», ils
-préféraient les romans plus familiers de Mistress Gaskell, dont le nom
-risquerait d'être maintenant oublié si elle n'avait, entre deux
-récits, publié un excellent ouvrage biographique sur la famille
-Brontë. Quant au roman d'Emily, _Wuthering Heights_, la recommandation
-de M. Montégut ne paraît avoir inspiré le désir de le traduire à
-aucune des innombrables dames suisses ou polonaises qui, de 1850 à
-1870, ont encombré nos librairies de romans _adaptés_ de l'anglais.
-Pendant que nos jeunes critiques s'ingéniaient à nous présenter
-Shelley, Rossetti, Swinburne, dont il pouvait être à tout le
-moins entendu d'avance que le génie nous resterait toujours
-incompréhensible, personne ne s'est avisé de reprendre l'étude de ce
-livre singulier, qui demeure aujourd'hui, après quarante ans, le
-produit le plus excentrique de la littérature anglaise. Notre public a
-continué quelque temps à croire que l'auteur de _Jane Eyre_ était la
-seule miss Brontë qui méritait d'être connue: après quoi il a
-oublié même l'auteur de _Jane Eyre_, pour essayer de s'intéresser aux
-romans de George Eliot. Les réputations étrangères ont toujours plus
-vite fait, en France, de nous fatiguer que de nous séduire.
-
-En Angleterre le roman d'Emily Brontë est loin d'être aussi
-parfaitement inconnu. C'est même un des livres dont il se vend, tous
-les ans, le plus grand nombre d'exemplaires et un nombre plus grand
-d'année en année. Mais, si chacun l'a lu, personne n'en parle, tout au
-moins dans les journaux, les revues, les recueils d'essais, les
-histoires de la littérature. Il semblerait que ce soit une gêne pour
-la réserve anglaise d'avoir à nommer en public ce livre bizarre ou
-s'étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants
-grandie jusqu'à un tragique sublime, une passion amoureuse toute
-frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité.
-
-Dans un pays où le roman est considéré de plus en plus comme un genre
-de dames et de demoiselles, on évite d'insister sur un roman aussi peu
-fait pour l'édification morale ou l'inoffensive récréation des
-familles: sans compter que _Wuthering Heights_ est l'œuvre d'une jeune
-fille qui, n'ayant jamais rien su de la vie, a inventé de toutes
-pièces le sujet et les caractères, et qui a ainsi laissé l'exemple
-d'une imagination en vérité très originale, mais nullement telle que
-des parents anglais en peuvent souhaiter chez leurs filles.
-
-De temps à autre seulement, certains écrivains d'une hardiesse
-éprouvée osent proclamer leur admiration pour le génie d'Emily
-Brontë. C'est ainsi que, en 1877, dans un de ces essais où la noblesse
-de l'intention et l'abondance des métaphores suppléent de leur mieux
-à l'absence de tous arguments critiques, M. Swinburne a eu le courage
-d'affirmer la supériorité de _Wuthering Heights_ sur les plus fameux
-romans de George Eliot, alors au comble de sa faveur près du public
-anglais. Bien avant lui, d'ailleurs, et dès 1848, c'est-à-dire
-l'année même de la mort d'Emily Brontë, un poète d'une vigueur de
-raison et d'une délicatesse de sentiment tout à fait remarquables,
-Sidney Dobell, avait rendu hommage, dans la revue _le Palladium_, au
-génie du romancier nouveau, qui n'était connu encore que sous son
-pseudonyme d'Ellis Bell. Il y a quelques années enfin, en 1883, miss
-Mary Robinson a consacré à Emily Brontë un volume de la collection
-des _Eminent Women_, un volume plein de détails curieux, que vient
-relever tout le long des pages un souffle très particulier d'admiration
-cordiale et discrète. Mais ce sont là des exceptions. Le nom d'Emily
-Brontë continue à être, en Angleterre, de ceux qu'on n'aime pas à
-citer, comme le nom de ce Thomas de Quincey à qui ses compatriotes ne
-pardonneront jamais, non point, certes, ses habitudes d'ivrognerie,
-d'ailleurs très problématiques, mais ce qu'il y a eu au fond de son
-mobile esprit de fuyant et d'un peu ténébreux.
-
-_Wuthering Heights_ date de 1848, il y a plus de quarante ans; mais
-Emily était si peu au courant des habitudes littéraires de son temps,
-qu'elle n'y a mis aucun de ces artifices romanesques alors à la mode et
-qui aujourd'hui nous rendent si malaisée la lecture des romans de
-Charlotte, la sœur aînée. Ce qui a pu paraître aux contemporains
-gaucherie et inexpérience, la simplicité du sujet, l'absence
-d'intrigues, le petit nombre des personnages, la constante répétition
-de scènes pareilles dans des cadres pareils, j'imagine que c'est cela
-même qui a sauvé de la poussière du temps et nous a gardé si vivante
-cette œuvre, seule dans son genre, qui tient à la fois de la chronique
-villageoise et de la plus sombre tragédie lyrique.
-
-Mais de juger dans son ensemble le roman d'Emily Brontë, M. Montégut
-s'en est chargé, dans l'article que j'ai cité plus haut, et il l'a
-fait mieux infiniment qu'il ne me serait possible de le faire. Il a
-donné aussi, dans le même article, une courte analyse du sujet de
-_Wuthering Heights_: encore n'est-il point d'analyse qui puisse faire
-concevoir une juste idée d'un roman où l'intérêt est tout moral et
-consiste dans la minutieuse peinture des mille nuances d'une très
-étrange passion. Mais il m'a semblé que ce serait encore une façon
-d'apprécier et de juger ce roman que de montrer l'âme attirante et
-mystérieuse dont il est le produit. Dans un temps où il suffit à
-Mademoiselle Marie Bashkirtseff de laisser voir à outrance le détail
-de ses excentricités pour devenir quelque chose comme la Vierge d'une
-religion nouvelle, j'ai pensé que la native et bien involontaire
-singularité de l'auteur de _Wuthering Heights_ pourrait valoir quelque
-sympathie à cette pâle jeune fille, la plus chère pour moi entre
-toutes celles dont on aperçoit l'image dans les livres. Aussi bien le
-livre excellent de miss Mary Robinson m'offre-t-il de la manière la
-plus parfaite tous les traits de cette image: il n'y a pas un fait
-important de la vie d'Emily qui ne s'y trouve rapporté, à la place et
-sous le jour qui conviennent.
-
- *
-* *
-
-Emily Brontë est née en 1818, à Thornton, mais elle avait à peine
-deux ans lorsque ses parents s'établirent à Haworth, dans le
-Yorkshire, où l'on peut bien dire que s'est passé tout ce qu'elle a
-vécu de sa vie.
-
-Son père, le Révérend Patrick Brontë, B. A. (de son vrai nom
-Prunty), était né en Irlande de parents irlandais: par lui s'est
-transmis à Emily et à son frère Branwell ce pur sang celtique qui
-les fait voir si différents des natures anglo-saxonnes dans chacun des
-traits de leur esprit et de leur caractère. C'était au surplus un
-niais et un assez pauvre sire que le Révérend Patrick Brontë:
-incapable d'affection et pour ses parents, dont il n'a jamais daigné
-s'enquérir dès qu'il eut quitté l'Irlande, et pour sa femme, qu'il a
-traitée avec une froideur et une dureté constantes, et pour ses
-enfants, dont il se prenait seulement de temps à autre à soupçonner
-l'existence. Après s'être frayé de son mieux un petit chemin, il
-s'était reposé dans un égoïsme plein de fatuité; il jugeait les
-choses de très haut, ne tolérant pas d'être contredit, et vivait
-isolé parmi les siens, tout occupé à la lecture et à la discussion
-des journaux politiques, à la préparation de ses sermons et à la
-composition de fâcheux poèmes, dont le plus notable est une _Épitre
-Révérend J. B., qui voyageait pour sa santé._
-
-Sa femme, Maria Branwell, était la fille d'un petit marchand de
-Penzance, dans les Cornouailles, et la nièce d'un collègue et ami de
-Patrick Brontë, peut-être ce même J. B., qui voyageait pour sa
-santé. Elle s'était mariée à vingt-deux ans, en 1812; en 1820, elle
-est morte, laissant un fils, Branwell Brontë, et cinq filles, Maria,
-Élisabeth, Charlotte, Emily et Anne. Une personne douce, résignée,
-au demeurant insignifiante, telle semble avoir été la mère d'Emily:
-sa fille a hérité d'elle le germe de la maladie qui l'a tuée,
-peut-être aussi cette tendresse rêveuse et pleine de mélancolie dont
-la face s'aperçoit dans ses poèmes et quelques passages de son roman.
-
-J'ai eu l'occasion, il y a deux ans, de visiter ce village d'Haworth où
-a vécu depuis 1820 la famille Brontë. C'était un jour de septembre,
-et la vieille cathédrale d'York m'était apparue le matin toute
-rajeunie sous un clair soleil. Mais lorsque le train qui m'amenait
-s'arrêta dans la gare de Haworth, je cherchai vainement le soleil parmi
-les gros nuages que le vent remplaçait à tout instant l'un par
-l'autre. Ce vent, un sombre vent froid et sonore, c'est le souvenir le
-plus vif que j'ai conservé de Haworth; c'est le même vent qui souffle
-en permanence sur les _Wuthering Heights_, les collines orageuses où
-habitent les héros du roman d'Emily; c'est le même qui souffle dans
-les âmes de ces héros, secouant comme des nuages les terribles
-passions de leurs cœurs. J'eus le sentiment aussi que le soleil ne
-devait jamais éclairer d'une bien franche lumière ce village désolé,
-qui s'allongeait au flanc d'une colline sauvage, et je crus deviner
-pourquoi les scènes de tranquille bonheur brillaient elles-mêmes d'un
-jour si malingre dans les romans qu'Emily et ses deux sœurs avaient
-conçus là. Je montai l'unique rue jusqu'au sommet de la colline où
-s'élève, entourée de bruyères, la maison du révérend pasteur. Là
-s'est faite l'éducation d'Emily, là s'est formée son âme. Et il est
-naturel qu'elle ait aimé profondément ce lugubre paysage, car c'est
-lui, à coup sûr, qui a le plus contribué à créer l'énergique,
-silencieuse et passionnée personne qu'elle a été.
-
-Lorsque la petite Emily vint avec ses parents habiter le presbytère de
-Haworth, sa mère commençait déjà à souffrir du mal dont elle devait
-mourir. Les six enfants ne la voyaient presque jamais. Ils ne voyaient
-que de loin en loin leur digne père, qui, ayant la digestion difficile,
-avait imaginé de se faire servir ses repas dans sa chambre. De temps à
-autre seulement il daignait venir prendre le thé dans le salon avec ses
-enfants; encore était-ce pour se faire lire par une de ses filles les
-articles des journaux et pour s'entretenir des menus événements de la
-politique courante. Ni livres d'histoires à images, ni poupées, ni
-jeux d'aucune sorte, Emily et ses sœurs ne connurent rien de pareil.
-À quinze ans, Emily ne savait aucun jeu, et un jour que des enfants du
-village étaient venus au presbytère, on vit les grandes filles du
-pasteur leur demander avec curiosité comment on devait s'y prendre pour
-jouer.
-
-Les six enfants, d'ailleurs, vivaient ensemble et ne se quittaient pas.
-L'aînée des filles, Marie, s'était peu à peu habituée à les
-conduire: «Elle était bonne comme une mère, rapporte une vieille
-femme de Haworth, qui a veillé Madame Brontë dans sa maladie. Mais
-jamais aussi il n'y a eu d'aussi parfaits enfants. Je les croyais
-bêtes, tant ils différaient de tout ce que j'avais vu. M. Brontë leur
-avait interdit de manger de la viande, par le motif que lui-même, dans
-son enfance, n'avait été nourri que de pommes de terre; et ils ne
-mangeaient que des pommes de terre, mais jamais je ne les ai vus
-désirer autre chose. Ils étaient tranquilles et bons; Emily était la
-plus jolie.»
-
-Cette existence dura encore un an après la mort de la mère. Les
-enfants continuaient à dormir tous dans la même chambre, à se nourrir
-de pommes de terre, et à avoir pour distraction principale la lecture
-des journaux. En 1822, la sœur de leur mère, miss Branwell, vint
-prendre la direction du ménage; sa venue, d'ailleurs, ne modifia guère
-la manière de vivre des enfants, d'Emily surtout, que miss Branwell ne
-put jamais se résoudre à aimer.
-
-Jamais enfants ne furent à ce point privés de tous les avantages de
-l'enfance; jamais il n'y eut d'enfants qui eussent été si peu enfants.
-À cinq ans, Emily, à qui son père demandait, par manière d'exercice
-intellectuel, comment il convenait de traiter Branwell s'il était trop
-bruyant, répondit qu'il fallait «d'abord raisonner avec lui, puis, au
-cas où il refuserait d'entendre, le fouetter». À six ans, elle
-écrivait des contes fantastiques, pleins déjà d'imaginations sombres.
-
-Et les journées se passaient, monotones, muettes, lugubres. Les petites
-filles se levaient à cinq heures, balayaient, surveillaient le
-déjeuner, prenaient une leçon d'anglais avec leur père et une leçon
-de couture avec leur tante; le reste du temps, c'était la promenade sur
-la bruyère, la lente promenade toujours recommencée. Les six enfants
-marchaient côte à côte, tantôt commentant les dernières nouvelles
-des affaires d'Orient, tantôt se racontant à tour de rôle de
-terribles histoires, sous le vent qui soufflait.
-
-En septembre 1824, Emily et Charlotte furent mises en pension à
-Cowan-Bridge, dans une école où étaient déjà leurs deux sœurs
-aînées. C'était une de ces écoles-géhennes comme on peut en voir
-dans les romans de Dickens, à moins que l'on ne prenne la peine
-d'explorer soi-même les petites villes de France ou d'Angleterre, car
-on s'aperçoit alors que Dickens n'a rien exagéré, que la civilisation
-n'a rien changé, et qu'il reste encore de par le monde une foule de ces
-bagnes où l'on affame, torture et abrutit, sans aucun motif
-compréhensible, les petites filles et les petits garçons. L'école de
-Cowan-Bridge avait été fondée avec grand tapage dans le but
-d'instruire et de former aux belles manières les filles des clergymen
-de l'Église établie. Les petites Brontë ne cessèrent pas d'y
-souffrir de la faim, du froid, des courants d'air; le personnel de la
-maison ne se relâcha d'oublier leur existence que pour les battre et
-les tourmenter. Elles ne se plaignaient pas, faute d'avoir à qui se
-plaindre; mais les deux aînées, Marie et Élisabeth, furent prises
-coup sur coup d'une fièvre de consomption et moururent. Puis une
-épidémie de fièvre typhoïde se répandit dans la pension. Les
-élèves mouraient dans les dortoirs ou bien fuyaient l'école,
-emmenées en hâte par leurs parents. Seules, Charlotte et Emily
-Brontë restaient là, et si elles n'apprenaient pas grand chose de ce
-que doivent connaître les filles des clergymen de l'Église établie,
-elles apprenaient du moins à considérer la vie comme une façon de
-sombre pensionnat, où le seul devoir des élèves était de souffrir en
-silence, avec quelque chose qu'on appelait la mort pour seule
-récréation. Un jour vint enfin où la direction de Cowan-Bridge
-comprit elle-même la nécessité de congédier ces deux sœurs qui
-maigrissaient, dépérissaient et allaient mourir comme leurs aînées.
-M. Brontë, malgré tout l'ennui qu'il dut avoir de ce dérangement, se
-décida enfin à aller chercher ses filles. Peut être est-ce pour se
-distraire des soucis de ce voyage qu'il composa, avec toute sorte de
-citations de saint Paul, une épître en vers _à jeune clergyman
-nouvellement ordonné._
-
-Il ramena les deux petites à Haworth, où ce furent alors pour Emily
-d'heureuses années, toutes employées aux travaux du ménage, aux
-leçons, aux promenades sur la bruyère en compagnie de Branwell, le
-frère chéri. Tous ceux qui avaient occasion de venir au presbytère,
-les servantes, les amies de Charlotte, les paysans de Haworth, tout le
-monde jugeait Emily supérieure en toute façon au reste de la famille,
-plus intelligente, meilleure, plus belle aussi, avec sa grande taille
-mince, ses épais cheveux noirs, ses yeux d'un vert sombre, son teint
-pâle, et cette large bouche aux lèvres rouges et saillantes qu'animait
-souvent un étrange sourire. C'était elle qui soignait les malades,
-elle qui portait les secours aux pauvres, elle qui prenait dans ses bras
-les enfants du village et qui habillait leurs poupées. Mais à mesure
-qu'elle avançait en âge, chacun était plus frappé de la voir
-toujours rester silencieuse, comme s'il lui eût été impossible
-d'exprimer en paroles la profonde gaieté juvénile qui se reflétait
-dans ses yeux. Elle se taisait, répondant à peine d'un signe de tête
-aux questions des siens, s'enfuyant dès qu'un étranger approchait de
-la maison. Jamais elle ne prenait part, comme ses sœurs, aux leçons du
-dimanche, jamais elle ne parlait aux gens du pays.
-
-Cette attitude finit par inquiéter la famille Brontë. On imagina, pour
-y remédier, d'envoyer de nouveau la jeune fille dans une pension. La
-pension, cette fois, était accueillante et gaie; Emily s'y trouvait
-avec sa sœur Charlotte et sous la direction d'une amie de celle-ci.
-Mais à peine y était-elle qu'elle se mit à dépérir, toujours
-muette, résignée, appliquée à ses devoirs: elle y serait morte, si
-Charlotte ne l'avait ramenée à Haworth. Un an après, nouvel exil.
-Emily prit une place d'institutrice à Halifax: elle y passa un hiver,
-puis s'en revint à ses bruyères, incapable décidément de jamais
-trouver de l'emploi en dehors de la maison paternelle.
-
-De 1837 à 1842, Emily resta seule à Haworth, avec son père et sa
-tante. Elle s'occupait du ménage, soignait la vieille servante Tabby,
-qui s'était cassé la jambe, surveillait l'éducation de ses chiens, de
-ses chats et de ses poules, et, aux heures de liberté, courait parmi
-les bruyères, sous le vent qui soufflait. Pendant les vacances, la
-famille se réunissait, et la joyeuse vie d'autrefois recommençait.
-Personne autant qu'Emily ne paraissait s'y plaire.
-
-Il y avait aussi, dans ces années, un desservant (_curate_) qui venait
-souvent dans la maison des Brontë et qui semble avoir fait sur Emily
-une impression assez vive. C'était un beau jeune homme plein de
-galanterie, et miss Ellen Nussey, l'amie des demoiselles Brontë, a
-raconté à miss Mary Robinson que sa présence au presbytère mettait
-dans les yeux d'Emily un éclat inaccoutumé.
-
- *
-* *
-
-Le bonheur d'Emily devait être de peu de durée. En 1842, sur les
-instances de Charlotte, la pauvre fille se laissa mener à Bruxelles,
-où un maître de pension s'offrait à compléter son éducation, et
-notamment à lui apprendre le français. La compagnie de sa sœur
-n'empêcha pas ce séjour en Belgique d'être pour Emily un affreux
-exil. Comme partout et toujours, c'est elle qui là-bas parut la mieux
-douée, la plus intéressante et la plus belle des deux sœurs. «Sa
-faculté d'imagination était si vive, elle avait un tel art pour se
-représenter les scènes et les caractères, et son raisonnement était,
-en outre, si serré, que je la croyais destinée à l'avenir le plus
-haut.» C'est en ces termes que parlait d'elle, plus tard, le maître de
-pension bruxellois. Mais il se plaignait en même temps de cette nature
-sombre, concentrée, inabordable, qu'il lui avait vue tout le temps
-qu'il l'avait connue. Des dames anglaises qui habitaient aux environs de
-Bruxelles se trouvèrent forcées à rompre toutes relations avec les
-demoiselles Brontë, qu'elles avaient d'abord invitées chez elles:
-Emily ne leur disait pas un mot; elle restait des heures dans leur
-salon, immobile et les yeux baissés. Elle étudiait consciencieusement
-le français, le dessin, la musique; elle étonnait ses maîtres par la
-sûreté et la rapidité de ses progrès; mais sa tristesse de jour en
-jour s'aggravait. Elle n'avait d'autre consolation que d'écrire des
-vers, à l'insu de tous, et de lire Hoffmann, dont les noires inventions
-concordaient avec les rêves tragiques qu'elle portait en elle.
-
-À l'hiver de 1843, miss Branwell, la tante, mourut, et Emily revint
-s'installer à Haworth, auprès de son père. Rien au monde, désormais,
-ne devait plus l'amener à quitter ses bruyères; mais il ne semble pas
-qu'elle y ait rapporté la joie intérieure qui l'avait remplie avant
-son exil. Elle n'avait plus aux durs travaux de la maison l'entrain de
-naguère. Des images, sans doute des projets de romans et de poèmes, se
-pressaient dans son cerveau: et peut-être s'affligeait-elle aussi de ce
-tempérament insociable qui l'empêchait, comme ses sœurs, de subvenir
-aux besoins de la famille; peut-être avait-elle un pressentiment des
-angoisses qui l'attendaient.
-
-Ces angoisses devaient commencer dès l'année suivante. Le frère
-bien-aimé, Branwell Brontë, après s'être fait chasser de vingt
-emplois pour son ivrognerie et sa négligence, avait enfin obtenu une
-place de précepteur dans une famille où sa sœur Anne était
-institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève; la chose avait
-été découverte, et le jeune homme s'était enfui à Haworth, fou
-d'amour, désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait
-de cette femme passionnément désirée. Et, de retour chez son père,
-il n'eut d'autre soulagement que de s'enivrer sans relâche, joignant
-l'ivresse de l'opium à celle de l'eau-de-vie. Ses sœurs Charlotte et
-Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent de lui
-avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu'elle
-le voyait plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle
-resta seule debout dans la maison jusqu'au milieu de la nuit, parfois
-jusqu'au matin, pour attendre le retour de son frère, qui s'attardait
-dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens dormaient: elle
-veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore,
-sans doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le
-bruit des pas du malheureux, elle allait à sa rencontre, le conduisait
-à sa chambre, subissait sans impatience ses injures et ses
-imprécations. Nul doute qu'elle ait copié d'après l'abrutissement de
-Branwell l'abrutissement d'Earnshaw, un des plus singuliers personnages
-de son roman; mais nul doute aussi, comme l'ajustement observé miss
-Robinson, que les confidences de ce fou éperdu d'amoureuse passion lui
-aient servi à concevoir les éclats sauvages de l'amour d'Heathcliff.
-
-C'est dans ces mornes nuits d'attente solitaire qu'elle écrivit
-quelques-uns de ses plus beaux poèmes. L'habitude d'écrire des vers en
-cachette, elle l'avait prise depuis longtemps: et lorsque jadis son
-frère et Charlotte l'encombraient de détails sur l'envoi qu'ils
-avaient fait de leurs médiocres vers aux célébrités du jour et sur
-les réponses qu'ils en avaient reçues, personne ne se doutait qu'elle
-aussi avait des vers qu'elle aurait pu montrer, de véritables vers,
-débordant d'une étonnante frénésie lyrique.
-
-C'est Charlotte qui, par hasard, dans l'automne de 1845, découvrit le
-cahier des poèmes de sa sœur. Celle-ci fut d'abord très fâchée de
-cette indiscrétion: on la força pourtant à laisser joindre ses vers
-à ceux de ses deux sœurs dans un recueil qu'on voulait publier. Le
-recueil parut. Charlotte ne manqua pas de l'envoyer à tous ceux qui,
-dans les trois royaumes, pouvaient rendre compte d'un livre. Mais
-personne, ou à peu près, ne rendit compte de ce livre-là; seuls, deux
-ou trois petits journalistes signalèrent des vers d'un certain Ellis
-Bell (c'était le pseudonyme d'Emily) comme se distinguant des vers qui
-les entouraient par un accent assez nouveau.
-
-Il n'y a en effet aucun rapport entre les vers d'Ellis Bell et ceux de
-ses deux sœurs. La facture y est souvent un peu embarrassée, mais les
-sentiments sont d'une originalité si profonde que je ne connais pas de
-poèmes anglais ayant une saveur aussi absolument personnelle. Un seul
-sujet, à dire vrai: le désir de mourir; mais, à l'appui de ce sujet,
-une façon de philosophie panthéiste et pessimiste, des images d'une
-noblesse superbe et le plus étrange accent de morne tristesse
-découragée que l'on puisse imaginer.
-
-Voici, par exemple, un petit poème que je voudrais qu'on lise dans le
-texte anglais:
-
-
-Les richesses, je les tiens en maigre estime; et l'amour je me ris de le
-dédaigner; et le désir de la renommée n'a été qu'un rêve qui s'est
-évanoui avec le matin.
-
-Et si je prie, la seule prière qui agite mes lèvres, pour moi-même,
-est: «Laissez-moi ce cœur que je porte à présent, et rendez-moi la
-liberté.»
-
-Oui, à mesure que mes jours s'écoulent, c'est là tout ce que je
-demande; dans la vie et dans la mort, une âme libre de chaînes, avec
-du courage pour supporter.
-
-
-L'insuccès du recueil de poèmes, loin de décourager Charlotte, lui
-donna la résolution de s'imposer de suite à l'attention du public par
-un livre d'une lecture plus facile. Elle conçut le plan d'un roman, ce
-médiocre _Professeur_, qu'elle devait plus tard refondre dans son
-_Villette._ Et comme elle s'était promis de traîner avec elle ses deux
-sœurs à la fortune et à la gloire, elle leur enjoignit de se mettre
-elles aussi, chacune à un roman. Anne écrivit l'ennuyeuse histoire
-d'_Agnes Grey_; Emily écrivit _Wuthering Heights._
-
-Elle l'écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à
-attendre le retour de son frère, pendant que le bruit monotone du vent
-rendait plus lugubre encore le lugubre silence de la maison endormie. Le
-jour, courant sur la bruyère, elle méditait le plan, combinait les
-épisodes. À l'influence de son tempérament se joignaient les
-souvenirs de Maturin et d'Hoffmann, ceux aussi des sombres histoires de
-famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant à
-demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre
-intéressant. La figure d'Heathcliff se dressait devant elle: et
-j'imagine que quelque chose dans sa chair et ses nerfs lui faisait
-trouver plaisir à concevoir ce singulier amant, contenu et passionné,
-féroce et humble, le seul amant qu'il aurait fallu à une âme comme la
-sienne. Le soir, elle écrivait ce qu'elle avait imaginé dans le jour.
-Elle essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine,
-aux menus détails de la vie des Linton; mais tout à coup elle
-entendait au dehors des bruits de pas, des jurons, des appels: et avant
-que son frère ne fût installé dans son lit, elle assistait à de
-terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris de
-folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords.
-Lorsqu'elle voulait ensuite se remettre à l'histoire de Catherine,
-c'est Heathcliff qui s'imposait à elle, avec son âme toute pleine des
-sauvages passions dont elle venait de percevoir l'écho dans les
-discours avinés de Branwell.
-
-Il faut ajouter qu'elle écrivit _Wuthering Heights_ au milieu des
-embarras les plus affreux. L'argent manquait de plus en plus, le père
-perdait la vue. Anne, la sœur cadette, dépérissait, atteinte
-mortellement, et chaque jour l'indigne Branwell cessait davantage de
-ressembler à un être humain.
-
-Quand le livre fut fini, Charlotte l'envoya avec les deux autres chez un
-éditeur. Mais personne ne daigna remarquer le romancier nouveau. Emily
-ne lut jamais un compte-rendu de son roman. Elle n'eut pour l'en
-complimenter que ses sœurs, qui paraissent avoir été au premier abord
-plutôt scandalisées que séduites, et son frère Branwell, qui imagina
-de se vanter au cabaret d'être lui-même le véritable auteur de
-_Wuthering Heights_[1].
-
-Et tandis que Charlotte et Anne s'étaient remises déjà à d'autres
-ouvrages, Emily, quand elle eut achevé son roman, renonça pour
-toujours à la littérature. Elle s'attacha toute, plus activement que
-par le passé, aux soins du ménage. Elle soigna son père, elle adoucit
-l'agonie de son frère, qui mourut debout entre ses bras. À l'automne
-de 1848, elle fut prise elle-même d'une vilaine toux; mais elle refusa
-d'y faire attention, ou de consulter un médecin. «Rien ne sert de la
-questionner, écrivait Charlotte; elle ne répond pas un mot. Et il est
-encore plus inutile de lui recommander des remèdes: elle ne veut rien
-prendre.»
-
-Pourtant, et malgré le sincère désir de la mort qu'elle a toujours
-laissé voir, Emily se sentait si nécessaire dans la maison qu'elle
-s'acharnait à vivre. On ne put obtenir qu'elle renonçât à une seule
-de ses occupations ordinaires. «Je n'ai jamais rien vu qui lui
-ressemblât, écrivait encore Charlotte. Plus forte qu'un homme, plus
-simple qu'un enfant. Le seul point affreux était que, pleine de
-sollicitude pour les autres, pour elle-même elle n'avait aucune pitié.
-De ses mains tremblantes, de ses jambes affaiblies, de ses pauvres yeux
-fatigués, elle exigeait le même service que quand elle était bien
-portante. Et c'était un supplice inexprimable d'être là auprès
-d'elle, d'assister à tout cela, et de ne rien oser lui dire.»
-
-Le 15 décembre 1848, Emily, qui la veille encore avait pris froid dans
-une promenade sur les bruyères, s'obstina cependant à vouloir se
-lever. Elle commença à se peigner, assise près du feu. Le peigne
-tomba de ses mains; elle essaya de se baisser pour le ramasser, mais
-elle était trop faible, elle ne put. Sa toilette finie, elle descendit
-au salon et se mit à un ouvrage de couture. Vers deux heures, elle
-était si pâle que ses sœurs la supplièrent d'aller se coucher. Elle
-refusa d'un signe de tête, fit un effort pour se lever, s'appuya sur le
-sofa. Elle était morte.
-
- *
-* *
-
-Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de
-l'église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu'elle a si
-passionnément aimée. Son âme aussi, j'imagine, doit avoir obtenu la
-permission d'y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était
-impossible. Je crois bien même l'y avoir vue, dans la visite que j'ai
-faite à la petite église du village: c'était une âme pâle et douce,
-tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi; mais
-quand je voulus l'approcher, je ne vis plus rien.
-
-Je me réjouis pourtant de la savoir là, et j'en vins à envier
-l'heureux destin qui lui était échu. Elle n'a point connu, comme sa
-sœur Charlotte, les fortes émotions de la renommée; mais le désir de
-la renommée n'a été pour elle «qu'un rêve léger qui s'est évanoui
-avec le matin». Et la voici en revanche qui possède un privilège plus
-rare, la fidèle amitié de cœurs pareils au sien. Je n'oublierai pas
-de quelle touchante manière son nom me fut révélé pour la première
-fois. C'était à Dresde, sur la terrasse de Brühl, un soir d'été, il
-va quatre ou cinq ans. L'orchestre du Belvédère jouait des valses dans
-le lointain; une odeur tranquille me venait des jardins, par delà le
-fleuve; et la jeune Anglaise avec qui je causais voulut bien m'avouer
-que, entre tous les romans, celui qu'elle préférait était _Wuthering
-Heights_, d'Emily Brontë. Elle eut pour me faire cet aveu un gracieux
-sourire un peu gêné, et baissa la tête, toute rougissante, comme s'il
-s'était agi d'une confidence trop hardie. Mais bientôt elle reprit
-courage: elle me récita, j'en jurerais, le roman tout entier; elle me
-peignit le caractère d'Emily Brontë; elle me dit comment ses amies et
-elle s'étaient promis de garder toujours un culte exclusif à cette
-noble mémoire. Oui, plus de quarante ans après sa mort, Emily excite
-encore dans les âmes des jeunes filles de son pays de pieux
-enthousiasmes. Et tandis que sa sœur Charlotte et George Eliot et
-Mistress Browning entrent peu à peu dans l'oubli, tous les jours
-arrivent de nouvelles guirlandes au tombeau de cette Emily Brontë, qui
-«joignait à l'énergie d'un homme la simplicité d'un enfant».
-
-
-T. DE WYZEWA.
-
-
-[Note 1: Il résulterait pourtant d'une lettre de Charlotte, publiée dans
-le _Macmillan's Magazine_ de juillet 1891, que Branwell ne connut
-jamais rien des romans de ses sœurs, avant ni après leur publication.
-Il y aurait peut-être lieu à réviser le procès de ce Branwell,
-chez qui je déplore seulement un goût exagéré pour la fréquentation
-des commis-voyageurs.]
-
-
-
-
-UN AMANT
-
-
-PROLOGUE
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-
-1801
-
-
-Je reviens d'une visite à mon propriétaire, le seul voisin dont
-j'aurai à m'occuper ici. Voilà assurément un beau pays! Je ne crois
-pas que dans toute l'Angleterre j'eusse pu trouver un endroit aussi
-complètement à l'écart de la société! Un parfait paradis de
-misanthrope; et M. Heathcliff et moi formons justement la paire qui
-convient pour nous partager cette désolation. Un gaillard étonnant! Il
-ne se doutait pas combien mon cœur brûlait de sympathie pour lui tout
-à l'heure, tandis que je voyais ses yeux noirs se remuer si
-soupçonneux sous leurs sourcils, et ses doigts, avec un geste de
-résolution jalouse, s'enfoncer plus profondément encore dans son
-gilet, à l'annonce de mon nom.
-
---M. Heathcliff? dis-je.
-
-Un signe de tête fut sa seule réponse.
-
---M. Lockwood, votre nouveau fermier, monsieur. J'ai pris l'honneur de
-vous faire visite le plus tôt possible, après mon arrivée, pour vous
-exprimer l'espoir que je ne vous ai pas gêné par ma persévérance à
-solliciter le droit d'occuper Thrushcross Grange; j'ai entendu dire,
-hier, que vous aviez eu quelque idée...
-
---Thrushcross Grange m'appartient, monsieur, dit-il en m'interrompant;
-je ne permettrais à personne de me gêner si je pouvais l'empêcher.
-Entrez!
-
-Cet «entrez» fut prononcé les dents fermées, et exprima plutôt le
-sentiment d' «allez au diable»; même la porte sur laquelle il
-s'appuyait ne manifesta, à ces mots, aucun mouvement sympathique. Et
-j'imagine que ces circonstances furent ce qui me détermina à accepter
-l'invitation: je me sentais intéressé pour un homme qui me paraissait
-plus exagérément réservé encore que moi-même.
-
-Lorsqu'il vit le poitrail de mon cheval pousser légèrement la
-barrière, il sortit sa main pour enlever la chaîne; après quoi il me
-précéda le long de la chaussée montante d'un air grognon, marchant
-devant moi; et lorsque nous entrâmes dans la cour: «Joseph, cria-t-il,
-prenez le cheval de M. Lockwood, et montez du vin!»
-
-Nous avions évidemment là tout le personnel des domestiques: c'est la
-réflexion que me suggéra cet ordre de mon hôte. Rien d'étonnant à
-ce que l'herbe pousse entre les pavés et à ce qu'il n'y ait pour
-couper les haies que les bêtes du troupeau.
-
-Joseph était un homme d'un certain âge: non, un vieil homme; très
-vieux peut-être, bien que très vert.
-
---Que le Seigneur nous aide, grognait-il tout bas, avec un ton de rogue
-déplaisir, tandis qu'il me débarrassait de mon cheval; et il me
-regardait en même temps dans la figure d'un air si aigre que je
-conjecturais charitablement qu'il avait besoin de l'aide de Dieu pour
-digérer son diner et que sa pieuse exclamation n'avait aucun rapport
-avec ma visite inattendue.
-
-_Wuthering Heights_ est le nom de la demeure de M. Heathcliff:
-_Wuthering_ étant un adjectif provincial très significatif pour
-décrire le tumulte atmosphérique auquel est exposé cet endroit dans
-les temps d'orage. Un vent pur et réconfortant, ils doivent l'avoir
-là-haut en toute saison; on peut juger de la puissance du vent du nord
-soufflant par dessus la haie, par la pente excessive des quelques sapins
-rabougris contigus à la maison et par une rangée d'épines
-décharnées qui tendent leurs membres toutes dans un même sens, comme
-si elles mendiaient l'aumône du soleil. Heureusement l'architecte a
-pris la précaution de bâtir solidement la maison, les étroites
-fenêtres sont profondément enfoncées dans le mur, et il y a de
-grandes pierres en saillie pour protéger les coins.
-
-Avant de passer le seuil de la porte, je m'arrêtai pour admirer une
-quantité de sculptures grotesques répandues sur le fronton, et
-particulièrement à l'entour de la porte principale; au-dessus de cette
-porte, parmi un enfer de griffons émiettés et d'impudents petits
-monstres, je découvris la date 1500 et le nom «_Hareton Earnshaw_».
-J'aurais volontiers fait quelques commentaires, et demandé au morose
-propriétaire une courte histoire du lieu; mais son attitude à la porte
-m'a paru réclamer mon entrée hâtive ou mon départ définitif; et je
-ne voulais pas aggraver son impatience avant d'avoir examiné
-l'intérieur de sa retraite. Une marche nous introduisit dans le salon
-de la famille, sans la moindre trace d'antichambre ou de passage
-intermédiaire; c'est ce salon qu'ils appellent ici plus spécialement
-la maison. Il comprend généralement la cuisine et le parloir; mais je
-crois qu'à Wuthering Heights la cuisine a été forcée de se retirer
-dans un autre quartier; du moins ai-je distingué très loin à
-l'intérieur de la maison une jacasserie de langues et un brouhaha
-d'ustensiles culinaires; tandis que je n'ai observé aucun signe
-dénotant que l'on rôtisse, que l'on cuise ou que l'on fasse bouillir
-dans la large cheminée, non plus que je n'ai vu sur ses murs aucun
-reflet de casseroles de cuivre ou de passoires d'étain. En vérité,
-une de ses extrémités reflétait brillamment à la fois la lumière et
-la chaleur d'une rangée d'immenses plats d'étain, entresemés de
-cruches et de pots d'argent faisant comme des tours alignées sur un
-vaste pressoir de chêne, tout à fait dans le haut. Au-dessus de la
-cheminée étaient accrochés divers vieux fusils préhistoriques et une
-paire de pistolets de cheval; de plus, en manière d'ornement, trois
-petites corbeilles étaient alignées le long du rebord, peintes en
-couleurs très voyantes. Le plancher était d'une pierre tendre et
-blanche: les sièges avaient des dos très élevés, ils étaient d'une
-forme primitive, et peints en vert: j'en vis un ou deux noirs et massifs
-qui reluisaient dans l'ombre. Dans une sorte de voûte sous le dressoir
-reposait une énorme chienne d'arrêt rouge foncé, entourée par un
-essaim de petits chiens piaillants, et je vis d'autres chiens logeant
-dans d'autres recoins.
-
-L'appartement et ce qui le remplissait n'aurait eu rien d'extraordinaire
-s'ils avaient appartenu à un paisible fermier du nord, avec une mine
-têtue et des membres robustes avantageusement dessinés par une culotte
-courte et des guêtres. Un tel individu, assis dans son fauteuil, sa
-cruche d'ale écumant sur la table ronde devant lui, vous pouvez le voir
-partout dans un circuit de cinq ou six milles autour de ces collines,
-pour peu que vous entriez chez lui tout de suite après dîner. Mais M.
-Heathcliff forme un singulier contraste avec sa demeure et sa façon de
-vivre. Il a l'aspect d'un gipsy à la peau noire; tandis que son costume
-et ses manières sont d'un gentleman, c'est-à-dire autant d'un
-gentleman que celles de plus d'un squire de province; un peu négligé
-peut-être, mais ne paraissant pas désavantageusement dans sa
-négligence, parce qu'il a une figure droite et agréable, et aussi un
-peu morose. Il est possible que quelqu'un le soupçonne d'un orgueil
-exagéré; mais j'ai en moi une corde sympathique qui me dit que ce
-n'est rien de pareil: je sais par instinct que sa réserve vient d'une
-aversion pour les expansions démonstratives des sentiments, pour les
-manifestations de bienveillance mutuelle. Cet homme doit aimer et haïr
-également sous le couvert, et il doit estimer comme une espèce
-d'impertinence qu'on lui rende son amour ou sa haine. Mais non, je vais
-trop vite; je le revêts trop libéralement de mes propres qualités. Il
-se peut que M. Heathcliff ait, pour se tenir à l'écart lorsqu'il
-rencontre une soi disant connaissance, des raisons toutes différentes
-de celles qui me déterminent moi-même. Je veux espérer que ma
-constitution est unique dans son genre; ma chère mère avait coutume de
-me dire que je n'arriverais jamais à avoir un intérieur confortable,
-et l'été dernier encore, je fis voir que j'étais en effet
-parfaitement indigne d'en avoir un.
-
-Pendant que je jouissais d'un mois de beau temps au bord de la mer, le
-hasard me jeta dans la compagnie d'une créature pleine de séductions:
-une vraie déesse à mes yeux, aussi longtemps qu'elle ne fit aucune
-attention à moi. Je ne lui dis jamais mon amour de vive voix; mais, si
-les regards ont un langage, le plus pur idiot aurait pu deviner que
-j'étais amoureux par dessus la tête; enfin elle me comprit; elle me
-répondit par un regard--le plus doux de tous les regards imaginables.
-Et moi, que fis-je? Je l'avoue avec honte; je me renfonçai froidement
-en moi-même comme un colimaçon; à chaque regard, je me retirais
-davantage, jusqu'à ce qu'enfin la pauvre innocente en vint à douter de
-ses sens, et tonte remplie de confusion de son erreur supposée,
-persuada à sa mère de partir. Par ce curieux retour de mes
-dispositions, j'ai gagné la réputation d'un être délibérément
-pervers; réputation combien injuste, moi seul puis l'apprécier.
-
-Je pris un siège à l'extrémité de la pierre de foyer opposée à
-celle vers laquelle mon propriétaire s'était avancé; et je remplis un
-intervalle de silence en essayant de caresser la mère chienne, qui
-avait quitté sa nursery et qui, comme une louve, se glissait derrière
-mes jambes, sa lèvre relevée et ses dents blanches guettant l'occasion
-de happer. Ma caresse provoqua un long et guttural grognement.
-
---Vous feriez mieux de laisser le chien tranquille, grogna à l'unisson
-M. Heathcliff, prévenant d'un coup de pied des démonstrations plus
-méchantes. Elle n'est pas accoutumée à être gâtée, ni traitée en
-favorite. Puis, marchant à grands pas vers une porte de côté, il cria
-de nouveau: Joseph!
-
-Joseph marmotta indistinctement quelque chose des profondeurs de la
-cave, mais ne fit nullement mine de monter: de sorte que son maître
-descendit vers lui, me laissant en tête-à-tête avec la chienne mal
-élevée et une paire d'affreux chiens de berger velus, qui partageaient
-avec elle une surveillance jalouse de tous mes mouvements. N'avant
-aucune envie d'entrer en contact avec leurs crocs, je restai
-tranquillement assis; mais imaginant qu'ils ne comprendraient pas des
-insultes tacites, je me laissai aller, pour mon malheur, à cligner de
-l'œil et à faire des grimaces au trio; et il y eut je ne sais quel
-aspect de ma physionomie qui irrita la chienne si vivement qu'elle entra
-tout d'un coup dans un accès de fureur et sauta sur mes genoux. Je la
-jetai par terre et me hâtai d'interposer la table entre nous. Cet
-événement mit en émoi l'essaim tout entier; une demi-douzaine de
-diables à quatre pattes, d'âges et de dimensions divers, sortirent de
-repaires cachés pour envahir le centre où nous étions. Je sentis que
-mes talons et les pans de mon manteau avaient particulièrement à
-souffrir de l'assaut; et, parant aussi efficacement que je le pouvais
-avec le tisonnier les plus grands de mes adversaires, je me vis
-contraint à demander à haute voix l'assistance de quelqu'un de la
-maison pour rétablir la paix.
-
-M. Heathcliff et son homme montaient l'escalier de la cave avec un
-flegme tout à fait vexant; je ne pense pas que leurs mouvements aient
-été d'une seconde plus rapides qu'à l'ordinaire, bien que le foyer
-fut littéralement une tempête de bruits et de bagarres. Par bonheur un
-habitant de la cuisine mit plus d'empressement: une corpulente dame avec
-un bonnet retroussé, les bras nus et les joues enflammées, se
-précipita au milieu de nous en brandissant une poêle à frire; elle
-fit un tel usage de cette arme et de sa langue que l'orage cessa comme
-par magie, et qu'elle seule resta, haletante comme la mer après un
-grand vent, lorsque son maître entra en scène.
-
---De quoi diable s'agit-il? me demanda-t-il en me regardant d'une façon
-que je supportai difficilement après ce traitement peu hospitalier.
-
---De quoi diable il s'agit, en vérité! grognai-je. Le troupeau de
-porcs possédés du démon n'aurait pas eu en lui de pires esprits que
-ces animaux qui vous appartiennent, monsieur. Vous pourriez aussi bien
-laisser un étranger avec une nichée de tigres!
-
---Ils ne s'attaqueront pas aux personnes qui ne touchent à rien,
-répliqua-t-il, mettant la bouteille devant moi, et rajustant la table
-déplacée. Les chiens ont raison d'être vigilants. Vous prenez un
-verre de vin?
-
---Non, merci.
-
---Pas mordu, n'est-ce pas?
-
---Si je l'avais été, j'aurais laissé mon cachet sur le mordeur.
-
-La figure de M. Heathcliff se détendit comme pour un ricanement.
-
---Allons, allons, me dit-il, vous êtes agité, M. Lockwood. Allons,
-prenez un peu de vin. Les hôtes sont si rares dans cette maison, que
-moi et mes chiens, je l'avoue volontiers, nous savons à peine comment
-les recevoir. À votre santé, monsieur!
-
-Je m'inclinai et retournai la politesse; je commençais à comprendre
-qu'il serait fou de rester à faire la moue pour les méfaits d'une
-bande d'affreux chiens; sans compter que je sentais la nécessité de ne
-pas fournir au gaillard un plus long amusement à mes dépens, depuis
-que son humeur prenait cette tournure. Lui,--poussé probablement par la
-considération prudente de la folie qu'il y avait à offenser un bon
-fermier--se relâcha un peu dans sa façon laconique de supprimer les
-pronoms et les verbes auxiliaires, et amena ce qu'il supposait être
-pour moi un sujet intéressant: un discours sur les avantages et les
-désavantages de ma retraite présente. Je le trouvai très intelligent
-sur les sujets que nous abordâmes; et, avant de repartir, je me sentis
-assez encouragé pour promettre spontanément une autre visite pour
-demain. Il me parut évident que Heathcliff ne désirait guère voir se
-répéter mon intrusion chez lui. J'irai cependant. C'est une chose
-étonnante comme je me sens sociable, comparé à lui.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-
-L'après-midi d'hier s'était annoncée brumeuse et froide. J'avais à
-moitié envie de la passer au coin de mon feu, au lieu d'errer parmi les
-bruyères et la boue pour aller à Wuthering Heights. Pourtant, en
-remontant dans ma chambre après mon dîner (N. B. je dîne entre midi
-et une heure; la femme de ménage, une respectable matrone, prise avec
-la maison comme une de ses dépendances, n'a pas voulu comprendre la
-demande que je lui ai faite d'être servi à cinq heures) donc quand
-j'avais remonté mon escalier avec cette paresseuse intention et que
-j'entrais dans ma chambre, je vis une servante qui s'y tenait
-agenouillée, entourée de brosses et de seaux à charbon, et qui
-provoquait une fumée infernale en jetant des potées de cendres pour
-éteindre la flamme. Ce spectacle me chassa aussitôt; je pris mon
-chapeau, et, après une marche de quatre milles, j'arrivai à la porte
-du jardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiers
-flocons d'une averse de neige.
-
-Sur ce sommet de la colline tout exposé aux vents, la terre était
-durcie par une gelée noire, et il soufflait un air qui faisait
-frissonner tous mes membres. Ne pouvant enlever la chaîne, je sautai
-par dessus, et, courant tout le long de la chaussée dallée que bordent
-des buissons de groseilliers épars çà et là, je me mis à frapper
-pour qu'on m'ouvrit. Je frappai si longtemps sans résultat que mes
-jointures en furent meurtries et que les chiens hurlèrent.
-
---Maudits habitants! m'écriai-je en moi-même, vous méritez par votre
-grossière inhospitalité d'être à jamais isolés de toute l'espèce
-humaine. Moi du moins, je ne tiendrais pas ma porte barrée pendant le
-jour! n'importe, je veux entrer! Ainsi résolu, je saisis le loquet et
-le secouai violemment. Joseph, le domestique à la figure vinaigrée,
-projeta sa tête par une fenêtre ronde de la grange.
-
---Qu'est-ce que vous voulez? cria-t-il, le maître est là-bas dans la
-basse-cour. Faites le tour par le bout du jardin si vous êtes venu pour
-lui parler.
-
---Est-ce qu'il n'y a personne dans la maison pour ouvrir la porte?
-criai-je à mon tour en manière de réponse.
-
---Il n'y a personne que madame, et elle ne vous ouvrira pas, quand même
-vous continueriez votre tapage jusqu'à la nuit.
-
---Pourquoi? Est-ce que vous ne pouvez pas lui dire qui je suis, hein,
-Joseph?
-
---Non, pas moi! je ne m'en mêle pas! murmura la tête en s'effaçant.
-
-La neige commençait à tomber très épaisse. J'avais saisi la poignée
-de la porte pour faire une nouvelle tentative, lorsqu'un jeune homme
-sans manteau, portant une fourche sur son épaule, apparut dans la cour
-derrière moi. Il me héla de le suivre; et après avoir traversé une
-lingerie et un espace pavé contenant un hangar à charbon, une pompe et
-un perchoir à pigeons, nous arrivâmes enfin dans l'énorme appartement
-chaud et gai où j'avais été reçu la première fois. Il brillait
-délicieusement, des rayons d'un immense feu composé de charbon, de
-tourbe et de bois: et auprès de la table préparée pour un abondant
-repas du soir, j'eus le plaisir d'apercevoir la «madame», un
-personnage dont jamais auparavant je n'avais encore soupçonné
-l'existence. Je saluai et j'attendis, pensant qu'elle m'offrirait de
-prendre un siège. Elle, cependant, me regardait, adossée à sa chaise,
-et restait muette et sans mouvement.
-
---Un dur temps, remarquai-je. J'ai peur, madame Heathcliff, que la porte
-ne subisse la conséquence de la façon indolente dont vos domestiques
-font leur service: j'ai eu bien du travail pour les amener à
-m'entendre.
-
-Elle continuait à ne pas ouvrir la bouche. Je la fixais, elle me fixait
-aussi; en tous cas, elle tenait ses yeux attachés sur moi d'une façon
-froide et sans regard, infiniment embarrassante et désagréable.
-
---Asseyez-vous, me dit d'un ton bourru le jeune homme, il ne va pas
-tarder à rentrer.
-
-J'obéis; je fis: hem! j'appelai la vilaine Junon qui daigna, à cette
-seconde entrevue, agiter l'extrémité de sa queue, pour me faire signe
-qu'elle avouait me reconnaître.
-
---Une belle bête, repris-je. Avez-vous l'intention de vous séparer des
-petits, madame?
-
---Ils ne sont pas à moi, dit l'aimable hôtesse, d'un ton moins
-engageant encore que celui qu'aurait mis Heathcliff à une telle
-réponse.
-
---Ah, vos favoris sont parmi ceux-là! continuai-je, me tournant vers un
-coussin sombre où je voyais quelque chose comme des chats.
-
---Un singulier choix pour des favoris, observa-t-elle avec dédain.
-
-Je n'avais pas de chance: c'était un tas de lapins morts. Je
-recommençai à faire: hem! et je me rapprochai du foyer, répétant ma
-réflexion sur la rudesse de la soirée.
-
---Vous n'auriez pas dû sortir, me dit la dame en même temps qu'elle se
-levait et prenait sur la cheminée deux des paniers peints.
-
-Dans la position qu'elle occupait jusque-là, elle avait été à
-l'écart de la lumière; maintenant, j'avais une idée distincte de
-l'ensemble de sa figure et de sa contenance. Elle était mince et
-paraissait à peine avoir cessé d'être une jeune fille: une forme
-admirable et le visage le plus exquis que j'aie jamais eu le plaisir de
-contempler; des traits petits, très blonde avec des boucles jaunes ou
-plutôt dorées flottant librement sur son col délicat, et des yeux
-qui, s'ils avaient eu une expression plus avenante, auraient été
-irrésistibles; mais par bonheur pour mon cœur aisément inflammable,
-le seul sentiment qu'ils exprimaient était quelque chose
-d'intermédiaire entre le mépris et une sorte de désespoir qu'il
-semblait singulièrement peu naturel de découvrir là. Les paniers
-étaient presque impossibles à atteindre pour elle, et je fis un
-mouvement pour l'aider; mais elle se tourna vers moi comme ferait un
-avare vers quelqu'un qui voudrait l'aider à compter son or.
-
---Je n'ai pas besoin de votre aide, me dit-elle d'un ton cassant, je les
-prendrai moi-même.
-
---Je vous demande pardon, me hâtai-je de répondre.
-
---Avez-vous été invité à prendre du thé? me demanda-t-elle, tandis
-qu'elle attachait un tablier sur sa jupe noire, d'une propreté
-irréprochable, et qu'elle se tenait debout, avec une cuiller pleine de
-feuilles de thé appuyée sur le pot.
-
---Je serais heureux d'en avoir une tasse, répondis-je.
-
---Avez-vous été invité? me répéta-t-elle.
-
---Non, dis-je, souriant à demi. Mais vous êtes précisément la
-personne qu'il convient pour m'inviter.
-
-Elle retira sa main avec le thé, la cuiller et tout, et reprit sa place
-sur sa chaise avec un air d'humeur; son front se rida, et sa petite
-lèvre inférieure toute rouge s'avança comme celle d'un enfant prêt
-à pleurer.
-
-Dans l'intervalle, le jeune homme avait revêtu sa personne d'une veste
-décidément très râpée; et se dressant devant l'éclat du feu, il me
-regardait toujours du coin de l'œil, absolument comme s'il y avait eu
-entre nous quelque mortelle injure restée sans vengeance. Je
-commençais à me demander s'il était ou non un domestique; sa manière
-de se vêtir et sa manière de parler étaient également rudes,
-entièrement dénuées de l'air de supériorité que l'on pouvait
-observer chez M. et Madame Heathcliff. Les boucles épaisses et brunes
-de ses cheveux étaient raides et incultes, ses moustaches faisaient un
-crochet sauvage sur ses joues, et ses mains étaient calleuses et noires
-comme celles d'un valet de ferme ordinaire; et pourtant son attitude
-était libre, presque hautaine, et il ne montrait rien de l'assiduité
-d'un domestique auprès de la dame de la maison. Dans l'absence de tout
-indice clair sur sa condition, je pensais que le meilleur était de
-m'abstenir de prendre garde à sa curieuse conduite; et cinq minutes
-après, l'entrée de Heathcliff me releva en quelque mesure de
-l'embarras de ma position.
-
---Vous le voyez, monsieur, je suis venu, suivant ma promesse,
-m'écriai-je, prenant un ton joyeux; et je crains bien d'être fortement
-éprouvé dans une demi-heure, à supposer que vous veuillez me donner
-abri jusque-là.
-
---Une demi-heure! dit-il, secouant les flocons blancs qui couvraient ses
-vêtements; il est bien étonnant que vous choisissiez le plus épais
-d'une tempête de neige pour faire vos promenades! Savez-vous que vous
-courez le risque de vous perdre dans les marais? Les gens à qui ces
-landes sont familières s'égarent souvent eux-mêmes par des soirées
-comme celles-ci, et je peux vous certifier qu'il n'y a pas pour le
-moment la moindre chance que le temps change.
-
---Peut-être puis-je trouver un guide parmi vos garçons: il resterait
-à la Grange jusqu'à demain matin, Pouvez-vous m'en procurer un?
-
---Non, je ne peux pas.
-
---Oh! vraiment! eh bien alors il faudra que je m'en remette à ma propre
-sagacité.
-
---Hem!
-
---Est-ce que vous allez faire le thé? demanda l'homme à la veste
-râpée, transportant de moi sur la jeune dame son regard féroce.
-
---Est-ce qu'il faut lui en donner? demanda-t-elle, s'adressant à
-Heathcliff.
-
---Préparez-le, voulez-vous? fut la réponse, prononcée avec tant de
-sauvagerie que je tressaillis. Le ton qu'il mit à ces mots révélait
-décidément une nature méchante. Je ne me sentais plus du tout porté
-à appeler Heathcliff un admirable gaillard. Quand les préparatifs du
-thé furent achevés, il m'invita avec un: «et maintenant, monsieur,
-approchez votre chaise». Tous, y compris le rustique jeune homme, nous
-nous installâmes autour de la table: un austère silence régnait
-tandis que nous mangions.
-
-Je songeais que si j'avais causé le nuage c'était aussi mon devoir de
-faire un effort pour le chasser. Ces gens-là ne pouvaient pas rester
-toute la journée si sombres et si taciturnes; et il était impossible,
-quelque mauvaise que fut leur humeur naturelle, que leur renfrognement
-de ce soir-là fut leur contenance de tous les jours.
-
---Il est étrange, commençai-je, dans l'intervalle entre le moment où
-j'avais avalé une tasse de thé et celui où j'en reçus une seconde,
-il est étrange comment la coutume peut façonner nos goûts et nos
-idées. Bien des gens ne pourraient pas imaginer le bonheur possible
-dans une vie aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M.
-Heathcliff; et cependant j'ose dire que, entouré par votre famille, et
-avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à
-votre cœur...
-
---Mon aimable dame! m'interrompit-il avec un ricanement. Et où
-est-elle, je vous prie, mon aimable dame?
-
---Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire.
-
---Ah bien! oh! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la fonction
-d'un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights
-maintenant que son corps n'y est plus? Est-ce cela?
-
-Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J'aurais dû voir qu'il y
-avait une trop grande disproportion dans l'âge des deux parties pour
-qu'il fut vraisemblable de les croire mari et femme. L'un avait près de
-quarante ans: une période de vigueur intellectuelle où il est rare que
-les hommes se complaisent dans l'illusion de faire des mariages d'amour
-avec des jeunes filles: c'est un rêve qui leur est réservé pour les
-consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L'autre n'avait pas
-l'air d'avoir encore dix-sept ans.
-
-Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair: ce gaillard
-derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et
-de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari,
-Heathcliff junior, naturellement. «Voilà la conséquence de s'enterrer
-vivant: elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu'il y eut au
-monde de meilleurs partis. Une vraie pitié: je dois trouver un moyen de
-l'amener à regretter son choix!» Cette dernière réflexion pourra
-sembler vaniteuse. Elle ne l'était pas: mon voisin me frappait par
-quelque chose de presque repoussant; et je savais par expérience que
-j'étais pour ma part très tolérablement attrayant.
-
---Madame Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff confirmant ma
-conjecture. En parlant, il dirigeait sur elle un regard très
-particulier: un regard de haine, à moins qu'il n'ait une disposition
-anormale des muscles faciaux qui les empêche d'interpréter le langage
-de son âme comme ceux des autres hommes.
-
---Ah, certainement, je vois maintenant; c'est vous qui êtes l'heureux
-possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je, me tournant vers
-mon voisin.
-
-Ce fut pis qu'avant, le jeune homme devint rouge sang, et serra son
-poing, avec toutes les apparences de projeter un assaut. Mais il sembla
-bientôt revenir à lui et étouffa l'orage dans un brutal juron
-murmuré à mon adresse, mais que cependant je pris soin de ne pas
-remarquer.
-
---Pas de chance dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte; ni
-l'un ni l'autre de nous deux n'avons le privilège de posséder votre
-bonne fée; son possesseur est mort. Je vous ai dit qu'elle était ma
-belle-fille; il faut donc qu'elle ait épousé mon fils.
-
---Et ce jeune homme est...
-
---Pas mon fils, à coup sûr!
-
-Heathcliff sourit de nouveau comme si c'était tout de même une trop
-forte plaisanterie de lui attribuer la paternité de cet ours.
-
---Mon nom est Hareton Earnshaw, grommela l'autre, et je vous
-conseillerais de le respecter.
-
---Je ne vous ai témoigné aucun manque de respect, répondis-je, riant
-intérieurement de la dignité avec laquelle il s'annonçait lui-même.
-
-Il fixa ses yeux sur moi plus longtemps que je ne me souciais de le
-dévisager en échange, par peur d'être tenté ou de souffleter ses
-oreilles ou de rendre trop manifeste mon hilarité. Je commençai à me
-trouver incontestablement déplacé dans cet agréable cercle de
-famille. La déplaisante atmosphère spirituelle grandit et fit plus que
-neutraliser le confort physique qui rayonnait autour de moi; et je
-résolus de bien réfléchir avant de m'engager une troisième fois sous
-ce toit.
-
-L'occupation de manger étant terminée, et personne ne prononçant un
-mot d'une conversation un peu sociable, je m'approchai d'une fenêtre
-pour examiner le temps. Je vis un spectacle lugubre. Une nuit noire
-descendait prématurément, le ciel et les collines se mêlaient dans un
-amer tourbillon de vent et de neige suffocante.
-
---Je ne crois pas qu'il me soit possible de rentrer chez moi maintenant
-sans un guide, ne pus-je me retenir de m'écrier. Les chemins doivent
-déjà être ensevelis sous la neige; et quand même ils seraient
-découverts, j'aurais peine à les distinguer à un pas devant moi.
-
---Hareton, faites rentrer cette douzaine de moutons sous le porche de la
-grange: ils seront couverts par la neige si on les laisse dans leur parc
-pendant la nuit; et mettez une planche sur le devant, dit Heathcliff.
-
---Comment dois-je faire? repris-je avec une irritation croissante.
-
-Pas de réponse à ma question; regardant autour de moi, je vis
-seulement Joseph qui apportait un seau de porridge pour les chiens, et
-Madame Heathcliff qui, appuyée au-dessus du feu, se divertissait à
-brûler une boîte d'allumettes qu'elle venait de faire tomber de dessus
-la cheminée en y remettant la boîte à thé. Joseph, ayant déposé
-son fardeau, se livrait à un examen critique de la chambre, et
-marmonnait dans des tous craquants: «Je me demande comment vous pouvez
-faire pour rester ici à paresser pendant qu'ils sont tous à travailler
-dehors, mais vous êtes une rien du tout; inutile de parler; jamais vous
-ne vous corrigerez de vos mauvaises habitudes et vous irez tout droit au
-diable comme votre mère avant vous.»
-
-Je m'imaginai pour un instant que cette pièce d'éloquence s'adressait
-à moi, et ma rage étant arrivée à son comble, je marchai vers le
-vieux gredin avec l'intention de le lancer dehors, mais Madame
-Heathcliff m'arrêta par sa réponse.
-
---Scandaleux vieil hypocrite, répliqua-t-elle, n'avez-vous pas peur de
-voir vous-même votre corps emporté par le diable toutes les fois que
-vous mentionnez son nom? Je vous avertis de cesser de me provoquer ou
-bien je demanderai votre enlèvement à Satan comme une faveur
-particulière.
-
-Joseph effrayé se hâta de sortir.
-
-Maintenant nous étions seuls; j'essayai d'intéresser la belle jeune
-femme à ma détresse.
-
---Madame Heathcliff, lui dis-je avec chaleur, je pense que vous
-m'excuserez de vous déranger, car avec votre figure, je suis sûr que
-vous ne pouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques signes
-qui puissent me faire reconnaître mon chemin pour rentrer chez moi: je
-n'ai pas plus d'idée pour savoir comment je pourrai y rentrer que vous
-n'en auriez sur la façon d'aller à Londres.
-
---Prenez le chemin par où vous êtes venu, répondit-elle, se cachant
-dans un fauteuil, avec une chandelle à côté, et un livre ouvert
-devant elle. C'est un conseil sommaire, mais le meilleur que je puisse
-vous donner.
-
---Alors, il s'ensuit que je suis forcé de rester ici?
-
---C'est une affaire que vous pourrez arranger avec votre hôte, je n'ai
-rien à y voir.
-
---J'espère que cela vous apprendra à ne plus faire d'aussi imprudentes
-promenades sur ces collines! cria, de l'entrée de la cuisine, la dure
-voix de Heathcliff. Pour ce qui est de rester ici, je ne tiens pas
-d'installation pour les visiteurs; il faudra, si vous voulez rester, que
-vous partagiez le lit de Hareton ou celui de Joseph.
-
---Je peux dormir sur une chaise dans cette chambre, répondis-je.
-
---Non, non, un étranger est un étranger, qu'il soit riche ou pauvre;
-il ne me convient pas de laisser quelqu'un déranger cet endroit quand
-je n'y suis pas, dit le misérable.
-
-Sous cette insulte, ma patience fut à bout. J'eus une expression de
-dégoût, et je courus derrière lui dans la cour, ou plutôt derrière
-Earnshaw, tant ma confusion était grande. Il faisait si noir que je ne
-pouvais distinguer les moyens de sortir; et comme j'errais tout
-alentour, je pus entendre un autre spécimen de leur aimable conduite
-les uns pour les autres. Dans le premier instant, le jeune homme
-paraissait disposé à me venir en aide.
-
---Je veux aller avec lui jusqu'au parc, disait-il.
-
---Vous allez aller avec lui jusqu'au diable! s'écria son maître, à
-moins que ce ne soit pas son maître. Et qui est-ce qui restera pour
-surveiller les chevaux, hein?
-
---La vie d'un homme est une chose plus importante que l'abandon
-momentané des chevaux; il faut que quelqu'un aille avec lui, murmura
-Madame Heathcliff avec plus de bonté que je n'en aurais attendu d'elle.
-
---Pas sur votre ordre! répliqua Hareton. Si vous le prenez sous votre
-protection, vous feriez mieux de rester tranquille.
-
---Alors, j'espère que son spectre vous hantera; et j'espère que M.
-Heathcliff ne trouvera jamais d'autre fermier jusqu'à ce que la Grange
-soit en ruines, répondit-elle vivement.
-
---Écoutez, écoutez, elle est en train de les maudire! murmura Joseph,
-dans la direction duquel je me trouvais courir.
-
-Il était assis à portée de l'ouïe, occupé à traire les vaches sous
-la lumière d'une lanterne. Je m'emparai de cette dernière sans aucune
-cérémonie, et, criant que je la renverrais dans la matinée, je courus
-à la poterne la plus voisine.
-
---Monsieur, monsieur, il vole la lanterne! clama le vieux, en même
-temps qu'il me poursuivait. Hé, Gnasher; hé chiens, hé, Wolf,
-tenez-le, tenez-le!
-
-Au moment où j'ouvrais la petite porte, deux monstres velus
-s'élancèrent sur ma gorge, me faisant tomber et éteignant la
-lumière, pendant qu'un hurrah ou se mêlaient la voix de Heathcliff et
-celle de Hareton vint mettre le comble à ma rage et à mon humiliation.
-Par bonheur, les bêtes semblaient attacher plus d'importance à étirer
-leurs pattes, à aboyer et à agiter leurs queues qu'à me dévorer
-vivant; mais elles ne me permirent pas de me relever et je dus rester
-étendu jusqu'à ce qu'il plut à leurs méchants maîtres de me
-délivrer. Alors, tête nue et tremblant de colère, j'ordonnai à ces
-mécréants de me laisser sortir; je leur dis qu'il y avait danger pour
-eux à me retenir une minute de plus, et j'y ajoutai diverses menaces de
-représailles, dont la profonde violence aurait été du goût du Roi
-Lear.
-
-La véhémence de mon agitation amena un copieux saignement de nez; et
-Heathcliff continua à rire, et moi à gronder. Je ne sais pas comment
-la scène se serait terminée s'il ne s'était pas trouvé là une
-personne à la fois plus raisonnable que moi-même et plus bienveillante
-que mon partenaire. Cette personne était Zillah, la robuste femme de
-ménage, qui à la fin était sortie de la maison pour s'enquérir de la
-nature du tapage. Elle s'imagina que quelqu'un de la maison avait usé
-de violence avec mot; et n'osant pas s'en prendre à son maître, elle
-tourna son artillerie vocale contre le plus jeune des deux gredins.
-
---Eh bien, M. Earnshaw, s'écria-t-elle, voilà encore du bel ouvrage
-que vous avez fait! Est-ce que nous allons maintenant assassiner les
-gens sur la pierre même de notre porte? Je vois que cette maison ne me
-conviendra jamais; regardez le pauvre garçon; il étouffe quasiment.
-Fi! fi! cela ne peut pas continuer ainsi. Rentrez et j'arrangerai cela;
-là, tenez-vous tranquille.
-
-Avec ces mots, elle versa tout à coup un pot d'eau glacée sur mon cou
-et m'entraîna dans la cuisine. M. Heathcliff nous y suivit; sa gaieté
-accidentelle n'avait pas tardé à disparaître, pour céder la place à
-son air morose accoutumé.
-
-Je me sentais extrêmement malade, étourdi et faible; et ainsi je me
-trouvai absolument contraint à accepter un logement sous son toit. Il
-dit à Zillah de me donner un verre de brandy, puis passa dans la
-chambre, pendant qu'elle murmurait ses condoléances sur ma triste
-aventure; et, lorsque j'eus obéi à ses ordres, ce qui eut pour effet
-de me faire un peu revivre, elle me conduisit me coucher.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-
-Pendant qu'elle m'accompagnait dans l'escalier, elle me recommanda de
-cacher la chandelle et de ne pas faire de bruit, parce que son maître
-avait des idées étranges sur la chambre où elle voulait me mettre et
-ne consentait pas volontiers à y laisser loger quelqu'un. Je lui en
-demandai la raison. Elle répondit qu'elle ne savait pas: elle n'était
-dans la maison que depuis un an ou deux; et les gens y avaient tant
-d'allures bizarres qu'elle ne pouvait pas commencer maintenant à être
-curieuse.
-
-Trop anéanti pour être moi-même bien curieux, je fermai solidement la
-porte, et jetai un regard autour de la chambre en quête du lit; tout le
-mobilier consistait dans une chaise, un porte-manteau et une grande
-armoire de chêne avec, tout près du haut, des carrés découpés
-ressemblant à des fenêtres de calèche. Lorsque je me fus approché de
-cette construction et que je l'eus regardée en-dedans, je découvris
-que c'était une singulière espèce de lit à la vieille mode, très
-ingénieusement imaginée pour rendre inutile à chaque membre de la
-famille d'avoir une chambre à lui. En fait, cela formait un petit
-cabinet isolé; et le rebord d'une fenêtre comprise dans l'installation
-servait de table. J'ouvris les panneaux, j'entrai avec ma lumière, je
-les refermai de nouveau; et je me sentis rassuré contre la vigilance de
-Heathcliff ou de tout autre.
-
-Excité comme je l'étais, je fus longtemps incapable de m'endormir: et
-le sommeil, lorsqu'il vint, m'apporta les plus horribles cauchemars. Il
-me sembla que j'avais les pieds et les mains enchaînés, et que je me
-mettais à crier tout haut dans une frénésie de terreur.
-
-À ma grande confusion, je découvris que mon cri n'était pas une
-imagination: j'entendis des pas pressés s'approcher de la porte de ma
-chambre; quelqu'un l'ouvrit d'une main vigoureuse et je vis une lumière
-briller, par les carrés disposés au sommet de mon lit. J'étais assis,
-encore tremblant, et essuyant la sueur de mon front: le nouveau venu
-semblait hésiter et se murmurait quelque chose à lui-même. Enfin il
-dit à demi-voix, d'un ton qui prouvait qu'il ne s'attendait pas à une
-réponse: «Y a-t-il quelqu'un ici?» Je jugeai qu'il valait mieux
-avouer ma présence, car j'avais reconnu la voix de Heathcliff et je
-craignais qu'il ne poursuivit ses recherches si je ne répandais rien.
-Dans cette intention, je me tournai et j'ouvris les panneaux. Je
-n'oublierai pas de sitôt l'effet produit par mon geste.
-
-Heathcliff était debout à l'entrée, vêtu seulement d'une chemise et
-d'un pantalon, avec une chandelle s'égouttant sur ses doigts, et le
-visage aussi blanc que le mur derrière lui. Le premier craquement du
-panneau le fit tressaillir comme un choc électrique, la lumière
-s'échappa de sa main et tomba à quelques pas de lui, et son émoi
-était si extrême qu'il put à peine la ramasser.
-
---C'est seulement votre hôte, monsieur! criai-je, désireux de lui
-épargner l'humiliation de montrer plus longtemps sa lâcheté. J'ai eu
-le malheur de crier dans mon sommeil, sous l'effet d'un cauchemar
-terrible. Je suis fâché de vous avoir dérangé.
-
---Oh! que Dieu vous confonde, monsieur Lockwood, je voudrais vous voir
-au diable! commença mon hôte, mettant la chandelle sur une chaise,
-dans l'impossibilité où il était de la tenir lui-même. Et qui est-ce
-qui vous a introduit dans cette chambre? continua-t-il, enfonçant ses
-ongles dans les paumes de ses mains, et grinçant des dents pour
-arrêter les convulsions des mâchoires. Qui est-ce? J'ai bonne envie de
-mettre celui-là à la porte à l'instant même.
-
---C'est votre servante Zillah, répondis-je, m'empressant de descendre
-du lit et de reprendre mes vêtements. Je ne me plaindrai pas beaucoup
-si vous la chassez, M. Heathcliff; car elle le mérite abondamment. Je
-suppose qu'elle avait besoin d'avoir une preuve de plus que cet endroit
-a été hanté, et qu'elle se l'est offerte à mes dépens. Eh bien oui,
-il l'est; il est tout rempli de spectres et de gobelins. Vous avez bien
-raison de le tenir fermé.
-
---Que pouvez-vous bien entendre en me parlant de cette façon? tonna
-Heathcliff avec une véhémence sauvage. Comment, comment osez-vous,
-sous mon toit? Dieu! il est fou pour parler ainsi! (Et il frappa son
-front avec rage).
-
-Je ne savais pas si je devais me montrer froissé de ces paroles ou
-poursuivre mon explication; mais il me sembla si profondément affecté
-que je pris pitié et détaillai à mon hôte l'histoire de mes rêves.
-
-Pendant que je parlais, Heathcliff peu à peu se reculait dans l'ombre
-du lit, il finit par s'asseoir derrière, presque entièrement caché à
-ma vue. Pourtant, sa respiration irrégulière et entrecoupée me fit
-deviner qu'il luttait pour vaincre un excès d'émotion violente. Ne
-voulant pas lui laisser voir que je l'entendais, je continuai ma
-toilette le plus bruyamment que je le pouvais, je consultais ma montre,
-et monologuais sur la longueur de la nuit: «Pas encore trois heures!
-j'aurais juré qu'il en était six.» Le temps stagne ici: bien sûr que
-nous nous sommes couchés à huit heures.
-
---Toujours à neuf heures en hiver, et le lever à quatre, dit mon
-hôte, arrêtant un grognement; je supposai en même temps, par l'ombre
-du mouvement de son bras, qu'il essuyait une larme dans ses yeux. M.
-Lockwood, ajouta-t-il, allez dans ma chambre: vos cris ont envoyé au
-diable mon sommeil pour cette nuit.
-
---Le mien aussi, répondis-je. Je vais me promener dans la cour jusqu'à
-ce qu'il fasse jour, puis je partirai; et vous n'avez pas besoin de
-craindre que je recommence mon invasion. Je suis maintenant tout à fait
-guéri du désir de chercher le plaisir dans la société, que ce soit
-à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit apprendre à trouver
-en lui-même une compagnie suffisante.
-
---Charmante compagnie! murmura Heathcliff. Prenez la chandelle et allez
-où il vous plaira, je vous rejoins à l'instant. Toutefois, n'allez pas
-dans la cour, les chiens sont déchaînés; et pour ce qui est de la
-maison--Junon y monte la garde, et--non, vous pouvez seulement vous
-promener le long des escaliers et des passages. Mais sortez! je viens
-dans deux minutes.
-
-J'obéis, c'est-à-dire que je quittai la chambre, mais alors, ne
-sachant pas où conduisait l'étroit couloir, je me tins tranquille, et
-j'assistai involontairement à un trait de superstition de mon
-propriétaire, qui démentait d'une façon bien étrange son bon sens
-apparent. Je le vis marcher vers le lit, ouvrir violemment le treillage
-et en même temps qu'il le tirait, éclater dans un furieux accès de
-larmes. «Entre, entre, disait-il en sanglotant. Cathy, viens! oh viens
-une fois encore. Oh chérie de mon cœur, entends-moi cette fois enfin,
-Catherine!» Le spectre se montra capricieux comme tous les spectres; il
-ne donna aucun signe de vie; mais par la fenêtre la neige et le vent
-entraient en tourbillons sauvages; je les ressentais, même à l'endroit
-où j'étais, et ils éteignirent la lumière.
-
-Il y avait une telle angoisse dans le jaillissement de douleur qui
-accompagnait cette extravagance que ma compassion me fit passer sur sa
-folie, et que je m'éloignai, à demi fâché d'avoir entendu tout cela,
-vexé surtout d'avoir avoué mes ridicules cauchemars, puisqu'il en
-était résulté cette agonie; mais le pourquoi de ce qui était
-arrivé, je ne pouvais le comprendre. Je descendis avec précaution dans
-les régions basses de la maison et j'aboutis à l'arrière-cuisine, où
-quelques charbons encore un peu brillants, et que j'eus soin de ramasser
-en un tas compact, me permirent de rallumer ma chandelle. Rien ne
-remuait, excepté un chat gris qui sortit des cendres en rampant et me
-salua avec un miaulement plaintif.
-
-Deux bancs circulaires enfermaient presque entièrement le foyer; sur
-l'un d'eux je m'étendis, et Grimalkin grimpa sur l'autre. Nous
-sommeillâmes de compagnie jusqu'à ce que notre retraite fût envahie
-et que Joseph se montra. Il jeta un regard sinistre sur la petite flamme
-que j'avais excitée à reluire entre les deux chenets; il précipita le
-chat du poste élevé où il se tenait, et se mettant lui-même à sa
-place, il commença l'opération de bourrer de tabac une énorme pipe.
-Ma présence dans son sanctuaire lui parut évidemment un trait
-d'impudence trop honteux pour être remarqué; il appliqua
-silencieusement sa pipe à ses lèvres, croisa les bras et souffla la
-fumée. Je le laissai jouir sans trouble de sa volupté; quand il eut
-poussé sa dernière colonne de fumée, et émis un profond soupir, il
-se leva, s'en alla aussi solennellement qu'il était venu. Un pas plus
-élastique entra ensuite; cette fois, j'ouvris ma bouche pour un
-«bonjour» mais je la refermai sans achever ma formule; car c'était
-Hareton Earnshaw, qui s'acquittait _sotto voce_ de ses oraisons, dans
-une série de jurons dirigés contre tous les objets qu'il touchait,
-pendant qu'il fouillait dans un coin à la recherche d'une bêche ou
-d'une pelle, sans doute pour se creuser un chemin dans la neige. Il jeta
-un regard sur le banc, dilata ses narines, et pensa qu'il était aussi
-inutile d'échanger des civilités avec moi qu'avec mon compagnon le
-chat. Je devinai par la vue de ses préparatifs que la sortie était
-enfin permise, et, quittant ma dure couche, je fis un mouvement pour le
-suivre. Il s'en aperçut et désigna une porte intérieure avec le bout
-de sa bêche, me donnant à entendre par un son inarticulé que c'était
-le lieu où je devais aller si je changeais de place. Cette porte
-donnait dans la _maison_ où je trouvai les femmes déjà en mouvement.
-Zillah produisait d'énormes flammes dans la cheminée avec un colossal
-soufflet; pendant que Madame Heathcliff, agenouillée sur le foyer,
-lisait un livre à la lumière du feu. Elle tenait sa main entre la
-chaleur de la fournaise et ses yeux, et semblait toute absorbée dans
-son occupation, ne s'arrêtant que pour gronder la servante de la
-couvrir d'étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien qui
-approchait son nez trop près de sa figure. Je fus surpris de voir que
-Heathcliff était là aussi. Il se tenait près du feu, me tournant le
-dos; et je compris qu'il venait de faire une scène orageuse à la
-pauvre Zillah, celle-ci interrompant à tout moment son travail pour
-relever le coin de son tablier, et pour pousser des grognements
-irrités.
-
---Et vous; vous indigne..., éclatait Heathcliff au moment où
-j'entrais, se tournant vers sa belle-fille, vous voilà encore avec
-votre paresse! Tous les autres gagnent leur pain, et vous, vous vivez de
-ma charité. Mettez de côté ces balivernes, et trouvez quelque chose
-à faire. Je vous ferai expier la calamité de vous avoir toujours sous
-mes yeux, entendez-vous, maudite coquine!
-
---Je mettrai de côté mes balivernes, parce que vous pouvez me forcer
-à le faire si je refuse, répondit la jeune dame fermant son livre et
-le jetant sur une chaise. Mais quant à faire quelque chose, je ne ferai
-rien que ce qui me plaira, dussiez-vous en perdre la langue à force de
-jurer.
-
-Heathcliff leva son bras, et la jeune femme, qui paraissait en
-connaître le poids, s'empressa de se mettre à l'abri. N'ayant aucun
-désir d'assister pour me distraire à une bataille de chat et de chien,
-je m'avançai d'un pas vif, comme si j'étais heureux de prendre ma part
-de la chaleur du foyer, et tout à fait ignorant de la dispute
-interrompue. Chacun d'ailleurs eut assez de tenue pour suspendre les
-hostilités. M. Heathcliff enfonça ses poings dans ses poches pour les
-garantir de la tentation; Madame Heathcliff plissa ses lèvres et marcha
-vers un siège assez éloigné, où elle tint sa parole en jouant,
-pendant tout le reste de mon séjour, le rôle d'une statue. Ce séjour
-d'ailleurs ne fut pas long. Je me refusai à partager leur déjeuner, et
-au premier rayon du jour, je m'empressai de m'échapper vers le plein
-air, qui était maintenant clair, tranquille et froid.
-
-Mon propriétaire me cria de m'arrêter avant que je fusse arrivé au
-fond du jardin et m'offrit de m'accompagner jusqu'au bout du marais. Et
-c'est un bonheur qu'il l'ait fait, car tout le dos de la colline
-n'était qu'un houleux océan blanc: les hauteurs et les affaissements
-causés par la neige n'indiquant en aucune façon des hauteurs et des
-affaissements correspondants dans le sol. Il y avait ainsi plusieurs
-puits que la neige avait entièrement nivelés; et des rangées
-entières de remblais avaient été effacées de la carte que ma
-promenade de la veille avait laissée imprimée dans mon esprit. J'avais
-remarqué d'un côté de la route, à des intervalles de six ou sept
-yards, une ligne de pierres dressées, qui se prolongeait tout le long
-de la steppe; elles avaient été dressées et barbouillées de chaux
-afin de servir de guides dans les ténèbres, ou encore dans les cas
-comme celui-ci, de façon que l'on pût distinguer le sentier ferme des
-marais profonds qui s'étendaient sur les deux côtés; mais à
-l'exception de points sales qui émergeaient un peu çà et là, toute
-trace de leur existence avait disparu; et mon compagnon fut souvent
-forcé de m'avertir de tourner sur la droite ou sur la gauche, alors que
-je m'imaginais suivre correctement les détours du chemin.
-
-Nous échangeâmes fort peu de mots. Il s'arrêta à l'entrée de
-Thrushcross Park, me disant qu'il n'y avait plus d'erreur à faire
-depuis là. Nos adieux se bornèrent à un rapide salut; et je continuai
-mon chemin, me fiant à mes propres ressources, car la loge du portier
-est à présent inoccupée. La distance de cette porte à la Grange est
-de deux milles, mais je crois bien que je me suis arrangé pour la faire
-de quatre, tantôt me perdant parmi les arbres, tantôt m'enfonçant
-jusqu'au cou dans la neige: divertissement que ne peuvent apprécier que
-ceux qui en ont fait l'expérience. En tout cas et quoi qu'il en soit de
-mes errements, l'horloge sonnait midi lorsque je rentrai chez moi; et
-cela donnait exactement une moyenne d'une heure par mille pour le chemin
-ordinaire de Wuthering Heights.
-
-La dépendance humaine de ma maison et ses satellites s'élancèrent
-pour me souhaiter la bienvenue, s'écriant en tumulte qu'elles avaient
-désespéré de moi; toutes conjecturaient que j'avais péri la nuit
-dernière; et elles étaient en train de se demander par quel moyen on
-s'y prendrait pour aller à la découverte de mes restes. Je leur
-ordonnai de rester tranquilles, à présent qu'elles me voyaient de
-retour, et, gelé jusqu'au cœur, je m'élançai dans l'escalier.
-Arrivé au premier, je revêtis des vêtements secs; et, après avoir
-marché dans ma chambre trente ou quarante minutes pour restaurer la
-chaleur animale, je me suis installé dans mon cabinet, faible comme un
-petit chat: presque trop faible pour jouir de la gaie flambée et du
-café fumant que m'a préparé ma servante.
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-
-Quelles vaines girouettes nous sommes! Moi qui avais résolu de me tenir
-indépendant de toute relation sociale, et remerciais mon étoile de
-m'avoir enfin amené dans un endroit où ces relations étaient à peu
-près impraticables, moi, misérable créature sans force, après avoir
-lutté jusqu'au soir contre l'abattement et la solitude, je fus enfin
-obligé de céder, et, sous prétexte de m'informer des choses
-nécessaires à mon installation, j'invitai Madame Dean, quand elle
-m'apporta le souper, à s'asseoir pendant que je mangerais, avec
-l'espoir sincère d'avoir une conversation en règle, et d'être ou
-agréablement réveillé ou tout à fait endormi par ses discours.
-
---Il y a très longtemps que vous vivez ici? commençai-je; ne
-m'avez-vous pas dit seize ans?
-
---Dix-huit, monsieur; je suis venue quand ma maîtresse s'est mariée,
-pour prendre soin d'elle: et quand elle est morte, le maître m'a
-retenue pour faire le ménage.
-
---En vérité?
-
-Une pause suivit. Elle n'était pas bavarde, j'en avais bien peur, si ce
-n'est sur ses propres affaires, et celles-là ne m'intéressaient
-guère. Pourtant, après avoir réfléchi quelques minutes, ses poings
-sur ses genoux et avec un nuage de méditation sur sa dure physionomie,
-elle s'écria:
-
---Ah! les temps ont bien changé depuis!
-
---Ah! fis-je, vous avez dû voir beaucoup de changements, je suppose?
-
---Oui, et des malheurs aussi, répondit-elle.
-
---Oh, pensai-je, je vais tourner la conversation sur la famille de mon
-propriétaire! un excellent sujet à mettre en train. «Et cette jolie
-veuve, je serais heureux de savoir son histoire: d'apprendre si elle est
-une indigène du pays ou, ce qui est plus probable, une étrangère que
-les habitants des Heights ne veulent pas reconnaître pour parente.» Je
-demandai donc à Madame Dean pourquoi Heathcliff avait quitté
-Thrushcross Grange, et préférait vivre dans une situation et une
-résidence si manifestement inférieures. «N'est-il pas assez riche
-pour tenir la maison en bon ordre?» demandai-je.
-
---Riche, monsieur! Il a, personne ne sait combien d'argent, et tous les
-ans davantage. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison
-plus belle que celle-ci; mais il est très serré, très avare; et s'il
-était venu s'établir à Thrushcross Grange, l'idée qu'il aurait pu
-gagner quelques centaines de plus en louant cette maison à un bon
-locataire l'aurait rendu trop malheureux. Il est bien étrange que des
-gens soient si avides quand ils sont seuls dans le monde!
-
---Mais il avait un fils, je crois?
-
---Oui, il en avait un, il est mort.
-
---Et cette jeune dame, Madame Heathcliff, est sa veuve?
-
---Oui.
-
---D'où vient-elle?
-
---Eh, monsieur, c'est la fille de mon ancien maître: Catherine Linton
-était son nom de jeune fille. Je l'ai nourrie, pauvre créature; je
-voudrais que M. Heathcliff vienne s'établir ici et alors nous pourrions
-être ensemble de nouveau.
-
---Alors, continuai-je, le nom de mon prédécesseur à Thrushcross
-Grange était Linton?
-
---Oui.
-
---Et qui est cet Earnshaw, Hareton Earnshaw, qui vit avec M. Heathcliff?
-Sont-ils parents?
-
---Non; c'est le neveu de feue Madame Linton.
-
---Le cousin de la jeune dame, alors?
-
---Oui; et son mari était aussi son cousin: l'un du côté de la mère,
-l'autre du côté du père. Heathcliff s'est marié avec la sœur de M.
-Linton.
-
---J'ai vu le nom d'Earnshaw gravé sur le fronton de la maison, à
-Wuthering Heights. Est-ce une vieille famille?
-
---Très vieille, monsieur, et Hareton est le dernier d'entre eux, de
-même que notre miss Cathy est la dernière de nous, je veux dire des
-Linton. Avez-vous été à Wuthering Heights? Je vous demande pardon de
-vous interroger, mais j'aimerais tant à savoir comment elle est!
-
---Madame Heathcliff? Elle avait très bonne mine, et était très jolie;
-mais elle ne m'a pas semblé très heureuse.
-
---Oh, la chère, ce n'est pas étonnant! Et comment avez-vous jugé le
-maître?
-
---Un homme plutôt rude, madame Dean; n'est-ce pas son caractère?
-
---Rude comme le tranchant d'une scie, et dur comme de la pierre de
-porphyre! Moins vous aurez affaire avec lui, mieux cela vaudra.
-
---Il faut qu'il ait eu des hauts et des bas dans la vie pour être
-devenu un tel rustre. Savez-vous quelque chose de son histoire?
-
---Je sais tout sur lui, Monsieur, excepté où il est né, et qui
-étaient ses parents, et comment il a gagné son argent pour commencer.
-Et Hareton a été indignement privé de l'héritage qui lui revenait!
-Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse qui ne devine
-pas combien il a été spolié.
-
---Eh bien, madame Dean, ce serait une action charitable de votre part de
-me dire quelque chose sur mes voisins. Je sens que je ne pourrai pas
-dormir si je me couche; ayez donc l'obligeance de vous asseoir, et de me
-parler pendant une heure.
-
---Oh! certainement monsieur. Je vais seulement chercher quelque chose
-pour coudre, et alors je resterai assise ici aussi longtemps qu'il vous
-plaira. Mais vous avez pris froid; je vous ai vu frissonner; et il faut
-que vous buviez un peu de tisane pour chasser cela.
-
-La digne femme s'empressa, pendant que je me pelotonnais plus près du
-feu. J'avais la tête brûlante et le reste du corps gelé; en outre je
-sentais mes nerfs et mon cerveau excités presque jusqu'au ton de la
-folie. Tout cela fit que je me trouvai non pas tant mal à l'aise que
-plutôt inquiet, comme je le suis encore, au sujet des effets possibles
-des incidents d'hier et aujourd'hui. Cependant, ma ménagère revint,
-avec un bol fumant et un panier à ouvrage; et ayant placé le premier
-de ces objets sur la cheminée, elle s'installa dans son siège,
-évidemment charmée de me trouver si sociable.
-
-
---Avant de venir vivre ici, commença-t-elle, sans attendre une nouvelle
-invitation à raconter son histoire, j'étais presque toujours à
-Wuthering Heights. Ma mère avait nourri M. Hindley Earnshaw, le père
-d'Hareton, et j'avais pris l'habitude de jouer avec les enfants; je
-faisais aussi les commissions; j'aidais aux foins et j'étais accrochée
-à la ferme, toujours prête pour toute besogne qu'on voulait me donner.
-Un beau matin d'été--c'était, je me rappelle, au commencement de la
-moisson--M. Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage; et
-après avoir dit à Joseph ce qu'il y avait à faire ce jour-là, il se
-tourna vers Hindley, Cathy et moi--car j'étais assise avec eux,
-mangeant mon porridge--et il dit, parlant à son fils: «Mon bon petit
-homme, je vais à Liverpool aujourd'hui, qu'est-ce qu'il faut que je
-vous apporte? Vous pouvez choisir ce qui vous plaira, seulement que ce
-soit quelque chose de petit, car j'aurai à aller et revenir à pied:
-soixante milles dans chaque sens, c'est long à épeler.» Hindley
-demanda un violon. Alors il se tourna vers miss Cathy; elle avait à
-peine six ans, mais elle pouvait monter sur tous les chevaux de
-l'écurie, et elle choisit un fouet. Le maître ne m'oublia pas non
-plus; car il avait un bon cœur, bien qu'il fût quelquefois un peu
-sévère. Il me promit de m'apporter plein mes poches de pommes et de
-poires, après quoi il embrassa ses enfants, dit adieu, et partit.
-
-Cela nous sembla long à nous tous, les trois jours de son absence; et
-souvent la petite Cathy demanda quand il serait revenu. Madame Earnshaw
-l'attendait pour souper le troisième soir, et elle ajournait le repas
-d'heure en heure. Pourtant, il ne faisait aucun signe d'arriver, si bien
-qu'à la fin les enfants se fatiguèrent de descendre à la porte pour
-regarder. Il se fit noir, la vieille maîtresse aurait voulu qu'ils
-allassent se coucher, mais ils demandèrent en pleurant la permission
-d'attendre; et juste vers onze heures, le loquet de la porte fut
-tranquillement soulevé, et le maître entra. Il se jeta dans un siège,
-riant et grognant, et leur ordonna à tous de se tenir à distance, car
-il était à peu près tué, et ne recommencerait pas une telle marche
-pour les trois royaumes.
-
---Et, par là-dessus, être chargé à mort! dit-il, ouvrant son grand
-manteau qu'il tenait enroulé dans ses bras. Vois ici, femme! Je n'ai
-jamais été autant battu par quelque chose dans ma vie: mais il faut
-tout de même que vous le preniez comme un don de Dieu, bien qu'il soit
-presque aussi noir que s'il venait du diable.
-
-Nous l'entourâmes, et par dessus la tête de miss Cathy, j'aperçus un
-enfant aux cheveux très noirs, sale et vêtu de haillons: assez gros
-pour être capable aussi bien de marcher que de parler. De visage, il
-avait l'air plus vieux que Catherine; et pourtant quand on le mit sur
-ses pieds, il ne sut que regarder autour de lui, et répéta sans cesse
-un baragouin que personne ne pouvait comprendre. Je fus effrayée et
-Madame Earnshaw parut prête à jeter l'enfant à la porte. Elle
-s'emporta, demandant comment son mari avait pu avoir l'idée d'amener
-dans la maison ce marmot gipsy, alors qu'ils avaient déjà leurs deux
-enfants à nourrir et à protéger. Qu'est-ce qu'il en tendait faire
-avec ça, et était-il devenu fou? Le maître essaya d'expliquer la
-chose, mais il était réellement à moitié mort de fatigue, et tout ce
-que je pus distinguer, parmi les gronderies de sa femme, fut le récit
-de la façon dont il avait trouvé cet enfant, mourant de faim, et sans
-asile, et quasi-muet, dans les rues de Liverpool. Il l'avait ramassé et
-s'était enquis de son possesseur. Pas une âme ne savait à qui il
-appartenait; et comme son argent et son temps étaient également
-limités, il pensa que le meilleur était de l'emmener tout de suite
-avec lui, plutôt que de s'exposer à cause de lui à d'inutiles
-dépenses en ville, car il avait pris la résolution de ne pas
-l'abandonner dans l'état où il l'avait trouvé. Enfin la conclusion
-fut que ma maîtresse se calma, et que M. Earnshaw me dit de laver le
-nouveau venu, de lui donner des effets propres, et de le mettre à
-dormir avec les enfants.
-
-Hindley et Cathy se contentèrent de regarder et d'écouter jusqu'à ce
-que la paix fut revenue; mais alors tous deux commencèrent à fouiller
-dans les poches de leur père, en quête des cadeaux qu'il leur avait
-promis. Hindley était déjà un garçon de quatorze ans, mais quand il
-sortit ce qui avait été un violon et qui s'était écrasé en morceaux
-dans le manteau, il se mit à pleurer tout haut; et Cathy, quand elle
-apprit que le maître avait perdu son fouet en s'occupant de
-l'étranger, témoigna de sa mauvaise humeur en grinçant des dents et
-en crachant sur la sotte petite chose; elle gagna pour sa peine un
-soufflet afin d'apprendre de meilleures manières.
-
-Ils refusèrent d'avoir l'enfant avec eux dans leur lit ou même dans
-leur chambre; et comme je n'en avais pas davantage envie, je le mis sur
-le perron de l'escalier, espérant qu'il serait parti dans la matinée.
-Par hasard, ou bien attiré peut-être en entendant sa voix, le petit
-monstre rampa vers la porte de M. Earnshaw, et c'est là que celui-ci le
-trouva en quittant sa chambre. On fit une enquête pour savoir comment
-il y était venu, je fus obligée d'avouer; et, en récompense de ma
-lâcheté et de ma cruauté, on me renvoya de la maison.
-
-Ce fût la première introduction de Heathcliff dans la famille. En
-revenant quelques jours après (car je ne considérais pas mon
-bannissement comme perpétuel) je vis qu'ils l'avaient baptisé
-Heathcliff: c'était le nom d'un fils mort tout enfant, et ce nom lui a
-toujours servi, depuis, à la fois de prénom et de nom de famille. Miss
-Cathy et lui étaient maintenant très intimes, mais Hindley le
-haïssait. Et pour dire la vérité, je faisais comme lui; et nous le
-tourmentions honteusement, car je n'étais pas assez raisonnable pour
-sentir mon injustice, et la maîtresse ne prononçait jamais un mot en
-sa faveur quand elle le voyait injurié.
-
-Il semblait un enfant maussade, mais patient, endurci peut-être par
-l'habitude aux mauvais traitements. Il subissait les coups de Hindley
-sans fermer les yeux ni verser une larme; et quand je le pinçais, il se
-contentait d'avoir un soupir et d'ouvrir ses yeux plus grands, comme
-s'il s'était blessé par accident et que personne ne fût à blâmer.
-Cette résignation rendit furieux le vieil Earnshaw, quand il découvrit
-comment son fils persécutait «le pauvre enfant orphelin», comme il
-l'appelait. Il s'attacha étrangement à Heathcliff, croyant tout ce
-qu'il disait (il faut ajouter qu'il disait très peu de choses et
-généralement la vérité) et le gâtant bien plus que Cathy, qui
-était trop malfaisante et trop entêtée pour être une favorite. C'est
-ainsi que, dès les premiers temps, Heathcliff entretint dans la maison
-de mauvais sentiments; à la mort de Madame Earnshaw, qui arriva moins
-de deux ans après, le jeune maître avait déjà appris à regarder son
-père comme un oppresseur plutôt qu'un ami, et Heathcliff comme un
-usurpateur de l'affection de son père et de ses privilèges propres; et
-tous les jours il devenait plus amer en réfléchissant à ces
-injustices. Je sympathisai quelque temps avec lui; mais quand les
-enfants tombèrent malades de la rougeole et que j'eus à les garder, et
-à me charger tout d'un coup des occupations d'une femme, mes idées
-changèrent. Heathcliff fut malade dangereusement; et dans les pires
-moments de sa maladie, il voulait toujours m'avoir à son chevet: je
-suppose qu'il sentait que je lui faisais beaucoup de bien et qu'il
-n'avait pas assez d'esprit pour deviner que je le faisais par ordre.
-Pourtant, je dois le dire, c'était l'enfant le plus tranquille que
-jamais nourrice eût veillé. La différence entre lui et les autres me
-força à être moins partiale. Cathy et son frère me harassaient
-terriblement; lui restait sans se plaindre, comme un mouton: bien que ce
-fut plutôt par dureté que par douceur naturelle.
-
-Il guérit et le médecin affirma que c'était en grande mesure grâce
-à moi, et me loua de mes bons soins. Je fus très fière de ces
-éloges, je me radoucis envers celui qui m'avait donné l'occasion de
-les mériter; et ainsi Hindley perdit son dernier allié. Pourtant il
-m'était impossible d'arriver à aimer Heathcliff, et je me demandais
-souvent ce que mon maître trouvait à admirer si fort dans ce garçon
-maussade qui jamais, autant que je me rappelle, n'eut un signe de
-gratitude pour le payer de son indulgence. Il n'était pas insolent pour
-son bienfaiteur, mais simplement insensible: pourtant il savait
-parfaitement l'empire qu'il avait sur son cœur, et se rendait compte
-qu'il n'avait qu'à parler pour que toute la maison fut obligée de
-céder à son désir. Je me rappelle, par exemple, comment M. Earnshaw
-acheta un jour une paire de pouliches à la foire de la paroisse, et en
-donna une à chacun des deux garçons. Heathcliff prit la plus belle;
-mais bientôt sa bête devint boiteuse; et quand il s'en aperçut, il
-dit à Hindley: «Il faut que vous changiez de cheval avec moi, le mien
-ne me plaît pas, et si vous ne consentez pas, je dirai à votre père
-que vous m'avez battu trois fois cette semaine, et je lui montrerai mon
-bras qui est noir jusqu'à l'épaule.» Hindley tira la langue et lui
-donna des coups de poing sur les oreilles. «Vous ferez mieux de faire
-tout de suite ce que je vous demande, continua Heathcliff, s'échappant
-jusqu'à la porte (car ils étaient dans l'étable) vous serez forcé de
-toute façon de le faire, et si je parle de ces coups ils vous seront
-rendus avec intérêts.--Va-t-en, chien! cria Hindley, le menaçant avec
-un poids de fer dont on se servait pour peser les pommes de terre et le
-foin.--Jetez, répliqua l'autre sans bouger, et alors je dirai comment
-vous vous êtes vanté que vous me mettriez à la porte dès qu'il
-serait mort, et nous verrons bien s'il ne vous met pas à la porte tout
-de suite, vous.» Hindley lui jeta le poids, qui l'atteignit dans la
-poitrine. Il tomba, mais se releva immédiatement, sans haleine et blanc
-comme un mort; et si je ne l'avais pas empêché, il serait allé tout
-de suite trouver le maître, de qui il aurait obtenu pleine vengeance en
-laissant l'état où il était plaider pour lui, et en dénonçant celui
-qui en était l'auteur. «Alors, prends ma pouliche, Gipsy! dit le jeune
-Earnshaw, et puisse-t-elle te casser le cou: prends-la et sois damné,
-toi mendiant et intrus; et dérobe à mon père tout ce qu'il a;
-seulement, après, montre-lui ce que tu es, enfant de Satan. Et prends
-ceci, j'espère que cela fera sortir ton cerveau de ta tête!»
-
-Heathcliff était parti détacher la bête, et la mettre dans sa stalle
-à lui; il passait derrière elle lorsque Hindley conclut son discours
-en le jetant à ses pieds, et, sans rester pour voir si son espoir
-était rempli, s'enfuit aussi vite qu'il put. Je fus stupéfaite de
-constater avec quelle froideur l'enfant se ramassa et poursuivit son
-intention; faisant l'échange des selles et de tout, et puis s'asseyant
-sur une botte de foin pour laisser se dissiper, avant d'entrer dans la
-maison, le mal de cœur que lui avait occasionné le coup violent qu'il
-avait reçu. Je n'eus pas de peine à lui persuader de me laisser mettre
-ses blessures sur le compte du cheval: il se souciait peu de ce que l'on
-dirait, dès qu'il avait ce qu'il désirait. Et en vérité, il lui
-arrivait si rarement de se plaindre de scènes comme celles-là que je
-crus réellement qu'il n'était pas vindicatif: en quoi je me trompais
-entièrement, Monsieur, comme vous le verrez bientôt.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-
-Avec le temps, M. Earnshaw commença à baisser. Il avait toujours été
-actif et bien portant, mais sa force le quitta tout d'un coup; et du
-jour où il fut confiné au coin de son feu, il devint affreusement
-irritable. Un rien le vexait, et il lui suffisait de soupçonner un
-manque de respect à son autorité pour le faire entrer dans un accès
-de fureur. C'était le cas surtout si quelqu'un essayait de s'imposer à
-son favori ou de le dominer: il ne pouvait souffrir qu'un seul mot
-désagréable lui fût adressé; il semblait s'être mis dans l'esprit
-que, parce que lui-même aimait Heathcliff, tout le monde le détestait
-et songeait à le maltraiter. Et ce fut un désavantage pour le garçon,
-car aucun de nous ne voulait irriter le maître, de sorte que nous
-complaisions à sa partialité et cette complaisance fut un riche
-aliment pour l'orgueil et pour l'humeur noire de l'enfant. Pourtant nous
-ne pouvions faire autrement; deux ou trois fois, Hindley ayant
-manifesté son mépris pour Heathcliff en présence de son père, le
-vieillard furieux saisit son bâton pour le frapper, et frémit de rage
-en voyant son impuissance.
-
-À la fin, notre curé (car nous avions un curé qui gagnait sa vie en
-donnant des leçons aux petits Linton et Earnshaw et en cultivant
-lui-même son morceau de terre) ce curé suggéra que le jeune homme
-devrait être mis au collège; et M. Earnshaw y consentit, bien qu'à
-regret, car il dit que Hindley était un être nul et ne prospérerait
-jamais.
-
-J'espérais cordialement que désormais nous aurions la paix. Je me
-chagrinais de penser que le maître avait à souffrir de sa bonne
-action. J'imaginais que son mécontentement provenait de ses ennuis de
-famille; telle était également son opinion à lui, mais en vérité,
-monsieur, c'était sa nature qui baissait. Pourtant nous aurions pu
-continuer à vivre d'une façon assez supportable si ce n'était deux
-personnes, miss Cathy et Joseph le domestique: ce dernier aussi, vous
-l'avez vu là-haut, évidemment. C'était et c'est sans doute encore le
-plus odieux et le plus arrogant pharisien qui ait jamais saccagé une
-bible pour y prendre toutes les promesses pour lui-même et pour en
-lancer les malédictions à ses voisins. Par son adresse à faire des
-sermons et de pieux discours, il parvint à produire une grande
-impression sur M. Earnshaw; et plus le maître allait s'affaiblissant,
-plus était grande l'influence de Joseph. Il ne cessait pas de
-l'importuner pour qu'il prit soin de son âme et pour qu'il tint
-sévèrement ses enfants. Il l'encouragea à considérer Hindley comme
-un réprouvé et, tous les soirs, il grommelait régulièrement une
-longue série de fables contre Heathcliff et Catherine: il avait
-toujours soin de flatter la faiblesse d'Earnshaw en mettant la plus
-grosse part du blâme sur la jeune fille.
-
-Il est bien sûr que Catherine avait des façons telles que je n'en
-avais jamais vues chez une enfant; et elle nous mettait tous hors de
-patience cinquante fois par jour et davantage; depuis l'heure où elle
-descendait jusqu'à l'heure où elle allait se coucher, nous n'étions
-pas sûrs une minute qu'elle ne fût pas à faire quelque mal. Son
-esprit était toujours excité, sa langue toujours en train. Elle
-chantait, riait, persécutait quiconque ne faisait pas comme elle.
-C'était une plante sauvage et maligne; mais elle avait l'œil le plus
-agréable, le sourire le plus doux et le pied le plus léger de la
-paroisse; et après tout, je crois qu'elle n'avait pas mauvaise
-intention, car lorsqu'une fois elle vous avait fait pleurer pour de bon,
-il était rare qu'elle ne vint pas vous tenir compagnie et vous obliger
-à vous calmer pour la consoler. Elle aimait beaucoup trop Heathcliff.
-La plus grande punition que nous pouvions inventer pour elle était de
-la tenir séparée de lui. En jouant, elle se plaisait à faire la
-petite maîtresse, usant librement de ses mains et commandant à ses
-compagnons; c'est ce qu'elle fit avec moi, mais je ne pouvais pas
-souffrir qu'on me donnât des ordres et je le lui fis savoir.
-
-Or, M. Earnshaw n'admettait pas les plaisanteries de la part de ses
-enfants: il avait toujours été grave et sévère avec eux; et
-Catherine de son côté ne concevait pas que son père fut plus mal
-disposé et moins patient dans son état de souffrance qu'il n'était
-auparavant. Les reproches acariâtres qu'elle en reçut éveillèrent en
-elle un méchant désir de le provoquer. Elle n'était jamais si
-heureuse que lorsque nous étions tous à la gronder à la fois, et
-qu'elle nous défiait avec son fier regard impertinent, et ses paroles
-toutes prêtes; tournant en ridicule les malédictions religieuses de
-Joseph, me harcelant, et faisant la chose même que son père haïssait
-le plus: lui montrant que sa prétendue insolence à elle avait plus de
-pouvoir sur Heathcliff que sa bonté, à lui, que le garçon était
-prêt à faire en toute chose ce qu'elle lui ordonnait, tandis qu'il
-n'obéissait à ses ordres à lui que s'ils s'accordaient avec son
-propre désir. Après s'être conduite aussi mal que possible toute la
-journée, quelquefois elle allait vers lui le soir et essayait de le
-dorloter pour faire la paix. «Non Cathy, disait le vieillard, je ne
-peux pas t'aimer; tu es pire que ton frère. Va, dis tes prières,
-enfant, et demande pardon à Dieu. Je doute que ta mère et moi
-puissions expier la façon dont nous t'avons élevée.» D'abord ces
-paroles la faisaient pleurer, mais ensuite, à être toujours
-repoussée, elle s'endurcit, et elle se contentait de rire quand je lui
-conseillais de dire qu'elle regrettait ses fautes et en demandait
-pardon.
-
-Mais l'heure vint enfin qui termina sur cette terre les souffrances de
-M. Earnshaw. Il mourut tranquillement dans sa chaise, un soir d'octobre,
-assis au coin du feu. Un vent violent soufflait autour de la maison et
-s'engouffrait dans la cheminée, avec un bruit sauvage; pourtant, il ne
-faisait pas froid et nous étions tous ensemble: moi, à quelque
-distance du foyer, occupée à tricoter, Joseph lisant sa bible près de
-la table, car dans ce temps-là les domestiques avaient l'habitude de
-s'asseoir dans la maison, l'ouvrage fini. Miss Cathy avait été malade,
-et c'est ce qui fait qu'elle se tenait tranquille; elle s'appuyait
-contre le genou de son père, et Heathcliff était couché par terre
-avec sa tête dans le tablier de la jeune fille. Je me rappelle que le
-maître, avant de tomber dans un assoupissement, caressa ses beaux
-cheveux et lui dit: «Pourquoi ne peux-tu pas toujours être une bonne
-fille?» Et elle tourna sa figure vers lui, et répondit: «Pourquoi ne
-pouvez-vous pas toujours être un bon homme, père?» Mais aussitôt
-qu'elle le vit vexé de nouveau, elle baisa sa main et dit qu'elle
-allait chanter pour l'endormir. Elle se mit à chanter très bas,
-jusqu'à ce que les doigts du vieux maître s'échappèrent des siens,
-et que sa tête s'affaissa sur sa poitrine. Alors je lui dis de se taire
-et de ne pas bouger par crainte de l'éveiller. Nous nous tûmes comme
-des souris pendant une pleine demi heure, et nous aurions continué plus
-longtemps, si Joseph, ayant fini son chapitre, ne s'était levé, et
-n'avait dit qu'il devait éveiller le maître pour réciter les prières
-et aller au lit. Il s'avança, l'appela par son nom et le toucha à
-l'épaule; mais le vieillard restait immobile, de sorte qu'il prit la
-chandelle et le regarda. Je vis bien qu'il y avait quelque chose qui
-allait mal quand il remit sa lumière sur la table et que, saisissant
-les enfants chacun par un bras, il leur murmura de monter, et de ne pas
-faire de bruit, ajoutant qu'ils auraient à dire leurs prières tout
-seuls ce soir-là, parce que lui-même avait autre chose à faire.
-
---Je veux auparavant dire bonne nuit à mon père, dit Catherine, lui
-passant les bras autour du cou avant que nous ayons pu l'en empêcher.
-La pauvre créature découvrit tout de suite le malheur; elle gémit:
-«Oh, il est mort, Heathcliff, il est mort!» Et tous deux se mirent à
-pleurer, le cœur brisé.
-
-Je joignis mes sanglots aux leurs, amers et sonores, mais Joseph nous
-demanda à quoi nous pensions de hurler de cette façon sur un saint
-dans le ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton
-pour chercher le médecin et le curé. Je ne pouvais pas deviner à quoi
-servirait l'un ou l'autre dans ce moment; pourtant, je partis, par le
-vent et la pluie, et je ramenai avec moi l'un des deux, le médecin;
-l'autre dit qu'il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer
-l'affaire, je courus à la chambre des enfants; leur porte était
-entrebâillée, je vis qu'ils ne s'étaient pas couchés, bien qu'il fut
-passé minuit; mais ils étaient plus calmes et n'avaient pas besoin de
-moi pour les consoler. Les petites âmes se réconfortaient l'une
-l'autre avec des pensées meilleures que toutes celles que j'aurais pu
-leur suggérer; aucun curé dans le monde n'a jamais fait une aussi
-belle peinture du ciel que celle qu'ils en faisaient dans leur innocente
-conversation; et pendant que je les écoutais en sanglotant, je ne
-pouvais m'empêcher de souhaiter que nous fussions tous ensemble en
-sécurité là-haut.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-
-M. Hindley revint pour l'enterrement; et,--chose qui nous étonna et fit
-jaser les voisins à droite et à gauche--il amena une femme avec lui.
-Ce qu'elle était, et où elle était née, il ne nous en a jamais
-informés; probablement qu'elle n'avait ni argent ni nom pour la
-recommander, sans quoi il n'aurait pas tenu son union cachée de son
-père.
-
-Ce n'était pas une femme qui aurait jamais troublé la maison pour sa
-propre part. Tous les objets qu'elle vit, du moment où elle passa le
-seuil, semblèrent l'enchanter, et aussi toutes les circonstances qui
-eurent lieu autour d'elle, excepté les préparatifs de l'enterrement et
-la présence des veilleurs funèbres. Je la crus à moitié niaise, par
-la conduite qu'elle eut dans cette occasion. Elle courut dans sa chambre
-et me fît y venir avec elle, alors que j'aurais dû habiller les
-enfants; et là elle se tenait assise, frissonnante et tordant ses
-mains, et demandant à plusieurs reprises: «Est-ce qu'ils sont partis,
-à présent?» Alors elle commença à décrire avec une émotion
-hystérique l'effet que lui produisait la vue du noir; et elle
-tressaillit, et elle trembla, et enfin elle eut une crise de larmes.
-Quand je lui demandai ce qu'il y avait, elle me répondit qu'elle ne
-savait pas, mais qu'elle sentait une telle peur de mourir! Elle me
-sembla aussi peu exposée à mourir dans ce moment que moi-même. Elle
-était plutôt mince, mais jeune, le teint frais, et ses yeux
-étincelaient comme des diamants. Je remarquai bien, il est vrai, que la
-montée des escaliers la faisait respirer très vite, que le moindre
-bruit soudain lui donnait le frisson, et qu'elle avait de temps à autre
-une toux pénible; mais je ne savais rien de ce que présageaient ces
-symptômes et rien ne me portait à sympathiser avec elle. Dans ce pays,
-voyez-vous, M. Lockwood, nous n'avons pas l'habitude de nous attacher
-aux étrangers, à moins qu'ils ne s'attachent à nous les premiers. Le
-jeune Earnshaw avait considérablement changé pendant les trois années
-de son absence; il était devenu plus maigre, avait perdu sa couleur,
-parlait et s'habillait d'une toute autre façon. Le jour même de son
-retour, il dit à Joseph et à moi que nous aurions désormais à
-demeurer dans l'arrière-cuisine et à lui laisser la maison. Il voulait
-même tapisser et faire couvrir de papier une petite chambre étroite
-qui serait devenue un parloir; mais sa femme exprima tant de plaisir à
-la vue du plancher blanc et de l'énorme cheminée toute brillante, et
-des plats d'étain, et de la case aux faïences, et du chenil, et du
-large espace qu'il y avait pour se mouvoir dans cette chambre où ils se
-tenaient d'habitude, que son mari crut son projet inutile à la
-commodité de sa femme, et y renonça.
-
-Elle témoigna du plaisir aussi à trouver une sœur parmi ses nouvelles
-connaissances; et elle bavarda avec Catherine, et l'embrassa, et courut
-partout avec elle, et lui donna des quantités de cadeaux, au
-commencement. Pourtant son affection se fatigua très vite, et quand
-elle devint aigre, Hindley devint tyrannique. Quelques mots d'elle,
-témoignant de son antipathie pour Heathcliff, suffirent pour réveiller
-en lui sa haine d'autrefois envers le garçon. Il le chassa de sa
-compagnie et le rejeta dans celle des domestiques, le priva des leçons
-du curé, exigea que désormais il travaillât dehors, le forçant à
-besogner aussi durement qu'aucun autre garçon dans la ferme.
-
-Dans les premiers temps, Heathcliff supporta assez sa dégradation,
-parce que Cathy lui enseignait ce qu'elle apprenait, et travaillait ou
-jouait avec lui dans les champs. Tous deux promettaient de devenir rudes
-comme des sauvages; le jeune maître ne s'occupait absolument pas de
-leur conduite, ni de ce qu'ils, faisaient, de sorte qu'ils n'avaient pas
-affaire à lui. Il ne les aurait pas même forcés à aller à l'église
-le dimanche; mais Joseph et le curé le réprimandaient de son
-insouciance toutes les fois que les enfants manquaient le service, et
-lui, en conséquence, ne manquait pas d'ordonner que l'on battît
-Heathcliff et que l'on privât Catherine de dîner ou de souper. Mais
-c'était un de leurs amusements principaux de se sauver dans les marais
-le matin et d'y rester toute la journée, et la punition qui suivait
-était une risée pour eux. Le curé pouvait imposer à Catherine autant
-de chapitres qu'il voulait à apprendre par cœur, et Joseph pouvait
-battre Heathcliff jusqu'à avoir mal au bras; les deux enfants
-oubliaient tout dans la minute où ils se retrouvaient ensemble, ou du
-moins dans la minute où ils avaient exécuté quelque mauvais plan de
-vengeance; plus d'une fois j'ai pleuré en moi-même à les voir pousser
-tous les jours plus insouciants de tout, tandis que moi je n'osais pas
-dire une syllabe, par crainte de perdre le peu de pouvoir que je gardais
-encore sur ces créatures délaissées. Un dimanche soir, il arriva
-qu'on les chassa de la grande chambre, parce qu'ils avaient fait du
-bruit ou pour quelque petite offense de cette sorte; et quand j'allai
-les appeler pour le souper, je ne pus les découvrir nulle part. Nous
-fouillâmes la maison, en haut et en bas, la cour et les étables, ils
-étaient introuvables. À la fin, Hindley, furieux, nous dit de
-verrouiller les portes et jura que personne ne les laisserait rentrer
-cette nuit-là. Tout le monde alla se coucher; et moi, trop inquiète
-pour me mettre au lit, j'ouvris ma fenêtre et je passai ma tête pour
-écouter, malgré la pluie, bien résolue à les laisser tout de même
-entrer, s'ils revenaient. Après un moment, je distinguai des pas qui
-montaient dans le chemin, et la lumière d'une lanterne brilla à
-travers la porte. Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les
-empêcher d'éveiller M. Earnshaw en frappant. Il n'y avait là que
-Heathcliff, et je me sentis trembler en le voyant seul.
-
---Où est miss Catherine? m'écriai-je précipitamment; pas d'accident,
-j'espère?
-
---À Thrushcross-Grange, répondit-il, et j'y serais aussi, mais ils
-n'ont pas eu l'air disposés à me demander de rester.
-
---Eh bien, vous allez en attraper, lui dis-je, vous ne serez jamais
-content tant qu'on ne vous enverra pas à votre affaire; qu'est-ce
-diable qui a pu vous faire rôder jusqu'à Thrushcross-Grange?
-
---Laissez-moi me débarrasser de mes vêtements mouillés et je vous
-raconterai tout sur cette aventure, Nelly, répondit-il.
-
-Je lui dis de prendre garde à ne pas éveiller le maître, et pendant
-qu'il se déshabillait et que j'attendais pour éteindre la chandelle,
-il poursuivit:
-
---Cathy et moi, nous nous sommes échappés de la lingerie pour faire
-une course en liberté, et comme nous apercevions de loin les lumières
-de la Grange, nous eûmes l'idée d'aller voir si les Linton passaient
-leur soirée du dimanche à se tenir debout dans les coins pendant que
-leur père et leur mère restaient assis à boire et à manger, et à
-chanter et à rire, et à brûler leurs yeux devant le feu. Croyez-vous
-qu'ils le fassent? ou bien qu'ils lisent des sermons, et qu'ils soient
-catéchisés par leur domestique, et qu'on leur fasse apprendre une
-colonne de noms de l'Écriture s'ils ne répondent pas proprement?
-
---Il est probable que non, répondis-je. Ce sont sans doute de bons
-enfants, et ils ne méritent pas le traitement que vous recevez pour
-votre mauvaise conduite.
-
---Ne faites pas de morale, Nelly, me dit-il, quelle folie! Nous
-courûmes du sommet des Heights jusqu'au parc sans nous arrêter; et
-Catherine fut complètement battue dans la course parce qu'elle était
-nu-pieds. Vous aurez demain à chercher ses souliers dans la boue. Nous
-rentrâmes par le trou d'une haie; nous nous trouvâmes un chemin à
-tâtons dans le sentier, et nous nous plantâmes sur une pelouse de
-fleurs au-dessus de la fenêtre du salon. La lumière descendait de là
-sur nous, on n'avait pas mis les volets, et les rideaux n'étaient
-baissés qu'à moitié. Tous deux, en nous tenant debout sur le rebord
-du mur et en nous appuyant à la saillie, nous pouvions regarder à
-l'intérieur; et nous avons vu--ah! comme c'était beau!--un endroit
-splendide tapissé de rouge, et des chaises et des tables couvertes en
-rouge, et un beau plafond blanc bordé d'or, au centre duquel pendait,
-attaché avec des chaînes d'argent, un grand candélabre tout
-étincelant de petites bougies qui brillaient doucement. Les vieux M. et
-Madame Linton n'y étaient pas; Edgar et sa sœur avaient la chambre
-entièrement pour eux. Ne devaient-ils pas être heureux? À leur place,
-nous nous serions crus dans le ciel! Et maintenant, devinez un peu ce
-que vos bons enfants étaient en train de faire? Isabella--je pense
-qu'elle a onze ans, un an de moins que Cathy--était étendue à
-l'extrémité de la chambre, hurlant comme si des sorcières lui
-enfonçaient des aiguilles brûlantes dans la peau. Edgard était debout
-dans le foyer, pleurant en silence, et au milieu de la table était
-assis un petit chien, agitant sa patte et piaillant; nous comprîmes, à
-leurs accusations mutuelles, qu'ils venaient presque de couper cette
-patte en deux à force de la tirer chacun de son côté. Les idiots!
-C'était là leur plaisir! De se quereller à qui tiendrait dans sa main
-cette petite bête, et chacun de se mettre à pleurer parce que, tous
-les deux, après se l'être disputée, refusaient de la prendre. Nous
-riions bien de ces créatures! Nous les méprisions! Quand me
-prendrez-vous à désirer ce que Catherine désire? Quand nous
-verrez-vous nous divertissant à hurler, et à sangloter, et à nous
-rouler par terre tout le long d'une chambre? Pour un millier de vies, je
-ne voudrais pas échanger ma condition ici pour celle d'Edgard Linton à
-Thrushcross-Grange, pas même si j'avais le privilège d'attacher Joseph
-au plus haut pignon, et de peindre le fronton de la maison avec le sang
-de Hindley!
-
---Silence, interrompis-je. Mais vous ne m'avez pas encore dit,
-Heathcliff, pourquoi vous avez laissé Catherine là-bas.
-
---Je vous ai dit que nous étions en train de rire, répondit-il. Les
-Linton nous ont entendus, et d'un commun accord, tous deux se sont
-précipités vers la porte. Il y a eu un silence, et puis un cri: «Oh,
-maman, maman, oh papa! oh maman, venez ici; oh papa, oh!» Je vous
-assure qu'ils n'ont fait que miauler de cette façon là. Alors nous
-avons fait un bruit terrible pour les effrayer encore davantage, et puis
-nous avons sauté en bas du rebord parce que nous entendions quelqu'un
-tirer la barre de la porte et que nous sentions que le meilleur était
-de nous sauver. Je tenais Cathy par la main et je la pressais de courir
-quand tout d'un coup elle est tombée. Elle a murmuré: «Cours,
-Heathcliff, cours, ils ont lâché le bouledogue, le voilà qui me
-tient.» Le chien l'avait saisie au cou-de-pied, Nelly; j'entendais son
-affreux ronflement. Et elle, elle ne criait pas, oh non, elle aurait
-dédaigné de crier quand même elle aurait été embrochée sur les
-cornes d'un taureau furieux. Mais moi je criais; je vociférais assez de
-jurons pour anéantir tous les démons de la chrétienté; et j'ai pris
-une pierre que je lui ai jetée dans la gueule, en faisant tout mon
-possible pour la lui enfoncer dans la gorge. À la fin, un sot de
-domestique est venu avec une lanterne, en criant: «Tiens bon, Skulker,
-tiens bon!» Mais il a été forcé de changer de ton quand il a vu le
-jeu de Skulker. Le chien était étouffé; son énorme langue rouge
-pendait longue d'un demi-pied en dehors de sa gueule et ses lèvres
-écumaient d'une bave de sang. L'homme a relevé Cathy. Elle était
-malade: non de peur, j'en suis certain, mais de souffrance. Il l'a
-emportée dans la maison et je les ai suivis, grognant des exécrations
-et des menaces de vengeance. «Eh! bien! Robert, quelle prise? criait
-Linton à l'entrée.--Skulker a attrapé une petite fille, monsieur; et
-voici un garçon, dit-il en m'empoignant, qui a l'air d'un méchant
-vagabond! Sans doute que les voleurs voulaient les faire passer par la
-fenêtre, afin qu'ils ouvrent la porte au reste de la clique, quand tout
-le monde serait endormi, pour qu'ils puissent nous assassiner à leur
-aise. Taisez-vous, vous, petit voleur mal embouché, vous irez aux
-galères pour ce coup-là; M. Linton, ne lâchez pas votre fusil.--Non,
-non, Robert, dit le vieux fou, les canailles ont su que j'ai touché mes
-rentes hier; ils ont pensé qu'ils auraient proprement leur affaire.
-Entrez, je vais leur arranger une réception. Tiens, John, attache la
-chaîne. Jenny, donnez un peu d'eau à Skulker. Venir provoquer un
-magistrat dans sa forteresse, et un dimanche encore! Ou s'arrêtera leur
-insolence? Oh ma chère Marie, regardez un peu! N'ayez pas peur, ce
-n'est qu'un petit garçon: il est vrai que le diable ricane ouvertement
-sur sa figure; ne serait-ce pas rendre service à la contrée que de le
-pendre tout de suite avant qu'il ne puisse montrer sa nature dans ses
-actes comme il le fait dans sa mine?» Il m'attira sous le chandelier et
-Madame Linton mit ses lunettes sur son nez et leva ses bras au ciel pour
-témoigner de son horreur. Les lâches enfants s'encouragèrent aussi à
-ramper plus près, et j'entendis Isabella bégayer: «Quelle chose
-affreuse! Mettez-le dans la cave, papa, il ressemble tout à fait au
-fils du diseur de bonne aventure qui m'a volé mon faisan apprivoisé.
-N'est-ce pas, Edgar?»
-
-Pendant qu'ils étaient en train de m'examiner, Cathy est revenue à
-elle; elle a entendu ce dernier discours et elle s'est mise à rire.
-Edgar Linton, après l'avoir longtemps considérée, trouva enfin assez
-de présence d'esprit pour la reconnaître. Ils nous ont vus à
-l'église, vous savez bien qu'il soit rare que nous les rencontrions
-ailleurs. Il a dit tout bas à sa mère:
-
---Mais c'est miss Earnshaw! et voyez comme Skulker l'a mordue!
-
---Miss Earnshaw? Quelle folie! s'est écriée la dame. Miss Earnshaw
-rôdant à travers le pays avec un gipsy! Et pourtant, mon cher,
-l'enfant est en deuil, sûrement c'est elle; et elle peut rester
-boiteuse pour toujours.
-
---Quelle coupable insouciance de la part de son frère! s'écria M.
-Linton, détournant ses regards de moi sur Catherine. J'ai d'ailleurs
-entendu de Shielders (c'était le nom du curé, monsieur) qu'il la
-laisse croître tout à fait comme une petite païenne. Mais qui est
-celui-ci? Où a-t-elle ramassé ce compagnon? Oh! oh! je suis sûr que
-c'est cette étrange acquisition qu'a faite notre feu voisin dans son
-voyage à Liverpool, un petit Lascar, ou bien quelque enfant de parias
-américains ou espagnols.
-
---Un méchant garçon, en tout cas, remarqua la vieille dame, et pas du
-tout fait pour une maison convenable! «Avez-vous entendu son langage,
-Linton? Je suis effrayée de penser que mes enfants aient pu
-l'entendre.»
-
---Je recommençai à jurer--ne vous fâchez pas, Nelly,--et alors on a
-ordonné à Robert de me faire sortir. J'ai refusé de m'en aller sans
-Cathy, mais il m'a entraîné dans le jardin, m'a mis de force cette
-lanterne dans la main, m'a assuré que M. Earnshaw serait informé de ma
-conduite, et après m'avoir ordonné de marcher tout droit ici, a
-refermé la porte. Les rideaux formaient encore une fente à un de leurs
-coins, et je repris ma station pour espionner; parce que si Catherine
-avait désiré retourner à la maison, j'avais l'intention de secouer
-leur grand carreau de verre en un million de fragments pour peu qu'ils
-eussent refusé de la laisser partir. Mais elle était assise
-tranquillement sur le sofa. Madame Linton la débarrassa du manteau gris
-de la laitière que nous avions emprunté pour notre excursion. Elle
-secouait la tête et lui faisait des remontrances, je suppose: Cathy
-était une jeune lady, et ils faisaient une distinction entre la façon
-de la traiter et celle de me traiter moi-même. Alors la servante lui a
-apporté un bassin d'eau chaude et lui a lavé les pieds; M. Linton lui
-a préparé un grand verre de négus et Isabella lui a mis dans le pan
-de sa robe tous les gâteaux qu'elle avait sur une assiette, pendant
-qu'Edgar restait à distance, bouche béante. Après cela, ils ont
-séché et peigné ses beaux cheveux, ils lui ont donné une paire
-d'énormes pantoufles, et l'ont traînée auprès du feu; et quand je
-suis parti, elle était aussi gaie qu'elle pouvait l'être, partageant
-sa nourriture entre le petit chien et Skulker, dont elle pinçait le nez
-en même temps qu'elle mangeait; elle allumait une étincelle de vie
-dans les vides yeux bleus des Linton, un vague reflet de sa chère
-figure enchanteresse. Je vis qu'ils étaient stupides d'admiration; elle
-est si infiniment supérieure à eux, à tout le monde sur la terre,
-n'est-ce pas vrai, Nelly?
-
---Il va sortir de cette affaire plus de choses que vous n'en prévoyez,
-répondis-je, le couvrant et éteignant la lumière. «Vous êtes
-incurable, Heathcliff, et M. Hindley va être forcé de recourir à des
-mesures extrêmes; vous verrez si je me trompe.» Mes paroles se
-trouvèrent plus vraies que je n'aurais désiré. Cette malheureuse
-aventure rendit Earnshaw furieux. En outre, M. Linton, pour améliorer
-les choses, nous fit lui-même une visite le lendemain, et il débita au
-jeune maître un tel sermon sur la voie funeste dans laquelle il menait
-sa famille, que M. Hindley en fut très excité, et crut devoir
-considérer sérieusement la situation. Heathcliff ne fut pas battu;
-mais on lui déclara qu'au premier mot qu'il dirait à miss Catherine,
-on le mettrait dehors; et Madame Earnshaw entreprit de forcer sa
-belle-sœur à la réserve qui convenait, sitôt qu'elle serait
-rentrée, se promettant d'y employer l'art et non la force, car par la
-force elle ne serait jamais arrivée à rien.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-
-Cathy resta cinq semaines à Thrushcross Grange, jusqu'à Noël. Cet
-intervalle suffit pour la guérir entièrement de sa blessure à la
-cheville, et par la même occasion, ses manières s'améliorèrent
-beaucoup. Notre maîtresse lui faisait de fréquentes visites, et
-commençait son plan de réforme en essayant d'exciter l'amour-propre et
-la dignité de la jeune fille à force de belles robes et de flatteries.
-À cela elle réussit aisément, de sorte que, au lieu d'une petite
-sauvage farouche et échevelée, sautant par la maison, et se démenant
-pour nous mettre tous hors d'haleine, nous vîmes descendre d'un joli
-poney noir une personne très digne, avec des boucles de cheveux bruns
-apparaissant sous une toque ornée d'une plume, et vêtue d'un long
-manteau de laine, qu'elle était forcée de retenir avec les deux mains
-pour pouvoir marcher. Hindley l'aida à descendre de son cheval,
-s'écriant d'un air ravi: «Eh quoi, Cathy, vous voilà tout à fait une
-beauté! J'aurais eu peine à vous reconnaître: vous avez maintenant
-l'air d'une dame. Isabella Linton n'est rien en comparaison d'elle,
-n'est-ce pas vrai, Frances?--Isabella n'a pas ses avantages naturels,
-répliqua sa femme; mais il faut qu'elle soit sage, et ne recommence pas
-ici à être une petite sauvage. Ellen, aidez miss Catherine à se
-déshabiller. Restez tranquille, ma chère, vous allez déranger vos
-boucles, laissez-moi dénouer votre chapeau.»
-
-J'enlevai le manteau, et au-dessous, je vis briller une longue robe de
-soie, des bas blancs et des bottines vernies; ses yeux étincelaient
-gaîment quand elle vit les chiens accourir en bondissant pour lui
-souhaiter la bienvenue; mais c'est à peine si elle osa les toucher par
-crainte qu'ils ne salissent ses beaux vêtements. Elle me baisa
-gentiment: j'étais toute couverte de farine à faire les gâteaux de
-Noël et il n'aurait pas fait bon de m'embrasser; après quoi, elle
-regarda tout autour d'elle pour chercher Heathcliff. Monsieur
-et Madame Earnshaw étaient très inquiets de la façon dont ils se
-rencontreraient, pensant qu'on pourrait alors se rendre compte en
-quelque mesure de la difficulté qu'il y aurait à séparer les deux
-amis.
-
-Heathcliff fut d'abord malaisé à découvrir. Si lui et les autres ne
-prenaient aucun soin de lui avant le départ de Catherine, ç'avait
-été dix fois pire depuis. Personne que moi-même, n'avait l'attention
-de lui dire qu'il était sale, et de le forcer à se laver, au moins une
-fois par semaine; et il est rare que les enfants de son âge trouvent
-d'eux-mêmes du plaisir dans le savon et l'eau; aussi, pour ne pas
-parler de ses vêtements qui avaient traîné trois mois dans la boue et
-la poussière, et de son épaisse chevelure jamais peignée, sa figure
-et ses mains étaient affreusement sales. Il avait bien raison de se
-cacher derrière le siège, en apercevant cette brillante et gracieuse
-demoiselle qui entrait dans la maison, au lieu de l'inculte
-contre-partie de lui-même qu'il attendait. «Est-ce que Heathcliff
-n'est pas ici? demanda-t-elle, retirant ses gants, et laissant voir des
-doigts d'une blancheur admirable.»
-
---Heathcliff, vous pouvez avancer, cria M. Hindley, joyeux de sa
-déconfiture, et heureux de voir dans quel état le répugnant garnement
-serait forcé de se présenter. Vous pouvez venir et souhaiter la
-bienvenue à miss Catherine, comme les autres domestiques.
-
-Cathy, apercevant son ami dans sa retraite, s'élança pour l'embrasser;
-en une seconde, elle déposa sept ou huit baisers sur sa joue; puis elle
-s'arrêta, se recula, et éclata de rire en s'écriant: «Eh, quelle
-noire et méchante figure vous avez, et combien drôle et laid! Mais
-c'est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabella Linton. Eh
-bien, Heathcliff, m'avez-vous oubliée?»
-
-Elle avait quelque raison pour faire cette question, car la honte et
-l'orgueil avaient jeté une ombre sur la contenance du garçon et le
-tenaient immobile.
-
---Serrez-lui la main, Heathcliff, dit M. Earnshaw d'un ton de
-condescendance. Une fois par hasard, c'est permis.
-
---Je ne veux pas, répondit le garçon, retrouvant enfin sa langue; je
-ne veux pas rester ici pour qu'on rie de moi. Je ne le supporterai pas!
-
-Et il voulut s'échapper, mais Cathy le saisit de nouveau.
-
---Je n'ai pas eu l'intention de rire de vous, lui dit-elle; je n'ai pas
-pu m'en empêcher; Heathcliff, serrez-moi la main, au moins. De quoi
-êtes-vous grognon? C'était seulement que vous aviez l'air singulier.
-Si vous voulez laver votre figure et brosser vos cheveux, ce sera
-parfait: mais vous êtes si sale!--Elle regardait avec intérêt les
-doigts tout poussiéreux qu'elle tenait dans les siens, et aussi sa
-robe, que le contact d'Heathcliff n'avait pas dû embellir.
-
---Vous n'aviez pas besoin de me toucher! répondit-il, suivant ses
-regards et retirant sa main. Je serai aussi sale qu'il me plaira; et
-j'aime à être sale, et je serai sale.
-
-Là-dessus, il s'élança la tête la première hors de la chambre, au
-grand amusement du maître et de la maîtresse, et aussi au grand émoi
-de Catherine, qui ne pouvait comprendre comment ses remarques avaient
-fait pour produire une telle explosion de mauvaise humeur.
-
-Après avoir rempli auprès de la nouvelle venue le rôle de femme de
-chambre, et avoir mis mes gâteaux dans le four, et avoir égayé la
-maison et la cuisine avec de grands feux comme il convenait pour la
-veillée de Noël, je me préparais à m'asseoir en chantant des noëls,
-toute seule; sans faire attention à l'affirmation de Joseph qui
-considérait les rythmes joyeux que j'avais pris comme constituant de
-vraies chansons. Lui s'était retiré pour prier à part dans sa
-chambre; et Monsieur et Madame Earnshaw occupaient l'attention de la
-demoiselle en lui montrant toutes sortes de petites babioles qu'ils
-avaient achetées pour qu'elle en fît présent aux Linton, en
-reconnaissance de leurs bontés. On avait invité Isabella et Edgar à
-passer la journée du lendemain à Wuthering Heights, et l'invitation
-avait été acceptée, à une seule condition: Madame Linton avait
-demandé que ses chéris eussent à être tenus soigneusement séparés
-de ce «misérable garçon mal embouché».
-
-C'est dans ces circonstances que je restai seule au coin du feu. Je
-savourais la riche odeur des épices qui cuisaient; j'admirais les
-instruments de cuisine tout reluisants, l'horloge somptueuse enfermée
-dans un couvercle de bois de houx, les cruches d'argent rangées
-sur un plateau et prêtes pour être remplies d'ale chaud avant
-le dîner; et par-dessus tout, la pureté sans tâche de ce qui était
-particulièrement confié à mes soins, du plancher récuré et bien
-balayé. J'admirais intérieurement chacun de ces objets autant qu'il
-convenait; puis je me rappelais comment le vieil Earnshaw avait
-l'habitude de venir quand tout était en place, et de m'appeler une
-petite fille bien adroite et de glisser un schilling dans ma main comme
-cadeau de Noël; et de là je vins à penser à son attachement pour
-Heathcliff, à la peur qu'il avait que l'enfant n'eut à souffrir après
-sa mort de la négligence des siens; et cela me conduisit naturellement
-à considérer la situation présente du pauvre garçon; et au lieu de
-chanter je sentis une envie de pleurer. Pourtant, je me dis bientôt
-qu'il serait plus sage d'essayer de réparer quelques-uns des torts
-commis envers Heathcliff que de verser des larmes sur eux: je me levai
-et allai dans la cour pour le chercher; je le trouvai caressant le poil
-lustré du nouveau poney dans l'étable, et nourrissant les autres
-bêtes à son habitude.
-
---Hâtez-vous, Heathcliff, lui dis-je, on est si bien dans la cuisine,
-et Joseph est remonté; hâtez-vous, et laissez-moi vous habiller
-gentillement avant que miss Cathy ne sorte de sa chambre, et alors vous
-pourrez vous asseoir ensemble, avec tout le foyer pour vous deux, et
-avoir une longue causette jusqu'au moment de vous coucher.
-
-Il continuait son travail sans tourner une seule fois la tête vers moi.
-
---Venez, viendrez-vous? continuai-je; il y a un petit gâteau pour
-chacun de vous, qui sera prêt dans un instant; et vous avez besoin
-d'une demi-heure pour vous habiller.
-
-J'attendis cinq minutes, mais n'obtenant aucune réponse, je le quittai.
-Catherine soupa avec son frère et sa belle-sœur. Joseph et moi, nous
-nous joignîmes pour un repas tout à fait insociable, assaisonné de
-reproches, d'un côté, et d'insolence de l'autre. Le gâteau et le
-fromage d'Heathcliff restèrent sur la table toute la nuit pour les
-fées. Il s'arrangea pour continuer son travail jusqu'à neuf heures,
-après quoi il s'en alla, muet et sombre, dans sa chambre. Cathy resta
-debout très tard, ayant un monde de choses à ordonner pour la
-réception de ses nouveaux amis; une fois elle vint dans la cuisine pour
-parler à son ami d'autrefois; mais il n'y était pas, de sorte qu'elle
-se contenta de demander ce qu'il avait, et sortit. Le lendemain matin,
-le garçon se leva de bonne heure, mais comme c'était un jour de fête,
-il s'enfuit avec sa mauvaise humeur vers les bruyères et ne reparut que
-lorsque la famille fut partie pour l'église. Le jeûne et la réflexion
-semblaient l'avoir amené à un meilleur esprit. Il resta quelques
-instants accroché autour de moi, puis, s'étant armé de tout son
-courage, il s'écria tout à coup:
-
---Nelly, faites-moi propre, j'ai l'intention d'être bon.
-
---Il est bien temps, Heathcliff, lui dis-je, vous avez fâché
-Catherine: elle regrette d'être revenue. C'est comme si vous étiez
-jaloux d'elle parce qu'on pense plus à elle qu'à vous.
-
-L'idée d'être jaloux d'elle était incompréhensible pour lui; mais
-l'idée de la voir fâchée, il la comprenait assez clairement.
-
---Est-ce qu'elle vous l'a dit, qu'elle était fâchée? demanda-t-il
-d'un air très sérieux.
-
---Elle a pleuré quand je lui ai dit que vous étiez reparti ce matin.
-
---Eh bien moi j'ai pleuré hier soir, répliqua-t-il, et j'avais plus de
-raisons pour pleurer qu'elle.
-
---Oui, vous aviez cette raison que vous alliez au lit avec un cœur
-orgueilleux et un estomac vide. Les gens fiers entretiennent en eux de
-mauvais chagrins. Mais si vous avez honte de votre méchante humeur, il
-faut que vous demandiez pardon, voyez-vous, quand elle va rentrer. Vous
-aurez à aller la trouver et à offrir de l'embrasser, et à lui
-dire--vous savez mieux que moi ce qu'il y a à lui dire,--seulement
-faites-le de bon cœur, et non pas comme si vous croyiez que sa grande
-toilette a fait d'elle une étrangère. Et maintenant, malgré que j'aie
-à préparer le dîner, je vais dérober un moment pour vous arranger,
-si bien qu'Edgar Linton aura tout à fait l'air d'une poupée à côté
-de vous. C'est d'ailleurs l'air qu'il a. Vous êtes plus jeune, et
-pourtant, je le jurerais, vous êtes plus haut et deux fois aussi large
-des épaules; vous pourriez l'abattre par terre en un clin d'œil. Ne
-sentez-vous pas que vous le pourriez?
-
-La figure d'Heathcliff s'éclaira un moment, puis elle s'obscurcit de
-nouveau, et il eut un soupir.
-
---Mais, Nelly, si je l'abattais par terre vingt fois, cela ne le
-rendrait pas moins joli, ni moi davantage. Ce que je voudrais, ce serait
-d'avoir des cheveux blonds et la peau fine, et d'être aussi bien vêtu
-et aussi bien élevé que lui, et d'avoir une chance d'être aussi riche
-qu'il doit l'être.
-
---Et de crier pour appeler maman à chaque instant, ajoutai-je, et de
-trembler si un petit paysan levait son poing sur vous, et de rester
-assis à la maison toute la journée pour une méchante averse? Oh
-Heathcliff, vous montrez là un bien pauvre esprit. Venez à la glace,
-et je vais vous montrer ce que vous devriez désirer. Voyez-vous ces
-deux lignes entre vos yeux et ces épais sourcils qui, au lieu d'être
-relevés et arqués, sont baissés par le milieu; et cette paire de
-méchants yeux noirs de vrai diable, si profondément enfoncés, qui
-jamais n'ouvrent franchement leurs fenêtres, et qui regardent
-en-dessous comme des espions de l'enfer? Consentez et apprenez à
-caresser comme il faut ces boucles maussades, à ouvrir franchement vos
-paupières, et à changer ces diables en deux anges, confiants et
-innocents, ne soupçonnant rien, et voyant partout des amis là où il
-n'est pas certain qu'ils ont affaire à des ennemis. Ne gardez pas cette
-expression d'un vieux chien vicieux qui a l'air de savoir que les coups
-de pied qu'il reçoit sont ce qui lui est dû, et qui cependant déteste
-le monde entier aussi bien que celui qui donne les coups de pied, pour
-la peine qu'on lui fait souffrir.
-
---Autrement dit, je dois désirer d'avoir les grands yeux bleus et le
-front découvert d'Edgar Linton, répliqua-t-il. Eh bien c'est ce que je
-fais, mais ce n'est pas ce qui me permettra de les avoir.
-
---Un bon cœur vous aidera à avoir une bonne figure, mon garçon,
-continuai-je, quand même vous seriez un vrai nègre, et un mauvais
-cœur changera la meilleure figure en quelque chose de pire que ce qu'il
-y a de plus laid. Et maintenant que nous avons fini de nous laver, de
-nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne pensez pas que vous
-êtes plutôt un joli garçon? Je vous le dis, moi, que vous en êtes
-un. Qui sait si votre père n'était pas un empereur de Chine, et votre
-mère une reine indienne, l'un et l'autre capables d'acheter, avec leur
-revenu d'une semaine, Wuthering Heights et Thrushcross-Grange d'un seul
-coup? Et vous avez été volé par de méchants matelots et amené en
-Angleterre. Si j'étais à votre place, je me ferais une haute idée de
-ma naissance, et l'idée de ce que j'aurais été d'abord me donnerait
-du courage et de la dignité pour supporter l'oppression d'un petit
-fermier.
-
-Je bavardais de cette façon, et Heathcliff perdait par degrés son air
-soucieux, et commençait à avoir une figure tout à fait aimable,
-lorsque notre conversation fut interrompue par un bruit sourd qui
-remontait dans la route et entrait dans la cour. Il courut à la
-fenêtre et moi à la porte, juste à temps pour voir les deux Linton
-descendre de la voiture de famille, enveloppés de manteaux et de
-fourrures, et pour voir les Earnshaw sauter en bas de leurs chevaux, car
-il leur arrivait souvent l'hiver d'aller à cheval à l'église.
-Catherine prit par la main chacun des enfants et les conduisit dans la
-maison, et les installa devant le feu, qui ne tarda pas à mettre des
-couleurs vives sur leurs pâles visages.
-
-Je pressai mon compagnon de se hâter à présent d'aller montrer son
-aimable humeur, et il y consentit volontiers; mais la malchance voulut
-que, au moment où il ouvrait d'un côté la porte de la cuisine,
-Hindley l'ouvrait de l'autre côté. Ils se rencontrèrent, et le
-maître, irrité de le voir propre et gai, ou peut-être désireux de
-garder la promesse faite à Madame Linton, le fit reculer d'une poussée
-soudaine et ordonna d'un ton fâché à Joseph de garder le gaillard
-hors de la chambre, de l'envoyer au grenier jusqu'à la fin du dîner:
-
---Il ne manquera pas de fourrer ses doigts dans les tartes et de voler
-les fruits, si on le laisse seul à la cuisine une minute.
-
---Non, monsieur, ne pus-je m'empêcher de répondre, il ne touchera à
-rien pour ce qui est de lui, et je suppose qu'il faut qu'il ait sa part
-des friandises aussi bien que nous.
-
---C'est de ma main qu'il aura sa part, si je l'attrape à descendre
-avant la nuit, cria Hindley. Dehors, vagabond; eh quoi, vous faites
-l'essai du peigne, hein? Attendez que je vous débarrasse de ces
-élégantes boucles, voyez un peu si je ne pourrais pas les tirer pour
-les allonger.
-
---Elles sont déjà assez longues, observa le jeune Linton qui s'était
-approché de la porte et regardait à la dérobée. Je m'étonne
-qu'elles ne lui donnent pas mal à la tête. C'est comme s'il avait une
-crinière de pouliche au-dessus des yeux.
-
-Il avait hasardé cette remarque sans aucune intention injurieuse; mais
-la violente nature d'Heathcliff n'était pas préparée à endurer
-l'ombre d'une impertinence de la part de quelqu'un qu'il semblait depuis
-lors haïr comme un rival. Il saisit une soupière pleine de sauce de
-pommes chaude, la première chose qui lui tomba sous la main, et la
-lança en plein sur la figure et le cou du petit Linton; celui-ci
-commença aussitôt une lamentation qui fit accourir Isabella et
-Catherine. Hindley Earnshaw empoigna le coupable et le conduisit à sa
-chambre; et là sans doute il lui administra un dur remède pour le
-guérir de son accès de passion, car, en revenant, il était rouge et
-essoufflé. Je pris un torchon et je frottai avec un peu de dépit le
-nez et la bouche d'Edgar, affirmant que cela lui apprendrait à se
-mêler des affaires d'autrui. Sa sœur commença à pleurer et à
-demander à rentrer à la maison, et Cathy se tenait là, confuse,
-rougissant pour tout le monde.
-
---Vous n'auriez pas dû lui parler, dit-elle au jeune Linton. Il était
-de mauvaise humeur et maintenant vous avez gâté votre visite; et il
-sera battu, je le hais d'être battu! Je ne pourrai pas manger mon
-dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar?
-
---Je ne lui ai pas parlé, sanglotait l'enfant s'échappant de mes
-mains, et achevant de se nettoyer avec son mouchoir de batiste. J'ai
-promis à maman de ne pas lui dire un mot.
-
---Allons, ne pleurez pas, répondit Catherine dédaigneusement, on ne
-vous a pas tué. Soyez sage, voilà mon frère qui vient, restez
-tranquille! Silence, Isabella, est-ce que quelqu'un vous a blessée,
-vous?
-
---Allons, allons, enfants, asseyez-vous à vos places, cria Hindley,
-accourant. Cette brute d'enfant m'a joliment échauffé. La prochaine
-fois, maître Edgar, prenez la loi dans vos poings, cela vous donnera de
-l'appétit.
-
-L'aspect et l'odeur du festin rendirent à la petite bande sa
-tranquillité d'esprit. Tous avaient faim après leur course; et comme
-il ne leur était arrivé aucun mal réel, ils n'eurent pas de peine à
-se consoler. M. Earnshaw distribuait d'abondantes portions, et la
-maîtresse les égayait par l'entrain de sa causerie. Je restai debout
-derrière sa chaise. Je souffrais de voir Catherine, les yeux secs et
-l'air indifférent, commencer à couper l'aile d'une oie placée devant
-elle. «C'est une enfant sans cœur, pensais-je; comme elle oublie
-légèrement les souffrances de son ancien compagnon de jeu! Je ne
-l'aurais pas imaginée si égoïste.» Elle porta une bouchée à ses
-lèvres, puis la reposa de nouveau. Ses joues rougirent et je vis les
-larmes jaillir de ses yeux. Elle fit glisser à terre sa fourchette, et
-se hâta de se baisser sous la table pour cacher son émotion. Je ne
-pouvais pas continuer à l'appeler une fille sans cœur, car je vis
-qu'elle était toute la journée dans le purgatoire, et qu'elle
-s'épuisait à trouver une occasion de rester seule, ou de rendre une
-visite à Heathcliff, qui avait été enfermé par le maître, comme je
-le découvris en essayant de lui monter en secret un plat de nourriture.
-
-Le soir, il y eut une danse. Cathy demanda alors à ce qu'il fut remis
-en liberté, parce qu'Isabella Linton n'avait pas de partenaire; mais
-ses efforts furent vains, et c'est moi qui fus désignée pour remplir
-la place vacante. L'excitation de l'exercice nous débarrassa de tout
-chagrin, et notre plaisir fut accru par l'arrivée de la fanfare de
-Gimmerton, en tout plus d'une quinzaine: une trompette, un trombone, des
-clarinettes, des bassons, des cors français et une basse-viole, sans
-parler des chanteurs. Ils vont à la ronde dans toutes les maisons
-respectables et reçoivent des cadeaux tous les Noëls, et nous
-estimâmes comme une joie de premier ordre de pouvoir les entendre.
-Quand les Noëls d'usage furent chantés, nous les installâmes à
-chanter des chansons et des lais. Madame Earnshaw aimait la musique, de
-sorte qu'ils nous en donnèrent en abondance.
-
-Catherine l'aimait aussi; mais elle dit qu'on l'entendrait plus
-doucement du haut de l'escalier, et elle monta dans l'obscurité; je la
-suivis. On ferma la porte d'en bas, car il y avait tant de monde que
-personne n'avait remarqué notre absence. Cependant Cathy, sans
-s'arrêter au haut de l'escalier, était montée jusqu'au grenier où
-l'on avait enfermé Heathcliff, et s'était mise à l'appeler. Pendant
-un moment, il refusa obstinément de répondre; elle persévéra et
-finit par le persuader de communiquer avec elle à travers les planches.
-Je laissai les pauvres créatures causer à leur aise, jusqu'au moment
-où je supposai que les chants allaient cesser et les chanteurs prendre
-de nouveau quelques rafraîchissements; alors je grimpai à l'échelle
-pour la prévenir. Mais au lieu de la trouver dehors, j'entendis sa voix
-à l'intérieur. Le petit singe avait rampé par la lucarne de l'une des
-chambres, le long du toit, dans la lucarne de l'autre, et ce fut avec la
-plus grande difficulté que je pus la décider à sortir. Quand elle
-vint, Heathcliff vint avec elle, et elle insista pour que je le prenne
-dans la cuisine: l'autre domestique, Joseph, étant allé à Gimmerton
-pour ne pas entendre le bruit de notre infernale psalmodie, comme il se
-plaisait à l'appeler. Je leur dis que je n'entendais en aucune façon
-encourager leurs tours, mais que, comme le prisonnier n'avait rien
-mangé depuis le dîner de la veille, je consentirais à le laisser
-cette fois tricher devant M. Hindley. Il descendit, je l'installai sur
-une chaise près du feu, et lui offris une quantité de bonnes choses,
-mais il était malade et ne pouvait guère manger, et mes efforts pour
-le faire manger furent inutiles. Il appuya ses deux coudes sur ses
-genoux, son menton dans ses mains, et resta plongé dans une méditation
-muette. Quand je lui demandai le sujet de ses pensées, il me répondit
-gravement:
-
---Je suis en train d'essayer de déterminer comment je pourrai repayer
-Hindley. Peu m'importe le temps qu'il faudra attendre, pourvu que j'y
-arrive à la fin. J'espère qu'il ne mourra pas avant que j'y arrive.
-
---Vous n'avez pas honte, Heathcliff! dis-je. C'est à Dieu de punir les
-méchants; nous, nous devons apprendre à pardonner.
-
---Non, Dieu n'aurait pas la satisfaction que j'aurai, répondit-il. Je
-voudrais seulement connaître le meilleur moyen. Laissez-moi seul, et je
-vais le combiner: quand je pense à cela, je ne sens pas ma peine.
-
---«Mais, monsieur Lockwood, j'oublie que ces contes ne peuvent guère
-vous divertir. Je suis désolée de songer comment j'ai pu avoir l'idée
-de bavarder de cette façon; et votre tisane est froide, et vous penchez
-la tête pour aller vous coucher. J'aurais pu vous dire l'histoire de
-Heathcliff, ou du moins tout ce que vous avez besoin d'en savoir, en une
-demi-douzaine de mots.» S'interrompant ainsi, ma ménagère se leva, et
-fit mine de mettre son ouvrage de côté, mais je me sentais incapable
-de bouger du foyer, et j'étais bien loin d'avoir sommeil:--Restez
-assise, Madame Dean, lui criai-je, restez assise encore une demi-heure.
-Vous avez très bien fait de me raconter cette histoire à loisir; c'est
-la méthode que j'aime, et il faudra que vous la finissiez dans le même
-style. Il n'y a pas un des caractères que vous avez mentionnés qui ne
-m'intéresse plus ou moins.
-
---Mais l'horloge va sonner onze heures, monsieur.
-
---N'importe, je n'ai pas l'habitude de me coucher de bonne heure. Une
-heure ou deux, c'est bien assez pour une personne qui reste au lit
-jusqu'à dix heures.
-
---Vous ne devriez pas rester couché jusqu'à dix heures. La matinée
-est déjà passée à cette heure-là. Une personne qui n'a pas fait à
-dix heures la moitié de l'ouvrage de sa journée court risque de
-laisser l'autre moitié à demi-inachevée.
-
---Pourtant, madame Dean, reprenez votre siège, car demain j'ai
-l'intention de prolonger la nuit jusqu'à midi. Je me prédis pour tout
-le moins un gros rhume.
-
---J'espère que non, monsieur. Eh bien, il faudra que vous me permettiez
-de sauter par-dessus quelque trois ans; pendant cet espace de temps,
-Madame Earnshaw...
-
---Non, non, je ne permettrai rien de tel. Connaissez-vous cette humeur
-dans laquelle, si vous êtes assis seul, et qu'un chat lèche son petit
-devant la cheminée, sous vos yeux, vous vous intéressez si
-sérieusement à l'opération qu'il suffit que le chat néglige
-seulement une oreille de son petit pour vous mettre hors de vous?
-
---Une humeur affreusement paresseuse, j'ose dire.
-
---Au contraire, très active, jusqu'à fatiguer. Et c'est mon humeur en
-ce moment, aussi je vous prie de continuer très en détail. Je
-m'aperçois que les gens de ces pays acquièrent sur les gens des villes
-la supériorité qu'une araignée dans une prison a sur une araignée
-dans un cottage, au point de vue des habitants qui les considèrent. Et
-pourtant, cet accroissement d'attractions n'est pas entièrement dû à
-la situation du témoin. Les gens d'ici vivent d'une façon plus
-sérieuse, plus intime, ils s'occupent moins de la surface, du
-changement, et des frivolités extérieures. J'imagine qu'un amour
-durant toute une vie est presque possible ici; tandis que jusqu'à
-présent j'ai toujours refusé de croire à la possibilité d'un amour
-quelconque de plus d'un an de durée.
-
---Oh! nous sommes les mêmes ici que partout ailleurs, observa Madame
-Dean, quelque peu embarrassée par mon speech.
-
---Excusez-moi, répondis-je; vous, ma bonne dame, vous êtes un démenti
-frappant à cette assertion. Sauf quelques expressions provinciales de
-peu d'importance, vous n'avez aucune trace des manières que j'étais
-habitué à considérer comme particulières à votre classe. Je suis
-sûr que vous avez pensé beaucoup plus que la généralité des
-domestiques. Le manque d'occasion de dépenser votre vie en vaines
-bagatelles vous a forcée à cultiver vos facultés de réflexion.
-
-Madame Dean se mit à rire.
-
---À coup sûr, je me considère comme une personne sage et raisonnable,
-dit-elle, mais ce n'est pas pour avoir vécu sur ces collines, et pour
-avoir vu les mêmes figures et les mêmes actions d'un bout à l'autre
-de l'année. C'est que j'ai subi une forte discipline qui m'a enseigné
-la sagesse; et puis, j'ai lu beaucoup plus que vous ne pourriez le
-supposer, M. Lockwood. Il n'y a pas un livre dans cette bibliothèque
-que je n'aie regardé et dont je n'aie tiré quelque chose: excepté
-cette rangée de livres grecs et latins, et ces livres français; et
-encore ceux-là, je les connais par ce que j'en ai vu dans les autres:
-c'est ce que vous pouvez attendre de la fille d'un pauvre homme.
-Pourtant, si vous désirez que je poursuive mon histoire à la façon
-d'une vraie commère, je veux bien continuer; et au lieu de sauter trois
-ans, je me contenterai de passer à l'été suivant, l'été de 1778,
-c'est-à-dire il y a à peu près vingt-trois ans.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-
---Un beau matin de juin est né mon premier petit nourrisson, le dernier
-de l'ancienne famille des Earnshaw. Nous étions occupées aux foins
-dans un champ éloigné lorsque la fille qui avait l'habitude de nous
-apporter à déjeuner est accourue, une heure à l'avance, traversant la
-prairie et remontant la ruelle, et m'appelant tout le temps qu'elle
-courait.
-
---Oh! un si grand bébé, cria-t-elle, le plus beau qui ait jamais
-vécu! Mais le docteur dit que Madame doit s'en aller: il dit qu'elle a
-été poitrinaire depuis plusieurs mois. Je l'ai entendu le dire à M.
-Hindley: et maintenant elle n'a rien pour la garder en vie, et elle sera
-morte avant l'hiver. Il faut que vous rentriez à la maison tout de
-suite. C'est vous qui aurez à être sa nourrice, Nelly: à le nourrir
-de sucre et de lait et à prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais
-bien être à votre place, parce que cet enfant sera tout à fait à
-vous quand il n'y aura plus Madame.
-
---Mais est-ce qu'elle est très malade? demandai-je, jetant mon râteau
-et attachant mon bonnet.
-
---Je devine qu'elle doit l'être; mais elle a l'air si brave, répondit
-la fille, et elle parle comme si elle avait l'idée de vivre pour voir
-l'enfant devenir un homme. Elle a perdu la tête de joie, l'enfant est
-si beau! Si j'étais à sa place, je suis sûre que je ne mourrais pas;
-je me sentirais mieux portante rien qu'à le regarder, malgré le
-médecin.
-
-«J'étais vraiment folle de le voir. Dame Archer a descendu le
-chérubin pour le montrer au maître de la maison, et sa figure avait
-juste commencé à s'éclairer lorsque voilà le médecin qui s'avance
-et qui dit:
-
---Earnshaw, c'est une bénédiction que votre femme ait été épargnée
-pour vous laisser ce fils. Lorsqu'elle est venue, j'ai eu le sentiment
-que nous ne la garderions pas; et maintenant, je dois vous le dire,
-l'hiver va probablement la finir. Ne vous effrayez pas et ne vous en
-désolez pas trop, il n'y a pas de remède; et puis, vous auriez dû
-être plus avisé que de choisir un pareil jonc de fille!
-
---Et qu'est-ce que le maître a répondu, demandai-je?
-
---Je crois bien qu'il a juré, mais je n'y ai pas fait attention; je
-m'efforçais pour voir l'enfant.
-
-Et elle recommença à le décrire d'un ton extasié. J'étais aussi
-excitée qu'elle et je courus bien vite à la maison pour l'admirer pour
-mon compte, et pourtant j'étais très triste au sujet d'Hindley. Il
-n'avait de place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et
-lui-même, il adorait sa femme et je ne pouvais pas m'imaginer comment
-il supporterait sa perte.
-
-En arrivant à Wuthering-Heights, je le vis debout sur la porte, et je
-lui demandai au passage comment allait l'enfant.
-
---Tout prêt à courir, Nelly, nous répondit-il en exhibant un sourire
-joyeux.
-
---Et la maîtresse? me hasardai-je à demander, le médecin dit qu'elle
-est...
-
---Au diable le médecin! fit-il en devenant tout rouge. Frances va très
-bien, elle sera tout à fait remise la semaine prochaine. Est-ce que
-vous montez? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si seulement elle
-promet de ne pas parler. Je l'ai laissée parce qu'elle ne voulait pas
-se taire, et qu'il faut qu'elle se taise; dites-lui que M. Kenneth a dit
-qu'il fallait rester tranquille.
-
-Je fis la commission auprès de Madame Earnshaw; elle semblait avoir un
-peu de délire, et me répondit gaiement:
-
---C'est à peine si j'ai dit un mot, Ellen, et alors il s'en est allé
-deux fois en pleurant. C'est bien, dites-lui que je promets de ne pas
-parler; mais cela ne m'empêchera pas de lui sourire!
-
-Pauvre âme! Jusqu'à la dernière semaine avant sa mort, cette joyeuse
-humeur ne lui a jamais manqué, et son mari persistait obstinément,
-non, furieusement à observer que sa santé s'améliorait tous les
-jours. Lorsque Kenneth l'avertit que ses remèdes étaient inutiles à
-ce degré de la maladie, et qu'il ne voulait pas l'exposer à d'autres
-dépenses en continuant à la soigner, il répliqua:
-
---Je sais que c'est inutile, elle va très bien, elle n'a plus besoin de
-vos soins. Elle n'a jamais été poitrinaire. Ce n'était qu'une
-fièvre, et elle est partie. Son pouls est aussi lent que le mien et ses
-joues aussi fraîches.
-
-Il dit la même histoire à sa femme et elle sembla le croire; mais une
-nuit, pendant qu'elle s'appuyait sur son épaule et lui disait qu'elle
-croyait ne pas pouvoir se lever le lendemain, un accès de toux la prit,
-un accès très léger. Hindley la souleva dans ses bras, elle passa ses
-deux mains autour de son cou, sa figure changea: elle était morte.
-
-Comme la fille l'avait prédit, le petit Hareton tomba complètement
-entre mes mains. M. Earnshaw, en ce qui touchait son enfant était
-content pourvu qu'il le vit en bonne santé et ne l'entendit pas
-pleurer; mais lui-même devenait désespéré, et son chagrin était de
-cette sorte qui n'admet pas les lamentations. Il ne pleurait ni ne
-priait, mais ne faisait que maudire et défier, exécrant Dieu et les
-hommes, et s'adonnant à une affreuse dissipation. Les domestiques ne
-pouvaient supporter longtemps sa conduite tyrannique et méchante:
-Joseph et moi étions les deux seuls qui consentions à rester. Je
-n'avais pas le cœur de quitter ma charge, et puis vous savez que
-j'avais été sa sœur de lait, de sorte que j'excusais sa conduite plus
-volontiers que n'aurait fait un étranger. Joseph restait pour malmener
-les fermiers et les ouvriers, et parce que sa vocation était d'être
-là où il avait une abondance de méchancetés à réprouver.
-
-Les mauvaises façons et la mauvaise société du maître formaient un
-bel exemple pour Catherine et pour Heathcliff. La façon dont il
-traitait ce dernier aurait suffi pour faire un diable d'un saint. Et en
-vérité on aurait dit que le garçon était possédé de quelque chose
-de diabolique à cette époque. Il faisait ses délices de voir Hindley
-se dégrader à jamais, et tous les jours, sa sauvagerie, sa férocité
-devenaient plus marquées. Je ne pourrais seulement pas vous dire à
-moitié quelle infernale maison nous avions. Le curé avait cessé de
-venir et personne de convenable ne s'approchait de nous, à la fin, à
-moins d'excepter les visites que faisait Edgar Linton à miss Cathy. À
-quinze ans, celle-ci était la reine de la contrée, elle n'avait pas sa
-pareille et devenait une créature superbe et hautaine. J'avoue que je
-ne l'aimais pas, une fois son enfance passée, et souvent je la vexais
-en essayant d'abattre son arrogance; et pourtant elle n'eut jamais
-d'aversion pour moi. Elle avait une constance extraordinaire pour ses
-attachements anciens; même Heathcliff tenait inaltérablement sa place
-dans son affection, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, eut
-toujours beaucoup de peine à produire sur elle une impression aussi
-profonde. C'est lui qui a été mon dernier maître: voilà son portrait
-au-dessus de la cheminée. Auparavant, il était pendu d'un côté et
-celui de sa femme de l'autre; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi
-vous auriez pu voir un peu comment elle était. Pouvez-vous distinguer
-quelque chose dans ceci?
-
-Madame Dean éleva la chandelle et je pus distinguer une figure aux
-traits doux, et offrant une ressemblance extrême avec la jeune dame des
-Heights, mais plus pensive et d'une expression plus aimable. C'était
-vraiment une image charmante. Les longs cheveux blonds s'enroulaient
-légèrement sur les tempes, les yeux étaient larges et sérieux, la
-figure presque trop gracieuse. Je n'étais pas étonné de savoir que
-Catherine Earnshaw avait pu oublier son premier ami pour celui-ci, mais
-je me demandais plutôt comment cet homme-ci, pour peu que son esprit
-ait correspondu à sa personne, avait pu s'éprendre de Catherine
-Earnshaw telle que je l'imaginais.
-
---Un bien agréable portrait, dis-je à ma ménagère, est-ce
-ressemblant?
-
---Oui, mais il avait bien meilleur air quand il était animé. Ceci est
-sa figure de tous les jours; en général, il manquait de feu.
-
-Catherine avait conservé ses relations avec Linton depuis les cinq
-semaines de son séjour parmi eux; et comme elle n'était pas tentée en
-leur compagnie de montrer les côtés rudes de sa nature, et comme elle
-avait assez de raison pour avoir honte d'être rude, en présence d'une
-aussi constante amabilité, elle en avait imposé à la vieille dame et
-au gentleman et à M. Linton, sans y penser, par son ingénieuse
-cordialité; elle avait gagné l'admiration d'Isabelle et le cœur et
-lame de son frère. Ces acquisitions l'avaient flattée dès le début,
-pleine d'ambition comme elle était, et l'avaient conduite à adopter un
-caractère doux, sans qu'elle ait eu précisément l'intention de
-tromper personne. Dans cette maison où elle avait entendu Heathcliff
-traité de «jeune ruffian vulgaire» et de «pire qu'une brute», elle
-prenait bien soin de ne pas agir comme lui: mais à la maison, elle
-n'avait que peu d'envie de pratiquer une politesse qui aurait seulement
-fait rire d'elle, et de restreindre une nature déréglée, alors qu'il
-ne pouvait en résulter pour elle ni crédit ni louange.
-
-M. Edgar avait rarement le courage de faire des visites ouvertes à
-Wuthering Heights. La réputation d'Earnshaw le terrifiait, et il
-tremblait à l'idée de le rencontrer; et pourtant nous faisions
-toujours, quand il venait, notre possible pour le recevoir poliment; le
-maître lui-même évitait de l'offenser, sachant pourquoi il venait; et
-s'il ne pouvait pas être gracieux, il se retirait de son passage. Je
-crois plutôt que sa venue là-bas déplaisait à Catherine: elle
-n'était pas artificieuse, n'aimait pas à jouer à la coquette et
-voulait évidemment empêcher ses deux amis de se rencontrer; car
-lorsque Heathcliff exprimait devant Linton le mépris qu'il avait pour
-lui, elle ne pouvait pas avoir l'air à moitié d'accord avec lui, comme
-elle faisait quand Linton témoignait du dégoût et de l'antipathie
-pour Heathcliff; elle n'osait pas traiter ces sentiments avec
-indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon n'avait
-aucune importance pour elle. J'ai ri souvent de ses perplexités, et de
-ses embarras secrets, qu'elle s'efforçait vainement de cacher à ma
-moquerie. Ceci semble le fait d'une mauvaise nature: mais elle était si
-fière qu'il semblait vraiment impossible d'avoir pitié de sa détresse
-aussi longtemps qu'elle ne serait pas amenée à plus d'humilité. Enfin
-elle se décida à avouer et à me faire sa confidence; il n'y avait
-personne autre dont elle put faire sa conseillère.
-
-Une après-midi, M. Hindley était parti et Heathcliff s'en était
-autorisé pour se donner congé. Il avait alors atteint, je crois,
-l'âge de seize ans, et sans avoir une mauvaise figure, ni manquer
-d'intelligence, il ne laissait pas de causer une impression de
-répulsion physique et morale dont il ne reste plus aucune trace dans
-son aspect d'à présent. D'abord, il avait, avec le temps, perdu tout
-le bénéfice de sa première éducation: un travail incessant et
-pénible, commencé de bonne heure et terminé tard, avait éteint en
-lui toute curiosité pour le savoir et tout amour des livres ou de
-l'étude. Son sentiment de supériorité, autrefois inculqué en lui par
-la faveur du vieux M. Earnshaw, s'était effacé. Longtemps il lutta
-pour égaler Catherine dans ses études, et quand il céda, ce fut avec
-un regret poignant, bien que silencieux: mais il dut céder
-complètement; et rien ne put prévaloir pour lui faire faire un seul
-pas en avant, dès qu'une fois il eut senti la nécessité de rester en
-arrière. En même temps, son apparence physique se mit d'accord avec sa
-dégradation mentale: il prit une démarche gauche et lourde, un regard
-vulgaire; sa réserve naturelle s'exagéra et devint une morosité
-insociable, excessive au point de lui donner un air idiot; et il faut
-croire qu'il prenait un méchant plaisir à exciter l'aversion plutôt
-que l'estime des rares personnes qui le connaissaient.
-
-Catherine et lui continuaient à rester toujours ensemble dans les
-moments de répit que lui laissait son travail; mais il avait cessé de
-lui exprimer son affection en paroles et il se refusait à ses caresses
-avec une colère soupçonneuse, comme s'il avait conscience qu'on ne
-pouvait avoir aucun plaisir à lui prodiguer de telles marques
-d'affection. Dans l'occasion que je vous disais, il vint à la maison
-pour annoncer son intention de ne rien faire. J'étais en train d'aider
-miss Cathy à s'habiller: elle n'avait pas prévu qu'il aurait l'idée
-de se reposer ce jour-là, et, s'imaginant qu'elle aurait toute la place
-pour elle seule, elle avait trouvé le moyen d'informer M. Edgar de
-l'absence de son frère: elle se préparait alors à le recevoir.
-
---Cathy, est-ce que vous êtes occupée cet après-midi, demanda
-Heathcliff, est-ce que vous allez quelque part?
-
---Non, il pleut.
-
---Alors, pourquoi avez-vous mis cette robe de soie? Personne ne va venir
-ici, j'espère?
-
---Pas que je sache, murmura Miss: mais vous devriez être déjà aux
-champs, Heathcliff, il est une heure, je vous croyais parti.
-
---Hindley ne nous délivre pas souvent de sa maudite présence, observa
-le garçon, je ne travaillerai plus aujourd'hui, je resterai avec vous.
-
---Oh! mais Joseph le dira! Vous feriez mieux d'aller travailler.
-
---Joseph est en train de charger de la chaux de l'autre côté de
-Pennistone Crags: «ça le retiendra jusqu'à la nuit, et il ne saura
-rien». Il s'approcha du feu et s'assit. Catherine réfléchit un
-instant, les sourcils froncés, elle jugea nécessaire de préparer les
-voies.
-
---Isabella et Edgar Linton ont parlé de venir cet après-midi,
-dit-elle, après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les
-attends guère; mais il se peut qu'ils viennent, et s'ils viennent, vous
-courez le risque d'être grondé inutilement.
-
---Commandez à Ellen de dire que vous êtes occupée. Cathy, ne me
-chassez pas pour ces pitoyables et odieux amis que vous avez-là. Je
-suis souvent sur le point de me plaindre de ce qu'ils......, mais je ne
-veux pas.
-
---De ce qu'ils quoi? cria Catherine, le regardant d'un air troublé. Oh
-Nelly, ajouta-t-elle vivement en arrachant sa tête de mes mains, vous
-avez peigné mes cheveux dans le mauvais sens. C'est assez, laissez-moi
-seule. De quoi êtes-vous sur le point de vous plaindre, Heathcliff?
-
---De rien, seulement regardez cet almanach sur le mur, dit-il en
-montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre: voyez, les
-croix sont pour marquer les soirées que vous avez passées avec les
-Linton, les points, pour marquer celles que vous avez passées avec moi.
-Voyez-vous? J'ai marqué tous les jours.
-
---Oui, quelle folie! comme si j'y faisais attention! répondit aigrement
-Catherine. Et quel est le sens de tout cela?
-
---De montrer que moi, j'y fais attention, dit Heathcliff.
-
---Et voudriez-vous que je reste toujours assise avec vous?
-demanda-t-elle, s'irritant toujours davantage. Quel profit y
-gagnerais-je? De quoi pouvez-vous causer? Un muet ou un enfant feraient
-plus pour m'amuser que vous ne faites.
-
---Vous ne m'avez jamais dit auparavant que je parlais trop peu ou que
-vous vous déplaisiez en ma compagnie, Cathy! s'écria Heathcliff, très
-agité.
-
---Il n'y a pas de compagnie du tout quand les gens ne savent rien, ni ne
-disent rien, murmura-t-elle.
-
-Son compagnon s'était levé, mais il n'eut pas le temps d'exprimer
-davantage ses sentiments, car le pas d'un cheval résonna sur les
-dalles, et, après avoir frappé doucement, le jeune Linton entra, la
-figure toute brillante de joie d'avoir été ainsi mandé à
-l'improviste. Il est évident que Catherine dut remarquer la différence
-entre ses deux amis, dans ce moment où l'un entrait et l'autre sortait.
-C'était un contraste comme celui que vous voyez lorsque vous passez
-d'un pays à charbon aride et montueux, dans une belle et fertile
-vallée. La voix et la façon de saluer n'étaient pas moins
-différentes que la figure. Edgar avait une manière de parler douce et
-délicate, et il prononçait ses mots comme vous le faites,
-c'est-à-dire avec moins de rudesse que nous ne le faisons ici, et plus
-mollement.
-
---Je ne suis pas en avance, n'est-ce pas? dit-il en me lançant un
-regard, car je m'étais mise à essuyer la vaisselle et à ranger
-quelques tiroirs à l'autre bout du dressoir.
-
---Non, répondit Catherine.
-
---Que faites-vous là, Nelly?
-
---Mon ouvrage, miss, répondis-je.
-
-Il faut vous dire que M. Hindley m'avait recommandé de me mettre
-toujours en tiers dans ces visites privées de Linton.
-
-Elle fit un pas derrière moi et me murmura d'un ton taché:
-
---Enlevez loin d'ici vous-même et vos torchons; quand il y a de la
-compagnie à la maison, les domestiques ne commencent pas à faire des
-nettoyages dans la chambre où ils sont.
-
---L'occasion est bonne à présent que mon maître est sorti,
-répondis-je tout haut; il n'aime pas que je remue toutes ces choses en
-sa présence. Je suis sûre que M. Edgar m'excusera.
-
---Et moi, c'est vous que je n'aime pas pour y toucher en ma présence,
-s'écria impérieusement la jeune dame sans laisser à son hôte le
-temps de parler: depuis la petite discussion avec Heathcliff, elle avait
-vainement cherché à reprendre son égalité d'humeur.
-
---J'en suis bien fâchée, miss Catherine, fut ma réponse, et je me
-remis assidûment à mon travail.
-
-Elle, supposant qu'Edgar ne pourrait la voir, m'arracha le torchon des
-mains et me pinça rageusement le bras en le tordant sous son étreinte.
-Je vous ai déjà dit que je ne l'aimais pas et que je trouvais plutôt
-du plaisir à mortifier de temps à autre sa vanité; de plus, elle
-m'avait fait beaucoup de mal en me pinçant, de sorte que je me levai de
-sur mes genoux et me mis à crier:
-
---Oh, miss, voilà un tour déloyal! Vous n'avez aucun droit de me
-pincer et je n'ai pas l'intention de le supporter.
-
---Je ne vous ai pas touchée, créature menteuse! cria-t-elle, pendant
-que ses doigts frémissaient du désir de recommencer et que ses
-oreilles rougissaient de rage. Elle n'avait jamais eu le pouvoir de
-cacher sa passion, et celle-ci ne manquait jamais de la mettre en feu
-tout entière.
-
---Et qu'est-ce que ceci, alors? répondis-je, lui montrant pour la
-réfuter une marque d'un rouge bien caractérisé.
-
-Elle tapa du pied, hésita un moment, puis irrésistiblement poussée
-par le mauvais esprit qui était en elle, me frappa sur la joue, d'un
-coup cinglant qui me remplit de larmes les deux yeux.
-
---Catherine, chère amie, Catherine, s'entremit Linton, grandement
-choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole
-avait commise.
-
---Quittez la chambre, Ellen! me répéta la jeune miss toute tremblante.
-
-Le petit Hareton qui me suivait partout et qui était assis à côté de
-moi sur le plancher, se mit à pleurer lui-même dès qu'il vit mes
-larmes et à sangloter des plaintes contre la méchante tante Cathy, ce
-qui eut pour effet de tourner sa colère contre ce malheureux petit
-être: elle le saisit par l'épaule et se mit à le secouer jusqu'à ce
-que le pauvre enfant devint d'une pâleur livide et qu'Edgar, sans
-savoir ce qu'il faisait, prit les mains de la jeune fille pour le
-délivrer. En un moment l'une des mains lâcha prise, et le jeune homme
-stupéfait se la sentit appliquée sur son oreille d'une façon qu'il ne
-pouvait prendre pour de la plaisanterie. Il se recula, consterné. Je
-soulevai Hareton dans mes bras et m'en allai avec lui dans la cuisine,
-mais en laissant ouverte la porte de communication, car j'étais
-curieuse de savoir comment ils se mettraient d'accord. Le visiteur
-outragé s'avança vers l'endroit où il avait placé son chapeau, pâle
-et la lèvre tremblante.
-
---C'est parfait, me dis-je à moi-même. Soyez averti, et partez. Il est
-bien heureux que vous ayez pu avoir une idée de ses dispositions
-naturelles.
-
---Où allez-vous? demanda Catherine s'avançant vers la porte?
-
-Il se détourna et essaya de passer.
-
---Vous ne devez pas partir! s'écria-t-elle énergiquement.
-
---Je le dois et je partirai, répondit Linton d'une voix, sourde.
-
---Non, fit-elle obstinément, en lui saisissant le bras, pas encore,
-Edgar Linton, asseyez-vous, vous ne devez pas me quitter dans cette
-humeur, je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas que vous
-me rendiez malheureuse.
-
---Puis-je rester après que vous m'avez frappé? demande Linton.
-
-Catherine se taisait.
-
---Vous m'avez effrayé et rendu honteux pour vous, poursuivit Edgar. Je
-ne reviendrai plus ici.
-
-Les yeux de la jeune fille commençaient à briller et ses paupières à
-devenir humides.
-
---Et vous avez menti de parti délibéré, dit-il.
-
---Non, s'écria Catherine, recouvrant la parole, je n'ait rien fait de
-parti délibéré. Eh bien, partez si vous voulez, allez vous-en. Et
-maintenant je vais pleurer, me rendre malade à force de pleurer.
-
-Elle s'affaissa sur ses genoux, appuyée à un siège, et se mit à
-pleurer sérieusement. Edgar persévéra dans sa résolution jusqu'à ce
-qu'il se trouva dans la cour: arrivé-là, il hésita, si bien que je me
-résolus à l'encourager.
-
---Miss est terriblement méchante, monsieur, lui criai-je, aussi
-mauvaise que jamais ne le fut enfant gâté: vous feriez mieux de vous
-en retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour vous
-faire de la peine.
-
-Le pauvre garçon jetait un regard suppliant à travers la fenêtre; il
-possédait le pouvoir de partir juste autant qu'un chat possède celui
-d'abandonner une souris tuée à moitié ou un oiseau à moitié mangé.
-
---Ah, pensais-je, il n'y aura rien qui puisse le sauver, il est
-condamné, et marche à sa perte.
-
-Et c'était vrai, il se retourna tout d'un coup, rentra en courant dans
-la maison, ferma la porte derrière lui, et quand j'entrai, un moment
-après, pour les avertir que Earnshaw venait d'arriver ivre-mort et
-prêt à tout assommer (ce qui était sa disposition ordinaire dans cet
-état) je vis que la querelle avait eu simplement pour effet une
-intimité plus étroite, avait brisé les contraintes de la timidité
-juvénile, et les avait mis en état de jeter le déguisement de
-l'amitié pour s'avouer leur amour.
-
-La nouvelle de l'arrivée de M. Hindley chassa bien vite Linton vers son
-cheval et Catherine vers sa chambre. Moi-même, je m'en allai cacher le
-petit Hareton, et décharger le fusil de chasse du maître, dont il
-aimait à jouer dans ses états de folie, au grand danger de tous ceux
-qui provoquaient ou même attiraient un peu trop son attention; j'avais
-formé le projet d'enlever la décharge, pour l'empêcher de nuire si
-l'envie le prenait de tirer.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-
-Il entra, vociférant de terribles jurons, et il me surprit en train de
-cacher son fils dans le buffet de la cuisine. Hareton éprouvait la
-même terreur devant l'affection sauvage ou la fureur folle de son
-père: et en effet dans l'un des cas, il courait chance d'être
-étouffé à mort sous ses embrassements, et dans l'autre, d'être jeté
-au feu ou lancé contre le mur; aussi la pauvre créature restait-elle
-parfaitement tranquille partout où il me plaisait de la mettre.
-
---Enfin, je l'ai trouvé! cria Hindley, me tirant en arrière par la
-peau du cou comme un chien. Par le ciel et l'enfer, vous avez juré
-entre vous d'assassiner cet enfant. Je sais maintenant comment il se
-fait que je ne le vois jamais. Mais avec le secours de Satan, je vous
-ferai avaler le couteau à découper, Nelly! Vous n'avez pas besoin de
-rire, car je viens justement de fourrer Kenneth, la tête la première,
-dans le marais de Blackhorse, et deux est la même chose qu'un seul, et
-j'ai besoin de tuer quelqu'un d'entre vous, je n'aurai pas de repos que
-je ne l'aie fait.
-
---Mais je n'aime pas le couteau à découper, M. Hindley, répondis-je,
-il a servi à couper des rouges. J'aimerais mieux être fusillée, si
-vous le voulez.
-
---Vous aimeriez mieux être damnée, et c'est ce que vous serez. Il n'y
-a pas de loi en Angleterre qui puisse empêcher un homme de tenir sa
-maison propre, et la mienne est abominable. Ouvrez votre bouche.
-
-Il tenait le couteau dans sa main et poussait sa pointe entre mes dents,
-mais pour ma part, je n'étais jamais bien effrayée de ses folies. Je
-crachai et j'affirmai que le couteau avait un goût détestable, que je
-ne voudrais le prendre pour rien au monde.
-
---Oh, dit-il en me lâchant, je vois que ce hideux petit vilain n'est
-pas Hareton, je vous demande pardon, Nelly. Si c'était lui, il
-mériterait d'être écorché vif pour ne pas courir vers moi me
-souhaiter la bienvenue et pour hurler comme si j'étais un gobelin.
-Petit ours sans cœur, viens ici! Je t'apprendrai à tromper un tendre
-père. Eh bien, ne croyez-vous pas que le garçon serait plus joli si on
-le tondait, si on lui coupait les oreilles? Cela rend un chien plus
-farouche, donnez-moi des ciseaux, quelque chose de farouche, et de
-propre. Sans compter que c'est une affectation infernale, une vanité
-diabolique de tenir à nos oreilles; nous sommes suffisamment des ânes
-sans elles. Silence, enfant, silence! Eh quoi, c'est mon chéri! Sèche
-tes yeux, voilà une joie, embrasse-moi. Eh, quoi, il ne veut pas?
-Baise-moi, Hareton, baise-moi, damnation! Par Dieu, et on voudrait que
-j'élève un tel monstre! Aussi vrai que je suis vivant, je vais casser
-le cou de ce marmot.
-
-Le pauvre Hareton piaillait et se débattait de toutes ses forces dans
-les bras de son père; il redoubla ses cris lorsqu'il se vit emporté
-sur l'escalier.
-
-Je me mis à crier qu'il allait effrayer l'enfant et lui donner des
-convulsions, et je courus à sa rescousse. Au moment où je m'approchais
-d'eux, Hindley s'appuyait sur la balustrade, penché en avant, écoutant
-un bruit au-dessous de lui; il avait évidemment oublié ce qu'il tenait
-dans ses mains. «Qui est là!» demanda-t-ii, entendant quelqu'un
-s'approcher du pied de l'escalier. Moi aussi je me penchai en avant, car
-j'avais reconnu le pas de Heathcliff et je voulais lui faire signe de ne
-pas avancer, mais au moment même où je cessais de le regarder, Hareton
-fit tout à coup un saut, se délivra de la main insouciante qui le
-retenait, et tomba. À peine nous eûmes le temps d'éprouver un frisson
-d'horreur, que déjà nous vîmes que le petit malheureux était sain et
-sauf. Heathcliff arrivait au-dessous de l'escalier juste au moment
-critique; mû par une impulsion instinctive, il arrêta l'enfant dans sa
-descente, et l'ayant mis à terre sur ses pieds, leva la tête pour
-découvrir l'auteur de l'accident. Un avare qui s'est débarrassé pour
-cinq schillings d'un billet de loterie et qui découvre le lendemain
-qu'il a perdu au marché cinq mille livres, ne peut pas faire une figure
-plus désolée que Heathcliff en apercevant au-dessus de l'escalier M.
-Earnshaw. Plus clairement que ne l'auraient pu des paroles, le visage de
-Heathcliff exprimait une angoisse intense d'avoir lui-même laissé se
-perdre une occasion de vengeance. S'il avait fait nuit, je crois bien
-qu'il aurait essayé de réparer sa faute en écrasant la tête
-d'Hareton sur les degrés, mais nous avions été tous témoins de son
-salut, et déjà j'étais en bas avec ma précieuse charge pressée
-contre mon cœur. Hindley descendait plus lentement, désolé et ahuri.
-
---C'est votre faute, Ellen, me dit-il, vous auriez dû le garder loin de
-ma vue, vous auriez dû me le retirer des mains. Est-ce qu'il est
-blessé?
-
---Blessé? m'écriai-je furieuse! s'il n'est pas tué, il en restera
-idiot pour la vie. Oh! je m'étonne que sa mère ne se lève pas dans
-son tombeau pour voir de quelle façon vous en usez avec lui. Vous êtes
-pire qu'un païen; traiter de cette façon votre chair et votre sang!
-
-Il essaya de toucher l'enfant, qui, se trouvant maintenant avec moi,
-avait tout de suite fini d'écouler sa terreur en sanglots. Pourtant au
-premier doigt que son père mit sur lui, il se reprit à crier plus fort
-qu'auparavant et à se débattre comme s'il allait entrer en
-convulsions.
-
---Vous ne le toucherez pas, continuai-je. Il vous hait, tout le monde
-ici vous hait, c'est la vérité; une heureuse famille que vous avez, et
-un bel état où vous êtes arrivé!
-
---J'arriverai encore à un plus beau, Nelly! ricana cet homme égaré,
-qui avait recouvré sa dureté naturelle. À présent, emmenez loin
-d'ici vous-même et cet enfant. Et vous, Heathcliff, écoutez,
-éloignez-vous aussi, tout à fait hors de prise de mes mains et de mes
-oreilles. Je ne voudrais pas vous tuer ce soir, si ce n'est peut-être
-en mettant le feu à la maison; mais cela dépendra de ma fantaisie.
-
-En parlant ainsi, il prit une bouteille de brandy dans le dressoir et
-s'en remplit un verre.
-
---Non, ne le faites pas, suppliai-je, M. Hindley, prenez garde. Ayez
-pitié pour cet infortuné garçon, si vous n'avez aucun souci de
-vous-même.
-
---N'importe qui vaudra mieux pour lui que moi, répondit-il.
-
---Ayez pitié de votre âme, lui dis-je essayant de lui arracher le
-verre des mains.
-
---Non pas! au contraire, j'aurai grand plaisir à l'envoyer à la
-perdition, histoire de punir son auteur, cria le blasphémateur. Voici
-pour sa parfaite damnation!
-
-Il but l'eau-de-vie, et nous ordonna avec impatience de nous en aller,
-concluant cet ordre par une série d'horribles imprécations, si
-affreuses que c'est à peine si j'ose me les rappeler.
-
---C'est grand'pitié qu'il ne puisse pas se tuer lui-même à force de
-boire! observa Heathcliff, murmurant à son tour des malédictions quand
-la porte fut fermée. Il fait bien tout ce qu'il peut dans ce but, mais
-sa constitution est plus forte. M. Kenneth dit qu'il parierait sur sa
-jument que ce monstre survivra à tout le monde de ce côté de
-Gimmerton, et ne s'en ira à la tombe que comme un pécheur couvert
-d'années; à moins que quelque heureux hasard l'abatte, en dehors du
-cours des choses ordinaires.
-
-J'allai dans la cuisine, et je m'assis pour faire dormir mon petit
-agneau. Je supposais que Heathcliff s'en était allé dans la grange;
-mais j'appris plus tard qu'il s'était contenté d'aller à l'autre
-côté de la chambre, et que là il s'était abattu sur un banc, adossé
-au mur, loin du feu; il y était resté sans rien dire.
-
-J'étais occupée à bercer Hareton sur mes genoux en fredonnant une
-chanson lorsque Miss Cathy, qui m'avait entendue de sa chambre, passa la
-tête à la porte et murmura.
-
---Êtes-vous seule, Nelly?
-
---Oui, miss, répondis-je.
-
-Elle entra et s'approcha du foyer. Je la regardai, supposant qu'elle
-allait me dire quelque chose. L'expression de sa figure semblait
-embarrassée et anxieuse. Ses lèvres étaient à demi-entr'ouvertes,
-comme si elle voulait parler, mais au lieu d'une phrase, c'est un soupir
-qui s'en échappa. Je n'avais pas oublié sa conduite récente et je
-repris ma chanson.
-
---Où est Heathcliff? dit-elle m'interrompant.
-
---À son ouvrage dans l'étable, lui répondis-je.
-
-Heathcliff ne me contredit pas; peut-être s'était-il assoupi.
-
-De nouveau suivit un long silence pendant lequel je vis une larme ou
-deux descendre de la joue de Catherine et tomber sur le plancher.
-«Aurait-elle un regret de sa honteuse conduite? me demandais-je. Voilà
-qui serait nouveau; mais elle fera comme elle voudra pour arriver à son
-sujet, je ne l'y aiderai pas.»--Mais non, elle ne s'inquiétait guère
-d'aucun sujet, sauf de ce qui la touchait elle-même.
-
---Oh, chère, fit-elle, je suis très malheureuse!
-
---Quelle pitié, vous êtes difficile à satisfaire; tant d'amis et si
-peu de soucis, et vous ne pouvez pas vous tenir pour contente!
-
---Nelly, voulez-vous me garder un secret? poursuivit-elle,
-s'agenouillant auprès de moi et levant sur moi ses yeux caressants,
-avec un de ces regards qui chassent la mauvaise humeur lors même qu'on
-a les meilleures raisons pour s'y laisser aller.
-
---Votre secret vaut-il la peine qu'on le garde? demandai-je d'un ton
-moins maussade.
-
---Oui, et il me tourmente, et il faut que je m'en épanche. J'ai besoin
-de savoir ce que je dois faire. Edgar Linton m'a demandé aujourd'hui
-d'être sa femme, et je lui ai donné une réponse. Mais avant que je
-vous dise si cette réponse a été un consentement ou un refus,
-dites-moi, vous, ce qu'elle aurait dû être.
-
---En vérité, miss Catherine, comment puis-je le savoir? répondis-je.
-Si je songe à la manifestation que vous avez faite en sa présence cet
-après-midi, je peux dire à coup sûr qu'il aurait été sage pour vous
-de le refuser; car pour avoir demandé votre main après cette scène,
-il faut qu'il soit, ou désespérément stupide, ou bien le plus
-téméraire des fous.
-
---Si vous parlez de cette façon, je ne vous dirai rien de plus,
-répondit-elle aigrement en se relevant. J'ai accepté sa demande,
-Nelly. Bien vite, dites-moi si j'ai eu tort.
-
---Vous l'avez acceptée! Alors à quoi bon discuter ce sujet? Vous avez
-engagé votre parole et ne pouvez pas la retirer.
-
---Mais dites si j'ai eu raison de le faire! dites, s'écria-t-elle d'un
-ton irrité en tordant ses mains et en fronçant ses sourcils.
-
---Il y a bien des choses à considérer avant de pouvoir répondre
-convenablement à cette question. D'abord et avant tout, aimez-vous M.
-Edgar?
-
---Qui peut y remédier? Naturellement, je l'aime, répondit-elle.
-
-Alors je lui fis subir l'interrogatoire suivant:
-
---Pourquoi l'aimez-vous, miss Cathy?
-
---Quelle folie! je l'aime; cela suffit.
-
---Nullement, dites pourquoi.
-
---Eh bien, parce qu'il est beau et qu'il est agréable d'être avec lui.
-
---Mauvais! déclarai-je.
-
---Et parce qu'il est jeune et gai.
-
---Mauvais aussi.
-
---Et parce qu'il m'aime.
-
---Ceci est indifférent.
-
---Et puis il sera riche et j'aimerai à être la plus grande dame du
-voisinage et je serai fière d'avoir un tel mari.
-
---Voilà le pire de tout. Et maintenant dites comment vous l'aimez.
-
---Comme chacun aime. Vous êtes niaise, Nelly.
-
---Pas du tout, répondez.
-
---J'aime le sol sous ses pieds et l'air sur sa tête, et tout ce qu'il
-touche, et tout ce qu'il dit. J'aime tous ses regards et toutes ses
-actions, et lui tout entier. Voilà.
-
---Et pourquoi!
-
---Non, vous en faites une plaisanterie, c'est très méchant! Ce n'est
-pas une plaisanterie pour moi, dit la jeune dame en se renfrognant et en
-se retournant vers le feu.
-
---Je suis loin de plaisanter, miss Catherine, répondis-je. Vous aimez
-M. Edgar parce qu'il est beau et jeune, et riche et qu'il vous aime. Ce
-dernier trait pourtant n'a pas d'importance, car il est probable que
-vous l'aimeriez sans cela, et que même avec cela vous ne l'aimeriez
-pas, s'il ne possédait pas les autres qualités.
-
---Oui, cela est sûr: j'aurais seulement pitié de lui, ou peut-être je
-le haïrais s'il était laid et grotesque.
-
---Mais il y a plusieurs autres jeunes gens beaux et riches dans le
-monde, il y en a de plus beaux et de plus riches que lui; qu'est-ce qui
-vous empêcherait de les aimer?
-
---S'il y en a, ils sont hors de mon chemin. Je n'en ai rencontré aucun
-comme Edgar.
-
---Vous pourrez en rencontrer; et puis, Edgar ne sera pas toujours beau,
-ni jeune, et il peut ne pas toujours être riche.
-
---Il l'est maintenant, et je n'ai à faire qu'au présent, je voudrais
-que vous parliez d'une façon un peu raisonnable.
-
---Eh bien, ceci tranche la question; si vous n'avez à faire qu'au
-présent, mariez-vous avec M. Linton.
-
---Je n'ai pas besoin de votre permission pour cela; à coup sûr il faut
-que je me marie avec lui, mais vous ne m'avez pas encore dit si j'avais
-raison.
-
---Parfaitement raison, si on a raison de se marier seulement pour le
-présent. Et maintenant, dites-moi de quoi vous pouvez être
-malheureuse. Votre frère sera enchanté, la vieille dame et le vieux
-monsieur ne feront pas d'objections, je pense; vous vous échapperez
-d'une maison incommode et en désordre pour aller dans une autre qui
-sera riche et respectable; et vous aimez Edgar, et Edgar vous aime. Tout
-semble simple et facile: où donc est l'obstacle?
-
---Ici! et là! répondit Cathy mettant une main sur son front et l'autre
-sur sa poitrine: dans l'endroit quel qu'il soit ou demeure l'âme. Dans
-mon âme et dans mon cœur, je suis convaincue que j'ai tort.
-
---Voilà qui est bien étrange; je ne vous comprends pas.
-
---C'est mon secret. Mais si vous voulez ne pas vous moquer de moi, je
-vous l'expliquerai. Je ne puis le faire distinctement, mais je vous
-donnerai un sentiment de ce que je sens.
-
-Elle s'assit de nouveau près de moi, sa figure était devenue plus
-triste et plus grave, et ses mains jointes tremblaient.
-
---Nelly, est-ce qu'il vous arrive de rêver des rêves bizarres?
-dit-elle tout à coup après quelques minutes de réflexion.
-
---Oui, de temps à autre, répondis-je.
-
---Et à moi aussi. J'ai rêvé dans ma vie des rêves qui depuis ne
-m'ont jamais quittée et ont changé mes idées; ils se sont infiltrés
-en moi partout, comme le vin dans l'eau, et ils ont altéré la couleur
-de mon esprit. En voici un, je vais vous le dire; mais prenez bien soin
-de ne sourire d'aucune de ses parties.
-
---Oh, ne me le dites pas, miss Cathy! criai-je. Notre vie est déjà
-assez lugubre sans qu'il y ait encore besoin d'appeler des fantômes et
-des visions pour nous tourmenter. Allons, allons, soyez gaie et pareille
-à vous-même. Regardez le petit Hareton! Il ne rêve de rien de
-terrible. Comme il sourit doucement dans son sommeil!
-
---Oui, et comme son père jure doucement dans sa solitude! Vous vous le
-rappelez, n'est-ce pas, quand il était juste semblable à cette petite
-chose joufflue, à peu près aussi jeune et aussi innocent. Et pourtant
-Nelly, je veux vous obliger à m'écouter; mon histoire n'est pas
-longue, et je ne me sens pas la force d'être gaie cette nuit.
-
---Je ne veux pas l'entendre, je ne veux pas l'entendre, répétai-je
-vivement.
-
-J'étais alors superstitieuse au sujet des rêves, et je le suis encore,
-et puis Catherine avait dans son aspect quelque chose de sombre et
-d'anormal qui me fit craindre un récit où je verrais une prophétie,
-ou la prédiction d'une terrible catastrophe. Elle fut vexée, mais ne
-continua pas. Il me sembla qu'elle choisissait un autre sujet, et je
-l'entendis reprendre, quelques minutes après:
-
---Si j'étais au ciel, Nelly, je serais extrêmement misérable.
-
---Parce que vous n'êtes pas digne d'y aller, répondis-je; tous les
-pécheurs seraient misérables dans le ciel.
-
---Mais ce n'est pas du tout pour cela. J'ai une fois rêvé que j'y
-étais.
-
---Je vous répète que je ne veux pas écouter vos rêves, miss
-Catherine; je vais aller me coucher, l'interrompis-je de nouveau.
-
-Elle rit et me retint, car j'avais fait un mouvement pour me lever.
-
---Ce n'est rien, me dit-elle, je voulais seulement vous dire que le ciel
-ne m'avait pas paru être ma maison, et que je me brisais le cœur à
-pleurer pour revenir sur la terre, et que les anges en ont été si
-irrités qu'ils m'ont chassée du ciel et jetée sur la bruyère, tout
-en haut d'ici, et que je me suis éveillée en tressaillant de joie.
-Ceci suffira pour vous expliquer mon secret. Ce n'est pas plus mon
-affaire d'épouser Edgar Linton que d'aller dans le ciel, et, si le
-méchant homme d'ici n'avait pas mis Heathcliff dans un état si bas, je
-n'y aurais jamais songé. Ce serait me dégrader que d'épouser
-Heathcliff maintenant, de sorte qu'il ne saura jamais combien je l'aime,
-et cela non pas parce qu'il est beau, Nelly, mais parce qu'il est plus
-moi que moi-même. De quelque substance que soient faites nos âmes, la
-sienne et la mienne sont pareilles, et celle de Linton est aussi
-différente de la nôtre qu'un rayon de lune d'un éclair ou la glace du
-feu.
-
-Avant que ce discours ne fût fini, je m'étais aperçue de la présence
-d'Heathcliff. Le bruit d'un léger mouvement m'avait fait tourner la
-tête, et je l'avais vu se lever de son banc et sortir sans bruit. Il
-avait écouté jusqu'au moment où il avait entendu Catherine dire qu'il
-serait dégradant pour elle de se marier avec lui, et à ce moment il
-était parti sans en entendre davantage. Ma compagne, assise à terre,
-n'avait pu remarquer ni sa présence, ni son départ; mais moi je fis un
-mouvement et lui imposai silence.
-
---Pourquoi cela? demanda-t-elle, regardant nerveusement autour d'elle.
-
---Voici Joseph qui arrive, prenant occasion du bruit des roues sur la
-route, et Heathcliff va rentrer avec lui. Je me demande si, en ce moment
-même, il n'était pas à la porte?
-
---Oh, il est impossible qu'il m'ait écoutée à la porte! dit-elle:
-donnez-moi Hareton pendant que vous préparez le souper, et quand vous
-aurez fini, invitez-moi à souper avec vous. J'ai besoin de tricher avec
-ma conscience troublée et d'être convaincue que Heathcliff n'a aucune
-idée de ces choses. Il n'en a aucune, n'est-ce pas? Il ne sait pas ce
-que c'est que d'être amoureux?
-
---Je ne vois pas de raison pour qu'il ne le sache pas aussi bien que
-vous; et si c'est _vous_ qui êtes son choix, il sera la créature la
-plus malheureuse qui jamais soit née. Dès que vous deviendrez Madame
-Linton, il perdra amitié et amour et tout. Vous-êtes vous demandé
-comment vous supporteriez la séparation, et comment lui supporterait
-d'être tout à fait abandonné dans le monde? Parce que, miss
-Catherine...
-
---Lui tout à fait abandonné! Nous séparer! s'écria-t-elle d'un
-accent indigné; et qui donc pourra nous séparer, je vous prie? Non
-pas: aussi longtemps que je vivrai, Ellen, aucune créature mortelle n'y
-parviendra. Tous les Linton à la face du globe pourront s'anéantir
-avant que je consente à abandonner Heathcliff. Oh! ce n'est pas cela
-que j'entends, ce n'est pas cela que je veux dire! Je ne voudrais pas
-être Madame Linton à ce prix. Il sera autant pour moi qu'il a toujours
-été. Edgar devra se défaire de son antipathie, et le tolérer tout au
-moins. Et c'est ce qu'il fera quand il saura mes véritables sentiments
-envers lui. Nelly, je le vois maintenant, vous me trouvez une misérable
-égoïste; mais avez-vous jamais songé que si Heathcliff et moi nous
-mariions, nous serions des mendiants, tandis que si je me marie avec
-Linton, je puis aider Heathcliff à s'élever et le mettre en dehors du
-pouvoir de mon frère?
-
---Avec l'argent de votre mari, miss Catherine; et vous ne trouverez pas
-votre mari aussi docile que vous le pensez, et bien que je puisse à
-peine en juger, je crois que ceci est le pire des motifs que vous m'avez
-donnés pour devenir la femme du jeune Linton.
-
---Ce n'est pas vrai, répondit-elle, c'est le meilleur! Les autres
-étaient la satisfaction de mes caprices, et aussi pour Edgar, pour le
-satisfaire; celui-ci au contraire est pour le bien d'une personne qui
-comprend en elle mes sentiments envers Edgar et envers moi-même. Je ne
-peux pas l'exprimer; mais sûrement, vous et chacun vous avez l'idée
-qu'il y a ou qu'il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est
-encore la vôtre. À quoi me servirait d'exister si j'étais toute
-entière contenue dans mon corps? Mes grandes souffrances dans ce monde
-ont été les souffrances d'Heathcliff, et j'ai guetté et senti chacune
-d'elles depuis le commencement. Ma grande pensée dans ma vie, c'est lui
-seul. Si tout le reste périssait et si lui restait, je continuerais à
-exister; et si tout le reste subsistait et que lui fût anéanti, le
-monde entier me deviendrait étranger; il ne me semblerait pas en faire
-partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois, je
-sens que le temps le changera seulement comme l'hiver change les arbres.
-Mon amour pour Heathcliff ressemble à ces éternels rochers d'en bas:
-il est une faible source de plaisirs sensibles, mais il est nécessaire.
-Nelly, je suis Heathcliff! il est toujours, toujours, dans mon esprit;
-non pas comme un plaisir pour moi-même, mais comme mon être propre!
-Ainsi ne parlez plus de notre séparation; elle est impraticable et...
-
-Elle s'arrêta et cacha son visage dans les plis de ma jupe, mais je la
-repoussai vivement, impatientée de sa folie.
-
---Si je puis tirer un sens de vos non-sens, miss, dis-je, c'est
-seulement pour me convaincre que vous êtes ignorante des devoirs que
-vous entreprenez en vous mariant, ou bien que vous êtes une jeune tille
-méchante et sans principes. Mais ne m'embarrassez plus de nouveaux
-secrets, je ne vous promettrai pas de les garder.
-
---Vous garderez celui-là? demanda-t-elle d'un air inquiet.
-
---Non, je ne puis vous le promettre, répétai-je.
-
-Elle était sur le point d'insister lorsque l'entrée de Joseph mit une
-fin à notre conversation. Catherine s'assit dans un coin, et se mit à
-bercer Hareton pendant que je faisais le souper. Quand le souper fut
-prêt, l'autre servante et moi commençâmes à nous quereller pour
-savoir qui se chargerait d'en porter une portion à M. Hindley; et la
-querelle ne fut pas tranchée avant que le souper ne fût devenu à peu
-près froid. Nous convînmes alors de lui demander d'abord s'il voulait
-avoir le souper, car nous craignions tout particulièrement d'arriver en
-sa présence quand il avait été seul quelque temps.
-
---Mais comment se fait-il qu'il ne soit pas revenu du champ à cette
-heure-ci? Qu'est-ce qu'il peut faire, ce vilain paresseux! demanda le
-vieux Joseph, cherchant des yeux Heathcliff.
-
---Je vais l'appeler, répondis-je, il est dans la grange, j'en suis
-sûre.
-
-J'allai et je l'appelai, mais je n'eus pas de réponse. En revenant dans
-la cuisine, je murmurai tout bas à Catherine qu'il avait entendu une
-bonne partie de ce qu'elle avait dit, que j'en étais sûre; et je lui
-racontai comment je l'avais vu quitter la cuisine juste au moment où
-elle se plaignait de la conduite de son frère envers lui. Épouvantée
-elle s'élança, jeta l'enfant sur le banc, et courut elle-même
-chercher son ami, sans prendre le loisir de se demander pourquoi elle
-était si émue, ou de quelle façon ses paroles avaient dû affecter
-Heathcliff. Elle resta absente si longtemps que Joseph proposa de ne
-plus attendre. Il conjectura ingénieusement que les deux jeunes gens
-restaient dehors pour éviter d'entendre ses interminables
-bénédictions. Il affirma qu'ils étaient «assez mauvais pour avoir
-toutes les vilaines manières». Et il ajouta à leur intention ce soir
-là une prière spéciale à celles qu'il avait l'habitude de débiter
-pendant un quart d'heure avant les repas; je crois même qu'il en aurait
-entamé une autre encore aux grâces, si sa jeune maîtresse ne s'était
-précipitée vers lui, lui ordonnant de courir bien vite le long de la
-route, de découvrir Heathcliff, en quelque endroit qu'il fut allé, et
-de le faire aussitôt rentrer.
-
---J'ai besoin de lui parler, il le faut, avant que je remonte, dit-elle;
-la porte est ouverte; il doit être quelque part très loin, car il n'a
-pas répondu, bien que j'aie crié du haut du parc à moutons aussi fort
-que j'ai pu.
-
-Joseph commença par faire des objections, mais la jeune fille
-paraissait d'humeur trop sérieuse pour souffrir la contradiction, si
-bien qu'à la fin, il mit son chapeau sur sa tête et s'en alla en
-grommelant. Pendant ce temps Catherine marchait de long en large dans la
-pièce, s'écriant:
-
---Où est-il? Où peut-il être? Qu'est-ce donc que je vous ai dit,
-Nelly? je l'ai oublié! A-t-il été vexé de ma mauvaise humeur cet
-après-midi? Ma chère, dites-moi ce que j'ai dit pour le chagriner? Je
-voudrais qu'il soit revenu. Je le voudrais vraiment!
-
---Que de bruit pour rien! lui dis-je, tout en me sentant moi-même mal
-à l'aise. Quelle bagatelle pour vous mettre hors de vous! Il n'y a
-vraiment pas de quoi s'alarmer beaucoup, si Heathcliff s'est offert une
-flânerie au clair de lune sur la lande, ou même s'il est allé se
-coucher dans le grenier à foin, se trouvant trop maussade pour causer
-avec nous. Je parierais qu'il est en train d'y dormir. Vous allez voir
-si je ne l'y déniche pas.
-
-Je partis pour renouveler mes recherches, mais il n'en résulta que du
-désappointement, et les recherches de Joseph eurent le même effet.
-
---Ce gaillard va de mal en pis, observa-t-il en rentrant. Il a laissé
-la porte grande ouverte, et le poney de Miss est sorti, a démoli deux
-pièces de blé en marchant à travers, et s'en est allé tout droit
-dans le pré. Vous verrez, le maître va faire tous les diables demain,
-et il aura raison. Il est la patience même pour d'aussi insouciantes et
-méchantes créatures, la patience même! Mais il ne sera pas toujours
-ainsi, vous le verrez bien vous tous! Pour tout au monde vous devriez
-éviter de le mettre hors de lui.
-
---Avez-vous trouvé Heathcliff, vieil âne que vous êtes? interrompit
-Catherine, l'avez-vous cherché, comme je vous l'ai ordonné?
-
---J'aurais bien plutôt cherché le cheval, répondit-il, c'eût été
-plus sensé. Mais impossible de chercher ni un homme ni un cheval par
-une nuit comme celle-ci--noire comme une cheminée!--et Heathcliff n'a
-pas fait un signe pour venir à mon coup de sifflet: possible qu'il soit
-moins dur d'oreille avec vous.
-
-La soirée était vraiment très sombre pour un jour d'été; les nuages
-semblaient annoncer le tonnerre, et je déclarai qu'il valait mieux que
-nous restions tous assis: la pluie qui approchait ne manquerait pas de
-le ramener à la maison sans autre embarras. Pourtant il n'y eut pas
-moyen de persuader à Catherine de se tranquilliser. Elle continuait à
-errer çà et là, de la porte de la maison à celle de la cuisine, dans
-un état d'agitation qui n'admettait pas de repos; elle finit par
-s'installer en permanence d'un côté du mur près de la route; là,
-indifférente à mes remontrances et au tonnerre qui devenait plus fort
-et aux larges gouttes qui commençaient à battre le sol autour d'elle,
-elle restait, appelant de temps à autre, puis écoutant, et puis
-pleurant de toutes ses forces. Ni Hareton ni aucun enfant n'aurait su
-avoir une crise de larmes aussi parfaite.
-
-Vers minuit, tandis que nous étions encore sur pied, l'orage s'abattit
-en pleine furie sur la maison. Il y eut un vent violent, avec de forts
-coups de tonnerre, et soit par le vent soit par la foudre, un arbre fut
-fendu au coin du bâtiment: une énorme branche tomba sur le toit,
-renversa une partie de la cheminée de l'est, et projeta dans le foyer
-de la cuisine des éclats de pierre et de suie. Nous crûmes que la
-foudre même était tombée au milieu de nous; Joseph se jeta à genoux,
-suppliant le Seigneur de se rappeler Noé et Loth, et, comme autrefois,
-d'épargner les bons en écrasant les impies. Moi-même j'eus un peu le
-sentiment que c'était un jugement du ciel à notre adresse. Le
-coupable, dans mon esprit, était M. Earnshaw; et je me mis à secouer
-le loquet de sa tanière pour m'assurer s'il était encore en vie. Il me
-répondit assez bruyamment et d'une façon qui fit encore crier plus
-fort qu'auparavant par mon compagnon qu'il fallait faire une large
-distinction entre les saints tels que lui et les pécheurs tels que son
-maître. Mais la tempête se passa en vingt minutes, nous laissant tous
-intacts, à l'exception de Cathy, qui se trouva toute mouillée, dans
-son obstination à refuser de s'abriter et à rester debout sans bonnet
-et sans châle pour recevoir autant d'eau que possible sur ses cheveux
-et ses vêtements. Enfin elle rentra et s'étendit sur le banc, toute
-trempée tournant sa figure de l'autre côté, et la cachant entre ses
-mains.
-
---Eh bien, miss, criai-je, touchant son épaule; vous avez donc juré de
-vous faire mourir? Savez-vous quelle heure il est? Minuit et demi.
-Venez, venez au lit. Rien ne servirait d'attendre plus longtemps ce
-stupide garçon; bien sûr qu'il sera allé à Gimmerton et qu'il y est
-à présent. Il croit que nous ne l'aurons pas attendu si tard, ou du
-moins que M. Hindley reste seul debout; et il aime mieux éviter de se
-voir ouvrir la porte par le maître.
-
---Non, non, il n'est pas à Gimmerton! dit Joseph. Je ne serais pas
-surpris d'apprendre qu'il est au fond d'une fondrière. Cette visitation
-céleste n'a pas été sans raison et je vous conseille de prendre
-garde, miss, ça pourra bien être votre tour la prochaine fois.
-Remercions Dieu pour toutes choses. Tout travaille ensemble au bien de
-ceux qui sont choisis. Vous savez ce que dit l'Écriture!--Et il se mit
-à citer différents textes, nous renvoyant aux chapitres et aux versets
-ou nous pourrions les trouver.
-
-Après avoir vainement supplié l'obstinée jeune fille de se lever et
-de retirer ses effets tout mouillés, je me décidai à laisser Joseph
-prêcher et elle frissonner, et je m'en allai me coucher avec le petit
-Hareton qui dormit aussi solidement que si tout le monde dormait autour
-de lui. J'entendis Joseph continuer à lire un moment, puis monter
-lentement l'échelle, et alors je m'endormis.
-
-Le lendemain, étant descendue un peu plus tard que d'ordinaire, je vis,
-aux rayons du soleil pénétrant à travers les fentes des volets, Miss
-Catherine encore assise auprès de la cheminée. La porte de la maison
-était entr'ouverte, la lumière entrait par ses fenêtres sans volets.
-Hindley était descendu et se tenait au foyer de la cuisine, hagard et
-somnolent.
-
---Qu'est-ce qui vous fait mal, Cathy? était-il en train de dire au
-moment où j'entrais. Vous avez l'air aussi misérable qu'un petit chien
-noyé. Pourquoi êtes si pâle et si abattue, enfant?
-
---Je me suis mouillée, répondit-elle avec répugnance et j'ai froid,
-voilà tout.
-
---Oh, c'est sa faute à elle-même! m'écriai-je, en voyant que le
-maître était ce matin-là assez sobre. Elle est restée exposée à
-toute l'averse d'hier soir, et elle s'est tenue assise ici toute la
-nuit, il m'a été impossible de la déterminer à monter.
-
-M. Earnshaw nous regardait avec surprise. Toute la nuit? répétait-il.
-Qu'est-ce qui a pu la tenir debout? Ce n'est pas la peur de la foudre,
-à coup sûr, car il y a des heures que l'orage est passé.
-
-Personne de nous n'avait envie de mentionner l'absence de Heathcliff,
-aussi longtemps qu'il serait possible de la cacher; de sorte que je
-répondis que je ne savais pas pourquoi elle s'était mis dans la tête
-de ne pas se coucher, et elle-même ne dit rien. La matinée était
-fraîche: j'ouvris la fenêtre et la chambre s'emplit des douces odeurs
-du jardin; mais Catherine me cria d'un air fâché:
-
---Ellen, fermez la fenêtre, je me meurs de froid.
-
-Et ses dents claquaient, tandis qu'elle se pelotonnait encore aux
-cendres à peu près éteintes.
-
---Elle est malade, dit Hindley, lui prenant le poignet. Je suppose que
-c'est la raison pourquoi elle n'a pas voulu se coucher. Que le diable
-l'emporte, je n'ai pas besoin d'être ennuyé par une nouvelle maladie
-ici. Qu'est-ce qui vous a fait vous exposer à la pluie?
-
---C'est de courir après les garçons, comme toujours, croassa Joseph,
-profitant de notre hésitation pour mettre en jeu sa mauvaise langue. Si
-j'étais de vous, maître, je leur fermerais la porte au nez à eux
-tous, simples et gentils comme ils sont. Jamais vous ne pouvez sortir
-sans que ce chat de Linton n'arrive ramper par ici; et Miss Nelly,
-voilà encore une aimable fille! Elle reste assise à vous attendre dans
-la cuisine; et quand vous entrez par une porte, elle sort par l'autre;
-et alors notre grande dame s'en va se faire faire la cour de son côté.
-Voilà une conduite exemplaire de rôder dans les champs après minuit,
-avec ce vilain diable de gipsy de Heathcliff! Ils croient que je suis
-aveugle, mais je ne le suis pas, non, rien de la sorte! J'ai vu le jeune
-Linton venir et repartir et je vous ai vue, vous (il s'adressait
-maintenant à moi) vous, bonne à rien, méchante sorcière, accourir
-dans la maison dès que vous avez entendu le pas du cheval du maître
-résonner sur la route.
-
---Silence, écouteur aux portes! cria Catherine; pas de ces insolences
-devant moi! C'est par hasard qu'Edgar Linton est venu ici hier, Hindley;
-et c'est moi qui lui ai dit de s'en aller, parce que je savais que vous
-n'aimeriez pas qu'il vous vit dans l'état où vous étiez.
-
---Vous mentez, Catherine, cela est sûr, répondit son frère, et vous
-êtes une niaise damnée. Mais laissons de côté Linton pour le moment;
-et dites-moi si vous n'étiez pas avec Heathcliff la nuit dernière.
-Allons, dites la vérité; ne craignez pas de lui nuire, car bien que je
-le haïsse autant que jamais, il m'a rendu service en sauvant mon fils
-et cela attendrit assez ma conscience pour m'empêcher de lui casser le
-cou. Pour prévenir cet événement, je vais l'envoyer à son travail ce
-matin même, et après qu'il sera parti, je vous conseille à tous de
-prendre garde: je n'en aurai que plus d'humeur pour vous.
-
---Je n'ai pas vu Heathcliff la nuit dernière, répondit Catherine,
-commençant à sangloter amèrement; et si vous le chassez je partirai
-avec lui. Mais peut-être n'en aurez vous jamais l'occasion, peut-être
-est-il déjà parti.
-
-Là-dessus elle éclata, sous un accès de douleur qu'elle ne put
-retenir, et le reste de ses paroles fut à peine articulé.
-
-Hindley versa sur elle un torrent d'injures méprisantes, et lui ordonna
-de s'en aller aussitôt dans sa chambre, si elle ne voulait pas avoir
-des raisons sérieuses de pleurer. Je la contraignis à obéir; et
-jamais je n'oublierai la scène qu'elle fit lorsque nous arrivâmes dans
-sa chambre: elle m'épouvanta. Je crus qu'elle devenait folle et je
-priai Joseph de courir chercher le médecin. Ils se trouva que c'était
-le commencement du délire; M. Kenneth, dès qu'il la vit, la déclara
-dangereusement malade d'une fièvre. Il la soigna, et me dit de la
-nourrir seulement de petit lait et de tisane, et de prendre garde
-qu'elle ne se jette pas la tête la première par la fenêtre ou par
-l'escalier; après quoi il s'en alla, car il avait fort à faire dans la
-paroisse, ou les cottages étaient ordinairement séparés l'un de
-l'autre de deux ou trois milles. Bien que je ne puisse pas dire que
-j'aie été une garde-malade bien douce, et bien que Joseph et notre
-maître ne valussent guère mieux, et bien que notre malade elle-même
-lût aussi fatigante et entêtée qu'un malade peut l'être, elle finit
-pourtant par aller mieux résister. La vieille Madame Linton nous fit
-plusieurs visites, et c'est elle, à dire vrai, qui fit marcher les
-choses comme il fallait, grondant et dirigeant chacun de nous; puis,
-lorsque Catherine fut convalescente, elle insista pour l'emmener à
-Thrushcross Grange, et nous lui fûmes tous reconnaissants de cette
-délivrance. Mais la pauvre dame eut à se repentir de sa bonté, car
-elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à peu de
-jours l'un de l'autre.
-
-Notre jeune dame nous revint, plus insolente et plus passionnée et plus
-hautaine que jamais. Heathcliff n'avait plus donné signe de vie depuis
-le soir de l'orage; et un jour qu'elle m'avait agacée plus que de
-coutume, j'eus le malheur de lui dire, ce qu'elle savait d'ailleurs
-être vrai, que c'était elle qui avait été cause de son départ.
-Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, elle cessa d'avoir avec moi
-toute communication autre que celles que l'on a avec des domestiques.
-Joseph fut traité de la même façon; il voulait continuer à parler à
-sa guise et à la prêcher comme quand elle était une petite fille; et
-elle, elle s'estimait à présent une femme, et notre maîtresse, et
-elle pensait que sa récente maladie lui donnait le droit d'être encore
-traitée avec plus d'égards. Le médecin avait dit qu'il ne fallait pas
-la contrarier, il fallait donc la laisser faire; et ce n'était pas
-moins qu'un meurtre, à ses yeux, de prétendre à lui résister et à
-la contredire. Elle se tenait à l'écart de M. Earnshaw et de ses
-compagnons. Conseillé par Kenneth, et terrifié par la perspective des
-accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère lui accordait
-tout ce qu'il lui plaisait de demander, et évitait généralement de
-gêner son humeur. Il était plutôt trop indulgent pour ses caprices;
-non par affection, mais par vanité: car il désirait ardemment la voir
-apporter de l'honneur à la famille par une alliance avec les Linton; et
-pourvu seulement qu'elle le laissât tranquille, il lui permettait de
-marcher sur nous comme sur des esclaves. Edgar Linton, comme bien
-d'autres ont été avant lui et seront après lui, était infatué de
-lui-même; il s'imaginait être l'homme le plus heureux du monde, le
-jour où il la conduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après
-la mort de son père.
-
-Tout à fait contre mon désir, je dus me décider à quitter Wuthering
-Heights et à l'accompagner ici. Le petit Hareton avait à peu près
-cinq ans et je venais précisément de commencer à lui apprendre ses
-lettres. Notre séparation fut triste, mais les larmes de Catherine
-eurent plus de pouvoir que les nôtres. Quand elle vit que je refusais
-de partir et que ses prières ne me touchaient pas, elle alla se
-lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m'offrit des
-gages abondants, le second m'ordonna de faire mes paquets, disant qu'il
-n'avait plus besoin de femme dans sa maison, maintenant qu'il n'y avait
-plus de maîtresse, et que, en ce qui touchait Hareton, le curé
-l'entreprendrait de temps à autre. Et ainsi je n'avais pas à choisir,
-il me fallait faire comme on voulait. Je dis au maître qu'il se
-débarrassait de tout ce qu'il y avait de convenable dans sa maison
-seulement pour courir un peu plus vite à sa ruine, j'embrassai Hareton,
-je lui dis adieu, et depuis ce temps il a toujours été un étranger
-pour moi; et c'est très bizarre à penser, mais je n'ai pas de doute
-qu'il a aujourd'hui tout oublié d'Ellen Dean, et qu'il ne sait plus
-qu'il a été un moment plus que le monde entier pour elle, et elle pour
-lui.
-
-... À ce point de son récit, ma ménagère jeta par hasard un coup
-d'œil sur la pendule de la cheminée et fut ébahie en s'apercevant
-qu'il était une heure et demie. Elle ne voulut pas entendre parler de
-rester une seconde de plus, et en vérité moi-même je me sentais assez
-disposé à ajourner la suite de sa narration. Et maintenant qu'elle est
-allée se reposer et que j'ai encore médité une heure ou deux, je vais
-trouver le courage d'aller me coucher, moi aussi, en dépit de la
-lourdeur douloureuse de ma tête et de mes membres.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-
-Charmante introduction à la vie d'ermite! Quatre semaines de tortures,
-d'excitation et de maladie!
-
-Oh, ces vents lugubres et ces sombres cieux du Nord, et ces chemins
-impraticables et ces médecins de campagne jamais pressés! Et oh! cette
-absence de toute figure humaine! et, pire que tout, la terrible
-déclaration par laquelle Kenneth m'a fait entendre que je n'avais pas
-à espérer de sortir avant le printemps!
-
-Pourquoi ne demanderais-je pas à Madame Dean de finir son récit? Je
-vais sonner; elle sera enchantée de me trouver en état de causer
-gaiement.
-
-... Madame Dean est venue.
-
---Il faut encore attendre vingt minutes, monsieur, pour prendre la
-médecine, commença-t-elle.
-
---Au diable la médecine! Ce que je voudrais avoir...
-
---Le docteur dit que vous devez attendre que la poudre soit dissoute.
-
---De tout mon cœur: mais ne m'interrompez pas. Venez et asseyez-vous
-ici. Laissez en repos cette amère phalange de fioles. Tirez votre
-ouvrage de votre poche, là--et maintenant continuez l'histoire de M.
-Heathcliff, depuis l'instant où vous l'avez laissée jusqu'au temps
-présent. Est-il allé sur le continent terminer son éducation, pour
-revenir un gentleman? ou bien a-t-il pris dans un collège une place de
-servant, ou s'est-il sauvé en Amérique et a-t-il gagné de l'honneur
-en combattant son pays nourricier? ou a-t-il trouvé un moyen plus
-prompt de faire fortune sur les grandes routes de l'Angleterre?
-
---Il est probable qu'il aura fait un peu de tout cela, M. Lockwood, mais
-je ne puis vous en rien dire de certain. Je vous ai déjà dit que je ne
-savais pas comment il avait gagné son argent; et j'ignore aussi par
-quels moyens il s'est élevé au-dessus de l'ignorance sauvage où il
-était enfoncé; mais, avec votre permission, je vais continuer à ma
-façon, si vous croyez que cela doit vous amuser sans vous fatiguer.
-Vous sentez-vous mieux, ce matin?
-
---Beaucoup mieux.
-
---Voilà une bonne nouvelle! Je suis donc allée à Thrushcross-Grange
-avec miss Catherine, et j'eus l'agréable désappointement de voir
-qu'elle se conduisait infiniment mieux que je ne l'aurais espéré. Elle
-semblait presque trop amoureuse de M. Linton; et même à sa sœur elle
-témoignait beaucoup d'affection. Tous deux d'ailleurs s'occupaient
-beaucoup de lui être agréable. Ce n'était pas l'épine qui se
-penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui
-embrassaient l'épine. Aucune concession mutuelle: l'une se tenait toute
-droite et les autres cédaient; et comment peut-on montrer de la
-mauvaise humeur lorsqu'on ne rencontre ni opposition ni indifférence?
-Je remarquai que M. Edgar avait une peur profonde de l'irriter. Il la
-cachait devant elle; mais si par hasard il m'entendait lui répondre
-vivement, ou s'il voyait quelqu'un des domestiques s'assombrir sur
-quelque ordre trop impérieux venant d'elle, il montrait son trouble par
-une grimace de déplaisir qu'il n'avait jamais lorsqu'il s'agissait
-seulement de lui. Plus d'une fois il me parla durement de mon insolence
-et m'avoua qu'un coup de couteau ne l'affligerait pas autant que de voir
-sa femme fâchée. Et moi, pour ne pas faire de peine à un si bon
-maître, j'appris à être moins vive; et pendant six mois, la poudre
-resta aussi inoffensive que du sable, ne trouvant auprès d'elle aucun
-feu pour la faire éclater. Catherine avait çà et là des moments de
-tristesse et de silence que son mari respectait discrètement, les
-attribuant à une altération de sa santé, résultat de sa maladie de
-naguère; et de fait elle n'avait jamais eu auparavant de ces
-abattements d'esprit; mais le retour du soleil était salué par un
-retour pareil de sa gaîté. Je crois que je puis affirmer qu'ils
-étaient vraiment en possession d'un bonheur tous les jours plus
-profond.
-
-Ce bonheur cessa. Eh quoi, il faut bien que nous pensions à nous-mêmes
-dans la vie, et ceux qui sont doux et généreux ont seulement une
-façon plus juste d'être égoïstes que ceux qui cherchent à tout
-dominer! Ce bonheur cessa lorsque les circonstances amenèrent les deux
-parties à sentir que l'intérêt de l'une n'était pas le principal
-objet de la pensée de l'autre. Par un doux soir de septembre, je
-revenais du jardin avec un lourd panier de pommes que j'avais été
-cueillir. La nuit était venue et la lune regardait par dessus la haute
-muraille de la cour, faisant se jouer de vagues ombres sur les coins des
-parties en saillie de la maison. Je déposai mon fardeau sur l'escalier
-de la maison près de la porte de la cuisine, et je songeai à me
-reposer, et je voulus respirer encore quelques instants cet air doux et
-léger; je regardais le ciel, tournant le dos à la porte, lorsque
-j'entends une voix dire derrière moi: «Nelly, est-ce vous?» C'était
-une voix profonde, et dont l'accent m'était étranger; et pourtant il y
-avait quelque chose dans la manière de prononcer mon nom qui me
-semblait familier. Je me retournai pour voir qui m'avait parlé, un peu
-effrayée, car les portes étaient fermées, et je n'avais vu personne
-en m'approchant de l'escalier. Quelque chose remuait dans la porte; et
-je distinguai un homme de haute taille, vêtu de noir, brun de visage et
-de cheveux. Il était appuyé contre la porte et tenait ses doigts sur
-le loquet comme s'il voulait ouvrir. Qui cela peut-il être? pensais-je:
-M. Earnshaw? ce n'est pas sa voix.
-
---Il y a une heure que j'attends ici, reprit cette voix, et tout depuis
-lors a été autour de moi calme comme la mort. Je n'ai pas osé entrer.
-Ne me reconnaissez-vous pas? Regardez, je ne suis pas un étranger.
-
-Un rayon éclaira ses traits, les joues creuses étaient à
-demi-couvertes de favoris noirs; les sourcils bas, les yeux
-profondément enfoncés et d'aspect étrange. Je me rappelai ces yeux.
-
---Quoi m'écriai-je, ne sachant pas si je devais le regarder comme un
-visiteur de ce monde, quoi! vous, revenu? Est-ce vraiment vous?
-
---Oui, Heathcliff, répondit-il, levant sans cesse ses regards vers les
-fenêtres, où se reflétait la lumière de la lune, mais sans que nulle
-lumière parut du dedans. Sont-ils à la maison? Où est-elle? Nelly,
-vous n'êtes pas contente? Vous n'avez pas besoin de vous troubler
-ainsi. Est-elle ici? Parlez! J'ai besoin de lui dire un mot, à votre
-maîtresse. Allez, et dites-lui que quelqu'un de Gimmerton désire la
-voir.
-
---Comment va-t-elle prendre la chose, m'écriai-je, que va-t-elle faire?
-La surprise m'affole, elle va la mettre hors d'elle-même! Et vous êtes
-Heathcliff! Mais si changé, non, c'est incompréhensible! Avez-vous
-servi comme soldat?
-
---Allez et portez mon message, m'interrompit-il impatiemment, je serai
-en enfer tant que vous ne l'aurez pas fait.
-
-Il souleva le loquet et j'entrai; mais quand je fus près du parloir où
-étaient M. et Madame Linton, je ne pus prendre sur moi de faire la
-commission; enfin, je me résolus à entrer et à leur demander s'ils
-voulaient avoir de la lumière: j'ouvris la porte.
-
-Ils étaient assis ensemble auprès d'une fenêtre, à travers laquelle
-se montrait, derrière les arbres du jardin et du parc sauvage, la
-vallée de Gimmerton, avec une longue ligne de brouillards en
-tourbillon. Wuthering Heights s'élevait au-dessus de cette vapeur
-d'argent, mais notre vieille maison était invisible, se trouvant
-plutôt un peu sur l'autre penchant. Tout, la chambre et ses occupants
-et la scène qu'ils contemplaient, tout semblait merveilleusement
-paisible. J'eus de nouveau une répugnance à m'acquitter de ma
-commission; et je me préparais à sortir après avoir simplement parlé
-de la lumière, lorsqu'un sentiment de ma folie me força à revenir et
-à murmurer:--Madame, quelqu'un de Gimmerton désire vous voir.
-
---Qu'est-ce qu'il veut? demanda Madame Linton.
-
---Je ne l'ai pas questionné, répondis-je.
-
---C'est bien, fermez les rideaux, Nelly, et apportez le thé, je vais
-revenir tout de suite.
-
-Elle quitta l'appartement; M. Edgar Linton me demanda qui c'était, d'un
-ton insouciant.
-
---Quelqu'un que Madame n'attend pas, ce Heathcliff, vous vous le
-rappelez, monsieur, qui vivait autrefois chez M Earnshaw!
-
---Quoi, le gipsy, le garçon de charrue? s'écria mon maître; pourquoi
-n'avez-vous pas dit cela à Catherine?
-
---Pardon, mais vous ne devez pas l'appeler par ces noms, lui
-répondis-je; elle serait bien affligée de vous entendre. Son cœur a
-failli se rompre quand il est parti, et je devine que son retour va
-être une fête pour elle.
-
-M. Linton s'avança vers une fenêtre, donnant sur la cour. Il l'ouvrit,
-et s'appuyant sur le rebord, s'écria vivement: «Chérie, ne restez pas
-là debout, faites entrer cette personne, si c'est quelqu'un de
-particulier.» Quelques minutes après j'entendis soulever le loquet et
-Catherine s'élança, essoufflée et farouche, trop excitée pour
-montrer son contentement; et en vérité, à voir sa figure, on aurait
-plutôt supposé quelque terrible calamité.
-
---Oh! Edgar, Edgar, gémit-elle, lui passant les bras autour du cou, oh
-Edgar, mon chéri! C'est Heathcliff qui est revenu; c'est lui. Et elle
-resserrait son embrassement jusqu'à l'étouffer.
-
---Bien, bien! répondit son mari d'un ton fâché, ce n'est pas une
-raison pour m'étrangler. Heathcliff ne m'a jamais fait l'impression
-d'un trésor si merveilleux, et il n'y a pas de quoi perdre la tête.
-
---Je sais que vous ne l'aimiez pas, fit Catherine, réprimant l'excès
-de sa joie. Et pourtant, pour l'amour de moi, il faut que vous soyez
-amis maintenant. Dois-je lui dire de monter?
-
---Ici, dans le parloir?
-
---Et où donc? demanda-t-elle. Il avait l'air vexé, et fit entendre que
-la cuisine serait un endroit plus convenable, mais Madame Linton le
-regardait d'une façon comique, à demi fâchée, à demi égayée de
-son importunité.
-
---Non, ajouta-t-elle après un moment, je ne peux pas rester assise dans
-la cuisine. Ellen, mettez deux tables ici, une pour notre maître et
-pour miss Isabella, qui sont l'aristocratie, l'autre pour Heathcliff et
-pour moi-même, qui représentons les classes inférieures; cela vous
-convient-il, mon cher, ou faut-il que je fasse allumer du feu dans une
-autre chambre? Vous donnerez des ordres en conséquence, mais moi je
-vais de nouveau courir en bas et m'occuper de mon hôte. Je crains que
-ma joie ne soit trop grande pour que sa cause soit réelle.
-
-Elle allait de nouveau s'élancer dehors, mais Edgar l'arrêta: «Vous,
-dit-il s'adressant à moi, faites-le monter, et vous, Catherine, tachez
-de vous réjouir sans perdre la tête; il n'est pas nécessaire que
-toute la maison vous voie accueillir comme un frère un domestique
-échappé.»
-
-Je descendis et trouvai Heathcliff attendant sous le porche, et
-évidemment sûr d'être invité à monter. Il me suivit sans rien dire,
-et je l'introduisis en présence du maître et de la maîtresse dont les
-joues allumées indiquaient un chaud entretien. Mais la figure de la
-dame s'éclaira d'un tout autre sentiment lorsque son ami parut à la
-porte: elle courut vers lui, prit ses deux mains, et le mena vers
-Linton; puis elle saisit, malgré lui, les doigts de Linton et les
-enfonça dans la main d'Heathcliff. Maintenant que la lumière du foyer
-et des bougies révélait pleinement sa figure, je fus encore plus
-surprise de la transformation d'Heathcliff. Il était devenu un homme de
-haute taille, athlétique et bien constitué, à côté duquel mon
-maître semblait tout à fait maigriot et comme un enfant. Son attitude
-droite suggérait l'idée qu'il avait été dans l'armée. Ses traits
-portaient une maturité d'expression et de dessin que n'avaient pas ceux
-de M. Linton; il avait un air intelligent, et ne gardait aucune marque
-de sa dégradation passée. Il y avait bien toujours dans ses sourcils
-baissés et ses yeux pleins d'un feu sombre quelques reflets d'une
-férocité à demi civilisée, mais elle était dominée, et ses
-manières avaient même une certaine dignité; tout à fait
-débarrassées de leur rudesse, mais toujours trop dures pour être
-gracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne; il
-resta une minute embarrassé, sans savoir comment il devait s'adresser
-au garçon de charrue, comme il l'avait appelé. Heathcliff avait
-laissé tomber sa main délicate, et se tenait debout, le regardant
-froidement.
-
---Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin; Madame Linton, en souvenir du
-vieux temps, a désiré que je vous fasse un accueil cordial, et je suis
-naturellement heureux de tout ce qui peut lui être agréable.
-
---Et moi aussi, répondit Heathcliff, particulièrement si c'est quelque
-chose où j'ai une part. Je resterai volontiers une heure ou deux. Il
-s'assit en face de Catherine, qui tenait son regard fixé sur lui, comme
-si elle craignait qu'il ne disparût si elle cessait un instant de le
-regarder. Lui ne levait pas souvent ses yeux sur elle; un rapide coup
-d'œil ça et là suffisait; mais ses yeux trahissaient sans cesse plus
-distinctement le plaisir qu'il buvait dans ceux de son amie. Lui et elle
-étaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentir
-embarrassés. Mais il n'en était pas de même de M. Edgar; l'ennui
-qu'il avait le faisait pâlir; et ce sentiment fut à son comble
-lorsqu'il vit sa femme se lever, s'avancer vers Heathcliff, lui saisir
-de nouveau les mains et rire comme une personne égarée.
-
---Il va me sembler demain que ce n'a été qu'un rêve, criait-elle. Je
-ne serai pas capable de croire que je vous ai vu et touché et entendu
-une fois de plus! Et pourtant, méchant, vous ne méritez pas cette
-bienvenue. D'être absent pendant trois ans, sans donner de vos
-nouvelles, et sans jamais penser à moi!
-
---J'y ai pensé un peu plus que vous à moi, murmura-t-il. J'ai appris,
-il y a peu de temps, Cathy, la nouvelle de votre mariage; et tout à
-l'heure, pendant que j'attendais dans cette cour, j'avais formé ce
-projet: de jeter seulement un coup d'œil sur votre figure, de
-recueillir un regard de surprise et peut être de plaisir, puis, de
-régler mon compte avec Hindley; et alors de prévenir la loi en
-m'exécutant moi-même. Votre bienvenue a fait sortir ces idées de mon
-esprit; mais prenez garde de me rencontrer d'un autre air la prochaine
-fois. Non, ne me chassez pas une seconde fois. Vous m'avez réellement
-regretté, n'est-ce pas? Eh bien, vous aviez raison. J'ai eu à mener
-une amère vie depuis que j'ai entendu pour la dernière fois votre
-voix; et il faut que vous me pardonniez, car c'était seulement pour
-vous que je combattais.
-
---Catherine, si vous ne voulez pas que nous prenions notre thé froid,
-venez à table, interrompit Linton, faisant son possible pour garder son
-ton ordinaire et le degré de politesse convenable. M. Heathcliff aura
-à faire une longue course, où qu'il veuille loger cette nuit, et
-moi-même, j'ai soif.
-
-Elle prit sa place devant la théière; et miss Isabella vint au coup de
-cloche; j'avançai des chaises pour tout le monde et je sortis. Le repas
-dura à peine dix minutes. La tasse de Catherine resta vide, elle ne
-pouvait ni manger ni boire. Edgar eut peine à avaler une bouchée. Leur
-hôte ne prolongea pas son séjour ce soir-là au-delà d'une heure.
-Quand il partit, je lui demandai s'il allait à Gimmerton.
-
---Non, me répondit-il, à Wuthering Heights M. Earnshaw m'a invité
-lorsque je lui ai fait visite ce matin.
-
-M. Earnshaw l'avait invité! Et il avait fait visite à M. Earnshaw! Je
-méditais douloureusement cette phrase, après qu'il fut parti;
-allait-il devenir un hypocrite, et ne rentrait-il dans le pays que pour
-faire le mal sous un masque? Je songeais: j'avais au fond de mon cœur
-le pressentiment qu'il aurait mieux valu qu'il ne revint pas. Vers le
-milieu de la nuit, je fus réveillée de mon premier sommeil par Madame
-Linton qui se glissa dans ma chambre, s'assit à côté de mon lit et me
-tira par les cheveux pour m'empêcher de dormir.
-
---Je ne peux pas rester en repos, Ellen, me dit-elle en manière
-d'excuse. Et j'ai besoin d'une créature vivante pour me tenir compagnie
-dans mon bonheur. Edgar est de mauvaise humeur parce que je suis dans la
-joie d'une chose qui ne l'intéresse pas; il refuse d'ouvrir la bouche,
-si ce n'est pour dire des choses mauvaises et sottes; et il m'a affirmé
-que j'étais cruelle et égoïste parce que j'avais voulu lui parler
-tandis qu'il était souffrant et avait sommeil. Il trouve toujours le
-moyen d'être souffrant au moindre désagrément. Je lui ai dit quelques
-phrases d'éloge sur Heathcliff; et lui, soit par migraine ou pour un
-accès d'envie, s'est mis à pleurer: de sorte que je me suis relevée
-et l'ai laissé dormir.
-
---À quoi vous sert de faire l'éloge d'Heathcliff devant lui?
-répondis-je. Dans leur enfance, ils avaient déjà une aversion l'un
-pour l'autre, et son éloge ne rendrait pas Heathcliff moins furieux:
-c'est la nature humaine. Ne parlez pas de lui à M. Linton si vous ne
-voulez pas qu'une querelle ouverte se déclare entre eux.
-
---Mais n'est-ce pas faire preuve d'une grande faiblesse?
-poursuivit-elle. Je ne suis pas jalouse... je ne me sens jamais blessée
-par l'éclat des cheveux blonds d'Isabella et la blancheur de sa peau,
-et son élégance délicate, et la tendresse que toute la famille lui
-témoigne. Même vous, Nelly, si nous avons par hasard une dispute, vous
-prenez tout de suite le parti d'Isabella, et moi je cède comme une
-bonne maman, je l'appelle ma chérie et je la flatte avec douceur. Cela
-fait plaisir à son frère de nous voir en termes cordiaux, et à moi
-aussi. Mais ils se ressemblent beaucoup, lui et elle; ils sont des
-enfants gâtés et s'imaginent que le monde a été fait pour eux: et
-bien que je les aime l'un et l'autre, je pense tout de même qu'une
-petite punition pourrait les corriger.
-
---Vous vous trompez, madame Linton, lui dis-je, c'est eux qui vous
-aiment et qui sont indulgents pour vous, et je sais bien ce qui
-arriverait si cela n'était pas. Vous pouvez bien aller jusqu'à leur
-passer leurs petits caprices, aussi longtemps qu'ils n'ont pas d'autre
-souci que de prévenir tous vos désirs; mais il se peut qu'il arrive,
-à la fin, quelque chose ayant une égale importance pour les deux
-parties, et alors ceux que vous appelez faibles sont bien capables
-d'être aussi obstinés que vous.
-
---Et alors nous aurons une lutte à mort, n'est-ce pas, Nelly?
-reprit-elle en riant. Non, je vous le dis, j'ai tant de confiance dans
-l'amour de Linton que je crois que je pourrais le tuer sans qu'il songe
-à rien faire contre moi.
-
-Je l'engageai alors à ne lui avoir que plus de reconnaissance pour
-cette affection.
-
---C'est ce que je fais, me répondit-elle; mais lui n'a pas besoin de se
-lamenter pour des bagatelles. C'est enfantin. Au lieu de fondre en
-larmes parce que je lui ai dit que Heathcliff méritait à présent le
-respect de chacun et que ce serait un honneur pour le premier gentleman
-du pays d'être son ami, c'est lui qui aurait dû dire cela pour moi et
-s'en réjouir par sympathie. Il faut qu'il s'accoutume à lui, et alors,
-autant faire qu'il l'aime; quand je considère combien Heathcliff avait
-de raisons pour le détester, je suis sûre qu'il s'est très bien
-comporté envers lui.
-
---Que pensez-vous de ce fait qu'il va à Wuthering Heights? demandai-je.
-Il s'est réformé à tous les points de vue, au moins en apparence. Le
-voici tout à fait comme un chrétien, tendant amicalement sa main
-droite à ses ennemis tout alentour.
-
---Il me l'a expliqué, répondit-elle, mais j'en suis étonnée autant
-que vous. Il m'a dit qu'il était venu s'informer de moi auprès de
-vous, supposant que vous résidiez toujours là-bas; Joseph l'a dit à
-Hindley qui est sorti de la maison et s'est mis à le questionner sur ce
-qu'il avait fait, et comment il avait vécu et qui enfin l'a invité à
-entrer. Il y avait là plusieurs personnes assises à jouer aux cartes;
-Heathcliff se joignit à elles, mon frère perdit de l'argent contre
-lui, et le trouvant pourvu abondamment, lui demanda de revenir dans la
-soirée, ce à quoi il consentit. Hindley est dans un état trop
-désespéré pour mettre beaucoup de prudence à choisir ses relations;
-il ne prend pas la peine de réfléchir aux causes qu'il pourrait avoir
-pour ce métier d'un homme qu'il a bassement outragé. Mais Heathcliff
-affirme que sa principale raison pour renouer connaissance avec son
-ancien persécuteur est son désir de s'installer dans le voisinage de
-la Grange et son attachement pour la maison où nous avons vécu
-ensemble, et puis encore l'espoir que nous aurons plus d'occasions de
-nous voir ainsi que s'il s'était fixé à Gimmerton. Il a l'intention
-d'offrir de payer largement le droit de demeurer aux Heights; et il n'y
-a pas de doute que la rapacité de mon frère l'amènera à accepter ces
-conditions. Il a toujours été avide, si ce n'est que ce qu'il saisit
-d'une main, il le rejette de l'autre.
-
---Un joli endroit pour s'installer! dis-je; ne redoutez-vous pas les
-conséquences, madame Linton?
-
---Pas pour mon ami, répondit-elle; sa forte tête le tiendra à l'abri
-du danger. Pour Hindley, oui, un peu; mais il ne peut pas devenir pire
-qu'il est, et, à cause de moi, il ne peut lui arriver aucun mal
-physique. L'événement de ce soir m'a réconciliée avec Dieu et
-l'humanité. Je m'étais révoltée contre la Providence. Oh j'ai
-enduré une souffrance très amère, Nelly! Si cet homme savait combien
-j'ai souffert, il aurait honte d'assombrir la fin de mon mal avec cet
-air indifférent. C'est ma bonté pour lui qui m'a poussée à souffrir
-seule; si j'avais exprimé l'agonie que souvent je sentais, il se serait
-mis à désirer son allègement avec autant d'ardeur que moi. N'importe,
-le mal est fini et je ne veux pas me venger de sa folie; désormais,
-j'aurai la force de tout supporter. Quand même la chose la plus basse
-me frapperait sur une joue, non seulement j'offrirais l'autre, mais je
-demanderais pardon d'avoir provoqué l'offense: et comme preuve, je vais
-aller tout de suite faire la paix avec Edgar. Bonne nuit! Je suis un
-ange!
-
-Elle me quitta dans cette conviction flatteuse, et je pus apprécier le
-lendemain le succès de son entreprise. M. Linton, tout en paraissant
-toujours un peu déprimé par l'exubérante vivacité de Catherine, non
-seulement avait abjuré sa mauvaise humeur, mais ne risquait même
-aucune objection à l'idée de la laisser aller avec Isabella à
-Wuthering Heights dans l'après-midi; et elle, elle l'en récompensait
-par un été de douceur et d'affection qui fit pour plusieurs jours de
-la maison un paradis, maîtres et domestiques profitant également de ce
-soleil qui brillait sans s'arrêter.
-
-Dans les premiers temps, Heathcliff--je devrais dire désormais M.
-Heathcliff--n'usa qu'avec réserve de la liberté de venir à
-Thrushcross Grange: il semblait vouloir juger jusqu'à quel point mon
-maître supporterait son intrusion. Catherine, de son côté, avait cru
-à propos de modérer l'expression de son plaisir en le recevant; et
-c'est ainsi qu'il se constitua, par degrés, le droit de venir. Il
-gardait beaucoup de la réserve qui l'avait caractérisé dans son
-enfance, et cela lui permettait de réprimer toute démonstration trop
-vive de ses sentiments. Le malaise de mon maître s'endormit et des
-circonstances ultérieures vinrent lui donner quelque temps une autre
-direction.
-
-Il trouva en effet une nouvelle source d'ennuis en constatant le fait
-imprévu qu'Isabella Linton éprouvait une attraction soudaine et
-irrésistible vers le nouvel hôte. Elle était alors une charmante
-jeune dame de dix-huit ans enfantine dans ses manières, bien que
-possédant un esprit fin, des sentiments subtils et aussi un caractère
-mordant, pour peu qu'on l'irritât. Son frère, qui l'aimait tendrement,
-fut ébahi de cette préférence fantastique. Laissant de côté la
-honte d'une alliance avec un homme sans nom, et la possibilité pour sa
-propre fortune, à défaut d'héritier mâle, de passer entre les mains
-d'un tel individu, il avait assez de sens pour comprendre la disposition
-réelle d'Heathcliff: pour savoir que, malgré les changements de son
-extérieur, sa nature n'avait pas changé et ne pouvait changer. Et
-cette nature l'épouvantait, le révoltait; un pressentiment le faisait
-tressaillir à l'idée de lui confier Isabella. Sa répulsion aurait
-été bien plus vive encore s'il s'était aperçu que l'amour de sa
-sœur était né sans être sollicité, et s'adressait à un homme qui
-n'y répondait en aucune façon: car lui, du moment qu'il avait
-découvert ce penchant d'Isabella, il en avait mis la faute sur un
-dessein prémédité d'Heathcliff.
-
-Nous avions tous remarqué depuis peu que miss Linton était très
-agitée et soupirait après quelque chose. Elle devenait méchante et
-fatigante, agaçant et rudoyant sans cesse Catherine, au risque
-d'épuiser sa dose, très limitée, de patience. Nous excusions cette
-humeur, jusqu'à un certain point, en la mettant sur le compte de la
-maladie; car nous la voyions pâlir et dépérir à vue d'œil. Mais un
-jour qu'elle avait été particulièrement impossible, refusant son
-déjeuner, se plaignant du manque d'obéissance des domestiques, de la
-sujétion où la tenait Catherine et de la négligence d'Edgar,
-affirmant qu'elle avait pris froid parce que nous avions laissé les
-portes ouvertes et éteint le feu du parloir pour la vexer, avec cent
-autres accusations non moins frivoles, Madame Linton insista
-péremptoirement pour qu'elle allât se coucher et après l'avoir
-grondée de bon cœur, elle la menaça d'envoyer chercher le médecin.
-Cette mention de Kenneth amena immédiatement Isabella à s'écrier que
-sa santé était parfaite et que c'était seulement la dureté de
-Catherine qui la rendait malheureuse.
-
---Comment pouvez-vous dire que je sois dure, méchante enfant gâtée?
-s'écria notre maîtresse, surprise de cette assertion déraisonnable.
-À coup sûr vous êtes en train de perdre la raison. Quand ai-je été
-dure, dites-moi?
-
---Hier, sanglota Isabella, et maintenant.
-
---Hier? et à quelle occasion?
-
---Dans notre promenade sur la lande: vous m'avez dit de courir où je
-voudrais pendant que vous marchiez avec Heathcliff.
-
---Et c'est là ce que vous appelez ma dureté! dit Catherine en riant.
-Je n'avais pas la moindre idée de vous donner à entendre que votre
-compagnie était superflue: il nous était indifférent que vous fussiez
-ou non avec nous; je pensais simplement que la conversation d'Heathcliff
-n'aurait rien d'amusant pour vous.
-
---Oh non, sanglota la jeune dame, vous vouliez m'éloigner parce que
-vous saviez que j'aimais à être là.
-
---A-t-elle sa raison? demanda Madame Linton, se tournant vers moi. Je
-vais répéter notre conversation mot pour mot, Isabella; et vous
-noterez, s'il vous plait, tous ceux de ses endroits qui auraient eu du
-charme pour vous.
-
---Je ne parle pas de la conversation, répondit-elle, je désirerais
-d'être avec...
-
---Eh bien? dit Catherine, voyant qu'elle hésitait à finir sa phrase.
-
---Avec lui, et je ne veux pas être toujours congédiée,
-continua-t-elle en s'allumant. Vous êtes comme un chien au râtelier,
-Cathy, et vous voulez être toute seule à être aimée.
-
---Et vous, vous êtes un impertinent petit singe! s'écria Madame Linton
-stupéfaite. Mais je ne puis croire cette sottise. Il est impossible que
-vous m'enviiez l'admiration de Heathcliff, que vous le considériez
-comme une personne agréable; j'espère que je vous ai mal comprise,
-Isabella?
-
---Non, non! dit la jeune fille infatuée. Je l'aime plus que vous n'avez
-jamais aimé Edgar; et lui aussi m'aimerait si vous vouliez le lui
-permettre.
-
---Alors, je ne voudrais pas être à votre place pour tout un royaume!
-déclara Catherine avec emphase, et il me sembla bien qu'elle parlait
-sérieusement.
-
---Nelly, aidez-moi à la convaincre de sa folie. Dites-lui ce qu'est
-Heathcliff: une créature abandonnée, sans raffinement, sans culture;
-un aride désert d'ajoncs et de genêts. J'aimerais autant mettre ce
-petit canari dans le parc par un jour d'hiver que de vous engager à
-placer votre cœur sur lui. C'est une déplorable ignorance de son
-caractère, enfant, et rien de plus, qui a fait entrer ce rêve dans
-votre tête. Je vous en prie, ne vous imaginez pas qu'il cache,
-derrière son extérieur sombre, des abîmes de bienveillance et
-d'affection! Il n'est pas un diamant brut, une huître renfermant une
-perle: il est un homme pareil à un loup, féroce et sans pitié. Jamais
-je ne lui dis: «laissez celui-ci ou celui-là de vos ennemis en paix,
-parce qu'il serait cruel ou peu généreux de leur faire du mal»; je
-lui dis: «laissez-les en paix, parce que ne veux pas qu'il leur arrive
-du mal.» Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabella, s'il
-vous jugeait une charge un peu lourde. Je sais qu'il lui est impossible
-d'aimer les Linton; et pourtant il serait tout à fait capable
-d'épouser votre fortune et vos espérances! L'avarice monte en lui et
-devient un péché dominant. Voilà mon portrait de lui! Et je suis son
-amie, je le suis si bien, que s'il avait pensé sérieusement à vous
-attraper, je me serais peut-être tue et vous aurais laissée tomber
-dans ses filets.
-
-Miss Linton regardait sa belle-sœur avec indignation.
-
---Honte, honte! répétait-elle d'un ton irrité: vous êtes pire que
-vingt ennemis, venimeuse amie que vous êtes.
-
---Ah, ainsi vous ne voulez pas me croire? dit Catherine, vous vous
-imaginez que je parle par méchanceté ou par égoïsme?
-
---Oui, j'en suis sûre, répliqua Isabella, et j'ai horreur de vous.
-
---Bien, cria l'autre, essayez donc pour votre compte, si c'est votre
-humeur; j'ai fait ce que je pouvais.
-
---Et il faut que je subisse la peine de son égoïsme! sanglotait la
-jeune fille, lorsque Madame Linton eut quitté la chambre. Tout, tout
-est contre moi. Elle a détruit mon unique consolation. Mais ce qu'elle
-a dit est faux, n'est-ce pas? M. Heathcliff n'est pas un démon; il a
-une âme honnête et vraie, ou sans cela comment se serait-il souvenu
-d'elle?
-
---Croyez-moi, miss, lui dis-je, chassez-le de vos pensées. C'est un
-oiseau de mauvais augure et pas du tout un compagnon pour vous. Madame
-Linton a parlé sévèrement, et pourtant je ne puis la contredire. Elle
-connaît mieux son cœur que moi ou tout autre, et jamais elle ne
-consentirait à le représenter comme pire qu'il est. Des gens honnêtes
-ne cachent pas leurs actions. Comment a-t-il vécu? Comment est-il
-devenu riche? Pourquoi demeure-t-il à Wuthering Heights dans la maison
-d'un homme qu'il déteste? On dit que M. Earnshaw va de mal en pis
-depuis qu'il est arrivé. Ils restent assis ensemble toute la nuit; et
-Hindley a emprunté de l'argent sur ses terres, et ne fait rien que
-jouer et boire.
-
---Vous êtes liguée avec les autres, Ellen! répondit-elle, je ne veux
-pas écouter vos médisances. Quelle malveillance il faut que vous ayez
-pour désirer me convaincre qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde!
-
-Serait-elle parvenue à se débarrasser de cette idée si on l'avait
-laissée à elle-même ou bien aurait-elle continué à la nourrir sans
-cesse, je ne puis le dire; mais elle eut peu de temps pour y
-réfléchir. Le lendemain il y eut une séance de justice à la ville
-voisine: mon maître fut obligé d'y assister, et M. Heathcliff,
-prévenu de son absence, arriva plus tôt que de coutume. Catherine et
-Isabella étaient assises dans la bibliothèque, fâchées l'une contre
-l'autre, mais en silence: la demoiselle, inquiète de sa récente
-indiscrétion, et de la révélation qu'elle avait faite de ses
-sentiments dans un accès passager de passion; Catherine, après mûr
-examen, réellement irritée contre sa compagne, et résolue à faire
-cesser ses sarcasmes. Elle rit lorsqu'elle vit Heathcliff à travers la
-fenêtre; j'étais en train de balayer le foyer et j'observai sur ses
-lèvres un sourire méchant. Isabella, absorbée dans ses rêveries ou
-dans un livre, resta jusqu'à ce que la porte s'ouvrit; et alors il fut
-trop tard pour tenter de s'échapper, ce qu'elle aurait fait avec joie
-si elle avait pu.
-
---Entrez, voilà qui est bien! s'écria gaiement notre dame, disposant
-une chaise près du feu. Voici deux personnes qui ont misérablement
-besoin d'une troisième pour fondre la glace qui les sépare; et vous
-êtes celle-là même que l'une et l'autre de nous voudrions choisir.
-Heathcliff, je suis fière de pouvoir vous montrer à la fin quelqu'un
-qui vous chérit plus que moi-même. J'espère que vous devez vous
-sentir flatté! Non, ce n'est pas Nelly, ne regardez pas vers elle. Ma
-pauvre petite belle-sœur se brise le cœur à contempler votre beauté
-physique et morale. Il dépend de vous d'être le frère d'Edgar. Non,
-non, Isabella, vous ne partirez pas! continua-t-elle, arrêtant avec un
-enjouement affecté la jeune fille qui s'était levée, confondue et
-indignée. Nous étions à nous quereller comme des chats à votre
-sujet, Heathcliff, et j'étais battue en protestations d'admiration et
-de dévotion; et de plus ma rivale, comme elle s'appelle, m'a informée
-que si seulement je voulais me mettre un peu à l'écart, elle lancerait
-dans votre âme une flèche qui vous fixerait pour toujours et enverrait
-mon image à l'oubli éternel.
-
---Catherine! dit Isabella, rappelant sa dignité, et dédaignant de
-lutter pour s'arracher à l'étreinte nerveuse qui la retenait, je vous
-serais reconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me
-calomnier, même en plaisantant. M. Heathcliff, soyez assez bon pour
-ordonner à votre amie de me lâcher, elle oublie que vous et moi ne
-sommes pas des connaissances intimes, et ce qui l'amuse m'est pénible
-à moi au-delà de toute expression.
-
-Comme l'autre ne répondait rien et restait assis, et semblait
-absolument indifférent aux sentiments qu'elle pouvait avoir pour lui,
-elle se retourna vers sa persécutrice et lui demanda sérieusement de
-la laisser libre.
-
---En aucune façon! répondit Madame Linton. Je ne veux pas être
-nommée une seconde fois un chien au râtelier. Il faut que vous
-restiez! Eh bien, Heathcliff, pourquoi ne manifestez-vous pas votre
-satisfaction de mes agréables nouvelles? Isabella jure que l'amour
-qu'Edgar a pour moi n'est rien en comparaison de celui qu'elle
-entretient pour vous. Je suis sûre qu'elle a dit quelque chose de
-pareil: n'est-ce pas, Ellen? Et elle a refusé de manger depuis notre
-promenade d'avant-hier par rage de ce que je l'ai éloignée de votre
-société.
-
---Je suppose que vous la calomniez, dit Heathcliff tournant sa chaise de
-leur côté. En tous cas, ce qu'elle désire en ce moment, c'est d'être
-hors de ma société.
-
-Et il se mit à fixer durement l'objet de son discours comme on ferait
-d'un animal étrange et répugnant que l'on croirait devoir examiner par
-curiosité, en dépit de son aversion. La pauvre créature ne put
-supporter cet examen; elle en pâlit et rougit, et, les yeux brillants
-de larmes, elle mit toute la force de ses petits doigts à s'affranchir
-de la ferme étreinte de Catherine. Puis, s'apercevant que, dès qu'elle
-parvenait à soulever un des doigts qui la tenaient, un autre
-s'abaissait, elle commença à se servir de ses ongles et griffa les
-mains de son ennemie.
-
---Voilà une tigresse! s'écria celle-ci, lui rendant enfin sa liberté.
-Allez vous-en, pour l'amour de Dieu, et cachez votre maudite figure!
-Quelle folie de révéler devant lui ces griffes! Ne pouvez-vous pas
-deviner les conclusions qu'il va en tirer? Heathcliff! Voilà des
-instruments d'exécution, il faut que vous preniez garde à vos veux.
-
---Je les arracherais de ses doigts si jamais ils me menaçaient,
-répondit brutalement Heathcliff, quand la porte se fut refermée
-derrière la jeune fille. Mais quelle intention aviez-vous en agaçant
-cette créature d'une telle façon, Cathy? vous ne disiez pas la
-vérité, n'est-ce pas?
-
---Je vous assure que si! Voilà plusieurs semaines qu'elle se meurt
-d'amour pour vous; et elle m'a parlé de vous hier, et m'a couverte d'un
-déluge d'injures parce que je lui représentais vos défauts en pleine
-lumière dans le but de calmer sa passion. Mais n'y faites plus
-attention; j'ai voulu punir son insolence, voilà tout. Je l'aime trop,
-mon cher Heathcliff, pour vous laisser la saisir et la dévorer.
-
---Et moi je l'aime trop peu pour essayer rien de pareil, dit-il. Vous
-entendriez d'étranges choses si je vivais seule avec cette figure de
-cire. Mon exercice plus ordinaire serait de peindre sur son blanc visage
-les couleurs de l'arc-en-ciel et de noircir tous les jours ou tous les
-deux jours ses yeux bleus; car ils ressemblent à ceux de Linton d'une
-façon détestable.
-
---Détestable! observa Catherine; mais ce sont des yeux de colombe,
-d'ange!
-
---Elle est l'héritière de son frère? demanda-t-il après un court
-silence.
-
---Je serais bien fâchée d'avoir à le penser, répondit la dame. Avec
-l'aide du ciel il lui viendra bien une demi-douzaine de neveux qui lui
-enlèveront ce titre. Et je vous conseille de détourner votre esprit de
-ce sujet, quant à présent; vous êtes trop enclin à désirer le bien
-de votre voisin; rappelez-vous que les biens de ce voisin-ci sont les
-miens.
-
---S'ils étaient les miens, ce serait encore la même chose, dit
-Heathcliff. Mais Isabella peut être niaise, elle n'est pas folle, et
-nous ferons bien d'écarter ce sujet, comme vous le proposez.
-
-Ils l'écartèrent en effet de leurs langues, et Catherine,
-probablement, de ses pensées. L'autre, j'en suis certaine, y repensa
-souvent dans le cours de cette soirée. Je le voyais se sourire à
-lui-même, ou plutôt se ricaner, et tomber dans des rêveries de
-mauvais augure dès que Madame Linton avait occasion de quitter
-l'appartement.
-
-Je résolus d'observer ses mouvements. Mon cœur s'attachait
-invariablement au parti du maître, de préférence à celui de
-Catherine, et avec raison, me semblait-il; car lui était bon et
-confiant et honorable, et elle, elle ne pouvait pas être appelée le
-contraire de tout cela, mais elle se permettait une telle latitude que
-j'avais peu de confiance dans ses principes et encore moins de sympathie
-pour ses sentiments. Je souhaitai qu'il arrivât quelque chose qui pût
-débarrasser tranquillement de M. Heathcliff à la fois les Heights et
-la Grange, nous laissant comme nous étions avant son arrivée. Ses
-visites étaient pour moi un continuel cauchemar, et aussi, je le
-soupçonnais, pour mon maître. L'idée de son séjour aux Heights
-était pour moi une oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait
-abandonné ce troupeau galeux, et qu'une bête méchante rôdait entre
-lui et le parc, attendant l'heure pour s'élancer et pour détruire.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-
-Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais
-prise d'une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir
-comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que
-c'était un devoir d'avertir Hindley de la façon dont on parlait de
-lui; mais d'autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes
-invétérées, et désespérant de lui être utile, j'hésitais à
-entrer de nouveau dans la triste maison.
-
-Un jour, j'eus occasion de passer la vieille porte, m'écartant un peu
-de la route que je suivais pour aller à Gimmerton. C'était après dans
-la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une
-après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et
-durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l'endroit où la
-grand'route s'embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme
-grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté
-est G., et sur le sud-ouest T. G.. Cette pierre sert de poteau indicateur
-pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune
-sa tête grise, me rappelant l'été, et je ne sais pourquoi, mais je
-sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations
-d'enfance. C'était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a
-vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant,
-j'aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de
-cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre; et, avec
-toute la fraîcheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien
-compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée
-en avant, et sa petite main creusant le sable d'un morceau d'ardoise.
-
---Pauvre Hindley! m'écriai-je involontairement.
-
-Je tressaillis, j'eus un moment l'idée que l'enfant levait sa tête et
-me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu'une seconde, mais aussitôt
-je sentis un besoin irrésistible d'aller aux Heights. Une superstition
-me poussait à ne pas résister: si par hasard il était mort!
-pensais-je, ou s'il doit mourir bientôt, et si ce que j'ai vu est un
-signe de mort! À mesure que je m'approchais de la maison, je me sentais
-plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu'enfin je fus
-en vue. Mon apparition de tout à l'heure m'avait devancée, je la vis
-debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première
-idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant
-sur les barreaux sa rude figure: mais un peu de réflexion me fit
-comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que
-je l'avais quitté, dix mois auparavant.
-
---Dieu te bénisse, mon chéri! lui criai-je, oubliant à l'instant mes
-folles alarmes. Hareton, c'est Nelly! Nelly ta nourrice.
-
-Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil.
-
---Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je.
-
-Il leva son arme pour tirer; je commençai un discours pour l'apaiser,
-mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet; et alors,
-des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons
-qui, soit qu'il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une
-emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une
-horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci
-m'affligea plus que je n'en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je
-tirai de ma poche une orange et l'offris pour me faire bien venir.
-D'abord il hésita, puis, l'arracha de mes mains comme s'il imaginait
-que j'avais l'intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en
-montrai une autre, la tenant hors de sa prise.
-
---Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon
-garçon? lui demandai-je. Est-ce le curé?
-
---Au diable le curé, et toi aussi! donne-moi ça! répliqua-t-il.
-
---Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l'aurez, dis-je.
-Quel est votre maître?
-
-Il me répondit: «Mon diable de père!»
-
---Et qu'est-ce que vous apprenez de votre père?
-
-Il s'élança sur le fruit, je l'élevai hors de sa portée.
-
---Et qu'est-ce qu'il vous apprend? demandai-je.
-
---Rien, me dit-il, qu'à me tenir en dehors de son chemin. Mon père ne
-peut rien me commander parce que je jure sur lui.
-
---Ah! Et c'est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père?
-
---Eh! non, grommela-t-il.
-
---Qui alors?
-
---Heathcliff.
-
-Je lui demandai s'il aimait M. Heathcliff.
-
---Oui, je l'aime.
-
-Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des
-phrases comme: «Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu'il
-me donne, il le gronde de me gronder; il dit qu'il faut que je fasse
-comme je veux.»
-
---Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire?
-poursuivis-je.
-
---Non, j'ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées dans
-sa gorge s'il entrait chez nous. C'est Heathcliff qui l'a promis.
-
-Je mis l'orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père
-qu'une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte du jardin,
-désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de
-Hindley, c'est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai
-aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans
-m'arrêter, jusqu'à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi
-effrayée que si j'avais fait sortir un gobelin. Ceci n'a pas grand
-rapport avec l'affaire de Miss Isabella; et pourtant, c'est ce qui
-m'encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de
-faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de
-s'étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage
-domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton.
-
-Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune
-demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle
-n'avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi
-elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand
-soulagement. Je savais que Heathcliff n'avait pas l'habitude de
-témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce
-qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu'il l'aperçut,
-sa première précaution fut de jeter un coup d'œil sur la maison.
-J'étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m'étais
-retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s'avancer vers elle et
-lui dire quelque chose; elle semblait embarrassée, désireuse de s'en
-aller; pour l'en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se
-détourna: apparemment il lui avait fait une question où elle ne se
-souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté
-sur la maison; puis, supposant qu'on ne le voyait pas, le gredin eut
-l'impudence de l'embrasser.
-
---Judas! Traître! m'écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite, un
-trompeur de parti-pris!
-
---Qui est-ce, Nelly? dit la voix de Catherine derrière moi.
-
-J'avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir
-entrer.
-
---Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas! Ah!
-il nous a vues, il vient ici, je me demande s'il aura le cœur de
-trouver une excuse plausible pour cet amour qu'il témoigne à Miss
-quand il vous a dit qu'il la haïssait.
-
-Madame Linton vit Isabella se délivrer de l'étreinte et courir dans le
-jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J'avais peine à
-m'empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine
-insista d'un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire
-sortir de la cuisine si j'osais être assez présomptueuse pour
-intervenir avec ma langue insolente.
-
---À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse!
-criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à
-quoi songez-vous de soulever ce tapage? Je vous ai dit de laisser
-Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne
-soyez las d'être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton
-verrouille la porte contre vous.
-
---Dieu le préserve d'essayer! répondit le noir vilain, que je
-détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et
-patient! Tous les jours j'ai une envie plus folle de l'envoyer au ciel!
-
---Silence! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez pas.
-Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête? Est-ce elle qui
-est venue exprès sur votre chemin?
-
---Que vous importe? grommela-t-il. J'ai le droit de l'embrasser si elle
-veut et vous n'avez pas le droit de m'en empêcher. Je ne suis pas votre
-mari, vous n'avez pas à être jalouse de moi.
-
---Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis
-jalouse pour vous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la
-grimace. Si vous aimez Isabella, vous l'épouserez. Mais, l'aimez-vous?
-Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre! Je
-suis certaine que vous ne l'aimez pas.
-
---Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec cet
-homme? demandai-je.
-
---Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec
-décision.
-
---On pourrait lui en épargner l'embarras, dit Heathcliff; on se
-passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous,
-Catherine, j'ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y
-sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m'avez
-traité d'une façon infernale, infernale, entendez-vous? Et si vous
-vous flattez de l'idée que je ne m'en aperçois pas, vous êtes folle,
-et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles,
-vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir
-sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire.
-En attendant, je vous remercie de m'avoir dit le secret de votre
-belle-sœur, je vous jure que j'en tirerai tout le parti possible, et
-tenez-vous à l'écart!
-
---Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là? s'écria Madame
-Linton stupéfaite. Je vous ai traité d'une façon infernale et vous
-voulez vous venger: comment l'entendez-vous, ingrat animal? Comment vous
-ai-je traité d'une façon infernale?
-
---Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d'un ton
-moins véhément. Ce n'est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me
-torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez
-m'amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez
-de m'injurier autant qu'il vous est possible. Après avoir rasé mon
-palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une
-maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je
-pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à
-Isabella, je me couperais la gorge.
-
---Oh! le mal est que je ne suis pas jalouse, n'est-ce pas? cria
-Catherine. Eh bien! je ne répète pas mon offre d'une femme, c'est
-comme si l'on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la
-sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette
-fois. Edgar est remise de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre
-venue; je commence à être rassurée et tranquille; et vous, impatient
-de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle.
-Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plait, et trompez sa sœur;
-vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur
-moi.
-
-La conversation cessa, Madame Linton s'assit auprès du feu, toute rouge
-et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable;
-elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les
-bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c'est dans cette
-situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se
-demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas.
-
---Ellen, dit-il quand j'entrai, avez-vous vu votre maîtresse?
-
---Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est mise
-hors d'elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je
-crois qu'il est temps d'arranger ses visites sur un autre pied. On se
-fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est
-arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la
-dispute qui avait suivi. J'imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup
-à Madame Linton, à moins que l'envie ne lui prit de défendre son
-hôte. Edgar Linton eut peine à m'écouter jusqu'au bout.
-
---C'est intolérable, s'écria-t-il. Il est honteux qu'elle le
-reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux
-hommes de l'écurie, Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus
-à causer avec ce bas ruffian; j'en ai assez.
-
-Il descendit, et ordonnant aux domestiques d'attendre dans le passage,
-il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j'y avais
-laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame
-Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée.
-Heathcliff s'était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa
-tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches.
-C'est lui qui le premier s'aperçut de l'entrée de Linton; il fit
-rapidement signe à Catherine d'avoir à se taire, ce qu'elle fit,
-s'arrêtant net, dès qu'elle vit elle-même son mari.
-
---Qu'est-ce donc? dit Linton s'adressant à elle. Quelle idée vous
-faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui
-a été tenu par ce vaurien? Si vous ne vous en êtes pas fâchée,
-c'est, je suppose, parce que c'est sa façon habituelle de parler. Vous
-êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que
-je finirai par m'y accoutumer moi-même.
-
---Avez-vous donc écouté à la porte Edgar? demanda Catherine, sur un
-ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de
-l'insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au
-premier discours, accompagna cette répartie d'un ricanement qui
-semblait destiné à attirer sur lui l'attention de M. Linton, et il y
-réussit; mais Edgar avait résolu de s'expliquer sans éclat de
-passion.
-
---Si j'ai tout supporté de vous jusqu'à présent, monsieur, dit-il
-tranquillement, ce n'est pas que j'aie ignoré votre caractère
-misérable et dégradé; mais je sentais que vous n'en étiez
-responsable qu'en partie, et comme Catherine désirait conserver votre
-connaissance, j'ai eu la folie d'y consentir. Mais votre présence est
-un poison qui corromprait ce qu'il y a de meilleur. C'est pour cela et
-afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai
-dorénavant le droit d'entrer dans cette maison, et que j'exige en ce
-moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai
-dans la nécessité de vous y contraindre.
-
-Heathcliff mesura d'un regard plein de dérision la hauteur et la
-largeur de celui qui l'interpellait.
-
---Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court risque
-de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je
-regrette profondément que vous ne vailliez pas la peine d'être abattu.
-
-Mon maître jeta un coup d'œil vers le passage et me fit signe d'aller
-chercher les hommes, n'ayant aucune envie de se risquer dans une
-rencontre personnelle. J'obéis, mais Madame Linton, soupçonnant
-quelque chose, me suivit, et, au moment où j'essayais de les appeler,
-elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma.
-
---Voilà de beaux moyens! dit-elle, en réponse au regard surpris et
-irrité de son mari. Si vous n'avez pas le courage de l'attaquer, faites
-vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l'envie de
-simuler plus de valeur que vous n'en avez. Non, j'avalerai la clé
-plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma
-bonté pour chacun! Après ma constante indulgence pour la nature faible
-de l'un et la nature mauvaise, méchante, de l'autre, je garde en
-remerciement deux marques d'aveugle et stupide ingratitude. Edgar,
-j'étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant
-je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade,
-pour vous punir d'avoir osé penser d'aussi mauvaises choses sur moi.
-
-Il n'y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le
-maître. Il cessa d'arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci
-l'ayant jetée dans le feu, il fut pris d'un tremblement nerveux en
-même temps que sa figure devenait d'une pâleur mortelle. Il lui fut
-impossible de retenir cet excès d'émotion, un mélange d'angoisse et
-d'humiliation l'envahit complètement. Il s'appuya sur le revers d'un
-siège et détourna son visage.
-
---O ciel! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre de
-chevalier, s'écria Madame Linton. Nous sommes vaincus! Nous sommes
-vaincus: Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous
-qu'un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris.
-Réjouissez-vous! On ne vous fera pas de mal. Ce n'est pas un agneau que
-vous êtes, mais une petite levrette gâtée.
-
---Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait,
-Cathy! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc
-la chose peureuse et frissonnante que vous m'avez préférée! Je ne
-voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner
-avec mon pied, j'en aurais bien delà satisfaction. Est-ce qu'il pleure,
-ou bien est-ce que la peur l'a fait s'évanouir?
-
-Le compagnon s'approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait
-mieux fait de rester à distance, car, d'un saut, mon maître fut debout
-et le frappa en plein sur la gorge d'un coup qui aurait abattu un homme
-moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et
-pendant qu'il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant
-sur la cour, et revint par là vers la porte d'entrée.
-
---Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici! cria Catherine.
-Allez vous-en maintenant! il va revenir avec une poignée de pistolets
-et une demi-douzaine d'assistants. S'il a entendu notre conversation,
-bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m'avez joué un mauvais
-tour, Heathcliff! Mais partez, hâtez-vous!
-
---Supposez-vous que je vais m'en aller avec ce coup brûlant dans ma
-gorge? tonna Heathcliff. Non, par l'enfer! Je veux écraser ses côtes
-comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l'abats
-pas à présent, je le tuerai une autre fois; si vous mettez du prix à
-son existence, laissez-moi donc aller le trouver.
-
---Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge; le
-cocher et les deux jardiniers sont là; vous n'allez pas, bien sûr,
-attendre qu'ils vous jettent hors d'ici! Chacun d'eux est armé d'une
-trique; et il est bien probable que le maître sera en observation à la
-fenêtre du parloir, pour voir s'ils remplissent ses ordres.
-
-Les jardiniers et le cocher étaient là en effet; mais Linton était
-avec eux; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion,
-Heathcliff résolut d'éviter une lutte contre ces inférieurs. Il
-saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et
-parvint à s'échapper au moment ou ils entraient.
-
-Madame Linton, très excitée, m'ordonna de l'accompagner en haut. Elle
-ne savait pas la part que j'avais prise dans cette histoire, et j'étais
-fort préoccupée de la garder dans son ignorance.
-
---Je suis à peu près folle, Nelly! s'écria-t-elle en se jetant sur le
-sofa. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de
-m'éviter: c'est à elle qu'est dû tout ce tapage, et si elle ou
-quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j'entrerais en fureur.
-Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd'hui, que je suis en
-danger d'être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il
-m'a choquée et désolée affreusement. Je veux qu'il prenne l'alarme.
-De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de
-reproches et de plaintes; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu
-sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne
-Nelly? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette
-affaire. Quel démon l'a pris de se mettre à écouter aux portes? Les
-discours d'Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous
-avez quittés; mais j'aurais vite fait de le détourner d'Isabella, et
-le reste n'avait pas d'importance. Maintenant tout est remis au pire,
-par cette folle envie d'entendre dire du mal de soi, qui hante certaines
-gens comme un démon! Si Edgar n'avait pas écouté notre conversation,
-il n'en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s'est
-adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que
-j'avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu'à m'enrouer, je n'ai plus
-eu souci de ce qu'ils pouvaient se faire l'un à l'autre; d'autant plus
-que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous
-serions tous séparés l'un de l'autre pour Dieu sait combien de temps.
-Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut
-être lâche et jaloux, j'essaierai de briser leurs cœurs en brisant le
-mien. Ce sera une prompte façon d'en finir, si je suis poussée à
-bout. Mais c'est une conduite à réserver pour un cas désespéré; je
-ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu'à présent il a
-été discret, dans sa crainte de me provoquer; il faut que vous lui
-représentiez le danger qu'il y aurait à quitter cette attitude, et que
-vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la
-frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de
-votre figure cette expression d'apathie, et que vous paraissiez un peu
-plus anxieuse à mon sujet.
-
-Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions
-était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en
-parfaite sincérité. Mais je pensai qu'une personne qui pouvait
-spéculer à l'avance sur l'effet de ses crises de passion pouvait
-aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur
-soi-même dans les cas les plus excitants; et je n'avais aucune envie
-d'alarmer son mari, comme elle disait, et d'ajouter encore à ses
-ennuis, simplement pour servir l'égoïsme de la jeune femme. Aussi ne
-dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir; mais
-je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s'ils
-reprendraient leur querelle. C'est lui qui commença à parler le
-premier.
-
---Restez où vous êtes, Catherine! dit-il sans aucune colère dans sa
-voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour
-un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier
-avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements
-de ce soir, vous avez l'intention de continuer votre intimité avec...
-
---Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par
-pitié, finissez-en pour maintenant! Votre sang toujours froid ne
-connaît pas la fièvre; vos veines sont pleines d'eau gelée, mais les
-miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser
-encore plus vite.
-
---Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M.
-Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et
-cette violence ne m'alarme pas. J'ai découvert que vous pouviez être
-aussi stoïque qu'une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous
-désormais abandonner Heathcliff ou moi? Il est impossible que vous
-soyez en même temps son amie et la mienne; et j'ai absolument besoin de
-savoir lequel des deux vous choisirez.
-
---Et moi, j'ai besoin d'être laissée seule! s'écria Catherine d'un
-ton furieux. Je l'exige; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir
-debout? Edgar, laissez-moi.
-
-Elle tira la sonnette jusqu'à la briser, et j'entrai avec le plus de
-calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l'humeur d'un
-saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant
-de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle
-voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec
-une expression soudaine d'inquiétude et de regret. Il me dit d'aller
-chercher un peu d'eau, car elle n'avait plus de souffle pour parler. Je
-rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui
-jetai sur la figure; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide,
-renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d'un coup livides,
-prenaient l'aspect de la mort. Linton était terrifié.
-
---Cela n'a pas d'importance, murmurai-je. Je voulais l'empêcher de
-céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur.
-
---Mais elle a du sang sur ses lèvres! dit-il en frissonnant.
-
---Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis
-comment, avant qu'il n'arrivât, elle avait pris la résolution d'avoir
-une crise de fureur. J'eus l'imprudence de lui faire ce rapport à haute
-voix, et elle m'entendit; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses
-épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras
-faisant saillie d'une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir
-au moins quelques os brisés; mais elle ne fit que regarder autour
-d'elle quelques instants, et s'élança hors de l'appartement. Le
-maître m'ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu'à la porte de sa
-chambre; mais elle m'empêcha d'y entrer en s'enfermant à clé.
-
-Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre
-pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui
-apporte son déjeuner dans sa chambre.
-
---Non! répondit-elle d'un ton péremptoire. Je répétai la même
-question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le
-matin d'après. M. Linton de son côté passait son temps dans la
-bibliothèque, sans s'informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu
-une heure d'entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible
-pour arracher d'elle l'expression du sentiment d'horreur que devaient
-lui avoir inspiré les avances d'Heathcliff; mais il ne put avoir d'elle
-que des réponses évasives, et dut clore l'examen sans avoir
-satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si
-elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne
-prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle
-et lui.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-
-Pendant que Miss Linton errait dans le parc et le jardin, toujours
-silencieuse et presque toujours en larmes, et pendant que son frère
-restait enfermé parmi des livres qu'il n'ouvrait jamais, gardant sans
-cesse, je suppose, un vague espoir que Catherine se repentirait de sa
-conduite et viendrait d'elle-même lui demander pardon et chercher à se
-réconcilier; et pendant qu'elle s'obstinait à jeûner, avec l'idée
-sans doute que, à chaque repas, Edgar était prêt à étouffer de ne
-pas la voir et que l'orgueil seul le retenait d'aller se jeter à ses
-pieds; je continuais, moi, à m'occuper de mes devoirs de ménage,
-convaincue que la Grange n'avait dans ses murs qu'une seule âme
-sensée, et que celle-là était logée dans mon corps. Je ne répandais
-pas mes condoléances sur la demoiselle ni mes supplications sur ma
-maîtresse; et je ne faisais pas grande attention aux soupirs de mon
-maître, qui avait soif d'entendre le nom de sa dame, depuis qu'il ne
-pouvait plus entendre sa voix. Je résolus de les laisser en venir à
-bout comme il leur plairait; et bien que ce fut un procédé d'une
-lenteur fatigante, il me sembla enfin qu'il allait amener de bons
-résultats.
-
-Le troisième jour, Madame Linton ouvrit sa porte, et, ayant épuisé
-toute sa provision d'eau, en désira une nouvelle, en même temps qu'un
-pot de tisane, car elle croyait qu'elle allait mourir. Je vis bien que
-c'était là un discours destiné aux oreilles d'Edgar; et comme je ne
-croyais pas qu'elle dit vrai, je le gardai pour moi, me contentant de
-lui apporter du thé et du pain grillé. Elle mangea et but avec
-empressement; puis elle retomba sur son oreiller en se tordant les mains
-et en grommelant: «Oh! je veux mourir, criait-elle, puisque personne ne
-se soucie de moi. Je regrette d'avoir mangé cela.» Un bon moment
-après je l'entendis murmurer: «Non je ne veux pas mourir--il s'en
-réjouirait--il ne m'aime pas du tout--il ne me regretterait jamais.»
-
---Avez-vous besoin de quelque chose? madame, demandai-je, gardant
-toujours mon attitude réservée, malgré son air de fantôme et
-l'étrange exagération de ses manières.
-
---Qu'est ce qu'il fait, cet être apathique? demanda-t-elle, en relevant
-de son visage amaigri les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé en
-léthargie, ou mort?
-
---Nullement, répondis-je, si c'est de M. Linton que vous voulez parler.
-Il va assez bien, je pense, bien que ses études l'absorbent plus qu'il
-ne faudrait; il est tout le temps parmi ses livres, depuis qu'il n'a pas
-d'autre société.
-
-Je n'aurais pas parlé de la sorte si j'avais connu son véritable
-état, mais je ne pouvais me débarrasser de l'idée qu'elle jouait en
-grande partie un rôle.
-
---Parmi ses livres, cria-t-elle confondue, et je suis mourante! Au bord
-du tombeau! Mon Dieu! Sait-il combien je suis changée? continua-t-elle,
-regardant son image dans un miroir pendu au mur opposé. Est-ce là
-Catherine Linton! Il s'imagine que je plaisante, que je joue une
-comédie, peut-être! Ne pouvez-vous pas lui dire que c'est terriblement
-sérieux? Nelly, si ce n'est pas trop tard, aussitôt que je saurai ses
-sentiments, je choisirai entre ces deux partis: ou bien de me laisser
-mourir tout de suite, ce qui ne sera un châtiment pour lui que s'il a
-encore un cœur, ou bien de recouvrer la santé et de quitter le pays.
-Ce que vous me dites sur lui, est-ce la vérité? Prenez garde. Est-il
-réellement tout à fait indifférent au sujet de mon existence?
-
---Eh! Madame, répondis-je, le maître n'a aucune idée que vous soyez
-malade; et naturellement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir
-de faim.
-
---Vous ne me croyez pas? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai?
-persuadez-le-lui! Parlez pour votre compte, dites que vous êtes sûre
-que je le ferai.
-
---Non, vous oubliez, Madame Linton que vous avez mangé ce soir avec
-plaisir et que demain vous en sentirez les bons effets.
-
---Si seulement j'étais certaine de me tuer ainsi, interrompit-elle, je
-me tuerais aussitôt! Ces trois affreuses nuits, je n'ai pas fermé les
-yeux, et oh! j'ai été torturée, j'ai été hantée, Nelly! Mais je
-commence à m'imaginer que vous ne m'aimez pas. Comme c'est étrange! Je
-pensais que, bien que tous se détestaient et se méprisaient l'un
-l'autre, personne ne pouvait s'empêcher de m'aimer, et en quelques
-heures, tous sont devenus mes ennemis; tous assurément, tous ceux
-d'ici. Comme c'est terrible de mourir entourée par leurs froides
-figures! Isabella, terrifiée et écœurée, ayant peur d'entrer dans la
-chambre: ce serait si affreux de voir mourir Catherine! Et Edgar se
-tenant debout solennellement à mon chevet pour me voir mourir, et alors
-offrant des prières de remerciement à Dieu pour avoir remis la paix
-dans sa maison, et s'en retournant à ses livres. Au nom du ciel,
-qu'a-t-il donc à faire avec ses livres pendant que je suis en train de
-mourir?
-
-Elle ne pouvait se faire à cette idée que je lui avais mise dans la
-tête, de la résignation philosophique de M. Linton. À force de la
-retourner, son irritation fiévreuse devint de la folie, et elle se mit
-à déchirer l'oreiller avec ses dents; puis, se relevant toute
-brûlante, elle désira avoir la fenêtre ouverte. Nous étions au
-milieu de l'hiver, le vent soufflait violent du nord-ouest, et je
-refusai de lui obéir. Les expressions qui se succédaient sur sa
-figure, et les changements de ses humeurs commençaient à m'alarmer
-sérieusement: je me rappelais sa première maladie, et comment le
-docteur avait recommandé de ne pas la contrarier. Une minute
-auparavant, elle était violente; maintenant mollement accoudée et sans
-relever mon refus de lui obéir, elle paraissait trouver une distraction
-enfantine à tirer les plumes de l'oreiller par les déchirures qu'elle
-avait faites, et à les ranger suivant leurs différentes espèces.
-
---Ceci est d'un dindon, se murmurait-elle à elle-même, et ceci d'un
-canard sauvage; et ceci d'un pigeon. Ah! ils mettent des plumes de
-pigeon dans l'oreiller--rien d'étonnant à ce que je ne puisse pas
-mourir.
-
---Laissez cette besogne d'enfant, lui dis-je, lui enlevant l'oreiller et
-retournant les trous du côté du matelas, car elle enlevait maintenant
-les plumes par poignées. Recouchez-vous et fermez vos yeux, vous
-délirez. Voilà une moisson, le duvet vole comme de la neige!
-
-J'allais ça et là le ramassant.
-
---Nelly, poursuivit-elle d'une voix rêveuse, je vois en vous une
-vieille femme, vous avez des cheveux gris et les épaules courbées. Ce
-lit est la cave des fées sous Penniston Crag, et vous êtes en train de
-recueillir des boucles de follets pour mettre à mal nos génisses, et
-vous prétendez, parce que je suis là, que ce sont seulement des
-flocons de laine. Voilà à quoi vous en serez dans cinquante ans d'ici,
-car je sais que vous n'êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas,
-vous vous trompez, car j'ai conscience qu'il est nuit, et qu'il y a deux
-chandelles sur la table qui font reluire l'armoire sombre comme du jais.
-
---L'armoire? où est-elle, demandai-je; vous parlez dans votre sommeil?
-
---Elle est contre le mur, comme toujours. Elle a un air étrange: j'y
-vois une figure.
-
---Il n'y a pas d'armoire dans la chambre, et jamais il n'y en a eu,
-dis-je, me rasseyant: et je soulevai le rideau pour pouvoir l'observer.
-
---Ne voyez-vous pas cette figure? demanda-t-elle, regardant fixement le
-miroir.
-
-J'eus beau dire, je ne pus lui faire comprendre que c'était sa figure
-à elle. Je me levai et le couvris d'un châle.
-
---Elle est toujours derrière! poursuivit-elle avec anxiété, et elle a
-bougé. Qui est-ce? J'espère qu'elle ne va pas sortir quand vous serez
-partie. Oh Nelly, la chambre est hantée! J'ai peur d'être seule.
-
-Je pris sa main dans la mienne et lui ordonnai de se tranquilliser, car
-une série de tressaillements la convulsaient, et elle tenait à garder
-son regard fixé sur le miroir.
-
---Il n'y a personne ici, insistai-je, c'était vous même, Madame
-Linton: vous l'avez reconnu il y a un moment.
-
---Moi-même! Et l'horloge sonne minuit! C'est vrai alors, que c'est
-effrayant.
-
-Ses doigts ramassèrent les draps et les amoncelèrent sur ses yeux. Je
-fis un effort pour aller vers la porte avec l'intention d'appeler son
-mari, mais je fus ramenée en arrière par un cri perçant: le châle
-était tombé du miroir.
-
---Eh quoi, qu'est-ce qu'il y a, criai-je? Qu'est-ce qui la prend à
-présent? Réveillez-vous. C'est la glace, le miroir, Mme Linton; et
-c'est vous-même que vous y voyez, et me voilà moi aussi, à côté de
-vous.
-
-Tremblante et égarée, elle me retenait fiévreusement, mais
-l'expression d'horreur avait par degrés disparu de sa figure, sa
-pâleur était remplacée par une rougeur de honte.
-
---Oh chère! je croyais que j'étais à la maison, couchée dans ma
-chambre à Wuthering Heights. Je suis si faible que mon cerveau s'est
-troublé et que j'ai crié sans en avoir conscience. Ne dites rien, mais
-restez avec moi. J'ai peur de dormir.
-
---Un bon sommeil vous fera bien, madame, répondis-je, et j'espère que
-ces souffrances vous empêcheront de recommencer à vous laisser mourir
-de faim.
-
---Oh si j'étais seulement dans mon lit, dans la vieille maison!
-continua-t-elle amèrement, en se tordant les mains. Et ce vent qui
-souffle dans les pins! Laissez-moi le sentir, il vient tout droit de la
-lande, laissez-moi en avoir un souffle!
-
-Pour la calmer, j'entr'ouvris quelques secondes la fenêtre. Une brise
-froide s'élança dans la chambre; je refermai et revins à mon poste.
-À présent, elle était couchée tranquille, le visage baigné de
-larmes. L'épuisement du corps avait entièrement dompté son esprit:
-notre ardente Catherine ne valait pas mieux qu'un enfant pleurant.
-
---Combien y a-t-il de temps que je me suis enfermée ici?
-demanda-t-elle, revivant tout à coup.
-
---C'était lundi soir, répondis-je, et nous sommes jeudi soir, ou
-plutôt vendredi matin.
-
---Quoi, de la même semaine! s'écria-t-elle; seulement si peu de temps!
-
---C'est un temps assez long, pour ne vivre que d'eau froide et de
-mauvaise humeur, observai-je.
-
---Eh bien, il me semble qu'il y a un nombre d'heures terrible,
-murmura-t-elle avec un accent de doute; il doit y avoir plus longtemps.
-Je me rappelle que j'étais dans le parloir après leur dispute, et
-qu'Edgar m'a cruellement provoquée, et que je me suis enfuie
-désespérée dans cette chambre. Aussitôt que j'eus barré la porte,
-une obscurité absolue s'abattit autour de moi et je tombai sur le
-plancher. Je ne pouvais expliquer à Edgar combien j'étais certaine
-d'avoir un accès, ou de devenir folle furieuse, s'il s'obstinait à me
-vexer. Je n'avais aucun empire sur ma langue ni mon cerveau, et lui
-peut-être ne devinait pas mon agonie; c'est à peine si j'ai eu assez
-de sens pour essayer d'échapper à lui et à sa voix. Avant que je me
-sois remise assez pour voir et entendre, il commença à faire sombre,
-et, Nelly, je vais vous dire ce que j'ai pensé, et ce qui a continué
-à me repasser dans l'esprit au point que j'ai craint pour ma raison.
-Pendant que j'étais couchée là, avec ma tête contre ce pied de
-table, et mes yeux discernant vaguement le carré gris, de la fenêtre,
-il me sembla que j'étais à la maison, enfermée dans le lit aux
-panneaux de chêne; et mon cœur souffrait de quelque grande souffrance
-que je n'ai pu me rappeler en me réveillant. Je songeais et m'épuisais
-pour découvrir ce que ce pouvait être et, chose très étrange, toutes
-les sept dernières années de ma vie s'étaient effacées de mon
-esprit. Je ne me rappelais même pas qu'elles eussent existé. J'étais
-un enfant; mon père venait d'être enterré, ma misère naissait de la
-séparation qu'avait ordonnée Hindley entre Heathcliff et moi. Pour la
-première fois, je me trouvais couchée seule; et, m'éveillant d'un
-sommeil désagréable après une nuit de larmes, je soulevai ma main
-pour repousser les panneaux; ma main frappa la planche de cette table,
-la fit glisser le long du tapis, et alors ma mémoire me revint tout
-d'un coup; mon angoisse récente s'engloutit dans un paroxysme de
-désespoir. Je ne puis dire pourquoi je me sentais si affreusement
-misérable; ce doit avoir été un instant de folie, car il n'y a guère
-de quoi. Mais de supposer qu'à douze ans, j'aie été privée des
-Heights, et de tous mes liens d'autrefois, et de mon tout, comme
-Heathcliff l'était à ce moment, et que j'aie été convertie tout à
-coup en Madame Linton, la maîtresse de Thrushcross Grange et la femme
-d'un étranger; une exilée, une bannie de ce qui avait été mon monde!
-Vous faites-vous une idée de l'abîme où je roulais? Vous pouvez
-secouer la tête, Nelly, c'est vous qui avez aidé à mon malheur. Vous
-auriez dû parler à Edgar et le forcer à me laisser en paix. Oh, je
-brûle! Je voudrais être de nouveau une jeune fille, à demi sauvage et
-hardie et libre, et me riant des injures au lieu d'en être affolée.
-Pourquoi suis-je si changée? Je suis sûre que je redeviendrais
-moi-même si je pouvais me retrouver sur la bruyère de ces collines.
-Rouvrez la fenêtre toute grande; laissez-la ouverte. Vite, pourquoi ne
-bougez-vous pas?
-
---Parce que je ne veux pas vous faire mourir en vous laissant prendre
-froid.
-
---Dites plutôt que vous ne voulez pas me donner une chance de vie,
-reprit-elle d'un ton sombre. Pourtant, je puis encore m'aider moi-même:
-je vais ouvrir.
-
-Et, se glissant hors du lit avant que j'aie pu l'en empêcher, elle
-traversa la chambre d'un pas incertain, ouvrit vivement la fenêtre, et
-se pencha dehors, sans souci de l'air glacial qui frappait ses épaules
-comme un couteau. Je la menaçai, et enfin j'essayai de la forcer à se
-retirer. Mais je vis bientôt que son délire lui avait donné une force
-bien au-dessus de la mienne; car elle était en délire j'en fus
-convaincue par la suite de ses actions et de ses discours. Il n'y avait
-pas de lune, et toutes choses à l'entour reposaient dans une obscurité
-brumeuse; pas une lumière ne brillait près ou loin, sans compter que
-les lumières de Wuthering Heights n'étaient jamais visibles de là, et
-cependant elle affirmait qu'elle les voyait reluire.
-
---Regardez, criait-elle fiévreusement, voilà ma chambre avec la
-chandelle allumée et les arbres que le vent agite; et l'autre chandelle
-est dans le grenier de Joseph. Joseph veille très tard, n'est-ce pas?
-Il attend que je revienne pour fermer la grand'porte. Eh bien, il
-attendra encore un moment; c'est un dur voyage et j'ai le cœur triste
-pour le faire; et il faut que nous passions aujourd'hui par le
-cimetière de Gimmerton. Souvent nous avons bravé ensemble ses
-fantômes et nous nous sommes encouragés l'un l'autre à nous tenir
-debout parmi les tombes et à les appeler. Mais, Heathcliff, si je vous
-y encourage maintenant, l'oserez-vous? Si vous le faites, je vous
-garderai. Je ne veux pas rester seule étendue ici; ils peuvent
-m'enterrer à douze pieds sous la terre, et abattre l'église sur moi,
-je n'aurai pas de repos jusqu'à ce que vous soyez avec moi, non,
-jamais!
-
-Elle s'arrêta, et reprit avec un étrange sourire: «Il hésite, il
-aimerait mieux me voir venir à lui! Alors, trouvez un moyen, et pas par
-ce cimetière! Comme vous êtes lent! Soyez content, vous m'avez
-toujours suivie.»
-
-Comprenant qu'il était vain de raisonner contre sa folie, je me
-demandais comment je pourrais saisir quelque chose pour la couvrir sans
-cesser de la tenir, car je ne pouvais la laisser seule auprès de cette
-fenêtre ouverte, quand, à ma consternation, j'entendis le loquet de la
-porte se soulever et M. Linton entra. Il ne faisait que de descendre de
-la bibliothèque; en passant dans le corridor, il avait remarqué notre
-conversation et avait été attiré par la curiosité, ou la peur, et il
-était entré pour voir ce que cela signifiait à une heure aussi
-tardive.
-
---Oh, monsieur, criai-je, en réponse à l'exclamation sortie de ses
-lèvres devant le spectacle qu'il voyait, ma pauvre maîtresse est
-malade et je ne puis absolument rien sur elle; venez, je vous en prie,
-et persuadez-la d'aller au lit. Oubliez votre colère, car elle est
-difficile à mener dans une autre voie que la sienne.
-
---Catherine malade! dit-il, se hâtant vers nous. Fermez la fenêtre,
-Ellen! Catherine, pourquoi?... Il se tut; l'apparence hagarde de Madame
-Linton l'empêcha de parler et il ne put que promener d'elle sur moi un
-regard d'horreur stupéfaite.
-
---Elle est restée à s'agiter ici, continuai-je, sans presque rien
-manger, et sans jamais se plaindre. Elle n'a voulu laisser entrer
-personne jusqu'à ce soir, de sorte que nous n'avons pas pu vous
-informer de son état, ne le connaissant pas nous-mêmes, mais ce n'est
-rien.
-
-Je sentis que je donnais ces explications de la façon la plus gauche;
-le maître fronça les sourcils.
-
---Ce n'est rien, dites-vous, Ellen Dean? me répondit-il durement. Il
-faudra pourtant que vous m'expliquiez plus clairement pourquoi vous
-m'avez laissé dans l'ignorance de ceci!
-
-Et il prit sa femme dans ses bras, et la considéra avec angoisse.
-
-Elle d'abord ne parut pas le reconnaître; il était invisible à ses
-yeux égarés. Pourtant son délire pouvait changer de sujet; cessant de
-contempler la nuit au dehors, elle concentra par degrés son attention
-sur lui, et finit par découvrir qui c'était qui la retenait.
-
---Ah, vous voici venu, n'est-ce pas, Edgar Linton? dit-elle avec une
-animation fâchée. Vous êtes une de ces choses que l'on trouve
-toujours quand on en a le moins besoin, et jamais quand il faudrait. Je
-suppose que nous allons avoir à présent une abondance de lamentations,
-je vois bien que nous allons l'avoir; mais elles ne m'empêcheront pas
-d'aller dans mon étroite maison là-bas, mon lieu de repos, où je me
-suis engagée à être avant la fin du printemps. C'est là-bas,
-entendez-vous, non parmi les Linton, sous le toit de la chapelle, mais
-en plein air, avec une pierre en tête; et vous aurez à choisir pour
-aller soit vers eux ou vers moi.
-
---Catherine, qu'avez-vous fait? commença le maître, ne suis-je plus
-rien pour vous? Aimez-vous vraiment ce misérable Heath....
-
---Silence! cria Madame Linton, silence en ce moment! Mentionnez ce nom
-encore une fois et je termine l'affaire aussitôt en me jetant par la
-fenêtre. Ce que vous touchez à présent, vous pouvez l'avoir, mais mon
-âme sera au bas de cette colline avant que vous ne remettiez la main
-sur moi. Je n'ai pas besoin de vous, Edgar, j'ai fini d'avoir besoin de
-vous. Retournez à vos livres, je suis heureuse que vous possédiez une
-consolation, car tout ce qui était à vous en moi s'est enfui.
-
---Son esprit divague, monsieur, hasardai-je; elle a déliré toute la
-soirée; mais laissez-la avoir du repos et une surveillance convenable,
-et elle se remettra. Désormais, nous aurons à être plus prudents
-quand il s'agira de la contrarier.
-
---Je ne désire désormais aucun avis de vous, répondit M. Linton; vous
-connaissiez la nature de votre maîtresse et vous m'avez encouragé à
-la tourmenter. Et ne pas me dire un mot qui me fasse soupçonner comment
-elle a été pendant ces trois jours, c'est vraiment manquer de cœur!
-Des mois de maladie n'auraient pas causé un tel changement!
-
-Je commençai à me défendre moi-même, jugeant trop mauvais d'être
-blâmée pour la perversité d'une autre.
-
---Je savais que Madame Linton avait une nature impérieuse et obstinée,
-criai-je, mais je ne savais pas que vous désiriez encourager la
-sauvagerie de son caractère. Je ne savais pas que, pour lui être
-agréable, j'aurais dû sourire à M. Heathcliff. J'ai rempli le devoir
-d'une domestique fidèle en vous faisant mon rapport, et voici que je
-touche vraiment les gages d'une domestique fidèle! Eh bien, j'y
-prendrai garde la prochaine fois. La prochaine fois, vous aurez à vous
-renseigner vous-même.
-
---La prochaine fois que vous me ferez un rapport semblable, vous
-quitterez mon service, Ellen Dean, répliqua-t-il.
-
---Je suppose qu'alors vous préférez ne rien savoir de l'affaire?
-monsieur Linton, dis-je. Heathcliff a votre permission pour venir faire
-la cour à Miss, et pour entrer dans la maison dès que vous êtes
-absent, dans le but d'empoisonner la maîtresse contre vous!
-
-Confuses qu'elles étaient, les pensées de Catherine s'appliquaient à
-suivre notre conversation.
-
---Ah! Nelly m'a trahie! s'écria-t-elle passionnément; Nelly est mon
-ennemie cachée. Vous, sorcière! Laissez-moi aller vers elle et je la
-ferai se repentir!
-
-Une manie furieuse s'allumait dans ses yeux; elle luttait
-désespérément pour se dégager des bras de Linton. Je ne me sentais
-nullement disposée à risquer l'événement; et je quittai la chambre,
-prenant sur ma responsabilité d'aller chercher le secours du médecin.
-
-En traversant le jardin pour arriver à la route, à un endroit où est
-enfoncé dans le mur un crochet à bride, je vis quelque chose de blanc
-qui faisait des mouvements irréguliers, poussé évidemment par autre
-chose que le vent. Malgré ma hâte, je m'arrêtai pour l'examiner, afin
-de ne pas avoir à m'imaginer plus tard que c'était une apparition de
-l'autre monde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en
-découvrant, par le toucher plus que par la vue, le lévrier de Miss
-Isabella, Fanny, suspendu à un mouchoir, et tout près d'étouffer. Je
-m'empressai de relâcher l'animal et de le conduire au jardin. Je
-l'avais vu suivre sa maîtresse dans sa chambre quand elle était allée
-au lit; et je me demandais comment il pouvait être descendu là et
-quelle méchante personne avait pu le traiter de la sorte. Pendant que
-je détachais le mouchoir du crochet, il me sembla saisir à plusieurs
-reprises le bruit de pas de chevaux galopant à quelque distance; mais
-il y avait tant de choses pour occuper mes réflexions que c'est à
-peine si j'accordai une pensée à cette circonstance, bien que ce fut
-un bruit étrange, en ce lieu, à deux heures du matin.
-
-M. Kenneth, par bonheur, sortait justement de chez lui pour voir un
-malade dans le village, au moment où j'arrivai; et le récit que je lui
-fis de la maladie de Catherine Linton le détermina à m'accompagner
-aussitôt à la Grange. C'est un homme simple et rude; il ne se fit pas
-scrupule de me dire combien il doutait qu'elle survécût à cette
-seconde attaque, à moins qu'elle ne se montrât plus soumise à sa
-direction qu'elle n'avait fait auparavant.
-
---Nelly Dean, dit-il, je ne puis m'empêcher de supposer qu'il y a à
-cela une cause exceptionnelle. Que s'est-il passé à la Grange? On nous
-a rapporté ici des choses singulières. Une fille solide et courageuse
-comme Catherine ne tombe pas malade pour une bagatelle; comment cela
-a-t-il commencé?
-
---Le maître vous en informera, répondis-je; mais vous connaissez les
-dispositions violentes des Earnshaw, et Madame Linton les possède
-toutes. Ce que je puis vous dire, c'est que tout a commencé par une
-querelle. Pendant une tempête de passion, elle a été frappée d'une
-sorte d'accès. C'est du moins son explication à elle, car elle s'est
-enfuie au plus fort de sa crise et s'est enfermée. Après cela, elle a
-refusé de manger, et maintenant tantôt elle divague, et tantôt reste
-dans un demi-sommeil; reconnaissant les personnes qui l'entourent, mais
-ayant l'esprit rempli de toutes sortes d'idées et d'illusions.
-
---M. Linton va être bien affligé? observa Kenneth.
-
---Affligé? Il se brisera le cœur si quelque chose arrive!
-répondis-je; ne l'alarmez pas plus que de nécessité.
-
---Eh bien, je lui ai dit de prendre garde, dit le médecin, et il aura
-à supporter la conséquence d'avoir négligé mon avertissement.
-N'a-t-il pas été intime avec M. Heathcliff, ces temps derniers?
-
---Heathcliff vient souvent à la Grange, répondis-je, bien que ce soit
-plutôt parce que la maîtresse l'a connu autrefois que parce que le
-maître aime sa compagnie. Mais à présent, il est débarrassé de
-l'embarras de venir, et cela à cause de certaines aspirations
-présomptueuses vers Miss Linton. J'ai peine à croire qu'on le reçoive
-de nouveau.
-
---Et est-ce que Miss Linton lui a tourné le dos?
-
---Je ne suis pas dans sa confidence, répondis-je, répugnant à
-continuer ce sujet.
-
---Non, c'est une personne renfermée, remarqua-t-il en secouant la
-tête; elle ne prend avis que d'elle-même. Mais elle est réellement
-une petite folle. Je tiens d'une bonne autorité que, la nuit passée,
-elle et Heathcliff se promenaient dans la plantation derrière votre
-maison, vers deux heures; et il la pressait de ne pas rentrer dans la
-maison, mais de monter sur son cheval et de partir avec lui. Celui qui
-m'a rapporté ce fait m'a dit que la jeune fille n'avait pu faire cesser
-ses instances qu'en donnant sa parole d'honneur d'être prête lors du
-prochain rendez-vous; quand il doit avoir lieu, on ne l'a pas entendu;
-mais vous devez presser M. Linton de faire bonne garde.
-
-Ces nouvelles ajoutèrent à mes frayeurs; je dépassai Kenneth, et
-c'est en courant que je fis la plus grande partie du chemin de retour.
-Le petit chien aboyait dans le jardin. Je perdis une minute pour lui
-ouvrir la porte, mais au lieu d'aller vers la maison, il continua à
-courir çà et là, reniflant l'herbe, et il se serait enfui sur la
-route si je ne l'avais pas saisi et emporté avec moi. En entrant dans
-la chambre d'Isabella, je vis mes soupçons confirmés; la chambre
-était vide. Si j'avais pu la prévenir il y a quelques heures, la
-maladie de Madame Linton aurait peut-être arrêté sa démarche
-irréfléchie. Mais à présent, que faire? Il y avait bien une
-possibilité de les surprendre en se mettant aussitôt à leur
-poursuite; mais moi-même je ne pouvais les poursuivre, et je n'osais
-pas mettre la maison en émoi, la remplir de confusion, et encore moins
-dévoiler la chose à mon maître, absorbé qu'il était dans l'autre
-malheur, et n'ayant plus de cœur de reste pour celui-là. Je ne vis
-rien d'autre à faire que de me taire et de laisser prendre aux choses
-leur cours naturel; et lorsque Kenneth arriva, je me fis de mon mieux
-une contenance pour aller l'annoncer. Catherine couchée dormait d'un
-sommeil agité; son mari avait réussi à calmer l'excès de frénésie;
-maintenant il était appuyé au-dessus de l'oreiller, observant toutes
-les ombres et tous les changements de sa figure.
-
-Le médecin, après avoir examiné le cas, exprima l'espoir d'une issue
-favorable, si seulement nous pouvions maintenir autour de la malade une
-tranquillité parfaite et constante. Mais il me dit ensuite à moi que
-le danger qui menaçait n'était pas autant la mort que la folie
-définitive.
-
-Je ne fermai pas l'œil de cette nuit, non plus que M. Linton. Nous ne
-nous étions pas couchés. Le lendemain matin les domestiques se
-levèrent avant l'heure habituelle, marchant à travers la maison d'un
-pas furtif, et échangeant des murmures quand ils se rencontraient.
-Chacun était debout, excepté Miss Isabella, et l'on commença à
-s'étonner de la durée de son sommeil. Son frère me demanda si elle
-n'était pas levée et parut impatient de la voir, froissé aussi du peu
-d'anxiété qu'elle montrait pour l'état de sa belle-sœur. Je tremblai
-à l'idée qu'il pouvait m'ordonner d'aller la chercher; mais le ciel
-m'épargna l'angoisse d'être la première à révéler sa fuite. Une
-des servantes, une fille insouciante qui était allée de bonne heure
-faire une commission à Gimmerton, arriva toute essoufflée dans la
-chambre, la bouche ouverte, criant:
-
---Oh chère, chère! Qu'est-ce qui va nous arriver maintenant! Maître,
-maître, notre jeune dame...
-
---Taisez-vous! lui criai-je, enragée de cette attitude bruyante.
-
---Parlez plus bas, Marie--de quoi s'agit-il? demanda M. Linton;
-qu'est-ce qui est arrivé à votre jeune dame?
-
---Elle est partie, elle est partie! Ce Heathcliff s'est enfui avec elle.
-
---Ce n'est pas vrai! s'écria Linton, se levant tout agité. Cela ne
-peut pas être; comment cette idée est-elle entrée dans votre tête?
-Ellen Dean, allez la chercher! C'est incroyable, c'est impossible!
-
-En parlant, il entraînait la servante avec lui vers la porte, et lui
-demandait de nouveau les raisons qu'elle avait pour faire cette
-assertion.
-
---Eh bien, j'ai rencontré sur le chemin, bredouilla-t-elle, le garçon
-qui vient chercher le lait ici, et il m'a demandé si nous n'étions pas
-dans l'embarras à la Grange. Je pensais qu'il voulait parler de la
-maladie de madame, et je répondis oui. Alors il me dit: «On a envoyé
-quelqu'un les poursuivre, n'est-ce pas?» Je le regardais avec
-étonnement. Alors, voyant que je ne savais rien, il me dit comment un
-gentleman et une dame avaient fait halte chez un forgeron, à deux
-milles de Gimmerton, pour faire rattacher un fer à un cheval; et la
-fille du forgeron étant allée voir qui c'était, il se trouva qu'elle
-les connaissait lui et elle. Elle remarqua que l'homme mettait un
-souverain en paiement dans la main de son père. La dame avait un
-manteau sur sa figure; mais elle a demandé un verre d'eau, et, pendant
-qu'elle buvait, le manteau est tombé, de sorte qu'on l'a vue très
-distinctement. Heathcliff tenait les deux brides, et tous deux
-essayaient de cacher leur figure dans le village, et allaient aussi vite
-que la route le permettait. La fille n'a rien dit à son père, mais
-elle l'a dit ce matin à tout Gimmerton en arrivant.
-
-Je courus pour la forme dans la chambre d'Isabella, je ne pus que
-confirmer la triste nouvelle. M. Linton avait repris son siège auprès
-du lit, lorsque je rentrai; il leva ses yeux vers moi, comprit la
-signification des miens, et baissa la tête sans donner un ordre ni
-prononcer un mot.
-
---Allons-nous essayer de les surprendre et de la ramener? demandai-je.
-Comment pourrions-nous faire?
-
---Elle est partie de son gré, répondit le maître, elle avait le droit
-de partir s'il lui plaisait. Ne me dérangez pas davantage à son sujet.
-Désormais elle n'est ma sœur que de nom, et non parce que je la
-désavoue, mais parce qu'elle m'a désavoué.
-
-Et ce fut tout ce qu'il dit sur cette matière; il ne lui arriva jamais
-les jours suivants de faire une seule question, ni de mentionner sa
-sœur en aucune façon, sauf pour m'ordonner d'envoyer tout ce qu'elle
-avait à elle dans sa maison à sa nouvelle adresse, dès que je la
-connaîtrais.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-
-Deux mois les fugitifs restèrent absents. Pendant ces deux mois, Madame
-Linton traversa la crise d'une terrible fièvre cérébrale. Jamais une
-mère n'aurait soigné son unique enfant avec autant d'attention
-qu'Edgar en mettait à la soigner. Jour et nuit, il veillait, endurant
-patiemment tous les ennuis que pouvaient infliger des nerfs irritables
-et une raison ébranlée; et malgré que Kenneth lui eût affirmé que
-ce qu'il sauvait du tombeau ne le récompenserait qu'en devenant pour
-lui dans l'avenir une source constante d'anxiété, en d'autres termes,
-qu'il avait sacrifié sa santé et sa force pour préserver une simple
-ruine humaine; pourtant sa joie et sa reconnaissance furent infinies
-lorsque la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Sans
-interruption, il restait assis à côté d'elle, suivant tous les
-degrés du retour à la santé physique, et se flattant de l'espoir que
-l'esprit aussi allait reprendre sa santé coutumière.
-
-La première sortie qu'elle fit de sa chambre fut au commencement du
-mois de mars suivant. M. Linton avait mis sur son oreiller ce matin-là
-une poignée de fleurs de safran doré, et l'œil de la jeune femme,
-depuis longtemps étranger à tout spectacle agréable, parut enchanté
-de voir ces fleurs en s'éveillant.
-
---Ce sont toujours elles qui fleurissent les premières aux Heights.
-Elles me rappellent la brise délicate du dégel, et les chauds rayons
-du soleil, et la neige presque fondue. Edgar, est-ce que le vent ne
-souffle pas du sud, et est-ce que la neige n'est pas à peu près
-partie?
-
---Ici la neige est tout à fait partie, ma chérie, répondit M. Linton,
-et je vois seulement deux taches blanches sur toute l'étendue des
-landes. Le ciel est bleu et les alouettes chantent et les ruisseaux sont
-pleins à déborder. Catherine, le printemps dernier, il y a un an, je
-ne pensais qu'à vous avoir sous ce toit; et maintenant je voudrais que
-vous soyez à un mille ou deux sur ces collines, l'air y souffle si
-doux, je sens que cela vous guérirait.
-
---Je ne serai plus là-bas qu'une fois, désormais, dit la malade, et
-alors vous m'y laisserez et j'y resterai pour toujours. Le printemps
-prochain, vous souhaiterez de nouveau de m'avoir sous ce toit, et vous
-regarderez en arrière, et vous songerez que vous avez été heureux
-aujourd'hui.
-
-Linton lui prodigua les meilleures caresses et essaya de l'égayer par
-les paroles les plus tendres; mais elle, regardant vaguement les fleurs,
-elle laissa, sans y faire attention, les larmes se recueillir dans ses
-yeux et couler le long de ses joues. Nous savions qu'elle allait
-vraiment mieux; aussi nous parut-il que cette dépression pouvait
-provenir beaucoup d'une longue réclusion dans une même chambre, et
-qu'il y avait chance de l'en guérir en lui faisant changer de place. Le
-maître m'ordonna d'allumer du feu dans le parloir, déserté depuis
-bien des semaines, et de mettre une chaise longue auprès de la
-fenêtre, à l'endroit où donnait le soleil; cela fait, il la
-descendit. Elle resta assise un long moment à jouir de la bonne
-chaleur, et, comme nous nous y étions attendus, la vue des objets qui
-l'entouraient la fit revivre: objets qui, tout en lui étant familiers,
-étaient libres des souvenirs lugubres qui s'étaient attachés à sa
-chambre de malade. Le soir venu, elle parut très épuisée; mais aucun
-argument ne put la décider à retourner dans sa chambre, et j'eus à
-arranger pour elle le sofa du parloir, en attendant qu'une autre chambre
-lui fut préparée. Pour obvier à la fatigue de monter et de descendre
-l'escalier, nous l'installâmes dans cette chambre-ci, où vous êtes à
-présent, au même étage que le parloir; et bientôt elle se sentit
-assez forte pour aller d'une chambre à l'autre, en s'appuyant sur le
-bras d'Edgar. Ah! je pensais bien à présent qu'elle allait recouvrer
-la santé, cette santé si espérée autour d'elle. Et il y avait une
-double cause pour la désirer, car de l'existence de Catherine
-dépendait celle d'une autre personne. M. Linton pourrait se réjouir de
-la naissance d'un héritier, et ses terres seraient ainsi affranchies de
-la griffe d'un étranger.
-
-J'aurais dû vous dire que, environ six semaines après son départ,
-Isabella avait envoyé à son frère une courte note annonçant son
-mariage avec Heathcliff. La note était sèche et froide; mais tout en
-bas il y avait, griffonnée au crayon, une confuse apologie, et la
-demande d'un bon souvenir et d'une réconciliation, si sa conduite
-l'avait offensé. Elle affirmait qu'elle ne pouvait maintenant y
-remédier, ni défaire ce qui était fait. Je crois que Linton ne
-répondit rien. Quinze jours après, je reçus moi-même une longue
-lettre qui me parut étrange, venant d'une fiancée à peine sortie de
-sa lune de miel. Je vais vous la lire, car je l'ai conservée. Toutes
-les reliques des morts qu'on a aimés sont précieuses.
-
-
-Chère Ellen,
-
-«Je suis arrivée hier soir à Wuthering Heights où j'ai appris pour
-la première fois que Catherine a été et est encore malade. Je suppose
-donc qu'il serait impossible de lui écrire; et mon frère est ou trop
-fâché ou trop désolé pour répondre à la lettre que je lui ai
-envoyée. Il faut pourtant que j'écrive à quelqu'un, et n'ayant pas à
-choisir, je m'adresse à vous.
-
-Informez Edgar que je donnerais le monde pour revoir son visage, que mon
-cœur est revenu à Trushcross-Grange vingt-quatre heures après que je
-l'ai quittée, et que c'est là qu'il est en ce moment, plein de chaude
-tendresse pour lui et pour Catherine. Pourtant je ne puis l'y suivre; il
-ne faut pas qu'ils m'attendent et je les laisse en tirer les conclusions
-qu'ils voudront, pourvu seulement qu'ils n'attribuent pas ma conduite à
-la faiblesse de ma volonté ou de mon affection.
-
-Le reste de la lettre est pour vous seule. Je veux vous demander deux
-questions. D'abord, comment avez-vous fait pour garder les sentiments
-généreux de la nature humaine pendant que vous résidiez ici? Je ne
-vois aucun sentiment que les gens qui m'entourent partagent avec moi.
-
-La seconde question m'intéresse beaucoup: cet homme, ce M. Heathcliff,
-est-il un homme? Si oui, est-il fou? Et si non, est-il un démon? Je ne
-veux pas vous dire les raisons qui me font faire cette question; mais je
-vous supplie de m'expliquer si vous le pouvez qui j'ai épousé,
-c'est-à-dire quand vous viendrez me voir, et il faut que vous veniez
-bientôt, Ellen. N'écrivez pas, mais venez, et rapportez-moi quelque
-chose d'Edgar.
-
-Apprenez maintenant comment j'ai été reçue dans ma nouvelle maison.
-C'est pour m'amuser que j'insiste sur des sujets tels que le manque de
-confort extérieur. En réalité, ils ne m'occupent jamais, et je rirais
-et danserais de joie si je découvrais que leur absence est ma seule
-misère réelle, et que le reste n'est qu'un mauvais rêve.
-
-Le soleil se couchait derrière la Grange lorsque nous arrivâmes sur la
-lande, il devait être six heures; mon compagnon s'arrêta une
-demi-heure pour inspecter le parc et les jardins et probablement le lieu
-lui-même; de sorte qu'il faisait nuit lorsque nous descendîmes de
-cheval dans la cour pavée de la ferme, où votre vieux compagnon Joseph
-sortit pour nous recevoir, s'éclairant d'une chandelle fumeuse. Il
-s'acquitta de cette mission avec une courtoisie toute à son avantage.
-D'abord il éleva sa torche au niveau de ma figure, fit une grimace
-maligne, projeta sa lèvre inférieure, et se détourna; puis il prit
-les deux chevaux et les conduisit à l'écurie, et reparut de nouveau
-pour verrouiller la grand'porte, comme si nous vivions dans un château
-féodal.
-
-Heathcliff s'arrêta pour lui parler et j'entrai dans la cuisine, un
-trou sale et sans ordre que certainement vous ne reconnaîtriez pas,
-tant il doit avoir changé depuis votre départ. Auprès du feu se
-tenait un enfant à la mine canaille, solide dans ses membres et
-malpropre dans ses vêtements, avec des yeux et une bouche qui
-rappelaient Catherine.
-
---Ceci est le neveu légal d'Edgar, pensais-je, et le mien aussi en un
-sens. Je dois lui serrer la main et--oui--je dois l'embrasser. Il est
-bon d'établir au début une bonne entente.
-
-Je m'approchai, et, en essayant de prendre son poing calleux, je lui
-dis:
-
---Comment allez-vous, mon chéri?
-
-Il répondit dans un jargon que je ne comprenais pas.
-
---Est-ce que vous et moi nous serons amis, Hareton? repris-je.
-
-Un juron, et la menace de lancer Throttler sur moi si je ne
-«décampais» pas, voilà ce que j'eus pour me récompenser de ma
-persévérance.
-
---Eh! Throttler, mon garçon, murmura le petit misérable réveillant
-dans un coin un bouledogue à demi-sauvage. Et maintenant, veux-tu t'en
-aller? demanda-t-il avec autorité.
-
-Toute effrayée, j'obéis: je m'installai sur le seuil pour attendre
-l'arrivée des autres. M. Heathcliff continuait à ne pas se faire voir
-et Joseph, que j'avais suivi à l'écurie et prié de m'accompagner, me
-répondit qu'il avait autre chose à faire et continua son travail, sans
-cesser de remuer ses lourdes mâchoires, avec un regard de mépris sur
-ma toilette et ma contenance.
-
-Je fis le tour de la cour et j'arrivai à une autre porte ou je pris la
-liberté de frapper, dans l'espoir de voir arriver un domestique plus
-obligeant. Après un moment, la porte fut ouverte par un homme de haute
-taille, sans cravate, et d'ailleurs extrêmement mal mis; ses traits
-étaient cachés sous des masses de cheveux touffus; et ses yeux, eux
-aussi, étaient comme des fantômes de ceux de Catherine, avec toute
-leur beauté anéantie.
-
-«Qu'est-ce que vous faites ici, me demanda-t-il en grognant. Qui
-êtes-vous?
-
---Mon nom était Isabella Linton, répondis-je, vous m'avez vue
-auparavant, monsieur, je viens d'épouser M. Heathcliff, et c'est lui
-qui m'a conduite ici, avec votre permission, je suppose.
-
---Ainsi, il est revenu? demanda le sauvage, avec des yeux de loup
-affamé.
-
---Oui, nous venons d'arriver, mais il m'a laissé à la porte de la
-cuisine, et quand j'ai voulu entrer, votre petit garçon s'est mis en
-sentinelle et m'a effrayée avec l'aide d'un bouledogue.
-
---Le damné vilain a bien fait de tenir sa parole! grommela celui qui
-devait être désormais mon hôte, explorant de l'œil les ténèbres
-derrière moi avec l'espoir de découvrir Heathcliff; après quoi, il se
-laissa aller à un monologue d'exécration et de menaces sur ce qu'il
-aurait fait si le «démon» l'avait trompé.
-
-J'eus regret d'avoir tenté cette seconde entrée, et je songeais à
-m'éloigner avant qu'il eût fini ses malédictions; mais il m'en
-empêcha en me forçant d'entrer et en verrouillant de nouveau la porte.
-Il y avait un grand feu, et c'était la seule lumière pour éclairer
-l'énorme pièce dont le plancher était devenu d'un gris sale, de même
-que tous les plats d'étain qui, dans mon enfance, ne manquaient jamais
-d'attirer mes regards. Je demandai si je pouvais appeler la servante et
-me faire conduire dans une chambre à coucher. M. Earnshaw ne répondit
-pas. Il marchait de long en large avec ses mains dans ses poches,
-paraissant avoir complètement oublié ma présence; il semblait si
-profondément absorbé, et son aspect général dénotait tant de
-misanthropie que je ne pus me décider à le déranger de nouveau.
-
-Vous ne serez pas surprise, Ellen, d'apprendre que je me sentais
-particulièrement triste dans cette compagnie, à ce foyer
-inhospitalier. Je songeais qu'à quatre milles de là était ma
-délicieuse maison, contenant les seuls gens que j'aimais sur la terre,
-mais que ces quatre milles, je ne pourrais jamais les franchir, comme si
-c'était un océan qui nous séparait. Je me demandais où je pourrais
-me tourner pour trouver une consolation; et (mais prenez garde de dire
-cela à Edgar ou à Catherine) je sentis que mon plus grand chagrin
-était de ne trouver personne qui veuille ou puisse être mon allié
-contre Heathcliff. C'est presque avec joie que j'avais songé à notre
-installation aux Heights; je m'imaginais que cette disposition me
-permettrait de ne plus vivre seule avec lui; mais lui, il connaissait
-les gens avec qui nous vivrions, et n'avait pas peur qu'ils se mêlent
-de nos affaires. Je restais assise et songeais douloureusement. La
-cloche sonna huit heures, puis neuf heures, et toujours mon compagnon
-allait de long en large, la tête penchée sur la poitrine, et sans
-émettre d'autre son qu'un grognement ou un juron de temps à autre.
-J'écoutais pour découvrir une voix de femme dans la maison, et je
-m'occupais à de terribles regrets et à d'affreuses prévisions, si
-bien que je ne pus m'empêcher de soupirer et de pleurer. Earnshaw
-s'arrêta en face de moi, et parut se rappeler ma présence; et moi,
-profitant de son attention, je lui dis que j'étais fatiguée de mon
-voyage, et que je le priais de me conduire vers la servante.
-
---Mais nous n'en avons aucune, me répondit-il; il faudra que vous vous
-arrangiez vous-même.
-
---Mais alors, dites-moi ou je dois dormir? sanglotai-je. J'avais perdu
-tout respect des convenances, écrasée par la fatigue et le chagrin.
-
---Joseph vous montrera la chambre d'Heathcliff; ouvrez cette porte, il
-est là.
-
-J'allais obéir, mais soudain il m'arrêta et ajouta, avec le ton le
-plus singulier: «Soyez assez bonne pour fermer à clé et pour tirer le
-verrou, ne l'oubliez pas!
-
---Bien, dis-je. Mais pourquoi, M. Earnshaw?» Je ne pouvais me faire à
-l'idée de m'enfermer moi-même dans une chambre avec Heathcliff.
-
---Regardez ceci, me répondit-il en tirant de son gilet un bizarre
-pistolet, avec un couteau attaché au canon. Voici un grand tentateur
-pour un homme désespéré, n'est-ce pas? Chaque nuit, je ne puis
-résister au désir de monter avec cette arme jusqu'à sa porte. Si
-jamais je la trouve ouverte, c'en est fait de lui. Je le fais
-invariablement, même si, à la minute d'avant, je me suis rappelé
-mille raisons pour m'empêcher de le faire; c'est quelque démon qui me
-pousse à contrarier mes propres desseins en le tuant.
-
-J'observais curieusement l'arme. Et une idée hideuse me frappa: combien
-je serais puissante en possédant un tel instrument. Je le pris de sa
-main, le touchai. L'expression de ma figure pendant cette seconde parut
-l'étonner: il n'y découvrit pas l'horreur, mais l'envie. Il me retira
-vite le pistolet des mains, ferma le couteau qui y était attaché, et
-cacha le tout dans son gilet.
-
---Il m'est indifférent que vous le lui disiez, fit-il. Mettez-le sur
-ses gardes, et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes
-nous sommes, puisque son danger ne vous choque pas.
-
---Qu'est-ce donc que Heathcliff vous a fait? demandai-je. En quoi vous
-a-t-il nui, pour autoriser cette haine mortelle? Ne serait-il pas plus
-sage de lui ordonner de quitter la maison?
-
---Non, tonna Earnshaw; s'il faisait mine de me quitter de nouveau, ce
-serait un homme mort: persuadez-lui de le faire, si vous voulez le tuer.
-Faudrait-il donc que je perde tout, sans une chance de le regagner?
-Faudrait-il qu'Hareton devienne un mendiant? Damnation! Je veux ravoir
-ce qu'il m'a pris, et je veux avoir aussi son or, et aussi son sang; et
-c'est l'enfer qui aura son âme.
-
-Vous m'avez souvent parlé, Ellen, des habitudes de votre vieux maître.
-Évidemment, il est sur la pente de la folie, du moins il y était la
-nuit dernière. Je frissonnais à l'idée de l'approcher; et il me parut
-que la maussaderie mal élevée du domestique était agréable en
-comparaison. Earnshaw avait repris sa promenade songeuse, de sorte que
-je pus tirer le verrou et m'enfuir dans la cuisine. Joseph était
-penché sur le feu, en train de mêler quelque chose dans une marmite
-dont le contenu commençait à bouillir. J'avais faim, je résolus que
-le repas serait mangeable. Aussi, en criant d'une voix aiguë que je
-voulais faire moi-même le porridge, je m'installai à la place de
-Joseph, après avoir enlevé mon chapeau et mon amazone.
-
---M. Earnshaw, dis-je, m'ordonne de m'arranger moi-même; c'est ce que
-je vais faire, j'aurais trop peur de mourir de faim en faisant la dame
-parmi vous.
-
-Indifférente aux lamentations de Joseph, je me mis vivement à
-l'ouvrage, en soupirant au souvenir d'une période où un tel exercice
-aurait été de ma part une simple plaisanterie. Ma façon de préparer
-le porridge sembla indigner le vieux drôle, et son indignation grandit
-encore lorsque je refusai de boire à même après le petit Hareton à
-un pot de lait qu'on venait d'apporter.
-
---Je veux avoir mon souper dans une autre chambre, dis-je; n'avez-vous
-pas ici d'endroit que vous appeliez un parloir?
-
---Parloir, répliqua-t-il d'un ton sarcastique, parloir? Non, nous
-n'avons pas de parloir. Si vous n'aimez pas notre compagnie, il y a
-celle des maîtres; si vous n'aimez pas celle des maîtres, il y a la
-nôtre.
-
---Alors, je vais remonter, répondis-je; montrez-moi une chambre.
-
-Je me servis du lait dans un pot; et je fis mine de monter; Joseph me
-précéda en grommelant dans l'escalier, et nous montâmes au grenier;
-il ouvrait une porte, çà et là, pour regarder les appartements qu'il
-m'offrait.
-
---Voici une chambre, me dit-il enfin; elle est assez bonne pour qu'on
-puisse y manger un peu de porridge: il y a dans le coin un tas de blé,
-c'est très propre; si vous avez peur de salir votre robe de soie, vous
-n'avez qu'à étendre votre mouchoir.
-
-La chambre était une espèce de trou rempli d'une forte odeur de malt
-et de grain; divers sacs contenant ces substances étaient empilés à
-l'entour, laissant au milieu un large espace nu.
-
---Eh quoi! homme, m'écriai-je, le regardant en face d'un air furieux,
-ceci n'est pas une place pour dormir! Je désire voir ma chambre à
-coucher.
-
---Chambre à coucher? répéta-t-il avec son ton de moquerie. Vous voyez
-toutes les chambres à coucher qu'il y a ici: voici la mienne.
-
-Il me désigna le second grenier, ne différant du premier que par ce
-que les murs y étaient plus nus et qu'il y avait un grand lit bas et
-sans rideaux, avec une couverture rouge au pied.
-
---Qu'ai-je à faire de la vôtre? répliquai-je. Je suppose que M.
-Heathcliff ne loge pas au grenier?
-
---Oh, est-ce celle de M. Heathcliff que vous demandiez? cria-t-il, comme
-s'il faisait une découverte toute nouvelle. Pourquoi ne pas l'avoir dit
-tout de suite? Je vous aurais expliqué sur place que c'était justement
-la seule chose que vous ne pouviez pas voir, car il la tient toujours
-fermée, et personne n'y entre que lui.
-
---Vous avez ici une maison admirable, Joseph, ne pus-je m'empêcher de
-déclarer, et des habitants bien agréables; et je crois bien que
-l'essence concentrée de tout ce qu'il y a de folie dans le monde a
-envahi mon cerveau le jour où j'ai réuni mon sort aux leurs. Mais ce
-n'est pas ce qui m'occupe à présent; il y a d'autres chambres. Pour
-l'amour du ciel, soyez prompt, et laissez-moi m'installer quelque part!
-
-Il ne me fit pas de réponse, mais s'élança dans l'escalier de bois et
-fit halte devant un appartement qui me parut bien être le meilleur de
-la maison, malgré l'état de dégradation où il se trouvait. Je me
-préparais à entrer et à en prendre possession lorsque mon guide
-m'annonça que c'était la chambre du maître. Cependant, mon souper
-s'était refroidi, mon appétit évanoui et ma patience épuisée.
-J'insistai pour avoir aussitôt un lieu de refuge et des moyens de
-repos.
-
---Mais où diable voulez-vous qu'on vous mette? Que le seigneur nous
-pardonne! Vous avez tout vu excepté la petite chambre d'Hareton. Il n'y
-a pas un autre appartement dans toute la maison!
-
-Mortellement vexée, je jetai par terre le pot que je tenais et je
-m'assis au pied de l'escalier, cachant ma tête dans mes mains.
-
-Joseph s'éloigna en grognant vers sa tanière, et emporta la lumière
-avec lui. Je restai dans l'obscurité. Les réflexions que je fis dans
-cette triste situation m'amenèrent à voir la nécessité de réprimer
-mon orgueil et d'étouffer ma colère. Je trouvai un aide inattendu en
-Throttler, en qui je reconnaissais maintenant un fils de notre vieux
-Skulker; il avait passé son enfance à la Grange et c'était mon père
-qui l'avait donné à M. Hindley. Il sembla me reconnaître, frotta son
-nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta de dévorer le
-porridge, tandis que moi-même sautais de marche en marche, essuyant
-avec mon mouchoir le lait que j'avais répandu. À peine avions-nous
-fini notre travail que j'entendis le pas d'Earnshaw dans le passage; le
-chien se ramassa contre le mur, et moi-même me cachai dans une porte.
-Mais il paraît que les efforts du chien à éviter la rencontre ne
-furent pas heureux: car j'entendis quelque chose qui tombait, et un long
-aboiement de souffrance. Tout de suite après, Joseph monta avec
-Hareton, pour le coucher. C'était dans la chambre d'Hareton que j'avais
-trouvé refuge; le vieux en me voyant me dit que je pouvais rester où
-j'étais, et que l'enfant irait coucher ailleurs, cette nuit là.
-
-Joyeusement, je mis à profit cette nouvelle; et je n'étais pas encore
-assise dans une chaise auprès du feu que déjà je m'endormis. Mon
-sommeil fut profond et doux, bien que trop court. Car Heathcliff me
-réveilla: il venait de rentrer, et me demanda, dans son aimable
-manière, ce que je faisais là. Je lui expliquai la raison de ma longue
-attente, et comme quoi il avait la clé de notre chambre dans sa poche.
-L'adjectif notre parut l'offenser mortellement. Il jura que ce n'était
-pas la mienne, ne le serait jamais, qu'il aimerait mieux.... Mais je ne
-puis vous répéter son langage, ni vous décrire sa conduite
-habituelle: il est ingénieux et infatigable dans son effort à me faire
-horreur. Quelquefois il m'étonne avec une intensité qui efface mes
-craintes; mais je vous assure qu'un tigre ou un serpent venimeux ne me
-produirait pas une terreur égale à celle qu'il me cause. C'est lui qui
-m'a annoncé la maladie de Catherine, accusant mon frère de l'avoir
-causée, me promettant que j'aurai à souffrir à la place d'Edgar
-jusqu'à ce qu'il trouve une prise directe sur lui.
-
-Je le hais, je suis malheureuse, j'ai été folle. Prenez bien garde de
-souffler un mot de tout cela à qui que ce soit à la Grange. Je vous
-attendrai tous les jours, ne me faites pas défaut.
-
-
-ISABELLA.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-
-Sitôt cette lettre lue, je m'en allai trouver le maître, et je
-l'informai que sa sœur, arrivée aux Heights, venait de m'envoyer une
-lettre pour m'exprimer son chagrin de la maladie de Madame Linton, et en
-même temps son ardent désir de le voir; je lui dis aussi qu'Isabella
-le priait de lui faire parvenir par mon entremise un gage de son pardon.
-
---De mon pardon! s'écria Linton, mais je n'ai rien à lui pardonner,
-Ellen. Vous pouvez aller cette après-midi à Wuthering Heights, si vous
-voulez, et dire que je ne suis pas irrité, mais affligé de l'avoir
-perdue; d'autant plus que je ne puis croire qu'elle soit jamais
-heureuse. Pourtant, il est tout à fait hors de question que j'aille la
-voir jamais; nous sommes séparés pour la vie; et si elle veut
-réellement m'obliger, qu'elle persuade au vilain qu'elle a épousé de
-quitter ce pays.
-
---Et vous ne voudriez pas lui écrire un petit mot, monsieur?
-demandai-je d'un ton suppliant.
-
---Non, répondit-il, c'est inutile. Je n'aurai pas plus de communication
-avec la famille d'Heathcliff que sa famille à lui avec la mienne.
-
-La froideur de M. Edgar me peina extrêmement; et tout le long du chemin
-je me demandai comment j'arriverais à répéter ces paroles en leur
-donnant un air plus cordial. Je crois bien qu'Isabella me guettait
-depuis le matin; je la vis regarder par la fenêtre, tandis que je
-remontais le jardin, et je lui fis signe de la tête, mais elle se
-retira aussitôt comme si elle avait peur d'être remarquée. J'entrai
-sans frapper. Je ne pouvais pas imaginer une scène aussi lugubre et
-affreuse que celle que présentait cette maison jadis si gaie! Je dois
-avouer que si j'avais été à la place de la jeune dame, j'aurais au
-moins balayé le foyer et essuyé les tables avec un torchon. Mais elle
-était déjà envahie de l'esprit contagieux de négligence qui
-l'entourait. Sa jolie figure était blême et hagarde; ses cheveux
-dépeignés, avec quelques boucles qui pendaient, et d'autres enroulées
-autour de sa tête. Il est probable qu'elle n'avait pas touché à sa
-toilette de la veille. Hindley n'était pas là. M. Heathcliff était
-assis à table, retournant quelques papiers dans son portefeuille, mais
-dès qu'il me vit il se leva, me demanda d'une façon amicale comment
-j'allais, et m'offrit une chaise. Il était dans la maison la seule
-créature qui eut un air décent, jamais même il n'avait eu meilleure
-apparence. Les circonstances avaient si profondément altéré leurs
-positions que lui aurait certainement semblé à un étranger un parfait
-gentleman, et sa femme tout à fait une petite souillon. Elle s'avança
-vers moi avec empressement, et me tendit une main pour prendre la lettre
-attendue. Et comme je faisais: non, d'un signe de tête, elle ne me
-comprit pas, me rejoignit dans un coin où j'étais allée déposer mon
-bonnet et me pria tout bas de lui donner de suite ce que j'avais
-apporté. Heathcliff devina le sens de sa manœuvre, et me dit:
-
---Si, comme c'est certain, vous avez apporté quelque chose pour
-Isabella, donnez-le-lui. Inutile d'en faire un secret, il n'y a pas de
-secrets entre nous.
-
-Je crus que le meilleur était de dire tout de suite la vérité: «Je
-n'ai rien apporté, dis-je. Mon maître m'a chargée de dire à sa sœur
-qu'elle n'avait à attendre de lui pour le moment ni une lettre ni une
-visite. Il vous envoie toute son affection, madame, et ses vœux pour
-votre bonheur, et son pardon pour le chagrin que vous avez causé; mais
-il pense que désormais sa maison et cette maison-ci doivent arrêter
-toute communication, attendu qu'il n'en saurait sortir rien de bon.»
-
-Madame Heathcliff eut un léger tremblement des lèvres, mais elle alla
-aussitôt se rasseoir près de la fenêtre. Son mari, debout sur la
-pierre du foyer, se mit à me questionner au sujet de Catherine. Je lui
-dis tout ce que je croyais à propos sur sa maladie, et il sut par
-d'adroites questions, m'arracher la plupart des faits qui se liaient à
-l'origine de nos malheurs. Je blâmai Catherine, comme elle le
-méritait, pour avoir tout pris sur elle-même; et je terminai eu
-espérant qu'il consentirait à suivre l'exemple de M. Linton et à
-éviter tous rapports avec sa famille.
-
---Madame Linton ne fait que recouvrer la santé, dis-je; elle ne sera
-jamais comme elle a été, mais sa vie lui est rendue; et si vous avez
-vraiment quelque attachement pour elle, vous éviterez de traverser de
-nouveau son chemin, bien mieux, vous quitterez tout à fait ce pays, et
-vous le ferez sans regret quand vous saurez que Catherine Linton est à
-présent aussi différente de votre ancienne amie Catherine Earnshaw que
-cette jeune dame l'est de moi-même. Son apparence est grandement
-changée, son caractère encore davantage; et celui qui est forcé de
-rester son compagnon n'aura désormais, pour le soutenir dans son
-affection, que le souvenir de ce qu'elle a été, l'humanité, et un
-sentiment du devoir.
-
---Il est tout à fait possible, répliqua Heathcliff en se forçant à
-paraître calme, tout à fait possible que votre maître n'ait pour le
-soutenir, rien de plus que l'humanité et le sentiment du devoir: mais
-est-ce que vous vous imaginez que je vais abandonner Catherine au devoir
-et à l'humanité de son mari? et est-ce que vous pouvez comparer mes
-sentiments pour Catherine à ceux de cet homme? Avant que vous ne
-sortiez d'ici, je veux que vous me promettiez de m'arranger une entrevue
-avec elle. Que vous y consentiez ou non, je veux la voir. Eh bien, que
-dites-vous?
-
---Je dis, M. Heathcliff, que vous ne devez pas le faire, et que jamais
-vous ne le ferez par mon entremise. Une nouvelle rencontre entre vous et
-notre maître la tuerait sûrement.
-
---Avec votre aide, ceci peut être évité; et si un tel événement
-devait arriver, s'il apportait un ennui de plus à l'existence de
-Catherine, eh bien, j'y verrais le droit de pousser les choses à
-l'extrême. Je veux que vous me disiez sincèrement si Catherine
-souffrirait beaucoup de la perte de son mari: c'est cette peur qui me
-retient. Et ici vous voyez la différence entre nos sentiments: je l'ai
-toujours haï d'une haine qui a empoisonné ma vie, mais s'il avait
-été à ma place, et moi à la sienne, jamais je n'aurais levé la main
-contre lui: ne me croyez pas, si vous voulez. Jamais je ne l'aurais
-chassé de la société de Catherine aussi longtemps qu'elle en aurait
-eu envie. Dès le moment où elle aurait cessé d'en avoir envie, je
-l'aurais tué, j'aurais arraché son cœur mais jusqu'à ce moment,--et
-si vous ne me croyez pas, c'est que vous ne me connaissez pas,--je
-serais mort plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.
-
---Et pourtant, interrompis-je, vous n'avez aucun scrupule à détruire
-tout espoir de son parfait retour à la santé, en vous rappelant à
-elle de nouveau, maintenant qu'elle vous a presque oublié, et en la
-jetant dans un nouveau tumulte de discorde et de détresse!
-
---Vous supposez qu'elle m'a presque oublié? O Nelly! Vous savez que ce
-n'est pas vrai, vous savez aussi bien que moi que, pour une pensée
-qu'elle donne à Linton, il y en a mille pour moi. Dans la période la
-plus misérable de ma vie, j'ai eu une idée de cette espèce: elle m'a
-hanté l'été dernier, lorsque je suis revenu ici, mais maintenant, il
-ne faudrait pas moins que son assurance expresse pour m'y faire croire
-de nouveau. Et alors, Linton ne serait plus rien, ni Hindley, ni tous
-les rêves que j'ai jamais rêvés. Deux mots comprendraient tout mon
-avenir: la mort et l'enfer; car si je perdais Catherine, l'existence
-serait un enfer. Oui, j'étais fou d'imaginer un moment qu'elle
-appréciait l'affection d'Edgar Linton plus que la mienne. Quand même
-il l'aimerait avec toutes les puissances de son être mesquin, il ne
-l'aimerait pas autant en quatre-vingts ans que moi en un jour. Et le
-cœur de Catherine est aussi profond que le mien: il serait aussi facile
-d'admettre que la mer puisse tenir dans ce pot, que de le croire capable
-de concentrer sur lui toute l'affection de sa femme. Fi! c'est à peine
-s'il lui est un peu plus cher que son chien ou son cheval. Il n'est pas
-en lui d'être aimé comme moi; comment peut-elle aimer en lui ce qu'il
-n'a pas?
-
---Catherine et Edgar s'aiment autant qu'on peut s'aimer, s'écria
-vivement Isabella. Personne n'a le droit de parler de cette façon, et
-je ne puis entendre déprécier mon frère sans protester.
-
---Votre frère vous aime énormément aussi, vous, n'est-ce pas? observa
-Heathcliff d'un ton dédaigneux. Il vous abandonne à vous-même dans le
-monde avec une aisance surprenante.
-
---Il ne sait pas ce que je souffre, répondit-elle, je ne le lui ai pas
-dit.
-
---Alors vous lui avez dit quelque chose, vous avez écrit, n'est-ce pas?
-
---J'ai écrit pour dire que j'étais mariée, vous avez vu la lettre.
-
---Et rien depuis?
-
---Non.
-
---Ma jeune dame ne semble pas avoir profité à changer de position,
-dis-je. Évidemment il lui manque l'amour de quelqu'un; de qui, je le
-devine; mais peut être ne dois-je pas le dire.
-
---Et moi je devine que c'est le sien, dit Heathcliff; elle devient une
-pure souillon; elle est fatiguée d'avoir essayé de me plaire trop
-tôt. Vous me croiriez à peine: mais le matin même de notre mariage
-elle pleurait pour retourner chez elle. Mais n'importe, pour n'être pas
-très propre, elle n'en conviendra que mieux à cette maison; et j'aurai
-bien soin de l'empêcher de me faire honte en se montrant au dehors.
-
---Mais monsieur, dis-je, j'espère que vous prendrez en considération
-que Madame Heathcliff a l'habitude d'être soignée et servie, et
-qu'elle a été élevée comme une fille unique à qui chacun était
-prêt à obéir. Il faut que vous lui permettiez d'avoir une fille pour
-s'occuper de ses affaires, et que vous la traitiez avec bonté. Quelle
-que soit votre idée de M. Edgar, pour ce qui est d'elle, vous ne pouvez
-pas douter qu'elle n'ait une grande puissance d'affection: car sans cela
-elle n'aurait pas abandonné les élégances, et les commodités, et les
-amitiés de son ancienne maison pour se fixer de plein gré avec vous
-dans un désert comme celui-ci.
-
---Elle a abandonné tout cela sous le coup d'une illusion, me
-répondit-il; elle se figurait que j'étais un héros de roman, et elle
-attendait de mon dévouement chevaleresque des indulgences sans limites.
-Je puis à peine la regarder comme une créature raisonnable, tant elle
-a persisté à se former une idée fabuleuse de mon caractère, et à
-agir en conséquence. Mais je crois qu'enfin elle commence à me
-connaître; je n'aperçois plus les petits sourires et les grimaces qui
-m'exaspéraient d'abord, ni cette incapacité absolue de croire que je
-parlais sérieusement, lorsque je lui disais mon opinion sur elle. Il
-lui a fallu une perspicacité merveilleuse pour découvrir que je ne
-l'aimais pas. J'ai cru pour un temps que nulle leçon ne le lui
-apprendrait! Et maintenant encore à peine si elle l'a appris; car ce
-matin elle m'a annoncé comme une nouvelle à sensation que j'avais
-réussi à me faire haïr d'elle. Est-ce vrai, au moins, et puis-je me
-fier à votre assertion, Isabella? Êtes-vous sûre de me haïr? Si je
-vous laisse seule une demi-journée, ne reviendrez-vous pas vers moi
-avec des soupirs et des cajoleries? Je crois qu'elle aurait préféré
-que j'eusse l'air tendre, devant vous, Nelly: cela blesse sa vanité que
-l'on sache les choses comme elles sont. Mais il m'est égal que l'on
-sache que toute la passion a été d'un côté, je n'ai jamais dit un
-mensonge là-dessus. Elle ne peut pas m'accuser de lui avoir une seule
-fois témoigné une douceur trompeuse. La première chose qu'elle me vit
-faire en sortant de la Grange, fut de pendre son petit chien; et
-lorsqu'elle voulut plaider pour lui, je lui répondis que je souhaitais
-de voir pendus tous les êtres qui lui appartenaient, excepté un: et je
-crois qu'elle a pris cette exception pour elle-même. Mais aucune
-brutalité ne pouvait la dégoûter; je suppose qu'elle a une admiration
-innée pour la brutalité, à la condition que sa précieuse personne
-soit à l'abri de l'injure. Eh bien, n'était-ce pas le dernier mot de
-l'absurdité, de l'idiotie, pour cette pitoyable, vile et basse
-créature, de rêver que je puisse l'aimer? Dites à vôtre maître,
-Nelly, que dans toute ma vie, je n'ai jamais rencontré un être aussi
-abject qu'elle. Elle dépare même le nom de Linton, et souvent j'ai dû
-m'arrêter faute d'invention dans l'expérience que je faisais de ce
-qu'elle pouvait supporter. Mais dites-lui aussi, pour mettre à l'aise
-son cœur de frère et de maître, que je me maintiens strictement dans
-les limites de la loi. J'ai toujours évité de donner à sa sœur le
-droit de réclamer une séparation; et, ce qui est mieux, elle ne serait
-reconnaissante à personne de nous séparer. D'ailleurs, si elle voulait
-s'en aller, elle le pourrait; le tort que méfait sa présence dépasse
-le plaisir que je trouve à la tourmenter.
-
---M. Heathcliff, dis-je, ceci est le discours d'un égaré; votre femme
-sans doute est convaincue que vous êtes fou, et c'est pour cette raison
-qu'elle vous a supporté jusqu'à présent; mais maintenant que vous
-dites qu'elle peut partir, sûrement elle profitera de la permission.
-Vous n'êtes pas assez ensorcelée, madame, n'est-ce pas, pour rester
-avec lui de votre gré?
-
---Prenez garde, Ellen! répondit Isabella, les yeux allumés de haine.
-Ne croyez pas un seul mot de ce qu'il dit. C'est un démon menteur, un
-monstre, et non un être humain. Il m'a déjà dit auparavant que je
-pouvais le quitter, et je l'ai essayé, mais jamais je n'oserais
-recommencer. Seulement, Ellen, promettez-moi que vous ne rapporterez pas
-un mot de son infâme discours à Edgar ou à Catherine. Ce qu'il
-désire, c'est d'amener Edgar au désespoir; il dit qu'il s'est marié
-avec moi pour obtenir du pouvoir sur lui; et il ne l'obtiendra pas, je
-préfère mourir. J'espère, je demande qu'il oublie sa diabolique
-prudence, et qu'il me tue. Le seul plaisir que j'imagine est de mourir
-ou de le voir mort.
-
---Bien, cela suffit pour aujourd'hui, dit Heathcliff. Si vous êtes
-appelée devant une cour de justice, vous vous rappellerez ce langage,
-Nelly! Non, vous n'êtes pas en état de vous garder vous-même,
-Isabella, et comme je suis votre protecteur légal, il faut que je vous
-retienne sous ma garde, si déplaisante que soit cette obligation. À
-présent, montez là-haut, j'ai quelque chose à dire à Ellen Dean en
-particulier. Ceci n'est pas le chemin: là-haut, je vous dis! Eh, c'est
-par ici qu'on monte là-haut, enfant!
-
-Il la saisit et la jeta hors de la chambre; puis il revint vers moi,
-murmurant: «Je n'ai pas de pitié, pas de pitié! Plus les vers se
-débattent, plus j'ai envie de les écraser.»
-
---Comprenez-vous ce que signifie le mot de pitié? dis-je, me hâtant de
-reprendre mon bonnet; en avez-vous jamais senti l'ombre, dans la vie?
-
---Laissez cela sur la table, interrompit Heathcliff en apercevant mon
-intention de partir. Vous n'allez pas vous en aller encore. Venez
-maintenant ici, Nelly: il faut ou que je vous persuade ou que je vous
-contraigne à m'aider dans l'accomplissement de mon désir de voir
-Catherine, et cela sans délai. Je vous jure que je ne médite aucune
-mal; je n'entends causer aucun trouble, ni exaspérer ou insulter M.
-Linton. Je tiens seulement à entendre de la bouche de Catherine comment
-elle se trouve et pourquoi elle a été malade, et à savoir si je ne
-puis pas faire quelque chose pour elle. La nuit dernière, je suis
-resté six heures dans le jardin de la Grange, et j'y reviendrai cette
-nuit; et toutes les nuits, et tous les jours, je rôderai autour de la
-maison jusqu'à ce que je trouve une occasion d'entrer. Si Edgar Linton
-me rencontre, je n'hésiterai pas à le jeter par terre, et à le battre
-suffisamment pour être assuré qu'il me laissera tranquille pendant mon
-séjour dans sa maison. Si les domestiques me résistent, je les
-menacerai avec ces pistolets! Mais ne vaudrait-il pas mieux m'empêcher
-d'entrer en contact avec eux, ou avec leur maître? Et vous le pourriez
-si facilement! Je vous préviendrais sitôt arrivé, vous me laisseriez
-entrer en cachette dès qu'elle serait seule, et vous nous surveilleriez
-jusqu'à mon départ, la conscience tout à fait calme, avec l'idée
-d'empêcher un malheur.
-
-Je protestai contre l'idée de jouer ce rôle de trahison dans la maison
-où j'étais employée; et j'insistai en outre sur la façon cruelle et
-égoïste dont il détruisait, pour sa satisfaction personnelle, la
-tranquillité de Madame Linton. «L'incident le plus banal l'agite
-péniblement, dis-je, elle est tout nerfs, et je suis sûre qu'elle ne
-pourrait pas supporter la surprise de vous voir. Ne persistez pas,
-monsieur; ou bien je serai forcée d'informer mon maître de vos
-desseins; et il prendra ses mesures pour mettre sa maison et ceux qui
-l'habitent à l'abri de telles intrusions.»
-
---Dans ce cas, je prendrai moi-même mes mesures pour vous mettre à
-l'abri, femme! s'écria Heathcliff. Vous ne sortirez pas de Wuthering
-Heights avant demain matin. C'est pure folie de dire que Catherine ne
-pourra pas supporter ma vue; et pour ce qui est de la surprendre, c'est
-justement ce que je ne veux pas; il faut que vous la prépariez, que
-vous lui demandiez si je puis venir. Vous dîtes qu'elle ne mentionne
-jamais mon nom et qu'on ne lui en fait jamais mention. À qui
-parlerait-elle de moi, puisque je suis un sujet maudit dans la maison?
-Elle croit que vous êtes tous des espions pour le compte de son mari.
-Oh! je suis sûr qu'elle est en enfer parmi vous. Je devine par son
-silence tout ce qu'elle doit sentir. Vous dites qu'elle est souvent
-inquiète et anxieuse; est-ce une preuve de tranquillité? Vous dites
-que son esprit est dérangé: comment par le diable pourrait-il en être
-autrement, dans sa terrible solitude? Et cette insipide, cette chétive
-créature qui la soigne par devoir et par humanité! Par pitié et par
-charité! Il pourrait aussi bien planter un chêne dans un pot de fleurs
-et s'attendre à le voir pousser, que de croire qu'il la rendra à la
-santé et à la force avec ses misérables soins. Réglons l'affaire
-tout de suite: voulez-vous rester ici et que je me fraye un chemin vers
-Catherine par dessus Linton et sa valetaille? Ou bien voulez-vous être
-mon amie, et faire ce que je vous demande? Décidez, car je vois pas de
-raison pour hésiter une minute si vous persistez dans votre méchante
-sottise obstinée.
-
---Eh bien, M. Lockwood, j'ai raisonné et je me suis plainte, et
-cinquante fois je lui ai refusé; mais à la longue il m'a forcée à
-consentir. Je me suis engagée à porter une lettre de lui à ma
-maîtresse; et au cas où celle-ci donnerait son consentement, je lui
-promis de l'avertir de la prochaine absence de Linton pour qu'il puisse
-venir; moi-même ne serais pas là, ni aucun des domestiques. Était-ce
-bien ou mal? Je crains que ce n'ait été mal, malgré les avantages
-apparents. J'ai pensé qu'en cédant je préviendrais une autre
-explosion; j'ai pensé aussi que cela pourrait créer une crise
-favorable dans la maladie mentale de Catherine: et puis je me rappelais
-de quelle dure façon M. Edgar m'avait défendu de lui faire des
-rapports; enfin j'essayais de calmer toutes mes vives inquiétudes en me
-répétant que cette trahison, si la chose méritait un nom aussi
-sévère, serait la dernière. Pourtant, mon retour fut plus triste que
-ne l'avait été mon voyage; et j'eus bien des hésitations avant de
-prendre sur moi de mettre le billet dans la main de Madame Linton.
-
-
-...--Mais voici Kenneth; je vais descendre et lui dire à quel point
-vous êtes mieux. Mon histoire est comme on dit chez nous, et peut
-attendre jusqu'à un autre jour.
-
---Sèche et lugubre! pensais-je, tandis que la brave femme descendait
-pour recevoir le médecin; et pas précisément celle que j'aurais
-voulue pour m'amuser. Mais n'importe, je goûterai jusqu'au bout
-l'amère tisane de Madame Dean; et tout d'abord je veux savoir ce qu'il
-en est de la fascination qui brille dans les yeux de Catherine. Ce
-serait vraiment curieux si je devenais amoureux de cette jeune personne,
-et si la fille recommençait l'histoire de la mère.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-
-Encore une semaine passée, et tous les jours je me rapproche davantage,
-de la santé et du printemps! J'ai maintenant entendu toute l'histoire
-de mon voisin, en différentes séances, dès que ma ménagère pouvait
-se distraire d'occupations plus importantes. Je vais continuer le récit
-dans ses propres termes, seulement un peu condensé. Elle est, somme
-toute, une excellente conteuse, et je ne me crois pas capable
-d'améliorer son style.
-
---Le soir même de ma visite aux Heights, reprit-elle, je savais bien
-que M. Heathcliff était aux alentours de la Grange; et j'évitais de
-sortir parce que je portais encore sa lettre dans ma poche, et ne
-voulais pas être menacée ou tracassée davantage. Ne pouvant deviner
-l'impression qu'en aurait Catherine, je m'étais résolue à ne pas la
-lui remettre avant que mon maître ne fût sorti pour quelque course; et
-la conséquence fut que je ne pus la lui remettre avant trois jours. Le
-quatrième jour était un dimanche, et je profitai du départ de toute
-la maison pour l'église pour porter ma lettre dans la chambre de ma
-maîtresse. Il n'y avait qu'un domestique et moi; et, contrairement à
-l'habitude, je laissai les portes ouvertes; puis sachant qui allait
-venir, et voulant tenir ma promesse, je dis à mon compagnon que la
-maîtresse désirait beaucoup avoir des oranges, et qu'il devait courir
-au village pour en acheter. Il partit et je montai.
-
-Madame Linton était assise, suivant son habitude, dans le retrait de la
-fenêtre ouverte; elle était vêtue d'un peignoir blanc avec un léger
-châle sur ses épaules. Sa chevelure longue et épaisse avait été en
-partie coupée au début de sa maladie, et maintenant elle la portait
-simplement peignée en petites tresses sur les tempes et le cou. Comme
-je l'avais dit à Heathcliff, son apparence était changée; mais quand
-elle était calme, ses traits acquéraient une beauté surnaturelle.
-L'éclat de ses yeux avait été remplacée par une douceur rêveuse et
-mélancolique; ils ne donnaient plus l'impression de regarder partout
-alentour, mais semblaient toujours portés au-delà, bien loin
-au-delà--vous auriez dit hors du monde. Et puis la pâleur de sa face,
-qui avait cessé depuis peu d'être hagarde, et l'expression
-particulière qui venait de son état mental, tout cela, tout en
-rappelant douloureusement les causes qui le faisaient naître, tout cela
-ajoutait à l'intérêt touchant qu'elle éveillait; et tout cela, pour
-moi du moins, réfutait toutes les preuves d'une convalescence, et la
-montrait comme un être condamné à périr.
-
-
-Un livre était ouvert devant elle, sur le rebord de la fenêtre, et un
-vent à peine perceptible agitait par intervalles ses pages. Je crois
-que c'était Linton qui l'avait mis là; car jamais elle n'essayait de
-se divertir en lisant, ou en s'occupant de quelque façon, et souvent il
-passait des heures à essayer d'attirer son attention sur un sujet qui
-jadis l'avait amusée. Elle se rendait bien compte des intentions de son
-mari, et dans ses meilleures humeurs, elle supportait tranquillement ces
-efforts, témoignant seulement de leur inutilité par un soupir de
-fatigue, jusqu'à ce qu'enfin elle l'arrêtait, par un sourire et un
-baiser pleins de mélancolie. D'autres fois, elle se détournait
-vivement, cachait son visage dans ses mains, ou même le repoussait avec
-colère; et alors, il avait bien soin de la laisser seule, étant
-assuré de ne lui faire aucun bien.
-
-
-Les cloches de la chapelle de Gimmerton sonnaient encore, et le courant
-rapide et plein du ruisseau dans la vallée arrivait aux oreilles comme
-une caresse, remplaçant doucement le murmure du feuillage qui, l'été,
-ne manquait pas d'entourer la Grange de sa légère musique. À
-Wuthering Heights aussi, on entendait ce bruit du ruisseau, dans les
-jours tranquilles qui suivaient une grande averse, ou une saison de
-pluie obstinée. Et c'est seulement à Wuthering Heights que Catherine
-pensait en l'écoutant, si du moins elle pensait ou écoutait en aucune
-façon; car elle avait ce regard vague et lointain dont je vous ai
-parlé, et ne semblait reconnaître les choses ni par l'oreille ni par
-les yeux.
-
---Voici une lettre pour vous, madame Linton, dis-je, mettant doucement
-le papier dans la main qui reposait sur son genou. Il faut que vous la
-lisiez tout de suite, parce qu'on attend une réponse. Dois-je briser le
-cachet?
-
---Oui, répondit-elle, sans changer la direction de se yeux.
-
-Je l'ouvris; c'était un très court billet.
-
---Maintenant, dis-je, lisez-le.
-
-Elle retira sa main et le laissa tomber. Je le lui remis entre les
-doigts, et j'attendis qu'il lui plût d'y jeter les yeux; mais comme le
-temps se passait sans qu'elle eut l'air d'y faire attention:
-
---Voulez-vous que je vous le lise, madame, dis-je? c'est de M.
-Heathcliff. Elle tressaillit, un souvenir passa vaguement dans son
-regard, et je vis qu'elle luttait pour ressaisir ses idées. Elle
-souleva la lettre et sembla la parcourir; et lorsqu'elle arriva à la
-signature, elle eut un soupir; et pourtant je vis qu'elle ne s'était
-rendu aucun compte de son contenu; car, quand je lui demandai la
-réponse, elle se contenta de me montrer le nom et de me regarder avec
-une anxiété triste et curieuse.
-
---Eh bien, il désire vous voir, dis-je, devinant qu'elle cherchait un
-interprète; il est maintenant dans le jardin, et s'impatiente de savoir
-quelle réponse je lui apporterai.
-
-Tandis que je parlais, je remarquai un grand chien étendu sur l'herbe
-au soleil; je le vis lever l'oreille comme s'il allait aboyer, puis
-l'abaisser, et annoncer par un mouvement de sa queue l'approche de
-quelqu'un qu'il ne considérait pas comme un étranger. Madame Linton se
-pencha en avant et écouta, retenant son souffle. La minute d'après, un
-pas traversa le corridor; la maison ouverte était pour Heathcliff une
-chose trop tentante pour qu'il eût pu s'empêcher d'y entrer;
-probablement il avait supposé que je voulais ne pas tenir ma promesse,
-et s'était ainsi résolu à se fier à son audace. Avec une anxiété
-croissante, Catherine regardait vers l'entrée de sa chambre. Comme il
-n'avait pas trouvé de suite l'appartement où nous étions, elle me fit
-signe de le faire entrer, mais déjà il avait trouvé avant que je
-n'arrive à la porte, et en un moment il était près d'elle, et la
-tenait embrassée.
-
-Il ne dit pas un mot, et ne lâcha pas son étreinte pendant cinq
-minutes, et pendant ce temps il lui donna plus de baisers qu'il n'en
-avait jamais donnés, j'en suis sûre, dans toute sa vie jusque là;
-mais c'était ma maîtresse qui lui avait donné le premier baiser, et
-je voyais clairement qu'il ne pouvait se résigner à la regarder au
-visage. Dès l'instant où il l'avait aperçue, il avait été comme moi
-frappé de la certitude qu'il n'y avait aucun espoir pour elle de
-recouvrer la santé, qu'elle était condamnée à mourir.
-
---Oh Cathy! Oh, ma vie! Comment pourrai-je le supporter?
-
-Ce fut la première phrase qu'il dit, et sur un ton qu'il ne cherchait
-pas à déguiser, son désespoir; puis il la fixa d'un air si sérieux
-que je crus que l'intensité même de son regard le ferait pleurer; mais
-ses yeux brûlaient d'angoisse et restaient secs.
-
---Eh quoi? demanda Catherine, s'appuyant de nouveau au dos de son
-fauteuil, et répondant à son regard, le sourcil tout d'un coup
-froncé; son humeur ne cessait pas de changer au cours des caprices les
-plus divers. Vous et Edgar, vous avez brisé mon cœur, Heathcliff. Et
-tous les deux vous venez pour vous plaindre de la chose devant moi,
-comme si c'était de vous qu'il y avait à avoir pitié. Je n'aurai pas
-pitié de vous, pour ce qui est de moi, vous m'avez tuée, et vous
-l'avez fait exprès, je pense. Comme vous êtes fort! Combien d'années
-comptez-vous vivre encore après que je serai morte?
-
-Heathcliff s'était agenouillé pour l'embrasser; il essaya de se
-relever, mais elle saisit ses cheveux et le retint agenouillé.
-
---Je voudrais pouvoir vous tenir ainsi jusqu'à ce que nous soyons morts
-l'un et l'autre, dit-elle amèrement. Je ne me soucie pas de vos
-souffrances. Qu'importe que vous souffriez? Est-ce que je ne souffre
-pas, moi? Allez-vous m'oubliez? Allez-vous être heureux quand je serai
-dans la terre? Direz-vous, dans vingt ans d'ici: «Ceci est le tombeau
-de Catherine Earnshaw. Je l'ai aimée autrefois et j'ai souffert de la
-perdre, mais c'est fini. J'en ai aimé bien d'autres depuis; mes enfants
-me sont plus chers qu'elle ne l'a été, et quand je mourrai, au lieu de
-me réjouir d'aller vers elle, je m'affligerai d'être forcé de les
-quitter.» Direz-vous cela, Heathcliff?
-
---Ne me torturez pas alors que je suis aussi fou que vous! cria-t-il,
-relevant brusquement la tête et grinçant des dents.
-
-Tous deux formaient pour un spectateur indifférent tableau étrange et
-terrible. Catherine pensait sans doute que le ciel serait pour elle une
-terre d'exil, si, avec son corps mortel, elle perdait aussi son
-caractère moral. Sur ses joues pâles brillait une lumière sauvage et
-vindicative; ses lèvres étaient décolorées et ses yeux brillants; et
-elle gardait dans ses doigts fermés quelques boucles des cheveux
-qu'elle venait d'étreindre. Son compagnon, se soulevant d'une main, de
-l'autre lui avait pris le bras; et la douceur qu'il y mettait était si
-peu proportionnée à celle qu'exigeait sa condition, que je vis qu'il
-avait laissé quatre marques bleues très distinctes sur la chair de
-Catherine.
-
---Êtes-vous possédée d'un démon, poursuivit-il furieusement, pour me
-parler de cette façon alors que vous êtes mourante? Songez-vous que
-toutes ces paroles s'enfonceront dans mon souvenir et me rongeront
-toujours davantage après que vous m'aurez quitté. Vous savez bien que
-vous mentez en disant que je vous ai tuée: vous savez, Catherine, que
-je ne pourrai jamais vous oublier. Ne suffit-il pas à votre infernal
-égoïsme de songer que, pendant que vous-même reposerez en paix, je me
-tordrai dans les tourments de l'enfer?
-
---Je ne reposerai pas en paix, gémit Catherine, rappelée à un
-sentiment de faiblesse physique par les battements violents et inégaux
-de son cœur, battements que l'on pouvait voir et entendre dans l'excès
-de son agitation. Elle ne dit pas un mot de plus jusqu'à la fin de la
-crise; alors elle reprit un ton plus doux:
-
---Je ne vous souhaite pas de plus grands tourments que les miens,
-Heathcliff. Je désire seulement que nous ne nous séparions jamais; et
-si une de mes paroles vous revient plus tard pour vous désoler, songez
-que sous la terre je ressens la même désolation, et pardonnez-moi pour
-l'amour de moi! Venez ici et remettez-vous à genoux! Vous ne m'avez
-jamais fait de mal dans votre vie. Mais si maintenant vous vous fâchez,
-cela sera pire à vous rappeler que mes dures paroles! Ne voulez-vous
-pas revenir de nouveau vous mettre ici? Venez.
-
-Heathcliff s'avança vers le dos de son fauteuil et s'y appuya, mais
-sans laisser voir sa figure, qui était livide d'émotion. Elle se
-retourna pour le regarder, mais lui, se détournant tout d'un coup,
-marcha vers la cheminée où il se tint sans rien dire, nous montrant le
-dos. Madame Linton le suivait d'un regard soupçonneux, chaque mouvement
-éveillait en elle un nouveau sentiment. Après une pause prolongée,
-elle reprit, s'adressant à moi, avec un ton de désappointement
-indigné:
-
---Oh, vous voyez, Nelly, il ne voudrait pas se relâcher un moment pour
-m'empêcher de mourir! Voilà comment je suis aimée! Eh bien,
-n'importe. Ceci n'est pas mon Heathcliff. Je continuerai à aimer le
-mien et à le prendre avec moi: il est dans mon âme. Et, ajouta-t-elle
-d'un air rêveur, la chose qui me tourmente le plus, c'est, après tout,
-cette sombre prison. Je suis fatiguée d'être enfermée ici. Il me
-tarde de m'échapper vers ce monde glorieux, et d'y être toujours; d'y
-être réellement, au lieu de le voir confusément à travers des larmes
-et de soupirer vers lui d'entre les murs d'un cœur malade. Nelly, vous
-pensez que vous êtes mieux et que vous êtes plus heureuse que moi,
-avec votre force et votre santé; vous me plaignez, mais bientôt cela
-va changer. C'est moi qui vous plaindrai. Je serai incomparablement
-au-delà et au-dessus de vous tous. Je m'étonne qu'il ne soit pas près
-de moi!
-
-Et elle continua, s'adressant à elle-même: «Je pensais qu'il le
-désirait. Heathcliff, chère âme, vous ne devriez pas être de
-mauvaise humeur à présent. Venez avec moi, Heathcliff!»
-
-Dans son empressement, elle se leva et s'appuya sur le bras du fauteuil.
-Alors il se retourna vers elle, et je vis qu'il avait l'air absolument
-désespéré. Ses yeux, larges et humides, finirent pas se fixer
-obstinément sur elle; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un
-instant ils se tinrent ainsi à distance; et puis de quelle façon ils
-se rejoignirent, je pus à peine le voir, mais Catherine fit un saut, et
-il la saisit, et ils furent unis dans un embrassement dont je crus bien
-que ma maîtresse ne sortirait pas vivante; en fait, il me semblait
-qu'elle avait perdu tout sentiment. Il se jeta sur le siège le plus
-voisin, et comme je m'approchais précipitamment pour voir si elle ne
-s'était pas évanouie, il grinça des dents contre moi, écuma comme un
-chien enragé, et la serra contre lui avec une jalousie rapace. Il ne
-semblait plus être une créature de notre espèce; il ne comprenait pas
-ce que je lui disais, de sorte que je me tins là en silence,
-cruellement embarrassée.
-
-Un mouvement de Catherine me rassura un peu; elle leva la main pour
-l'embrasser et pour rapprocher sa joue de la sienne; lui de son côté
-la couvrait de caresses folles, lui disant:
-
---Vous m'apprenez maintenant combien cruelle, cruelle et fausse vous
-avez été. Pourquoi m'avez-vous méprisé? Pourquoi avez-vous trahi
-votre cœur, Cathy? Je n'ai pas un mot pour vous soulager, et vous le
-méritez. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui, vous pouvez m'embrasser
-et pleurer, et appeler mes baisers et mes larmes; ils vous brûleront,
-ils vous damneront. Vous m'aimiez, alors quel droit aviez-vous de
-m'abandonner? Quel droit, répondez-moi, pour le misérable caprice que
-vous avez ressenti envers Linton? Alors que ni la misère et la
-dégradation, ni la mort, ni rien de ce que Dieu ou Satan auraient pu
-nous infliger ne nous auraient séparés, vous, de votre plein gré,
-vous l'avez fait. Ce n'est pas moi qui ai brisé votre cœur, c'est
-vous-même. Et c'est tant pis pour moi si je suis fort. Ai-je besoin de
-vivre? Quelle espèce de vie me restera-t-il lorsque vous... Oh Dieu!
-Aimeriez-vous à vivre avec votre âme dans la tombe?
-
---Laissez-moi seule, laissez-moi seule! sanglota Catherine. Si j'ai eu
-des torts, c'est d'eux que je meurs. Cela suffit! Vous m'avez
-abandonnée aussi, et je ne vous ai pas fait de reproches! Je vous
-pardonne, pardonnez-moi!
-
---Il est difficile de pardonner quand on voit ces yeux et que l'on tâte
-ces mains décharnées, répondit-il. Embrassez-moi de nouveau et ne me
-laissez pas voir vos yeux. Je vous pardonne ce que vous m'avez fait à
-moi. J'aime _mon_ meurtrier, mais _le vôtre_, comment le puis-je?
-
-Ils se turent, leurs visages, appuyés l'un sur l'autre, et mouillés
-chacun des larmes de l'autre. Du moins je suppose que tous deux
-pleuraient, car il me sembla que dans une occasion comme celle-là,
-Heathcliff lui-même pouvait pleurer.
-
-Pendant ce temps, je me sentais très mal à l'aise, car l'après-midi
-s'avançait, l'homme que j'avais envoyé au village était revenu de sa
-course, et je pouvais distinguer, dans la vallée, la foule qui déjà
-sortait de la chapelle de Gimmerton.
-
---Le service est fini, annonçai-je, mon maître sera ici dans une
-demi-heure.
-
-Heathcliff grogna un juron et serra plus étroitement contre lui
-Catherine, qui restait immobile.
-
-Bientôt j'aperçus un groupe de domestiques avançant dans le sentier
-du côté de la cuisine. M. Linton n'était pas loin derrière eux, il
-ouvrit la porte lui-même et entra lentement, sans doute pour jouir le
-plus longtemps possible de l'aimable après-midi et de cette brise aussi
-douce qu'un vent d'été.
-
---Le voici arrivé! m'écriai-je. Pour l'amour de Dieu, hâtez-vous de
-descendre! Vous ne rencontrerez personne sur le grand escalier.
-Hâtez-vous, et restez parmi les arbres jusqu'à ce qu'il soit bien
-entré.
-
---Il faut que je parte, Cathy, dit Heathcliff, cherchant à se détacher
-des bras de sa compagne. Mais si je vis, je vous verrai encore une fois
-avant votre sommeil. Je ne m'éloignerai pas à cinq yards de votre
-fenêtre.
-
---Vous ne devez pas partir, répondit-elle, le retenant aussi solidement
-que sa force le permettait, vous ne partirez pas, je vous le dis.
-
---Pour une heure seulement?
-
---Pas pour une minute.
-
---Il le faut. Linton va être ici dans un instant, persista le visiteur
-alarmé.
-
-Il s'était levé et il commençait à se délivrer violemment de ses
-mains, mais elle s'attacha plus fortement à lui; il y avait dans sa
-figure une résolution folle.
-
---Non! cria-t-elle, oh ne partez pas, ne partez pas! C'est la dernière
-fois! Edgar ne nous fera pas de mal. Heathcliff, je mourrai, je mourrai!
-
---Au diable, le voilà! cria Heathcliff retombant sur son siège.
-Silence, ma chérie, ne dis rien! Ne dis rien, Catherine, je vais
-rester. S'il pouvait me tuer ici, je mourrais avec une bénédiction sur
-mes lèvres.
-
-Et les voilà embrassés de nouveau. J'entendis mon maître monter les
-escaliers, une sueur froide parut à mon front: j'étais terrifiée.
-
---Voulez-vous donc écouter ses bavardages? dis-je passionnément. Elle
-ne sait pas ce qu'elle dit. Voulez-vous la perdre parce qu'elle n'a pas
-assez d'esprit pour céder elle-même? Relevez-vous! Vous pouvez vous
-délivrer à l'instant. Ceci est l'action la plus diabolique que vous
-ayez jamais commise. Nous sommes tous perdus, maître, maîtresse et
-servante.
-
-Je me tordais les mains, et je pleurais; et M. Linton hâtait le pas en
-entendant le bruit. Pourtant, au milieu de mon agitation j'étais
-sincèrement heureuse d'observer que les bras de Catherine s'étaient
-relâchés et que sa tête pendait sur ses épaules.
-
---Elle est évanouie ou morte, pensais-je, et c'est tant mieux, mieux
-vaut qu'elle soit morte, plutôt que d'être un fardeau et une cause de
-malheurs pour tout le monde.
-
-Blanc d'étonnement et de rage, Edgar s'élança vers son hôte
-inattendu. Ce qu'il voulait faire, je ne puis le dire; mais l'autre
-arrêta du premier coup toute démonstration en plaçant dans ses bras
-la forme inanimée de Catherine.
-
---Regardez ceci, dit-il, et si vous n'êtes pas un démon, secourez-la
-d'abord, puis vous pourrez me parler. Il entra dans le parloir et
-s'assit. M. Linton fit appel à moi et, avec une extrême difficulté,
-nous parvînmes à ranimer la jeune dame. Mais elle était toute
-égarée; elle soupirait, gémissait, et ne reconnaissait personne.
-Edgar, dans son anxiété pour elle, oublia l'ami détesté. Et moi, à
-la première occasion, j'allai le supplier de partir, lui affirmant que
-Catherine allait mieux et que je lui ferais savoir dans la matinée
-comment elle avait passé la nuit.
-
---Je ne refuse pas de sortir de la maison, me répondit-il, mais je
-resterai dans le jardin, et vous, Nelly, n'oubliez pas de tenir votre
-parole demain. Je serai là, sous ces mélèzes. Rappelez-vous votre
-promesse, ou bien je fais de nouveau une visite ici, que Linton y soit
-ou non.
-
-À travers la porte entr'ouverte il jeta un rapide coup d'œil dans la
-chambre, et, s'étant assuré que ce que je disais était vrai, il
-délivra la maison de sa fatale présence.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-
-C'est ce jour là vers minuit que naquit la Catherine que vous avez vue
-à Wuthering Heights: elle est venue au monde à sept mois, toute
-chétive, et, deux heures après, la mère est morte, sans avoir repris
-assez conscience d'elle-même pour regretter Heathcliff ou pour
-reconnaître Edgar.
-
-Un grand supplément de chagrin, je crois, était pour lui de se voir
-laissé sans un héritier. Je pensais à cela avec grand regret, tandis
-que je regardais la petite orpheline et je reprochais mentalement au
-vieux Linton d'avoir laissé sa fortune à sa petite fille et non à son
-fils. Quel enfant mal accueilli c'était, la pauvre créature! Elle
-aurait pu crier jusqu'à en mourir sans que personne y prit garde
-pendant ces premières heures de sa vie. Plus tard il est vrai nous
-rachetâmes cette négligence, mais les débuts de sa vie ont été
-aussi mornes et sans amitié que le sera probablement sa fin.
-
-Le matin suivant, pendant qu'il faisait au dehors brillant et gai, le
-soleil entra doucement à travers les persiennes de la chambre
-silencieuse, et éclaira le lit d'une tendre lumière. Edgar Linton
-était là, la tête posée sur l'oreiller et les yeux fermés. Ses
-traits jeunes et beaux étaient presque aussi morts que ceux de la forme
-étendue près de lui; mais son immobilité à lui était celle de
-l'épuisement après l'angoisse, celle de Catherine exprimait une paix
-parfaite. Son front était sans rides, ses paupières fermées, ses
-lèvres portaient l'expression d'un sourire: un ange ne pourrait pas
-être plus beau. Et je prenais ma part du calme infini où je la voyais;
-jamais mon esprit n'avait été dans une disposition plus sainte que
-pendant que je considérais cette tranquille image du repos divin. Je
-répétais instinctivement les paroles qu'elle avait dites quelques
-heures auparavant: «Infiniment au-delà et au-dessus de nous tous!
-Qu'il soit encore sur la terre ou qu'il soit dans le ciel, son esprit
-habite maintenant avec Dieu.»
-
-Je ne sais pas si c'est un trait qui m'est particulier, mais je suis
-presque toujours heureuse quand je veille dans la chambre d'un mort,
-pourvu que je n'aie pas à côté de moi quelqu'un qui se lamente et se
-désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent
-briser, et je sens une certitude d'un monde infini et sans ombre, où la
-vie est éternelle en durée, où l'amour est complet et la joie
-parfaite. Je vis à cette occasion combien il y avait d'égoïsme, même
-dans un amour comme celui de M. Linton, cet amour qui le faisait se
-désespérer si vivement de cette délivrance bénie de Catherine. À
-coup sûr, si l'on songeait à l'existence agitée et impatiente qu'elle
-avait menée, on pouvait se demander si elle avait mérité, pour finir,
-un refuge de paix. On pouvait en douter dans les moments de la froide
-réflexion, mais non pas là, en présence de son corps; ce corps
-affirmait son entière tranquillité, et semblait attester qu'un repos
-pareil était échu à l'âme qui l'avait habité.
-
-Le maître semblait dormir; peu de temps après le lever du soleil, je
-quittai la chambre et sortis à l'air pur et rafraîchissant; les
-domestiques pensèrent que je voulais secouer l'engourdissement de ma
-veille prolongée; en réalité, je voulais surtout voir M. Heathcliff.
-S'il était resté toute la nuit parmi les mélèzes, il n'avait pu rien
-entendre du bruit qui s'était fait à la Grange, à moins peut-être
-qu'il n'ait perçu le galop du messager envoyé à Gimmerton. S'il
-s'était rapproché de la maison, le mouvement des lumières et le bruit
-des portes ouvertes et refermées devait l'avoir averti que tout
-n'était pas en ordre à l'intérieur. Je désirais, et en même temps
-craignais de le rencontrer. Je sentais qu'il fallait dire la terrible
-nouvelle, et j'avais hâte d'en avoir fini; mais comment le faire, je ne
-le savais pas. Il était là, appuyé contre un vieux frêne, son
-chapeau à terre, et ses cheveux tout humides de la rosée qui s'était
-amassée sur les branches pleines de bourgeons, et qui tombait à petits
-coups autour de lui. Il avait dû rester longtemps debout dans cette
-position, car je vis un couple de merles qui passaient et repassaient à
-peine à trois pieds lui, occupés à faire leur nid, et ne faisant pas
-plus attention à sa présence que s'il était une bûche. À mon
-approche, ils s'envolèrent; lui leva les yeux vers moi:
-
---Elle est morte, me dit-il; je ne vous ai pas attendue pour
-l'apprendre; enlevez votre mouchoir, ne pleurnichez pas devant moi! Que
-le diable vous emporte tous! Elle n'a pas besoin de vos larmes.
-
-Je pleurais autant pour lui que pour elle; il nous arrive de prendre en
-pitié des créatures qui ne connaissent la pitié ni pour eux ni pour
-d'autres. Tout de suite en apercevant son visage, j'avais compris qu'il
-connaissait la catastrophe; et comme ses lèvres remuaient et que ses
-yeux étaient baissés, l'idée folle m'avait prise que son cœur
-s'était humilié et qu'il priait.
-
---Oui, elle est morte, répondis-je, étouffant mes sanglots et séchant
-mes joues. Elle est, j'espère, allée au ciel, où chacun de nous peut
-aller la rejoindre si nous y faisons attention autant qu'il le faut, et
-si nous abandonnons les voies mauvaises pour suivre le bien.
-
---Est-ce donc qu'elle a pris les mesures qu'il convenait, elle aussi?
-demanda Heathcliff, essayant de railler. Est-elle morte comme une
-sainte? Allons, donnez-moi la véritable histoire de la chose. Comment,
-est-ce que...
-
-Il essaya de prononcer le nom, mais ne put y parvenir; et, comprimant
-ses lèvres, il eut un combat silencieux avec son agonie intérieure,
-tout en continuant à défier ma sympathie par un regard immobile et
-féroce. Comment est-elle morte? reprit-il enfin, obligé, malgré son
-endurcissement, de chercher un appui derrière lui, car, après
-l'effort, il tremblait jusqu'au bout des doigts.
-
-Pauvre malheureux, pensais-je; vous avez un cœur et des nerfs tout
-comme les autres hommes! Pourquoi prenez-vous ce soin à les cacher?
-Votre orgueil ne parviendra pas à aveugler Dieu.
-
---Elle est morte aussi tranquillement qu'un agneau, répondis-je tout
-haut. Elle a poussé un soupir, puis s'est redressée comme un enfant
-qui se réveille, et s'est remise à dormir. Cinq minutes après, j'ai
-senti un petit battement de son cœur, et c'était fini.
-
---Et a-t-elle... a-t-elle fait mention de moi? demanda-t-il, mais en
-hésitant, et comme s'il craignait que ma réponse à cette question ne
-lui révélât des détails qu'il ne pourrait pas supporter d'apprendre.
-
---Elle n'a pas une seule fois repris ses sens et n'a reconnu personne
-depuis l'instant où vous l'avez quittée. Maintenant elle repose avec
-un doux sourire sur ses traits, et ses dernières idées ont erré vers
-les anciens jours de bonheur. Sa vie s'en est allée dans un rêve
-charmant; puisse-t-elle s'éveiller aussi agréablement dans l'autre
-monde.
-
---Puisse-t-elle s'éveiller dans les tourments! s'écria-t-il avec une
-véhémence terrible, frappant du pied, et tombé dans un paroxysme
-soudain d'irrésistible passion. Eh quoi, elle est une menteuse jusqu'au
-bout! Où est-elle? Pas ici, pas dans le ciel, pas disparue; où? Oh,
-vous m'avez dit que vous ne vous souciiez pas de mes souffrances! Et moi
-je fais une prière, je la répète jusqu'à ce que ma langue
-s'engourdisse: Catherine Earnshaw, puissiez-vous ne pas trouver le repos
-aussi longtemps que je serai en vie! Vous m'avez dit que je vous ai
-tuée: hantez-moi, alors! Ceux que l'on a tués hantent leurs
-meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes de morts ont erré sur
-la terre. Soyez toujours avec moi, prenez n'importe quelle forme,
-rendez-moi fou! Seulement ne me laissez pas dans cet abime, où je ne
-peux pas vous trouver. Oh! Dieu! c'est impossible! Je ne peux pas vivre
-sans ma vie! Je ne peux pas vivre sans mon âme!
-
-Il frappa sa tête contre le tronc noueux de l'arbre, et, relevant ses
-yeux, il hurla, non comme un homme, mais comme une bête sauvage qu'on
-conduit à la mort. Je remarquai des taches de sang sur l'écorce de
-l'arbre, et je vis que sa main et son front en portaient aussi; très
-probablement la scène que je venais de voir était une répétition
-d'autres qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je me trouvais répugnée
-plutôt qu'apitoyée; pourtant, il m'en coûtait de le quitter ainsi.
-Mais dans le moment où il reprit assez conscience de lui-même pour
-s'apercevoir que je le voyais, il me cria de m'éloigner et j'obéis. Je
-compris qu'il n'était pas de mon pouvoir de le calmer ou de le
-consoler.
-
-Les funérailles de Madame Linton furent fixées au vendredi qui suivit
-sa mort; jusque là, son cercueil resta découvert, dans le grand salon,
-jonché de fleurs et de feuilles. C'est là que Linton passa ses jours
-et ses nuits, veillant la morte sans prendre aucun repos; et
-(circonstance que j'étais seule à connaître) Heathcliff, lui aussi,
-les passa sans dormir, caché dans le jardin. Je n'eus aucune
-communication avec lui; mais je me rendais bien compte qu'il ferait tout
-son possible pour entrer, et le soir du mardi, pendant que mon maître
-épuisé s'était vu forcé de se retirer pour quelques heures, j'ouvris
-l'une des fenêtres, émue de sa persévérance, et voulant lui donner
-une chance d'adresser un dernier adieu à l'image pâlie de son idole.
-Il ne manqua pas de profiter de cette occasion, mais il le fit très
-brièvement, et avec tant de prudence que nul bruit ne vint trahir son
-passage. En vérité, moi-même ne m'en serais pas aperçue si je
-n'avais trouvé la draperie dérangée autour du visage de la morte, et
-si je n'avais ramassé sur le plancher une boucle de cheveux blonds,
-attachés par un fil d'argent: cheveux qui provenaient d'un médaillon
-suspendu au cou de Catherine. Heathcliff avait ouvert le médaillon et
-jeté les cheveux de Linton qui y étaient contenus, les remplaçant par
-une boucle brune de ses cheveux à lui. J'enroulai ensemble les deux
-boucles et les renfermai toutes deux.
-
-M. Earnshaw fut naturellement invité aux obsèques de sa sœur; il
-n'envoya pas d'excuse, mais ne vint pas, de sorte que, à l'exception de
-son mari, le cortège funèbre fut uniquement composé de fermiers et de
-domestiques. Isabella n'avait pas été invitée.
-
-À la grande surprise des gens du village, Catherine ne fut enterrée ni
-dans la chapelle de famille des Linton, ni auprès des tombes de sa
-famille à elle; son tombeau fut creusé sur un tertre vert dans un coin
-du cimetière, à un endroit où le mur est si bas que la bruyère et
-l'airelle de la lande ont fini par l'envahir, et que la poussière de la
-tombe la cache presque en entier. Son mari repose maintenant au même
-endroit; ils n'ont l'un et l'autre qu'une simple pierre debout, et à
-leurs pieds une plaque grise, pour marquer la place de leurs corps.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-
-Ce même vendredi marqua pour tout un mois la fin des beaux jours. Dans
-la soirée le temps changea; le vent souffla du sud au nord-est,
-apportant d'abord la pluie, puis le grésil et la neige. Le lendemain
-matin, personne ne se serait douté qu'il y avait eu trois semaines de
-bel été; les primevères, les safrans étaient cachés sous la neige,
-les alouettes ne chantaient plus, et les jeunes feuilles des arbres
-étaient battues et noircies. Et combien lugubre, froide et déplaisante
-se traîna cette journée! Mon maître restait dans sa chambre; je
-m'étais installée dans le parloir solitaire, que j'avais converti en
-nursery: et je me tenais là, assise avec une petite poupée vivante et
-gémissante sur mes genoux, la berçant de temps à autre, ou bien
-regardant les flocons qui continuaient à tomber et qui bloquaient la
-fenêtre sans rideaux. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un
-entra tout essoufflé et qui riait. Ma colère, pour un instant, fut
-plus grande que mon étonnement. Je supposai que c'était l'une des
-servantes, et je lui criai de cesser de rire.
-
---Finissez, finissez donc; comment avez-vous le courage de montrer votre
-gaieté ici? Que dirait M, Linton s'il vous entendait.
-
---Excusez-moi, me répondit une voix familière, mais je sais qu'Edgar
-est dans son lit et je ne peux pas me retenir.
-
-Là-dessus, mon interlocutrice s'avança vers le feu, toute tremblante
-et portant la main à son côté.
-
---J'ai couru tout le long du chemin depuis Wuthering Heights,
-poursuivit-elle après une pause. Impossible de compter le nombre des
-chutes que j'ai faites. Oh! j'ai mal partout. Ne vous inquiétez pas, je
-vous expliquerai la chose dès que j'en aurai la force; mais ayez tout
-de suite l'obligeance de descendre et de commander une voiture pour me
-conduire à Gimmerton et de dire à une servante de prendre quelques
-vêtements dans ma garde-robe.
-
-La visiteuse était Madame Heathcliff. Son apparence n'avait rien qui
-expliquât son rire. Ses cheveux ruisselaient sur ses épaules
-dégouttant de neige et d'eau. Elle portait son costume de jeune fille,
-qui convenait mieux, à son âge qu'à sa position, un petit manteau
-avec les manches courtes, et elle avait la tête et le cou nus. Le
-manteau était de soie fine, et la pluie l'avait collé à son corps;
-ses pieds avaient pour les protéger des petites pantoufles très
-minces. Joignez à tout cela une profonde entaille sous l'une des
-oreilles, entaille que le froid seul empêchait de saigner abondamment,
-une figure pâle, toute pleine de traces de coups, et un corps à peine
-en état de se porter, et vous comprendrez que ma première frayeur ne
-fut pas diminuée quand j'eus le loisir de l'examiner.
-
---Ma chère jeune dame, m'écriai-je, je ne sortirai pas d'ici et
-n'entendrai rien avant que vous ayez enlevé chacun de vos vêtements et
-mis à leur place des effets secs; et comme certainement vous ne pouvez
-pas aller cette nuit à Gimmerton, il est inutile de commander la
-voiture.
-
---Il faut absolument que j'y aille, dit-elle, à pied ou à cheval; mais
-je consens volontiers à m'habiller plus décemment. Ah! voyez comme
-cette neige me descend maintenant dans le cou!
-
-Elle insista pour que je fasse comme elle voulait, et c'est seulement
-après que le cocher eut reçu l'ordre de se tenir prêt, et une
-servante d'empaqueter quelques effets indispensables, c'est alors
-seulement qu'elle m'autorisa à panser sa plaie et à l'aider à se
-changer.
-
---Et maintenant, Ellen, me dit-elle, lorsque j'eus fini et qu'elle se
-trouva assise près du feu avec une tasse de thé devant elle,
-asseyez-vous en face de moi et mettez à l'écart le baby de la pauvre
-Catherine, je ne veux pas le voir. Ne croyez pas que je ne me soucie pas
-de Catherine, parce que je me suis comportée si follement quand je suis
-entrée. J'ai pleuré, aussi, et amèrement; personne n'a eu autant que
-moi de raisons pour pleurer. Nous nous sommes séparées fâchées, vous
-vous rappelez, et je ne puis me le pardonner; mais il m'était
-impossible de sympathiser même sur ce point avec lui, cette bête
-brute. Oh! donnez-moi le tisonnier! Voici la dernière chose de lui que
-j'aie sur moi.» Elle fit glisser la bague d'or de son doigt et la jeta
-sur le plancher. «Je veux l'écraser, poursuivit-elle en la frappant
-avec un dépit enfantin, et puis je veux la brûler.» Et elle prit
-l'objet tout tordu et le jeta dans les charbons. Voilà, il pourra en
-acheter une autre s'il me rattrape de nouveau! Il serait capable de
-venir me chercher ici, pour exaspérer Edgar. Je n'ose pas rester, de
-crainte que cette idée ne passe dans sa tête maudite. Et puis Edgar
-n'a pas été bon pour moi, n'est-ce pas? Je ne veux pas venir implorer
-son assistance, ni lui apporter encore de nouveaux ennuis. La
-nécessité seule m'a forcée à chercher un abri ici; et encore si je
-n'avais pas su que je ne risquais pas de le rencontrer, je me serais
-arrêtée à la cuisine, je me serais lavé la figure, je me serais
-chauffée, je vous aurais fait dire de m'apporter ce dont j'avais
-besoin, et je serais partie n'importe où, ailleurs, hors de l'atteinte
-de ce monstre, de ce démon incarné. Ah! il était dans une telle rage!
-S'il m'avait attrapée! C'est bien dommage que Earnshaw ne soit pas son
-égal en force, je ne me serais pas sauvée avant de l'avoir vu
-démolir, si Hindley avait été capable de le faire.
-
---Allons, miss, interrompis-je, ne parlez pas si vite, vous allez
-défaire le mouchoir mouillé que j'ai mis autour de votre figure et
-l'entaille va saigner de nouveau. Buvez votre thé et prenez haleine, et
-cessez de rire: le rire est tristement hors de propos sous ce toit, et
-aussi dans votre condition.
-
---C'est vrai, reprit-elle. Écoutez donc cet enfant, il ne cesse pas de
-gémir: éloignez-le de moi pendant une heure, je ne puis rester ici
-plus longtemps.
-
---Je sonnai et remis l'enfant à une servante; puis je lui demandai ce
-qui l'avait portée à s'échapper de Wuthering Heights dans de telles
-conditions, et où elle avait l'intention d'aller, puisqu'elle refusait
-de rester avec moi.
-
---Je devrais et je voudrais rester, me répondit-elle, pour consoler
-Edgar et pour prendre soin de l'enfant, et aussi parce que la Grange est
-ma maison, en droit. Mais je vous dis qu'il ne m'y laisserait pas!
-Croyez-vous qu'il supporterait de me voir devenir grasse et gaie, et de
-songer que nous sommes tranquilles ici, sans prendre aussitôt la
-résolution d'empoisonner notre bonheur?
-
-«Or, j'ai maintenant la satisfaction d'être sûre qu'il me déteste au
-point qu'il souffre sérieusement à me voir ou à m'entendre.
-L'aversion que je lui inspire est assez forte pour que je sois sûre
-qu'il ne me poursuivra pas à travers l'Angleterre si je parviens à
-m'échapper; il faut donc que je m'enfuie bien loin d'ici. Je suis
-revenue de mon premier désir d'être tuée par lui; je voudrais plutôt
-qu'il se tuât lui-même. Il a fait tout ce qu'il fallait pour éteindre
-mon amour, et ainsi je suis à mon aise. Je peux encore me rappeler
-combien je l'ai aimé, et je peux m'imaginer que je l'aimerais encore
-si... mais non, non. Si même il m'avait adorée, sa nature diabolique
-se serait montrée en quelque façon. Il faut que Catherine ait eu un
-goût bien pervers pour l'estimer, le connaissant si bien! Le monstre,
-s'il pouvait être effacé de la création aussi bien que de mon
-souvenir!»
-
---Taisez-vous, dis-je, il est cependant une créature humaine! Soyez
-plus charitable, il y a encore des hommes plus méchants.
-
---Il n'est pas une créature humaine, et n'a aucun droit à ma charité.
-Je lui ai donné mon cœur, il l'a pris et blessé à mort, puis me l'a
-rejeté. C'est avec le cœur que l'on sent, Ellen, et puisqu'il a
-détruit mon cœur, je n'ai plus le pouvoir de rien sentir pour lui.
-
-«Et je ne le voudrais pas, quand même il en hurlerait à son jour de
-mort, et quand même il pleurerait des larmes de sang pour sa Catherine.
-Non certes, je ne le voudrais pas».
-
-Et ici Isabella se mit à pleurer, mais aussitôt, essuyant ses larmes,
-elle reprit:
-
---Vous m'avez demandé ce qui m'a enfin obligée à fuir? C'est que je
-suis parvenue à exciter sa fureur à un degré plus grand encore que
-celui de sa méchanceté. Il s'est excité jusqu'à oublier la prudence
-diabolique dont il se vantait et il a procédé à une violence
-meurtrière. Le plaisir que j'ai éprouvé à me voir capable de
-l'exaspérer a réveillé enfin mon instinct de conservation; et si
-jamais je retombe entre ses mains, je lui ménage une vengeance à sa
-taille.
-
-«Hier, comme vous savez, M. Earnshaw devait venir à l'enterrement.
-Dans cette intention, il se tint relativement sobre; mais la
-conséquence en fut que ce changement d'habitude lui donna des humeurs
-noires, et qu'au lieu d'aller à l'église, il s'assit près du feu et
-se mit à avaler des potées de gin et de brandy.
-
-«Heathcliff--je frissonne rien qu'à le nommer--avait été un
-étranger pour la maison depuis dimanche jusqu'à ce matin. Si ce sont
-les anges qui l'ont nourri, ou son parent de l'enfer, je ne puis le
-dire, mais il y a près d'une semaine qu'il n'a pas mangé avec nous. Il
-revenait parfois le soir et montait dans sa chambre, où il s'enfermait
-au verrou--comme si quelqu'un rêvait de désirer sa compagnie!--et là
-il faisait on ne sait quelles prières, adressées sans doute au démon,
-jusqu'à ce que sa voix s'enrouait dans son gosier. Alors il se relevait
-et descendait de nouveau tout droit vers la Grange. Je m'étonne
-qu'Edgar n'ait pas envoyé chercher un constable et ne l'ait pas fait
-arrêter. Pour moi, si chagrinée que je fusse au sujet de Catherine, il
-m'était impossible de ne pas regarder cette période de délivrance de
-mon oppression comme des jours de fête.
-
-«J'avais recouvré assez de force d'esprit pour écouter sans pleurer
-les éternelles leçons de Joseph, et pour me mouvoir à travers la
-maison avec plus de liberté. Ce Joseph et le petit Hareton sont les
-plus détestables compagnons qu'il y ait au monde. J'aimais mieux être
-assise avec Hindley, à écouter ses terribles discours, qu'avec le
-«petit maître» et son odieux précepteur, le sinistre vieillard.
-Quand Heathcliff était dans la maison, j'étais souvent forcée de
-rechercher leur société dans la cuisine ou de mourir de froid parmi
-les chambres humides et inhabitées. Mais quand il n'était pas là,
-comme c'était le cas cette semaine, j'installais une table et une
-chaise à un coin du foyer dans la grande chambre, sans nul souci de ce
-que faisait M. Earnshaw, qui d'ailleurs n'intervenait jamais dans mes
-arrangements. Il est maintenant plus tranquille qu'il n'avait l'habitude
-de l'être, pourvu seulement qu'on ne le provoque pas, plus abattu et
-moins furieux. Joseph affirme que c'est un homme changé, que le
-Seigneur a touché son cœur, et qu'il est sauvé «comme par le feu».
-J'ai vainement cherché à découvrir des signes de ce changement
-favorable, mais ce n'est pas mon affaire.
-
-«Hier soir, j'étais assise dans mon coin à lire quelques vieux
-livres, et je restai ainsi jusque vers minuit. Il me semblait si affreux
-de remonter me coucher pendant que cette neige sauvage soufflait au
-dehors, et que mes pensées me ramenaient sans cesse vers le cimetière
-et la tombe nouvellement creusée. J'osais à peine lever les yeux de la
-page que je lisais, sûre que j'étais d'y voir aussitôt apparaître
-cette mélancolique scène. Hindley était assis en face de moi, la
-tête appuyée sur sa main, peut-être méditait-il sur le même sujet.
-Il avait cessé de boire avec tant d'excès, et pendant deux ou trois
-heures il n'eut ni un mouvement ni une parole. Il n'y avait pas d'autre
-bruit dans la maison que le hurlement du vent contre les fenêtres, le
-craquement des charbons dans le feu, et le cliquetis de l'éteignoir
-avec lequel de temps à autre je mouchais la chandelle. Hareton et
-Joseph devaient probablement dormir dans leur lit. En un mot, il faisait
-très triste, et tout en lisant je soupirais, car il me semblait que
-toute la joie s'était évanouie du monde pour n'y jamais rentrer.
-
-«Le cruel silence fut enfin interrompu par le bruit du loquet de la
-cuisine. Heathcliff était revenu de sa veillée plus tôt que de
-coutume, à cause sans doute de l'orage soudain. La porte de la cuisine
-avait été verrouillée en dedans, et nous l'entendîmes faire le tour
-pour rentrer par l'autre porte. Je me levai, et j'imagine que mes traits
-portaient clairement l'expression de mes sentiments, car mon compagnon,
-qui avait tenu ses yeux fixés sur la porte, se retourna pour me
-regarder.
-
---Je vais le retenir dehors cinq minutes, s'écria-t-il, vous y
-consentez?
-
---Ah! si c'est pour moi, vous pouvez le laisser dehors toute la nuit,
-répondis-je. Mettez la clé dans la serrure et tirez le verrou.
-
-«Earnshaw le fit, avant que son hôte fut arrivé devant la porte, puis
-il revint vers moi, installa son fauteuil de l'autre côté de ma table
-et s'y appuya, cherchant dans mes yeux une sympathie pour la haine
-brûlante qui étincelait dans les siens. Comme il avait à la fois le
-regard et les sentiments d'un meurtrier, il ne put découvrir en moi la
-sympathie qu'il cherchait, mais il en vit assez pour l'encourager à
-parler.
-
---Vous et moi, dit-il, nous avons un grand compte à régler avec cet
-homme-là. Si nous n'étions pas des lâches, nous pourrions nous
-arranger pour l'acquitter. Êtes-vous aussi douce que votre frère?
-Voulez-vous endurer jusqu'au bout sans essayer une seule fois de rendre
-ce qu'on vous fait?
-
---Je suis déjà lasse d'endurer, répondis-je, et j'accueillerais avec
-joie une façon de rendre qui ne retomberait pas sur moi-même, mais la
-ruse et la violence sont des lancés à deux pointes; elles blessent
-ceux qui y ont recours plus encore que leurs ennemis.
-
---La ruse et la violence sont un juste retour pour la ruse et la
-violence! cria Hindley. Madame Heathcliff, je ne vous demande de rien
-faire que de rester tranquille et d'être muette. Dites-moi maintenant,
-le pouvez-vous? Je suis sûr que vous auriez autant de plaisir que moi
-à voir finir l'existence de ce démon. Il sera votre mort si vous ne le
-dominez, et il sera ma ruine. Que le diable emporte le maudit vilain! Il
-frappe à la porte comme s'il était déjà le maître ici. Promettez-moi
-de vous taire, et avant trois minutes, vous êtes délivrée.
-
-«Il prit sur sa poitrine l'objet dont je vous ai parlé dans ma lettre,
-et se prépara à éteindre la chandelle, mais je l'écartai de lui, et
-je saisis son bras.
-
---Je ne me tairai pas, dis-je, vous ne devez pas le toucher. Laissez la
-porte fermée et restez tranquille.
-
---Non, j'ai formé ma résolution, et, par Dieu, je l'exécuterai! cria
-cet être désespéré. Je vous rendrai ce service en dépit de
-vous-même, et je ferai justice à Hareton! Et vous ne devez pas vous
-troubler la tête pour me protéger. Catherine est morte, personne au
-monde ne me regrettera ou n'aura honte si je me coupe la gorge en cet
-instant, et il est temps de faire une fin.
-
-«Je ne pouvais songer à lutter, non plus qu'à raisonner, avec lui:
-autant aurait valu lutter avec un ours ou raisonner avec un fou. La
-seule ressource qui me restait fut de courir vers une fenêtre et de
-prévenir la victime projetée du sort qui l'attendait.
-
---Vous feriez mieux de chercher abri quelque autre part cette nuit!
-m'écriai-je d'un ton un peu triomphant. M. Earnshaw est résolu à vous
-tuer si vous persistez à vouloir entrer.
-
---Vous feriez mieux d'ouvrir la porte, vous... répondit-il, m'appelant
-d'une expression élégante que vous me dispenserez de répéter.
-
---Je ne me mêlerai pas de l'affaire, répondis-je, entrez et soyez tué
-si cela vous plaît, j'ai fait mon devoir.
-
-«Là-dessus, je refermai la fenêtre et revins tranquillement prendre
-ma place près du feu. Earnshaw jura furieusement contre moi,
-m'affirmant que j'aimais encore le vilain et m'appelant de toutes sortes
-de noms pour me faire honte de la bassesse d'esprit que je montrais. Et
-moi, dans le secret de mon cœur, je songeais quelle bénédiction ce
-serait pour lui si Heathcliff pouvait le mettre hors de cette vie de
-misères, et quelle bénédiction ce serait pour moi s'il envoyait
-Heathcliff vers le séjour qui lui revient de droit. Pendant que je
-nourrissais ces réflexions, la croisée qui était derrière moi fut
-jetée sur le sol par un coup de Heathcliff, dont je vis paraître dans
-l'espace vide la noire figure. Les grilles de la fenêtre étaient trop
-rapprochées pour lui permettre de passer l'épaule, et je souriais, me
-croyant en sûreté. Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de
-neige, et ses dents aiguës de cannibale, aiguisées encore par le froid
-et la colère, brillaient dans l'obscurité.
-
---Isabella, laissez-moi entrer, ou bien vous vous en repentirez,
-hurla-t-il.
-
---Je ne puis pas commettre un meurtre, répondis-je; M. Hindley se tient
-en sentinelle avec un couteau et un pistolet chargé.
-
---Laissez-moi entrer par la porte de la cuisine.
-
---Hindley y sera avant moi, répondis-je. Et puis quel pauvre amour est
-le vôtre, qui ne peut pas supporter une averse de neige! Aussi
-longtemps qu'a brillé la lune de l'été, vous nous avez laissés en
-paix dans nos lits, mais dès le premier souffle du vent d'hiver, il
-faut déjà que vous vous abritiez. Heathcliff, si j'étais de vous,
-j'irais m'étendre sur le tombeau de Catherine, et je m'y laisserais
-mourir comme un chien fidèle. Le monde à présent ne vaut sûrement
-pas la peine que vous y viviez, n'est-ce pas? Vous m'avez clairement
-persuadé que Catherine était l'unique joie de votre vie; je ne puis
-imaginer comment vous avez l'idée de lui survivre.
-
---Il est là, n'est-ce pas? cria Hindley, courant à la fenêtre. Si je
-puis passer mon arme, je vais l'attraper.
-
-«J'ai peur, Ellen, que vous me trouviez méchante, mais vous ne savez
-pas tout, donc ne me jugez pas. Pour rien au monde je n'aurais prêté
-la main à un attentat sur sa vie, mais de désirer qu'il fut mort, je
-ne pouvais m'en empêcher; aussi fus-je affreusement désappointée et
-terrifiée des conséquences de mon provocant discours, lorsque je vis
-Heathcliff se jeter sur l'arme d'Earnshaw, et la lui arracher des mains.
-Le pistolet partit, et le couteau qui y était attaché s'enfonça dans
-le poing même d'Earnshaw. Heathcliff l'en retira par force, coupant la
-chair sur son passage, et le mit tout sanglant dans sa poche. Alors il
-prit une pierre, en frappa la grille qui séparait les deux croisées,
-et sauta dans la maison. Son adversaire était tombé par terre,
-évanoui sous la douleur excessive et le flot de sang qui coulait d'une
-artère. Le ruffian le foula aux pieds et frappa à plusieurs reprises
-sa tête contre les dalles, me retenant d'une main pour m'empêcher
-d'appeler Joseph. Par une force surnaturelle d'empire sur soi, il
-s'abstint d'achever sa victime, et quand il fut essoufflé, il
-s'arrêta, traîna sur le banc de bois le corps, qui paraissait
-inanimé. Puis il déchira la manche de la veste d'Earnshaw et lia la
-blessure avec une rudesse brutale, ne cessant pas de jurer. Me sentant
-libre, je courus aussitôt chercher le vieux domestique, qui finit par
-comprendre mon hâtif récit, et se précipita au bas de l'escalier.
-Qu'est-ce qu'il y a à faire maintenant? répétait-il.
-
---Il y a ceci, tonna Heathcliff, que votre maître est fou, et que s'il
-vit encore un mois de plus, je renverrai dans un asile.
-
---Et ainsi vous avez commis le meurtre sur lui! s'écria Joseph, levant
-ses mains et ses yeux en signe d'horreur. Si jamais j'ai vu un spectacle
-comme celui-ci! Puisse le Seigneur!...
-
-«Heathcliff le poussa et le fit tomber à genoux au milieu du sang,
-qu'il lui ordonna d'essuyer; mais lui, au lieu de faire rien de pareil,
-il joignit ses mains et commença une prière dont les phrases bizarres
-me firent rire. J'étais dans une condition d'esprit à n'être choquée
-de rien; j'étais aussi désespérée et aussi indifférente que sont,
-à ce que l'on dit, les malfaiteurs au pied de la potence.
-
---Ah! je vous avais oubliée! me dit mon tyran. C'est vous qui allez
-faire cela. «Allons, à terre! Et vous conspirez avec lui contre moi,
-n'est-ce pas, vipère? Là, voilà de l'ouvrage pour vous!» Il me
-secoua jusqu'à faire craquer mes dents et me jeta à côté de Joseph
-qui, ayant terminé à la hâte ses prières, se leva, jurant qu'il
-allait partir tout de suite pour la Grange. M. Linton était un
-magistrat, et quand bien même il aurait perdu cinquante femmes, il ne
-pouvait manquer de venir faire une enquête. Joseph paraissait si
-obstiné dans sa résolution que Heathcliff jugea utile d'obtenir de mes
-lèvres le récit de ce qui s'était passé. Il se tint sur moi, me
-posant, avec un regard plein de malveillance, des questions auxquelles
-je répondais à contre-cœur. Il fallut beaucoup de peine pour
-persuader au vieux Joseph que Heathcliff n'était pas l'agresseur. Et
-comme M. Earnshaw donna bientôt à entendre qu'il était encore vivant,
-Joseph s'empressa de lui administrer une dose de brandy, qui ne tarda
-pas à rendre au blessé le mouvement et la conscience. Heathcliff,
-ayant constaté que son adversaire ne se doutait pas du traitement qu'il
-avait reçu pendant son évanouissement, se contenta de lui déclarer
-qu'il avait été ivre jusqu'au délire. Il lui dit qu'il n'attacherait
-pas d'autre importance à son atroce conduite, mais l'engagea à aller
-se coucher. À ma grande joie, lui-même nous quitta, après nous avoir
-donné ce judicieux conseil, et Hindley s'étendit sur la pierre du
-foyer. Je rentrai moi-même dans ma chambre, m'étonnant d'avoir pu
-échapper à si peu de frais.
-
-«Ce matin, en descendant, environ une demi-heure avant midi, je trouvai
-M. Earnshaw assis auprès du feu, malade à mourir, tandis que son
-mauvais génie, presque aussi décharné et minable, s'appuyait contre
-la cheminée. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir envie de manger,
-de sorte que, après avoir attendu que tout fût froid sur la table, je
-commençai seule. Rien ne m'empêcha de manger à mon aise; et de temps
-à autre, en apercevant mes compagnons silencieux, j'éprouvais un
-certain sentiment de satisfaction et de supériorité à découvrir en
-moi le calme d'une conscience tranquille. Quand j'eus fini, je pris la
-liberté tout à fait exceptionnelle de me rapprocher du feu, de faire
-le tour du siège d'Earnshaw, et de m'agenouiller dans un coin à côté
-de lui.
-
-«Heathcliff ne s'inquiéta pas de mes mouvements et je pus le
-considérer aussi librement que si son corps avait été changé en
-pierre. Son front, qui m'était autrefois apparu si viril et que je
-trouve maintenant si diabolique, était voilé d'un nuage lourd; ses
-yeux noirs étaient presque éteints par l'insomnie et peut-être aussi
-par les larmes; ses lèvres avaient perdu leur ricanement féroce et
-étaient marquées d'une expression d'indicible tristesse. S'il s'était
-agi de tout autre que de lui, je me serais couvert la figure en
-présence d'une telle douleur. Mais dans son cas, j'en étais heureuse;
-et pour ignoble que cela paraisse d'insulter un ennemi malheureux, je ne
-pouvais manquer la chance de le piquer. Sa faiblesse était le seul
-moment où il m'était permis de goûter le plaisir de rendre le mal
-pour le mal. Hindley voulut avoir de l'eau; je lui en tendis un verre et
-lui demandai comment il se trouvait.
-
---Pas aussi mal que je le voudrais, répondit-il, mais sans parler de
-mon bras, chaque pouce de mon corps est aussi malade que si j'avais
-lutté avec une légion de diablotins.
-
---Oui, cela n'a rien d'étonnant, lis-je alors. Catherine aimait à dire
-qu'elle se tenait entre vous et la douleur corporelle et qu'il y avait
-certaines personnes qui éviteraient de vous blesser par crainte de
-l'offenser. Il est heureux que les morts ne se relèvent pas de leurs
-tombeaux, sans quoi, la nuit dernière, elle aurait assisté à une
-scène bien répugnante! N'êtes-vous pas blessé et brisé partout sur
-la poitrine et aux épaules?
-
---Je ne puis dire, répondit-il, mais que prétendez-vous? A-t-il osé
-me frapper quand j'étais à terre?
-
---Il a marché sur vous, il vous a battu et vous a secoué contre les
-dalles, répondis-je tout bas; et sa bouche était impatiente de vous
-déchirer avec ses dents, et cela parce qu'il n'est homme qu'à demi,
-et, pour le reste, démon.
-
-«M. Earnshaw se prit comme moi à considérer notre ennemi commun, qui,
-absorbé dans son angoisse, semblait insensible à tout autour de lui.
-
---Oh, si seulement Dieu voulait me donner la force de l'étrangler dans
-ma dernière agonie, c'est avec joie que j'irais en enfer! grommelait le
-misérable Hindley, faisant des efforts pour se relever, dans son
-impatience, et retombant désespéré avec la certitude de son
-infériorité.
-
---Non, il suffit qu'il ait tué l'un de vous, fis-je observer très
-haut. À la Grange, chacun sait que votre sœur vivrait encore sans M.
-Heathcliff. Après tout, il vaut encore mieux être haï qu'aimé par
-lui. Quand je me rappelle combien nous étions heureux, combien
-Catherine était heureuse avant son retour, je me sens obligée à
-maudire ce jour fatal.
-
-«Très probablement Heathcliff fit plus d'attention à la vérité de
-ce que je venais de dire qu'à la personne qui l'avait dit. Son
-attention fut excitée, car ses yeux se remplirent de larmes et il tira
-de sa poitrine de profonds soupirs. Je le regardais en face avec un rire
-de dédain. Ses yeux, ces deux fenêtres d'enter, brillèrent un moment
-de mon côté, mais avec quelque chose de si noyé et de si amorti que
-je n'eus pas peur de me risquer à un nouveau rire.
-
---Allez-vous-en dans votre chambre et éloignez-vous de ma vue, dit
-Heathcliff.
-
-«C'est du moins ce que je devinai qu'il dit, car ses paroles étaient
-à peine compréhensibles.
-
---Je vous demande pardon, repris-je, mais j'aimais Catherine moi aussi,
-et son frère réclame des secours que pour l'amour d'elle je veux lui
-donner. Maintenant qu'elle est morte, je la revois en Hindley. Hindley a
-exactement les mêmes yeux, et....
-
---Allez-vous-en, misérable idiote, avant que je ne vous batte à mort!
-cria-t-il en faisant un mouvement.
-
---Mais alors, poursuivis-je, me tenant prête à m'enfuir, si la pauvre
-Catherine avait eu confiance en vous et si elle avait pris le titre
-ridicule, méprisable et dégradant de Madame Heathcliff, elle aurait
-elle aussi présenté bientôt un tableau semblable, elle n'aurait pas
-supporté en silence votre abominable conduite, sa haine et son dégoût
-auraient trouvé une voix.
-
-«Le dossier du banc et la personne d'Earnshaw s'interposaient entre lui
-et moi, de sorte que, au lieu d'essayer de m'atteindre, il prit sur la
-table un couteau et me le jeta à la tête. Je reçus le coup derrière
-l'oreille, mais je rejetai le couteau, courus vers la porte et lui
-adressai une phrase qui, j'espère, dut entrer plus avant que n'avait
-fait son projectile. La dernière vue que j'ai eue de lui a été un
-élan furieux qu'il a pris et où il a été arrêté par l'étreinte de
-Hindley, si bien que tous deux sont tombés sur le sol, empêtrés l'un
-dans l'autre. Dans ma course à travers la cuisine, j'ordonnai à Joseph
-d'aller rejoindre son maître, je secouai Hareton occupé à jouer dans
-le corridor, et, heureuse comme une âme échappée du Purgatoire, je
-sautais, je volais tout le long du sentier; et fâchée de ses détours,
-je finis par couper court à travers la lande, guidée par la lumière
-de la Grange. Et certes je préférerais être condamnée à un éternel
-séjour dans les régions infernales qu'à un séjour seulement d'une
-nuit de plus sous le toit de Wuthering Heights.»
-
-Isabella cessa de parler et prit une tasse de thé; puis elle se leva,
-m'ordonna de lui mettre son bonnet et un grand châle que j'avais
-apporté, puis, sourde à ma prière de rester encore une heure, elle
-monta sur une chaise, baisa les portraits d'Edgar et de Catherine, et,
-après m'avoir embrassée à mon tour, descendit vers la voiture,
-accompagnée par Fanny qui aboyait de joie d'avoir retrouvé sa
-maîtresse. Elle partit et jamais plus elle ne devait revoir ces
-environs; mais une correspondance en règle s'établit entre elle et mon
-maître dès que les affaires furent mieux fixées. Je crois qu'elle est
-allée demeurer dans le sud, près de Londres, et que c'est là que lui
-est né un fils, quelques mois après son évasion. Cet enfant fut
-baptisé Linton, et dès les premières fois qu'elle en parla, elle nous
-le représenta comme une créature maladive et irritable.
-
-M. Heathcliff, me rencontrant un jour dans le village, me demanda où
-elle habitait. Je refusai de le lui dire. Il répliqua que ma
-précaution était vaine, mais qu'Isabella devait bien se garder de
-venir chez son frère et que celui-ci, s'il tenait à la conserver,
-devait la détourner de venir chez lui. Malgré mon refus de lui donner
-aucune information, il découvrit, par quelque autre domestique, à la
-fois le lieu de son séjour et l'existence de l'enfant. Pourtant, il ne
-fit rien pour la tourmenter, en raison sans doute de son aversion pour
-elle. Il me demandait souvent des nouvelles de l'enfant quand il me
-rencontrait; lorsqu'il apprit le prénom qu'on lui avait donné, il
-ricana un sourire et me dit:
-
---Ils veulent donc que je le haïsse aussi, n'est-ce pas?
-
---Je ne crois pas qu'ils désirent que vous sachiez quelque chose à son
-sujet, répondis-je.
-
---Mais je saurai l'avoir quand j'en aurai besoin, reprit Heathcliff, ils
-peuvent y compter.
-
-Par bonheur, la mère mourut avant que ce moment n'arrivât: c'était
-environ treize ans après la mort de Catherine, et le petit Linton avait
-alors un peu plus de douze ans.
-
-Le jour qui suivit la visite inattendue d'Isabella, je ne trouvai pas
-l'occasion de parler à mon maître; il évitait toute conversation et
-semblait hors d'état de discuter quoi que ce soit. Quand je pus me
-faire entendre de lui, je vis qu'il avait plaisir à apprendre que sa
-sœur avait abandonné son mari. Il détestait ce dernier avec une
-intensité que l'on n'aurait jamais attendue d'une nature si douce.
-
-Ce sentiment se joignit à son chagrin pour le transformer en un parfait
-ermite. Il évitait le village en toute occasion et passait une vie
-entièrement recluse dans les limites de son parc et de ses terres, vie
-variée seulement par de solitaires promenades sur la lande et des
-visites au tombeau de sa femme, généralement le soir, ou le matin de
-très bonne heure, pour être sûr de ne rencontrer personne. Mais il
-était trop bon pour être longtemps tout à fait malheureux. Il n'avait
-pas prié, lui, pour être hanté par l'âme de Catherine! Le temps lui
-apporta la résignation, et une mélancolie plus douce que la joie
-vulgaire. Il se rappelait la mémoire de la morte avec un amour ardent
-et tendre et il aspirait avec confiance vers un monde meilleur où il ne
-doutait pas qu'elle ne fût allée.
-
-Dans la vie réelle, il trouva également une consolation et des
-affections. Je vous ai dit que pendant les premiers jours il semblait
-indifférent à la petite chose que sa femme lui avait laissée en
-partant: cette froideur se fondit aussi vite que la neige en avril, et
-avant que sa fille ne put balbutier une parole ou faire un pas, l'enfant
-régnait déjà en tyran sur son cœur. Elle s'appelait Catherine, mais
-jamais son père ne la nommait de son nom en entier, de même qu'il
-n'avait jamais voulu abréger le prénom de la première Catherine,
-probablement parce que Heathcliff avait l'habitude de le faire. La
-petite était toujours appelée Cathy: cela la distinguait pour lui de
-sa mère, et pourtant la rattachait à elle.
-
-La fin de Hindley Earnshaw fut telle qu'on pouvait l'attendre; elle
-suivit de six mois à peine celle de sa sœur. Nous autres à la Grange,
-jamais nous n'avons très bien su quel a été son état pendant ces six
-mois; tout ce que j'ai appris, je l'ai su lorsqu'il m'a fallu aller
-aider aux préparatifs des funérailles. M. Kenneth arriva le premier
-annoncer l'événement à mon maître.
-
---Eh bien, Nelly, me dit-il un matin, entrant à cheval dans notre cour,
-de trop bonne heure pour que je n'en fusse pas alarmée; c'est à votre
-tour et au mien d'être en deuil à présent. Devinez-vous qui est mort?
-
---Et qui donc? demandai-je inquiète.
-
---Devinez, me répondit-il en descendant et en attachant la bride de son
-cheval à un crochet près de la porte. Et préparez le coin de votre
-tablier, je suis certain que vous en aurez besoin.
-
---Ce n'est pas M. Heathcliff, à coup sûr? m'écriai-je.
-
---Eh quoi! auriez-vous des larmes pour lui? Non, Heathcliff est un jeune
-gaillard, il a l'air tout fleuri aujourd'hui. Je viens justement de le
-voir. Il engraisse rapidement depuis qu'il a perdu sa moitié.
-
---Qui est-ce alors, M. Kenneth? répétai-je avec impatience.
-
---Hindley Earnshaw! Votre vieil ami Hindley, mon méchant compère, bien
-que depuis longtemps il soit devenu trop sauvage pour moi. Là! Je vous
-avais bien dit qu'il y aurait des larmes! Mais égayez-vous. Il est mort
-fidèle à son caractère, ivre comme un lord. Pauvre garçon, j'en suis
-bien affligé aussi. On ne peut pas s'empêcher de regretter un vieux
-compagnon, bien qu'il m'ait souvent joué les plus vilains tours. Il
-avait à peine trente ans, votre âge tout juste; qui aurait pensé que
-vous étiez nés la même année?
-
-J'avoue que ce coup fut plus grand pour moi que celui même de la mort
-de Madame Linton: d'anciens souvenirs remontaient en foule à mon cœur.
-Je m'assis sur le seuil et je pleurai cruellement, incapable de conduire
-moi-même M. Kenneth auprès de mon maître. Je ne pouvais m'empêcher
-de me demander si le pauvre homme était mort de mort naturelle, et
-cette idée me tourmentait si obstinément que je résolus de demander
-la permission d'aller à Wuthering Heights et d'aider aux préparatifs
-de l'enterrement. M. Linton eut beaucoup de répugnance à consentir,
-mais je sus lui exposer avec éloquence dans quelles conditions
-misérables devait se trouver le cadavre et je lui dis que mon vieux
-maître et frère de lait avait bien droit à mes services. Je lui
-rappelai en outre que le petit Hareton était le neveu de sa femme et
-que, en l'absence de toute parenté plus proche, c'est lui qui aurait à
-prendre le rôle de tuteur, qu'il aurait aussi à s'enquérir de l'état
-de la propriété et de toutes les affaires de son beau-frère. Il
-était hors d'état en ce moment de s'occuper de tout cela, mais il
-m'ordonna d'en parler à son avocat et pour finir, il me permit d'aller
-aux Heights. Son avocat avait été aussi celui d'Earnshaw; j'allai tout
-de suite le voir à Gimmerton et lui demandai de m'accompagner. Mais il
-secoua la tête, me dit qu'il fallait laisser Heathcliff seul, et que,
-quand on connaîtrait la vraie situation, Hareton se trouverait aussi
-pauvre qu'un mendiant.
-
---Son père est mort très endetté, toute sa propriété est
-hypothéquée et la seule chance qui reste à son héritier naturel, est
-de toucher assez le cœur du créancier pour que celui-ci soit amené à
-user de douceur avec lui.
-
-En arrivant aux Heights, j'expliquai que j'étais venue pour veiller à
-ce que tout se fit convenablement, et Joseph, qui avait l'air
-suffisamment éploré, se montra heureux de ma venue. M. Heathcliff dit
-qu'il ne voyait pas qu'on eût besoin de moi, mais que je pouvais rester
-et régler les funérailles, si cela me plaisait.
-
---En bonne justice, le corps de ce fou devrait être enterré dans le
-carrefour sans cérémonie d'aucune sorte. Comme il m'est arrivé de le
-perdre de vue dix minutes, hier après-midi, il a profité de cet
-intervalle pour verrouiller contre moi les deux portes et il a passé
-toute la nuit à boire pour se faire mourir. Ce matin, l'entendant
-ronfler comme un cheval, nous sommes entrés et nous l'avons trouvé
-ici, couché sur le banc: on aurait pu l'écorcher et le scalper sans le
-réveiller. J'ai envoyé chercher Kenneth, mais avant qu'il ne fût
-venu, la bête était changée en charogne. Non seulement il était
-mort, mais déjà il était froid et raide et vous comprenez qu'il n'eut
-pas été utile de se donner plus de peine à son endroit.
-
-J'insistai pour que les funérailles fussent décentes. M. Heathcliff me
-dit que en cela encore je pouvais agir à ma guise; seulement il me
-rappela que l'argent pour toute cette affaire sortirait de sa poche à
-lui. Il conservait une attitude indifférente, n'indiquant ni joie ni
-chagrin; si l'on pouvait y lire quelque chose, c'était comme une vague
-satisfaction d'avoir proprement achevé une besogne difficile. Une fois,
-en vérité, je remarquai dans sa mine quelque chose comme du triomphe:
-ce fut à l'instant où l'on emportait le cercueil hors de la maison. Il
-avait eu l'hypocrisie de s'habiller en deuil et avant de suivre le
-cortège avec Hareton, il fit monter sur la table le petit malheureux et
-lui murmura avec un accent particulier:
-
---Et maintenant, mon brave garçon, vous êtes à moi. Et nous verrons
-bien si un arbre ne devient pas aussi tordu qu'un autre, quand c'est
-toujours le même vent qui souffle sur les deux.
-
-La naïve petite créature prit plaisir à ce discours; il joua avec les
-favoris de Heathcliff et lui tapota la joue. Mais moi, qui avais deviné
-ce que le drôle voulait dire, je fis sèchement observer qu'il fallait
-que l'enfant retournât avec moi à Thrushcross Grange.
-
---Il n'y a rien au monde, dis-je à Heathcliff, qui soit moins à vous
-que lui.
-
---Est-ce aussi l'avis de Linton? demanda-t-il.
-
---Sans doute, c'est lui qui m'a ordonné de prendre l'enfant avec moi.
-
---Eh bien, dit le drôle, nous ne discuterons pas la question
-maintenant. Mais j'ai une envie de me faire la main en dressant un jeune
-garçon; ainsi donc, déclarez à votre maître que s'il veut m'enlever
-celui-ci, il faudra que je le remplace par mon propre fils. Je ne
-m'engage pas à laisser partir Hareton sans discussion, mais vous pouvez
-être tout à fait sûrs que, s'il part, je ferai venir l'autre. «Ayez
-bien soin de dire cela à votre maître.»
-
-Cette menace suffisait pour nous lier les mains. Edgar Linton, à qui je
-la rapportai, ne parla plus d'intervenir.
-
-L'hôte nouvellement venu était maintenant le maître de Wuthering
-Heights.
-
-Il prouva à l'attorney, qui le prouva à son tour à M. Linton, que
-Earnshaw avait engagé jusqu'au moindre yard de ses terres pour avoir de
-quoi subvenir à sa manie de jeu, et que tout cela se trouvait engagé
-entre ses mains à lui, Heathcliff. De cette façon, Hareton, qui aurait
-dû être le premier gentleman du voisinage, fut condamné à une
-dépendance absolue vis-à-vis de l'ennemi invétéré de son père, et
-c'est ainsi qu'il vit dans la maison comme un domestique, privé même
-de l'avantage de toucher des gages, et tout à fait incapable de se
-faire droit à lui-même, à cause de son manque de relations, et de
-l'ignorance ou il est du tort qu'on lui a fait.
-
-
-
-
-DEUXIÈME PARTIE
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-
-Les douze années qui suivirent cette période, continua Madame Dean,
-furent les plus heureuses de ma vie: mes plus grands ennuis pendant ces
-années furent ceux que me causèrent les petites indispositions de la
-jeune Catherine, indispositions que tout enfant, riche ou pauvre, ne
-peut manquer de connaître. Pour le reste, dès son sixième mois elle
-était poussée comme un petit mélèze, et deux ans ne s'étaient pas
-écoulés depuis la mort de Madame Linton qu'elle pouvait déjà marcher
-et parler à sa façon. Elle était la créature la plus séduisante qui
-jamais ait apporté l'éclat du soleil dans une maison désolée: une
-réelle beauté de figure avec les jolis yeux noirs des Earnshaw, mais
-le teint clair et les petits traits et les blonds cheveux bouclés des
-Linton. Son caractère était hautain, mais nullement dur, et son cœur
-était extrêmement sensible dans ses affections. Par sa capacité
-d'intense attachement, elle rappelait sa mère; pourtant elle ne lui
-ressemblait pas, car elle pouvait être douce comme une colombe. Elle
-avait une voix caressante et une expression pensive, ses colères
-n'étaient jamais furieuses, son amour, avait autant de tendresse que de
-profondeur. Il faut bien avouer cependant qu'elle avait quelques
-défauts, avec toutes ces qualités: ainsi un penchant à être
-insolente, et cette humeur capricieuse qui ne manque jamais de naître
-chez les enfants trop gâtés, qu'ils soient d'ailleurs bons ou
-méchants. Lorsqu'il arrivait à un domestique de la vexer, c'était
-toujours: «je le dirai à papa», et si son père la blâmait, même
-d'un regard, on avait une affaire terrible. Je ne crois pas qu'il lui
-ait jamais adressé un mot un peu dur. Il s'était seul chargé de toute
-son éducation, et en avait fait un amusement. Elle, de son côté,
-curieuse et d'esprit vif, ne pouvait manquer d'être une bonne
-écolière: elle apprenait rapidement et faisait honneur à ses leçons.
-
-Jusqu'à treize ans, jamais elle n'avait dépassé seule les limites du
-parc. En de rares occasions, M. Linton l'avait prise avec lui à un
-mille ou deux de sa maison, mais il ne la confiait à personne autre.
-Gimmerton était pour elle un nom vide de sens, la chapelle était le
-seul édifice dont elle se fut approchée et où elle fût entrée, en
-outre de sa propre maison. Wuthering Heights et M. Heathcliff
-n'existaient pas pour elle, elle vivait dans une parfaite réclusion et
-semblait en être parfaitement heureuse.
-
-Je vous ai dit que Madame Heathcliff avait vécu à peu près une
-douzaine d'années après qu'elle avait quitté son mari. Sa famille
-était d'une constitution délicate, ni elle ni Edgar n'avaient la rude
-santé que vous rencontrerez généralement dans ces régions. Ce que
-fut sa dernière maladie, je ne le sais pas, mais je conjecture que ce
-fut la même dont son frère est mort, une espèce de fièvre, lente au
-début, mais incurable et mortelle. Elle écrivit à son frère pour
-l'informer de l'issue probable d'une maladie dont elle souffrait depuis
-quatre mois, et pour le prier de ne pas refuser de venir la voir, car
-elle avait bien des choses à régler, et elle désirait lui faire ses
-adieux et laisser le petit Linton en sûreté entre ses mains. Elle
-espérait que Linton pourrait rester avec lui comme il était resté
-avec elle, son père n'ayant sans doute aucun désir de se charger de
-son entretien ni de son éducation. Mon maître n'hésita pas un instant
-à se rendre à sa demande. Pour désagréable qu'il lui fût
-d'ordinaire de quitter sa maison, il partit aussitôt, recommandant
-Catherine à toute ma vigilance.
-
-Trois semaines après, une lettre encadrée de noir vint nous annoncer
-le jour du retour de M. Edgar. Isabella était morte, il m'ordonnait de
-préparer une robe de deuil pour sa fille, et de tout arranger pour
-recevoir son jeune neveu. Catherine sauta de joie à l'idée de revoir
-son père, et se livra aussi aux plus brillantes prévisions sur les
-innombrables qualités de son cousin. Enfin ce fut le soir tant attendu
-de l'arrivée. Dès le matin, l'enfant s'était occupée à mettre en
-ordre ses petites affaires: et maintenant, vêtue de sa nouvelle robe
-noire, (la pauvre créature ne pouvait guère s'affliger beaucoup de la
-mort de sa tante) elle ne cessait pas de m'agacer pour me forcer à me
-promener avec elle tout le long de la propriété, jusqu'à ce que nous
-voyions arriver son père.
-
---Linton a six mois de moins que moi, observait-elle, tandis que nous
-errions lentement à l'ombre des arbres. Comme ce sera charmant de
-l'avoir pour compagnon de jeu! Tante Isabella a envoyé à papa une
-belle boucle des cheveux de son fils: ils étaient plus clairs que les
-miens et tout aussi fins. Je les ai soigneusement gardés dans une
-petite boîte de verre et j'ai souvent songé au plaisir que j'aurais à
-voir la tête dont ils provenaient. Oh! je suis heureuse! Et papa, le
-cher, cher papa! Venez, Ellen, courons, venez vite!
-
-Elle courait, revenait, courait de nouveau, faisait ainsi plusieurs
-tours avant que mon pas tranquille ne fût arrivé à la porte du parc.
-Alors elle s'asseyait sur le petit banc plein d'herbe, et là, elle
-essayait d'attendre patiemment. Mais c'était impossible, elle ne
-pouvait pas rester une minute en repos.
-
---Comme ils sont longs, criait-elle; ah! je vois de la poussière sur le
-chemin, c'est eux qui viennent! Quand donc seront-ils ici? Ne
-pouvons-nous pas sortir un peu, rien que la moitié d'un mille, Ellen?
-Ne le refusez pas, seulement jusqu'à ce bouquet d'arbres, au tournant.
-
-Je refusai obstinément; enfin son impatience trouva son terme, nous
-vîmes s'approcher la voiture des voyageurs. Miss Cathy se mit à crier
-et à étendre les bras dès qu'elle aperçut par la portière la figure
-de son père. Lui-même ne mit pas moins d'empressement à descendre
-vers elle, et longtemps ils n'eurent de pensées que l'un pour l'autre.
-Pendant qu'ils échangeaient leurs caresses, je jetai un regard à
-l'intérieur de la voiture pour voir le petit Linton. Il était endormi
-dans un coin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrures comme si on
-avait été en hiver. C'était un garçon pâle, chétif et efféminé,
-que l'on aurait pu prendre pour le frère plus jeune de mon maître,
-tant la ressemblance était forte; mais il y avait dans son aspect
-quelque chose d'une maussaderie maladive que jamais Edgar n'avait eue.
-Ce dernier s'aperçut de ma curiosité, et, après m'avoir serré la
-main, il me dit de refermer la portière et de ne pas déranger
-l'enfant, que le voyage avait fatigué. Cathy aurait bien voulu le voir
-à son tour, mais son père lui dit de venir, et ils marchèrent
-ensemble à travers le parc, pendant que je courais en avant prévenir
-les domestiques.
-
---Et maintenant, chérie, dit M. Linton à sa fille, lorsqu'ils
-s'arrêtèrent au bas des marches de la maison, sachez que votre cousin
-n'est pas fort ni gai comme vous, et rappelez-vous qu'il vient de perdre
-sa mère: ne vous attendez donc pas à le voir tout de suite jouer et
-courir avec vous, et ne le fatiguez pas en lui parlant beaucoup;
-laissez-le tranquille au moins ce soir, voulez-vous?
-
---Oui, oui, papa, répondit Catherine, mais je veux le voir, et il n'a
-pas une seule fois regardé à la portière.
-
-La voiture s'arrêta. L'enfant fut réveillé et porté à terre par son
-oncle.
-
---Voici votre cousine Cathy, Linton, dit mon maître, mettant l'une dans
-l'autre les mains des enfants. Elle vous aime déjà, mais ayez bien
-soin de ne pas la chagriner en pleurant, ce soir. Essayez maintenant
-d'être gai. Le voyage est fini et vous n'avez pas autre chose à faire
-qu'à vous reposer et à vous amuser à votre aise.
-
---Alors, laissez-moi aller au lit! répondit l'enfant, peu soucieux des
-saluts de Catherine, et mettant ses doigts dans ses yeux pour essuyer
-des larmes toutes prêtes.
-
---Allons, allons, voilà un brave enfant! murmurai-je pendant que je le
-faisais entrer. Vous allez la faire pleurer aussi; voyez combien elle a
-de chagrin pour vous.
-
-Je ne sais pas si c'était par compassion pour lui, mais sa cousine
-faisait une aussi triste figure que lui-même en revenant vers son
-père. Tous trois montèrent dans la bibliothèque, où le thé était
-déjà servi. Je retirai le bonnet et le manteau de l'enfant et je
-l'installai sur une chaise près de la table; mais il ne fut pas plus
-tôt assis qu'il se mit à pleurer de nouveau. Mon maître lui demanda
-ce qu'il avait.
-
---Je ne peux pas rester assis sur une chaise, sanglota l'enfant.
-
---Alors, allez vous mettre sur le sofa, et Ellen vous apportera du thé,
-répondit patiemment son oncle.
-
-J'eus le sentiment qu'il avait été très éprouvé pendant le voyage
-par la société de cet enfant inquiet et souffreteux, qui, à ce
-moment, se releva lentement de sa chaise et s'étendit sur le canapé.
-Cathy vint placer à côté de lui un tabouret, où elle s'assit avec sa
-tasse. D'abord elle ne dit rien. Mais cela ne pouvait durer, et bientôt
-elle se mit à caresser les cheveux de son petit cousin, et à baiser
-ses joues et à lui offrir du thé dans sa soucoupe comme à un bébé.
-Ceci lui plut, car il n'était guère autre chose qu'un bébé; il
-sécha ses yeux et ses traits s'éclairèrent dans un faible sourire.
-
---Oh! cela ira très bien, me dit le maître après les avoir observés
-une minute; très bien, si seulement nous pouvons le garder, Ellen. La
-compagnie d'un enfant de son âge ne peut tarder à lui inspirer un
-nouvel esprit; et à désirer d'être fort, il finira par le devenir.
-
---Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je en moi-même, et j'eus le
-triste pressentiment qu'il n'y avait guère à l'espérer. Fallait-il
-donc que cet être chétif allât vivre à Wuthering Heights? Entre son
-père et Hareton, quelle compagnie et quelle instruction il allait
-trouver! Mes pressentiments se réalisèrent bientôt, plus tôt que je
-n'aurais pensé. Le thé fini, j'avais fait monter les enfants, et
-après que Linton s'était endormi (car il ne voulut pas me laisser le
-quitter avant qu'il fût endormi), j'étais redescendue. Je me tenais
-près de la table dans le salon, préparant une bougie pour M. Edgar,
-lorsqu'une servante arriva de la cuisine m'informer que le domestique de
-M. Heathcliff, Joseph, était à la porte et désirait parler au
-maître. «Je vais d'abord lui demander ce qu'il veut, dis-je toute
-tremblante. Une heure bien invraisemblable pour déranger les gens, et
-au moment même où ils reviennent d'un long voyage! Je ne crois pas que
-le maître puisse le voir aujourd'hui.
-
-Cependant, Joseph avait traversé la cuisine et se présentait
-maintenant à l'entrée du salon. Il était vêtu de ses habits du
-dimanche, avec sa figure la plus solennelle et la plus aigre et, tenant
-d'une main son chapeau, de l'autre son bâton, il était en train de se
-nettoyer les pieds sur le paillasson.
-
---Bonsoir, Joseph, dis-je froidement. Quelle affaire vous amène ici ce
-soir?
-
---C'est à M. Linton que je dois parler, répondit-il, en m'écartant
-dédaigneusement de la main.
-
---M. Linton se prépare à aller au lit, à moins que vous n'ayez
-quelque chose de très particulier à lui dire, je suis sûre qu'il ne
-pourra pas vous entendre maintenant. Vous ferez mieux de vous asseoir
-ici et de me confier votre message.
-
---Où est sa chambre? poursuivit le personnage, examinant la rangée des
-portes fermées.
-
-Je vis bien qu'il était décidé à refuser ma médiation: très à
-contre-cœur, j'entrai dans la bibliothèque, et j'annonçai cet
-intempestif visiteur, conseillant à M. Linton de l'ajourner au
-lendemain. Mais M. Linton n'eut pas le temps de m'y autoriser, car
-Joseph était monté derrière moi, et, se précipitant dans
-l'appartement, s'était planté au bout de la table, ses deux poings
-serrés sur la tête de sa canne. D'une voix très haute, comme s'il
-s'attendait à de l'opposition, il commença:
-
---Heathcliff m'a envoyé chercher son garçon, et je ne dois pas revenir
-sans lui.
-
-Edgar Linton resta une minute sans parler. Une expression d'extrême
-chagrin envahit ses traits; il aurait eu pitié de l'enfant par lui
-seul, quand même il ne se serait pas rappelé les frayeurs et les
-espoirs d'Isabella, et ses vœux inquiets pour son fils, et la façon
-dont elle l'avait recommandé à ses soins. La perspective de livrer
-l'enfant le peinait amèrement, et il cherchait dans son cœur un moyen
-de l'éviter. Mais aucun projet ne s'offrit à lui. Il savait que de
-manifester le moindre désir de le garder n'aurait fait que rendre plus
-péremptoire la réclamation d'Heathcliff. Il ne lui restait qu'à se
-résigner. Pourtant, il ne voulut pas réveiller l'enfant de son
-sommeil.
-
---Dites à M. Heathcliff, répondit-il d'un ton calme, que son fils ira
-demain à Wuthering Heights. Il est au lit et trop fatigué à cette
-heure pour faire encore une telle course. Vous pouvez lui dire aussi que
-la mère de Linton a désiré qu'il restât sous ma garde et que, du
-moins à présent, sa santé est très précaire.
-
---Non, dit Joseph, prenant un air d'autorité, non, cela ne signifie
-rien. Heathcliff ne tient aucun compte de la mère ni de vous non plus;
-il veut avoir son garçon, et il faut que je le prenne tout de suite.
-
---Vous ne le prendrez pas ce soir, répondit Linton avec décision.
-Descendez aussitôt et allez répéter à votre maître ce que je vous
-ai dit. Ellen, montrez-lui le chemin. Allez.
-
-Et, poussant du bras le vieillard indigné, il en débarrassa la
-chambre, puis ferma la porte.
-
---Très bien, cria Joseph, se retirant lentement. Demain, Heathcliff
-viendra lui-même, et vous le mettrez dehors si vous l'osez.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-
-Pour empêcher cette menace de se réaliser, M. Linton m'ordonna, le
-lendemain matin, de conduire l'enfant chez son père sur le poney de
-Catherine, et il me dit: «Comme nous n'aurons aucune influence sur sa
-destinée, bonne ou mauvaise, il ne faut pas que vous disiez à ma fille
-où il est allé. Il est impossible désormais qu'elle ait des relations
-avec lui et il vaut mieux qu'elle ne sache pas qu'il est dans le
-voisinage, car alors elle n'aurait plus de repos et ne songerait qu'à
-faire visite aux Heights. Vous lui direz simplement que le père de son
-cousin l'a envoyé chercher en hâte et que nous avons dû le laisser
-partir.»
-
-L'enfant parut très fâché d'être réveillé à cinq heures du matin,
-et surpris d'apprendre qu'il lui fallait se préparer à un nouveau
-voyage; mais j'adoucis la chose en lui disant qu'il allait passer
-quelque temps avec son père qui, dans son impatience de le voir,
-n'avait pu se résigner à attendre qu'il fût entièrement reposé.
-
---Mon père? s'écria Linton, singulièrement embarrassé, maman ne m'a
-jamais dit que j'avais un père. Où demeure-t-il? J'aimerais mieux
-rester ici avec mon oncle.
-
---Il demeure tout près d'ici, répondis-je, tout juste derrière ces
-collines, si près que vous pourrez venir ici à pied quand vous serez
-en train. Et vous devez être heureux de rentrer dans votre maison et de
-voir votre père. Il faut que vous essayiez de l'aimer comme vous aimiez
-votre mère et alors lui aussi vous aimera.
-
---Mais pourquoi n'ai-je pas entendu parler de lui auparavant? Pourquoi
-maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme tout le monde?
-
---Ses affaires le retenaient dans le Nord, répondis-je, tandis que
-votre mère était forcée par sa santé à résider dans le Midi.
-
---Et pourquoi maman ne m'a-t-elle jamais parlé de lui? Elle m'a souvent
-parlé de mon oncle, et il y a longtemps que j'ai appris à l'aimer.
-Mais comment ferai-je pour aimer papa? Je ne le connais pas.
-
---Oh! dis-je, tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère aura
-sans doute pensé que si elle vous parlait trop souvent de votre père,
-vous auriez le désir d'être avec lui. Mais hâtons-nous, une promenade
-à cheval par une si belle matinée est bien préférable à une heure
-de sommeil de plus.
-
---Et, est-ce qu'elle viendra avec nous, la petite fille que j'ai vue
-hier?
-
---Pas à présent, répondis-je.
-
---Et mon oncle?
-
---Non plus, c'est moi qui vous conduirai.
-
-Je fis de mon mieux pour le convaincre du mal qu'il y aurait à montrer
-de la répugnance pour rencontrer son père; mais il refusa obstinément
-de faire sa toilette, et j'eus à appeler mon maître pour m'aider à le
-tirer hors du lit. Enfin la pauvre créature fut mise sur pied, avec
-toutes sortes d'espérances trompeuses sur la courte durée de son
-séjour chez son père. Un lui promit que MM. Edgar et Cathy iraient lui
-faire visite, et maintes autres choses que j'inventais et lui répétais
-tout le long de la route. La pure beauté de l'air, l'éclat du soleil,
-la douceur du cheval, finirent après un instant par triompher de sa
-mauvaise humeur. Il se mit à me questionner sur sa nouvelle maison et
-ses habitants.
-
---Est-ce que Wuthering Heights est un endroit aussi agréable que
-Thrushcross-Grange? me demanda-t-il en se retournant pour jeter un
-dernier regard sur la vallée, d'où montait un léger brouillard
-estompant de laine blanche le bleu du ciel.
-
---Les Heights ne sont pas si entourés d'arbres, ni tout à fait si
-grands, répondis-je, mais on a une très belle vue du pays, et puis
-l'air est plus sain pour vous, plus frais et plus sec. Il est possible
-que dans les premiers temps, la maison vous paraisse vieille et sombre,
-malgré que ce soit une maison respectable, la meilleure après la
-Grange dans toute la contrée. Et puis vous aurez de si belles courses
-à faire sur la lande! Hareton Earnshaw, qui est le cousin de Miss Cathy
-et par suite un peu le vôtre, vous montrera les endroits les plus
-agréables. Quand le temps sera beau, vous pourrez apporter un livre et
-étudier dans un vert retrait; et puis, de temps à autre, votre oncle
-viendra faire une promenade avec vous; il lui arrive souvent de se
-promener sur ces collines.
-
---Et comme quoi est-il, mon père? demanda-t-il. Est-il aussi jeune et
-aussi beau que mon oncle?
-
---Il est aussi jeune, mais il a les cheveux et les yeux noirs, et l'air
-plus sombre; il est aussi plus grand et plus fort. Il est possible, que
-d'abord il ne vous paraisse pas si doux et si bon, parce que ses
-manières sont tout autres; mais rappelez-vous d'être franc et cordial
-avec lui, et naturellement il vous aimera mieux qu'aucun oncle, puisque
-vous êtes son fils.
-
---Les cheveux et les yeux noirs? murmurait Linton. Je ne puis me
-l'imaginer. Alors, je ne suis pas comme lui, n'est-ce pas?
-
---Pas beaucoup, répondis-je.
-
-Et en moi-même, je songeais qu'il aurait fallu répondre: «pas du
-tout», et je considérais avec regret le teint pâle et les formes
-frêles de mon compagnon, et ses grands yeux languides, les yeux de sa
-mère, mais privés de tout ce qu'il y avait chez Isabella de brillant
-esprit, sauf lorsque, par instants, une impression maladive venait
-animer le regard de l'enfant.
-
---Comme c'est étrange, qu'il ne soit jamais venu nous voir, maman et
-moi! poursuivait Linton. M'a-t-il jamais vu? S'il m'a vu, c'est quand
-j'étais tout enfant. Je ne me rappelle pas une seule chose de lui!
-
---Hé, Master Linton, dis-je, trois cents milles sont une grande
-distance, et dix ans n'ont pas pour une personne d'âge la longueur
-qu'ils ont pour vous. Il est probable que M. Heathcliff se proposait de
-venir tous les étés, mais sans jamais trouver une occasion convenable,
-et maintenant, il est trop tard. Ne le troublez pas de questions sur ce
-sujet, cela le fâcherait sans profit.
-
-L'enfant fut tout occupé à ses propres pensées jusqu'au terme du
-voyage. Lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte du jardin, je le
-regardai pour saisir ses impressions. Il observait avec une attention
-solennelle le fronton sculpté, et les fenêtres et les buissons de
-groseilles, et les sapins tordus; après quoi il secoua la tête, comme
-si ses sentiments intimes désapprouvaient tout à fait l'apparence
-extérieure de son nouveau séjour. Mais il eut le sens d'ajourner ses
-plaintes, avec l'espoir que l'intérieur pourrait apporter une
-compensation. Avant qu'il fût descendu de cheval, j'allai ouvrir la
-porte; il était six heures et demie; la famille venait de finir de
-déjeuner et la servante était occupée à desservir la table. Joseph
-se tenait debout auprès de la chaise de son maître et lui racontait
-quelque chose sur un cheval boiteux. Hareton se préparait à aller
-faire les foins.
-
---Holà, Nelly! dit M. Heathcliff en m'apercevant, je craignais d'avoir
-à descendre moi-même à la Grange pour aller chercher ce qui
-m'appartient; mais vous me l'avez apporté, n'est-ce pas?
-
-Il se leva et alla vers la porte: Hareton et Joseph le suivirent, tout
-allumés de curiosité. Le pauvre Linton jetait sur ces trois figures un
-regard épouvanté.
-
---À coup sûr, dit Joseph, après une grave inspection, il vous
-ressemble, maître, et voilà votre garçon.
-
-Heathcliff poussa un rire de mépris.
-
---Dieu! quelle beauté! Quelle aimable et charmante créature!
-s'écria-t-il; on me l'aura nourri de limaçons et de petit lait,
-n'est-ce pas, Nelly? Que le diable m'emporte, c'est pire que je ne
-pensais, et le diable sait que je ne m'attendais pas à grand'chose!
-
-Je fis descendre de cheval, puis entrer dans la maison, l'enfant
-tremblant et égaré. Il ne comprenait pas tout à fait la signification
-du discours de son père, ou bien ne se rendait pas compte qu'il en
-était l'objet; en vérité, il n'était pas encore certain que cet
-étranger sarcastique et dur fût son père. Mais il se serra contre moi
-avec un tremblement croissant; et comme M. Heathcliff avait pris un
-siège et l'avait appelé vers lui, il cacha son visage sur mon épaule
-et se mit à pleurer.
-
---Allons, allons, dit Heathcliff, étendant la main vers lui et
-l'attirant vivement entre ses genoux, puis le prenant par le menton. Pas
-de ces folies! Nous n'allons pas vous faire mal, Linton: c'est votre
-nom, n'est-ce pas? Ah! vous êtes bien entièrement l'enfant de votre
-mère! Où est ma part en vous, petit poulet pleurnichard?
-
-Il enleva le bonnet de l'enfant, et, rejeta en arrière ses épaisses
-boucles blondes; puis il tâta les maigres bras et les petits doigts de
-son fils qui, pendant cet examen, cessa de pleurer, et leva ses grands
-yeux bleus sur son examinateur.
-
---Me connaissez-vous? demanda Heathcliff, après avoir constaté que
-tous les membres de l'enfant étaient également faibles et frêles.
-
---Non, dit Linton avec une peur vague.
-
---Non! Quelle honte que votre mère n'ait jamais cherché à éveiller
-votre pitié filiale envers moi! Eh bien, apprenez que vous êtes mon
-fils; et votre mère était une méchante coquine de vous laisser dans
-l'ignorance du sort de votre père. Allons, ne reculez pas et ne
-rougissez pas de cette façon, malgré que ce soit toujours une façon
-de montrer que vous avez du sang rouge. Soyez un bon garçon, et nous
-nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée, vous pouvez vous
-asseoir, sinon retournez à la Grange. Je devine bien que vous aurez à
-y rapporter tout ce que vous avez entendu et vu, et le plus tôt sera le
-mieux.
-
---Eh bien, répondis-je, j'espère que vous serez bon pour l'enfant, M.
-Heathcliff, faute de quoi vous ne le garderez pas longtemps; et il est
-le seul parent que vous ayez désormais dans le monde, ne l'oubliez pas.
-
---Je serai très bon pour lui, soyez sans crainte, dit-il en riant.
-Seulement, j'entends que personne autre ne soit bon pour lui, je veux
-avoir le monopole de ses affections. Et pour inaugurer mes bons
-procédés, Joseph, apporter à cet enfant quelque chose pour déjeuner.
-Hareton, infernal veau, allez à votre ouvrage! Oui, Nelly, ajouta-t-il,
-quand ils furent partis, mon fils est l'héritier présomptif de la
-Grange, et je ne veux pas qu'il meure avant d'être assuré d'avoir sa
-succession. De plus, il est à moi, et je veux avoir le triomphe de voir
-mon descendant maître de leurs biens. C'est la seule considération qui
-pourra me faire supporter ce petit drôle: car je le méprise pour
-lui-même et je le hais pour les souvenirs qu'il fait revivre. Mais
-cette considération suffit: mon enfant sera aussi en sûreté chez moi,
-et élevé aussi soigneusement, que celui de votre maître chez lui.
-J'ai une chambre là-haut, toute prête pour lui, dans le style le plus
-élégant. J'ai aussi engagé un tuteur, qui doit venir trois fois par
-semaine, de vingt milles d'ici, pour lui enseigner ce qu'il voudra
-apprendre. J'ai ordonné à Hareton de lui obéir. En fait, j'ai
-arrangé toutes choses pour préserver en lui le supérieur et le
-gentleman. Je regrette seulement qu'il mérite si peu tout ce
-dérangement: si je pouvais désirer quelque bonheur dans ce monde,
-c'était de trouver en lui un digne objet de fierté, et je suis
-amèrement désappointé avec ce petit misérable tout pâlot et tout
-geignant.
-
-Pendant qu'il parlait, Joseph revint avec un plat de porridge au lait,
-et le plaça devant Linton, qui considéra cette nourriture domestique
-avec un regard d'aversion et déclara qu'il ne pouvait pas le manger. Je
-vis que le vieux domestique partageait pleinement le mépris de son
-maître pour l'enfant, mais qu'il se trouvait obligé de garder pour lui
-son sentiment, à cause du désir d'Heathcliff de voir son fils
-respecté de ses inférieurs.
-
---Vous ne pouvez pas le manger? répéta-t-il, regardant en face le
-petit Linton, et baissant la voix pour ne pas être entendu. Mais Master
-Hareton n'a jamais mangé autre chose quand il était petit; et ce qui
-était assez bon pour lui doit être assez bon pour vous, il me semble.
-
---Je n'en mangerai pas, répondit Linton d'un ton hargneux. Enlevez cela
-d'ici.
-
-Joseph prit le plat avec un geste indigné et vint nous l'apporter.--Y
-a-t-il quelque chose de mauvais dans cette nourriture? demanda-t-il en
-la présentant à Heathcliff.
-
---Et qu'est-ce qu'il y aurait de mauvais?
-
---Ah! fit Joseph, c'est que ce garçon a le goût difficile et dit qu'il
-ne peut pas en manger. Mais sa mère était comme lui.
-
---Ne me parlez pas de sa mère, dit le maître d'un ton lâché;
-donnez-lui quelque chose qu'il puisse manger, voilà tout.
-
---Quelle est sa nourriture ordinaire, Nelly?
-
-J'indiquai du lait chaud ou du thé; et des ordres furent donnés en
-conséquence à la servante.
-
---Allons, me dis-je, l'égoïsme de son père contribuera du moins à
-lui rendre la vie confortable. Heathcliff se rend compte de la
-constitution délicate de l'enfant et de la nécessité de le bien
-traiter. M. Edgar sera consolé en apprenant que les choses ont pris
-cette tournure.
-
-Comme je n'avais pas d'excuse pour rester plus longtemps, je sortis, me
-glissant hors de la chambre, pendant que Linton était occupé à
-repousser timidement les avances d'un gros chien de berger. Mais le
-garçon était trop en alerte pour ne pas me voir, et comme je fermais
-la porte, je l'entendis pleurer en répétant avec frénésie:
-
---Ne me quittez pas!--Je ne veux pas rester ici! je ne veux pas rester
-ici!
-
-J'entendis alors que l'on soulevait, puis qu'on laissait retomber le
-loquet; on se refusait à le laisser sortir. Je montai sur le cheval et
-le mis au trot. Ainsi se termina ma courte surveillance.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-
-Nous eûmes bien de l'embarras avec Cathy ce jour là; elle s'était
-levée toute joyeuse, impatiente de rejoindre son cousin; et lorsqu'elle
-apprit son départ, elle eut des larmes et des lamentations si
-passionnées qu'Edgar lui-même fut obligé, pour la calmer, d'affirmer
-que Linton ne tarderait pas à revenir: «Si seulement je puis
-l'obtenir» ajouta-t-il, et c'était ce qu'il n'espérait guère. Cette
-promesse ne put la rassurer tout à fait; mais le temps eu plus de
-pouvoir; et la jeune fille, tout en demandant parfois à son père quand
-Linton reviendrait, finit par oublier complètement ses traits.
-
-Toutes les fois que j'avais l'occasion de rencontrer à Gimmerton la
-servante de Wuthering Heights, je lui demandais comment allait l'enfant,
-car il vivait aussi retiré que Catherine elle-même, et jamais on ne le
-voyait. J'appris de cette femme qu'il continuait à être de faible
-santé et de fatigante compagnie. M. Heathcliff semblait le prendre sans
-cesse davantage en aversion, tout en se donnant quelque peine pour
-cacher son sentiment; il avait delà répugnance pour le son de sa voix,
-et ne pouvait se résoudre à rester dans une même chambre avec lui.
-Rarement le père et l'enfant se parlaient. Linton apprenait ses leçons
-et passait ses soirées dans un petit appartement qu'on avait appelé le
-parloir; le reste de la journée il ne sortait pas de son lit, ayant
-toujours des toux, et des rhumes, et des douleurs de toutes sortes.
-
---Et jamais je n'ai connu une créature si peu courageuse, ajouta la
-femme, ni si préoccupée d'elle-même. «Si je laisse la fenêtre
-ouverte un peu tard dans la soirée, il se plaint, comme si un souffle
-d'air devait le tuer. Il demande à avoir du feu au milieu de l'été;
-et la fumée de la pipe de Joseph est du poison pour lui; et il faut
-toujours qu'il ait des sucreries et des friandises, et toujours du lait,
-sans s'occuper de ce qui reste pour nous. Il est là, enveloppé dans
-son manteau de fourrures et assis dans son fauteuil près du feu, à
-grignoter; et si, par compassion, Hareton vient l'amuser--car Hareton
-est d'une nature rude, mais pas méchant--ils ne manquent pas de se
-séparer bientôt, l'un avec des jurons et l'autre avec des larmes. Je
-crois que, si ce n'était pas son fils, le maître autoriserait
-volontiers Earnshaw à le battre; et je suis sûre qu'il serait capable
-de le mettre à la porte s'il connaissait seulement la moitié des
-commodités dont il s'entoure. Mais, sans doute pour ne pas courir le
-danger d'en être tenté, jamais il n'entre dans le parloir; et si le
-petit Linton fait des manières devant lui, il l'envoie aussitôt dans
-sa chambre.»
-
-Je devinai, d'après ces paroles, que le manque de toute sympathie avait
-rendu le jeune Heathcliff égoïste et désagréable, à supposer qu'il
-ne l'ait pas été de naissance; et ainsi mon intérêt pour lui
-décrût, malgré que je continuasse à plaindre son sort, et à
-regretter qu'on ne l'eût pas laissé avec nous. M. Edgar m'encourageait
-à obtenir des renseignements: il pensait beaucoup à son neveu et
-aurait couru de grands risques pour le voir. Il me dit une fois de
-demander à la servante si le petit Linton allait jamais à Gimmerton.
-Mais la servante me répondit qu'il n'y était allé que deux fois, à
-cheval, en compagnie de son père, et que les deux fois il s'était
-plaint d'être tout courbaturé pendant les jours qui avaient suivi.
-Deux ans après l'arrivée du petit, cette servante quitta la maison et
-fut remplacée par une autre que je ne connais pas.
-
-La vie se poursuivit à la Grange, de la même gentille façon
-qu'autrefois, jusqu'à ce que Miss Cathy eut seize ans. Nous ne fêtions
-jamais l'anniversaire de sa naissance, parce que c'était aussi
-l'anniversaire de la mort de ma défunte maîtresse. Son père ne
-manquait jamais de passer cette journée seul, dans la bibliothèque; le
-soir tombant, il allait jusqu'au cimetière de Gimmerton, et souvent
-prolongeait son absence au-delà de minuit. Catherine se trouvait donc
-ce jour-là abandonnée à elle-même. Le 20 mars fut, cette année-là
-une admirable journée de printemps. Après que son père se fut
-retiré, la jeune fille descendit, habillée pour sortir, et me demanda
-de faire avec elle une promenade sur la lande; M. Linton l'y avait
-autorisée, pourvu que la promenade fut courte et ne dépassât pas une
-heure.
-
---Ainsi, hâtez-vous, Ellen, me cria-t-elle. Je sais où je veux aller:
-il y a un endroit où s'est fixée toute une colonie d'oiseaux, et je
-veux voir s'ils ont fait leurs petits.
-
---Mais cela doit être très loin, répondis-je.
-
---Non, du tout, j'y suis allée avec papa.
-
-Je mis mon bonnet et sortis, sans plus songer à la chose. Elle sautait
-devant moi, puis retournait me rejoindre, et de nouveau s'élançait en
-avant comme un jeune lévrier. Moi-même étais toute heureuse à
-écouter chanter les alouettes, et à jouir de la douce chaleur du
-soleil, et à considérer ma délicieuse petite amie, avec ses boucles
-dorées volant sur ses épaules, et ses joues brillantes comme des roses
-sauvages, et ses yeux tout rayonnants de plaisir parfait. Elle était
-véritablement comme un ange, dans ce temps-là.
-
---Eh bien, lui dis-je, où donc sont vos oiseaux, miss Cathy? Nous
-devrions y être arrivées et nous sommes déjà très loin du parc.
-
---Oh, un petit peu plus loin, un tout petit peu plus loin, Ellen! me
-répondait-elle. Vous n'avez qu'à monter cette petite colline, et avant
-que vous ne soyez arrivée de l'autre côté, j'aurai fait lever les
-oiseaux.
-
-Mais il y avait tant de collines à grimper que je finis par me sentir
-fatiguée, et lui dis de nous arrêter et de revenir à la maison. Mais
-elle, qui s'était avancée très loin de moi, soit qu'elle n'ait pas pu
-ou pas voulu m'entendre, elle continua à courir en avant, et je fus
-forcée de la suivre. Enfin elle disparut dans un creux, et avant que
-j'eusse pu la revoir, elle était au moins à deux milles plus près de
-Wuthering Heights que de sa maison; et je vis la jeune fille arrêtée
-par deux personnes dont l'une me parut devoir être M. Heathcliff
-lui-même.
-
-Cathy avait été prise sur le fait de ravager, ou tout au moins
-d'explorer, les nids des grouses. Les Heights étaient la propriété
-d'Heathcliff, et celui-ci réprimandait la jeune fille.
-
---Je n'en ai ni trouvé ni pris un seul, disait celle-ci au moment où
-je m'approchais. Je n'avais aucune intention d'en prendre, mais papa
-m'avait dit qu'il y en avait une quantité ici, et je voulais seulement
-voir les œufs.
-
-Heathcliff me regarda avec un sourire méchant, laissant voir qu'il
-savait à qui il avait à faire; après quoi il demanda à la jeune
-fille qui était son papa.
-
---M. Linton de Thrushcross-Grange, répondit-elle. Et je suppose que
-vous ne m'auriez pas parlé de cette façon si vous aviez su qui
-j'étais.
-
---Ainsi vous supposez que monsieur votre papa est hautement estimé et
-respecté? fit Heathcliff d'un ton sarcastique.
-
---Et vous, qui êtes-vous? demanda Catherine, le considérant
-curieusement. Et cet homme-ci, est-ce votre fils?
-
-Elle désigna Hareton que les années n'avaient fait que rendre plus
-grand et plus fort, sans lui rien enlever de sa gaucherie et de sa
-rudesse.
-
---Miss Cathy, interrompis-je, il y aura bientôt trois heures que nous
-sommes sorties, au lieu d'une, il faut que nous rentrions.
-
---Non, cet homme n'est pas mon fils, répondit-il après m'avoir
-écarté de la main. Mais j'ai un fils que vous avez, je crois, déjà
-vu. Et bien que votre nourrice soit si pressée, je crois que vous et
-elle ne vous trouverez pas mal d'un peu de repos. Ne voulez-vous pas
-traverser ce coin de bruyères et entrer un instant dans ma maison? Vous
-pouvez être sûres d'y être bienvenues.
-
-Je murmurai à Catherine qu'elle ne devait en aucune façon accepter
-cette proposition.
-
---Et pourquoi? demanda-t-elle tout haut. Je suis fatiguée de courir et
-le terrain est trop mouillé de rosée pour que je puisse m'asseoir ici.
-Allons-y, Ellen. Et puis cet homme dit que j'ai vu son fils. Je suppose
-qu'il se trompe; mais je devine ou il demeure: dans cette ferme que l'on
-voit en revenant de Pennistone Crags, n'est-ce pas?
-
---Oui, en effet. Allons Nelly, taisez-vous! Hareton, allez en avant avec
-la fille, et vous, Nelly, vous allez marcher avec moi.
-
---Non, je ne veux pas qu'elle entre chez vous! m'écriai-je,
-m'efforçant de délivrer mon bras qu'il avait saisi. Mais la jeune
-fille était déjà presque aux pierres de la porte, courant à toute
-volée. Le compagnon qu'on lui avait désigné n'avait pas eu la
-prétention de l'escorter et, arrivé à la route, il l'avait quittée.
-
---M. Heathcliff, dis-je, ceci est très mal, car vous savez bien que ce
-n'est pas dans une bonne intention. Maintenant elle va voir Linton, et
-tout raconter aussitôt que nous serons revenus, et c'est sur moi que
-retombera tout le blâme.
-
---Je tiens à ce qu'elle voie Linton, répondit-il; il a justement
-meilleure apparence tous ces jours-ci, et il ne lui arrive pas souvent
-d'être en état d'être vu. Et puis, nous aurons vite fait de lui
-persuader de tenir la visite secrète; où est le mal là-dedans!
-
---Le mal est que son père va me détester s'il apprend que je lui ai
-permis d'entrer dans votre maison, et puis je suis convaincue que vous
-avez un mauvais dessein en l'encourageant à entrer chez vous.
-
---Mon dessein, répondit-il, est aussi honnête que possible. Le voici
-d'ailleurs en entier, Nelly: c'est que les deux cousins puissent devenir
-amoureux l'un de l'autre et se marier. Vous voyez que j'agis
-généreusement envers votre maître; sa fille n'a rien en vue, et, si
-elle seconde mes désirs, elle deviendra tout de suite mon héritière
-en commun avec Linton.
-
---Mais si Linton meurt, répondis-je--et sa vie est bien peu
-sûre--Catherine sera l'héritière.
-
---Non, nullement. Il n'y a aucune clause dans le testament qui
-l'établisse. La propriété de mon fils me reviendra à moi, mais, pour
-prévenir les querelles, je désire leur union, et je suis résolu à la
-faire.
-
---Et moi, je suis résolue à ne laisser jamais ma maîtresse
-s'approcher de nouveau de votre maison! répliquai-je, au moment où
-nous arrivions à la porte, où Miss Cathy nous attendait.
-
-Heathcliff m'ordonna de rester tranquille, et, nous précédant dans le
-sentier, alla nous ouvrir la porte. Catherine le regarda à plusieurs
-reprises, comme si elle n'arrivait pas à savoir ce qu'elle devait
-penser de lui. Mais lui ne manquait pas de sourire lorsqu'il rencontrait
-son regard, et d'adoucir sa voix en lui parlant. J'eus même la folie de
-m'imaginer que la mémoire de sa mère pourrait le désarmer en sa
-faveur et l'empêcher de lui faire du tort. Linton se tenait debout
-près du foyer; il venait de rentrer d'une promenade dans les champs,
-car il avait encore le bonnet sur la tête, et était en train de
-demander à Joseph des bottines plus sèches. L'âge l'avait fait
-grandir: il allait avoir seize ans dans quelques mois. Ses traits
-étaient restés jolis, ses yeux et son teint étaient devenus plus
-brillants qu'auparavant, mais d'un éclat tout passager, et dû
-seulement à la bonne influence de l'air et du soleil.
-
---Eh bien, qui est-ce? demanda M. Heathcliff, se tournant vers Cathy.
-Pouvez-vous le dire à présent?
-
---Votre fils? dit-elle, après les avoir considérés l'un et l'autre.
-
---Oui, oui, répondit-il; mais est-ce la première fois que vous le
-voyez? Songez-y! Ah! Vous avez la mémoire courte. Linton, ne vous
-rappelez-vous pas votre cousine, que vous teniez tant à revoir quand
-vous êtes arrivé ici?
-
---Quoi, Linton! s'écria-t-elle à ce nom, toute allumée de joyeuse
-surprise. Est-ce le petit Linton? Mais il est plus grand que moi!
-Êtes-vous Linton?
-
-Le jeune homme s'avança et se fît reconnaître: elle l'embrassa avec
-ardeur, et tous deux furent surpris des changements que le temps leur
-avait apportés. Catherine avait alors atteint toute la taille qu'elle a
-aujourd'hui, ses formes étaient à la fois pleines et élancées, ses
-membres élastiques comme l'acier, et son aspect général étincelait
-de santé et de vie. Quant à Linton, ses regards et ses mouvements
-étaient languides; ses formes bien grêles, mais il y avait dans ses
-manières une grâce qui adoucissait ces défauts et les empêchait de
-déplaire. Après avoir échangé avec lui de nombreuses marques
-d'affection, sa cousine s'avança vers M. Heathcliff, qui restait près
-de la porte, paraissant tout occupé à regarder au dehors, mais en
-réalité n'ayant d'attention que pour les observer.
-
---Mais alors, vous êtes mon oncle! s'écria-t-elle. Il me semblait bien
-que je vous aimais, bien que vous fussiez d'humeur désagréable.
-Pourquoi ne venez-vous pas faire visite à la Grange avec Linton? De
-vivre tant d'années si près l'un de l'autre et de ne jamais se voir,
-c'est bien étrange. Pourquoi avez-vous fait cela?
-
-Elle s'était levée sur le bout des pieds pour l'embrasser.
-
---Je suis allé à la Grange une fois ou deux avant que vous ne fussiez
-née, répondit Heathcliff. Et maintenant, au diable; si vous avez des
-baisers à dépenser, donnez-les à Linton; sur moi ils sont perdus.
-
---Méchante Ellen! s'écria Catherine, se retournant vers moi avec ses
-caresses. Méchante Ellen d'avoir essayé de m'empêcher d'entrer! Mais
-désormais je ferai cette promenade tous les matins: je le puis,
-n'est-ce pas, mon oncle? Et de temps en temps j'amènerai papa. Ne
-serez-vous pas heureux de nous voir?
-
---Naturellement, répondit l'oncle avec une grimace mal contenue et qui
-témoignait de son aversion pour les deux visiteurs proposés. Mais
-attendez, poursuivit-il en se retournant vers Cathy: il vaut mieux que
-je vous dise la chose tout de suite. M. Linton a un préjugé contre
-moi. Il nous est arrivé jadis de nous quereller très durement; et si
-vous lui parlez de venir ici, il ne manquera pas de vous interdire
-aussitôt toute visite. Si donc vous avez quelque souci de voir votre
-cousin, à l'avenir, il faut que vous n'en disiez pas un mot: venez si
-vous voulez, mais n'en parlez pas.
-
---Et pourquoi vous êtes-vous querellés? demanda Catherine un peu
-abattue.
-
---Il me jugeait trop pauvre pour épouser sa sœur, et il fut fâché
-quand je l'eus obtenue; son orgueil était blessé et jamais il ne me le
-pardonnera.
-
---Cela est mal, dit la jeune fille, et il faudra qu'un jour je le lui
-dise. Mais Linton et moi n'avons aucune part dans votre querelle. Si
-c'est ainsi; je ne viendrai pas ici, mais il faudra que Linton vienne à
-la Grange.
-
---Ce sera trop loin pour moi, murmura son cousin; de faire quatre milles
-à pied me tuerait. Non, mais vous, Miss Catherine, venez ici de temps
-à autre, pas tous les matins, mais une ou deux fois par semaine.
-
-Le père lança à son fils un regard d'amer mépris.
-
---J'ai bien peur, Nelly, d'en être pour ma peine, murmura-t-il. Miss
-Catherine, comme le drôle l'appelle, finira par découvrir ce qu'il
-vaut et par l'envoyer au diable. Ah! si ç'avait été Hareton!
-Savez-vous que vingt fois par jour j'envie Hareton, si dégradé qu'il
-soit? J'aurais adoré ce garçon s'il n'avait pas été ce qu'il est.
-Mais je crois que celui-là est à l'abri de l'amour de votre jeune
-dame. Et pour ce misérable avorton, nous comptons que ça ne durera
-guère passé dix-huit ans. Oh! l'insipide créature! Il est tout
-occupé à sécher ses pieds, et ne daigne même pas la regarder!...
-Linton!
-
---Oui, père, répondit l'enfant.
-
---N'avez-vous rien à montrer à votre cousine dans les environs, pas
-même un lapin ou un nid de belettes? Conduisez-la dans le jardin avant
-de changer de souliers, et puis dans l'étable pour voir votre cheval.
-
---Cela ne vous serait-il pas plus agréable de vous asseoir ici? demanda
-Linton à Catherine, d'un ton qui exprimait bien sa répugnance à se
-mouvoir de nouveau.
-
---Je ne sais pas, répondit-elle en jetant un regard sur la porte, comme
-si sa nature même l'entraînait à agir.
-
-Lui, resta assis et se rapprocha du feu. Heathcliff se leva, alla dans
-la cuisine, puis dans la cour, appelant Hareton. Hareton répondit, et
-tous deux rentrèrent dans la maison. Le jeune homme était allé se
-laver, comme en témoignaient l'éclat de ses joues et l'humidité de
-ses cheveux.
-
---Oh! je veux vous le demander à vous, mon oncle, cria Miss Cathy. Ce
-garçon n'est pas mon parent, n'est-ce pas?
-
---Si fait, répondit-il, c'est le neveu de votre mère. Ne vous
-plaît-il pas?
-
-Catherine avait une expression bizarre, en continuant à le regarder.
-
---N'est-ce pas un joli garçon? poursuivit Heathcliff.
-
-L'impertinente demoiselle se dressa sur ses pieds et murmura quelque
-chose à l'oreille de son oncle. Celui-ci se mit à rire, et Hareton
-s'assombrit; je compris qu'il était très sensible aux manques
-d'égards qu'il soupçonnait, et qu'il avait une vague notion de son
-infériorité. Mais son maître ou gardien le rasséréna en s'écriant:
-
---Vous serez le favori parmi nous, Hareton, elle dit que vous êtes
-un...
-
---Quoi donc?
-
---Enfin quelque chose de très flatteur. Allez faire avec elle le tour
-de la ferme. Et rappelez-vous de vous conduire comme un gentleman; pas
-de mauvaises paroles, n'est-ce pas? Et quand la jeune dame ne vous
-regardera pas, ne la dévisagez pas, pour vous cacher ensuite la figure
-dès qu'elle tournera les yeux sur vous. Quand vous parlerez, parlez
-lentement, et sortez vos mains de vos poches. Allez, et amusez-la de
-votre mieux.
-
-Le couple sorti, Heathcliff le considéra par la fenêtre. Earnshaw
-tenait constamment sa figure détournée et semblait considérer, avec
-la curiosité d'un étranger ou d'un artiste, le paysage environnant.
-Catherine le regardait à la dérobée, d'un regard qui n'exprimait pas
-une bien vive admiration. Après quoi elle se mettait en devoir de
-chercher une source d'amusement autour d'elle, et sautillait gaiement en
-fredonnant une chanson.
-
---J'ai lié sa langue, me dit Heathcliff. Il ne risquera pas une seule
-syllabe de toute la promenade. Nelly, vous vous rappelez ce que j'étais
-à son âge, ou plutôt quand j'avais quelques années de moins que lui.
-M'avez-vous vu un air si stupide?
-
---Oh! bien pire, répondis-je, parce qu'avec cela vous étiez plus
-maussade.
-
---Ce garçon me fait bien du plaisir, poursuivit-il, songeant tout haut.
-Il a réalisé mon attente. S'il était un sot de naissance, mon plaisir
-aurait été moindre de moitié. Mais il n'est pas sot, et je peux
-sympathiser avec tous ses sentiments, les ayant éprouvés moi-même. Je
-sais par exemple exactement ce qu'il souffre en cet instant et ce n'est
-rien en comparaison de ce qu'il aura encore à souffrir. Et jamais il ne
-sera capable de sortir de son abîme de grossièreté et d'ignorance. Je
-l'ai enchaîné de plus près que sa canaille de père n'avait fait pour
-moi, je l'ai fait descendre plus bas, car je lui ai fait trouver son
-orgueil dans son abrutissement. Je lui ai appris à mépriser comme
-mesquin et misérable tout ce qui était au-dessus de l'animalité. Ne
-pensez-vous pas que Hindley serait fier de son fils s'il pouvait le
-voir, presque aussi fier que je le suis du mien? La différence est
-seulement que l'un est de l'or employé comme pierre de pavage, tandis
-que l'autre est du plomb poli pour singer l'argent. Mais le meilleur de
-tout cela est que Hareton m'adore. Vous avouerez qu'en cela j'ai
-enfoncé Hindley! Si cet animal défunt pouvait se lever de son tombeau
-et me reprocher mes torts envers son enfant, j'aurais l'amusement de
-voir le susdit enfant le repousser, et s'indigner de ce qu'il ose s'en
-prendre au seul ami qu'il ait sur la terre!
-
-Cependant notre jeune compagnon, qui était assis trop loin de nous pour
-pouvoir nous entendre, commença à manifester des symptômes
-d'embarras, comme s'il se repentait d'avoir refusé la société de
-Catherine par peur d'une petite fatigue. Son père remarqua les regards
-qu'il lançait à la fenêtre, et la façon hésitante dont il étendait
-la main pour prendre son chapeau.
-
---Levez-vous, paresseux! lui cria-t-il d'un ton qu'il voulait cordial.
-Courez après eux! Ils sont tout juste au coin, près de la ruche.
-
-Linton recueillit ses forces et sortit. Au même moment, par la fenêtre
-ouverte, j'entendis que Cathy demandait à son peu sociable compagnon ce
-que signifiait l'inscription au-dessus de la porte. Hareton leva la
-tête, puis la secoua comme un véritable clown.
-
---C'est quelque maudite écriture, répondit-il; je ne puis la lire.
-
---Vous ne pouvez la lire! s'écria Catherine. Je le peux moi, c'est de
-l'anglais, mais je voudrais savoir pourquoi c'est ici.
-
-Linton se mit à ricaner. Ce fut la première manifestation de gaieté
-que je vis chez lui.
-
---Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sa cousine; auriez-vous pu
-croire à l'existence d'un pareil âne?
-
---A-t-il perdu les sens, demanda sérieusement Miss Cathy, ou bien
-est-il idiot? Voilà deux fois que je le questionne, et chaque fois il a
-un air si stupide qu'il ne paraît pas me comprendre. En tout cas j'ai,
-moi, bien de la peine à le comprendre.
-
-Linton renouvela son rire, et jeta un regard de sarcasme sur Hareton,
-qui, à coup sûr, ne paraissait pas dans ce moment tout à fait dénué
-de compréhension.
-
---C'est une pure affaire de paresse, observa Linton; n'est-ce pas vrai,
-Earnshaw? Ma cousine se figure que vous êtes idiot. Vous voyez
-maintenant quelle est la conséquence de votre mépris pour les livres!
-Avez-vous remarqué, Catherine, sa terrible façon de prononcer?
-
---Eh bien, et où diable est le mal? grommela Hareton, qui faisait moins
-d'embarras pour répondre à son compagnon de tous les jours.
-
---Quel besoin avez-vous, de faire intervenir le diable dans cette
-phrase? ricana Linton. Papa vous a dit d'éviter les mauvaises paroles,
-et vous ne pouvez pas ouvrir la bouche sans en lâcher une. Essayez donc
-un peu de vous conduire comme un gentleman.
-
---Si tu n'étais pas une fille, plutôt qu'un garçon, je te jetterais
-à terre à l'instant, misérable avorton! répliqua le jeune homme
-furieux, se retirant la figure brûlée de rage et de douleur; il avait
-conscience d'être insulté et ne savait comment y répondre.
-
-M. Heathcliff, qui avait entendu comme moi cette conversation, sourit en
-voyant s'éloigner Hareton; mais il y eut ensuite dans son regard une
-répugnance singulière pour le couple bavard, qui continuait à causer
-près de la porte. Linton exposait, avec assez d'animation, les fautes
-et les défauts d'Hareton, racontant toutes sortes d'anecdotes à
-l'appui; et la jeune fille s'amusait de ses railleuses et méprisantes
-paroles, sans prendre garde à la méchanceté d'âme qu'elles
-témoignaient. Je commençais à détester Linton plus qu'à le
-plaindre, et à excuser son père en quelque façon du peu de cas qu'il
-faisait de lui.
-
-Nous restâmes ainsi jusqu'à l'après-midi, car il m'avait été
-impossible de faire partir plus tôt Miss Catherine; mais, par bonheur,
-mon maître n'avait pas quitté son appartement et ne savait rien de
-notre absence prolongée. Pendant que nous rentrions à la maison,
-j'aurais voulu expliquer à la jeune fille le caractère des gens que
-nous venions de quitter; mais elle s'était fourré dans la tête que
-j'avais des préventions contre eux.
-
---Ah! ah! criait-elle, vous prenez le parti de papa, Ellen, vous êtes
-partiale, sans cela vous ne m'auriez pas entretenue tant d'années dans
-l'idée que Linton demeurait très loin d'ici. Je suis très fâchée;
-mais j'ai tant de plaisir, que je ne puis le faire voir. «Seulement, je
-veux que vous vous taisiez au sujet de mon oncle; rappelez-vous qu'il
-est mon oncle et je vais gronder papa pour s'être querellé avec lui.»
-
-Je dus renoncer à essayer de la convaincre de son erreur. Ce soir là,
-elle ne dit rien de sa visite, parce qu'elle ne vit pas M. Linton. Mais
-le jour suivant, tout fut dévoilé, à mon grand chagrin, encore que,
-dans ma tristesse, j'eusse la joie de penser que M. Linton porterait
-mieux que moi le fardeau d'avoir à diriger et à prévenir sa fille.
-Mais il était trop timide pour lui fournir des raisons satisfaisantes,
-dans la défense qu'il lui faisait d'entrer en relation avec les
-Heights, et Catherine ne se contentait pas à moins d'excellentes
-raisons.
-
---Papa, s'écria-t-elle dès le matin en l'embrassant, devinez qui j'ai
-vu hier dans ma promenade sur la lande! Ah! papa, vous avez tressailli,
-vous avez senti que vous aviez eu tort, n'est-ce pas! Mais écoutez,
-j'ai vu... mais écoutez et vous allez voir comment j'ai découvert la
-chose. Et Ellen, qui est liguée avec vous et qui me défendait toujours
-d'espérer le retour de Linton!
-
-Elle raconta fidèlement l'excursion et ses conséquences; et mon
-maître, tout en jetant de temps à autre vers moi un regard de
-reproche, n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce qu'elle eût fini son
-récit. Alors, il la tira vers lui et lui demanda si elle savait
-pourquoi il lui avait caché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser
-que c'était pour la priver d'un plaisir inoffensif?
-
---Mais, c'est parce que vous n'aimez pas M. Heathcliff, répondit-elle.
-
---Alors vous croyez que j'ai plus de souci de mes propres sentiments que
-des vôtres, Cathy? Non, ce n'est pas parce que je déteste M.
-Heathcliff, c'est parce que M. Heathcliff me déteste et que c'est un
-homme diabolique, trouvant son plaisir à blesser ou à ruiner ceux
-qu'il déteste, dès qu'ils lui en fournissent la moindre occasion. Je
-savais que vous ne pouviez pas rester en relations avec votre cousin
-sans entrer en contact avec lui. Et comme je savais qu'il vous
-détesterait à cause de moi, j'ai pris mes précautions, dans votre
-intérêt, pour que vous ne puissiez pas revoir Linton. J'avais
-l'intention de vous expliquer cela un jour, quand vous seriez plus
-âgée, mais maintenant je regrette d'avoir tant tardé.
-
---Mais M. Heathcliff a été tout à fait cordial, papa! fit observer
-Catherine, qui n'avait pas l'air convaincue. Lui, n'a fait aucune
-objection à ce que nous nous voyions. Il m'a dit que je pourrais venir
-dans sa maison tant que je voudrais, seulement que je ne devais pas vous
-le dire, parce que vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne
-pouviez pas lui pardonner son mariage avec ma tante Isabella. Et c'est
-vrai, c'est vous même qu'il faut blâmer dans cette affaire. Lui, il
-consent à nous laisser enfin devenir amis, Linton et moi, et vous, vous
-le refusez.
-
-Voyant qu'il n'y avait pas à espérer d'être cru sur parole, mon
-maître esquissa rapidement à sa fille la conduite d'Heathcliff à
-l'égard d'Isabella, et la manière dont Wuthering Heights était devenu
-sa propriété. Il ne pouvait supporter de parler longtemps sur ce
-sujet, éprouvant toujours pour son ancien ennemi la même horreur et la
-même haine, depuis la mort de Madame Linton. Il songeait toujours que,
-sans lui, sa femme vivrait encore, et c'est ainsi qu'à ses yeux
-Heathcliff paraissait comme un meurtrier. Miss Cathy, qui ne connaissait
-d'autres mauvaises actions que ses petites désobéissances, injustices
-ou colères, dont elle ne manquait jamais de se repentir le lendemain,
-fut atterrée de cette noirceur d'âme qui pouvait couver une vengeance
-pendant des années et poursuivre obstinément ses plans sans l'ombre
-d'un remords. Elle parut si profondément impressionnée et choquée de
-ce nouvel aspect de la nature humaine, que M. Edgar jugea inutile de
-poursuivre ce sujet; il se contenta d'ajouter qu'il lui expliquerait
-plus tard pourquoi il voulait qu'elle évitât la maison et la famille
-de cet homme, lui disant de reprendre son ancienne vie, en attendant, et
-de ne plus songer à son aventure de ce jour là.
-
-Catherine embrassa son père et s'assit tranquillement pendant une heure
-ou deux, suivant l'habitude, pour travailler à ses leçons; puis, elle
-accompagna son père dans la visite qu'il fit à ses terres, et toute la
-journée se passa comme d'habitude; mais le soir, quand elle se fut
-retirée dans sa chambre et que j'allai l'aider à se déshabiller, je
-la trouvai agenouillée et pleurant au bord de son lit.
-
---Oh! fi! le vilain enfant, m'écriai-je. S'il vous était jamais
-arrivé d'avoir un chagrin réel, vous auriez honte de perdre une seule
-larme pour cette petite contrariété. On voit bien que vous n'avez
-jamais eu l'ombre d'une vraie douleur. Supposez pour une minute que
-votre père et moi nous sommes morts et que vous êtes seule au monde:
-qu'est-ce que vous éprouverez alors? Comparez l'occasion présente avec
-une affliction comme celle là et soyez reconnaissante aux amis que vous
-avez, au lieu d'en souhaiter de nouveaux.
-
---Ce n'est pas pour moi que je pleure, Ellen, c'est pour lui. Il
-s'attendait à me revoir demain et il va être si désappointé! il
-m'attendra et je ne viendrai pas!
-
---Quelle folie! croyez-vous qu'il pense autant à vous que vous pensez
-à lui? N'a-t-il pas la compagnie d'Hareton? Personne au monde ne
-pleurerait de perdre une connaissance à peine entrevue deux fois.
-Linton devinera ce qui en est et ne se souciera pas davantage de vous.
-
---Mais ne puis-je pas lui écrire une note pour lui dire pourquoi je ne
-peux pas venir? demanda-t-elle, se dressant debout. Je voudrais
-seulement lui envoyer ces livres que j'ai promis de lui prêter? Il a
-tant désiré les avoir.
-
---Non, en vérité, non, répondis-je, d'un ton décidé. Il n'aurait
-qu'à vous répondre et cela n'aurait plus de fin. Non, Miss Catherine,
-il faut que vos relations cessent tout à fait; papa le veut et je
-veillerai à ce qu'il en soit ainsi.
-
---Mais pourtant, une simple petite note? reprit la jeune fille d'un air
-suppliant.
-
---Silence, l'interrompis-je, et allez au lit.
-
-Elle me jeta un regard si maussade que je voulus d'abord ne pas
-l'embrasser comme je faisais tous les soirs; j'arrangeai son lit et
-refermai sa porte; mais bientôt j'eus un repentir, et revins doucement
-sur mes pas. Voilà que je trouve la jeune fille debout à sa table avec
-une feuille de papier blanc devant elle et un crayon à la main, sans
-qu'elle ait eu le temps de se cacher assez vite pour me cacher ce
-qu'elle faisait.
-
---Vous ne trouverez personne pour porter cela, Catherine, dis-je, si
-vous l'écrivez; et maintenant je vais éteindre votre bougie.
-
-C'est ce que je fis, malgré une tape sur la main que me donna Catherine
-et un cri de «méchante créature!» qu'elle m'octroya. Après quoi je
-la quittai dans une de ses pires humeurs. La lettre fut terminée et
-portée à sa destination par un laitier qui venait du village; mais je
-n'appris cela que longtemps après. Les semaines se passèrent et Cathy
-reprit son humeur habituelle; elle aimait seulement désormais à se
-dérober dans les coins; et souvent, lorsque je m'approchais d'elle tout
-d'un coup pendant qu'elle lisait, elle tressaillait et fermait le livre,
-pour m'empêcher de le voir; et parfois je découvrais des coins de
-feuillets de papier sortant d'entre les pages. Elle imagina aussi de
-descendre de sa chambre très tôt le matin et de rôder autour de la
-cuisine comme si elle attendait l'arrivée de quelque chose. Dans un
-cabinet de la bibliothèque, elle avait un petit tiroir où elle
-fourrageait pendant des heures et dont elle avait toujours soin
-d'emporter la clé avec elle.
-
-Un jour, pendant qu'elle examinait ce tiroir, j'observai moi-même que
-les jouets et les bibelots qu'il avait contenus en dernier lieu avaient
-été remplacés par des paquets de papiers pliés. Cette découverte
-excitant ma curiosité et mes soupçons, je décidai de connaître les
-mystérieux trésors de Catherine. Le soir, dès que la jeune fille et
-son père furent bien installés en haut, je cherchai et trouvai sans
-peine parmi les clés une clé qui allât à la serrure du tiroir. Je
-pris dans mon tablier tout ce qui s'y trouvait et l'emportai dans ma
-chambre pour l'examiner à loisir. Quoi que j'eusse pu soupçonner, je
-fus surprise de découvrir que ces papiers formaient une énorme
-correspondance,--presque journalière évidemment,--écrite par Linton
-Heathcliff en réponse à des lettres de Catherine. Les premières
-étaient embarrassées et courtes; mais par degrés, elles cédaient la
-place à de très abondantes lettres d'amour, folles, comme il convenait
-à l'âge de leur auteur, mais avec des touches çà et là qui me
-parurent empruntées. J'en gardai autant qu'il me parut nécessaire, les
-liai dans un mouchoir et les mis de côté, après quoi je refermai le
-tiroir vide.
-
-Le lendemain, suivant son habitude, ma jeune dame descendit de très
-bonne heure et vint à la cuisine. Je la vis s'avancer vers la porte
-lorsqu'arriva un certain petit garçon chargé d'emporter le lait, et je
-vis qu'elle mettait quelque chose dans la poche de sa jaquette et
-qu'elle en retirait quelque chose. Je fis le tour par le jardin et
-guettai le passage du messager. Celui-ci eut la fâcheuse idée de
-lutter pour défendre ce qu'il portait, de sorte que tout le lait se
-trouva répandu par terre; mais je parvins à lui arracher la lettre, et
-après l'avoir menacé des plus sérieuses conséquences s'il
-persévérait, je restai sous le mur, à parcourir la composition
-amoureuse de Miss Cathy, qui me parut plus simple et plus éloquente que
-celles de son cousin. Je rentrai pensive à la maison. Comme la journée
-était humide et que la jeune fille ne pouvait s'amuser à errer dans le
-parc, sitôt son travail fini, je la vis aller vers le tiroir. Son père
-était assis à la table avec un livre; moi de mon côté, je m'étais
-mise à arranger les franges d'un rideau, sans perdre des yeux la jeune
-fille. Jamais un oiseau trouvant vide à son retour le nid qu'il avait
-laissé plein de ses joyeux petits, jamais il n'exprima un désespoir
-plus complet par ses cris et ses battements d'ailes, que Miss Cathy par
-son seul «oh!» et le changement de ses traits. M. Linton leva la
-tête.
-
---Qu'est-ce que c'est, ma chérie, vous êtes vous blessée? dit-il, lui
-donnant à entendre par le ton de sa voix que du moins ce n'était pas
-lui qui avait découvert la cachette.
-
---Non, papa, murmura-t-elle I Ellen, Ellen! venez avec moi dans ma
-chambre, je suis malade.
-
-J'obéis et la suivis.
-
---Oh, Ellen! C'est vous qui les avez prises! s'écria-t-elle aussitôt
-que nous fûmes seules, en se mettant à genoux. Oh! rendez-les moi et
-jamais, jamais je ne recommencerai. Ne le dites pas à papa. Vous ne
-l'avez pas dit à papa, Ellen, n'est-ce pas? J'ai été très méchante,
-mais je ne le serai plus.
-
-Je restai grave et sévère, et lui ordonnai de se relever.
-
---Ainsi, m'écriai-je, Miss Cathy, vous êtes allée assez loin, il me
-semble et vous avez vraiment de quoi être honteuse. Ah! vous avez là
-de beaux morceaux à étudier pendant vos heures de loisir; cela
-vaudrait la peine d'être imprimé. Et que supposez-vous que pensera
-votre père quand je lui montrerai ces lettres; car vous n'imaginez pas
-que je garderai cachés vos ridicules secrets. Fi! Et c'est évidemment
-vous qui avez commencé, car lui, j'en suis sûre, n'en aurait pas eu
-l'idée.
-
---Non, non, sanglota Catherine, dont le cœur se brisait; jamais je n'ai
-eu l'idée de l'aimer avant que...
-
---De l'aimer! m'écriai-je, en mettant à ce mot tout le mépris que je
-pouvais. De l'aimer! A-t-on jamais entendu rien de pareil. C'est comme
-si je disais que j'aime le meunier, qui vient une fois par an chercher
-le grain. Un bel amour, en vérité! Un garçon que vous avez vu deux
-fois, et pas plus de quatre heures en tout. Voilà le paquet; je vais
-aller le porter à votre père dans la bibliothèque et nous verrons ce
-qu'il pense de cet amour!
-
-Elle s'élança pour reprendre ses précieuses lettres, mais je les tins
-au-dessus de ma tête. Alors elle se mit à me supplier avec frénésie
-de les brûler, de faire tout plutôt que de les montrer. Et comme, en
-effet, j'étais aussi disposée à rire qu'à gronder, considérant tout
-cela comme de petites folies d'enfants, je fini par céder et lui dis:
-
---Si je consens à les brûler, me promettez-vous de ne plus jamais
-envoyer ni recevoir une lettre, ni un livre, ni des boucles de cheveux,
-ni des bagues, ni des jouets?
-
---Jamais nous ne nous envoyons de jouets! cria Catherine, blessée dans
-sa fierté.
-
---Alors, ni quoi que ce soit, ma jeune dame. Si vous ne voulez pas me le
-promettre, je descends chez votre père.
-
---Je vous le promets! Ellen, fit-elle en s'attachant à ma robe. Oh!
-jetez les dans le feu, vite, vite.
-
-Mais quand je m'approchai du feu pour leur préparer une place, le
-sacrifice lui parut trop cruel. Elle me conjura de lui en garder une ou
-deux.
-
-Je dénouai le mouchoir et jetai les lettres dans le feu.
-
---Je veux en avoir une, méchante sorcière! cria-t-elle, plongeant sa
-main dans le feu pour en retirer quelques fragments à demi-consumés.
-
---Très bien, et moi je veux en avoir aussi quelques-unes pour montrer
-à votre père, répondis-je, reprenant ce qui restait des lettres et me
-dirigeant vers la porte.
-
-Alors elle rejeta au feu les feuilles noircies et me pressa de hâter le
-sacrifice. Quand ce fut fini, je secouai les cendres, les enterrai sous
-un seau de charbon; et elle, sans rien dire, se retira dans sa chambre.
-Je descendis dire à mon maître que la crise de la jeune dame était
-presque passée, mais que je jugeais qu'il valait mieux pour elle rester
-quelque temps étendue. Elle refusa de dîner, mais elle descendit pour
-le thé, pâle et les yeux rouges, mais en somme paraissant tout à fait
-soumise. Le lendemain matin, je répondis à la lettre de Linton par une
-petite note ou j'avais mis: «Master Heathcliff est prié de ne plus
-envoyer de communications à Miss Linton, celle-ci étant dans
-l'impossibilité de les recevoir.» Et depuis lors le petit garçon vint
-à la ferme les poches vides.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-
-L'été s'enfuit et la première partie de l'automne. C'était déjà
-passé la Saint Michel, mais la moisson était tardive, cette
-année-là, et beaucoup de nos champs n'avaient pas encore été
-débarrassés de leur blé. M. Linton et sa fille aimaient à se
-promener parmi les moissonneurs; et comme ils restaient jusqu'à la nuit
-et que les soirées étaient fraîches et humides, mon maître prit un
-mauvais rhume qui se fixa obstinément dans sa poitrine et le confina
-dans la maison pour tout l'hiver, presque sans interruption.
-
-La pauvre Cathy, toute remuée de son petit roman, était devenue plus
-triste et plus maussade lorsqu'elle avait dû y renoncer. Son père
-insistait pour qu'elle lût moins et prit plus d'exercice. Comme il ne
-pouvait lui tenir compagnie, je crus de mon devoir de le remplacer
-autant que possible auprès d'elle; mais c'est à peine si je pouvais
-économiser une heure ou deux sur mes nombreuses occupations pour
-l'accompagner, et puis je savais que ma société lui était bien moins
-agréable que celle de son père.
-
-Une après-midi d'octobre ou du début de novembre--une après-midi
-fraîche et humide où le ciel bleu était à demi caché par des nuages
-gris s'élevant rapidement de l'ouest,--je priai ma jeune dame d'avancer
-l'heure de sa promenade, l'averse ne pouvant manquer d'arriver. Elle
-refusa et je dus, à contre-cœur, revêtir un manteau et prendre un
-parapluie pour l'accompagner dans une petite course jusqu'au bout du
-parc: c'était la promenade où elle se bornait d'ordinaire quand elle
-avait l'esprit très abattu, et cela lui arrivait invariablement
-lorsqu'elle avait deviné que son père allait plus mal. Elle marchait
-tristement sous le vent froid, sans plus songer à courir ni à sauter.
-Je cherchais autour de moi quelque moyen de détourner sa pensée vers
-des choses plus gaies.
-
---Regardez, Miss, m'écriai-je, désignant du doigt un renfoncement,
-auprès des racines d'un arbre tout tordu. L'hiver n'est pas encore
-arrivé ici. Voilà une petite fleur, la dernière de cette multitude de
-campanules qui coloraient de lilas ce gazon en juillet. Voulez-vous
-grimper et la cueillir pour la montrer à papa?
-
-Catherine considéra longtemps la fleur solitaire et toute tremblante;
-puis elle me répondit:
-
---Non je ne veux pas y toucher; mais comme elle a l'air mélancolique,
-n'est-ce pas, Ellen?
-
-Elle refusa de courir, de se distraire en aucune façon, de temps à
-autre, il me parut qu'elle levait ses mains vers son visage, comme pour
-essuyer des larmes.
-
---Catherine, pourquoi pleurez-vous? chérie, lui demandai-je en appuyant
-mon bras sur son épaule. Il ne faut pas pleurer parce que votre père a
-un rhume; il faut se réjouir de ce que ce ne soit rien de pire.
-
---Oh! mais ce sera quelque chose de pire, me dit-elle. Et que ferai-je
-quand papa et vous m'aurez quittée et que je serai toute seule? Je ne
-puis oublier vos paroles, Ellen; elles me résonnent toujours dans
-l'oreille. Comme la vie sera changée, comme ce inonde me paraîtra
-lugubre lorsque papa et vous serez morts!
-
---Personne ne peut dire si ce n'est pas vous qui mourrez la première,
-répondis-je. C'est mal de prévoir le malheur. Espérons qu'il se
-passera des années et des années avant qu'aucun de nous ne meure:
-votre père est jeune, et moi je suis forte, j'ai à peine quarante-cinq
-ans. Ma mère a vécu quatre-vingts ans, et s'est bien portée jusqu'au
-bout.
-
---Mais ma tante Isabella était plus jeune que papa, me dit la jeune
-fille en me regardant, avec un espoir timide d'être mieux consolée.
-
---Votre tante n'a eu ni vous ni moi pour prendre soin d'elle,
-répondis-je. Elle n'était pas aussi heureuse que M. Linton et n'avait
-pas autant de raisons pour vivre. Tout ce que vous avez à faire, c'est
-d'être pleine d'attentions pour votre père, et de l'égayer en vous
-montrant heureuse à ses yeux, et d'éviter de lui donner de l'anxiété
-sur aucun sujet. Rappelez-vous cela, Cathy! Je ne vous cache pas que
-vous pourriez le tuer si vous étiez farouche et indocile, et si vous
-entreteniez une affection folle pour le fils d'un homme qui voudrait le
-voir mort.
-
---Je n'ai souci de rien au monde, excepté de la maladie de papa, me
-répondit la jeune fille, et tout le reste m'est indifférent en
-comparaison. Et jamais, jamais, je n'aurai un acte ni une parole pour le
-vexer. Je l'aime plus que moi-même, Ellen; et je le sais par ceci, que
-toutes les nuits je prie pour qu'il meure avant moi, parce que j'aime
-mieux que le chagrin de survivre soit pour moi que pour lui.
-
-Pendant que nous parlions, nous nous étions approchées d'une porte qui
-ouvrait sur la route; ma jeune dame, ravivée de nouveau, grimpa et
-s'installa au sommet du mur, faisant de son mieux pour atteindre les
-plus hautes fleurs d'un églantier. Son chapeau tomba sur la route dans
-le mouvement qu'elle fit; et comme la porte était fermée, elle
-résolut de se laisser tomber du mur pour aller le chercher. Mais la
-remontée ne fut pas aussi facile; les pierres étaient polies et bien
-cimentées, les buissons qui bordaient le mur étaient trop peu solides
-pour fournir un bon appui. Si bien que je l'entendis rire, et me crier
-d'aller chercher la clé, si je ne voulais pas qu'elle fit le tour du
-parc jusqu'à la loge du portier.
-
---Restez où vous êtes, répondis-je, j'ai mon trousseau de clés dans
-ma poche; peut-être y en a-t-il une qui pourra aller à cette porte;
-sinon, j'irai chercher la bonne.
-
-Mais ce fut vainement que j'essayai tour à tour toutes les clés, et je
-me préparais déjà à courir de toutes mes forces à la maison lorsque
-je fus arrêtée par le bruit du trot d'un cheval qui s'approchait.
-
---Qui est-ce là? murmurai-je.
-
---Ellen, quel malheur que vous ne puissiez pas ouvrir la porte! me dit
-tout bas ma compagne alarmée.
-
---Oh! Miss Linton, cria la voix profonde du cavalier, je suis heureux de
-vous voir, ne soyez pas trop pressée d'entrer, car j'ai une explication
-à vous demander.
-
---Je ne veux pas vous parler, M. Heathcliff, répliqua Catherine. Papa
-dit que vous êtes un méchant homme, et que vous nous haïssez, lui et
-moi, et Ellen dit la même chose.
-
---Ceci n'a rien à voir dans l'affaire, dit Heathcliff, je ne hais pas
-mon fils, je suppose, et c'est à son sujet que je réclame votre
-attention. Oui, vous avez de quoi rougir. Il y a deux ou trois mois,
-n'aviez-vous pas l'habitude d'écrire à Linton, et de jouer à l'amour
-avec lui, hein? Vous méritiez tous les deux d'être battus pour cela,
-mais vous surtout, qui étiez l'ainée, et aussi la moins sensible, à
-ce qu'il parait. J'ai mis la main sur vos lettres, et, à la moindre
-insolence de votre part, je les enverrai à votre père. Je suppose que
-vous vous êtes fatiguée à ce divertissement et que vous y avez
-renoncé, n'est-ce pas? Eh bien, vous avez causé la perte de Linton.
-Lui était sérieux, et vraiment amoureux. Aussi vrai que je vis, il est
-en train de mourir pour vous. En vain Hareton n'a pas cessé de le
-plaisanter pendant six semaines, ni moi d'employer des mesures plus
-sérieuses pour le tirer de sa sottise; il va plus mal tous les jours,
-et il sera mort avant l'été, si vous ne venez pas à son secours.
-
---Comment pouvez-vous mentir aussi effrontément à cette pauvre enfant?
-m'écriai-je de l'intérieur du parc; je vous en prie, continuez votre
-chemin! Comment pouvez-vous raconter délibérément de pareilles
-faussetés? Miss Cathy, je vais forcer la serrure avec une pierre;
-n'allez pas croire ces vilaines folies. Vous sentez bien en vous-même
-qu'il est impossible que l'on meure d'amour pour une personne
-étrangère.
-
---Je ne savais pas que l'on nous écoutait, murmura le vilain, surpris.
-Digne Madame Dean, je vous aime, mais je n'aime pas la duplicité de
-votre conduite. Comment pouvez-vous mentir si effrontément, et affirmer
-que je hais cette pauvre enfant, et inventer des histoires fantastiques
-pour l'empêcher d'entrer chez moi? Catherine Linton, ma bonne
-demoiselle, je serai absent de chez moi toute cette semaine, allez aux
-Heights, et voyez si je n'ai pas dit la vérité. Je vous jure sur mon
-salut que mon fils est en train de mourir, et que nul que vous ne peut
-le sauver.
-
-La serrure céda et je me montrai sur la route.
-
---Je vous jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff, avec un dur
-regard à mon adresse. Le chagrin et le désappointement sont en train
-d'avancer sa mort. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser aller aux
-Heights, vous pouvez y aller vous-même. Mais pour ma part, je ne puis
-pas être de retour avant huit jours; et je pense que votre maître
-lui-même, dans ces conditions, ne s'opposerait pas à ce qu'elle fasse
-visite à son cousin.
-
---Venez, rentrons, dis-je, prenant Cathy par le bras et la forçant
-presque à rentrer, car je la voyais hésitante, et considérais toute
-troublée les traits de son interlocuteur, où rien ne trahissait sa
-rase intime. Il rapprocha son cheval de la porte, et se penchant,
-ajouta:
-
---Miss Catherine, je dois vous avouer que j'ai peu de patience avec
-Linton et que Hareton et Joseph en ont moins encore. Il a besoin de
-bonté autant que d'amour, et une bonne parole de vous serait pour lui
-le meilleur remède. Ne faites donc pas attention aux avertissements
-cruels de Madame Dean; soyez généreuse et faites votre possible pour
-venir le voir. Il rêve de vous jour et nuit, et ne peut s'ôter de
-l'esprit que vous le détestez, ne recevant de vous ni lettre ni visite.
-
-Je refermai la porte et poussai une pierre pour tenir lieu, en
-attendant, de la serrure brisée; après quoi, ouvrant mon parapluie,
-j'en couvris Cathy, car la pluie commençait à goutter à travers les
-feuilles des arbres, et nous avertissait de rentrer sans délai. Notre
-hâte nous empêcha d'échanger aucun commentaire sur la rencontre avec
-Heathcliff, mais je devinai d'instinct, qu'il y avait désormais sur
-Catherine un double nuage sombre. Ses traits étaient si tristes qu'ils
-ne paraissaient pas être les siens; évidemment elle considérait ce
-qu'elle venait d'entendre comme tout à fait exact.
-
-Lorsque nous rentrâmes, M. Linton s'était déjà retiré dans sa
-chambre. Cathy courut pour s'informer de lui, mais il s'était endormi.
-Alors elle revint et me pria de m'asseoir avec elle dans la
-bibliothèque. Nous prîmes le thé ensemble, après quoi elle
-s'étendit sur le tapis du foyer et me dit de ne pas lui parler, car
-elle était très lasse. Je pris un livre et j'affectai de lire. Dès
-qu'elle me supposa toute absorbée par ma lecture, elle recommença à
-pleurer en silence: cela semblait à présent sa distraction favorite.
-Je la laissai tranquille un moment, puis je me mis à tourner en
-ridicule les assertions de M. Heathcliff, mais l'effet produit par ses
-paroles avait été trop fort et je ne pus rien contre lui.
-
---Il se peut que vous ayez raison, Ellen, répondit-elle, mais je ne me
-sentirai pas à l'aise tant que je ne saurai pas ce qui en est. Et de
-plus il faut que je dise à Linton que ce n'est pas ma faute si je ne
-lui écris plus, et que je ne suis pas changée à son égard.
-
-La colère, les protestations auraient été inutiles devant cette
-crédulité obstinée. Nous nous séparâmes fâchées ce soir-là.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-
-Peu de temps après, je tombai malade, et c'est seulement au bout de
-trois semaines que je fus en état de quitter ma chambre et de marcher
-un peu dans la maison. La première fois que je pus rester assise dans
-la soirée, je priai Catherine de me faire la lecture, ayant encore la
-vue très affaiblie. Nous étions dans la bibliothèque, après que M.
-Edgar était remonté. La jeune fille se rendit à ma prière, un peu à
-contre cœur, me sembla-t-il. Je supposai que le genre de livres que
-j'aimais ne lui plaisait pas, et je lui demandai de choisir elle-même
-ce qui lui conviendrait. Sa lecture dura près d'une heure, après quoi
-vinrent de fréquentes questions:
-
---Ellen, n'êtes-vous pas fatiguée? Ne feriez-vous pas mieux de vous
-coucher à présent? Vous vous rendrez malade à rester debout si
-longtemps, Ellen.
-
---Non, non, chérie, je ne suis pas fatiguée, répétais-je.
-
-Alors elle eut recours à une autre méthode pour me montrer le
-déplaisir que lui donnait son occupation. Elle se mit à bailler et à
-étendre les bras:
-
---Ellen, disait-elle, je suis fatiguée.
-
---Eh bien, cessez de lire et causons, répondis-je.
-
-Mais ce fut pis encore; elle soupira et s'agita et regarda sa montre
-jusqu'à huit heures, puis s'en alla dans sa chambre, écrasée de
-sommeil, à en juger par ses yeux lourds, et la façon dont elle ne
-cessait pas de les frotter. Le soir suivant, elle parut encore plus
-impatiente; le troisième soir, elle se plaignit d'un mal de tête, et
-me quitta tout de suite. Sa conduite me parut étrange; et après être
-restée seule quelque temps, je résolus de monter chez elle pour
-m'informer de son état et pour la prier de venir plutôt s'étendre sur
-le sofa. Mais, en haut comme en bas, nulle trace de Catherine. Les
-domestiques m'affirmèrent ne l'avoir pas vue. J'écoutai à la porte de
-M. Edgar: tout était silencieux. Je revins dans sa chambre, éteignis
-ma chandelle, et m'assis à la fenêtre.
-
-La lune brillait; une légère couche de neige couvrait le sol; je me
-dis que peut-être la jeune fille avait eu l'idée de faire un tour dans
-le jardin pour se rafraîchir. Je découvris une figure qui rampait le
-long du mur du parc, à l'intérieur; mais ce n'était pas ma jeune
-maîtresse, et un rayon de lumière qui l'éclaira me fit reconnaître
-l'un des valets. Cet homme resta là assez longtemps, l'œil fixé sur
-la route; puis je le vis sortir très vite, comme s'il avait découvert
-quelque chose, et reparaître de nouveau, conduisant le poney de
-Catherine; et je vis celle-ci, qui venait de descendre de cheval, et
-marchait à côté de lui vers la maison. Bientôt elle entra par la
-porte vitrée du salon et se glissa sans bruit jusqu'à sa chambre où
-je l'attendais. Elle ferma doucement la porte, secoua la neige de ses
-bottines, dénoua son chapeau; elle allait retirer son manteau lorsque
-tout d'un coup je me levai et lui révélai ma présence. La surprise la
-tint un instant pétrifiée; elle poussa un cri inarticulé et se tint
-immobile.
-
---Ma chère miss Catherine, dis-je, trop inquiète pour la gronder
-durement, où êtes-vous allée à cette heure? Et pourquoi essayez-vous
-de me tromper? Où avez-vous été? Parlez.
-
---J'ai été à l'extrémité du parc. Je ne vous ai pas trompée.
-
---Et nulle autre part?
-
-Elle murmura: «Non.»
-
---Oh! Catherine, m'écriai-je tristement, vous savez que vous avez mal
-agi; vous n'auriez pas consenti sans cela à me mentir. C'est cela qui
-me chagrine. J'aimerais mieux être malade trois semaines que de vous
-entendre mentir de parti pris.
-
-Elle s'élança vers moi, et, fondant en larmes, elle jeta ses bras
-autour de mon cou.
-
---Eh bien, Ellen, me dit-elle, j'ai si peur que vous ne vous fâchiez!
-Promettez moi de ne pas vous fâcher et vous saurez la vérité. Il me
-coûte de la cacher.
-
-Nous nous assîmes près de la fenêtre, je lui assurai que je ne la
-gronderais pas, quel que fut son secret, que d'ailleurs je devinais.
-Alors elle commença:
-
-«Je suis allée à Wuthering Heights, Ellen, et je n'ai pas un seul
-jour manqué d'y aller, depuis que vous êtes tombée malade, excepté
-les deux premiers jours que vous avez quitté votre chambre. J'ai donné
-à Michel des livres et des images pour qu'il prépare le poney tous les
-soirs et je ramène à l'écurie; rappelez-vous de ne pas le gronder non
-plus, lui. J'arrivais aux Heights à six heures et demie, j'y restais
-généralement jusqu'à huit heures et puis je revenais au galop à la
-maison. Ce n'était pas pour m'amuser que j'y allais; souvent j'étais
-malheureuse tout le temps. De temps à autre seulement j'étais
-heureuse; peut-être une fois par semaine.
-
-«À ma seconde visite, le lendemain du jour où nous sommes allées
-ensemble aux Heights, Linton semblait de très bonne humeur. Zillah la
-servante, nous avait préparé un bon feu, et nous avait dit que nous
-pouvions faire ce qui nous plaisait, Joseph étant allé à une réunion
-pieuse, et Hareton Earnshaw étant en train de chasser avec ses chiens
-(de chasser dans nos bois et de nous tuer nos faisans, à ce que j'ai
-appris depuis). Zillah m'apporta du vin chaud et des biscuits. Linton
-était assis dans le fauteuil, et moi dans la petite chaise auprès du
-feu, et nous rimes et nous causâmes gaiement, et nous trouvâmes cent
-choses à nous dire: devisant sur ce que nous aimerions à faire et où
-nous aimerions à aller l'été. Mais je ne veux pas vous répéter
-cela, car vous le trouveriez puéril.
-
-«Après être restée assise près d'une heure, je considérai la
-grande chambre avec son plancher lisse et sans tapis, et je songeai
-combien il serait agréable d'y jouer si nous enlevions la table: je dis
-alors à Linton d'appeler Zillah pour nous aider, et je lui proposai de
-jouer à colin-maillard. Mais lui s'y refusa, et consentit seulement à
-jouer à la balle. Nous trouvâmes deux balles dans une armoire, parmi
-une masse de vieux jouets. L'une était marquée C et l'autre H;
-j'aurais voulu avoir le C parce que cela pouvait signifier Catherine, et
-le H aurait convenu pour Heathcliff, qui est le nom de mon cousin. Mais
-la balle marquée H était décousue, de sorte que Linton n'en a pas
-voulu. Pourtant je l'ai battu toutes les fois, sur quoi il s'est remis
-à être de mauvaise humeur et à tousser, et s'en est retourné à son
-fauteuil. Ce soir-là pourtant il n'eut pas de peine à reprendre sa
-gaîté. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons--de vos
-chansons, Ellen--; quand je fus obligée de partir, il me pria et me
-supplia de revenir le lendemain soir, et je le lui promis. Le poney et
-moi, nous revînmes à la maison aussi vite que l'air, et jusqu'au matin
-je rêvai de Wuthering Heights et de mon doux cousin chéri.
-
-«Le lendemain matin, je me sentis triste; un peu parce que vous alliez
-mal, et un peu parce que j'eusse désiré que mon père connût et
-approuvât mes excursions. Mais après le thé il y eut un beau clair de
-lune, et à mesure que j'avançais vers les Heights, la nuit devenait
-plus claire. «Je vais donc avoir de nouveau une heureuse soirée,
-pensais-je, et ce qui me ravit bien davantage, mon gentil Linton aussi
-en aura une.» Je trottais le long de leur jardin lorsque Earnshaw vint
-à ma rencontre, prit ma bride, et m'invita à entrer par la porte
-principale. Il caressa le cou de Minny, me dit que c'était une bonne
-bête, et me parut désirer que je lui adresse la parole. Mais je lui
-dis seulement de laisser mon cheval, s'il ne voulait pas recevoir un
-coup de pied. À quoi il me répondit avec son accent vulgaire que ce ne
-serait pas un grand mal s'il en recevait un, en même temps qu'il
-considérait avec dédain les petites jambes du poney. J'avais presque
-envie de lui en faire faire l'expérience, mais il s'était avancé pour
-ouvrir la porte, et au moment où il soulevait le loquet, il regarda
-l'inscription marquée sur le fronton, puis me dit, avec un mélange
-stupide de gaucherie et de vanité:
-
---Miss Catherine, je peux lire ça, à présent!
-
---C'est merveilleux, m'écriai-je; je vous en prie, faites-moi voir
-comme vous êtes devenu fort.
-
-«Il épela, syllabes par syllabes, le nom de Hareton Earnshaw.
-
---Et les lettres écrites? m'écriai-je, voyant bien qu'il s'était
-arrêté net.
-
---Je ne puis les déchiffrer encore, répondit-il.
-
---Oh! l'âne que vous êtes! dis-je, riant de bon cœur de son échec.
-
-«Le fou me regarda avec une grimace, comme s'il se demandait s'il
-devait partager mon hilarité, et s'il fallait l'attribuer à une
-agréable familiarité, ou, comme c'était vraiment le cas, à du
-mépris. Je le soulageai de son doute en reprenant toute ma gravité et
-en lui ordonnant de s'en aller, parce que j'étais venue pour voir
-Linton et non pas lui. Il rougit, ôta sa main du loquet, et s'éloigna,
-parfaite image de la vanité mortifiée. Je suppose qu'il s'imaginait
-être un personnage aussi accompli que Linton, parce qu'il pouvait
-épeler son nom, et qu'il était absolument déconfit de voir que je ne
-pensais pas de même sur son compte.
-
-«Quand j'entrai, Linton était couché sur le banc; il se releva à
-demi pour me souhaiter la bienvenue.
-
---Je suis malade ce soir, Catherine, ma chérie, me dit-il; il faudra
-que vous parliez tout le temps et que je vous écoute. Venez,
-asseyez-vous près de moi. J'étais sûr que vous tiendriez votre
-parole, et il faudra que vous me donniez de nouveau la même promesse
-avant de partir.
-
-«Je savais qu'il fallait ne pas l'agacer, malade comme il était; de
-sorte que je lui parlai doucement, et ne lui fis aucune question, et
-évitai de l'irriter en aucune façon. J'avais apporté pour lui
-quelques uns de mes plus beaux livres, et sur sa prière, je commençais
-à lui faire la lecture lorsque Earnshaw ouvrit vivement la porte,
-s'avança droit vers nous, saisit Linton par le bras et l'arracha de son
-banc.
-
---Va-t-en dans ta chambre! lui dit-il d'une voix que la passion rendait
-à peine articulée. Prends-la avec toi, puisqu'elle est venue pour te
-voir, mais tu ne m'empêcheras pas de rester dans cette chambre. Allez
-vous en tous les deux!
-
-Il jura après nous, et sans laisser à Linton le temps de répondre, le
-jeta pour ainsi dire dans la cuisine; et comme j'y allais derrière mon
-cousin, il me suivit, les poings fermés, comme s'il voulait me battre.
-J'avais dans ma frayeur laissé tomber un volume; il me le lança du
-pied, et ferma la porte sur nous. Dans la cuisine, j'entendis éclater
-un rire méchant et lugubre, et j'aperçus en me retournant cet odieux
-Joseph, qui se tenait debout, frottant ses mains osseuses et tout
-grelottant.
-
---J'étais sûr qu'il vous ferait sortir! C'est un garçon admirable! Il
-a le bon esprit en lui. Il sait, eh il sait aussi bien que moi, qui
-devrait être le maître ici, hé! hé! hé! il vous a fait déguerpir
-proprement, hé! hé! hé!
-
---Où faut-il que nous allions? demandai-je à mon cousin, sans faire
-attention à la moquerie du vieux misérable.
-
-«Linton était pâle et tremblant. Il n'était pas joli à voir en ce
-moment, Ellen, oh non! Il était effrayant, sa maigre figure et ses
-grands yeux avaient une expression de fureur folle et impuissante. Il
-saisit la poignée de la porte et se mit à la secouer, mais elle était
-fermée du dedans.
-
---Si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai, je vous tuerai,
-hurlait-il. Démon, démon! Je vous tuerai! je vous tuerai.
-
-«Joseph fit entendre de nouveau son rire croassant.
-
---Ah, ah! voilà le père! cria-t-il, ceci vient du père. Nous avons
-toujours en nous quelque chose qui nous vient des deux côtés. Ne fais
-pas attention, Hareton, mon garçon, n'aie pas peur, il ne pourra pas
-t'attraper!
-
-«Je saisis les mains de Linton et me mis en devoir de lui faire quitter
-la poignée de la porte, mais il se mit à crier si affreusement que je
-dus le laisser faire. À la fin ses cris furent étouffés par un
-terrible accès de toux; le sang jaillit de sa bouche, et il tomba sur
-le sol. Je m'élançai dans la cour, malade de terreur, et me mis à
-appeler Zillah le plus fort que je pus. Elle finit par m'entendre; elle
-accourut, me demanda ce qu'il y avait. Sans pouvoir lui répondre, je
-l'entraînai dans la cuisine, où Earnshaw était venu se rendre compte
-du mal qu'il avait causé et se préparait à transporter dans sa
-chambre la pauvre créature. Zillah et moi nous montâmes l'escalier
-derrière lui; mais sur la dernière marche il m'arrêta, me dit que je
-n'entrerais pas et qu'il me fallait retourner chez moi. Et comme je
-m'écriais qu'il avait tué Linton et que je voulais entrer, Joseph
-ferma la porte, me déclara que je ne ferais rien de pareil et me
-demanda si j'avais envie d'être aussi folle que mon jeune cousin. Je
-restai là à pleurer jusqu'à ce que la servante revint. Elle m'affirma
-que Linton serait mieux, dans un instant, et, me prenant par le bras,
-elle me porta presque dans la maison.
-
-«Ellen, j'étais prête à m'arracher les cheveux. Je sanglotais et
-pleurais à me rendre aveugle; et le misérable Hareton se tenait en
-face de moi, me parlant de temps à autre pour me certifier que ce
-n'était pas de sa faute. À la fin, effrayé par l'assurance que je lui
-donnais que je raconterais la chose à papa et qu'il serait emprisonné
-et pendu, il commença à pleurnicher, et s'empressa de sortir pour
-cacher sa lâche émotion. Mais je n'en avais pas fini avec lui; lorsque
-je dus enfin partir, après quelques pas sur la route, je le vis tout à
-coup surgir de l'ombre, arrêter Minny, et porter la main sur moi.
-
---Miss Catherine, me dit-il, je suis bien fâché; mais c'est vraiment
-trop méchant...
-
-«Je lui donnai un coup de ma cravache, m'imaginant qu'il avait
-peut-être l'intention de m'assassiner. Il me laissa partir, criant un
-de ses affreux jurons, et je galopai jusqu'à la maison, à demi-folle.
-
-«Je ne suis pas venue vous dire bonne nuit ce soir-là, et le lendemain
-je ne suis pas allée aux Heights. J'avais une énorme envie d'y aller,
-mais j'étais étrangement excitée; parfois je craignais d'apprendre
-que Linton ne fût mort, et d'autres fois je frissonnais à l'idée de
-rencontrer Hareton. Le troisième jour, n'en pouvant plus, je me
-décidai à partir. Je sortis vers cinq heures, à pied, m'imaginant que
-cela me permettrait de pénétrer sans être vue jusqu'à la chambre de
-Linton. Mais les chiens ne manquèrent pas de donner vent de mon
-arrivée. Zillah me reçut, et, me disant que le garçon allait de mieux
-en mieux, me conduisit dans un petit appartement propre et bien tapissé
-ou, à mon inexprimable joie, j'aperçus Linton couché sur un petit
-sofa et lisant un de mes livres. Mais il ne voulut ni m'adresser la
-parole ni me regarder, pendant une heure entière, Ellen: il est comme
-ça avec son malheureux caractère. Et je fus tout à fait confuse
-lorsque, ouvrant enfin la bouche il me déclara que c'était moi qui
-avait occasionné l'affaire de l'autre jour, et que Hareton n'en était
-pas coupable. Hors d'état de répondre tranquillement à une pareille
-absurdité, je me levai et fis mine de sortir. Alors il m'appela
-faiblement par mon nom, mais je ne voulus pas me retourner, et le
-lendemain, ce fut la seconde fois que je n'allai pas aux Heights;
-j'étais presque résolue à n'y plus retourner. Mais c'était si
-misérable de me coucher et de me relever sans avoir jamais de ses
-nouvelles que ma résolution ne tarda pas à s'évanouir. Je me mis en
-route le soir d'après.
-
---Le jeune maître est dans la maison, me dit Zillah en m'apercevant.
-J'entrai: Earnshaw était là aussi, mais il quitta la chambre
-aussitôt. Linton était assis dans le grand fauteuil, à demi endormi.
-Je m'avançai vers le feu, et je lui dis d'un ton aussi sérieux que
-possible:
-
---Comme vous ne m'aimez pas, Linton, et que vous pensez que je viens
-pour vous nuire chaque fois que je viens, ceci sera notre dernière
-rencontre. Disons-nous adieu, et expliquez à M. Heathcliff que vous
-n'avez aucun désir de me voir pour qu'il n'ait plus à inventer de
-nouveaux mensonges sur ce sujet.
-
---Asseyez-vous et ôtez votre chapeau, Catherine, me répondit-il. Vous
-êtes tellement plus heureuse que moi que vous devriez être meilleure.
-Papa me parle assez de mes défauts et me montre assez de mépris pour
-me donner des doutes sur moi-même. Je me demande souvent si je ne suis
-pas en vérité l'être indigne qu'il prétend, et alors je me sens
-triste et plein d'amertume, et je hais tout le monde. Oui, je suis
-indigne et méchant presque toujours, et vous pouvez si vous le voulez
-me dire adieu, cela vous débarrassera d'un ennui. Seulement, Catherine,
-faites-moi cette justice, croyez bien que si je pouvais être aussi
-doux, aussi bon et aussi aimable que vous, je le serais; et que
-j'aimerais mieux encore avoir celles-là de vos qualités que votre
-santé et votre bonheur. Mais croyez bien que votre bonté m'a fait vous
-aimer plus profondément que si je méritais votre amour, et tout en
-n'étant pas capable de ne pas vous laisser voir ma nature, je le
-regrette et je m'en repens, je le regretterai et je m'en repentirai
-toujours.
-
-«Je sentis qu'il disait vrai et que j'avais le devoir de lui pardonner
-cette fois et les suivantes. Nous fûmes réconciliés, mais nous ne
-cessâmes pas de pleurer, lui et moi, tout le temps de ma visite. Ce
-n'est pas seulement de chagrin que je pleurais, mais tout de même
-j'étais bien chagrine de voir qu'il avait cette nature pervertie.
-Jamais il ne laissera ceux qu'il aime être à l'aise et jamais il ne
-sera à l'aise lui-même. Depuis ce soir-là, c'est toujours dans son
-petit parloir que je suis allée, car son père est rentré aux Heights
-dès le jour suivant.
-
-«Trois fois en tout, je crois, il nous est arrivé d'être gais et
-confiants comme le premier soir; mes autres visites ont été tristes,
-troublées tantôt par son égoïsme et son dépit, tantôt par ses
-souffrances. Mais j'ai appris à tout supporter de sa part. M.
-Heathcliff m'évite manifestement; c'est à peine si je l'ai vu.
-Dimanche dernier, pourtant, étant venue plus tôt que de coutume, je
-l'entendis qui grondait cruellement le pauvre Linton de sa conduite de
-la veille envers moi. Je ne puis dire comment il l'avait connue, à
-moins qu'il n'ait écouté à la porte. Linton s'était en effet conduit
-d'une façon assez agaçante, mais cela ne regardait que moi, et
-j'interrompis la leçon de M. Heathcliff en entrant et en le lui disant.
-Il a éclaté de rire et est parti, déclarant qu'il était heureux de
-voir que je prenais la chose de cette façon. Depuis, j'ai dit à Linton
-de parler plus bas quand il aurait à me dire des choses désagréables.
-Et maintenant, Ellen, vous savez tout. M'empêcher de retourner aux
-Heights, ce serait rendre très malheureuses deux personnes, tandis que,
-si vous consentez à n'en rien dire à papa, mes visites ne dérangeront
-la tranquillité de personne. Vous ne le direz pas, n'est-ce pas? Ce
-serait sans cœur de votre part.»
-
---Je me déciderai là-dessus demain matin, miss Catherine,
-répondis-je. La question mérite d'être étudiée, je vous laisse vous
-reposer et je vais réfléchir.
-
-Je fis mes réflexions tout haut, en présence de mon maître: j'allai
-le trouver en sortant de chez la jeune fille, et je lui racontai
-l'histoire, à l'exception du genre de conversation que Catherine avait
-eue avec son cousin, évitant aussi de faire aucune allusion à Hareton.
-M. Linton fut alarmée! désespéré plus qu'il ne voulut le
-reconnaître. Le lendemain matin, en même temps que Catherine apprit ma
-trahison, elle apprit que c'en était fini de ses visites secrètes.
-Elle eut beau pleurer et s'indigner de l'interdiction, et implorer son
-père d'avoir pitié de Linton, tout ce qu'elle obtint pour la consoler
-fut la promesse que son père écrirait et donnerait au jeune homme la
-permission de venir à la Grange; quant à recevoir la visite de
-Catherine aux Heights, il n'y devait plus songer.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-
-Ces choses se sont passées l'hiver dernier, monsieur, continua Madame
-Dean, il y a à peine un an de cela. L'hiver dernier, je ne pensais
-guère que, douze mois après, j'aurais à raconter ci ces aventures à
-un étranger. Mais qui sait combien de temps vous serez un étranger?
-Vous êtes trop jeune pour vous résigner à vivre toujours seul, et
-j'ai l'idée qu'on ne peut pas voir Catherine Linton et ne pas l'aimer.
-Vous souriez, mais pourquoi avez-vous l'air si animé et si intéressé
-lorsque je vous parle d'elle? Et pourquoi m'avez-vous demandé de
-suspendre son portrait au-dessus de votre cheminée? Et pourquoi...
-
---Arrêtez, ma chère dame, m'écriai-je. Il pourrait se faire que moi
-je l'aime, mais elle, voudrait-elle m'aimer? J'en doute trop pour
-risquer mon repos d'esprit en me laissant aller à la tentation. Mais
-continuez votre histoire. Catherine s'est-elle rendue à l'ordre de son
-père?
-
---Oui, reprit la brave femme. Son affection pour son père restait
-toujours le plus fort de ses sentiments, et puis il lui avait parlé
-sans colère, avec la profonde tendresse d'un homme qui est sur le point
-d'abandonner son trésor au milieu des dangers, sans pouvoir lui laisser
-d'autre guide que le souvenir de ses paroles. Quelques jours après il
-me dit:
-
---Je voudrais que mon neveu écrive ou qu'il vienne ici. Dites-moi
-sincèrement ce que vous pensez de lui. Est-il changé en mieux, et y
-a-t-il des chances qu'il s'améliore en devenant un homme?
-
---Il est très délicat, monsieur, répondis-je, et j'ai de la peine à
-croire qu'il vive longtemps. Mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il
-ne ressemble pas à son père, et si par malheur Miss Cathy venait à
-l'épouser, il n'échapperait pas à son contrôle, à moins qu'elle ne
-fut indulgente jusqu'à la folie. D'ailleurs, monsieur, vous aurez bien
-le temps encore de faire connaissance avec lui et de voir ce qui en est,
-il est encore si jeune.
-
-Edgar soupira et, s'avançant vers la fenêtre, regarda du côté du
-cimetière de Gimmerton. L'après-midi était brumeuse, mais le soleil
-de février brillait confusément, et l'on pouvait distinguer les deux
-sapins et les quelques tombes éparses.
-
---J'ai souvent prié, dit Edgar se parlant à lui-même, pour demander
-que ce qui arrive soit prochain; et maintenant je commence à
-tressaillir et à en avoir peur. Je pensais que le souvenir de l'heure
-où j'étais descendu de ces collines en qualité de fiancé serait
-moins doux pour moi que l'espoir de les remonter bientôt pour être à
-jamais déposé là-haut! Ellen, j'ai été très heureux avec ma petite
-Cathy, dans les soirs d'hiver et dans les matins d'été; elle a été
-près de moi comme un espoir vivant. Mais j'ai été bien heureux aussi
-en rêvant seul parmi ces pierres, près de la vieille église, en
-m'étendant, pendant les longues soirées de juin, sur l'herbe qui
-recouvre le tombeau de sa mère, et en me figurant que déjà j'étais
-moi-même dessous. Que puis-je faire pour Cathy? Comment dois-je la
-quitter? Je ne m'arrête pas un instant à ce fait que Linton est le
-fils d'Heathcliff, et il m'est indifférent que ce soit lui qui me
-prenne ma fille, s'il doit la consoler de ma perte. Ce que je ne veux
-pas, seulement, c'est que Heathcliff arrive à ses fins, et triomphe en
-me dérobant mon dernier bonheur. Mais si Linton est un être indigne,
-s'il n'est qu'un faible jouet dans les mains de son père, je ne puis
-lui abandonner Catherine. Et, si dur que cela me soit de réfréner son
-bouillant esprit, il me faudra persévérer à l'attrister tant que je
-vivrai et à la laisser seule quand je mourrai. La pauvre chérie;
-j'aimerais mieux pouvoir la sacrifier à Dieu, et la déposer dans la
-terre avant moi!
-
---Offrez-la à Dieu dès maintenant, monsieur, répondis-je,
-remettez-vous en à sa Providence. Je resterai jusqu'au bout son amie et
-sa conseillère. Mais Catherine est une brave fille; jamais elle ne fera
-le mal volontairement, et ceux qui font leur devoir finissent toujours
-par être récompensés.
-
-Le printemps avançait, mon maître avait repris ses promenades sur ses
-terres avec Catherine, mais, en vérité, il ne retrouvait pas ses
-forces. Le jour anniversaire des dix-sept ans de Catherine, il ne fit
-pas sa visite au cimetière. Le temps était pluvieux, et il me dit
-qu'il remettrait la chose à un autre jour. Il écrivit de nouveau à
-Linton, lui faisant part de son vif désir de le voir; et, si le jeune
-malade avait été en état de se présenter, je suis sûre que son
-père l'aurait autorisé à venir. Les choses étant ce qu'elles
-étaient, Linton répondit à son oncle que son père lui refusait
-l'autorisation de venir à la Grange; mais que le bon souvenir de son
-oncle le remplissait de joie, qu'il avait bien l'espoir de le rencontrer
-un jour dans ses promenades et de lui demander en personne à ne plus
-être si entièrement séparé de sa cousine, il finissait même par
-demander que M. Linton lui donnât un rendez-vous quelque part dans la
-campagne, et y vint avec sa fille.
-
-Malgré les sentiments qu'il éprouvait pour son neveu, Edgar ne put
-consentir à cette requête, étant hors d'état d'accompagner
-Catherine. Il répondit que peut-être à l'été on se verrait, et
-qu'en attendant il le priait de continuer à écrire de temps à autre.
-Linton n'y manqua pas. Il est probable qu'il aurait rempli toutes ses
-lettres de lamentations sur son triste sort aux Heights, si son père
-n'avait pas tenu à être au courant de la correspondance et ne l'avait
-pas forcé à ne parler que de son amitié et de son amour.
-
-Le jeune Linton et son père avaient dans Catherine une alliée
-puissante; ou persuada enfin à mon maître d'autoriser les deux jeunes
-gens à se promener ensemble dans la campagne, une fois par semaine,
-sous ma surveillance: lui-même, loin d'aller mieux, se sentait plus
-faible tous les jours. Bien qu'il eût déjà réservé pour sa fille
-une portion de sa fortune, il avait naturellement le désir de lui voir
-conserver la maison de ses ancêtres; et il ne considérait la chose
-comme possible que si Catherine se mariait avec son cousin. Il ne se
-doutait pas que ce dernier allait aussi mal que lui-même; personne
-d'ailleurs ne s'en doutait, je crois, car aucun médecin n'allait aux
-Heights et nous n'avions personne pour nous instruire de l'état du
-jeune homme. Moi-même, je commençais à m'imaginer que mes
-pressentiments étaient faux, et que Linton Heathcliff se rétablissait,
-puisqu'il proposait de faire des promenades sur la lande et paraissait
-si attaché à sa poursuite amoureuse. C'est plus tard seulement que
-j'appris avec quelle cruauté tyrannique Heathcliff avait traité son
-enfant mourant, et comment il l'avait contraint à cette apparente bonne
-humeur, par des procédés d'autant plus pressants qu'il sentait plus
-proche le danger de voir déjoués ses avides projets.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-
-On était déjà au milieu de l'été lorsque M. Edgar donna enfin son
-consentement aux rendez-vous et que Catherine et moi nous nous mîmes en
-route pour la première entrevue. Le temps était lourd et brûlant,
-mais il n'y avait pas à craindre de pluie, et nous avions pris
-rendez-vous auprès de la grande borne, sur le carrefour des deux
-routes. En arrivant à cet endroit nous trouvâmes un petit berger que
-l'on avait envoyé vers nous et qui nous dit que Master Linton était de
-l'autre côté de la colline et qu'il nous priait d'aller le rejoindre
-un peu plus loin.
-
---Voilà déjà que Master Linton a outrepassé la première injonction
-de son oncle, dis-je; car M. Edgar nous a ordonné de rester sur le
-territoire de la Grange, et voilà que nous allons en sortir.
-
---Eh bien! nous retournerons nos chevaux dès que nous serons arrivées
-à lui, répondit la jeune fille, et nous ferons notre excursion du
-côté de la maison.
-
-Mais lorsque nous arrivâmes à l'endroit où il était, à peine à un
-quart de mille des Heights, nous trouvâmes qu'il n'avait pas de cheval
-avec lui, de sorte que Catherine dut descendre. Le jeune homme était
-couché sur la bruyère en nous attendant, et ne se releva que lorsque
-nous fûmes tout près de lui. Il avait tant de peine à marcher et
-était si pâle que je m'écriai aussitôt:
-
---Hé, Master Heathcliff, vous n'êtes pas en état de vous promener ce
-matin. Comme vous avez mauvaise mine!
-
-Catherine l'observait avec surprise et chagrin, le cri de joie qu'elle
-allait pousser s'était changé en un cri d'effroi; et au lieu de le
-complimenter de ce rendez-vous si longtemps retardé, elle ne put que
-lui demander s'il se sentait plus mal qu'à l'ordinaire.
-
---Non, mieux, mieux! murmura-t-il tout tremblant, s'appuyant sur elle de
-toute sa force, pendant que ses grands yeux bleus la considéraient d'un
-air craintif.
-
---Mais vous avez été plus mal, insista sa cousine; plus mal que
-lorsque je vous ai vu la dernière fois, vous avez maigri!
-
---Je suis fatigué. Il fait trop chaud pour marcher. Asseyons-nous ici.
-Souvent le matin je me sens malade; papa dit que c'est la croissance.
-
-Peu satisfaite de ces explications, Catherine s'assit et il s'étendit
-près d'elle.
-
---Ceci est quelque chose comme votre paradis idéal, dit-elle, avec un
-effort pour être gaie. Vous rappelez-vous que nous avons discuté un
-jour l'endroit où chacun de nous aimerait le mieux être? La semaine
-prochaine, si vous le pouvez, nous descendrons jusqu'au parc de la
-Grange, et je vous montrerai mon idéal à moi.
-
-Linton ne paraissait passe rappeler de quoi elle parlait. Il était
-d'ailleurs évident qu'il éprouvait alors une grande difficulté à
-entretenir une conversation quelconque. Son manque d'intérêt pour les
-sujets qu'elle soulevait, et son absolue incapacité à en proposer
-d'autres, étaient si manifestes que la jeune fille ne put cacher son
-désappointement. Toute la personne et toutes les manières de son
-cousin avaient subi un changement singulier. Ses mauvaises humeurs
-avaient été remplacées par une apathie complète, par la disposition
-morose et égoïste d'un malade inguérissable, repoussant la
-consolation, et prêt à regarder comme une insulte la gaîté d'autrui.
-Catherine comprit aussi bien que moi que notre compagnie lui faisait
-l'effet d'une punition plutôt que d'une récompense; et elle ne se fit
-pas scrupule de proposer bientôt qu'on se séparât. Cette proposition
-eut pour effet de secouer la léthargie de Linton, et de le mettre dans
-un état d'agitation extraordinaire. Il jeta un regard épouvanté du
-côté des Heights, et la supplia de rester encore une demi-heure.
-
---Mais je suppose, dit Catherine, que vous serez plus à l'aise chez
-vous qu'ici, et je vois bien que ni mes paroles ni mes chansons ne
-peuvent vous amuser aujourd'hui. Vous êtes devenu bien plus sage que
-moi, durant ces six mois, et vous avez désormais peu de goût pour mes
-divertissements. Sans cela, si je pouvais vous amuser, je resterais bien
-volontiers.
-
---Restez pour vous reposer, répondit-il; et, Catherine, ne pensez pas
-ou ne dites pas que je suis très mal portant, c'est le temps lourd et
-la chaleur qui m'ont étourdi, d'autant plus que j'ai marché jusqu'ici
-et que cela m'a très fatigué. Dites à mon oncle que je me porte assez
-bien, voulez-vous?
-
---Je lui dirai que vous m'avez dit cela, Linton, mais je ne pourrai pas
-lui affirmer que c'est vrai, répondit ma jeune maîtresse, toute
-surprise de cette étrange obstination dans un mensonge évident.
-
---Et soyez ici de nouveau jeudi prochain, poursuivit-il, en évitant ses
-regards. Et remerciez mon oncle de vous avoir permis de venir,
-remerciez-le bien, Catherine. Et, si vous rencontriez mon père, et s'il
-vous demandait de mes nouvelles, ne lui laissez pas supposer que j'ai
-été très silencieux et très stupide, et n'ayez pas l'air si abattue,
-car il se fâcherait.
-
---Oh, dit Catherine, je ne me soucie pas de le fâcher!
-
---Mais moi je m'en soucie, murmura le jeune homme avec un frisson. Ne le
-provoquez pas contre moi, Catherine, car il est très dur.
-
---Est-il, en effet, si sévère pour vous, master Heathcliff,
-demandai-je? S'est-il fatigué de l'indulgence, et sa haine, de passive
-qu'elle était, est-elle devenue active?
-
-Linton me regarda, mais sans me répondre. Les deux jeunes gens
-restèrent assis à côté l'un de l'autre pendant encore quelques
-minutes, pendant lesquelles il ne fit que retenir des soupirs
-d'épuisement et de souffrance. Vainement Catherine essaya de le
-distraire en se mettant à cueillir des airelles: elle vit qu'il ne
-fallait pas même songer à lui en offrir.
-
---Il y a bien une demi-heure, maintenant, Ellen, me dit-elle enfin à
-l'oreille, je ne vois pas pourquoi nous resterions, il est tout endormi,
-et papa doit nous attendre.
-
---Eh bien, nous ne pouvons pas le laisser endormi, attendez qu'il se
-réveille et soyez patiente. Vous étiez bien pressée de partir, mais
-votre désir de revoir le jeune Linton s'est vite évaporé.
-
---Et pourquoi désirait-il me voir? lui répondit Catherine. Il me
-plaisait davantage autrefois dans ses plus méchantes humeurs qu'il ne
-fait à présent dans ces dispositions bizarres. Il a l'air de remplir
-une tâche qu'on lui a imposée par force. Mais je n'ai aucune envie de
-venir pour faire plaisir à Heathcliff, quelques raisons qu'il puisse
-avoir pour contraindre son fils à l'ennui de ces rendez-vous. Et, tout
-en me réjouissant de savoir qu'il se porte mieux, je suis bien chagrine
-de voir qu'il soit devenu moins agréable, et moins attaché à moi.
-
---Ainsi vous croyez qu'il se porte mieux? dis-je.
-
---Oui; vous vous rappelez comme autrefois il parlait sans cesse de ses
-souffrances? Il n'est pas tout à fait bien, comme il m'a dit de le dire
-à papa, mais assurément il va bien mieux.
-
---En cela je ne suis pas de votre avis, observai-je, et je croirais
-plutôt que son état a bien empiré.
-
-Linton s'était réveillé de son assoupissement, et nous demanda d'un
-air terrifié si quelqu'un ne l'avait pas appelé par son nom.
-
---Non, dit Catherine, à moins que ce ne soit dans vos rêves, mais je
-ne puis concevoir comment vous pouvez faire pour dormir dehors dans la
-matinée.
-
---Il m'a semblé entendre mon père, reprit-il en continuant à jeter
-autour de lui un regard effrayé. Vous êtes sûre que personne n'a
-parlé?
-
---Absolument sûre, répondit Catherine; il n'y avait qu'Ellen et moi
-qui étions en train de discuter sur votre santé. Êtes-vous
-réellement plus fort, Linton, que lorsque nous nous sommes séparés
-cet hiver? Oui, il y a au moins une chose qui a faibli en vous, votre
-affection pour moi. Dites, allez-vous vraiment mieux?
-
-Les larmes jaillirent des yeux de Linton, tandis qu'il répondait:
-
---Oui, oui, je vais mieux.
-
-Et, toujours obsédé par cette voix imaginaire, son regard continuait
-à errer çà et là. Cathy se leva.
-
---Il faut que nous nous séparions aujourd'hui, dit-elle, et je ne puis
-vous cacher que j'ai été tristement désappointée par ce rendez-vous.
-Je n'en parlerai à personne qu'à vous: non que j'aie peur de M.
-Heathcliff.
-
---Taisez-vous, murmura Linton; pour l'amour de Dieu, taisez-vous! Il
-vient.
-
-Et il s'attacha au bras de Catherine, s'efforçant de la retenir. Mais
-elle, en attendant annoncer l'approche de M. Heathcliff, elle se
-dégagea rapidement et appela son poney qui vint aussitôt.
-
---Je serai ici jeudi prochain, cria-t-elle en sautant à cheval. Adieu!
-Vite, Ellen!
-
-C'est ainsi que nous primes congé de lui; à peine s'aperçut-il de
-notre départ, absorbé qu'il était par l'idée de l'approche de son
-père.
-
-Avant même que nous fussions arrivées à la Grange, le déplaisir de
-Catherine se changea en une sensation très embarrassée de pitié et de
-regret, où se mêlaient des doutes vagues et cruels sur la situation
-réelle, tant physique que morale, de Linton. Mon maître nous demanda
-le compte rendu de notre excursion. Et miss Catherine lui transmit
-fidèlement les remerciements de son neveu, passant sur le reste sans
-insister; et moi-même j'ajoutai peu de chose à ce qu'elle avait dit,
-ne sachant guère ce qu'il fallait cacher et ce qu'il fallait révéler.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-
-Une semaine se passa encore, chaque jour amenant un nouveau changement
-dans l'état d'Edgar Linton. Nous aurions bien voulu continuer à
-laisser Catherine dans ses illusions, mais la vivacité même de son
-esprit suffisait à la détromper; elle devinait la chose en secret, et
-ne cessait pas de méditer sur l'affreuse probabilité que chaque jour
-transformait davantage en une certitude. Lorsque le jeudi revint, elle
-n'eut pas le courage de faire mention de sa sortie; mais j'y songeais
-pour elle et j'obtins la permission de la faire partir. La bibliothèque
-où son père passait tous les jours quelques heures et la chambre où
-il couchait étaient devenus pour elle l'univers tout entier. Les
-veilles et le chagrin l'avaient rendue toute pâle, et mon maître
-l'envoya bien volontiers vers ce rendez-vous, où il espérait qu'elle
-trouverait un heureux changement d'air et de société: se consolant à
-l'idée qu'il ne la laisserait pas entièrement seule après sa mort.
-
-Il s'imaginait toujours que, de même que son neveu lui ressemblait au
-physique, il devait lui ressembler au moral. Et moi, par une faiblesse
-excusable, j'évitais de le corriger de cette erreur, me demandant quel
-bien il y aurait à troubler ses derniers instants par la révélation
-de choses qu'il n'aurait aucun moyen de modifier.
-
-Nous ajournâmes notre excursion jusqu'à l'après-midi. Une après-midi
-dorée d'août: le souffle des collines était si plein de vie qu'il
-semblait qu'il aurait suffi à un mourant de le respirer pour revivre.
-La figure de Catherine ressemblait au paysage qui nous entourait, les
-ombres et la lumière s'y succédaient d'un instant à l'autre; mais les
-ombres duraient plus longtemps, et son pauvre petit cœur se reprochait
-même ces oublis momentanés de ses soucis.
-
-Nous aperçûmes Linton nous attendant au même endroit où nous
-l'avions vu la fois précédente. Ma jeune maîtresse descendit de
-cheval et me dit que, comme elle était résolue à ne rester que très
-peu de temps, je ferais mieux de tenir le poney et de rester moi-même
-à cheval. Mais je m'y refusai, ne voulant pas perdre de vue une seule
-minute la charge qui m'était confiée. Master Heathcliff nous reçut
-avec une grande animation mais avec une animation qui ressemblait
-davantage à de la peur qu'à du plaisir.
-
---Il est tard, dit-il, parlant par saccades et avec peine. Votre père
-n'est-il pas très malade? Je pensais que vous ne viendriez pas.
-
---Pourquoi ne pas être franc? lui cria Catherine, et ne pas me dire
-tout de suite que vous n'aviez pas besoin de me voir? Il est bien
-étrange, Linton, que pour la seconde fois vous m'ayez fait venir ici
-dans la seule intention de nous chagriner l'un et l'autre.
-
-Linton frissonna et jeta sur elle un regard demi-honteux,
-demi-suppliant, mais cette conduite énigmatique ne put désarmer
-l'humeur de sa cousine. Mon père est très malade, dit-elle; et
-pourquoi ai-je dû quitter son chevet? Pourquoi ne m'avez-vous pas
-envoyé quelqu'un pour me délivrer de ma promesse, puisque vous
-désiriez que je ne la tienne pas? Allons, je désire une explication:
-j'ai perdu toute envie de jouer et de badiner, et je ne suis pas
-disposée à me prêter à vos affectations.
-
---Mes affectations! murmura-t-il. Pour l'amour du ciel, Catherine,
-n'ayez pas l'air si fâchée! Méprisez-moi autant que vous voudrez; je
-suis un être lâche et misérable; on ne saurait assez me mépriser;
-mais je suis trop bas pour votre colère. Réservez votre haine pour mon
-père et contentez-vous du mépris pour moi.
-
---Folie, cria Catherine exaspérée, quel vilain garçon! Tenez! Il
-tremble comme si réellement j'allais le battre. Vous n'avez pas besoin
-de réclamer le mépris, Linton, chacun est tout disposé à vous
-l'offrir de lui-même. Laissez-moi! Je vais retourner à la maison.
-Lâchez ma robe! Si j'avais pitié de vous, vous vous moqueriez de ma
-pitié. Ellen, dites-lui combien sa conduite est odieuse.
-
-La face convulsée dans une expression d'agonie, Linton s'était jeté
-sur le sol, comme s'il avait été saisi d'une terreur insensée.
-
---Oh! gémissait-il, je ne puis supporter cela! Catherine, Catherine, je
-suis un traître et je n'ose pas vous le dire! Si vous m'abandonnez,
-sûrement je serai tué! Chère Catherine, ma vie est entre vos mains;
-et si comme vous me l'avez dit, vous m'aimez, la chose ne peut pas vous
-déplaire. Ainsi vous n'allez pas vous en aller? Bonne, douce, chère
-Catherine! Et peut-être que vous voudrez bien consentir, et qu'il me
-laissera mourir avec vous!
-
-Ma jeune maîtresse, en voyant l'intensité de ses angoisses, se baissa
-pour le soulever. Son vieux sentiment d'indulgente tendresse prit le
-dessus sur sa mauvaise humeur et une extrême émotion l'envahit.
-
---Consentir à quoi? demanda-t-elle. À rester? Avant tout, dites-moi le
-sens de cet étrange discours. Soyez calme et franc et avouez tout de
-suite ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriez pas me faire de
-tort, Linton, n'est-ce pas? Vous ne permettriez pas qu'un ennemi me
-nuise, si vous pouviez l'empêcher? Vous ne pouvez trahir lâchement vos
-meilleurs amis.
-
---Mais mon père m'a menacé, murmura le jeune homme en serrant ses
-doigts amincis; et j'ai peur de lui, j'ai peur! Je n'ose pas vous dire.
-
---Eh bien, dit Catherine avec une compassion dédaigneuse, gardez votre
-secret. Je ne suis pas lâche, moi, je n'ai pas peur.
-
-Sa générosité provoqua chez Linton un nouvel accès de larmes; il
-pleurait, il lui baisait les mains, sans trouver le courage de parler.
-Je réfléchissais à ce que pouvait bien être ce mystère, lorsque,
-entendant un petit bruit, je levai les yeux et aperçus M. Heathcliff
-qui descendait des Heights et était arrivé presque tout contre nous.
-Il ne jetait pas un seul regard vers mes compagnons, bien qu'il fût
-assez près d'eux pour entendre les sanglots de son fils; mais, me
-saluant avec le ton presque cordial qu'il avait toujours à ma
-disposition, il me dit:
-
---Quel plaisir de vous rencontrer si près de ma maison, Nelly! Comment
-cela va-t-il à la Grange? Le bruit court qu'Edgar Linton est sur son
-lit de mort: peut-être a-t-on exagéré sa maladie?
-
---Non, répondis-je, mon maître est mourant; c'est trop vrai. Ce sera
-une triste chose pour nous tous, mais une bénédiction pour lui.
-
---Combien de temps croyez-vous qu'il dure?
-
---Je ne sais pas.
-
---C'est que, poursuivit-il en regardant le jeune couple qui se tenait
-immobile à quelques pas de lui, ce garçon que vous voyez là semble
-avoir juré d'empêcher mes projets; et je serai reconnaissant à son
-oncle de se hâter et de partir avant lui. Mais holà, est-ce qu'il y a
-longtemps qu'il joue à ce jeu de pleurnichage? Je lui ai pourtant
-donné quelques leçons là-dessus! Est-il en général assez animé
-avec miss Linton?
-
---Animé? répondis-je; oh non, il a fait voir au contraire la plus
-grande détresse. Dans l'état où il est, au lieu d'errer sur les
-collines avec son amoureuse, il devrait bien plutôt être dans son lit,
-entre les mains d'un médecin.
-
---Il y sera dans un jour ou deux, murmura Heathcliff. Mais d'abord...
-Allons, levez-vous, Linton, levez-vous! cria-t-il. Relevez-vous tout de
-suite!
-
-Linton, épouvanté, fit des efforts désespérés pour obéir, mais il
-était sans forces et je le vis retomber avec un cri sourd. M.
-Heathcliff s'avança vers lui et l'aida à se lever.
-
---Allons, lui dit-il d'un ton féroce, je vais me fâcher, et prenez
-garde à vous si vous ne domptez pas ce vilain esprit. Allons,
-levez-vous tout de suite.
-
---Oui, mon père, sanglotait-il, j'ai fait comme vous le désiriez, je
-vous assure. Catherine vous dira que j'ai... que j'ai été gai. Ah!
-restez près de moi, Catherine, donnez-moi votre main.
-
---Prenez la mienne, dit son père, et tenez-vous debout. Là! Elle vous
-prêtera son bras. Miss Linton, soyez assez bonne pour marcher avec lui
-jusqu'à la maison, voulez-vous? il frissonne dès que je le touche.
-
---Linton, mon chéri, murmura Catherine, je ne puis pas aller à
-Wuthering Heights, papa me l'a défendu. Il ne vous fera pas de mal:
-pourquoi avez-vous si peur?
-
---Je ne puis pas rentrer dans cette maison, répondit-il, je n'y
-rentrerai pas sans vous.
-
---Arrêtez, cria son père. Nous allons respecter les scrupules filiaux
-de Catherine. Nelly, ramenez mon fils et je vais m'empresser de suivre
-votre conseil au sujet du médecin.
-
---Vous ferez bien, répondis-je, mais il faut que je reste avec ma
-maîtresse, et m'occuper de votre fils n'est pas mon affaire.
-
---Eh bien alors, dit Heathcliff vous allez me forcer à m'en occuper
-moi-même et à le faire crier. Venez ici, mon héros! Voulez-vous
-rentrer en ma compagnie?
-
-Il se rapprocha de nouveau de la fragile créature et fit mine de
-vouloir la saisir; mais Linton, se reculant, se cramponna à sa cousine
-et la supplia de l'accompagner, d'un ton passionné qui n'admettait pas
-le refus. Nous atteignîmes ainsi le seuil de la maison; Catherine entra
-et je restai à l'attendre, espérant qu'elle allait sortir après avoir
-installé son cousin dans un fauteuil. Mais M. Heathcliff, me poussant
-en avant, me cria:
-
---Ma maison n'est pas frappée de la peste, Nelly, et j'ai dans l'idée
-d'être hospitalier aujourd'hui. Asseyez-vous; et laissez-moi fermer la
-porte.
-
-Il la ferma à clé. J'étais inquiète.
-
---Je veux que vous ayez du thé avant de rentrer, reprit-il; je suis
-seul ici. Hareton est parti conduire du bétail, et Zillah et Joseph
-font une partie de plaisir. Miss Linton, asseyez-vous près de lui. Je
-vous donne ce que j'ai: le présent ne vaut guère la peine d'être
-accepté, mais je n'ai pas autre chose à offrir. C'est Linton que je
-veux dire. Comme elle me regarde!
-
-Et il maugréa quelques phrases qu'il conclut ainsi, en frappant la
-table: Par le diable, je les hais!
-
---Je n'ai pas peur de vous! s'écria Catherine, dressée en face de lui,
-ses yeux noirs éclatants de passion et de résolution. Donnez-moi cette
-clé, je veux l'avoir! Je ne veux ni boire ni manger ici, quand il me
-faudrait mourir de faim.
-
-Heathcliff tenait la clé de la maison dans sa main. La hardiesse de la
-jeune fille le surprit, et peut-être lui rappela-t-elle la voix et le
-regard de la personne dont elle en avait hérité. Cathy se jeta sur la
-clé et parvint presque à la lui retirer des doigts; mais il reprit
-bien vite possession de lui-même et la retint.
-
---Allons, Catherine Linton, dit-il, tenez-vous tranquille, ou bien je
-vous jette par terre et cela rendra folle madame Dean.
-
-Indifférente à cette avertissement, elle se jeta de nouveau sur sa
-main pour avoir la clé.
-
---Je veux m'en aller! répétait-elle en faisant des efforts inouïs.
-
-Voyant que ses ongles ne faisaient pas d'effet, elle voulut se servir de
-ses dents. Alors Heathcliff rouvrit tout d'un coup la main et laissa
-prendre la clé, mais au moment où Catherine la saisissait, il empoigna
-la jeune fille de l'autre main, l'attira à lui et lui administra sur la
-tête une série de tapes terribles.
-
-À la vue de cette violence diabolique je m'élançai furieuse.
-
---Vilain, m'écriai-je, vilain!
-
-Mais un coup dans la poitrine m'arrêta et faillit m'étouffer.
-
-Catherine, enfin lâchée, porta ses deux mains à ses tempes comme si
-elle voulait s'assurer que ses oreilles n'avaient pas été enlevées.
-Elle tremblait comme un roseau, la pauvre chérie, et s'appuyait contre
-la table, absolument égarée.
-
---Vous voyez que je sais châtier les enfants, ricana Heathcliff, en se
-baissant pour ramasser la clé qui était tombée à terre. Allez
-maintenant vers Linton comme je vous l'ai dit, et pleurez à votre aise.
-Je serai votre père demain, et bientôt le seul père que vous aurez;
-et puisque vous êtes si forte, vous aurez tous les jours l'occasion de
-goûter de ces douceurs, si je retrouve encore cette méchante humeur
-dans vos yeux.
-
-Cathy avait couru vers moi, s'était agenouillée, et avait appuyé en
-pleurant sa joue brûlante sur ma main. Son cousin se tenait immobile
-sur un coin du banc, se félicitant sans doute de ce que la correction
-était tombée sur un autre que lui. M. Heathcliff se leva et fit le
-thé lui-même; lorsqu'il l'eût fait, il m'en offrit une tasse.
-
---Secouez votre spleen, me dit-il, et prenez soin de votre nourrisson et
-du mien. Ce thé n'est pas empoisonné, bien que ce soit moi qui l'ai
-préparé. Je vais sortir et aller chercher vos chevaux.
-
-Notre première pensée, lorsqu'il fut parti, fut de trouver quelque
-part une sortie. Nous essayâmes la porte de la cuisine, les fenêtres:
-impossible.
-
---Master Linton, criai-je, voyant que nous étions bel et bien
-emprisonnées: vous savez ce que projette votre vilain père, et vous
-allez nous le dire, ou je vous traite comme il traite votre cousine.
-
---Oui, Linton, vous devez nous le dire! dit Catherine. C'est par amitié
-pour vous que je suis venue, et vous seriez trop ingrat si vous
-refusiez.
-
---Donnez-moi du thé, et alors je vous le dirai! répondit Linton.
-Tenez, Catherine, vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse, je ne
-veux pas boire cela. Donnez m'en une autre.
-
-Catherine lui donna une autre tasse et essuya sa figure.
-
---Eh bien, papa veut que nous nous mariions, poursuivit Linton, après
-avoir bu quelques gorgées, et comme il craint que votre père ne nous
-laisse pas nous marier maintenant, et qu'il a peur que je ne meure si
-nous tardons, il a résolu que nous nous marierions demain matin, après
-être restés ici toute la nuit; et si vous faites comme il le veut,
-vous pourrez retourner chez vous demain, et me prendre avec vous.
-
---Vous prendre avec elle! misérable créature, m'écriai-je, et vous,
-vous marier avec elle! Eh bien, ou cet homme est fou, ou il nous croit
-folles! Et est-ce que vous vous imaginez que cette belle jeune fille va
-se lier à un petit singe agonisant comme vous?
-
---Rester toute la nuit ici! fit Catherine en parcourant la chambre des
-yeux. Non Ellen, je brûlerai plutôt cette porte, mais je sortirai.
-
-Malgré les supplications de Linton, elle s'acharnait à vouloir sortir
-à tout prix, lorsque notre geôlier rentra.
-
---Vos chevaux sont partis, me dit-il. Eh quoi, Linton, vous pleurnichez
-de nouveau? Qu'est-ce qu'elles vous ont encore fait? Allons, assez,
-montez vous coucher! Zillah n'est pas là; il faudra vous déshabiller
-vous même. Voyons, taisez-vous; une fois dans votre chambre, vous
-n'avez pas à avoir peur, je ne me rapprocherai pas de vous. Il se
-trouve par hasard que vous vous êtes assez bien conduit. Maintenant je
-me charge du reste.
-
-Linton sortit à la façon piteuse et défiante d'un chien qui s'attend
-à être battu sur le pas de la porte. Heathcliff s'approcha alors du
-foyer où Catherine et moi nous tenions sans rien dire.
-
---Ah dit-il, vous n'avez pas peur de moi? Eh bien, vous savez déguiser
-votre courage, car vous avez l'air terriblement effrayées.
-
---Je suis effrayée maintenant, répondit-elle, parce que si je reste
-ici, papa en sera malheureux. M. Heathcliff, laissez-moi rentrer à la
-maison; je vous promets d'épouser Linton. Papa le veut, et je l'aime.
-Pourquoi voudriez-vous me forcer à faire ce que je consens à faire de
-moi-même?
-
---Qu'il ait donc l'audace de vous forcer! m'écriai-je. Dieu merci, il y
-a une loi dans le pays!
-
---Silence, dit le vilain, au diable avec vos clameurs! Miss Linton, ce
-sera pour moi une vive joie de penser que votre père est malheureux:
-vous ne pouviez trouver un meilleur moyen de me déterminer à vous
-garder ici. Quant à votre promesse d'épouser Linton, je prendrai soin
-que vous la teniez: car vous ne quitterez pas mon toit avant que la
-chose ne soit faite.
-
---Alors, envoyez Ellen pour faire savoir à papa que je suis en
-sûreté, supplia Catherine toute en larmes, ou bien mariez-moi tout de
-suite! Pauvre papa! Ellen, il va croire que nous sommes perdues!
-Qu'allons-nous faire?
-
---Bah! il va croire simplement que vous êtes fatiguées de le soigner
-et que vous vous êtes sauvées pour vous offrir un peu d'amusement,
-répondit Heathcliff. Pleurez à votre aise. Autant que je puis en
-juger, ce sera dans la suite votre principal divertissement. Ah! Linton
-a tout ce qu'il faut pour bien jouer le tyran!
-
---Vous avez bien raison, répondis-je. Expliquez le caractère de votre
-fils. Montrez sa ressemblance avec vous; de cette façon, j'espère que
-miss Catherine y regardera à deux fois avant de l'épouser.
-
---Oh! cela n'a pas d'importance à présent! répondit Heathcliff. Il
-faudra qu'elle l'accepte pour mari, ou qu'elle reste prisonnière ici,
-et vous avec elle, jusqu'à ce que votre maître meure. Je peux vous
-tenir parfaitement cachées ici. Et si vous en doutez, encouragez-la à
-rétracter sa promesse.
-
---Je ne veux pas la rétracter, dit Catherine, je veux bien me marier à
-l'instant même, si je puis aller ensuite à Thrushcross-Grange. M.
-Heathcliff, vous ne voudriez pas par méchanceté détruire à jamais
-tout mon bonheur? Voyez, je me mets à genoux devant vous, je ne ferai
-rien pour vous irriter. N'avez-vous donc jamais aimé personne dans
-votre vie, mon oncle?
-
---Retirez-vous d'ici, ou je vais vous battre, cria Heathcliff, la
-repoussant brutalement. Je vous hais.
-
-Il se secoua comme si toute sa chair frémissait d'aversion; il recula
-sa chaise; et comme j'ouvrais la bouche pour commencer un filet
-d'injures, il me fit taire dès le milieu de la première phrase en me
-menaçant de m'enfermer toute seule dans une chambre à la première
-syllabe que je dirais. La nuit venait. Nous entendîmes un bruit de voix
-à la porte du jardin. Notre hôte qui n'avait rien perdu de sa
-présence d'esprit, courut aussitôt dehors. Il y eut une conversation
-de deux ou trois minutes, puis il revint seul.
-
---Je pensais que c'était votre cousin Hareton, dis-je à Catherine. Je
-voudrais qu'il vint, qui sait s'il ne prendrait pas notre parti?
-
---C'étaient trois domestiques de la Grange envoyés pour vous chercher,
-dit Heathcliff, qui m'avait entendue. Vous auriez pu ouvrir une fenêtre
-et appeler; mais je jurerais que cette chatte est heureuse que vous ne
-l'ayez pas fait. Elle est contente d'être forcée de rester, j'en suis
-sûre.
-
-En apprenant la chance que nous avions manquée, nous nous laissâmes
-aller l'une et l'autre à notre chagrin et il nous laissa nous lamenter
-jusqu'à neuf heures. Puis il nous ordonna de monter par la cuisine à
-la chambre de Zillah, et je soufflai à la jeune fille d'obéir, dans
-l'espoir que nous pourrions nous échapper par une fenêtre, mais la
-fenêtre était étroite comme celles du rez de chaussée et la porte du
-grenier était fermée. Catherine et moi restâmes ainsi jusqu'au
-lendemain, sans dormir ni nous coucher, et sans échanger autre chose
-que des soupirs.
-
-À sept heures, Heathcliff vint et demanda si miss Linton était levée.
-Elle courut aussitôt à la porte et répondit: Oui.--Alors venez,
-dit-il, et il la tira dehors. Je m'étais levée pour la suivre, mais il
-referma la porte sur moi. Je demandai à être relâchée.
-
---Prenez patience, me répondit-il, je vous ferai monter votre déjeuner
-dans un instant.
-
-Je frappai du poing les panneaux, et j'entendis Catherine demander
-pourquoi j'étais enfermée. Le monstre répondit qu'il me faudrait
-encore rester ainsi une heure, et puis ils s'éloignèrent. Je restai en
-effet ainsi deux ou trois heures; à la fin j'entendis un bruit de pas,
-mais ce n'était pas Heathcliff.
-
---Je vous ai apporté quelque chose à manger, me dit une voix, et quand
-la porte se fut ouverte, j'aperçus Hareton, qui m'apportait une
-nourriture suffisante pour ma journée.
-
---Prenez cela, dit-il, en déposant la chose entre mes mains.
-
---Restez une minute!
-
---Non, cria-t-il en se retirant, sans égards pour toutes les prières
-que je pouvais lui adresser.
-
-Et c'est ainsi que je restai enfermée toute la journée, et toute la
-nuit suivante, et cinq nuits et quatre jours, sans voir personne autre
-que Hareton qui venait tous les matins. Et c'était bien un geôlier
-modèle: maussade et muet, rebelle à tous mes efforts pour toucher sa
-justice ou sa compassion.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-
-L'après-midi du cinquième jour, j'entendis un pas différent et je vis
-entrer Zillah, couverte de son châle écarlate, avec un bonnet de soie
-noire sur la tête et un panier au bras.
-
---Ah! Dieu! Madame Dean! s'écria-t-elle, eh bien, on parle de vous à
-Gimmerton! Je vous croyais perdue dans le marais de Blackhorse, jusqu'à
-ce que M. Heathcliff m'a dit tout à l'heure que vous aviez été
-retrouvée et logée ici. Bien sûr que vous aurez atterri à une île?
-Et combien de temps êtes-vous restée dans l'eau?
-
---Votre maître est un vrai brigand, fis-je, mais il répondra de sa
-conduite. Il ne lui servira de rien d'avoir répandu cette fable.
-
---Que voulez-vous dire? demanda Zillah; ce n'est pas une fable, tout le
-monde dans le village dit que vous vous êtes perdues dans le marais.
-Quand je suis arrivée ici, je demande à M. Earnshaw si ce n'était pas
-triste, que vous et Miss Catherine vous fussiez perdues. Il m'a
-regardée comme s'il avait mal entendu. Mais M. Heathcliff avait bien
-entendu, lui, et c'est lui qui m'a dit: «Si elles ont été dans le
-marais, Zillah, elles en sont dehors à présent. Nelly Dean est en ce
-moment logée dans votre chambre. Vous pouvez lui dire de descendre
-quand vous y monterez. Voici la clé. J'ai voulu la forcer à rester ici
-jusqu'à ce qu'elle ait tout à fait repris ses sens. Vous pouvez lui
-dire d'aller tout de suite à la Grange, si elle en est capable, et
-d'annoncer de ma part que la jeune dame s'y rendra à temps pour
-assister aux funérailles de M. Edgar.
-
---M. Edgar n'est pas mort! m'écriai-je. Oh Zillah! Zillah!
-
---Non, non, rasseyez-vous, ma bonne dame; vous êtes encore malade. Il
-n'est pas mort; le docteur Kenneth, que j'ai rencontré sur le chemin,
-croit qu'il pourra encore durer un jour.
-
-Au lieu de me rasseoir, je profitai de ce que le chemin était libre
-pour m'élancer dans l'escalier. En entrant dans la maison, je cherchai
-autour de moi quelqu'un qui pût me renseigner sur Catherine. La chambre
-était toute pleine de soleil et la porte restait large ouverte; mais je
-ne voyais personne. Je me demandais s'il fallait m'en aller tout de
-suite ou chercher ma maîtresse, lorsqu'une petite toux attira mon
-attention du côté du foyer. Je vis Linton couché sur le banc, occupé
-à sucer un bâton de sucre candi et observant mes mouvements d'un
-regard apathique.
-
---Où est Miss Catherine? lui demandai-je d'un ton rude. Est-elle
-partie?
-
---Non, répondit-il, elle est en haut; et nous ne la laisserons pas
-sortir.
-
---Vous ne voulez pas la laisser sortir, petit idiot? m'écriai-je.
-Indiquez-moi tout de suite sa chambre, ou je vous ferai siffler une
-bonne fois.
-
---C'est papa qui vous ferait siffler si vous essayiez d'y aller,
-répondit-il. Il me dit que je n'ai pas à être doux avec Catherine:
-qu'elle est ma femme, et qu'il est honteux qu'elle désire me quitter.
-Il me dit qu'elle me hait et désire ma mort pour avoir mon argent; mais
-elle ne l'aura pas et elle n'ira pas chez elle. Jamais elle n'ira. Elle
-peut pleurer à être malade autant qu'il lui plaira.
-
-Il reprit sa première occupation, fermant les yeux comme s'il voulait
-s'endormir.
-
---Maître Heathcliff, repris-je, avez-vous oublié toute la bonté de
-Catherine pour vous l'hiver dernier, lorsque vous affirmiez que vous
-l'aimiez et qu'elle tous apportait des livres et vous chantait des
-chansons, et souvent venait par le vent et la neige pour vous voir? Vous
-sentiez bien qu'elle était cent fois trop bonne pour vous. Et
-maintenant vous croyez les mensonges que vous raconte votre père,
-malgré que vous sachiez qu'il vous déteste tous les deux. Et vous
-êtes avec lui contre elle. Voilà de belle reconnaissance!
-
-Les coins de la bouche de Linton s'abaissèrent et il ôta de ses
-lèvres le sucre candi.
-
---Est-ce donc par haine pour vous qu'elle est venue à Wuthering
-Heights? poursuivis-je. Réfléchissez donc un peu pour votre compte.
-Quant à votre argent, elle ne sait même pas que vous en avez. Et vous
-dites qu'elle est malade, et vous la laissez seule, ici, dans une maison
-étrangère, vous qui avez éprouvé combien il est pénible d'être
-négligé de tous: ah! vous êtes un garçon égoïste et sans cœur!
-
---Je ne puis rester avec elle, répondit-il avec mauvaise humeur. Elle
-pleure tant que je ne puis le supporter. Et elle ne veut pas s'arrêter,
-malgré que je la menace d'appeler mon père. Je l'ai appelé une fois
-et il lui a promis de l'étrangler si elle ne se tenait pas tranquille.
-Mais elle a recommencé dès l'instant où il avait quitté la chambre,
-gémissant et soupirant toute la nuit.
-
---M. Heathcliff est-il sorti? demandai-je, voyant qu'il n'y avait à
-espérer aucune sympathie chez cette misérable créature.
-
---Il est dans la cour; il cause avec le docteur Kenneth qui dit que mon
-oncle est en train de mourir pour de bon, cette fois. J'en suis heureux,
-parce que je serai le maître de la Grange après lui. Catherine parlait
-toujours de sa maison; mais cette maison n'est pas à elle, elle est à
-moi; papa dit que tout ce qu'elle a est à moi. Tous ses beaux livres
-sont à moi. Elle m'a offert de m'en faire cadeau, et de ses beaux
-oiseaux, et de son poney, si je voulais lui avoir la clé de notre
-chambre et la laisser sortir, mais je lui ai dit qu'elle n'avait rien à
-me donner puisque tout cela était à moi. Alors elle s'est mise à
-pleurer; elle a pris une petite peinture qu'elle portait à son cou, et
-m'a dit qu'elle me donnerait cela: c'étaient deux portraits dans un
-cadre d'or, d'un côté sa mère et de l'autre mon oncle, quand ils
-étaient jeunes. C'était hier. Je lui dis que ces portraits étaient à
-moi aussi et j'essayai de les lui enlever. La méchante créature ne
-voulut pas me les laisser prendre. Elle me poussa et me blessa. Je me
-mis à crier, quand elle entendit s'approcher papa, elle partagea le
-cadre en deux et me donna le portrait de sa mère. Elle essaya de cacher
-l'autre, mais quand j'eus expliqué à papa de quoi il s'agissait, il
-m'enleva le portrait que j'avais et ordonna à Catherine de me donner
-celui qu'elle avait gardé. Alors, comme elle refusait, il l'abattit par
-terre, lui enleva le portrait et l'écrasa sous ses pieds.
-
---Et cela vous plaisait-il de la voir ainsi frappée?
-
---J'en frémis, répondit-il: je tremble dès que je vois mon père
-frapper un chien ou un cheval, tant il le fait durement. Pourtant,
-d'abord je fus content, car elle avait mérité d'être punie pour
-m'avoir poussé; mais quand papa fut parti, elle m'appela à la fenêtre
-et me montra sa joue coupée en dedans, et sa bouche toute remplie de
-sang. Puis elle ramassa les morceaux du portrait et s'assit, la face
-contre le mur, et depuis lors elle ne m'a pas dit un mot; je me demande
-parfois si ce n'est pas la douleur qui l'empêche de parler. Cette
-pensée me fait de la peine, mais elle est une vilaine créature pour
-pleurer ainsi sans cesse, et puis elle est si pâle et si farouche
-qu'elle me fait peur.
-
---Et il vous serait impossible d'avoir la clé, si vous le vouliez,
-demandai-je?
-
---Je peux l'avoir quand je suis en haut, répondit-il, mais je ne puis
-monter en ce moment.
-
---Mais en quel endroit est-elle?
-
---Oh! cria-t-il; je ne puis vous dire où elle est! C'est notre secret.
-Personne, ni Hareton ni Zillah ne doit le savoir. Mais allons, vous
-m'avez fatigué. Allez-vous-en!»
-
-Il s'enfonça la figure sur les bras et referma les yeux.
-
-Je jugeai que le meilleur était de partir sans voir M. Heathcliff et de
-ramener du monde avec moi de la Grange pour faire sortir ma jeune
-maîtresse. En me voyant rentrer, l'étonnement des domestiques et leur
-joie furent grands; et lorsqu'ils apprirent que leur petite maîtresse
-était en vie, ils furent sur le point d'aller le crier à la porte de
-M. Edgar; mais c'est une chose dont je voulais me charger moi-même.
-Combien ces quelques jours l'avaient changé! Il était couché,
-attendant la mort, comme une image de la tristesse et de la
-résignation. Il avait l'air très jeune. En réalité il avait
-trente-neuf ans, mais on lui en aurait donné dix de moins. Il pensait
-à Catherine et murmurait son nom. Lui prenant la main:
-
---Catherine va venir, mon cher maître, lui dis-je; elle est en vie et
-se porte bien; et j'espère qu'elle sera ici ce soir.
-
-À cette nouvelle, il se souleva à demi, jeta un regard joyeux tout
-autour delà chambre, puis retomba évanoui. Dès qu'il eut repris ses
-sens, je lui racontai notre visite forcée et notre détention aux
-Heights. Je lui dis que Heathcliff nous avait forcées à entrer. Je
-parlai aussi peu que possible de Linton, et j'évitai de décrire la
-brutale conduite de son père.
-
-M. Edgar devina que son ennemi voulait assurer à son fils, ou plutôt
-s'assurer à soi-même, sa fortune personnelle. Mais pourquoi Heathcliff
-n'avait pas attendu sa mort, c'était une chose qu'il ne pouvait
-comprendre, ne sachant pas que son neveu était, lui aussi, menacé de
-mourir. Il sentit qu'en tous cas il ferait mieux de changer son
-testament; et au lieu de laisser la fortune de Catherine à sa
-disposition, il résolut de la confier à des tuteurs, qui en feraient
-usage pour elle pendant sa vie; et pour ses enfants après elle, si elle
-en avait. De cette façon, la fortune de Catherine ne pouvait échoir à
-M. Heathcliff, en cas de mort de Linton.
-
-Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un homme pour aller chercher
-l'attorney, et quatre autres, suffisamment armés, pour aller demander
-ma jeune dame à son geôlier. L'homme envoyé à Gimmerton revint le
-premier; il nous dit que M. Green, l'avocat, était sorti, et qu'il
-avait dû l'attendre deux heures; et puis que M. Green lui avait dit
-qu'il avait à faire quelque chose de pressé au village, mais qu'il
-viendrait la nuit à la Grange. Les quatre hommes envoyés aux Heights
-revinrent également seuls. Ils rapportèrent que Catherine était trop
-malade pour quitter sa chambre, et que Heathcliff ne leur avait pas
-permis de la voir. Je grondai les imbéciles d'avoir écouté cette
-fable, et sans rien dire à mon maître, je résolus de retourner
-moi-même aux Heights le lendemain matin, avec toute une bande, et de
-faire une vraie tempête, jusqu'à ce qu'on nous ait rendu la
-prisonnière.
-
-Par bonheur, ce voyage et cet ennui me furent épargnés. J'étais
-descendue à trois heures pour chercher de l'eau, lorsque j'entendis un
-coup frappé à la porte d'entrée. Je pensai que c'était Green, et
-comme il n'y avait personne pour ouvrir, je me hâtai d'y aller
-moi-même. La lune brillait claire au dehors. Ce n'était pas
-l'attorney. C'était ma douce petite maîtresse, qui sauta à mon cou en
-sanglotant.
-
---Ellen, Ellen, papa est-il vivant?
-
---Oui, m'écriai-je, oui mon ange, que Dieu soit loué puisque vous
-êtes de nouveau avec nous!
-
-Elle voulait, toute essoufflée qu'elle était, courir droit à la
-chambre de M. Linton; mais je la forçai à s'asseoir, et à prendre
-quelque chose, et à laver sa pâle figure. Puis je lui dis que j'irais
-la première annoncer son arrivée, et je la suppliai de dire qu'elle
-espérait être heureuse avec le jeune Heathcliff, ce qu'elle me promit
-malgré sa répugnance. Je ne voulus pas assister à leur entretien, et
-je restai un quart d'heure en dehors de la chambre. Mais tout se passa
-tranquillement: le désespoir de Catherine fut aussi silencieux que la
-joie de son père.
-
-Celui-ci mourut en extase, oui, M. Lockwood. Baisant la joue de sa
-fille, il murmura:
-
---Je vais vers elle; et vous, enfant chérie, vous viendrez nous
-rejoindre!
-
-Après quoi il ne fit plus un mouvement, et ne cessa pas de la
-considérer avec un regard radieux jusqu'à ce que son pouls s'arrêta
-insensiblement.
-
-Soit qu'elle eût dépensé toutes ses larmes, ou que son chagrin fût
-trop lourd pour leur donner issue, Catherine resta assise sans pleurer
-toute la nuit, et toute la journée, auprès du lit de mort. Je finis
-par la forcer à descendre et à prendre un peu de repos; et il est
-heureux que j'y aie réussi, car, à l'heure du diner, nous vîmes
-arriver l'attorney, qui était allé chercher ses instructions à
-Wuthering Heights. Green s'était vendu à M. Heathcliff: ainsi
-s'expliquait son retard à obéir à l'appel de mon maître, qui,
-heureusement, n'eut pas le loisir d'occuper ses derniers instants à des
-soucis terrestres. M. Green prit sur lui de donner tous les ordres dans
-la maison. Il congédia tous les domestiques, excepté moi. Il voulait
-pousser l'autorité qu'on lui avait déléguée jusqu'à insister pour
-qu'Edgar Linton ne fut pas enterré à côté de sa femme, mais avec sa
-famille, à la chapelle. Toutefois le testament, qui était formel
-là-dessus, et mes bruyantes protestations, finirent par avoir gain de
-cause. On pressa les funérailles. Catherine, désormais Madame Linton
-Heathcliff, était autorisée à rester à la Grange jusqu'à ce que le
-corps de son père en fût sorti.
-
-Elle me raconta que son angoisse avait enfin décidé Linton à se
-compromettre pour la délivrer. Elle avait entendu les gens que j'avais
-envoyés se disputer à la porte, et la réponse d'Heathcliff avait
-achevé de la désespérer. Linton, qui pour rien au monde n'aurait osé
-aller chercher la clé, eut la ruse de faire le tour de clé à la porte
-sans la fermer; et quand vint l'heure d'aller au lit, il demanda à
-coucher avec Hareton, ce qui lui fut tout de suite accordé. Catherine
-s'enfuit avant le petit jour. N'osant pas se heurter aux portes, pour ne
-pas éveiller les chiens, elle visita les chambres vides et examina les
-fenêtres; c'est ainsi qu'elle arriva par bonheur dans la chambre de sa
-mère, dont la fenêtre, étant toute proche d'un arbre, lui rendit
-l'évasion possible.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-
-Le soir qui suivit les funérailles, ma jeune dame et moi étions
-assises dans la bibliothèque, occupées à de pénibles méditations.
-Nous convînmes que ce qui pouvait arriver de mieux à Catherine serait
-d'être autorisée à demeurer à la Grange, au moins aussi longtemps
-que vivrait Linton; celui-ci demeurerait avec nous et je resterais
-chargée du ménage. L'arrangement était trop favorable pour que nous
-puissions espérer beaucoup de le voir réalisé, et pourtant j'avais un
-vague espoir, et nous étions en train de combiner un plan, lorsqu'une
-des servantes congédiées, qui n'était pas partie encore, entra
-précipitamment et nous dit que ce démon d'Heathcliff était dans la
-cour: elle nous demanda si elle devait lui fermer la porte au nez.
-
-Quand même nous aurions été assez folles pour y songer, nous n'en
-aurions pas eu le temps. Heathcliff ne prit pas la peine de frapper ou
-de s'annoncer; il était le maître, et il usa de son privilège pour
-entrer tout droit sans dire un mot; après quoi il fit sortir la
-servante et ferma la porte.
-
-C'était la même chambre où il avait été introduit comme hôte
-dix-huit ans auparavant; la même lune brillait à travers la fenêtre,
-et au dehors s'étendait le même paysage d'automne. Nous n'avions pas
-allumé de bougie, mais tout l'appartement était éclairé, et l'on
-voyait même les portraits sur le mur: la tête splendide de Madame
-Linton et la tête gracieuse de son mari. Heathcliff s'avança vers le
-foyer. Le temps ne l'avait guère changé lui non plus. C'était le
-même homme, avec son visage sombre, plus pâle et plus affermi; sa
-stature était un peu plus forte, voilà tout. En le voyant, Catherine
-s'était levée et avait fait un mouvement pour sortir.
-
---Halte! lui dit-il, l'arrêtant par le bras. Plus d'escapades! Où
-voudriez-vous aller? Je suis venu vous chercher pour vous ramener; et
-j'espère que vous serez une fille obéissante et que vous
-n'encouragerez plus mon fils à me désobéir. J'ai été embarrassé
-pour le punir, quand je vous ai vue partir; c'est une telle toile
-d'araignée, qu'il suffirait de le toucher pour l'anéantir. Mais vous
-verrez à son regard qu'il a eu son affaire. Avant-hier soir, je l'ai
-descendu de sa chambre et installé dans un fauteuil; et je suis
-simplement resté deux heures, seul, à côté de lui. Depuis lors
-j'imagine qu'il doit me voir souvent, même absent. Hareton me dit que
-la nuit il s'éveille et crie pendant des heures et vous appelle pour le
-protéger contre moi. Ainsi, que vous aimiez ou non votre précieux
-mari, il faut que vous veniez. C'est vous qui aurez désormais à vous
-occuper de lui; je vous transmets ce soin entièrement.
-
---Pourquoi ne pas laisser Catherine demeurer ici, fis-je, et ne pas lui
-envoyer Master Linton? Comme vous les haïssez tous les deux, ils ne
-vous manqueront pas.
-
---Je suis en quête d'un locataire pour la Grange, et puis je veux avoir
-mes enfants près de moi. Et puis, cette fille me doit son service en
-échange du pain qu'elle mangera. Je ne suis pas disposé à
-l'entretenir dans le luxe et la paresse, lorsque Linton ne sera plus
-là. Allons, hâtez-vous de vous préparer, et ne me forcez pas à agir.
-
---Non, dit Catherine. Linton est tout ce que j'ai à aimer dans le
-monde; et bien que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me le
-rendre odieux, vous ne pourrez pas faire que nous nous haïssions. Et je
-vous défie de lui faire du mal pendant que je serai près de lui, et je
-vous défie de me faire peur.
-
---Vous êtes un adversaire plein de morgue, répondit Heathcliff, mais
-je vous déteste assez pour ne jamais lui faire du mal; je veux que
-votre tourment dure jusqu'au bout. Ce n'est pas moi qui vous le ferai
-haïr, mais sa propre petite nature.
-
---Je sais qu'il a une mauvaise nature, dit Catherine; il est votre fils.
-Mais je suis heureuse d'en avoir une meilleure, pour pardonner; et puis
-je sais qu'il m'aime, et pour cette raison je l'aime. Vous, M.
-Heathcliff, vous n'avez personne pour vous aimer; et si misérables que
-vous nous fassiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votre
-cruauté vient de ce que vous l'êtes plus que nous. Car vous êtes
-misérable, n'est-ce pas? Solitaire comme le démon et envieux comme
-lui! Personne ne vous aime, personne ne pleurera pour vous quand vous
-mourrez; je ne voudrais pas être vous!
-
-Catherine dit cela avec une sorte de triomphe lugubre; elle semblait
-s'être décidée à entrer dans l'esprit de sa future famille et à
-tirer plaisir, du chagrin de ses ennemis.
-
---Vous vous repentirez amèrement si vous restez ici une minute de plus,
-dit son beau-père. Allez, sorcière, et emportez vos affaires!
-
-Elle sortit, le regardant avec mépris. En son absence, je commençai à
-demander la place de Zillah aux Heights, offrant de lui céder la mienne
-à la Grange, mais il ne voulut pas en entendre parler. Il me dit de me
-taire, et alors pour la première fois fit l'inspection de la chambre.
-Ayant considéré le portrait de Madame Linton, il me dit:
-
---Je veux avoir cela à la maison. Non pas que j'en aie besoin, mais...
-il se retourna tout à coup vers le feu et poursuivit avec une
-expression que j'appellerai un sourire, faute d'un meilleur nom:
-
---Je vais vous dire ce que j'ai fait hier. J'ai dit au fossoyeur qui
-creusait la tombe de Linton d'enlever la terre de dessus son cercueil à
-elle, et je l'ai ouvert. Je crus d'abord que j'allais rester là
-toujours; quand j'ai revu son visage--car c'est encore son visage!--le
-fossoyeur eut bien à faire de me faire relever; mais il me dit qu'il
-fallait empêcher que l'air ne soufflât dessus. Mais j'ai laissé un
-des côtés du cercueil non scellé, et j'ai fait promettre à l'homme
-de me mettre à côté d'elle dans le cercueil quand mon tour viendra.
-De cette façon, Linton ne pourra pas s'y reconnaître.
-
---Vous avez très mal agi. Monsieur Heathcliff, m'écriai-je.
-N'aviez-vous pas honte de déranger les morts?
-
---Je n'ai dérangé personne, Nelly, répondit-il, et je me suis donné
-du soulagement à moi-même. Je vais être beaucoup plus tranquille
-maintenant et vous aurez bien plus de chances que je reste sous la terre
-quand une fois j'y serai. La déranger, elle? Non, c'est elle qui m'a
-dérangé, jour et nuit, pendant dix-huit ans, sans cesse, sans remords,
-jusqu'à la nuit dernière, où enfin j'ai été tranquille. J'ai rêvé
-que je dormais mon dernier sommeil, à côté d'elle, mon cœur immobile
-contre le sien et mes joues glacées contre les siennes.
-
---Et si vous l'aviez trouvée réduite à rien dans son cercueil, de
-quoi auriez-vous rêvé, demandai-je?
-
---De me changer en terre avec elle, et d'en être encore plus heureux,
-me répondit-il: supposez-vous que j'aie peur d'un changement de cette
-sorte? Je m'attendais à le trouver en soulevant le couvercle, mais
-j'aime mieux savoir qu'il ne commencera que lorsque je serai là pour le
-partager. Et puis, jamais je n'aurais pu perdre l'étrange sentiment qui
-me hantait, si je n'avais pas revu sa calme figure. Vous savez combien
-j'ai été égaré lorsqu'elle est morte: je ne cessai pas de la
-supplier de revenir vers moi. Je crois fortement aux esprits, j'ai la
-conviction qu'ils peuvent exister parmi nous. Le jour de son
-enterrement, il neigeait. Dans la soirée, je vins au cimetière: il
-faisait un triste temps d'hiver; tout, à l'entour, était solitaire.
-Sûr que personne ne viendrait me déranger, et sachant que deux yards
-de terre seuls me séparaient d'elle, je me dis: «Je veux l'avoir de
-nouveau dans mes bras. Si elle est froide, je penserai que c'est ce vent
-du Nord qui me glace, et si elle est sans mouvement, je penserai qu'elle
-dort.» Je pris un grand couteau et commençai à faire mon travail,
-après avoir enlevé la terre. Le bois commençait à craquer lorsqu'il
-me sembla entendre le soupir de quelqu'un qui se serait penché vers
-moi, debout au bord du tombeau. «Si seulement je peux ouvrir ceci,
-murmurai-je, je souhaite qu'on puisse nous recouvrir de terre tous les
-deux» et je travaillais avec plus d'ardeur encore. Il y eut un autre
-soupir, tout à mon oreille. Je savais bien qu'il n'y avait là aucune
-créature vivante en chair et en os; mais de même que, la nuit, vous
-percevez l'approche d'un être vivant sans pouvoir le distinguer, de
-même je sentais avec certitude que Cathy était là, non pas sous moi,
-mais sur la terre. J'éprouvai tout à coup un énorme soulagement; et
-je laissai là mon terrible ouvrage. Sa présence était avec moi: elle
-me tint compagnie pendant que je comblais la tombe, et me ramena chez
-moi. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j'étais sûr de la voir et
-je ne pouvais m'empêcher de lui parler. Et arrivant aux Heights, je
-trouvai la porte fermée et je me rappelle que ce maudit Earnshaw et ma
-femme voulurent m'empêcher d'entrer. Je me rappelle que je me suis à
-peine arrêté un instant en bas et que je me suis élancé dans
-l'escalier, dans sa chambre où j'étais sûr qu'elle était. Je fis
-impatiemment le tour de la chambre: je la sentais près de moi, je
-pouvais presque la voir et pourtant je ne la voyais pas. Je dois avoir
-eu une sueur de sang, tant j'ai souffert et gémi, tant je l'ai
-suppliée de me laisser la voir un instant. Mais non, elle n'a pas
-voulu. Elle s'est montrée un démon pour moi, comme elle l'avait
-souvent fait de son vivant, et depuis lors, quelquefois plus,
-quelquefois moins, j'ai toujours été la victime de cette indicible
-torture. Mes nerfs, depuis, sont toujours restés dans un tel état
-d'excitation que, s'ils n'avaient pas été solides comme des câbles,
-ils seraient maintenant dans l'état de ceux de Linton. Quand j'étais
-assis dans la maison avec Hareton, il me semblait que, en sortant,
-j'allais la rencontrer; lorsque je me promenais sur la lande, j'étais
-sûr que j'allais la rencontrer en rentrant aux Heights. Mais le pire
-était quand je voulais dormir dans ma chambre: impossible de rester
-couché. Dès l'instant où je fermais les yeux, elle était en dehors
-de la fenêtre, ou se glissait le long des panneaux, ou bien elle
-entrait dans la chambre, ou même elle reposait sa chère tête sur le
-même oreiller qu'autrefois; et il fallait absolument que j'ouvre les
-yeux pour la voir. Et ainsi je les ouvrais et les refermais cent fois
-par nuit, et toujours pour être désappointé. Cela m'avait mis hors de
-moi. Souvent il m'arrivait de grogner tout haut, si bien que ce vieux
-scélérat de Joseph ne peut pas manquer de croire que le diable s'est
-installé dans ma conscience. Mais maintenant, depuis que je l'ai vue,
-je suis calmé, un peu calmé. Ah! c'est une étrange façon de tuer un
-homme, cheveu par cheveu, en l'affolant pendant dix-huit ans du fantôme
-d'une espérance!
-
-M. Heathcliff s'arrêta et s'essuya le front, où se collaient ses
-cheveux trempés de sueur. Ses yeux regardaient fixement les cendres
-rouges du feu. Les sourcils relevés aux tempes rendaient l'expression
-de sa figure moins sinistre, mais lui donnaient un air singulier de
-trouble et de tension morale. C'est à peine s'il s'adressait à moi en
-parlant et je me gardais de répondre. Après un court repos, il se
-remit à méditer sur le portrait, le décrocha et l'appuya contre le
-sofa pour mieux le voir. Il était plongé dans cette occupation lorsque
-Catherine rentra, annonçant qu'elle était prête et qu'on sellait le
-poney.
-
---Envoyez-moi cela aux Heights demain, me dit Heathcliff en désignant
-le portrait. Puis, se tournant vers elle: «Vous pouvez vous passer de
-votre poney; la soirée est belle et à Wuthering Heights, vous n'aurez
-pas besoin de poney. Les courses que vous aurez à faire, vous pourrez
-les faire à pied. Allons, venez!
-
---Adieu, Ellen! murmura ma chère petite maîtresse. Elle m'embrassa et
-je sentis que ses lèvres étaient froides comme la glace. Venez me
-voir, Ellen, ne l'oubliez pas!
-
---Ayez bien soin de ne rien faire de pareil, madame Dean, interrompit
-son nouveau père; quand j'aurai à vous parler, je viendrai ici, je
-n'ai pas besoin de vos visites chez moi.
-
-Il fit signe à Catherine de marcher devant, et elle obéit, jetant
-derrière elle un regard qui me coupa le cœur. Par la fenêtre, je les
-vis descendre le long du jardin. Heathcliff avait pris le bras de
-Catherine sous le sien, malgré la résistance de la jeune fille et il
-l'entraînait rapidement sous les arbres de l'allée.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-
-J'ai fait une visite aux Heights, mais je n'ai pas vu Catherine depuis
-son départ. Joseph m'a retenue à la porte lorsque je suis venue et n'a
-pas voulu me laisser passer, me disant que Madame Linton était
-souffrante et que le maître était sorti. J'ai eu des nouvelles par
-Zillah, sans quoi je saurais à peine s'ils sont vivants ou morts. Elle
-croit Catherine fière et je devine à sa façon d'en parler qu'elle ne
-l'aime pas. Ma jeune dame, en arrivant aux Heights, lui avait demandé
-de l'aider, mais M. Heathcliff le lui a défendu et c'est pour avoir
-obéi à cet ordre qu'elle s'est attiré le mépris de Catherine. J'ai
-eu une longue conversation avec Zillah, il y a à peu près six
-semaines, peu de temps avant votre arrivée; et voici ce qu'elle m'a
-dit:
-
-«La première chose qu'a faite Madame Linton en arrivant aux Heights, a
-été de monter l'escalier sans même me dire bonsoir et de s'enfermer
-dans la chambre de Linton, où elle est restée jusqu'au matin. Le
-lendemain, pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner,
-elle est entrée dans la maison et a demandé en frissonnant si l'on ne
-pourrait pas envoyer chercher le médecin, son cousin étant très
-malade.
-
---Nous savons cela, répondit Heathcliff; mais sa vie ne vaut pas un
-liard et je ne voudrais pas dépenser un liard pour lui.
-
---Mais moi je ne sais pas ce qu'il y a à faire, dit-elle, et si
-personne ne m'aide, il va mourir.
-
---Sortez de la chambre, cria le maître, et que je n'entende plus un mot
-à son sujet! Personne ici ne s'inquiète de ce qui lui arrive; si vous
-vous en inquiétez, soignez-le, sinon, enfermez-le dans sa chambre et
-laissez-le tranquille.
-
-«Comment ils se sont arrangés ensemble, je ne puis le dire. J'imagine
-que Linton a dû s'agiter et gémir jour et nuit et qu'il ne lui a
-guère laissé de repos: je l'ai deviné à la pâleur de sa figure et
-à voir ses yeux tout alourdis. Parfois elle venait à la cuisine d'un
-air égaré et paraissait hésiter à demander mon assistance; mais je
-n'avais pas envie de désobéir à mon maître, je n'ose jamais lui
-désobéir, Madame Dean; je pensais bien que c'était mal de ne pas
-envoyer chercher Kenneth, mais je n'avais pas de conseil à donner, ni
-le droit de me plaindre, et j'ai toujours refusé de m'en mêler. Une ou
-deux fois, après que nous étions tous couchés, il m'est arrivé
-d'avoir à rouvrir ma porte et je l'ai vue assise toute en larmes au
-haut de l'escalier. Une nuit enfin, elle s'est décidée à venir dans
-ma chambre et m'a épouvantée en me disant: «Prévenez M. Heathcliff
-que son fils est en train de mourir; je suis sûre qu'il l'est, cette
-fois. Allez tout de suite et prévenez-le.» Après quoi, elle sortit.
-
-«En recevant son message, M. Heathcliff poussa un juron, alluma une
-chandelle et marcha vers leur chambre; je le suivis, Madame Heathcliff
-était assise à côté du lit, les mains repliées sur ses genoux. Son
-beau-père s'approcha, tint la lumière près de la figure de Linton, le
-regarda, le toucha, puis se retourna vers elle:
-
---Eh bien, Catherine, dit-il, comment vous sentez-vous?
-
-«Elle restait muette.
-
---Comment vous sentez-vous, Catherine? répéta-t-il.
-
---Il est sauvé et je suis libre, répondit-elle: je devrais me sentir
-bien, mais vous m'avez laissée si longtemps seule à lutter contre la
-mort que je ne sens plus et ne vois plus que la mort. Je me sens comme
-morte.
-
-«Et elle en avait l'air aussi. Je lui ai donné un peu de vin, puis le
-maître, après avoir renvoyé Hareton que le bruit avait attiré,
-ordonna à Joseph de porter le cadavre dans sa chambre, me dit de
-rentrer dans la mienne et laissa la jeune dame toute seule.
-
-«Le lendemain matin, il me chargea de lui dire qu'elle eût à
-descendre pour le déjeuner. Mais je la trouvai déshabillée et sur le
-point de se coucher. Elle me dit qu'elle était malade, ce qui ne me
-surprit guère.»
-
-Cathy resta dans sa chambre une quinzaine, à ce que m'a dit Zillah, qui
-venait la voir deux fois par jour, mais qui voyait toujours ses efforts
-affectueux fièrement et promptement repoussés.
-
-Heathcliff vint la voir une fois, pour lui montrer le testament de
-Linton. Le jeune homme léguait toute sa fortune et toute la partie
-mobilière de la fortune de sa femme à son père; c'est pendant
-l'absence de Catherine qu'il avait été forcé à rédiger cet acte.
-Étant mineur, il ne pouvait disposer des terres, mais, M. Heathcliff
-les a réclamées et gardées, tant les siennes que celles de sa femme;
-je suppose qu'il en avait le droit, mais en tout cas, il est bien sûr
-que Catherine, sans argent et sans amis, ne peut rien pour le contrarier
-dans sa possession. Zillah m'a encore dit que, pendant ces quinze jours,
-personne ne s'était informé d'elle. La première fois qu'elle
-descendit dans la maison, ce fut un dimanche après-midi. «Quand je lui
-apportai son dîner, elle me dit en pleurant qu'elle ne pouvait pas
-rester davantage au froid, et je lui répondis que le maître allait
-partir pour Trushcross-Grange et qu'il ne fallait pas que ma présence
-ou celle d'Earnshaw l'empêchât de descendre; et en effet, aussitôt
-qu'elle eut entendu le trot du cheval d'Heathcliff, elle apparut toute
-vêtue de noir et ses cheveux blonds tombant simplement sur ses
-épaules.
-
-«Joseph, poursuivit Zillah, était parti pour l'église et je restais
-seule avec Hareton, à qui je dis que, comme notre jeune maîtresse
-allait descendre pour nous tenir compagnie, il ferait bien de laisser
-pour le moment son travail de poudre et de nettoyage de fusil. À cette
-nouvelle, il rougit, jeta un coup d'œil sur ses mains et ses
-vêtements, et fit disparaître en une minute toutes les traces de son
-travail. Devant ses efforts pour être présentable, je ne pus
-m'empêcher de rire, de lui offrir mes services et de railler sa
-confusion, ce qui le mit de mauvaise humeur et le fit jurer.
-
-«La jeune dame entra, froide comme un glaçon et hautaine à son
-ordinaire. Je me levai et lui offris ma place dans le fauteuil, mais
-elle se détourna de moi. Earnshaw aussi s'était levé, lui disait de
-venir sur le banc et de s'asseoir tout près du feu; il lui dit qu'il
-était sûr qu'elle devait être gelée.
-
---J'ai été gelée pendant un mois et plus, répondit-elle de son ton
-le plus méprisant. Après quoi elle prit une chaise et la plaça à une
-certaine distance de nous. Lorsqu'elle se fut réchauffée, elle fit des
-yeux le tour de la chambre; elle découvrit un certain nombre de livres
-sur le dressoir, se releva, essaya de les atteindre; mais ils étaient
-trop haut. Alors son cousin, après avoir observé quelque temps ses
-efforts, trouva enfin le courage de l'aider; il prit les livres et les
-lui tendit.
-
-«C'était une grande avance pour le garçon. Elle ne le remercia pas,
-mais je vis bien qu'il était tout heureux de ce qu'elle eût accepté
-son assistance. Il se hasarda à se tenir derrière elle tandis qu'elle
-examinait ces livres et même à montrer du doigt certaines choses qui
-amusaient son imagination dans les vieilles images. Elle retirait
-vivement le livre pour lui faire lever le doigt, mais il ne s'en
-troublait pas, et se contentait de la considérer elle-même au lieu du
-livre. Son attention se concentra par degrés à observer la chevelure
-épaisse et soyeuse de la jeune dame: sa figure, il ne pouvait la voir,
-pas plus qu'elle ne le voyait. Alors, sans se rendre compte peut-être
-de ce qu'il faisait, attiré comme un enfant par une chandelle, il se
-mit à caresser doucement une boucle de ces cheveux. Il lui aurait
-enfoncé un couteau dans le cou qu'elle n'aurait pas été plus saisie.
-
---Allez-vous-en tout de suite! Comment osez-vous me toucher? Pourquoi
-vous arrêtez-vous derrière moi? Je ne puis vous souffrir! Je vais
-rentrer dans ma chambre si vous m'approchez encore.
-
-«M. Hareton se recula d'un air hébété; il s'assit sur le banc et la
-regarda pendant une demi-heure encore, continuant à parcourir les
-volumes. Enfin il s'approcha de moi et me dit tout bas:
-
---Voulez-vous la prier de nous faire la lecture, Zillah? Je suis ennuyé
-de ne rien faire et j'aime, j'aimerais tant à l'entendre lire! Mais ne
-lui dites pas que c'est moi qui l'ai demandé, demandez-le de
-vous-même.
-
---M. Hareton désirerait que vous nous fassiez la lecture, madame,
-dis-je aussitôt. Il vous en serait bien obligé.
-
-«Elle fronça le sourcil et, sans nous regarder, répondit:
-
---M. Hareton et vous tous, vous aurez la bonté de comprendre que je
-rejette toute prétention à l'obligeance ou à l'affection que vous
-avez l'hypocrisie de m'offrir; je vous méprise et ne veux avoir rien à
-dire à personne d'entre vous. Alors que j'aurais donné ma vie pour une
-bonne parole, ou même pour voir la figure de l'un de vous, vous vous
-êtes tous tenus à l'écart. Mais, je ne veux pas me plaindre à vous.
-J'ai été attirée ici par le froid, mais je n'y suis pas venue pour
-vous amuser, ni pour jouir de votre société.
-
---Qu'aurais-je pu faire? demanda Earnshaw. Comment étais-je à blâmer?
-
---Oh! vous, c'est autre chose, répondit Madame Heathcliff; ce n'est
-pas, en effet, votre absence qui m'a affligée beaucoup.
-
---Mais je me suis offert plus d'une fois, répondit-il, tout animé à
-cette insolence, et j'ai demandé à M. Heathcliff de me laisser veiller
-à votre place.
-
---Taisez-vous. Je sortirai d'ici, j'irai n'importe où, plutôt que
-d'avoir dans l'oreille votre désagréable voix.
-
-«Hareton murmura qu'elle pouvait bien aller au diable, et ne se gêna
-plus pour reprendre ses occupations. Il s'était mis maintenant à
-parler librement, et la jeune dame avait été sur le point de se
-retirer; mais le froid était trop fort, il fallut bien qu'elle se
-résignât, malgré tout son orgueil, à notre compagnie. Je m'arrangeai
-seulement en sorte qu'elle n'eût plus à mépriser mes tonnes
-intentions; toujours, depuis lors, j'ai été aussi sèche
-qu'elle-même, et elle n'a personne pour l'aimer parmi nous et ne
-mérite personne: qu'on lui dise le moindre mot, la voilà qui se replie
-sur elle-même, sans égard pour qui que ce soit. Elle ne se gêne pas
-avec le maître lui-même. Plus on la blesse, plus elle prend de
-venin.»
-
-
-«D'abord, me dit en terminant Madame Dean, j'eus l'idée d'abandonner
-ma place ici, de prendre une petite maison et de décider Catherine à
-venir y demeurer avec moi; mais M. Heathcliff ne lui permettrait cela
-pas davantage qu'il ne permettrait à Hareton de vivre de son côté. Je
-ne vois pas d'autre remède pour elle à présent qu'un second mariage;
-et cela, il n'est pas en mon pouvoir de l'arranger.»
-
-
-C'est ainsi que finit l'histoire de Madame Dean. En dépit des
-prophéties du médecin, je reprends rapidement mes forces; et bien que
-ce soit seulement la seconde semaine de janvier, je me propose de monter
-à cheval dans un jour ou deux et d'aller à Wuthering-Heights pour
-informer le propriétaire que je vais passer à Londres les six mois
-prochains et qu'il aura à se trouver un autre locataire, après
-octobre. Pour rien au monde, je ne voudrais vivre un second hiver dans
-ce pays.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-
-La journée d'hier a été claire, calme et froide. Je suis allé aux
-Heights, comme j'en avais l'intention; ma femme de ménage m'a supplié
-de me charger d'un petit mot d'elle pour sa jeune maîtresse et je n'ai
-pas cru devoir refuser. La porte de la maison était ouverte, mais la
-grande porte était verrouillée comme à ma dernière visite. Je
-frappai et appelai Earnshaw, qui était dans le jardin, et qui vint
-m'ouvrir. Le gaillard est un très beau type de rustre, mais il a l'air
-de faire son possible pour ne pas profiter de ses avantages.
-
-Je lui demandai si M. Heathcliff était chez lui. Il me répondit qu'il
-n'y était pas, mais qu'il rentrerait pour le dîner. Il était onze
-heures, je lui annonçai mon intention d'entrer et d'attendre: sur quoi
-il jeta aussitôt sa pioche et m'accompagna, remplissant l'office d'un
-chien de garde bien plutôt que d'un hôte. Nous entrâmes ensemble.
-Catherine était là, occupée à préparer des légumes pour le repas;
-elle paraissait plus maussade et moins animée que la première fois que
-je l'avais vue. C'est à peine si elle leva les yeux pour me voir entrer
-et aussitôt elle se remit à son travail avec le même dédain des
-formes ordinaires de la politesse.
-
-Elle ne paraît pas si aimable que Madame Dean voudrait me le faire
-croire, pensais-je. C'est une beauté, c'est vrai, mais pas du tout un
-ange.
-
-Earnshaw, lui ordonna durement de porter ses affaires dans la cuisine.
-«Portez-les vous-même», dit-elle, en les écartant sur la table; puis
-elle se retira près de la fenêtre, sur une chaise, et se mit à
-découper des figures d'oiseaux et d'animaux dans des épluchures de
-raves. Je m'approchai d'elle, comme si je voulais voir le jardin et je
-laissai adroitement tomber sur ses genoux la note de Madame Dean. Mais
-elle me demanda tout haut: «Qu'est-ce que c'est que cela?» et le jeta
-par terre.
-
---C'est une lettre de votre vieille connaissance, la ménagère de la
-Grange, répondis-je, effrayé de penser que l'on pouvait croire à un
-billet de moi-même. En apprenant la provenance du papier, Catherine fit
-un effort pour le ramasser, mais Hareton la repoussa, saisit le billet
-et le mit dans son gilet, disant qu'il fallait d'abord que M. Heathcliff
-le vit. Alors, Catherine, sans rien dire, se détourna, tira son
-mouchoir et se l'appliqua sur les yeux. Son cousin, après avoir lutté
-un instant pour retenir ses bons sentiments, sortit la lettre et la jeta
-à côté d'elle sur le plancher, le plus grossièrement qu'il put.
-Catherine la ramassa et la lut avec empressement; puis elle me fit
-quelques questions au sujet des habitants, humains et autres, de son
-ancienne maison; et, jetant un coup d'œil vers les collines, elle
-murmura:
-
-«J'aimerais tant à descendre la côte, sur mon cher poney! Oh! je suis
-lasse, je suis au bout, Hareton!» Et elle appuya sa tête charmante
-contre le mur avec un soupir, et elle tomba dans une façon de tristesse
-inconsciente, sans se soucier de nous.
-
---Madame Heathcliff, dis-je après un silence, vous ne vous doutez pas
-que je vous connais, et si intimement qu'il me paraît tout drôle de
-rester ainsi à côté de vous en étranger. Ma femme de ménage ne se
-fatigue pas de me parler de vous et de faire votre éloge; elle sera
-bien désappointée si je reviens sans nouvelles de vous et si je lui
-dis que vous avez lu sa lettre sans rien répondre.
-
-Mon discours l'étonna. Elle me demanda:
-
---Est-ce qu'Ellen vous aime?
-
---Oui, certes, répondis-je, après une hésitation.
-
---Dites-lui, reprit-elle, que j'aurais voulu répondre à sa lettre,
-mais que je n'ai rien pour écrire, pas même un livre d'où je puisse
-déchirer une feuille.
-
---Pas de livres? m'écriai-je. Comment pouvez-vous vivre sans livres?
-
---J'étais toujours à lire, quand j'en avais, dit Catherine, et M.
-Heathcliff ne lit jamais, de sorte qu'il s'est mis dans la tête de
-détruire mes livres. Pendant des semaines, je n'en ai pas vu un. Une
-fois, seulement, j'ai mis la main sur la bibliothèque théologique de
-Joseph, à sa grande colère; et une autre fois, Hareton, j'ai trouvé
-un stock de livres caché dans votre chambre, quelques livres de latin
-et de grec, des livres de contes et de poésies, ces derniers rapportés
-par moi de la Grange. Vous me les avez volés, simplement pour le
-plaisir de m'en priver. Ils ne peuvent vous être d'aucun usage,
-évidemment, vous les avez cachés pour empêcher que personne n'en
-tirât profit. Peut-être est-ce vous qui, par jalousie, avez conseillé
-à M. Heathcliff de me priver de mes livres? Mais j'ai la plupart
-d'entre eux écrits dans ma tête et dans mon cœur, et de ceux-là vous
-ne pouvez pas me priver.
-
-En entendant ainsi révéler le secret de ses accaparements
-littéraires, Earnshaw devint d'un rouge pourpre.
-
---M. Hareton désire sans doute élargir ses connaissances, dis-je,
-venant à son aide. Ce n'est pas de l'envie, mais de l'émulation qu'il
-éprouve à votre égard. Il deviendra très fort d'ici quelques
-années.
-
---Et il veut que je devienne une sotte en attendant, répondit
-Catherine. Oui, je l'entends qui essaie d'épeler et de lire; il fait
-assez de fautes! Je voudrais que vous puissiez répéter la petite
-scène d'hier, c'était extrêmement drôle. Je vous ai entendu tourner
-et retourner le dictionnaire pour chercher les mots difficiles, et jurer
-devant l'impossibilité de comprendre.
-
-Le jeune homme, gêné au possible, ne trouva pas d'autre issue que de
-rire lui-même. Je me rappelai ce que m'avait dit Madame Dean sur la
-façon dont ses premiers essais d'instruction avaient été rabroués.
-
---Mais, dis-je, Madame Heathcliff, nous avons tous eu des commencements
-et nous avons balbutié sur le seuil; si nos maîtres s'étaient moqués
-de nous au lieu de nous aider, nous continuerions encore.
-
---Oh! répondit-elle, je ne cherche pas à limiter ses connaissances;
-mais il n'a pas le droit de s'approprier ce qui est à moi et de le
-rendre ridicule par ses fautes et sa mauvaise prononciation. Ces livres,
-prose et vers, sont consacrés pour moi par d'autres souvenirs, et je ne
-puis souffrir de les voir dégradés et profanés dans sa bouche. Sans
-compter qu'il a choisi, entre toutes, mes pièces favorites, celles que
-j'aime le mieux répéter, et cela comme par malice délibérée.
-
-Je vis la poitrine d'Hareton se soulever une minute en silence, sous le
-poids de la mortification et de la colère. Puis il sortit, et revint
-avec une demi-douzaine de livres qu'il jeta dans le tablier de
-Catherine, en s'écriant:
-
---Prenez-les, je ne veux plus jamais ni les lire ni y penser.
-
---Je n'en veux plus maintenant, répondit-elle, leur souvenir se mêle
-maintenant au vôtre, et je les hais. Elle ouvrit l'un d'eux au hasard
-et se mit à lire quelques lignes sur le ton pleurard d'un débutant,
-puis éclata de rire, et voulut recommencer cette comédie.
-
-Mais l'amour-propre du jeune homme ne put en supporter davantage. Je
-m'étais détourné, mais j'entendis le bruit d'un coup destiné à la
-faire taire. Après quoi il ramassa les livres et les jeta dans le feu.
-Je lus sur sa figure tout le chagrin qu'il avait à s'en séparer. Sans
-doute, en les voyant brûler, il se rappelait le plaisir qu'il en avait
-déjà tiré et songeait à celui qu'il s'était promis d'en tirer
-encore. Jusqu'au moment où Catherine avait traversé son chemin, il
-s'était contenté du travail quotidien et des rudes plaisirs de la vie
-animale. Ensuite la honte de son dédain et l'espoir de son approbation
-l'avaient excité à des aspirations plus hautes; et voilà que ses
-efforts produisaient exactement l'effet contraire.
-
---Oui, c'est tout le bien qu'une brute comme vous peut retirer de ces
-livres! dit Catherine, furieuse, suivant de l'œil les progrès du feu.
-
---Vous feriez mieux de vous taire, à présent! répondit Hareton.
-
-Son agitation était au comble, et il allait sortir de la chambre, n'y
-tenant plus, lorsqu'il croisa M. Heathcliff qui entrait, et qui lui mit
-la main sur l'épaule.
-
---Eh bien, qu'est-ce qu'il y a, mon garçon? demanda-t-il.
-
---Rien, rien, dit-il en s'éloignant.
-
-Heathcliff le suivit des yeux et poussa un soupir.
-
---C'est étrange, murmura-t-il, quand je cherche sur sa figure les
-traits de son père, c'est elle que je trouve tous les jours davantage.
-Comment diable peut-il lui ressembler si fort? C'est à peine si je
-supporte sa vue.
-
-Il baissa les yeux et s'avança d'un air songeur. Il y avait en lui une
-expression inquiète et anxieuse que je n'avais jamais remarquée
-auparavant: de plus il paraissait maigri. En le voyant par la fenêtre,
-sa belle-fille s'était aussitôt enfuie dans la cuisine, de sorte que
-je restai seul.
-
---Je suis heureux de voir que vous pouvez enfin sortir, M. Lockwood, me
-dit-il en réponse à mon salut. Je me suis demandé plus d'une fois ce
-qui avait bien pu vous amener dans cette solitude.
-
---Un caprice, j'en ai peur, monsieur, répondis-je, et c'est encore un
-caprice qui m'en fait partir. Je retournerai à Londres la semaine
-prochaine; et je ne crois pas que je pourrai vivre ici désormais.
-
---Oh vraiment! Êtes-vous déjà fatigué d'être loin du monde? Mais si
-vous venez ici pour plaider votre droit à ne pas payer un loyer dont
-vous ne voulez pas profiter, c'est peine perdue: je ne me relâche
-jamais d'exiger de chacun ce qui m'est dû.
-
---Je ne viens plaider rien de pareil! m'écriai-je piqué. «Si vous le
-voulez-bien, je vais régler tout de suite la chose avec vous.» Et je
-tirai mon portefeuille de ma poche.
-
---Non, non, répondit-il froidement, ce n'est pas si pressé.
-Asseyez-vous et dînez avec nous. Un hôte que l'on est assuré de ne
-plus revoir peut en général être bien accueilli. Catherine, apportez
-le dîner. Où êtes-vous?
-
-Catherine reparut, avec un paquet de couteaux et de fourchettes.
-
---Vous aurez à dîner avec Joseph, lui murmura Heathcliff à part, et
-vous resterez dans la cuisine jusqu'à ce qu'il soit parti.
-
-Entre M. Heathcliff, sombre et maussade, et Hareton absolument muet, je
-fis un assez triste repas. Je partis de bonne heure. J'aurais voulu
-sortir par derrière, pour revoir encore Catherine et pour vexer le
-vieux Joseph; mais Hareton reçut l'ordre d'amener mon cheval à la
-porte, et mon hôte lui-même m'escorta jusqu'au seuil.
-
-«Quelle sinistre vie on mène dans cette maison! pensais-je en m'en
-retournant. Comme c'eût été quelque chose de plus qu'un conte magique
-pour madame Linton Heathcliff, si nous nous étions aimés, comme le
-désirait sa bonne nourrice, et si nous avions émigré ensemble dans
-l'atmosphère bruyante de la capitale!
-
-
-
-
-ÉPILOGUE
-
-
-En septembre, j'ai été invité à chasser chez un ami dans le Nord; en
-me rendant chez lui, il m'arriva de passer à quinze milles de
-Gimmerton. L'hôtelier de l'auberge ou je m'étais arrêté s'occupait
-à faire boire mes chevaux lorsque passa sur la route une voiture
-d'avoine verte fraîchement coupée.
-
---Tiens, fit l'aubergiste, ça vient de Gimmerton. La moisson y est
-toujours de trois semaines en retard.
-
---Gimmerton? répétai-je, me rappelant mon séjour dans cette
-localité. Est-ce loin d'ici?
-
---Il y a bien quatorze milles par les collines, et le chemin est dur.
-
-Une soudaine envie me prit de revoir Trushcross-Grange. Il était à
-peine midi, et je pensai que je pouvais aussi bien passer la nuit sous
-mon propre toit que dans une auberge. De toute façon, il m'aurait fallu
-y retourner pour régler mes comptes de loyer. J'ordonnai donc à mon
-domestique de s'enquérir du chemin, et trois heures après nous étions
-à Gimmerton.
-
-Je laissai mes chevaux dans le village et je descendis seul la vallée.
-La grise chapelle me parut plus grise et plus solitaire, le cimetière
-plus abandonné. Je vis un troupeau broutant l'herbe courte sur les
-tombes. Le temps était chaud et doux, et je jouissais infiniment du
-paysage qui s'étendait au-dessus et au-dessous de moi. Rien de plus
-lugubre en hiver, mais rien de plus charmant en été que ces champs
-coupés de collines, et ces fortes senteurs de bruyère.
-
-J'arrivai à la Grange avant le coucher du soleil, et je frappai; ne
-recevant pas de réponse, j'entrai dans la cour. Sous le porche, une
-fille de neuf ou dix ans était assise tricotant, et à côté d'elle
-une vieille femme, qui fumait sa pipe d'un air songeur.
-
---Madame Dean est-elle ici? demandai-je à la vieille.
-
---Madame Dean? Non. Elle ne demeure pas ici; elle est là-haut aux
-Heights.
-
---Alors c'est vous qui gardez la maison?
-
---Oui, je garde la maison.
-
---Eh bien, je suis M. Lockwood, le maître d'ici. Avez-vous une place
-pour me loger, je voudrais rester pour la nuit.
-
---Le maître! s'écria-t-elle toute surprise. Hé! personne ne savait
-que vous alliez venir. Vous auriez dû envoyer un mot. Il n'y a rien de
-prêt dans la maison!
-
-Elle quitta sa pipe et entra toute affairée, suivie de la jeune fille.
-Pour la rassurer, je lui dis de me préparer simplement un coin où je
-puisse m'asseoir pour souper et un lit pour dormir. Inutile de balayer
-et d'épousseter, seulement un bon feu et des draps bien secs.
-
---Et tout va bien aux Heights? demandai-je.
-
---Oui, autant que j'en sais quelque chose.
-
-J'aurais voulu lui demander encore pourquoi Madame Dean avait quitté la
-Grange, mais je la vis trop émue de mon retour; de sorte que je la
-quittai et m'avançai lentement vers la demeure de M. Heathcliff, ayant
-derrière moi l'éclat du soleil couchant, et devant moi la douce lueur
-de la lune qui se levait. Je n'eus ni à grimper par-dessus la porte ni
-à frapper pour me la faire ouvrir: elle céda sous ma main. Je fus
-frappé de ce progrès.
-
-Les portes et les fenêtres étaient ouvertes; pourtant, comme c'est
-l'usage dans les districts des mines de charbon, un beau feu rouge
-illuminait la cheminée. La maison de Wuthering Heights est si grande
-que les habitants pouvaient toujours se mettre à l'abri de l'excessive
-chaleur du foyer. Avant d'entrer, j'entendis deux personnes qui se
-parlaient, tout près d'une fenêtre.
-
---_Contraire_, disait une voix, douce comme une clochette d'argent.
-C'est la troisième fois que je vous le répète, âne que vous êtes.
-Je ne vous le dirai plus. Tâchez de vous en souvenir, ou bien je vous
-tire les cheveux.
-
---Eh bien, _contraire_, alors, répondit une autre voix plus profonde,
-mais adoucie. Et maintenant embrassez-moi pour mes bonnes intentions.
-
---Non. Je veux d'abord que vous lisiez tout le passage correctement sans
-une seule faute.
-
-La lecture recommença: celui qui lisait était un jeune homme habillé
-convenablement, et assis à une table avec un livre devant lui. Son beau
-visage brillait de plaisir, et ses yeux ne cessaient de se promener
-impatiemment de la page du livre vers une petite main blanche qui
-s'appuyait sur son épaule et qui, de temps à autre, le rappelait à
-son travail par une petite tape sur la joue. La propriétaire de cette
-main se tenait derrière: ses légères boucles blondes se mêlaient par
-intervalles aux cheveux noirs du jeune homme, et son visage...,--il
-était heureux qu'il ne pût voir ce visage, car jamais il n'aurait pu
-faire attention à ce qu'il lisait. Je pouvais le voir, moi, par la
-fenêtre, et je me mordais la lèvre de dépit d'avoir laissé passer la
-chance de faire quelque chose de plus que de le regarder.
-
-La leçon se termina, non sans, de nouvelles fautes. L'élève réclama
-cependant sa récompense, et reçut au moins cinq baisers, que
-d'ailleurs il rendit généreusement. Alors le couple s'avança vers la
-porte, et se prépara à sortir pour faire un tour sur la lande. Je
-supposai que le cœur d'Hareton, sinon sa bouche, m'enverrait au fond de
-l'enfer si je le dérangeais dans cet heureux moment; et je me
-détournai pour chercher un refuge dans la cuisine. Là aussi je trouvai
-l'entrée libre, et je vis à la porte ma vieille amie Nelly Dean, qui
-cousait en fredonnant une chanson, tandis que dans le fond se tenait le
-vieux Joseph, interrompant sans cesse une lecture pieuse pour se
-plaindre de la perversité universelle.
-
-En me reconnaissant, Madame Dean se dressa sur ses pieds, et me cria:
-
---Hé, M. Lockwood, Dieu vous bénisse! Quelle idée avez-vous eue de
-revenir de cette façon? Tout est fermé à Thrushcross-Grange. Vous
-auriez dû me prévenir.
-
---Oh! je me suis arrangé déjà pour passer la nuit à la Grange,
-répondis-je, je repars demain. Mais comment êtes-vous transportée
-ici, Madame Dean? Dites-le moi!
-
---Zillah est partie, peu de temps après votre départ; et M. Heathcliff
-m'a fait venir ici pour y rester jusqu'à votre retour.
-
---Je suis venu ici, dis-je, pour régler mon compte avec votre maître.
-
---Quel compte, monsieur, me dit Nelly, me conduisant dans la maison?
-
---Au sujet de mon loyer.
-
---Oh! alors, c'est avec Madame Heathcliff que vous aurez à traiter, ou
-plutôt avec moi, car elle n'a pas encore appris à diriger les
-affaires, et je la remplace, faute de quelqu'un de mieux.
-
-Et comme elle voyait la surprise dans mes yeux:
-
---Ah! dit-elle, il paraît que vous n'avez pas appris la mort
-d'Heathcliff?
-
---Heathcliff mort! m'écriai-je, et il y a longtemps?
-
---À peu près trois mois: mais asseyez-vous, laissez-moi prendre votre
-chapeau, et je vais tout vous raconter. Et si vous ne voulez rien
-manger, buvez au moins un coup de notre bonne ale, vous avez l'air
-fatigué.
-
-Elle sortit aussitôt pour aller chercher la boisson promise, et
-j'entendis Joseph demander si ce n'était pas un scandale qu'elle eût
-des poursuivants à son âge, s'il n'était pas honteux de voir vider
-ainsi les caves du maître, etc. Mais Nelly ne prit pas la peine de lui
-répondre et revint une minute après, apportant un magnifique broc
-d'argent dont je louai le contenu comme il convenait. C'est alors que
-j'entendis la fin de l'histoire d'Heathcliff.
-
-«Quinze jours environ après votre départ, dit Madame Dean, je fus
-mandée aux Heights. Ma première entrevue avec Catherine me chagrina
-beaucoup, je la trouvai si changée! M. Heathcliff ne m'expliqua pas les
-motifs qu'il avait pour modifier sa conduite à mon égard; il me dit
-seulement qu'il avait besoin de moi, qu'il était las de voir Catherine,
-et qu'il fallait que je fasse mon possible pour la garder avec moi dans
-le petit parloir. D'abord ma jeune maîtresse parut charmée de cet
-arrangement. Je lui apportai de la Grange un grand nombre de livres, et
-d'autres objets, qui avaient jadis servi à l'amuser. Je me flattais que
-sa situation allait devenir plus tolérable, mais mon illusion ne fut
-pas de longue durée. Catherine ne tarda pas à devenir irritable et
-inquiète. D'une part, on lui défendait de sortir du jardin, et il lui
-coûtait d'être ainsi renfermée à l'étroit pendant que le printemps
-rayonnait. D'autre part, les soins du ménage m'obligeaient à la
-quitter souvent, et alors elle souffrait de rester seule. Plutôt que de
-demeurer sans compagnie, elle préférait aller se quereller avec Joseph
-dans la cuisine. Souvent Hareton était lui aussi forcé de chercher
-abri dans la cuisine; et bien qu'il fut toujours maussade et silencieux,
-elle changea peu à peu d'attitude envers lui et ne put se résigner à
-le laisser seul. Elle lui parlait, le raillait de sa sottise et de sa
-paresse, s'étonnait de voir qu'il pût supporter la vie qu'il menait,
-et rester toute une soirée à regarder le feu.
-
---Il est tout à fait comme un chien, n'est-ce pas, Ellen, me
-disait-elle, ou comme un cheval de trait! Il fait son ouvrage, mange sa
-nourriture, et dort éternellement! Quel vide et lugubre esprit il doit
-avoir! Vous arrive-t-il jamais de rêver, Hareton? Et alors, de quoi
-pouvez-vous bien rêver? Mais vous n'êtes seulement pas capable de me
-parler!
-
-«Et elle le regardait, mais lui ne voulait ni ouvrir la bouche ni lever
-les yeux sur elle.
-
---Il est peut-être en train de rêver maintenant, poursuivit-elle,
-demandez-le-lui, Ellen.
-
---M. Hareton va demander au maître de vous faire monter dans votre
-chambre, si vous ne vous tenez pas tranquille, dis-je.
-
---Je sais pourquoi Hareton ne parle jamais, quand je suis dans la
-cuisine, s'écriait-elle une autre fois. Il a peur que je ne rie de lui.
-Ellen, qu'en pensez-vous? Il s'est mis une fois à apprendre à lire; et
-comme je me moquais, il a brûlé ses livres et arrêté son éducation.
-N'était-il pas fou?
-
---Et n'étiez-vous pas méchante, vous? dis-je. Répondez-moi à cela.
-
---Oui, peut-être l'ai-je été en effet, mais je n'aurais pas pensé
-qu'il en fût si maussade. Hareton, si je vous donnais un livre,
-maintenant, le prendriez-vous? Je vais essayer.
-
-«Elle lui mit dans la main le livre qu'elle lisait, mais il le rejeta,
-en murmurant qu'il allait lui casser le cou si elle ne le laissait pas
-tranquille.
-
---Eh bien, dit-elle, je vais le mettre là dans le tiroir de la table,
-et je vais aller me coucher.
-
-«Mais je lui appris le lendemain à son grand désappointement, que le
-jeune homme n'avait pas touché à son livre, et cette comédie
-recommença souvent par la suite sans plus de succès. Dans les belles
-soirées de printemps, Hareton était toujours en chasse, et Catherine
-gémissait et soupirait, et me suppliait de lui parler, et se sauvait
-quand je commençais. Elle pleurait, disant qu'elle était fatiguée de
-vivre, et que sa vie était inutile.
-
-«M. Heathcliff, qui devenait de plus en plus insociable, avait presque
-chassé Earnshaw de la grande chambre. Au commencement de mars, un
-accident força le jeune homme à rester à demeure dans la cuisine. Le
-canon de son fusil éclata, et le blessa assez gravement au bras.
-Catherine parut heureuse de l'avoir toujours dans la maison; en tout
-cas, elle jugea sa chambre du premier étage encore plus insupportable
-et s'ingénia pour trouver de la besogne à la cuisine.
-
-«Le lundi de Pâques, Joseph partit pour la foire de Gimmerton avec du
-bétail. Earnshaw était assis, morose comme d'ordinaire, dans le coin
-de la cheminée, et ma petite maîtresse se distrayait à faire des
-dessins sur les fenêtres, à fredonner des chansons, à lancer des
-regards impatients sur son cousin qui fumait tranquillement en
-contemplant le feu. Tout d'un coup je la vis s'approcher du jeune homme
-et je l'entendis lui parler.
-
---J'ai découvert, Hareton, que j'ai besoin.... que je serais
-heureuse..., que j'aimerais à ce que vous fussiez mon cousin
-maintenant, si vous n'aviez pas été si dur et de si mauvaise humeur
-pour moi.
-
-«Hareton ne répondit pas.
-
---Hareton, Hareton, m'entendez-vous? poursuivit-elle.
-
---Allez au diable!
-
---Je veux que vous m'écoutiez, d'abord. Je ne sais comment faire pour
-que vous m'adressiez la parole et vous faites exprès de ne pas
-comprendre. Vous savez bien que quand je vous traite de stupide, cela ne
-veut pas dire que je vous méprise. Allons, il faudra que vous fassiez
-attention à moi, Hareton.
-
---Je ne veux avoir rien à faire avec vous et votre sale orgueil et vos
-tours de démon! répondit-il. Je veux aller en enfer corps et âme,
-avant de me retourner de votre côté. Allons, éloignez-vous de moi,
-tout de suite!
-
-«Catherine fronça le sourcil et se retira du côté de la fenêtre en
-se mordant les lèvres, affectant de fredonner.
-
---Vous devriez être amis, avec votre cousine, monsieur Hareton, dis-je,
-puisqu'elle se repent de sa conduite envers vous. Cela vous ferait un
-grand bien. Sa compagnie ferait de vous un autre homme.
-
---Sa compagnie, s'écria-t-il, alors qu'elle me hait et ne me croit pas
-capable de nettoyer ses souliers! Non, quand ce serait pour être roi,
-je ne voudrais pas rechercher de nouveau ses bonnes grâces.
-
---Ce n'est pas moi qui vous hais, c'est vous qui me haïssez, dit
-Catherine toute en larmes. Vous me haïssez autant et plus que fait M.
-Heathcliff.
-
---Vous êtes une damnée menteuse! Pourquoi alors me serais-je exposé
-à sa colère, cent fois, en prenant votre parti?
-
---Je ne savais pas que vous ayez pris mon parti, répondit-elle, en se
-séchant les yeux, et mon malheur me rendait amer pour chacun. Mais
-maintenant je vous remercie et vous demande pardon. Que puis-je faire de
-plus?
-
-«Elle revint vers le foyer et lui tendit franchement la main, puis
-voyant qu'il serrait les poings sans répondre, elle se baissa, et le
-baisa légèrement sur la joue. Je hochai la tête en signe de reproche,
-ce qui la rendit très honteuse.
-
---Que pouvais-je faire d'autre, Ellen? me dit-elle. Il ne voulait ni me
-serrer la main, ni regarder de mon côté. Il fallait bien que je lui
-montre en quelque façon que je l'aime et que je veux que nous soyons
-amis.
-
-«Si Hareton fut convaincu par ce baiser, je ne puis le dire, je vis
-seulement qu'il était gêné de cacher son visage et ne savait où
-tourner les yeux.
-
-«Catherine s'occupa ensuite à envelopper de papier un beau livre, et,
-l'ayant lié d'un ruban, et ayant inscrit dessus l'adresse, «à M.
-Hareton Earnshaw», elle me pria de porter ce présent à son
-destinataire.
-
---Et dites-lui que s'il consent à le prendre, je viendrai lui apprendre
-à le lire, tandis que s'il refuse, je monterai dans ma chambre et ne
-lui adresserai jamais plus la parole.
-
-«Je fis la commission, surveillée par ma jeune maîtresse. Hareton ne
-voulut pas ouvrir les doigts, de sorte que je déposai le livre sur ses
-genoux, mais il ne fit non plus aucun effort pour le rejeter. Lorsque
-Catherine entendit enfin qu'il enlevait la couverture, elle s'élança,
-vint tranquillement s'asseoir à côté de lui. Il tremblait, et sa
-figure étincelait.
-
---Dites que vous me pardonnez, Hareton! Vous pouvez me rendre si
-heureuse en disant ce petit mot.
-
-«Il murmura quelque chose d'incompréhensible.
-
---Et vous serez mon ami? demanda Catherine.
-
---Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre vie, et plus
-vous me connaîtriez, plus vous auriez honte; et c'est ce que je ne peux
-souffrir.
-
---Ainsi, vous ne voulez pas être mon ami? dit-elle, avec un sourire
-doux comme le miel, en se serrant contre lui.
-
-«Je n'entendis plus aucun mot distinct, mais en me retournant,
-j'aperçus, penchées sur les pages du livre, deux figures si radieuses
-que je vis bien que le traité avait été ratifié des deux côtés, et
-que désormais les ennemis étaient devenus des alliés.
-
-«Le livre était plein de belles images, de sorte que les deux jeunes
-gens restèrent immobiles à les regarder jusqu'au retour de Joseph.
-Celui-ci fut tout surpris en apercevant Catherine assise à côté de
-Hareton et la main appuyée sur son épaule. Il força Hareton à aller
-rejoindre Heathcliff dans la maison, et comme Catherine promettait à
-son cousin de lui apporter le lendemain d'autres livres, et voulait
-laisser celui-là sur la cheminée:
-
---Tous les livres que vous laisserez, je les porterai au maître, dit
-Joseph, et il n'y a guère chance que vous les retrouviez. Mais Cathy
-lui assura que sa bibliothèque à lui paierait pour le mal qu'il ferait
-à la sienne; et, passant en souriant auprès d'Hareton, elle remonta
-dans sa chambre, plus légère de cœur qu'elle n'avait jamais été
-auparavant sous ce toit.
-
-«Ainsi engagée, l'intimité grandit rapidement, malgré mille petites
-interruptions d'un instant. Earnshaw n'était pas commode à civiliser
-et ma jeune maîtresse n'était ni un philosophe, ni un modèle de
-patience; mais leurs deux esprits tendaient au même but, de sorte
-qu'ils finirent par y arriver.
-
---Vous le voyez, M. Lockwood, c'était assez facile de gagner le cœur
-de Madame Heathcliff. Mais maintenant je suis heureuse que vous ne
-l'ayez pas essayé. L'union de ces deux êtres couronnera tous mes
-vœux; et il n'y aura pas une femme plus heureuse que moi dans toute
-l'Angleterre le jour de leurs noces.
-
-«Un lundi matin, et comme Earnshaw était encore forcé de rester à la
-maison à cause de son accident, Catherine descendit avant moi et alla
-rejoindre son cousin dans le jardin. Lorsque j'allai les trouver pour
-les prévenir que le déjeuner était prêt, je vis qu'elle avait
-persuadé au jeune homme d'arracher un grand nombre de buissons et de
-planter à la place des fleurs rapportées de la Grange.
-
-«Je fus terrifiée de la dévastation qu'ils avaient accomplie dans une
-petite demi-heure; les noirs buissons de cassis qu'ils venaient
-d'arracher faisaient la joie de Joseph, et je pensais bien qu'il serait
-furieux.
-
---Là! Tout cela va être montré au maître! m'écriai-je. Quelle
-excuse aurez-vous pour avoir pris de telles libertés? Nous allons avoir
-une belle explosion sur la tête! M. Hareton, je m'étonne que vous
-n'ayez pas plus d'esprit; vous êtes fou de l'écouter ainsi!
-
---J'avais oublié que ces buissons étaient à Joseph, répondit
-Earnshaw très embarrassé; mais je vais lui dire que c'est moi qui ai
-tout fait.
-
-«Nous prenions toujours nos repas avec M. Heathcliff. Je tenais la
-place de maîtresse de la maison pour servir le thé et pour découper.
-Catherine était généralement assise à côté de moi; mais ce
-jour-là, elle s'était mise près d'Hareton, et je vis bien qu'elle
-n'aurait pas plus de discrétion dans son amitié qu'elle n'en avait eu
-dans son hostilité.
-
---Prenez garde au moins de ne pas trop causer avec votre cousin, lui
-murmurai-je à l'oreille. Cela ennuierait M. Heathcliff et il serait
-furieux contre vous deux.
-
---Soit, je ne lui causerai pas, répondit-elle.
-
-«Mais la minute d'après, elle s'était installée à côté de lui, et
-trempait des primevères dans son plat de porridge.
-
-«Lui, n'osait pas lui parler, ni même la regarder; mais elle
-continuait à l'agacer, si bien qu'il fut deux fois sur le point
-d'éclater de rire. Je fronçai le sourcil; elle s'arrêta, jeta un coup
-d'œil sur le maître, dont l'esprit semblait occupé de toute autre
-chose que de nous; mais bientôt elle se retourna et recommença ses
-folies.
-
-«Hareton ayant cette fois poussé un rire contenu, M. Heathcliff
-tressaillit et ses yeux firent rapidement le tour de la table. Catherine
-le considérait avec son regard habituel, un regard inquiet, mais plein
-de défi, et qu'il abhorrait.
-
---Vous avez de la chance d'être hors de ma portée! cria-t-il. Quel
-démon vous possède pour que vous me regardiez constamment avec ces
-yeux d'enfer? Détournez vos yeux, et ne me faites pas souvenir
-désormais de votre existence. Je croyais vous avoir guérie de
-l'habitude de rire!
-
---C'était moi, murmura Hareton.
-
---Que dites-vous? demanda le maître.
-
-«Hareton regarda son assiette et ne dit rien. M. Heathcliff, après
-l'avoir considéré un instant, reprit sa rêverie interrompue. Le
-déjeuner était à peu près achevé, et les deux jeunes gens
-s'étaient mis prudemment à l'écart, lorsque Joseph se montra à la
-porte, la lèvre tremblante et les yeux furieux, et déclara longuement
-qu'il voulait s'en aller, qu'il ne pouvait pas supporter davantage une
-pareille cruauté.
-
---Allons, allons, idiot, interrompit Heathcliff, assez! De quoi vous
-plaignez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos querelles avec Nelly.
-Elle peut vous jeter dans le trou à charbon sans que je m'en soucie.
-
---Ce n'est pas Nelly! répondit Joseph. Si méchante qu'elle soit, Dieu
-merci, elle ne serait pas capable de voler l'âme de personne. C'est
-cette maudite petite reine-là, qui a ensorcelé notre garçon avec ses
-yeux hardis et ses manières provocantes. Il a oublié tout ce que j'ai
-fait pour lui et il a été arracher toute une rangée de mes plus beaux
-cassis dans le jardin.
-
---Cet animal est-il ivre? demanda M. Heathcliff. Hareton, est-ce à vous
-qu'il en a?
-
---J'ai arraché deux ou trois buissons, répondit le jeune homme, mais
-je vais les replanter.
-
---Et pourquoi les avez-vous arrachés?
-
-«Catherine intervint.
-
---Nous voulions planter là quelques fleurs. Je suis la seule personne
-à blâmer, car c'est moi qui l'ai voulu.
-
---Et qui diable vous a donné la permission de toucher à quoi que ce
-soit ici? demanda son beau-père stupéfait. Et qui vous a ordonné de
-lui obéir? ajouta-t-il en se tournant vers Hareton.
-
-«Ce dernier restait muet; sa cousine répondit:
-
---Vous ne devriez pas me refuser quelques pouces de terre, vous qui
-m'avez pris toutes mes terres!
-
---Vos terres, insolente souillon! Jamais vous n'en avez eu!
-
---Et mon argent aussi, poursuivit-elle, en lui lançant son regard
-irrité.
-
---Silence! Allez-vous en!
-
---Et aussi les terres d'Hareton, et son argent! poursuivit la jeune
-femme hors d'elle-même. Hareton et moi sommes amis maintenant, et je
-lui dirai tout à votre sujet.
-
-«Le maître parut un instant confondu. Il devint très pâle et se
-leva, sans cesser de la considérer avec une expression de haine
-mortelle.
-
---Si vous me frappez, Hareton vous frappera! dit-elle. Ainsi vous feriez
-mieux de rester assis.
-
---Si Hareton ne vous chasse pas d'ici, je le frapperai à mort! tonna
-Heathcliff. Maudite sorcière! Osez-vous prétendre à l'exciter contre
-moi? Hors d'ici! Entendez-vous! Emmenez-la dans la cuisine! Je vais la
-tuer, Ellen Dean, si vous me laissez la revoir.
-
-«Hareton essaya tout bas de lui persuader de s'en aller.
-
---Chassez-la d'ici, cria Heathcliff d'un ton de voix sauvage. Allez-vous
-perdre votre temps à lui parler?
-
-«Et il s'approcha pour exécuter lui-même son ordre.
-
---Il ne vous obéira plus désormais, méchant homme, dit Catherine, et
-bientôt il vous détestera autant que je le fais.
-
---Chut! Chut! murmura le jeune homme d'un ton de reproche; je ne veux
-pas vous entendre lui parler ainsi.
-
---Mais vous ne souffrirez pas qu'il me frappe, lui cria-t-elle?
-
---Alors, venez.
-
-«Mais il était trop tard: Heathcliff l'avait saisie dans ses mains.
-
---Et maintenant, vous, allez-vous en! dit-il à Earnshaw. Satanée
-sorcière! Cette fois elle m'a provoqué au delà de ce que je pouvais
-supporter et je vais la faire s'en repentir à jamais.
-
-«Il l'avait empoignée par les cheveux, et Hareton essayait vainement
-de la lui enlever, le suppliant de ne pas lui faire de mal cette fois
-encore. Les yeux noirs d'Heathcliff étincelaient; il semblait prêt à
-la mettre en pièces, et je venais à mon tour à la rescousse lorsque
-je vis tout à coup ses doigts se relâcher; maintenant il la tenait
-simplement par le bras et la regardait dans les yeux. Puis il lui cacha
-les yeux avec ses mains, se recueillit un instant, et finit par lui dire
-avec assez de calme.
-
---Il faut que vous appreniez à éviter de me passionner, ou bien il
-m'arrivera vraiment de vous tuer un jour. Allez avec Madame Dean et
-restez avec elle. Quant à Hareton Earnshaw, si je le vois vous
-écouter, je l'enverrai chercher son pain où il pourra le trouver.
-Votre amitié pour lui fera de lui un mendiant. Nelly, emmenez-la, et
-qu'on me laisse seul.
-
-«M. Heathcliff resta seul dans la chambre jusqu'au diner. J'avais
-conseillé à Catherine de diner en haut, mais aussitôt qu'il vit son
-siège vide, il m'envoya la chercher. Il ne parla à personne, mangea
-très peu, et sortit tout de suite après, en donnant à entendre qu'il
-ne reviendrait pas avant le soir.
-
-«Pendant son absence, les deux nouveaux amis s'installèrent dans la
-maison. Tout d'un coup, j'entendis que Hareton grondait durement sa
-cousine parce qu'elle s'était offerte à lui révéler la conduite de
-son beau-père envers son père à lui. Il dit qu'il ne souffrirait pas
-un mot de blâme contre M. Heathcliff. Quand même celui-ci serait le
-diable, cela n'importait; il serait de son parti. Il lui dit qu'il
-préférait la voir dire du mal de lui-même, comme elle faisait
-auparavant, que de M. Heathcliff. Catherine allait se fâcher, mais il
-trouva le moyen de la retenir en lui demandant si elle aimerait qu'il
-lui dise du mal de son père à elle. Elle parut alors comprendre
-qu'Earnshaw était attaché au maître par des liens assez forts pour
-que la raison ne puisse les dénouer, par des chaînes qu'avait forgées
-l'habitude, et qu'il serait cruel d'essayer de briser. Depuis lors, elle
-fit preuve de son bon cœur en évitant aussi bien les plaintes que les
-expressions d'antipathie à l'égard d'Heathcliff; et je ne crois pas en
-vérité que, à dater de ce jour, elle ait prononcé une seule phrase
-contre son oppresseur en présence du jeune homme.
-
-«Ce petit désaccord réglé, ils redevinrent amis, et s'occupèrent de
-leur mieux, elle comme maîtresse, lui comme élève. Je vins m'asseoir
-près d'eux quand j'eus fini mon ouvrage et je me sentis si heureuse de
-les voir ainsi que je ne fis pas attention à la fuite du temps. Vous le
-savez, ils m'apparaissaient tous les deux un peu comme mes enfants;
-d'elle, j'avais été fière en tous temps; et j'étais sûre maintenant
-que lui aussi serait pour moi une source de satisfaction. Sa nature
-honnête, intelligente et ardente dissipa rapidement les nuages
-d'ignorance et de dégradation où on l'avait maintenu. Son esprit en
-s'éclairant éclaira ses traits, rendit leur expression plus vive et
-plus noble. Je pouvais à peine croire que c'était le même individu
-que j'avais vu à la même place, si sauvage et si inculte, un an
-auparavant. Pendant qu'ils travaillaient et que je les admirais, le
-maître rentra. Il arriva à l'improviste, et put voir en plein notre
-groupe avant que nous ayons songé à lever les yeux.
-
-C'est seulement lorsqu'il fut tout près que les deux jeunes gens
-s'aperçurent de sa présence. Peut-être n'avez-vous jamais remarqué
-que leurs yeux sont tout à fait semblables? Ils ont tous les deux les
-yeux de Catherine Earnshaw. Notre Catherine n'a pas d'autre trait de
-ressemblance avec sa mère, excepté la largeur du front, et une
-disposition des narines qui lui donne l'air hautain, qu'elle le veuille
-ou non. Hareton au contraire ressemble beaucoup à sa tante; et cette
-ressemblance était alors particulièrement frappante, à cause de
-l'activité exceptionnelle de ses sens et de son esprit à ce moment.
-Peut-être est-ce cette ressemblance qui désarma M. Heathcliff: il
-s'était avancé derrière le foyer avec une agitation manifeste; mais
-il se calma aussitôt qu'il rencontra les yeux du jeune homme. Il lui
-prit le livre des mains, regarda la page ouverte, puis le rendit sans
-aucune observation, en faisant signe simplement à Catherine de
-s'éloigner. Son compagnon ne tarda pas à sortir derrière elle, et
-j'allais m'éloigner aussi lorsque le maître m'ordonna de rester avec
-lui.
-
---Voilà une bien pauvre conclusion, n'est-ce pas? me dit-il, après un
-instant de réflexion. J'amasse des leviers et des pioches pour démolir
-les deux maisons, et je me prépare à agir comme un hercule, et puis
-lorsque tout est prêt et en mon pouvoir, je ne me trouve plus la force
-d'enlever une seule tuile du toit. Mes anciens ennemis ne m'ont pas
-vaincu; ce serait au contraire maintenant le moment précis pour me
-venger sur ceux qui les représentent, et je pourrais le faire, et
-personne ne pourrait m'en empêcher. Mais à quoi bon? Je ne me soucie
-pas de frapper: je ne veux pas prendre la peine de lever la main. Ne
-croyez pas que j'aie trouvé cette occasion de me montrer magnanime:
-j'ai simplement perdu la faculté de trouver du plaisir à leur
-destruction, et je ne veux pas avoir la fatigue de détruire quoi ce
-soit.
-
-«Nelly, je sens venir en moi un changement singulier. Je prends si peu
-d'intérêt à ma vie journalière que c'est à peine si j'ai l'idée de
-manger et de boire. Ces deux êtres qui viennent de quitter cette
-chambre sont les seuls objets qui gardent pour moi une apparence
-matérielle distincte; et cette apparence me cause une peine infinie.
-D'elle, je ne veux rien dire, mais je souhaiterais vivement qu'elle
-devint invisible, sa présence n'éveille en moi que des sensations qui
-m'affolent. Lui, c'est d'une autre façon qu'il m'émeut; et cependant,
-si je pouvais le faire sans avoir l'air d'être fou, je ne le reverrais
-pas.
-
-«Il y a cinq minutes, Hareton m'a semblé une incarnation de ma
-jeunesse. Sa ressemblance saisissante avec Catherine le rattachait
-terriblement à elle. Mais ce n'est pas là la raison la plus puissante:
-car qu'est-ce qui n'est pas rattaché à elle pour moi? Est-il une chose
-qui ne me la rappelle pas? Je ne puis baisser les yeux vers ce plancher
-sans voir ses traits dessinés sur les dalles. Dans chaque nuage, dans
-chaque arbre, je suis environné de son image: elle remplit l'air la
-nuit, et reparaît le jour au fond de toutes choses. Les figures les
-plus ordinaires des hommes et des femmes, ma propre figure, me raillent
-en me la faisant voir. Le monde entier est une collection terrible de
-souvenirs me faisant songer qu'elle a existé et que je l'ai perdue. Eh
-bien! la vue d'Hareton a été pour moi le fantôme de mon impérissable
-amour, de mes efforts farouches pour maintenir mon droit, de ma
-dégradation et de mon orgueil, de mon angoisse et de mon bonheur.
-
-«Mais c'est folie de vous répéter ces idées: vous comprendrez
-comment, malgré ma répugnance à rester toujours seul, sa société
-loin d'être pour moi un bienfait, aggrave encore mon supplice; et c'est
-en partie cela qui me rend indifférent à la façon dont il se comporte
-avec sa cousine. Il m'est, impossible désormais de faire attention à
-eux.»
-
---Mais que voulez-vous dire par un changement, M. Heathcliff? dis-je,
-effrayée de ses paroles. «Jamais je ne l'avais jugé en danger de
-perdre la raison ni la santé. Il était aussi fort et bien portant que
-d'ordinaire; et pour ce qui est de sa raison, il s'était complu dès
-l'enfance à insister sur les idées sombres et à entretenir
-d'étranges imaginations. Il pouvait bien avoir une monomanie au sujet
-de sa défunte idole; mais sur tous les autres points, son esprit était
-aussi solide que le mien.
-
---Ce changement, je ne le connaîtrai que lorsqu'il sera venu; je n'en
-ai encore qu'un vague pressentiment.
-
---Vous ne vous sentez pas malade, n'est-ce pas? demandai-je.
-
---Non, Nelly, pas du tout.
-
---Vous n'avez pas peur de mourir, non plus?
-
---Peur? Oh non, répliqua-t-il. Je n'ai ni la peur, ni le
-pressentiment, ni l'espoir de mourir. Avec ma constitution robuste et
-mon train de vie tempéré, il est probable que je resterai vivant
-jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un cheveu blanc sur ma tête. Et
-pourtant, je ne puis continuer à rester dans cette condition. C'est
-seulement par force que je puis faire les actes les plus insignifiants,
-noter une personne vivante ou morte qui ne se rattache pas à mon idée
-constante. Je n'ai qu'un seul désir, et tout mon être tend à le
-réaliser. J'y ai tendu si longtemps et si fermement que je suis
-convaincu que je pourrai le réaliser, et bientôt, parce qu'il a
-dévoré mon existence. Dieu! C'est une longue lutte et je voudrais
-qu'elle soit finie.
-
-«Il se mit à marcher dans la chambre, se murmurant à lui-même des
-choses terribles, si bien que je penchai à croire comme l'avait dit
-Joseph, que sa conscience avait fait un enfer dans son cœur. Je me
-demandai comment cela finirait car j'étais sûre que c'était là
-maintenant son état ordinaire, malgré que personne à le voir ne
-l'eût deviné. Il était alors exactement le même que lorsque vous
-l'avez vu, M. Lockwood, seulement plus épris encore de solitude, et
-peut-être encore plus laconique en société.
-
-
-«Pendant quelques jours après cette soirée, M. Heathcliff évita de
-nous rencontrer à table, sans jamais consentir cependant à en exclure
-Hareton et Cathy. Il ne voulait pas céder entièrement à ses
-sentiments, et préférait s'absenter, ne mangeant guère plus qu'une
-fois par jour.
-
-«Une nuit, lorsque tout le monde était couché, je l'entendis
-descendre et sortir. Le lendemain matin, il était encore absent. Nous
-étions en avril, le temps était doux et chaud, l'herbe aussi verte que
-pouvaient la rendre telle les pluies et le soleil; et les deux pommiers
-nains près du mur étaient tout en fleurs. Après le déjeuner,
-Catherine voulut absolument porter ma chaise et me faire asseoir avec
-mon ouvrage sous les sapins qui bordent la maison; et elle demanda à
-Hareton, qui s'était tout à fait remis de son accident, de lui
-arranger son petit jardin, transporté dans ce coin à la suite des
-plaintes de Joseph. Je jouissais commodément des senteurs du printemps
-et de la douceur du ciel bleu lorsque je vis ma jeune dame, qui était
-allée près de la grand'porte pour chercher des pieds de primevères,
-revenir en courant, et nous informer que M. Heathcliff revenait. «Et il
-m'a parlé, ajouta-elle, d'un air confondu.»
-
---Que vous a-t-il dit, demanda Hareton?
-
---Il m'a dit de me sauver aussi vite que je pouvais; mais il avait une
-figure si différente de l'ordinaire que je me suis arrêtée un moment
-pour le regarder.
-
---Comment cela?
-
---Eh bien, il avait l'air presque brillant et joyeux; non, pas presque,
-mais très excité, et très gai, répondit-elle.
-
---C'est, alors, que les promenades nocturnes lui font du bien,
-remarquai-je d'un ton insouciant, mais en réalité, je n'étais pas
-moins surprise qu'elle, et j'avais hâte de constater la vérité de ce
-qu'elle venait de dire. Je trouvai un prétexte pour rentrer dans la
-maison. Heathcliff se tenait debout sur la porte: il était pâle et il
-tremblait; mais certainement il avait dans les yeux un étrange éclat
-joyeux qui altérait l'aspect de sa figure.
-
---Voulez-vous déjeuner? lui demandai-je. Vous devez avoir faim après
-avoir rôdé toute la nuit.
-
---Non, je n'ai pas faim, répondit-il, détournant la tête et me
-parlant avec mépris comme s'il devinait que je cherchais à pénétrer
-les raisons de sa bonne humeur.
-
---Je ne crois pas que ce soit bon pour vous de sortir la nuit, lui
-fis-je observer: pas en tous cas pendant cette saison humide. Je
-prévois que vous allez attraper un rhume ou une fièvre, vous avez
-l'air d'avoir quelque chose.
-
---Rien que ce que je peux supporter, répondit-il, et même avec grand
-plaisir, pourvu que vous me laissiez seul. Allez vous-en, et ne
-m'ennuyez pas.
-
-«J'obéis, et je remarquai en passant qu'il respirait avec une violence
-inouïe.
-
-«Ce jour-là, il s'assit à table avec nous» et reçut de mes mains
-une assiette chargée jusqu'au bord, comme s'il voulait se rattraper de
-son jeûne du matin.
-
---Je n'ai ni rhume ni fièvre, Nelly, fit-il, par allusion à mon
-discours du matin; et je suis prêt à faire honneur à la nourriture
-que vous allez me donner.
-
-Il avait pris son couteau et sa fourchette et commençait à manger
-lorsque tout d'un coup son excitation parut tomber. Il déposa le
-couteau et la fourchette sur la table, jeta un coup d'œil du côté de
-la fenêtre, puis se leva et sortit. Nous le vîmes marcher de long en
-large dans le jardin, pendant que nous terminions notre dîner; Earnshaw
-nous dit qu'il voulait aller le rejoindre et lui demander pourquoi il ne
-voulait pas dîner: il avait peur de l'avoir offensé en quelque façon.
-
---Eh bien, va-t-il venir? demanda Catherine en voyant revenir son
-cousin.
-
---Non, répondit-il, mais il n'est pas fâché; en vérité il avait
-plutôt l'air heureux; seulement je l'ai impatienté en lui adressant
-une seconde fois la parole, et alors il m'a dit de retourner vous
-rejoindre.
-
-«Je mis son assiette au chaud; et, après une heure ou deux, il rentra,
-sans paraître calmé en aucune façon. Il avait la même expression
-anormale de joie sous ses sourcils noirs, le même teint pâle, et de
-temps à autre il laissait voir ses dents dans un vague sourire. Il
-tremblait, non comme on tremble de froid ou de faiblesse, mais plutôt
-d'une vibration incessante et régulière.
-
-«Je ne me retins plus de savoir ce qu'il avait.
-
---Avez-vous appris de bonnes nouvelles, M. Heathcliff? Vous avez l'air
-plus animé que de coutume?
-
---Et d'où? D'où pourrais-je avoir une bonne nouvelle? Je suis
-simplement excité par la faim, et avec cela je ne peux pas manger.
-
---Votre dîner est là, répondis-je; pourquoi ne le mangeriez-vous pas?
-
---Non, pas maintenant, murmura-t-il rapidement. J'attendrai le souper.
-Et, Nelly, une fois pour toutes, laissez-moi vous prier de prévenir
-Hareton et les autres qu'ils aient à se tenir à l'écart de mon
-chemin. Je veux n'être dérangé par personne: je veux avoir cet
-endroit pour moi seul.
-
---Y a-t-il quelque nouvelle raison à ce bannissement? demandai-je.
-Dites-moi ce qui vous rend si singulier, M. Heathcliff. Où êtes-vous
-allé la nuit dernière? Ce n'est pas par vaine curiosité que je vous
-fais cette question.
-
---Si, c'est par curiosité, fit-il avec un rire; mais, n'importe, je
-vais y répondre. La nuit dernière, j'étais sur le seuil de l'Enfer.
-Aujourd'hui, je suis en vue du Ciel. J'y ai mes yeux fixés: à peine
-trois pas pour m'en séparer. Et maintenant, vous feriez mieux de vous
-en aller.
-
-«C'est ce que je fis en effet, plus perplexe qu'auparavant, après
-avoir balayé le foyer et nettoyé la table.
-
-«Il resta dans la maison toute cette après-midi et personne ne
-dérangea sa solitude jusqu'à ce que, à huit heures, je crus devoir me
-permettre de lui apporter de la lumière et son souper. Il s'appuyait
-contre le rebord d'une fenêtre ouverte, mais il ne regardait pas dehors
-et avait le visage tourné vers l'intérieur sombre de l'appartement. Le
-feu s'était éteint; la chambre était remplie de l'air doux et humide
-du soir; et le calme était si grand que non seulement on pouvait
-distinguer le murmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais encore le
-bruit de son frottement contre les galets ou les larges pierres qu'il
-rencontrait sur son chemin. En entrant, je me mis à fermer les volets
-des fenêtres, jusqu'à ce que je parvins à la fenêtre où il s'était
-appuyé.
-
---Puis-je fermer ceci? demandai-je pour l'éveiller, car il restait
-immobile.
-
-«La lumière éclaira ses traits pendant que je lui parlais. Oh! M.
-Lockwood, je ne puis vous dire le frisson terrifié que me causa ce
-rapide coup d'œil! Ces yeux noirs et profonds! Ce sourire et cette
-pâleur de spectre! Je crus voir, non pas M. Heathcliff, mais un
-fantôme; et, dans mon épouvante, je baissai la chandelle de façon
-qu'elle s'éteignit.
-
---Oui, fermez, me répondit-il d'une voix familière. Mais voyez comme
-vous êtes maladroite. Pourquoi teniez-vous la chandelle de cette
-façon? Allons, faites vite et rapportez-en une autre.
-
-«Je me hâtai en effet, affolée, je sortis, et, n'osant pas rentrer,
-je dis à Joseph que le maître lui ordonnait d'apporter de la lumière
-et de rallumer le feu.
-
-«Joseph partit avec des cendres chaudes pour rallumer le feu; mais
-aussitôt il revint, rapportant et les cendres et le souper. Il
-m'annonça que M. Heathcliff allait se coucher et ne voulait pas manger
-jusqu'au lendemain. Nous l'entendîmes en effet monter aussitôt
-l'escalier; il n'alla pas dans sa chambre habituelle, mais entra dans
-celle du lit à panneaux: la fenêtre de cette chambre est assez large
-pour qu'on puisse passer à travers, et je soupçonnai Heathcliff de
-méditer de nouveau une excursion nocturne dont il ne voulait pas que
-nous nous apercevions.
-
-«Après une nuit traversée des rêves les plus horribles, je me levai
-et j'allai dans le jardin pour voir s'il y avait des traces de pas sous
-la fenêtre. Mais non, il n'y en avait aucune. «Il est resté ici la
-nuit, pensai-je, tout ira bien aujourd'hui.» Je préparai le déjeuner
-à l'ordinaire, et je dis à Hareton et à Catherine de ne pas attendre
-l'arrivée du maître.
-
-«Ils aimèrent mieux déjeuner dehors sous les arbres et j'allai leur
-disposer une petite table à cette intention.
-
-«En rentrant, je trouvai M. Heathcliff descendu. Il causait avec Joseph
-des affaires de la ferme: il lui donnait des indications claires et
-détaillées, mais il parlait très vite, tournait sans cesse la tête
-de côté, et gardait toujours cette expression exaltée, plus forte
-même que la veille. Lorsque Joseph quitta la chambre, il s'assit à sa
-place ordinaire et je mis un bol de café devant lui. Il fit un geste
-pour le rapprocher de lui, puis reposa ses bras sur la table et se mit
-à observer avec un soin infini un endroit déterminé du mur en face de
-lui; ses yeux mobiles étincelaient, et il paraissait si intéressé à
-ce qu'il voyait que parfois il s'arrêtait une demi-minute pour
-respirer.
-
---Allons, m'écriai-je, lui mettant un morceau de pain dans la main,
-buvez votre café pendant qu'il est chaud, il y a près d'une heure
-qu'il attend.
-
-«Il ne fit pas attention à moi, et pourtant il sourit. J'aurais
-préféré le voir grincer des dents que sourire de cette façon.
-
---M. Heathcliff! Mon maître! m'écriai-je; pour l'amour de Dieu, ne
-regardez pas comme si vous voyiez une vision surnaturelle.
-
---Pour l'amour de Dieu, ne criez pas si fort, me répondit-il. Regardez
-alentour, et dites-moi si nous sommes seuls?
-
---Naturellement, nous sommes seuls.
-
-«Pourtant je lui obéis involontairement comme si je n'en étais pas
-tout à fait sûre. Lui cependant éloigna le pain et la cuiller, et
-s'accouda sur la table pour regarder plus à son aise.
-
-«Je m'aperçus alors que ce n'était pas le mur qu'il regardait, car
-son regard avait l'air d'être dirigé sur quelque chose de très
-éloigné. Et la chose qu'il voyait, quelle qu'elle fut, paraissait à
-la fois lui donner un plaisir et une peine infinis: car sa figure avait
-une expression où l'angoisse se mêlait avec le ravissement. J'eus beau
-lui rappeler son abstinence prolongée de toute nourriture; lorsqu'il
-faisait un mouvement pour prendre un morceau de pain, ses doigts se
-détendaient avant de le saisir, et retombaient sur la table, inertes.
-
-«Et comme je continuais mes instances, il s'irrita, me demanda pourquoi
-je ne le laissais pas prendre son temps, me dit que la prochaine fois
-j'aurais à le laisser déjeuner seul et à m'en aller. Après quoi il
-quitta la maison, descendit vivement le sentier du jardin et disparut
-par la grand'porte.
-
-«Il ne revint qu'après minuit, et, au lieu d'aller se coucher, il
-s'enferma dans l'appartement du bas. Ne pouvant dormir, j'écoutai, et
-je finis par me lever et par descendre. Je distinguai le pas de M.
-Heathcliff se promenant de long en large. De temps à autre il rompait
-le silence pour pousser un profond soupir pareil à un grognement. Il
-murmurait aussi des mots incohérents, mais le seul que je pus saisir
-était le nom de Catherine, prononcé sur un ton bas et grave, comme
-celui d'une personne présente à qui il aurait parlé. Je n'eus pas le
-courage d'entrer dans la chambre, mais, voulant le tirer de sa rêverie,
-je me mis à préparer le feu de la cuisine et à gratter les cendres.
-Il s'aperçut du bruit plus tôt que je n'avais pensé. Il ouvrit
-immédiatement la porte et dit:
-
---Nelly, venez ici; est-ce déjà le matin? Venez avec votre lumière.
-
---Voilà quatre heures qui sonnent, répondis-je. Vous avez sans doute
-besoin d'une chandelle pour remonter dans votre chambre?
-
---Non, je ne veux pas remonter dans ma chambre, dit-il. Venez, et
-allumez-moi le feu, et faites tout ce qu'il y a à faire dans la maison.
-
-«J'apportai un soufflet, et je m'assis près du foyer. Lui cependant
-continuait à marcher, et ses lourds soupirs se succédaient si pressés
-qu'ils semblaient avoir remplacé sa respiration accoutumée.
-
---Au point du jour, j'enverrai chercher Green, me dit-il; je veux
-l'interroger sur certains détails de législation tandis que je peux
-encore accorder une pensée à ces matières, et agir avec un peu de
-calme. Je n'ai pas encore écrit mon testament, et je ne puis décider
-ce que je dois faire de ma propriété. Je voudrais pouvoir l'anéantir
-de la surface de la terre.
-
---Ne parlez pas ainsi, M. Heathcliff. Attendez encore avec votre
-testament: vous aurez encore le temps de vous repentir de vos nombreuses
-injustices. Jamais je n'aurais pensé que vos nerfs se détraqueraient,
-et cependant ils sont singulièrement détraqués maintenant, et presque
-entièrement par votre propre faute. La façon dont vous avez passé ces
-trois dernières nuits aurait abattu l'homme le plus fort. Prenez
-quelque nourriture et quelque repos. Vous n'avez qu'à vous regarder
-dans une glace pour voir combien vous avez besoin de l'une et de
-l'autre. Vos joues sont creuses, et vos yeux pleins de sang; vous êtes
-comme une personne qui meurt de faim et qui perd la vue par manque de
-sommeil.
-
---Ce n'est pas ma faute si je ne puis dormir ni me reposer; je vous
-assure que ce n'est nullement par un dessein prémédité. Je le ferai
-aussitôt que je pourrai. Mais vous pourriez aussi bien dire à un homme
-qui lutte dans l'eau de se reposer à quelque distance du rivage. Il
-faut d'abord que j'y parvienne, et alors je me reposerai. Pour M. Green,
-soit, n'en parlons plus; et quant à me repentir de mes injustices, je
-n'ai pas fait d'injustices et ne me repens de rien. Je suis trop
-heureux; et cependant, je ne suis pas assez heureux. Le bonheur de mon
-âme tue mon corps, sans se satisfaire lui-même.
-
---Heureux, maître? m'écriai-je. Étrange bonheur! Si vous vouliez
-m'écouter sans vous mettre en colère je vous donnerais un conseil qui
-pourrait vous rendre plus heureux.
-
---Qu'est-ce que c'est? Donnez.
-
---Vous savez, dis-je, M. Heathcliff, que depuis l'âge de treize ans
-vous avez mené une vie égoïste et peu chrétienne; et c'est à peine,
-probablement, si vous avez tenu une Bible dans vos mains pendant tout ce
-temps. Vous devez avoir oublié le contenu de ce livre. Croyez-vous
-qu'il serait mauvais d'envoyer chercher un ministre ou quelqu'un pour
-vous l'expliquer, pour vous montrer combien vous vous êtes écarté de
-ses préceptes?
-
---Je suis plutôt content que fâché de ce que vous me dites, Nelly,
-car vous me faites songer à vous indiquer de quelle façon je veux
-être enterré. Je veux que l'on me porté au cimetière le soir. Vous
-pourrez, si vous voulez, m'accompagner avec Hareton; et vous aurez soin
-de veiller à ce que le fossoyeur obéisse à mes instructions au sujet
-des deux cercueils. Aucun ministre n'a besoin de venir, et il n'y a
-besoin de rien dire sur mes restes. Je vous répète que j'ai presque
-atteint mon ciel à moi, et celui des autres ne me tente en aucune
-façon.
-
-«Aussitôt, qu'il entendit se lever les autres membres de la famille,
-il se retira dans sa tanière, et je respirai plus librement. Mais
-l'après-midi, tandis que Joseph et Hareton étaient à leur ouvrage, il
-entra dans la cuisine, et, d'un air égaré, me dit de venir m'asseoir
-dans la maison parce qu'il avait besoin de quelqu'un avec lui. Je
-refusai, lui disant simplement que l'étrangeté de ses discours et de
-ses manières m'épouvantait, et que je n'avais ni assez de nerfs ni
-assez de courage pour rester seule avec lui.
-
---Je crois que vous me prenez pour un démon, dit-il, avec son sinistre
-sourire: je vous apparais comme quelque chose de trop horrible pour
-vivre sous un toit humain. Puis se tournant vers Catherine, qui se
-trouvait là, et qui se cacha derrière moi à son approche, il ajouta,
-en raillant à demi:
-
---Voulez-vous venir, vous, petite poulette? Je ne vous ferai pas de mal.
-Mais non! Pour vous je me suis rendu pire que le diable. Eh bien, il y
-en a une qui n'aura pas peur de m'accompagner. Par Dieu! elle est
-impitoyable. Oh, par l'enfer! c'est infiniment trop à supporter pour la
-chair et le sang, même pour les miens!
-
-«Il ne demanda plus la société de personne. Au crépuscule, il monta
-dans sa chambre, et pendant toute la nuit, et longtemps dans la
-matinée, nous l'entendîmes grogner et se murmurer à lui-même.
-Hareton désirait entrer; mais je lui dis d'aller chercher M. Kenneth et
-qu'il entrerait avec lui. Lorsque le médecin arriva, il trouva la porte
-verrouillée. Heathcliff nous dit d'aller au diable, qu'il se portait
-mieux et voulait rester seul.
-
-«La soirée qui suivit fut très humide, il ne cessa pas de pleuvoir
-jusqu'au matin. Ce matin-là, en faisant le tour de la maison, je vis
-que la fenêtre de la chambre d'Heathcliff était grande ouverte, et que
-la pluie y tombait tout droit. «Il est impossible qu'il soit dans son
-lit, me dis-je. Ces averses l'auraient pénétré de part en part.» Et
-je me résolus à aller hardiment voir ce qui en était.
-
-«Avec une autre clé, je parvins à ouvrir la porte; je défis les
-panneaux du lit. M. Heathcliff était là, couché sur son dos. Ses yeux
-rencontrèrent les miens d'un regard si pénétrant et si ferme que je
-tressaillis; il me sembla de plus qu'il souriait. Je ne pouvais penser
-qu'il fût mort; mais son visage et sa gorge étaient tout trempés de
-pluie; les draps du lit étaient humides; et lui restait parfaitement
-immobile. Le volet, dans son mouvement, avait écorché une de ses
-mains; et aucun sang ne sortait de l'écorchure. Lorsque je pris cette
-main dans la mienne, le doute ne fut plus possible: Heathcliff était
-mort.
-
-«Je fermai la fenêtre; j'écartai de son front ses longs cheveux
-noirs, j'essayai de fermer ses yeux, pour éteindre et cacher à tous
-cet effrayant regard exultant. Mais les yeux ne voulurent pas se fermer,
-et semblèrent railler mes efforts. Je vis aussi une raillerie dans ses
-lèvres entrouvertes et ses dents blanches. Prise d'un nouvel accès de
-frayeur, j'appelai Joseph. Mais Joseph, après avoir su ce qui en
-était, se refusa résolument à intervenir.
-
---Le diable a emporté son âme, cria-t-il, et il peut bien prendre sa
-carcasse par dessus le marché sans que je m'en soucie.
-
-«Après quoi il tomba sur ses genoux, leva les mains, et remercia le
-ciel de ce que le maître légitime fût remis dans ses droits.
-
-«Le pauvre Hareton, celui qui avait été le plus maltraité, fut aussi
-celui qui souffrit le plus. Il resta assis toute la nuit près du corps,
-pleurant amèrement. Il pressait les mains de Heathcliff, baisait cette
-figure sarcastique et sauvage que tout le monde excepté lui évitait
-même de regarder.
-
-«Nous l'enterrâmes comme il l'avait désiré, au grand scandale de
-tout le voisinage. Tout le cortège était composé d'Earnshaw et de
-moi, du fossoyeur, et de six hommes pour porter le cercueil. Les six
-hommes partirent après avoir déposé le corps dans la fosse; nous
-restâmes seuls pour voir la terre tomber sur lui. Hareton planta, par
-dessus, du gazon vert, qui est à présent aussi frais et aussi
-verdoyant que sur les tombes voisines; j'espère donc que celui qui en
-est recouvert dort avec le même calme. Mais les gens du pays, si vous
-les interrogez, vous jureront sur la bible qu'il revient, il y en a qui
-disent qu'ils l'ont rencontré près de l'église, d'autres sur la
-lande; d'autres même dans la maison. Il y a un mois, j'allais un soir
-à la Grange, par un temps de ténèbres et de tonnerre; et juste au
-tournant des Heights je rencontrai un petit garçon qui avait un mouton
-et deux agneaux devant lui. Il pleurait: lorsque je lui demandai ce
-qu'il avait, il me dit que «là-bas, sous les arbres, il y avait
-Heathcliff et une femme, et qu'il n'osait pas passer devant eux.»
-
-«Je ne vis rien, mais ni le mouton ni lui ne voulaient avancer. Sans
-doute ces fantômes étaient nés de ses rêveries, à la suite de ce
-qu'il avait entendu dire à ses parents et à ses compagnons. Depuis
-lors, pourtant, je n'aime plus à sortir seule la nuit, ni à rester
-seule dans cette sombre maison; et je serai bien heureuse quand, nous
-rentrerons à la Grange.
-
---Alors ils vont à la Grange? demandai-je.
-
---Oui, répondit Madame Dean, dès qu'ils seront mariés, c'est-à-dire
-après le nouvel an.
-
---Et qui est-ce qui vivra ici?
-
---Eh bien, Joseph prendra soin de la maison; et il y aura peut-être un
-garçon pour lui tenir compagnie. Il vivra dans la cuisine, et le reste
-sera fermé.
-
---À l'usage des fantômes qui voudront l'habiter? dis-je.
-
---Non, M. Lockwood, dit Nelly en secouant la tête. Je crois que les
-morts dorment en paix; mais il n'est pas bon d'en parler avec
-légèreté.»
-
-À ce moment, la grand'porte s'ouvrit: les deux promeneurs revenaient.
-
---Eux, ils n'ont peur de rien, murmurai-je en les regardant par la
-fenêtre. «Ensemble, ils braveraient Satan et ses légions.» Je me
-sentis une fois de plus irrésistiblement poussé à les éviter, et
-laissant un petit souvenir dans la main de Madame Dean, je quittai la
-maison.
-
-Sur mon chemin, je fis un petit détour du côté du cimetière. Après
-avoir cherché quelque temps, je découvris les trois pierres debout à
-l'entrée de la lande; celle du milieu grise et à demi cachée sous la
-bruyère, celle d'Edgar Linton légèrement recouverte de gazon et de
-mousse, celle d'Heathcliff encore presque nue.
-
-J'errais autour d'elles, sous ce beau ciel, j'observai les vers se
-glissant dans l'herbe, j'écoutai la douce brise qui agitait les
-feuilles, et je me demandai comment quelqu'un pouvait imaginer un
-sommeil inquiet à ceux qui dormaient sous cette terre si tranquille.
-
-
-
-
-FIN
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT ***
-
-***** This file should be named 63193-0.txt or 63193-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/3/1/9/63193/
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License (available with this file or online at
-http://gutenberg.org/license).
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/old/63193-0.zip b/old/63193-0.zip
deleted file mode 100644
index 5084ae3..0000000
--- a/old/63193-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63193-h.zip b/old/63193-h.zip
deleted file mode 100644
index eb19b48..0000000
--- a/old/63193-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63193-h/63193-h.htm b/old/63193-h/63193-h.htm
deleted file mode 100644
index 6e7c501..0000000
--- a/old/63193-h/63193-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,13013 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr">
- <head>
- <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=utf-8" />
- <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
- <title>
- The Project Gutenberg eBook of Un amant, by Emily Brontë.
- </title>
- <style type="text/css">
-
-body {
- margin-left: 10%;
- margin-right: 10%;
-}
-
- h1,h2,h3,h4,h5,h6 {
- text-align: center; /* all headings centered */
- clear: both;
-}
-
-p {
- margin-top: .51em;
- text-align: justify;
- margin-bottom: .49em;
-}
-
-.p2 {margin-top: 2em;}
-.p4 {margin-top: 4em;}
-.p6 {margin-top: 6em;}
-
-hr {
- width: 33%;
- margin-top: 2em;
- margin-bottom: 2em;
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
- clear: both;
-}
-
-hr.tb {width: 45%;}
-hr.chap {width: 65%}
-hr.full {width: 95%;}
-
-hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
-hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;}
-
-ul.index { list-style-type: none; }
-li.ifrst { margin-top: 1em; }
-li.indx { margin-top: .5em; }
-li.isub1 {text-indent: 1em;}
-li.isub2 {text-indent: 2em;}
-li.isub3 {text-indent: 3em;}
-
-table {
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
-}
-
- .tdl {text-align: left;}
- .tdr {text-align: right;}
- .tdc {text-align: center;}
-
-.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */
- /* visibility: hidden; */
- position: absolute;
- left: 92%;
- font-size: smaller;
- text-align: right;
-} /* page numbers */
-
-.linenum {
- position: absolute;
- top: auto;
- right: 10%;
-} /* poetry number */
-
-.blockquot {
- margin-left: 5%;
- margin-right: 10%;
-}
-
-.sidenote {
- width: 10%;
- padding-bottom: .5em;
- padding-top: .5em;
- padding-left: .5em;
- padding-right: .5em;
- margin-left: .5em;
- float: left;
- clear: left;
- margin-top: .5em;
- font-size: smaller;
- color: black;
- background: #eeeeee;
- border: dashed 1px;
-}
-
-.bb {border-bottom: solid 2px;}
-
-.bl {border-left: solid 2px;}
-
-.bt {border-top: solid 2px;}
-
-.br {border-right: solid 2px;}
-
-.bbox {border: solid 2px;}
-
-.center {text-align: center;}
-
-.right {text-align: right;}
-
-.smcap {font-variant: small-caps;}
-
-.u {text-decoration: underline;}
-
-.gesperrt
-{
- letter-spacing: 0.2em;
- margin-right: -0.2em;
-}
-
-em.gesperrt
-{
- font-style: normal;
-}
-
-.caption {font-weight: bold;}
-
-/* Images */
-.figcenter {
- margin: auto;
- text-align: center;
-}
-
-.figleft {
- float: left;
- clear: left;
- margin-left: 0;
- margin-bottom: 1em;
- margin-top: 1em;
- margin-right: 1em;
- padding: 0;
- text-align: center;
-}
-
-.figright {
- float: right;
- clear: right;
- margin-left: 1em;
- margin-bottom:
- 1em;
- margin-top: 1em;
- margin-right: 0;
- padding: 0;
- text-align: center;
-}
-
-/* Notes */
-.footnotes {border: dashed 1px;}
-
-.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;}
-
-.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;}
-
-.fnanchor {
- vertical-align: super;
- font-size: .8em;
- text-decoration:
- none;
-}
-
-.actor {font-size: 0.8em;
- text-align: center;}
-
-/* Poetry */
-.poem {
- margin-left:10%;
- margin-right:10%;
- text-align: left;
-}
-
-.poem br {display: none;}
-
-.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;}
-
-/* Transcriber's notes */
-.transnote {background-color: #E6E6FA;
- color: black;
- font-size:smaller;
- padding:0.5em;
- margin-bottom:5em;
- font-family:sans-serif, serif; }
- </style>
- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Un amant
-
-Author: Emily Brontë
-
-Translator: Teodor de Wyzewa
-
-Release Date: September 13, 2020 [EBook #63193]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<img src="images/amant_cover.jpg" width="500" alt="" />
-</div>
-
-
-<h3>ÉMILY BRONTË</h3>
-
-
-<h2>UN AMANT</h2>
-
-
-<h4>TRADUCTION FRANÇAISE</h4>
-
-<h5>PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION</h5>
-
-<h4>Par T. DE WYZEWA</h4>
-
-
-<h4>PARIS</h4>
-
-<h5>LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER</h5>
-
-<h4>PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS</h4>
-
-<h5>38, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33</h5>
-
-<h5>1892</h5>
-
-<hr class="r5" />
-
-<h4>TABLE DE MATIÈRES</h4>
-<p><a href="#PROLOGUE">PROLOGUE</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a><br />
-<a href="#PREMIERE_PARTIE">PREMIÈRE PARTIE</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_PREMIER_I">CHAPITRE PREMIER</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_II_I">CHAPITRE II</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_III_I">CHAPITRE III</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XIII">CHAPITRE XIII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XIV">CHAPITRE XIV</a><br />
-<a href="#DEUXIEME_PARTIE">DEUXIÈME PARTIE</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_PREMIER_II">CHAPITRE PREMIER</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_II_II">CHAPITRE II</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_III_II">CHAPITRE III</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IV_II">CHAPITRE IV</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_V_II">CHAPITRE V</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VI_II">CHAPITRE VI</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VII_II">CHAPITRE VII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VIII_II">CHAPITRE VIII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX_II">CHAPITRE IX</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_X_II">CHAPITRE X</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XI_II">CHAPITRE XI</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XII_II">CHAPITRE XII</a><br />
-<a href="#EPILOGUE">ÉPILOGUE</a></p>
-
-<hr class="r5" />
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Le roman d'Émily Brontë porte en anglais le titre de <i>Wuthering
-Heights</i>: c'est le nom d'une ferme où se passe l'action principale. Ce
-nom signifie littéralement la <i>Colline battue du vent.</i> On aurait pu
-trouver, pour le traduire en beau français, vingt expressions
-ingénieuses; mais aucune traduction n'aurait rendu l'effet de grandeur
-tragique du titre anglais. Le titre français que nous avons choisi aura
-du moins le mérite d'être simple et sans prétention. Nous n'avons
-fait aucun autre changement au livre d'Émily Brontë; à peine si nous
-nous sommes permis de couper, dans les premiers chapitres, quelques
-passages épisodiques qui embarrassaient le récit.</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">(<i>Note des traducteurs</i>).</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4>ÉMILY BRONTË</h4>
-
-
-<p>C'est M. Émile Montégut qui, en même temps qu'il révélait au public
-français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité
-en France le nom d'Emily Brontë, la sœur cadette de l'auteur de <i>Jane
-Eyre.</i> Voici comme il parlait d'elle, en 1847, dans un article de la
-<i>Revue des Deux-Mondes</i>:</p>
-
-<p>Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur
-tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n'a
-pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être
-que celui de Charlotte: il était, en tout cas, plus primesautier, plus
-naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de <i>génial.</i> Dans
-l'ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les
-plus remarquables sont celles qu'elle a faites. Toutes ont beaucoup
-d'élévation; celles d'Emily seules ont de l'accent.</p>
-
-<p>Du seul ouvrage en prose d'Emily Brontë, de son roman <i>Wuthering
-Heights</i>, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut
-disait:</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>D'un bout à l'autre, la terreur domine, et nous assistons à une
-succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui
-de la houille qui brûle. La sombre imagination d'Emily fait défiler
-devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des
-personnages et des scènes d'autant plus effroyables que la terreur
-qu'ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas
-d'apparitions ni d'événements merveilleux, mais de passions féroces
-ou d'instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte:
-ils ont l'apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais
-bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur
-vous, vous fascinent et vous troublent. L'effet poétique produit est
-d'autant plus grand que l'auteur n'apparaît jamais derrière ses
-personnages. Emily raconte sobrement, brièvement; son énergique
-fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui
-se joue de la peur.</p>
-
-<p>... J'ai parlé du talent qu'avait Charlotte pour surprendre les
-perversités cachées de l'âme; mais enfin les perversités qu'elle
-décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous
-tous. Emily va beaucoup plus loin: elle devine le secret des passions
-criminelles, elle regarde d'un œil avide le jeu des passions coupables.
-Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous
-défier de ne pas les aimer.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Le seul rappel de ce jugement de M. Montégut suffira, je pense, pour
-attirer sur le roman d'Emily Brontë la curiosité des lecteurs
-français d'aujourd'hui. Mais il n'en allait pas de même en 1857. Ce
-que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce
-n'était pas la peinture de «passions féroces et d'instincts
-criminels». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop
-de talent «pour surprendre les perversités cachées de l'âme», ils
-préféraient les romans plus familiers de Mistress Gaskell, dont le nom
-risquerait d'être maintenant oublié si elle n'avait, entre deux
-récits, publié un excellent ouvrage biographique sur la famille
-Brontë. Quant au roman d'Emily, <i>Wuthering Heights</i>, la recommandation
-de M. Montégut ne paraît avoir inspiré le désir de le traduire à
-aucune des innombrables dames suisses ou polonaises qui, de 1850 à
-1870, ont encombré nos librairies de romans <i>adaptés</i> de l'anglais.
-Pendant que nos jeunes critiques s'ingéniaient à nous présenter
-Shelley, Rossetti, Swinburne, dont il pouvait être à tout le
-moins entendu d'avance que le génie nous resterait toujours
-incompréhensible, personne ne s'est avisé de reprendre l'étude de ce
-livre singulier, qui demeure aujourd'hui, après quarante ans, le
-produit le plus excentrique de la littérature anglaise. Notre public a
-continué quelque temps à croire que l'auteur de <i>Jane Eyre</i> était la
-seule miss Brontë qui méritait d'être connue: après quoi il a
-oublié même l'auteur de <i>Jane Eyre</i>, pour essayer de s'intéresser aux
-romans de George Eliot. Les réputations étrangères ont toujours plus
-vite fait, en France, de nous fatiguer que de nous séduire.</p>
-
-<p>En Angleterre le roman d'Emily Brontë est loin d'être aussi
-parfaitement inconnu. C'est même un des livres dont il se vend, tous
-les ans, le plus grand nombre d'exemplaires et un nombre plus grand
-d'année en année. Mais, si chacun l'a lu, personne n'en parle, tout au
-moins dans les journaux, les revues, les recueils d'essais, les
-histoires de la littérature. Il semblerait que ce soit une gêne pour
-la réserve anglaise d'avoir à nommer en public ce livre bizarre ou
-s'étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants
-grandie jusqu'à un tragique sublime, une passion amoureuse toute
-frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité.</p>
-
-<p>Dans un pays où le roman est considéré de plus en plus comme un genre
-de dames et de demoiselles, on évite d'insister sur un roman aussi peu
-fait pour l'édification morale ou l'inoffensive récréation des
-familles: sans compter que <i>Wuthering Heights</i> est l'œuvre d'une jeune
-fille qui, n'ayant jamais rien su de la vie, a inventé de toutes
-pièces le sujet et les caractères, et qui a ainsi laissé l'exemple
-d'une imagination en vérité très originale, mais nullement telle que
-des parents anglais en peuvent souhaiter chez leurs filles.</p>
-
-<p>De temps à autre seulement, certains écrivains d'une hardiesse
-éprouvée osent proclamer leur admiration pour le génie d'Emily
-Brontë. C'est ainsi que, en 1877, dans un de ces essais où la noblesse
-de l'intention et l'abondance des métaphores suppléent de leur mieux
-à l'absence de tous arguments critiques, M. Swinburne a eu le courage
-d'affirmer la supériorité de <i>Wuthering Heights</i> sur les plus fameux
-romans de George Eliot, alors au comble de sa faveur près du public
-anglais. Bien avant lui, d'ailleurs, et dès 1848, c'est-à-dire
-l'année même de la mort d'Emily Brontë, un poète d'une vigueur de
-raison et d'une délicatesse de sentiment tout à fait remarquables,
-Sidney Dobell, avait rendu hommage, dans la revue <i>le Palladium</i>, au
-génie du romancier nouveau, qui n'était connu encore que sous son
-pseudonyme d'Ellis Bell. Il y a quelques années enfin, en 1883, miss
-Mary Robinson a consacré à Emily Brontë un volume de la collection
-des <i>Eminent Women</i>, un volume plein de détails curieux, que vient
-relever tout le long des pages un souffle très particulier d'admiration
-cordiale et discrète. Mais ce sont là des exceptions. Le nom d'Emily
-Brontë continue à être, en Angleterre, de ceux qu'on n'aime pas à
-citer, comme le nom de ce Thomas de Quincey à qui ses compatriotes ne
-pardonneront jamais, non point, certes, ses habitudes d'ivrognerie,
-d'ailleurs très problématiques, mais ce qu'il y a eu au fond de son
-mobile esprit de fuyant et d'un peu ténébreux.</p>
-
-<p><i>Wuthering Heights</i> date de 1848, il y a plus de quarante ans; mais
-Emily était si peu au courant des habitudes littéraires de son temps,
-qu'elle n'y a mis aucun de ces artifices romanesques alors à la mode et
-qui aujourd'hui nous rendent si malaisée la lecture des romans de
-Charlotte, la sœur aînée. Ce qui a pu paraître aux contemporains
-gaucherie et inexpérience, la simplicité du sujet, l'absence
-d'intrigues, le petit nombre des personnages, la constante répétition
-de scènes pareilles dans des cadres pareils, j'imagine que c'est cela
-même qui a sauvé de la poussière du temps et nous a gardé si vivante
-cette œuvre, seule dans son genre, qui tient à la fois de la chronique
-villageoise et de la plus sombre tragédie lyrique.</p>
-
-<p>Mais de juger dans son ensemble le roman d'Emily Brontë, M. Montégut
-s'en est chargé, dans l'article que j'ai cité plus haut, et il l'a
-fait mieux infiniment qu'il ne me serait possible de le faire. Il a
-donné aussi, dans le même article, une courte analyse du sujet de
-<i>Wuthering Heights</i>: encore n'est-il point d'analyse qui puisse faire
-concevoir une juste idée d'un roman où l'intérêt est tout moral et
-consiste dans la minutieuse peinture des mille nuances d'une très
-étrange passion. Mais il m'a semblé que ce serait encore une façon
-d'apprécier et de juger ce roman que de montrer l'âme attirante et
-mystérieuse dont il est le produit. Dans un temps où il suffit à
-Mademoiselle Marie Bashkirtseff de laisser voir à outrance le détail
-de ses excentricités pour devenir quelque chose comme la Vierge d'une
-religion nouvelle, j'ai pensé que la native et bien involontaire
-singularité de l'auteur de <i>Wuthering Heights</i> pourrait valoir quelque
-sympathie à cette pâle jeune fille, la plus chère pour moi entre
-toutes celles dont on aperçoit l'image dans les livres. Aussi bien le
-livre excellent de miss Mary Robinson m'offre-t-il de la manière la
-plus parfaite tous les traits de cette image: il n'y a pas un fait
-important de la vie d'Emily qui ne s'y trouve rapporté, à la place et
-sous le jour qui conviennent.</p>
-
-<p class="center">&nbsp;*<br />
-*&nbsp;&nbsp;*</p>
-
-<p>Emily Brontë est née en 1818, à Thornton, mais elle avait à peine
-deux ans lorsque ses parents s'établirent à Haworth, dans le
-Yorkshire, où l'on peut bien dire que s'est passé tout ce qu'elle a
-vécu de sa vie.</p>
-
-<p>Son père, le Révérend Patrick Brontë, B. A. (de son vrai nom
-Prunty), était né en Irlande de parents irlandais: par lui s'est
-transmis à Emily et à son frère Branwell ce pur sang celtique qui
-les fait voir si différents des natures anglo-saxonnes dans chacun des
-traits de leur esprit et de leur caractère. C'était au surplus un
-niais et un assez pauvre sire que le Révérend Patrick Brontë:
-incapable d'affection et pour ses parents, dont il n'a jamais daigné
-s'enquérir dès qu'il eut quitté l'Irlande, et pour sa femme, qu'il a
-traitée avec une froideur et une dureté constantes, et pour ses
-enfants, dont il se prenait seulement de temps à autre à soupçonner
-l'existence. Après s'être frayé de son mieux un petit chemin, il
-s'était reposé dans un égoïsme plein de fatuité; il jugeait les
-choses de très haut, ne tolérant pas d'être contredit, et vivait
-isolé parmi les siens, tout occupé à la lecture et à la discussion
-des journaux politiques, à la préparation de ses sermons et à la
-composition de fâcheux poèmes, dont le plus notable est une <i>Épitre
-Révérend J. B., qui voyageait pour sa santé.</i></p>
-
-<p>Sa femme, Maria Branwell, était la fille d'un petit marchand de
-Penzance, dans les Cornouailles, et la nièce d'un collègue et ami de
-Patrick Brontë, peut-être ce même J. B., qui voyageait pour sa
-santé. Elle s'était mariée à vingt-deux ans, en 1812; en 1820, elle
-est morte, laissant un fils, Branwell Brontë, et cinq filles, Maria,
-Élisabeth, Charlotte, Emily et Anne. Une personne douce, résignée,
-au demeurant insignifiante, telle semble avoir été la mère d'Emily:
-sa fille a hérité d'elle le germe de la maladie qui l'a tuée,
-peut-être aussi cette tendresse rêveuse et pleine de mélancolie dont
-la face s'aperçoit dans ses poèmes et quelques passages de son roman.</p>
-
-<p>J'ai eu l'occasion, il y a deux ans, de visiter ce village d'Haworth où
-a vécu depuis 1820 la famille Brontë. C'était un jour de septembre,
-et la vieille cathédrale d'York m'était apparue le matin toute
-rajeunie sous un clair soleil. Mais lorsque le train qui m'amenait
-s'arrêta dans la gare de Haworth, je cherchai vainement le soleil parmi
-les gros nuages que le vent remplaçait à tout instant l'un par
-l'autre. Ce vent, un sombre vent froid et sonore, c'est le souvenir le
-plus vif que j'ai conservé de Haworth; c'est le même vent qui souffle
-en permanence sur les <i>Wuthering Heights</i>, les collines orageuses où
-habitent les héros du roman d'Emily; c'est le même qui souffle dans
-les âmes de ces héros, secouant comme des nuages les terribles
-passions de leurs cœurs. J'eus le sentiment aussi que le soleil ne
-devait jamais éclairer d'une bien franche lumière ce village désolé,
-qui s'allongeait au flanc d'une colline sauvage, et je crus deviner
-pourquoi les scènes de tranquille bonheur brillaient elles-mêmes d'un
-jour si malingre dans les romans qu'Emily et ses deux sœurs avaient
-conçus là. Je montai l'unique rue jusqu'au sommet de la colline où
-s'élève, entourée de bruyères, la maison du révérend pasteur. Là
-s'est faite l'éducation d'Emily, là s'est formée son âme. Et il est
-naturel qu'elle ait aimé profondément ce lugubre paysage, car c'est
-lui, à coup sûr, qui a le plus contribué à créer l'énergique,
-silencieuse et passionnée personne qu'elle a été.</p>
-
-<p>Lorsque la petite Emily vint avec ses parents habiter le presbytère de
-Haworth, sa mère commençait déjà à souffrir du mal dont elle devait
-mourir. Les six enfants ne la voyaient presque jamais. Ils ne voyaient
-que de loin en loin leur digne père, qui, ayant la digestion difficile,
-avait imaginé de se faire servir ses repas dans sa chambre. De temps à
-autre seulement il daignait venir prendre le thé dans le salon avec ses
-enfants; encore était-ce pour se faire lire par une de ses filles les
-articles des journaux et pour s'entretenir des menus événements de la
-politique courante. Ni livres d'histoires à images, ni poupées, ni
-jeux d'aucune sorte, Emily et ses sœurs ne connurent rien de pareil.
-À quinze ans, Emily ne savait aucun jeu, et un jour que des enfants du
-village étaient venus au presbytère, on vit les grandes filles du
-pasteur leur demander avec curiosité comment on devait s'y prendre pour
-jouer.</p>
-
-<p>Les six enfants, d'ailleurs, vivaient ensemble et ne se quittaient pas.
-L'aînée des filles, Marie, s'était peu à peu habituée à les
-conduire: «Elle était bonne comme une mère, rapporte une vieille
-femme de Haworth, qui a veillé Madame Brontë dans sa maladie. Mais
-jamais aussi il n'y a eu d'aussi parfaits enfants. Je les croyais
-bêtes, tant ils différaient de tout ce que j'avais vu. M. Brontë leur
-avait interdit de manger de la viande, par le motif que lui-même, dans
-son enfance, n'avait été nourri que de pommes de terre; et ils ne
-mangeaient que des pommes de terre, mais jamais je ne les ai vus
-désirer autre chose. Ils étaient tranquilles et bons; Emily était la
-plus jolie.»</p>
-
-<p>Cette existence dura encore un an après la mort de la mère. Les
-enfants continuaient à dormir tous dans la même chambre, à se nourrir
-de pommes de terre, et à avoir pour distraction principale la lecture
-des journaux. En 1822, la sœur de leur mère, miss Branwell, vint
-prendre la direction du ménage; sa venue, d'ailleurs, ne modifia guère
-la manière de vivre des enfants, d'Emily surtout, que miss Branwell ne
-put jamais se résoudre à aimer.</p>
-
-<p>Jamais enfants ne furent à ce point privés de tous les avantages de
-l'enfance; jamais il n'y eut d'enfants qui eussent été si peu enfants.
-À cinq ans, Emily, à qui son père demandait, par manière d'exercice
-intellectuel, comment il convenait de traiter Branwell s'il était trop
-bruyant, répondit qu'il fallait «d'abord raisonner avec lui, puis, au
-cas où il refuserait d'entendre, le fouetter». À six ans, elle
-écrivait des contes fantastiques, pleins déjà d'imaginations sombres.</p>
-
-<p>Et les journées se passaient, monotones, muettes, lugubres. Les petites
-filles se levaient à cinq heures, balayaient, surveillaient le
-déjeuner, prenaient une leçon d'anglais avec leur père et une leçon
-de couture avec leur tante; le reste du temps, c'était la promenade sur
-la bruyère, la lente promenade toujours recommencée. Les six enfants
-marchaient côte à côte, tantôt commentant les dernières nouvelles
-des affaires d'Orient, tantôt se racontant à tour de rôle de
-terribles histoires, sous le vent qui soufflait.</p>
-
-<p>En septembre 1824, Emily et Charlotte furent mises en pension à
-Cowan-Bridge, dans une école où étaient déjà leurs deux sœurs
-aînées. C'était une de ces écoles-géhennes comme on peut en voir
-dans les romans de Dickens, à moins que l'on ne prenne la peine
-d'explorer soi-même les petites villes de France ou d'Angleterre, car
-on s'aperçoit alors que Dickens n'a rien exagéré, que la civilisation
-n'a rien changé, et qu'il reste encore de par le monde une foule de ces
-bagnes où l'on affame, torture et abrutit, sans aucun motif
-compréhensible, les petites filles et les petits garçons. L'école de
-Cowan-Bridge avait été fondée avec grand tapage dans le but
-d'instruire et de former aux belles manières les filles des clergymen
-de l'Église établie. Les petites Brontë ne cessèrent pas d'y
-souffrir de la faim, du froid, des courants d'air; le personnel de la
-maison ne se relâcha d'oublier leur existence que pour les battre et
-les tourmenter. Elles ne se plaignaient pas, faute d'avoir à qui se
-plaindre; mais les deux aînées, Marie et Élisabeth, furent prises
-coup sur coup d'une fièvre de consomption et moururent. Puis une
-épidémie de fièvre typhoïde se répandit dans la pension. Les
-élèves mouraient dans les dortoirs ou bien fuyaient l'école,
-emmenées en hâte par leurs parents. Seules, Charlotte et Emily
-Brontë restaient là, et si elles n'apprenaient pas grand chose de ce
-que doivent connaître les filles des clergymen de l'Église établie,
-elles apprenaient du moins à considérer la vie comme une façon de
-sombre pensionnat, où le seul devoir des élèves était de souffrir en
-silence, avec quelque chose qu'on appelait la mort pour seule
-récréation. Un jour vint enfin où la direction de Cowan-Bridge
-comprit elle-même la nécessité de congédier ces deux sœurs qui
-maigrissaient, dépérissaient et allaient mourir comme leurs aînées.
-M. Brontë, malgré tout l'ennui qu'il dut avoir de ce dérangement, se
-décida enfin à aller chercher ses filles. Peut être est-ce pour se
-distraire des soucis de ce voyage qu'il composa, avec toute sorte de
-citations de saint Paul, une épître en vers <i>à jeune clergyman
-nouvellement ordonné.</i></p>
-
-<p>Il ramena les deux petites à Haworth, où ce furent alors pour Emily
-d'heureuses années, toutes employées aux travaux du ménage, aux
-leçons, aux promenades sur la bruyère en compagnie de Branwell, le
-frère chéri. Tous ceux qui avaient occasion de venir au presbytère,
-les servantes, les amies de Charlotte, les paysans de Haworth, tout le
-monde jugeait Emily supérieure en toute façon au reste de la famille,
-plus intelligente, meilleure, plus belle aussi, avec sa grande taille
-mince, ses épais cheveux noirs, ses yeux d'un vert sombre, son teint
-pâle, et cette large bouche aux lèvres rouges et saillantes qu'animait
-souvent un étrange sourire. C'était elle qui soignait les malades,
-elle qui portait les secours aux pauvres, elle qui prenait dans ses bras
-les enfants du village et qui habillait leurs poupées. Mais à mesure
-qu'elle avançait en âge, chacun était plus frappé de la voir
-toujours rester silencieuse, comme s'il lui eût été impossible
-d'exprimer en paroles la profonde gaieté juvénile qui se reflétait
-dans ses yeux. Elle se taisait, répondant à peine d'un signe de tête
-aux questions des siens, s'enfuyant dès qu'un étranger approchait de
-la maison. Jamais elle ne prenait part, comme ses sœurs, aux leçons du
-dimanche, jamais elle ne parlait aux gens du pays.</p>
-
-<p>Cette attitude finit par inquiéter la famille Brontë. On imagina, pour
-y remédier, d'envoyer de nouveau la jeune fille dans une pension. La
-pension, cette fois, était accueillante et gaie; Emily s'y trouvait
-avec sa sœur Charlotte et sous la direction d'une amie de celle-ci.
-Mais à peine y était-elle qu'elle se mit à dépérir, toujours
-muette, résignée, appliquée à ses devoirs: elle y serait morte, si
-Charlotte ne l'avait ramenée à Haworth. Un an après, nouvel exil.
-Emily prit une place d'institutrice à Halifax: elle y passa un hiver,
-puis s'en revint à ses bruyères, incapable décidément de jamais
-trouver de l'emploi en dehors de la maison paternelle.</p>
-
-<p>De 1837 à 1842, Emily resta seule à Haworth, avec son père et sa
-tante. Elle s'occupait du ménage, soignait la vieille servante Tabby,
-qui s'était cassé la jambe, surveillait l'éducation de ses chiens, de
-ses chats et de ses poules, et, aux heures de liberté, courait parmi
-les bruyères, sous le vent qui soufflait. Pendant les vacances, la
-famille se réunissait, et la joyeuse vie d'autrefois recommençait.
-Personne autant qu'Emily ne paraissait s'y plaire.</p>
-
-<p>Il y avait aussi, dans ces années, un desservant (<i>curate</i>) qui
-venait souvent dans la maison des Brontë et qui semble avoir fait sur
-Emily une impression assez vive. C'était un beau jeune homme plein de
-galanterie, et miss Ellen Nussey, l'amie des demoiselles Brontë, a
-raconté à miss Mary Robinson que sa présence au presbytère mettait
-dans les yeux d'Emily un éclat inaccoutumé.</p>
-
-<p class="center">&nbsp;*<br />
-*&nbsp;&nbsp;*</p>
-
-<p>Le bonheur d'Emily devait être de peu de durée. En 1842, sur les
-instances de Charlotte, la pauvre fille se laissa mener à Bruxelles,
-où un maître de pension s'offrait à compléter son éducation, et
-notamment à lui apprendre le français. La compagnie de sa sœur
-n'empêcha pas ce séjour en Belgique d'être pour Emily un affreux
-exil. Comme partout et toujours, c'est elle qui là-bas parut la mieux
-douée, la plus intéressante et la plus belle des deux sœurs. «Sa
-faculté d'imagination était si vive, elle avait un tel art pour se
-représenter les scènes et les caractères, et son raisonnement était,
-en outre, si serré, que je la croyais destinée à l'avenir le plus
-haut.» C'est en ces termes que parlait d'elle, plus tard, le maître de
-pension bruxellois. Mais il se plaignait en même temps de cette nature
-sombre, concentrée, inabordable, qu'il lui avait vue tout le temps
-qu'il l'avait connue. Des dames anglaises qui habitaient aux environs de
-Bruxelles se trouvèrent forcées à rompre toutes relations avec les
-demoiselles Brontë, qu'elles avaient d'abord invitées chez elles:
-Emily ne leur disait pas un mot; elle restait des heures dans leur
-salon, immobile et les yeux baissés. Elle étudiait consciencieusement
-le français, le dessin, la musique; elle étonnait ses maîtres par la
-sûreté et la rapidité de ses progrès; mais sa tristesse de jour en
-jour s'aggravait. Elle n'avait d'autre consolation que d'écrire des
-vers, à l'insu de tous, et de lire Hoffmann, dont les noires inventions
-concordaient avec les rêves tragiques qu'elle portait en elle.</p>
-
-<p>À l'hiver de 1843, miss Branwell, la tante, mourut, et Emily revint
-s'installer à Haworth, auprès de son père. Rien au monde, désormais,
-ne devait plus l'amener à quitter ses bruyères; mais il ne semble pas
-qu'elle y ait rapporté la joie intérieure qui l'avait remplie avant
-son exil. Elle n'avait plus aux durs travaux de la maison l'entrain de
-naguère. Des images, sans doute des projets de romans et de poèmes, se
-pressaient dans son cerveau: et peut-être s'affligeait-elle aussi de ce
-tempérament insociable qui l'empêchait, comme ses sœurs, de subvenir
-aux besoins de la famille; peut-être avait-elle un pressentiment des
-angoisses qui l'attendaient.</p>
-
-<p>Ces angoisses devaient commencer dès l'année suivante. Le frère
-bien-aimé, Branwell Brontë, après s'être fait chasser de vingt
-emplois pour son ivrognerie et sa négligence, avait enfin obtenu une
-place de précepteur dans une famille où sa sœur Anne était
-institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève; la chose avait
-été découverte, et le jeune homme s'était enfui à Haworth, fou
-d'amour, désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait
-de cette femme passionnément désirée. Et, de retour chez son père,
-il n'eut d'autre soulagement que de s'enivrer sans relâche, joignant
-l'ivresse de l'opium à celle de l'eau-de-vie. Ses sœurs Charlotte et
-Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent de lui
-avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu'elle
-le voyait plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle
-resta seule debout dans la maison jusqu'au milieu de la nuit, parfois
-jusqu'au matin, pour attendre le retour de son frère, qui s'attardait
-dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens dormaient: elle
-veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore,
-sans doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le
-bruit des pas du malheureux, elle allait à sa rencontre, le conduisait
-à sa chambre, subissait sans impatience ses injures et ses
-imprécations. Nul doute qu'elle ait copié d'après l'abrutissement de
-Branwell l'abrutissement d'Earnshaw, un des plus singuliers personnages
-de son roman; mais nul doute aussi, comme l'ajustement observé miss
-Robinson, que les confidences de ce fou éperdu d'amoureuse passion lui
-aient servi à concevoir les éclats sauvages de l'amour d'Heathcliff.</p>
-
-<p>C'est dans ces mornes nuits d'attente solitaire qu'elle écrivit
-quelques-uns de ses plus beaux poèmes. L'habitude d'écrire des vers en
-cachette, elle l'avait prise depuis longtemps: et lorsque jadis son
-frère et Charlotte l'encombraient de détails sur l'envoi qu'ils
-avaient fait de leurs médiocres vers aux célébrités du jour et sur
-les réponses qu'ils en avaient reçues, personne ne se doutait qu'elle
-aussi avait des vers qu'elle aurait pu montrer, de véritables vers,
-débordant d'une étonnante frénésie lyrique.</p>
-
-<p>C'est Charlotte qui, par hasard, dans l'automne de 1845, découvrit le
-cahier des poèmes de sa sœur. Celle-ci fut d'abord très fâchée de
-cette indiscrétion: on la força pourtant à laisser joindre ses vers
-à ceux de ses deux sœurs dans un recueil qu'on voulait publier. Le
-recueil parut. Charlotte ne manqua pas de l'envoyer à tous ceux qui,
-dans les trois royaumes, pouvaient rendre compte d'un livre. Mais
-personne, ou à peu près, ne rendit compte de ce livre-là; seuls, deux
-ou trois petits journalistes signalèrent des vers d'un certain Ellis
-Bell (c'était le pseudonyme d'Emily) comme se distinguant des vers qui
-les entouraient par un accent assez nouveau.</p>
-
-<p>Il n'y a en effet aucun rapport entre les vers d'Ellis Bell et ceux de
-ses deux sœurs. La facture y est souvent un peu embarrassée, mais les
-sentiments sont d'une originalité si profonde que je ne connais pas de
-poèmes anglais ayant une saveur aussi absolument personnelle. Un seul
-sujet, à dire vrai: le désir de mourir; mais, à l'appui de ce sujet,
-une façon de philosophie panthéiste et pessimiste, des images d'une
-noblesse superbe et le plus étrange accent de morne tristesse
-découragée que l'on puisse imaginer.</p>
-
-<p>Voici, par exemple, un petit poème que je voudrais qu'on lise dans le
-texte anglais:</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Les richesses, je les tiens en maigre estime; et l'amour je me ris de le
-dédaigner; et le désir de la renommée n'a été qu'un rêve qui s'est
-évanoui avec le matin.</p>
-
-<p>Et si je prie, la seule prière qui agite mes lèvres, pour moi-même,
-est: «Laissez-moi ce cœur que je porte à présent, et rendez-moi la
-liberté.»</p>
-
-<p>Oui, à mesure que mes jours s'écoulent, c'est là tout ce que je
-demande; dans la vie et dans la mort, une âme libre de chaînes, avec
-du courage pour supporter.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>L'insuccès du recueil de poèmes, loin de décourager Charlotte, lui
-donna la résolution de s'imposer de suite à l'attention du public par
-un livre d'une lecture plus facile. Elle conçut le plan d'un roman, ce
-médiocre <i>Professeur</i>, qu'elle devait plus tard refondre dans son
-<i>Villette.</i> Et comme elle s'était promis de traîner avec elle ses deux
-sœurs à la fortune et à la gloire, elle leur enjoignit de se mettre
-elles aussi, chacune à un roman. Anne écrivit l'ennuyeuse histoire
-d'<i>Agnes Grey</i>; Emily écrivit <i>Wuthering Heights.</i></p>
-
-<p>Elle l'écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à
-attendre le retour de son frère, pendant que le bruit monotone du vent
-rendait plus lugubre encore le lugubre silence de la maison endormie. Le
-jour, courant sur la bruyère, elle méditait le plan, combinait les
-épisodes. À l'influence de son tempérament se joignaient les
-souvenirs de Maturin et d'Hoffmann, ceux aussi des sombres histoires de
-famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant à
-demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre
-intéressant. La figure d'Heathcliff se dressait devant elle: et
-j'imagine que quelque chose dans sa chair et ses nerfs lui faisait
-trouver plaisir à concevoir ce singulier amant, contenu et passionné,
-féroce et humble, le seul amant qu'il aurait fallu à une âme comme la
-sienne. Le soir, elle écrivait ce qu'elle avait imaginé dans le jour.
-Elle essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine,
-aux menus détails de la vie des Linton; mais tout à coup elle
-entendait au dehors des bruits de pas, des jurons, des appels: et avant
-que son frère ne fût installé dans son lit, elle assistait à de
-terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris de
-folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords.
-Lorsqu'elle voulait ensuite se remettre à l'histoire de Catherine,
-c'est Heathcliff qui s'imposait à elle, avec son âme toute pleine des
-sauvages passions dont elle venait de percevoir l'écho dans les
-discours avinés de Branwell.</p>
-
-<p>Il faut ajouter qu'elle écrivit <i>Wuthering Heights</i> au milieu des
-embarras les plus affreux. L'argent manquait de plus en plus, le père
-perdait la vue. Anne, la sœur cadette, dépérissait, atteinte
-mortellement, et chaque jour l'indigne Branwell cessait davantage de
-ressembler à un être humain.</p>
-
-<p>Quand le livre fut fini, Charlotte l'envoya avec les deux autres chez un
-éditeur. Mais personne ne daigna remarquer le romancier nouveau. Emily
-ne lut jamais un compte-rendu de son roman. Elle n'eut pour l'en
-complimenter que ses sœurs, qui paraissent avoir été au premier abord
-plutôt scandalisées que séduites, et son frère Branwell, qui imagina
-de se vanter au cabaret d'être lui-même le véritable auteur de
-<i>Wuthering Heights</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-
-<p>Et tandis que Charlotte et Anne s'étaient remises déjà à d'autres
-ouvrages, Emily, quand elle eut achevé son roman, renonça pour
-toujours à la littérature. Elle s'attacha toute, plus activement que
-par le passé, aux soins du ménage. Elle soigna son père, elle adoucit
-l'agonie de son frère, qui mourut debout entre ses bras. À l'automne
-de 1848, elle fut prise elle-même d'une vilaine toux; mais elle refusa
-d'y faire attention, ou de consulter un médecin. «Rien ne sert de la
-questionner, écrivait Charlotte; elle ne répond pas un mot. Et il est
-encore plus inutile de lui recommander des remèdes: elle ne veut rien
-prendre.»</p>
-
-<p>Pourtant, et malgré le sincère désir de la mort qu'elle a toujours
-laissé voir, Emily se sentait si nécessaire dans la maison qu'elle
-s'acharnait à vivre. On ne put obtenir qu'elle renonçât à une seule
-de ses occupations ordinaires. «Je n'ai jamais rien vu qui lui
-ressemblât, écrivait encore Charlotte. Plus forte qu'un homme, plus
-simple qu'un enfant. Le seul point affreux était que, pleine de
-sollicitude pour les autres, pour elle-même elle n'avait aucune pitié.
-De ses mains tremblantes, de ses jambes affaiblies, de ses pauvres yeux
-fatigués, elle exigeait le même service que quand elle était bien
-portante. Et c'était un supplice inexprimable d'être là auprès
-d'elle, d'assister à tout cela, et de ne rien oser lui dire.»</p>
-
-<p>Le 15 décembre 1848, Emily, qui la veille encore avait pris froid dans
-une promenade sur les bruyères, s'obstina cependant à vouloir se
-lever. Elle commença à se peigner, assise près du feu. Le peigne
-tomba de ses mains; elle essaya de se baisser pour le ramasser, mais
-elle était trop faible, elle ne put. Sa toilette finie, elle descendit
-au salon et se mit à un ouvrage de couture. Vers deux heures, elle
-était si pâle que ses sœurs la supplièrent d'aller se coucher. Elle
-refusa d'un signe de tête, fit un effort pour se lever, s'appuya sur le
-sofa. Elle était morte.</p>
-
-<p class="center">&nbsp;*<br />
-*&nbsp;&nbsp;*</p>
-
-<p>Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de
-l'église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu'elle a si
-passionnément aimée. Son âme aussi, j'imagine, doit avoir obtenu la
-permission d'y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était
-impossible. Je crois bien même l'y avoir vue, dans la visite que j'ai
-faite à la petite église du village: c'était une âme pâle et douce,
-tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi; mais
-quand je voulus l'approcher, je ne vis plus rien.</p>
-
-<p>Je me réjouis pourtant de la savoir là, et j'en vins à envier
-l'heureux destin qui lui était échu. Elle n'a point connu, comme sa
-sœur Charlotte, les fortes émotions de la renommée; mais le désir de
-la renommée n'a été pour elle «qu'un rêve léger qui s'est évanoui
-avec le matin». Et la voici en revanche qui possède un privilège plus
-rare, la fidèle amitié de cœurs pareils au sien. Je n'oublierai pas
-de quelle touchante manière son nom me fut révélé pour la première
-fois. C'était à Dresde, sur la terrasse de Brühl, un soir d'été, il
-va quatre ou cinq ans. L'orchestre du Belvédère jouait des valses dans
-le lointain; une odeur tranquille me venait des jardins, par delà le
-fleuve; et la jeune Anglaise avec qui je causais voulut bien m'avouer
-que, entre tous les romans, celui qu'elle préférait était <i>Wuthering
-Heights</i>, d'Emily Brontë. Elle eut pour me faire cet aveu un gracieux
-sourire un peu gêné, et baissa la tête, toute rougissante, comme s'il
-s'était agi d'une confidence trop hardie. Mais bientôt elle reprit
-courage: elle me récita, j'en jurerais, le roman tout entier; elle me
-peignit le caractère d'Emily Brontë; elle me dit comment ses amies et
-elle s'étaient promis de garder toujours un culte exclusif à cette
-noble mémoire. Oui, plus de quarante ans après sa mort, Emily excite
-encore dans les âmes des jeunes filles de son pays de pieux
-enthousiasmes. Et tandis que sa sœur Charlotte et George Eliot et
-Mistress Browning entrent peu à peu dans l'oubli, tous les jours
-arrivent de nouvelles guirlandes au tombeau de cette Emily Brontë, qui
-«joignait à l'énergie d'un homme la simplicité d'un enfant».</p>
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">T. DE WYZEWA.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Il résulterait pourtant d'une lettre de Charlotte, publiée dans
-le <i>Macmillan's Magazine</i> de juillet 1891, que Branwell ne connut
-jamais rien des romans de ses sœurs, avant ni après leur publication.
-Il y aurait peut-être lieu à réviser le procès de ce Branwell,
-chez qui je déplore seulement un goût exagéré pour la fréquentation
-des commis-voyageurs.</p></div>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4>UN AMANT</h4>
-
-
-<h4><a id="PROLOGUE">PROLOGUE</a></h4>
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></h4>
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">1801</p>
-
-
-<p>Je reviens d'une visite à mon propriétaire, le seul voisin dont
-j'aurai à m'occuper ici. Voilà assurément un beau pays! Je ne crois
-pas que dans toute l'Angleterre j'eusse pu trouver un endroit aussi
-complètement à l'écart de la société! Un parfait paradis de
-misanthrope; et M. Heathcliff et moi formons justement la paire qui
-convient pour nous partager cette désolation. Un gaillard étonnant! Il
-ne se doutait pas combien mon cœur brûlait de sympathie pour lui tout
-à l'heure, tandis que je voyais ses yeux noirs se remuer si
-soupçonneux sous leurs sourcils, et ses doigts, avec un geste de
-résolution jalouse, s'enfoncer plus profondément encore dans son
-gilet, à l'annonce de mon nom.</p>
-
-<p>&mdash;M. Heathcliff? dis-je.</p>
-
-<p>Un signe de tête fut sa seule réponse.</p>
-
-<p>&mdash;M. Lockwood, votre nouveau fermier, monsieur. J'ai pris l'honneur
-de vous faire visite le plus tôt possible, après mon arrivée, pour vous
-exprimer l'espoir que je ne vous ai pas gêné par ma persévérance à
-solliciter le droit d'occuper Thrushcross Grange; j'ai entendu dire,
-hier, que vous aviez eu quelque idée...</p>
-
-<p>&mdash;Thrushcross Grange m'appartient, monsieur, dit-il en
-m'interrompant; je ne permettrais à personne de me gêner si je pouvais
-l'empêcher. Entrez!</p>
-
-<p>Cet «entrez» fut prononcé les dents fermées, et exprima plutôt le
-sentiment d' «allez au diable»; même la porte sur laquelle il
-s'appuyait ne manifesta, à ces mots, aucun mouvement sympathique. Et
-j'imagine que ces circonstances furent ce qui me détermina à accepter
-l'invitation: je me sentais intéressé pour un homme qui me paraissait
-plus exagérément réservé encore que moi-même.</p>
-
-<p>Lorsqu'il vit le poitrail de mon cheval pousser légèrement la
-barrière, il sortit sa main pour enlever la chaîne; après quoi il me
-précéda le long de la chaussée montante d'un air grognon, marchant
-devant moi; et lorsque nous entrâmes dans la cour: «Joseph, cria-t-il,
-prenez le cheval de M. Lockwood, et montez du vin!»</p>
-
-<p>Nous avions évidemment là tout le personnel des domestiques: c'est la
-réflexion que me suggéra cet ordre de mon hôte. Rien d'étonnant à
-ce que l'herbe pousse entre les pavés et à ce qu'il n'y ait pour
-couper les haies que les bêtes du troupeau.</p>
-
-<p>Joseph était un homme d'un certain âge: non, un vieil homme; très
-vieux peut-être, bien que très vert.</p>
-
-<p>&mdash;Que le Seigneur nous aide, grognait-il tout bas, avec un ton de
-rogue déplaisir, tandis qu'il me débarrassait de mon cheval; et il me
-regardait en même temps dans la figure d'un air si aigre que je
-conjecturais charitablement qu'il avait besoin de l'aide de Dieu pour
-digérer son diner et que sa pieuse exclamation n'avait aucun rapport
-avec ma visite inattendue.</p>
-
-<p><i>Wuthering Heights</i> est le nom de la demeure de M. Heathcliff:
-<i>Wuthering</i> étant un adjectif provincial très significatif pour
-décrire le tumulte atmosphérique auquel est exposé cet endroit dans
-les temps d'orage. Un vent pur et réconfortant, ils doivent l'avoir
-là-haut en toute saison; on peut juger de la puissance du vent du nord
-soufflant par dessus la haie, par la pente excessive des quelques sapins
-rabougris contigus à la maison et par une rangée d'épines
-décharnées qui tendent leurs membres toutes dans un même sens, comme
-si elles mendiaient l'aumône du soleil. Heureusement l'architecte a
-pris la précaution de bâtir solidement la maison, les étroites
-fenêtres sont profondément enfoncées dans le mur, et il y a de
-grandes pierres en saillie pour protéger les coins.</p>
-
-<p>Avant de passer le seuil de la porte, je m'arrêtai pour admirer une
-quantité de sculptures grotesques répandues sur le fronton, et
-particulièrement à l'entour de la porte principale; au-dessus de cette
-porte, parmi un enfer de griffons émiettés et d'impudents petits
-monstres, je découvris la date 1500 et le nom «<i>Hareton Earnshaw</i>».
-J'aurais volontiers fait quelques commentaires, et demandé au morose
-propriétaire une courte histoire du lieu; mais son attitude à la porte
-m'a paru réclamer mon entrée hâtive ou mon départ définitif; et je
-ne voulais pas aggraver son impatience avant d'avoir examiné
-l'intérieur de sa retraite. Une marche nous introduisit dans le salon
-de la famille, sans la moindre trace d'antichambre ou de passage
-intermédiaire; c'est ce salon qu'ils appellent ici plus spécialement
-la maison. Il comprend généralement la cuisine et le parloir; mais je
-crois qu'à Wuthering Heights la cuisine a été forcée de se retirer
-dans un autre quartier; du moins ai-je distingué très loin à
-l'intérieur de la maison une jacasserie de langues et un brouhaha
-d'ustensiles culinaires; tandis que je n'ai observé aucun signe
-dénotant que l'on rôtisse, que l'on cuise ou que l'on fasse bouillir
-dans la large cheminée, non plus que je n'ai vu sur ses murs aucun
-reflet de casseroles de cuivre ou de passoires d'étain. En vérité,
-une de ses extrémités reflétait brillamment à la fois la lumière et
-la chaleur d'une rangée d'immenses plats d'étain, entresemés de
-cruches et de pots d'argent faisant comme des tours alignées sur un
-vaste pressoir de chêne, tout à fait dans le haut. Au-dessus de la
-cheminée étaient accrochés divers vieux fusils préhistoriques et une
-paire de pistolets de cheval; de plus, en manière d'ornement, trois
-petites corbeilles étaient alignées le long du rebord, peintes en
-couleurs très voyantes. Le plancher était d'une pierre tendre et
-blanche: les sièges avaient des dos très élevés, ils étaient d'une
-forme primitive, et peints en vert: j'en vis un ou deux noirs et massifs
-qui reluisaient dans l'ombre. Dans une sorte de voûte sous le dressoir
-reposait une énorme chienne d'arrêt rouge foncé, entourée par un
-essaim de petits chiens piaillants, et je vis d'autres chiens logeant
-dans d'autres recoins.</p>
-
-<p>L'appartement et ce qui le remplissait n'aurait eu rien d'extraordinaire
-s'ils avaient appartenu à un paisible fermier du nord, avec une mine
-têtue et des membres robustes avantageusement dessinés par une culotte
-courte et des guêtres. Un tel individu, assis dans son fauteuil, sa
-cruche d'ale écumant sur la table ronde devant lui, vous pouvez le voir
-partout dans un circuit de cinq ou six milles autour de ces collines,
-pour peu que vous entriez chez lui tout de suite après dîner. Mais M.
-Heathcliff forme un singulier contraste avec sa demeure et sa façon de
-vivre. Il a l'aspect d'un gipsy à la peau noire; tandis que son costume
-et ses manières sont d'un gentleman, c'est-à-dire autant d'un
-gentleman que celles de plus d'un squire de province; un peu négligé
-peut-être, mais ne paraissant pas désavantageusement dans sa
-négligence, parce qu'il a une figure droite et agréable, et aussi un
-peu morose. Il est possible que quelqu'un le soupçonne d'un orgueil
-exagéré; mais j'ai en moi une corde sympathique qui me dit que ce
-n'est rien de pareil: je sais par instinct que sa réserve vient d'une
-aversion pour les expansions démonstratives des sentiments, pour les
-manifestations de bienveillance mutuelle. Cet homme doit aimer et haïr
-également sous le couvert, et il doit estimer comme une espèce
-d'impertinence qu'on lui rende son amour ou sa haine. Mais non, je vais
-trop vite; je le revêts trop libéralement de mes propres qualités. Il
-se peut que M. Heathcliff ait, pour se tenir à l'écart lorsqu'il
-rencontre une soi disant connaissance, des raisons toutes différentes
-de celles qui me déterminent moi-même. Je veux espérer que ma
-constitution est unique dans son genre; ma chère mère avait coutume de
-me dire que je n'arriverais jamais à avoir un intérieur confortable,
-et l'été dernier encore, je fis voir que j'étais en effet
-parfaitement indigne d'en avoir un.</p>
-
-<p>Pendant que je jouissais d'un mois de beau temps au bord de la mer, le
-hasard me jeta dans la compagnie d'une créature pleine de séductions:
-une vraie déesse à mes yeux, aussi longtemps qu'elle ne fit aucune
-attention à moi. Je ne lui dis jamais mon amour de vive voix; mais, si
-les regards ont un langage, le plus pur idiot aurait pu deviner que
-j'étais amoureux par dessus la tête; enfin elle me comprit; elle me
-répondit par un regard&mdash;le plus doux de tous les regards imaginables.
-Et moi, que fis-je? Je l'avoue avec honte; je me renfonçai froidement
-en moi-même comme un colimaçon; à chaque regard, je me retirais
-davantage, jusqu'à ce qu'enfin la pauvre innocente en vint à douter de
-ses sens, et tonte remplie de confusion de son erreur supposée,
-persuada à sa mère de partir. Par ce curieux retour de mes
-dispositions, j'ai gagné la réputation d'un être délibérément
-pervers; réputation combien injuste, moi seul puis l'apprécier.</p>
-
-<p>Je pris un siège à l'extrémité de la pierre de foyer opposée à
-celle vers laquelle mon propriétaire s'était avancé; et je remplis un
-intervalle de silence en essayant de caresser la mère chienne, qui
-avait quitté sa nursery et qui, comme une louve, se glissait derrière
-mes jambes, sa lèvre relevée et ses dents blanches guettant l'occasion
-de happer. Ma caresse provoqua un long et guttural grognement.</p>
-
-<p>&mdash;Vous feriez mieux de laisser le chien tranquille, grogna à
-l'unisson M. Heathcliff, prévenant d'un coup de pied des démonstrations
-plus méchantes. Elle n'est pas accoutumée à être gâtée, ni traitée en
-favorite. Puis, marchant à grands pas vers une porte de côté, il cria
-de nouveau: Joseph!</p>
-
-<p>Joseph marmotta indistinctement quelque chose des profondeurs de la
-cave, mais ne fit nullement mine de monter: de sorte que son maître
-descendit vers lui, me laissant en tête-à-tête avec la chienne mal
-élevée et une paire d'affreux chiens de berger velus, qui partageaient
-avec elle une surveillance jalouse de tous mes mouvements. N'avant
-aucune envie d'entrer en contact avec leurs crocs, je restai
-tranquillement assis; mais imaginant qu'ils ne comprendraient pas des
-insultes tacites, je me laissai aller, pour mon malheur, à cligner de
-l'œil et à faire des grimaces au trio; et il y eut je ne sais quel
-aspect de ma physionomie qui irrita la chienne si vivement qu'elle entra
-tout d'un coup dans un accès de fureur et sauta sur mes genoux. Je la
-jetai par terre et me hâtai d'interposer la table entre nous. Cet
-événement mit en émoi l'essaim tout entier; une demi-douzaine de
-diables à quatre pattes, d'âges et de dimensions divers, sortirent de
-repaires cachés pour envahir le centre où nous étions. Je sentis que
-mes talons et les pans de mon manteau avaient particulièrement à
-souffrir de l'assaut; et, parant aussi efficacement que je le pouvais
-avec le tisonnier les plus grands de mes adversaires, je me vis
-contraint à demander à haute voix l'assistance de quelqu'un de la
-maison pour rétablir la paix.</p>
-
-<p>M. Heathcliff et son homme montaient l'escalier de la cave avec un
-flegme tout à fait vexant; je ne pense pas que leurs mouvements aient
-été d'une seconde plus rapides qu'à l'ordinaire, bien que le foyer
-fut littéralement une tempête de bruits et de bagarres. Par bonheur un
-habitant de la cuisine mit plus d'empressement: une corpulente dame avec
-un bonnet retroussé, les bras nus et les joues enflammées, se
-précipita au milieu de nous en brandissant une poêle à frire; elle
-fit un tel usage de cette arme et de sa langue que l'orage cessa comme
-par magie, et qu'elle seule resta, haletante comme la mer après un
-grand vent, lorsque son maître entra en scène.</p>
-
-<p>&mdash;De quoi diable s'agit-il? me demanda-t-il en me regardant d'une
-façon que je supportai difficilement après ce traitement peu
-hospitalier.</p>
-
-<p>&mdash;De quoi diable il s'agit, en vérité! grognai-je. Le troupeau de
-porcs possédés du démon n'aurait pas eu en lui de pires esprits que
-ces animaux qui vous appartiennent, monsieur. Vous pourriez aussi bien
-laisser un étranger avec une nichée de tigres!</p>
-
-<p>&mdash;Ils ne s'attaqueront pas aux personnes qui ne touchent à rien,
-répliqua-t-il, mettant la bouteille devant moi, et rajustant la table
-déplacée. Les chiens ont raison d'être vigilants. Vous prenez un
-verre de vin?</p>
-
-<p>&mdash;Non, merci.</p>
-
-<p>&mdash;Pas mordu, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Si je l'avais été, j'aurais laissé mon cachet sur le mordeur.</p>
-
-<p>La figure de M. Heathcliff se détendit comme pour un ricanement.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons, me dit-il, vous êtes agité, M. Lockwood. Allons,
-prenez un peu de vin. Les hôtes sont si rares dans cette maison, que
-moi et mes chiens, je l'avoue volontiers, nous savons à peine comment
-les recevoir. À votre santé, monsieur!</p>
-
-<p>Je m'inclinai et retournai la politesse; je commençais à comprendre
-qu'il serait fou de rester à faire la moue pour les méfaits d'une
-bande d'affreux chiens; sans compter que je sentais la nécessité de ne
-pas fournir au gaillard un plus long amusement à mes dépens, depuis
-que son humeur prenait cette tournure. Lui,&mdash;poussé probablement par
-la considération prudente de la folie qu'il y avait à offenser un bon
-fermier&mdash;se relâcha un peu dans sa façon laconique de supprimer les
-pronoms et les verbes auxiliaires, et amena ce qu'il supposait être
-pour moi un sujet intéressant: un discours sur les avantages et les
-désavantages de ma retraite présente. Je le trouvai très intelligent
-sur les sujets que nous abordâmes; et, avant de repartir, je me sentis
-assez encouragé pour promettre spontanément une autre visite pour
-demain. Il me parut évident que Heathcliff ne désirait guère voir se
-répéter mon intrusion chez lui. J'irai cependant. C'est une chose
-étonnante comme je me sens sociable, comparé à lui.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></h4>
-
-
-<p>L'après-midi d'hier s'était annoncée brumeuse et froide. J'avais à
-moitié envie de la passer au coin de mon feu, au lieu d'errer parmi les
-bruyères et la boue pour aller à Wuthering Heights. Pourtant, en
-remontant dans ma chambre après mon dîner (N. B. je dîne entre midi
-et une heure; la femme de ménage, une respectable matrone, prise avec
-la maison comme une de ses dépendances, n'a pas voulu comprendre la
-demande que je lui ai faite d'être servi à cinq heures) donc quand
-j'avais remonté mon escalier avec cette paresseuse intention et que
-j'entrais dans ma chambre, je vis une servante qui s'y tenait
-agenouillée, entourée de brosses et de seaux à charbon, et qui
-provoquait une fumée infernale en jetant des potées de cendres pour
-éteindre la flamme. Ce spectacle me chassa aussitôt; je pris mon
-chapeau, et, après une marche de quatre milles, j'arrivai à la porte
-du jardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiers
-flocons d'une averse de neige.</p>
-
-<p>Sur ce sommet de la colline tout exposé aux vents, la terre était
-durcie par une gelée noire, et il soufflait un air qui faisait
-frissonner tous mes membres. Ne pouvant enlever la chaîne, je sautai
-par dessus, et, courant tout le long de la chaussée dallée que bordent
-des buissons de groseilliers épars çà et là, je me mis à frapper
-pour qu'on m'ouvrit. Je frappai si longtemps sans résultat que mes
-jointures en furent meurtries et que les chiens hurlèrent.</p>
-
-<p>&mdash;Maudits habitants! m'écriai-je en moi-même, vous méritez par
-votre grossière inhospitalité d'être à jamais isolés de toute l'espèce
-humaine. Moi du moins, je ne tiendrais pas ma porte barrée pendant le
-jour! n'importe, je veux entrer! Ainsi résolu, je saisis le loquet et
-le secouai violemment. Joseph, le domestique à la figure vinaigrée,
-projeta sa tête par une fenêtre ronde de la grange.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez? cria-t-il, le maître est là-bas dans
-la basse-cour. Faites le tour par le bout du jardin si vous êtes venu pour
-lui parler.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'il n'y a personne dans la maison pour ouvrir la porte?
-criai-je à mon tour en manière de réponse.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a personne que madame, et elle ne vous ouvrira pas, quand
-même vous continueriez votre tapage jusqu'à la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi? Est-ce que vous ne pouvez pas lui dire qui je suis,
-hein, Joseph?</p>
-
-<p>&mdash;Non, pas moi! je ne m'en mêle pas! murmura la tête en
-s'effaçant.</p>
-
-<p>La neige commençait à tomber très épaisse. J'avais saisi la poignée
-de la porte pour faire une nouvelle tentative, lorsqu'un jeune homme
-sans manteau, portant une fourche sur son épaule, apparut dans la cour
-derrière moi. Il me héla de le suivre; et après avoir traversé une
-lingerie et un espace pavé contenant un hangar à charbon, une pompe et
-un perchoir à pigeons, nous arrivâmes enfin dans l'énorme appartement
-chaud et gai où j'avais été reçu la première fois. Il brillait
-délicieusement, des rayons d'un immense feu composé de charbon, de
-tourbe et de bois: et auprès de la table préparée pour un abondant
-repas du soir, j'eus le plaisir d'apercevoir la «madame», un
-personnage dont jamais auparavant je n'avais encore soupçonné
-l'existence. Je saluai et j'attendis, pensant qu'elle m'offrirait de
-prendre un siège. Elle, cependant, me regardait, adossée à sa chaise,
-et restait muette et sans mouvement.</p>
-
-<p>&mdash;Un dur temps, remarquai-je. J'ai peur, madame Heathcliff, que la
-porte ne subisse la conséquence de la façon indolente dont vos domestiques
-font leur service: j'ai eu bien du travail pour les amener à
-m'entendre.</p>
-
-<p>Elle continuait à ne pas ouvrir la bouche. Je la fixais, elle me fixait
-aussi; en tous cas, elle tenait ses yeux attachés sur moi d'une façon
-froide et sans regard, infiniment embarrassante et désagréable.</p>
-
-<p>&mdash;Asseyez-vous, me dit d'un ton bourru le jeune homme, il ne va pas
-tarder à rentrer.</p>
-
-<p>J'obéis; je fis: hem! j'appelai la vilaine Junon qui daigna, à cette
-seconde entrevue, agiter l'extrémité de sa queue, pour me faire signe
-qu'elle avouait me reconnaître.</p>
-
-<p>&mdash;Une belle bête, repris-je. Avez-vous l'intention de vous séparer
-des petits, madame?</p>
-
-<p>&mdash;Ils ne sont pas à moi, dit l'aimable hôtesse, d'un ton moins
-engageant encore que celui qu'aurait mis Heathcliff à une telle
-réponse.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, vos favoris sont parmi ceux-là! continuai-je, me tournant
-vers un coussin sombre où je voyais quelque chose comme des chats.</p>
-
-<p>&mdash;Un singulier choix pour des favoris, observa-t-elle avec
-dédain.</p>
-
-<p>Je n'avais pas de chance: c'était un tas de lapins morts. Je
-recommençai à faire: hem! et je me rapprochai du foyer, répétant ma
-réflexion sur la rudesse de la soirée.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'auriez pas dû sortir, me dit la dame en même temps qu'elle
-se levait et prenait sur la cheminée deux des paniers peints.</p>
-
-<p>Dans la position qu'elle occupait jusque-là, elle avait été à
-l'écart de la lumière; maintenant, j'avais une idée distincte de
-l'ensemble de sa figure et de sa contenance. Elle était mince et
-paraissait à peine avoir cessé d'être une jeune fille: une forme
-admirable et le visage le plus exquis que j'aie jamais eu le plaisir de
-contempler; des traits petits, très blonde avec des boucles jaunes ou
-plutôt dorées flottant librement sur son col délicat, et des yeux
-qui, s'ils avaient eu une expression plus avenante, auraient été
-irrésistibles; mais par bonheur pour mon cœur aisément inflammable,
-le seul sentiment qu'ils exprimaient était quelque chose
-d'intermédiaire entre le mépris et une sorte de désespoir qu'il
-semblait singulièrement peu naturel de découvrir là. Les paniers
-étaient presque impossibles à atteindre pour elle, et je fis un
-mouvement pour l'aider; mais elle se tourna vers moi comme ferait un
-avare vers quelqu'un qui voudrait l'aider à compter son or.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de votre aide, me dit-elle d'un ton cassant,
-je les prendrai moi-même.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous demande pardon, me hâtai-je de répondre.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous été invité à prendre du thé? me demanda-t-elle, tandis
-qu'elle attachait un tablier sur sa jupe noire, d'une propreté
-irréprochable, et qu'elle se tenait debout, avec une cuiller pleine de
-feuilles de thé appuyée sur le pot.</p>
-
-<p>&mdash;Je serais heureux d'en avoir une tasse, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous été invité? me répéta-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dis-je, souriant à demi. Mais vous êtes précisément la
-personne qu'il convient pour m'inviter.</p>
-
-<p>Elle retira sa main avec le thé, la cuiller et tout, et reprit sa place
-sur sa chaise avec un air d'humeur; son front se rida, et sa petite
-lèvre inférieure toute rouge s'avança comme celle d'un enfant prêt
-à pleurer.</p>
-
-<p>Dans l'intervalle, le jeune homme avait revêtu sa personne d'une veste
-décidément très râpée; et se dressant devant l'éclat du feu, il me
-regardait toujours du coin de l'œil, absolument comme s'il y avait eu
-entre nous quelque mortelle injure restée sans vengeance. Je
-commençais à me demander s'il était ou non un domestique; sa manière
-de se vêtir et sa manière de parler étaient également rudes,
-entièrement dénuées de l'air de supériorité que l'on pouvait
-observer chez M. et Madame Heathcliff. Les boucles épaisses et brunes
-de ses cheveux étaient raides et incultes, ses moustaches faisaient un
-crochet sauvage sur ses joues, et ses mains étaient calleuses et noires
-comme celles d'un valet de ferme ordinaire; et pourtant son attitude
-était libre, presque hautaine, et il ne montrait rien de l'assiduité
-d'un domestique auprès de la dame de la maison. Dans l'absence de tout
-indice clair sur sa condition, je pensais que le meilleur était de
-m'abstenir de prendre garde à sa curieuse conduite; et cinq minutes
-après, l'entrée de Heathcliff me releva en quelque mesure de
-l'embarras de ma position.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le voyez, monsieur, je suis venu, suivant ma promesse,
-m'écriai-je, prenant un ton joyeux; et je crains bien d'être fortement
-éprouvé dans une demi-heure, à supposer que vous veuillez me donner
-abri jusque-là.</p>
-
-<p>&mdash;Une demi-heure! dit-il, secouant les flocons blancs qui
-couvraient ses vêtements; il est bien étonnant que vous choisissiez le plus
-épais d'une tempête de neige pour faire vos promenades! Savez-vous que vous
-courez le risque de vous perdre dans les marais? Les gens à qui ces
-landes sont familières s'égarent souvent eux-mêmes par des soirées
-comme celles-ci, et je peux vous certifier qu'il n'y a pas pour le
-moment la moindre chance que le temps change.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être puis-je trouver un guide parmi vos garçons: il
-resterait à la Grange jusqu'à demain matin, Pouvez-vous m'en procurer un?</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne peux pas.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! vraiment! eh bien alors il faudra que je m'en remette à ma
-propre sagacité.</p>
-
-<p>&mdash;Hem!</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vous allez faire le thé? demanda l'homme à la veste
-râpée, transportant de moi sur la jeune dame son regard féroce.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'il faut lui en donner? demanda-t-elle, s'adressant à
-Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Préparez-le, voulez-vous? fut la réponse, prononcée avec tant de
-sauvagerie que je tressaillis. Le ton qu'il mit à ces mots révélait
-décidément une nature méchante. Je ne me sentais plus du tout porté
-à appeler Heathcliff un admirable gaillard. Quand les préparatifs du
-thé furent achevés, il m'invita avec un: «et maintenant, monsieur,
-approchez votre chaise». Tous, y compris le rustique jeune homme, nous
-nous installâmes autour de la table: un austère silence régnait
-tandis que nous mangions.</p>
-
-<p>Je songeais que si j'avais causé le nuage c'était aussi mon devoir de
-faire un effort pour le chasser. Ces gens-là ne pouvaient pas rester
-toute la journée si sombres et si taciturnes; et il était impossible,
-quelque mauvaise que fut leur humeur naturelle, que leur renfrognement
-de ce soir-là fut leur contenance de tous les jours.</p>
-
-<p>&mdash;Il est étrange, commençai-je, dans l'intervalle entre le moment
-où j'avais avalé une tasse de thé et celui où j'en reçus une seconde,
-il est étrange comment la coutume peut façonner nos goûts et nos
-idées. Bien des gens ne pourraient pas imaginer le bonheur possible
-dans une vie aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M.
-Heathcliff; et cependant j'ose dire que, entouré par votre famille, et
-avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à
-votre cœur...</p>
-
-<p>&mdash;Mon aimable dame! m'interrompit-il avec un ricanement. Et où
-est-elle, je vous prie, mon aimable dame?</p>
-
-<p>&mdash;Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire.</p>
-
-<p>&mdash;Ah bien! oh! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la
-fonction d'un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights
-maintenant que son corps n'y est plus? Est-ce cela?</p>
-
-<p>Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J'aurais dû voir qu'il y
-avait une trop grande disproportion dans l'âge des deux parties pour
-qu'il fut vraisemblable de les croire mari et femme. L'un avait près de
-quarante ans: une période de vigueur intellectuelle où il est rare que
-les hommes se complaisent dans l'illusion de faire des mariages d'amour
-avec des jeunes filles: c'est un rêve qui leur est réservé pour les
-consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L'autre n'avait pas
-l'air d'avoir encore dix-sept ans.</p>
-
-<p>Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair: ce gaillard
-derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et
-de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari,
-Heathcliff junior, naturellement. «Voilà la conséquence de s'enterrer
-vivant: elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu'il y eut au
-monde de meilleurs partis. Une vraie pitié: je dois trouver un moyen de
-l'amener à regretter son choix!» Cette dernière réflexion pourra
-sembler vaniteuse. Elle ne l'était pas: mon voisin me frappait par
-quelque chose de presque repoussant; et je savais par expérience que
-j'étais pour ma part très tolérablement attrayant.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff confirmant
-ma conjecture. En parlant, il dirigeait sur elle un regard très
-particulier: un regard de haine, à moins qu'il n'ait une disposition
-anormale des muscles faciaux qui les empêche d'interpréter le langage
-de son âme comme ceux des autres hommes.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, certainement, je vois maintenant; c'est vous qui êtes
-l'heureux possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je, me tournant
-vers mon voisin.</p>
-
-<p>Ce fut pis qu'avant, le jeune homme devint rouge sang, et serra son
-poing, avec toutes les apparences de projeter un assaut. Mais il sembla
-bientôt revenir à lui et étouffa l'orage dans un brutal juron
-murmuré à mon adresse, mais que cependant je pris soin de ne pas
-remarquer.</p>
-
-<p>&mdash;Pas de chance dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte;
-ni l'un ni l'autre de nous deux n'avons le privilège de posséder votre
-bonne fée; son possesseur est mort. Je vous ai dit qu'elle était ma
-belle-fille; il faut donc qu'elle ait épousé mon fils.</p>
-
-<p>&mdash;Et ce jeune homme est...</p>
-
-<p>&mdash;Pas mon fils, à coup sûr!</p>
-
-<p>Heathcliff sourit de nouveau comme si c'était tout de même une trop
-forte plaisanterie de lui attribuer la paternité de cet ours.</p>
-
-<p>&mdash;Mon nom est Hareton Earnshaw, grommela l'autre, et je vous
-conseillerais de le respecter.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous ai témoigné aucun manque de respect, répondis-je,
-riant intérieurement de la dignité avec laquelle il s'annonçait
-lui-même.</p>
-
-<p>Il fixa ses yeux sur moi plus longtemps que je ne me souciais de le
-dévisager en échange, par peur d'être tenté ou de souffleter ses
-oreilles ou de rendre trop manifeste mon hilarité. Je commençai à me
-trouver incontestablement déplacé dans cet agréable cercle de
-famille. La déplaisante atmosphère spirituelle grandit et fit plus que
-neutraliser le confort physique qui rayonnait autour de moi; et je
-résolus de bien réfléchir avant de m'engager une troisième fois sous
-ce toit.</p>
-
-<p>L'occupation de manger étant terminée, et personne ne prononçant un
-mot d'une conversation un peu sociable, je m'approchai d'une fenêtre
-pour examiner le temps. Je vis un spectacle lugubre. Une nuit noire
-descendait prématurément, le ciel et les collines se mêlaient dans un
-amer tourbillon de vent et de neige suffocante.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne crois pas qu'il me soit possible de rentrer chez moi
-maintenant sans un guide, ne pus-je me retenir de m'écrier. Les chemins
-doivent déjà être ensevelis sous la neige; et quand même ils seraient
-découverts, j'aurais peine à les distinguer à un pas devant moi.</p>
-
-<p>&mdash;Hareton, faites rentrer cette douzaine de moutons sous le porche
-de la grange: ils seront couverts par la neige si on les laisse dans leur
-parc pendant la nuit; et mettez une planche sur le devant, dit
-Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Comment dois-je faire? repris-je avec une irritation
-croissante.</p>
-
-<p>Pas de réponse à ma question; regardant autour de moi, je vis
-seulement Joseph qui apportait un seau de porridge pour les chiens, et
-Madame Heathcliff qui, appuyée au-dessus du feu, se divertissait à
-brûler une boîte d'allumettes qu'elle venait de faire tomber de dessus
-la cheminée en y remettant la boîte à thé. Joseph, ayant déposé
-son fardeau, se livrait à un examen critique de la chambre, et
-marmonnait dans des tous craquants: «Je me demande comment vous pouvez
-faire pour rester ici à paresser pendant qu'ils sont tous à travailler
-dehors, mais vous êtes une rien du tout; inutile de parler; jamais vous
-ne vous corrigerez de vos mauvaises habitudes et vous irez tout droit au
-diable comme votre mère avant vous.»</p>
-
-<p>Je m'imaginai pour un instant que cette pièce d'éloquence s'adressait
-à moi, et ma rage étant arrivée à son comble, je marchai vers le
-vieux gredin avec l'intention de le lancer dehors, mais Madame
-Heathcliff m'arrêta par sa réponse.</p>
-
-<p>&mdash;Scandaleux vieil hypocrite, répliqua-t-elle, n'avez-vous pas peur
-de voir vous-même votre corps emporté par le diable toutes les fois que
-vous mentionnez son nom? Je vous avertis de cesser de me provoquer ou
-bien je demanderai votre enlèvement à Satan comme une faveur
-particulière.</p>
-
-<p>Joseph effrayé se hâta de sortir.</p>
-
-<p>Maintenant nous étions seuls; j'essayai d'intéresser la belle jeune
-femme à ma détresse.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Heathcliff, lui dis-je avec chaleur, je pense que vous
-m'excuserez de vous déranger, car avec votre figure, je suis sûr que
-vous ne pouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques signes
-qui puissent me faire reconnaître mon chemin pour rentrer chez moi: je
-n'ai pas plus d'idée pour savoir comment je pourrai y rentrer que vous
-n'en auriez sur la façon d'aller à Londres.</p>
-
-<p>&mdash;Prenez le chemin par où vous êtes venu, répondit-elle, se cachant
-dans un fauteuil, avec une chandelle à côté, et un livre ouvert
-devant elle. C'est un conseil sommaire, mais le meilleur que je puisse
-vous donner.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, il s'ensuit que je suis forcé de rester ici?</p>
-
-<p>&mdash;C'est une affaire que vous pourrez arranger avec votre hôte, je
-n'ai rien à y voir.</p>
-
-<p>&mdash;J'espère que cela vous apprendra à ne plus faire d'aussi
-imprudentes promenades sur ces collines! cria, de l'entrée de la cuisine,
-la dure voix de Heathcliff. Pour ce qui est de rester ici, je ne tiens pas
-d'installation pour les visiteurs; il faudra, si vous voulez rester, que
-vous partagiez le lit de Hareton ou celui de Joseph.</p>
-
-<p>&mdash;Je peux dormir sur une chaise dans cette chambre,
-répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, un étranger est un étranger, qu'il soit riche ou
-pauvre; il ne me convient pas de laisser quelqu'un déranger cet endroit
-quand je n'y suis pas, dit le misérable.</p>
-
-<p>Sous cette insulte, ma patience fut à bout. J'eus une expression de
-dégoût, et je courus derrière lui dans la cour, ou plutôt derrière
-Earnshaw, tant ma confusion était grande. Il faisait si noir que je ne
-pouvais distinguer les moyens de sortir; et comme j'errais tout
-alentour, je pus entendre un autre spécimen de leur aimable conduite
-les uns pour les autres. Dans le premier instant, le jeune homme
-paraissait disposé à me venir en aide.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux aller avec lui jusqu'au parc, disait-il.</p>
-
-<p>&mdash;Vous allez aller avec lui jusqu'au diable! s'écria son maître, à
-moins que ce ne soit pas son maître. Et qui est-ce qui restera pour
-surveiller les chevaux, hein?</p>
-
-<p>&mdash;La vie d'un homme est une chose plus importante que l'abandon
-momentané des chevaux; il faut que quelqu'un aille avec lui, murmura
-Madame Heathcliff avec plus de bonté que je n'en aurais attendu d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Pas sur votre ordre! répliqua Hareton. Si vous le prenez sous
-votre protection, vous feriez mieux de rester tranquille.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, j'espère que son spectre vous hantera; et j'espère que M.
-Heathcliff ne trouvera jamais d'autre fermier jusqu'à ce que la Grange
-soit en ruines, répondit-elle vivement.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez, écoutez, elle est en train de les maudire! murmura
-Joseph, dans la direction duquel je me trouvais courir.</p>
-
-<p>Il était assis à portée de l'ouïe, occupé à traire les vaches sous
-la lumière d'une lanterne. Je m'emparai de cette dernière sans aucune
-cérémonie, et, criant que je la renverrais dans la matinée, je courus
-à la poterne la plus voisine.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, monsieur, il vole la lanterne! clama le vieux, en même
-temps qu'il me poursuivait. Hé, Gnasher; hé chiens, hé, Wolf,
-tenez-le, tenez-le!</p>
-
-<p>Au moment où j'ouvrais la petite porte, deux monstres velus
-s'élancèrent sur ma gorge, me faisant tomber et éteignant la
-lumière, pendant qu'un hurrah ou se mêlaient la voix de Heathcliff et
-celle de Hareton vint mettre le comble à ma rage et à mon humiliation.
-Par bonheur, les bêtes semblaient attacher plus d'importance à étirer
-leurs pattes, à aboyer et à agiter leurs queues qu'à me dévorer
-vivant; mais elles ne me permirent pas de me relever et je dus rester
-étendu jusqu'à ce qu'il plut à leurs méchants maîtres de me
-délivrer. Alors, tête nue et tremblant de colère, j'ordonnai à ces
-mécréants de me laisser sortir; je leur dis qu'il y avait danger pour
-eux à me retenir une minute de plus, et j'y ajoutai diverses menaces de
-représailles, dont la profonde violence aurait été du goût du Roi
-Lear.</p>
-
-<p>La véhémence de mon agitation amena un copieux saignement de nez; et
-Heathcliff continua à rire, et moi à gronder. Je ne sais pas comment
-la scène se serait terminée s'il ne s'était pas trouvé là une
-personne à la fois plus raisonnable que moi-même et plus bienveillante
-que mon partenaire. Cette personne était Zillah, la robuste femme de
-ménage, qui à la fin était sortie de la maison pour s'enquérir de la
-nature du tapage. Elle s'imagina que quelqu'un de la maison avait usé
-de violence avec mot; et n'osant pas s'en prendre à son maître, elle
-tourna son artillerie vocale contre le plus jeune des deux gredins.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, M. Earnshaw, s'écria-t-elle, voilà encore du bel ouvrage
-que vous avez fait! Est-ce que nous allons maintenant assassiner les
-gens sur la pierre même de notre porte? Je vois que cette maison ne me
-conviendra jamais; regardez le pauvre garçon; il étouffe quasiment.
-Fi! fi! cela ne peut pas continuer ainsi. Rentrez et j'arrangerai cela;
-là, tenez-vous tranquille.</p>
-
-<p>Avec ces mots, elle versa tout à coup un pot d'eau glacée sur mon cou
-et m'entraîna dans la cuisine. M. Heathcliff nous y suivit; sa gaieté
-accidentelle n'avait pas tardé à disparaître, pour céder la place à
-son air morose accoutumé.</p>
-
-<p>Je me sentais extrêmement malade, étourdi et faible; et ainsi je me
-trouvai absolument contraint à accepter un logement sous son toit. Il
-dit à Zillah de me donner un verre de brandy, puis passa dans la
-chambre, pendant qu'elle murmurait ses condoléances sur ma triste
-aventure; et, lorsque j'eus obéi à ses ordres, ce qui eut pour effet
-de me faire un peu revivre, elle me conduisit me coucher.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></h4>
-
-
-<p>Pendant qu'elle m'accompagnait dans l'escalier, elle me recommanda de
-cacher la chandelle et de ne pas faire de bruit, parce que son maître
-avait des idées étranges sur la chambre où elle voulait me mettre et
-ne consentait pas volontiers à y laisser loger quelqu'un. Je lui en
-demandai la raison. Elle répondit qu'elle ne savait pas: elle n'était
-dans la maison que depuis un an ou deux; et les gens y avaient tant
-d'allures bizarres qu'elle ne pouvait pas commencer maintenant à être
-curieuse.</p>
-
-<p>Trop anéanti pour être moi-même bien curieux, je fermai solidement la
-porte, et jetai un regard autour de la chambre en quête du lit; tout le
-mobilier consistait dans une chaise, un porte-manteau et une grande
-armoire de chêne avec, tout près du haut, des carrés découpés
-ressemblant à des fenêtres de calèche. Lorsque je me fus approché de
-cette construction et que je l'eus regardée en-dedans, je découvris
-que c'était une singulière espèce de lit à la vieille mode, très
-ingénieusement imaginée pour rendre inutile à chaque membre de la
-famille d'avoir une chambre à lui. En fait, cela formait un petit
-cabinet isolé; et le rebord d'une fenêtre comprise dans l'installation
-servait de table. J'ouvris les panneaux, j'entrai avec ma lumière, je
-les refermai de nouveau; et je me sentis rassuré contre la vigilance de
-Heathcliff ou de tout autre.</p>
-
-<p>Excité comme je l'étais, je fus longtemps incapable de m'endormir: et
-le sommeil, lorsqu'il vint, m'apporta les plus horribles cauchemars. Il
-me sembla que j'avais les pieds et les mains enchaînés, et que je me
-mettais à crier tout haut dans une frénésie de terreur.</p>
-
-<p>À ma grande confusion, je découvris que mon cri n'était pas une
-imagination: j'entendis des pas pressés s'approcher de la porte de ma
-chambre; quelqu'un l'ouvrit d'une main vigoureuse et je vis une lumière
-briller, par les carrés disposés au sommet de mon lit. J'étais assis,
-encore tremblant, et essuyant la sueur de mon front: le nouveau venu
-semblait hésiter et se murmurait quelque chose à lui-même. Enfin il
-dit à demi-voix, d'un ton qui prouvait qu'il ne s'attendait pas à une
-réponse: «Y a-t-il quelqu'un ici?» Je jugeai qu'il valait mieux
-avouer ma présence, car j'avais reconnu la voix de Heathcliff et je
-craignais qu'il ne poursuivit ses recherches si je ne répandais rien.
-Dans cette intention, je me tournai et j'ouvris les panneaux. Je
-n'oublierai pas de sitôt l'effet produit par mon geste.</p>
-
-<p>Heathcliff était debout à l'entrée, vêtu seulement d'une chemise et
-d'un pantalon, avec une chandelle s'égouttant sur ses doigts, et le
-visage aussi blanc que le mur derrière lui. Le premier craquement du
-panneau le fit tressaillir comme un choc électrique, la lumière
-s'échappa de sa main et tomba à quelques pas de lui, et son émoi
-était si extrême qu'il put à peine la ramasser.</p>
-
-<p>&mdash;C'est seulement votre hôte, monsieur! criai-je, désireux de lui
-épargner l'humiliation de montrer plus longtemps sa lâcheté. J'ai eu
-le malheur de crier dans mon sommeil, sous l'effet d'un cauchemar
-terrible. Je suis fâché de vous avoir dérangé.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! que Dieu vous confonde, monsieur Lockwood, je voudrais vous
-voir au diable! commença mon hôte, mettant la chandelle sur une chaise,
-dans l'impossibilité où il était de la tenir lui-même. Et qui est-ce
-qui vous a introduit dans cette chambre? continua-t-il, enfonçant ses
-ongles dans les paumes de ses mains, et grinçant des dents pour
-arrêter les convulsions des mâchoires. Qui est-ce? J'ai bonne envie de
-mettre celui-là à la porte à l'instant même.</p>
-
-<p>&mdash;C'est votre servante Zillah, répondis-je, m'empressant de
-descendre du lit et de reprendre mes vêtements. Je ne me plaindrai pas
-beaucoup si vous la chassez, M. Heathcliff; car elle le mérite abondamment.
-Je suppose qu'elle avait besoin d'avoir une preuve de plus que cet endroit
-a été hanté, et qu'elle se l'est offerte à mes dépens. Eh bien oui,
-il l'est; il est tout rempli de spectres et de gobelins. Vous avez bien
-raison de le tenir fermé.</p>
-
-<p>&mdash;Que pouvez-vous bien entendre en me parlant de cette façon? tonna
-Heathcliff avec une véhémence sauvage. Comment, comment osez-vous,
-sous mon toit? Dieu! il est fou pour parler ainsi! (Et il frappa son
-front avec rage).</p>
-
-<p>Je ne savais pas si je devais me montrer froissé de ces paroles ou
-poursuivre mon explication; mais il me sembla si profondément affecté
-que je pris pitié et détaillai à mon hôte l'histoire de mes rêves.</p>
-
-<p>Pendant que je parlais, Heathcliff peu à peu se reculait dans l'ombre
-du lit, il finit par s'asseoir derrière, presque entièrement caché à
-ma vue. Pourtant, sa respiration irrégulière et entrecoupée me fit
-deviner qu'il luttait pour vaincre un excès d'émotion violente. Ne
-voulant pas lui laisser voir que je l'entendais, je continuai ma
-toilette le plus bruyamment que je le pouvais, je consultais ma montre,
-et monologuais sur la longueur de la nuit: «Pas encore trois heures!
-j'aurais juré qu'il en était six.» Le temps stagne ici: bien sûr que
-nous nous sommes couchés à huit heures.</p>
-
-<p>&mdash;Toujours à neuf heures en hiver, et le lever à quatre, dit mon
-hôte, arrêtant un grognement; je supposai en même temps, par l'ombre
-du mouvement de son bras, qu'il essuyait une larme dans ses yeux. M.
-Lockwood, ajouta-t-il, allez dans ma chambre: vos cris ont envoyé au
-diable mon sommeil pour cette nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Le mien aussi, répondis-je. Je vais me promener dans la cour
-jusqu'à ce qu'il fasse jour, puis je partirai; et vous n'avez pas besoin de
-craindre que je recommence mon invasion. Je suis maintenant tout à fait
-guéri du désir de chercher le plaisir dans la société, que ce soit
-à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit apprendre à trouver
-en lui-même une compagnie suffisante.</p>
-
-<p>&mdash;Charmante compagnie! murmura Heathcliff. Prenez la chandelle et
-allez où il vous plaira, je vous rejoins à l'instant. Toutefois, n'allez
-pas dans la cour, les chiens sont déchaînés; et pour ce qui est de la
-maison&mdash;Junon y monte la garde, et&mdash;non, vous pouvez seulement
-vous promener le long des escaliers et des passages. Mais sortez! je viens
-dans deux minutes.</p>
-
-<p>J'obéis, c'est-à-dire que je quittai la chambre, mais alors, ne
-sachant pas où conduisait l'étroit couloir, je me tins tranquille, et
-j'assistai involontairement à un trait de superstition de mon
-propriétaire, qui démentait d'une façon bien étrange son bon sens
-apparent. Je le vis marcher vers le lit, ouvrir violemment le treillage
-et en même temps qu'il le tirait, éclater dans un furieux accès de
-larmes. «Entre, entre, disait-il en sanglotant. Cathy, viens! oh viens
-une fois encore. Oh chérie de mon cœur, entends-moi cette fois enfin,
-Catherine!» Le spectre se montra capricieux comme tous les spectres; il
-ne donna aucun signe de vie; mais par la fenêtre la neige et le vent
-entraient en tourbillons sauvages; je les ressentais, même à l'endroit
-où j'étais, et ils éteignirent la lumière.</p>
-
-<p>Il y avait une telle angoisse dans le jaillissement de douleur qui
-accompagnait cette extravagance que ma compassion me fit passer sur sa
-folie, et que je m'éloignai, à demi fâché d'avoir entendu tout cela,
-vexé surtout d'avoir avoué mes ridicules cauchemars, puisqu'il en
-était résulté cette agonie; mais le pourquoi de ce qui était
-arrivé, je ne pouvais le comprendre. Je descendis avec précaution dans
-les régions basses de la maison et j'aboutis à l'arrière-cuisine, où
-quelques charbons encore un peu brillants, et que j'eus soin de ramasser
-en un tas compact, me permirent de rallumer ma chandelle. Rien ne
-remuait, excepté un chat gris qui sortit des cendres en rampant et me
-salua avec un miaulement plaintif.</p>
-
-<p>Deux bancs circulaires enfermaient presque entièrement le foyer; sur
-l'un d'eux je m'étendis, et Grimalkin grimpa sur l'autre. Nous
-sommeillâmes de compagnie jusqu'à ce que notre retraite fût envahie
-et que Joseph se montra. Il jeta un regard sinistre sur la petite flamme
-que j'avais excitée à reluire entre les deux chenets; il précipita le
-chat du poste élevé où il se tenait, et se mettant lui-même à sa
-place, il commença l'opération de bourrer de tabac une énorme pipe.
-Ma présence dans son sanctuaire lui parut évidemment un trait
-d'impudence trop honteux pour être remarqué; il appliqua
-silencieusement sa pipe à ses lèvres, croisa les bras et souffla la
-fumée. Je le laissai jouir sans trouble de sa volupté; quand il eut
-poussé sa dernière colonne de fumée, et émis un profond soupir, il
-se leva, s'en alla aussi solennellement qu'il était venu. Un pas plus
-élastique entra ensuite; cette fois, j'ouvris ma bouche pour un
-«bonjour» mais je la refermai sans achever ma formule; car c'était
-Hareton Earnshaw, qui s'acquittait <i>sotto voce</i> de ses oraisons, dans
-une série de jurons dirigés contre tous les objets qu'il touchait,
-pendant qu'il fouillait dans un coin à la recherche d'une bêche ou
-d'une pelle, sans doute pour se creuser un chemin dans la neige. Il jeta
-un regard sur le banc, dilata ses narines, et pensa qu'il était aussi
-inutile d'échanger des civilités avec moi qu'avec mon compagnon le
-chat. Je devinai par la vue de ses préparatifs que la sortie était
-enfin permise, et, quittant ma dure couche, je fis un mouvement pour le
-suivre. Il s'en aperçut et désigna une porte intérieure avec le bout
-de sa bêche, me donnant à entendre par un son inarticulé que c'était
-le lieu où je devais aller si je changeais de place. Cette porte
-donnait dans la <i>maison</i> où je trouvai les femmes déjà en mouvement.
-Zillah produisait d'énormes flammes dans la cheminée avec un colossal
-soufflet; pendant que Madame Heathcliff, agenouillée sur le foyer,
-lisait un livre à la lumière du feu. Elle tenait sa main entre la
-chaleur de la fournaise et ses yeux, et semblait toute absorbée dans
-son occupation, ne s'arrêtant que pour gronder la servante de la
-couvrir d'étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien qui
-approchait son nez trop près de sa figure. Je fus surpris de voir que
-Heathcliff était là aussi. Il se tenait près du feu, me tournant le
-dos; et je compris qu'il venait de faire une scène orageuse à la
-pauvre Zillah, celle-ci interrompant à tout moment son travail pour
-relever le coin de son tablier, et pour pousser des grognements
-irrités.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous; vous indigne..., éclatait Heathcliff au moment où
-j'entrais, se tournant vers sa belle-fille, vous voilà encore avec
-votre paresse! Tous les autres gagnent leur pain, et vous, vous vivez de
-ma charité. Mettez de côté ces balivernes, et trouvez quelque chose
-à faire. Je vous ferai expier la calamité de vous avoir toujours sous
-mes yeux, entendez-vous, maudite coquine!</p>
-
-<p>&mdash;Je mettrai de côté mes balivernes, parce que vous pouvez me
-forcer à le faire si je refuse, répondit la jeune dame fermant son livre et
-le jetant sur une chaise. Mais quant à faire quelque chose, je ne ferai
-rien que ce qui me plaira, dussiez-vous en perdre la langue à force de
-jurer.</p>
-
-<p>Heathcliff leva son bras, et la jeune femme, qui paraissait en
-connaître le poids, s'empressa de se mettre à l'abri. N'ayant aucun
-désir d'assister pour me distraire à une bataille de chat et de chien,
-je m'avançai d'un pas vif, comme si j'étais heureux de prendre ma part
-de la chaleur du foyer, et tout à fait ignorant de la dispute
-interrompue. Chacun d'ailleurs eut assez de tenue pour suspendre les
-hostilités. M. Heathcliff enfonça ses poings dans ses poches pour les
-garantir de la tentation; Madame Heathcliff plissa ses lèvres et marcha
-vers un siège assez éloigné, où elle tint sa parole en jouant,
-pendant tout le reste de mon séjour, le rôle d'une statue. Ce séjour
-d'ailleurs ne fut pas long. Je me refusai à partager leur déjeuner, et
-au premier rayon du jour, je m'empressai de m'échapper vers le plein
-air, qui était maintenant clair, tranquille et froid.</p>
-
-<p>Mon propriétaire me cria de m'arrêter avant que je fusse arrivé au
-fond du jardin et m'offrit de m'accompagner jusqu'au bout du marais. Et
-c'est un bonheur qu'il l'ait fait, car tout le dos de la colline
-n'était qu'un houleux océan blanc: les hauteurs et les affaissements
-causés par la neige n'indiquant en aucune façon des hauteurs et des
-affaissements correspondants dans le sol. Il y avait ainsi plusieurs
-puits que la neige avait entièrement nivelés; et des rangées
-entières de remblais avaient été effacées de la carte que ma
-promenade de la veille avait laissée imprimée dans mon esprit. J'avais
-remarqué d'un côté de la route, à des intervalles de six ou sept
-yards, une ligne de pierres dressées, qui se prolongeait tout le long
-de la steppe; elles avaient été dressées et barbouillées de chaux
-afin de servir de guides dans les ténèbres, ou encore dans les cas
-comme celui-ci, de façon que l'on pût distinguer le sentier ferme des
-marais profonds qui s'étendaient sur les deux côtés; mais à
-l'exception de points sales qui émergeaient un peu çà et là, toute
-trace de leur existence avait disparu; et mon compagnon fut souvent
-forcé de m'avertir de tourner sur la droite ou sur la gauche, alors que
-je m'imaginais suivre correctement les détours du chemin.</p>
-
-<p>Nous échangeâmes fort peu de mots. Il s'arrêta à l'entrée de
-Thrushcross Park, me disant qu'il n'y avait plus d'erreur à faire
-depuis là. Nos adieux se bornèrent à un rapide salut; et je continuai
-mon chemin, me fiant à mes propres ressources, car la loge du portier
-est à présent inoccupée. La distance de cette porte à la Grange est
-de deux milles, mais je crois bien que je me suis arrangé pour la faire
-de quatre, tantôt me perdant parmi les arbres, tantôt m'enfonçant
-jusqu'au cou dans la neige: divertissement que ne peuvent apprécier que
-ceux qui en ont fait l'expérience. En tout cas et quoi qu'il en soit de
-mes errements, l'horloge sonnait midi lorsque je rentrai chez moi; et
-cela donnait exactement une moyenne d'une heure par mille pour le chemin
-ordinaire de Wuthering Heights.</p>
-
-<p>La dépendance humaine de ma maison et ses satellites s'élancèrent
-pour me souhaiter la bienvenue, s'écriant en tumulte qu'elles avaient
-désespéré de moi; toutes conjecturaient que j'avais péri la nuit
-dernière; et elles étaient en train de se demander par quel moyen on
-s'y prendrait pour aller à la découverte de mes restes. Je leur
-ordonnai de rester tranquilles, à présent qu'elles me voyaient de
-retour, et, gelé jusqu'au cœur, je m'élançai dans l'escalier.
-Arrivé au premier, je revêtis des vêtements secs; et, après avoir
-marché dans ma chambre trente ou quarante minutes pour restaurer la
-chaleur animale, je me suis installé dans mon cabinet, faible comme un
-petit chat: presque trop faible pour jouir de la gaie flambée et du
-café fumant que m'a préparé ma servante.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="PREMIERE_PARTIE">PREMIÈRE PARTIE</a></h4>
-
-<p><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_PREMIER_I">CHAPITRE PREMIER</a></h4>
-
-
-<p>Quelles vaines girouettes nous sommes! Moi qui avais résolu de me tenir
-indépendant de toute relation sociale, et remerciais mon étoile de
-m'avoir enfin amené dans un endroit où ces relations étaient à peu
-près impraticables, moi, misérable créature sans force, après avoir
-lutté jusqu'au soir contre l'abattement et la solitude, je fus enfin
-obligé de céder, et, sous prétexte de m'informer des choses
-nécessaires à mon installation, j'invitai Madame Dean, quand elle
-m'apporta le souper, à s'asseoir pendant que je mangerais, avec
-l'espoir sincère d'avoir une conversation en règle, et d'être ou
-agréablement réveillé ou tout à fait endormi par ses discours.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a très longtemps que vous vivez ici? commençai-je; ne
-m'avez-vous pas dit seize ans?</p>
-
-<p>&mdash;Dix-huit, monsieur; je suis venue quand ma maîtresse s'est
-mariée, pour prendre soin d'elle: et quand elle est morte, le maître m'a
-retenue pour faire le ménage.</p>
-
-<p>&mdash;En vérité?</p>
-
-<p>Une pause suivit. Elle n'était pas bavarde, j'en avais bien peur, si ce
-n'est sur ses propres affaires, et celles-là ne m'intéressaient
-guère. Pourtant, après avoir réfléchi quelques minutes, ses poings
-sur ses genoux et avec un nuage de méditation sur sa dure physionomie,
-elle s'écria:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! les temps ont bien changé depuis!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fis-je, vous avez dû voir beaucoup de changements, je
-suppose?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, et des malheurs aussi, répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, pensai-je, je vais tourner la conversation sur la famille de
-mon propriétaire! un excellent sujet à mettre en train. «Et cette jolie
-veuve, je serais heureux de savoir son histoire: d'apprendre si elle est
-une indigène du pays ou, ce qui est plus probable, une étrangère que
-les habitants des Heights ne veulent pas reconnaître pour parente.» Je
-demandai donc à Madame Dean pourquoi Heathcliff avait quitté
-Thrushcross Grange, et préférait vivre dans une situation et une
-résidence si manifestement inférieures. «N'est-il pas assez riche
-pour tenir la maison en bon ordre?» demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Riche, monsieur! Il a, personne ne sait combien d'argent, et tous
-les ans davantage. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison
-plus belle que celle-ci; mais il est très serré, très avare; et s'il
-était venu s'établir à Thrushcross Grange, l'idée qu'il aurait pu
-gagner quelques centaines de plus en louant cette maison à un bon
-locataire l'aurait rendu trop malheureux. Il est bien étrange que des
-gens soient si avides quand ils sont seuls dans le monde!</p>
-
-<p>&mdash;Mais il avait un fils, je crois?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, il en avait un, il est mort.</p>
-
-<p>&mdash;Et cette jeune dame, Madame Heathcliff, est sa veuve?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;D'où vient-elle?</p>
-
-<p>&mdash;Eh, monsieur, c'est la fille de mon ancien maître: Catherine
-Linton était son nom de jeune fille. Je l'ai nourrie, pauvre créature; je
-voudrais que M. Heathcliff vienne s'établir ici et alors nous pourrions
-être ensemble de nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, continuai-je, le nom de mon prédécesseur à Thrushcross
-Grange était Linton?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Et qui est cet Earnshaw, Hareton Earnshaw, qui vit avec M.
-Heathcliff? Sont-ils parents?</p>
-
-<p>&mdash;Non; c'est le neveu de feue Madame Linton.</p>
-
-<p>&mdash;Le cousin de la jeune dame, alors?</p>
-
-<p>&mdash;Oui; et son mari était aussi son cousin: l'un du côté de la mère,
-l'autre du côté du père. Heathcliff s'est marié avec la sœur de M.
-Linton.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai vu le nom d'Earnshaw gravé sur le fronton de la maison, à
-Wuthering Heights. Est-ce une vieille famille?</p>
-
-<p>&mdash;Très vieille, monsieur, et Hareton est le dernier d'entre eux, de
-même que notre miss Cathy est la dernière de nous, je veux dire des
-Linton. Avez-vous été à Wuthering Heights? Je vous demande pardon de
-vous interroger, mais j'aimerais tant à savoir comment elle est!</p>
-
-<p>&mdash;Madame Heathcliff? Elle avait très bonne mine, et était très
-jolie; mais elle ne m'a pas semblé très heureuse.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, la chère, ce n'est pas étonnant! Et comment avez-vous jugé le
-maître?</p>
-
-<p>&mdash;Un homme plutôt rude, madame Dean; n'est-ce pas son
-caractère?</p>
-
-<p>&mdash;Rude comme le tranchant d'une scie, et dur comme de la pierre de
-porphyre! Moins vous aurez affaire avec lui, mieux cela vaudra.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut qu'il ait eu des hauts et des bas dans la vie pour être
-devenu un tel rustre. Savez-vous quelque chose de son histoire?</p>
-
-<p>&mdash;Je sais tout sur lui, Monsieur, excepté où il est né, et qui
-étaient ses parents, et comment il a gagné son argent pour commencer.
-Et Hareton a été indignement privé de l'héritage qui lui revenait!
-Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse qui ne devine
-pas combien il a été spolié.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, madame Dean, ce serait une action charitable de votre
-part de me dire quelque chose sur mes voisins. Je sens que je ne pourrai
-pas dormir si je me couche; ayez donc l'obligeance de vous asseoir, et de
-me parler pendant une heure.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! certainement monsieur. Je vais seulement chercher quelque
-chose pour coudre, et alors je resterai assise ici aussi longtemps qu'il
-vous plaira. Mais vous avez pris froid; je vous ai vu frissonner; et il
-faut que vous buviez un peu de tisane pour chasser cela.</p>
-
-<p>La digne femme s'empressa, pendant que je me pelotonnais plus près du
-feu. J'avais la tête brûlante et le reste du corps gelé; en outre je
-sentais mes nerfs et mon cerveau excités presque jusqu'au ton de la
-folie. Tout cela fit que je me trouvai non pas tant mal à l'aise que
-plutôt inquiet, comme je le suis encore, au sujet des effets possibles
-des incidents d'hier et aujourd'hui. Cependant, ma ménagère revint,
-avec un bol fumant et un panier à ouvrage; et ayant placé le premier
-de ces objets sur la cheminée, elle s'installa dans son siège,
-évidemment charmée de me trouver si sociable.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Avant de venir vivre ici, commença-t-elle, sans attendre une
-nouvelle invitation à raconter son histoire, j'étais presque toujours à
-Wuthering Heights. Ma mère avait nourri M. Hindley Earnshaw, le père
-d'Hareton, et j'avais pris l'habitude de jouer avec les enfants; je
-faisais aussi les commissions; j'aidais aux foins et j'étais accrochée
-à la ferme, toujours prête pour toute besogne qu'on voulait me donner.
-Un beau matin d'été&mdash;c'était, je me rappelle, au commencement de la
-moisson&mdash;M. Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage;
-et après avoir dit à Joseph ce qu'il y avait à faire ce jour-là, il se
-tourna vers Hindley, Cathy et moi&mdash;car j'étais assise avec eux,
-mangeant mon porridge&mdash;et il dit, parlant à son fils: «Mon bon petit
-homme, je vais à Liverpool aujourd'hui, qu'est-ce qu'il faut que je
-vous apporte? Vous pouvez choisir ce qui vous plaira, seulement que ce
-soit quelque chose de petit, car j'aurai à aller et revenir à pied:
-soixante milles dans chaque sens, c'est long à épeler.» Hindley
-demanda un violon. Alors il se tourna vers miss Cathy; elle avait à
-peine six ans, mais elle pouvait monter sur tous les chevaux de
-l'écurie, et elle choisit un fouet. Le maître ne m'oublia pas non
-plus; car il avait un bon cœur, bien qu'il fût quelquefois un peu
-sévère. Il me promit de m'apporter plein mes poches de pommes et de
-poires, après quoi il embrassa ses enfants, dit adieu, et partit.</p>
-
-<p>Cela nous sembla long à nous tous, les trois jours de son absence; et
-souvent la petite Cathy demanda quand il serait revenu. Madame Earnshaw
-l'attendait pour souper le troisième soir, et elle ajournait le repas
-d'heure en heure. Pourtant, il ne faisait aucun signe d'arriver, si bien
-qu'à la fin les enfants se fatiguèrent de descendre à la porte pour
-regarder. Il se fit noir, la vieille maîtresse aurait voulu qu'ils
-allassent se coucher, mais ils demandèrent en pleurant la permission
-d'attendre; et juste vers onze heures, le loquet de la porte fut
-tranquillement soulevé, et le maître entra. Il se jeta dans un siège,
-riant et grognant, et leur ordonna à tous de se tenir à distance, car
-il était à peu près tué, et ne recommencerait pas une telle marche
-pour les trois royaumes.</p>
-
-<p>&mdash;Et, par là-dessus, être chargé à mort! dit-il, ouvrant son grand
-manteau qu'il tenait enroulé dans ses bras. Vois ici, femme! Je n'ai
-jamais été autant battu par quelque chose dans ma vie: mais il faut
-tout de même que vous le preniez comme un don de Dieu, bien qu'il soit
-presque aussi noir que s'il venait du diable.</p>
-
-<p>Nous l'entourâmes, et par dessus la tête de miss Cathy, j'aperçus un
-enfant aux cheveux très noirs, sale et vêtu de haillons: assez gros
-pour être capable aussi bien de marcher que de parler. De visage, il
-avait l'air plus vieux que Catherine; et pourtant quand on le mit sur
-ses pieds, il ne sut que regarder autour de lui, et répéta sans cesse
-un baragouin que personne ne pouvait comprendre. Je fus effrayée et
-Madame Earnshaw parut prête à jeter l'enfant à la porte. Elle
-s'emporta, demandant comment son mari avait pu avoir l'idée d'amener
-dans la maison ce marmot gipsy, alors qu'ils avaient déjà leurs deux
-enfants à nourrir et à protéger. Qu'est-ce qu'il en tendait faire
-avec ça, et était-il devenu fou? Le maître essaya d'expliquer la
-chose, mais il était réellement à moitié mort de fatigue, et tout ce
-que je pus distinguer, parmi les gronderies de sa femme, fut le récit
-de la façon dont il avait trouvé cet enfant, mourant de faim, et sans
-asile, et quasi-muet, dans les rues de Liverpool. Il l'avait ramassé et
-s'était enquis de son possesseur. Pas une âme ne savait à qui il
-appartenait; et comme son argent et son temps étaient également
-limités, il pensa que le meilleur était de l'emmener tout de suite
-avec lui, plutôt que de s'exposer à cause de lui à d'inutiles
-dépenses en ville, car il avait pris la résolution de ne pas
-l'abandonner dans l'état où il l'avait trouvé. Enfin la conclusion
-fut que ma maîtresse se calma, et que M. Earnshaw me dit de laver le
-nouveau venu, de lui donner des effets propres, et de le mettre à
-dormir avec les enfants.</p>
-
-<p>Hindley et Cathy se contentèrent de regarder et d'écouter jusqu'à ce
-que la paix fut revenue; mais alors tous deux commencèrent à fouiller
-dans les poches de leur père, en quête des cadeaux qu'il leur avait
-promis. Hindley était déjà un garçon de quatorze ans, mais quand il
-sortit ce qui avait été un violon et qui s'était écrasé en morceaux
-dans le manteau, il se mit à pleurer tout haut; et Cathy, quand elle
-apprit que le maître avait perdu son fouet en s'occupant de
-l'étranger, témoigna de sa mauvaise humeur en grinçant des dents et
-en crachant sur la sotte petite chose; elle gagna pour sa peine un
-soufflet afin d'apprendre de meilleures manières.</p>
-
-<p>Ils refusèrent d'avoir l'enfant avec eux dans leur lit ou même dans
-leur chambre; et comme je n'en avais pas davantage envie, je le mis sur
-le perron de l'escalier, espérant qu'il serait parti dans la matinée.
-Par hasard, ou bien attiré peut-être en entendant sa voix, le petit
-monstre rampa vers la porte de M. Earnshaw, et c'est là que celui-ci le
-trouva en quittant sa chambre. On fit une enquête pour savoir comment
-il y était venu, je fus obligée d'avouer; et, en récompense de ma
-lâcheté et de ma cruauté, on me renvoya de la maison.</p>
-
-<p>Ce fût la première introduction de Heathcliff dans la famille. En
-revenant quelques jours après (car je ne considérais pas mon
-bannissement comme perpétuel) je vis qu'ils l'avaient baptisé
-Heathcliff: c'était le nom d'un fils mort tout enfant, et ce nom lui a
-toujours servi, depuis, à la fois de prénom et de nom de famille. Miss
-Cathy et lui étaient maintenant très intimes, mais Hindley le
-haïssait. Et pour dire la vérité, je faisais comme lui; et nous le
-tourmentions honteusement, car je n'étais pas assez raisonnable pour
-sentir mon injustice, et la maîtresse ne prononçait jamais un mot en
-sa faveur quand elle le voyait injurié.</p>
-
-<p>Il semblait un enfant maussade, mais patient, endurci peut-être par
-l'habitude aux mauvais traitements. Il subissait les coups de Hindley
-sans fermer les yeux ni verser une larme; et quand je le pinçais, il se
-contentait d'avoir un soupir et d'ouvrir ses yeux plus grands, comme
-s'il s'était blessé par accident et que personne ne fût à blâmer.
-Cette résignation rendit furieux le vieil Earnshaw, quand il découvrit
-comment son fils persécutait «le pauvre enfant orphelin», comme il
-l'appelait. Il s'attacha étrangement à Heathcliff, croyant tout ce
-qu'il disait (il faut ajouter qu'il disait très peu de choses et
-généralement la vérité) et le gâtant bien plus que Cathy, qui
-était trop malfaisante et trop entêtée pour être une favorite. C'est
-ainsi que, dès les premiers temps, Heathcliff entretint dans la maison
-de mauvais sentiments; à la mort de Madame Earnshaw, qui arriva moins
-de deux ans après, le jeune maître avait déjà appris à regarder son
-père comme un oppresseur plutôt qu'un ami, et Heathcliff comme un
-usurpateur de l'affection de son père et de ses privilèges propres; et
-tous les jours il devenait plus amer en réfléchissant à ces
-injustices. Je sympathisai quelque temps avec lui; mais quand les
-enfants tombèrent malades de la rougeole et que j'eus à les garder, et
-à me charger tout d'un coup des occupations d'une femme, mes idées
-changèrent. Heathcliff fut malade dangereusement; et dans les pires
-moments de sa maladie, il voulait toujours m'avoir à son chevet: je
-suppose qu'il sentait que je lui faisais beaucoup de bien et qu'il
-n'avait pas assez d'esprit pour deviner que je le faisais par ordre.
-Pourtant, je dois le dire, c'était l'enfant le plus tranquille que
-jamais nourrice eût veillé. La différence entre lui et les autres me
-força à être moins partiale. Cathy et son frère me harassaient
-terriblement; lui restait sans se plaindre, comme un mouton: bien que ce
-fut plutôt par dureté que par douceur naturelle.</p>
-
-<p>Il guérit et le médecin affirma que c'était en grande mesure grâce
-à moi, et me loua de mes bons soins. Je fus très fière de ces
-éloges, je me radoucis envers celui qui m'avait donné l'occasion de
-les mériter; et ainsi Hindley perdit son dernier allié. Pourtant il
-m'était impossible d'arriver à aimer Heathcliff, et je me demandais
-souvent ce que mon maître trouvait à admirer si fort dans ce garçon
-maussade qui jamais, autant que je me rappelle, n'eut un signe de
-gratitude pour le payer de son indulgence. Il n'était pas insolent pour
-son bienfaiteur, mais simplement insensible: pourtant il savait
-parfaitement l'empire qu'il avait sur son cœur, et se rendait compte
-qu'il n'avait qu'à parler pour que toute la maison fut obligée de
-céder à son désir. Je me rappelle, par exemple, comment M. Earnshaw
-acheta un jour une paire de pouliches à la foire de la paroisse, et en
-donna une à chacun des deux garçons. Heathcliff prit la plus belle;
-mais bientôt sa bête devint boiteuse; et quand il s'en aperçut, il
-dit à Hindley: «Il faut que vous changiez de cheval avec moi, le mien
-ne me plaît pas, et si vous ne consentez pas, je dirai à votre père
-que vous m'avez battu trois fois cette semaine, et je lui montrerai mon
-bras qui est noir jusqu'à l'épaule.» Hindley tira la langue et lui
-donna des coups de poing sur les oreilles. «Vous ferez mieux de faire
-tout de suite ce que je vous demande, continua Heathcliff, s'échappant
-jusqu'à la porte (car ils étaient dans l'étable) vous serez forcé de
-toute façon de le faire, et si je parle de ces coups ils vous seront
-rendus avec intérêts.&mdash;Va-t-en, chien! cria Hindley, le menaçant avec
-un poids de fer dont on se servait pour peser les pommes de terre et le
-foin.&mdash;Jetez, répliqua l'autre sans bouger, et alors je dirai comment
-vous vous êtes vanté que vous me mettriez à la porte dès qu'il
-serait mort, et nous verrons bien s'il ne vous met pas à la porte tout
-de suite, vous.» Hindley lui jeta le poids, qui l'atteignit dans la
-poitrine. Il tomba, mais se releva immédiatement, sans haleine et blanc
-comme un mort; et si je ne l'avais pas empêché, il serait allé tout
-de suite trouver le maître, de qui il aurait obtenu pleine vengeance en
-laissant l'état où il était plaider pour lui, et en dénonçant celui
-qui en était l'auteur. «Alors, prends ma pouliche, Gipsy! dit le jeune
-Earnshaw, et puisse-t-elle te casser le cou: prends-la et sois damné,
-toi mendiant et intrus; et dérobe à mon père tout ce qu'il a;
-seulement, après, montre-lui ce que tu es, enfant de Satan. Et prends
-ceci, j'espère que cela fera sortir ton cerveau de ta tête!»</p>
-
-<p>Heathcliff était parti détacher la bête, et la mettre dans sa stalle
-à lui; il passait derrière elle lorsque Hindley conclut son discours
-en le jetant à ses pieds, et, sans rester pour voir si son espoir
-était rempli, s'enfuit aussi vite qu'il put. Je fus stupéfaite de
-constater avec quelle froideur l'enfant se ramassa et poursuivit son
-intention; faisant l'échange des selles et de tout, et puis s'asseyant
-sur une botte de foin pour laisser se dissiper, avant d'entrer dans la
-maison, le mal de cœur que lui avait occasionné le coup violent qu'il
-avait reçu. Je n'eus pas de peine à lui persuader de me laisser mettre
-ses blessures sur le compte du cheval: il se souciait peu de ce que l'on
-dirait, dès qu'il avait ce qu'il désirait. Et en vérité, il lui
-arrivait si rarement de se plaindre de scènes comme celles-là que je
-crus réellement qu'il n'était pas vindicatif: en quoi je me trompais
-entièrement, Monsieur, comme vous le verrez bientôt.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_II_I">CHAPITRE II</a></h4>
-
-
-<p>Avec le temps, M. Earnshaw commença à baisser. Il avait toujours été
-actif et bien portant, mais sa force le quitta tout d'un coup; et du
-jour où il fut confiné au coin de son feu, il devint affreusement
-irritable. Un rien le vexait, et il lui suffisait de soupçonner un
-manque de respect à son autorité pour le faire entrer dans un accès
-de fureur. C'était le cas surtout si quelqu'un essayait de s'imposer à
-son favori ou de le dominer: il ne pouvait souffrir qu'un seul mot
-désagréable lui fût adressé; il semblait s'être mis dans l'esprit
-que, parce que lui-même aimait Heathcliff, tout le monde le détestait
-et songeait à le maltraiter. Et ce fut un désavantage pour le garçon,
-car aucun de nous ne voulait irriter le maître, de sorte que nous
-complaisions à sa partialité et cette complaisance fut un riche
-aliment pour l'orgueil et pour l'humeur noire de l'enfant. Pourtant nous
-ne pouvions faire autrement; deux ou trois fois, Hindley ayant
-manifesté son mépris pour Heathcliff en présence de son père, le
-vieillard furieux saisit son bâton pour le frapper, et frémit de rage
-en voyant son impuissance.</p>
-
-<p>À la fin, notre curé (car nous avions un curé qui gagnait sa vie en
-donnant des leçons aux petits Linton et Earnshaw et en cultivant
-lui-même son morceau de terre) ce curé suggéra que le jeune homme
-devrait être mis au collège; et M. Earnshaw y consentit, bien qu'à
-regret, car il dit que Hindley était un être nul et ne prospérerait
-jamais.</p>
-
-<p>J'espérais cordialement que désormais nous aurions la paix. Je me
-chagrinais de penser que le maître avait à souffrir de sa bonne
-action. J'imaginais que son mécontentement provenait de ses ennuis de
-famille; telle était également son opinion à lui, mais en vérité,
-monsieur, c'était sa nature qui baissait. Pourtant nous aurions pu
-continuer à vivre d'une façon assez supportable si ce n'était deux
-personnes, miss Cathy et Joseph le domestique: ce dernier aussi, vous
-l'avez vu là-haut, évidemment. C'était et c'est sans doute encore le
-plus odieux et le plus arrogant pharisien qui ait jamais saccagé une
-bible pour y prendre toutes les promesses pour lui-même et pour en
-lancer les malédictions à ses voisins. Par son adresse à faire des
-sermons et de pieux discours, il parvint à produire une grande
-impression sur M. Earnshaw; et plus le maître allait s'affaiblissant,
-plus était grande l'influence de Joseph. Il ne cessait pas de
-l'importuner pour qu'il prit soin de son âme et pour qu'il tint
-sévèrement ses enfants. Il l'encouragea à considérer Hindley comme
-un réprouvé et, tous les soirs, il grommelait régulièrement une
-longue série de fables contre Heathcliff et Catherine: il avait
-toujours soin de flatter la faiblesse d'Earnshaw en mettant la plus
-grosse part du blâme sur la jeune fille.</p>
-
-<p>Il est bien sûr que Catherine avait des façons telles que je n'en
-avais jamais vues chez une enfant; et elle nous mettait tous hors de
-patience cinquante fois par jour et davantage; depuis l'heure où elle
-descendait jusqu'à l'heure où elle allait se coucher, nous n'étions
-pas sûrs une minute qu'elle ne fût pas à faire quelque mal. Son
-esprit était toujours excité, sa langue toujours en train. Elle
-chantait, riait, persécutait quiconque ne faisait pas comme elle.
-C'était une plante sauvage et maligne; mais elle avait l'œil le plus
-agréable, le sourire le plus doux et le pied le plus léger de la
-paroisse; et après tout, je crois qu'elle n'avait pas mauvaise
-intention, car lorsqu'une fois elle vous avait fait pleurer pour de bon,
-il était rare qu'elle ne vint pas vous tenir compagnie et vous obliger
-à vous calmer pour la consoler. Elle aimait beaucoup trop Heathcliff.
-La plus grande punition que nous pouvions inventer pour elle était de
-la tenir séparée de lui. En jouant, elle se plaisait à faire la
-petite maîtresse, usant librement de ses mains et commandant à ses
-compagnons; c'est ce qu'elle fit avec moi, mais je ne pouvais pas
-souffrir qu'on me donnât des ordres et je le lui fis savoir.</p>
-
-<p>Or, M. Earnshaw n'admettait pas les plaisanteries de la part de ses
-enfants: il avait toujours été grave et sévère avec eux; et
-Catherine de son côté ne concevait pas que son père fut plus mal
-disposé et moins patient dans son état de souffrance qu'il n'était
-auparavant. Les reproches acariâtres qu'elle en reçut éveillèrent en
-elle un méchant désir de le provoquer. Elle n'était jamais si
-heureuse que lorsque nous étions tous à la gronder à la fois, et
-qu'elle nous défiait avec son fier regard impertinent, et ses paroles
-toutes prêtes; tournant en ridicule les malédictions religieuses de
-Joseph, me harcelant, et faisant la chose même que son père haïssait
-le plus: lui montrant que sa prétendue insolence à elle avait plus de
-pouvoir sur Heathcliff que sa bonté, à lui, que le garçon était
-prêt à faire en toute chose ce qu'elle lui ordonnait, tandis qu'il
-n'obéissait à ses ordres à lui que s'ils s'accordaient avec son
-propre désir. Après s'être conduite aussi mal que possible toute la
-journée, quelquefois elle allait vers lui le soir et essayait de le
-dorloter pour faire la paix. «Non Cathy, disait le vieillard, je ne
-peux pas t'aimer; tu es pire que ton frère. Va, dis tes prières,
-enfant, et demande pardon à Dieu. Je doute que ta mère et moi
-puissions expier la façon dont nous t'avons élevée.» D'abord ces
-paroles la faisaient pleurer, mais ensuite, à être toujours
-repoussée, elle s'endurcit, et elle se contentait de rire quand je lui
-conseillais de dire qu'elle regrettait ses fautes et en demandait
-pardon.</p>
-
-<p>Mais l'heure vint enfin qui termina sur cette terre les souffrances de
-M. Earnshaw. Il mourut tranquillement dans sa chaise, un soir d'octobre,
-assis au coin du feu. Un vent violent soufflait autour de la maison et
-s'engouffrait dans la cheminée, avec un bruit sauvage; pourtant, il ne
-faisait pas froid et nous étions tous ensemble: moi, à quelque
-distance du foyer, occupée à tricoter, Joseph lisant sa bible près de
-la table, car dans ce temps-là les domestiques avaient l'habitude de
-s'asseoir dans la maison, l'ouvrage fini. Miss Cathy avait été malade,
-et c'est ce qui fait qu'elle se tenait tranquille; elle s'appuyait
-contre le genou de son père, et Heathcliff était couché par terre
-avec sa tête dans le tablier de la jeune fille. Je me rappelle que le
-maître, avant de tomber dans un assoupissement, caressa ses beaux
-cheveux et lui dit: «Pourquoi ne peux-tu pas toujours être une bonne
-fille?» Et elle tourna sa figure vers lui, et répondit: «Pourquoi ne
-pouvez-vous pas toujours être un bon homme, père?» Mais aussitôt
-qu'elle le vit vexé de nouveau, elle baisa sa main et dit qu'elle
-allait chanter pour l'endormir. Elle se mit à chanter très bas,
-jusqu'à ce que les doigts du vieux maître s'échappèrent des siens,
-et que sa tête s'affaissa sur sa poitrine. Alors je lui dis de se taire
-et de ne pas bouger par crainte de l'éveiller. Nous nous tûmes comme
-des souris pendant une pleine demi heure, et nous aurions continué plus
-longtemps, si Joseph, ayant fini son chapitre, ne s'était levé, et
-n'avait dit qu'il devait éveiller le maître pour réciter les prières
-et aller au lit. Il s'avança, l'appela par son nom et le toucha à
-l'épaule; mais le vieillard restait immobile, de sorte qu'il prit la
-chandelle et le regarda. Je vis bien qu'il y avait quelque chose qui
-allait mal quand il remit sa lumière sur la table et que, saisissant
-les enfants chacun par un bras, il leur murmura de monter, et de ne pas
-faire de bruit, ajoutant qu'ils auraient à dire leurs prières tout
-seuls ce soir-là, parce que lui-même avait autre chose à faire.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux auparavant dire bonne nuit à mon père, dit Catherine, lui
-passant les bras autour du cou avant que nous ayons pu l'en empêcher.
-La pauvre créature découvrit tout de suite le malheur; elle gémit:
-«Oh, il est mort, Heathcliff, il est mort!» Et tous deux se mirent à
-pleurer, le cœur brisé.</p>
-
-<p>Je joignis mes sanglots aux leurs, amers et sonores, mais Joseph nous
-demanda à quoi nous pensions de hurler de cette façon sur un saint
-dans le ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton
-pour chercher le médecin et le curé. Je ne pouvais pas deviner à quoi
-servirait l'un ou l'autre dans ce moment; pourtant, je partis, par le
-vent et la pluie, et je ramenai avec moi l'un des deux, le médecin;
-l'autre dit qu'il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer
-l'affaire, je courus à la chambre des enfants; leur porte était
-entrebâillée, je vis qu'ils ne s'étaient pas couchés, bien qu'il fut
-passé minuit; mais ils étaient plus calmes et n'avaient pas besoin de
-moi pour les consoler. Les petites âmes se réconfortaient l'une
-l'autre avec des pensées meilleures que toutes celles que j'aurais pu
-leur suggérer; aucun curé dans le monde n'a jamais fait une aussi
-belle peinture du ciel que celle qu'ils en faisaient dans leur innocente
-conversation; et pendant que je les écoutais en sanglotant, je ne
-pouvais m'empêcher de souhaiter que nous fussions tous ensemble en
-sécurité là-haut.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_III_I">CHAPITRE III</a></h4>
-
-
-<p>M. Hindley revint pour l'enterrement; et,&mdash;chose qui nous étonna et
-fit jaser les voisins à droite et à gauche&mdash;il amena une femme avec
-lui. Ce qu'elle était, et où elle était née, il ne nous en a jamais
-informés; probablement qu'elle n'avait ni argent ni nom pour la
-recommander, sans quoi il n'aurait pas tenu son union cachée de son
-père.</p>
-
-<p>Ce n'était pas une femme qui aurait jamais troublé la maison pour sa
-propre part. Tous les objets qu'elle vit, du moment où elle passa le
-seuil, semblèrent l'enchanter, et aussi toutes les circonstances qui
-eurent lieu autour d'elle, excepté les préparatifs de l'enterrement et
-la présence des veilleurs funèbres. Je la crus à moitié niaise, par
-la conduite qu'elle eut dans cette occasion. Elle courut dans sa chambre
-et me fît y venir avec elle, alors que j'aurais dû habiller les
-enfants; et là elle se tenait assise, frissonnante et tordant ses
-mains, et demandant à plusieurs reprises: «Est-ce qu'ils sont partis,
-à présent?» Alors elle commença à décrire avec une émotion
-hystérique l'effet que lui produisait la vue du noir; et elle
-tressaillit, et elle trembla, et enfin elle eut une crise de larmes.
-Quand je lui demandai ce qu'il y avait, elle me répondit qu'elle ne
-savait pas, mais qu'elle sentait une telle peur de mourir! Elle me
-sembla aussi peu exposée à mourir dans ce moment que moi-même. Elle
-était plutôt mince, mais jeune, le teint frais, et ses yeux
-étincelaient comme des diamants. Je remarquai bien, il est vrai, que la
-montée des escaliers la faisait respirer très vite, que le moindre
-bruit soudain lui donnait le frisson, et qu'elle avait de temps à autre
-une toux pénible; mais je ne savais rien de ce que présageaient ces
-symptômes et rien ne me portait à sympathiser avec elle. Dans ce pays,
-voyez-vous, M. Lockwood, nous n'avons pas l'habitude de nous attacher
-aux étrangers, à moins qu'ils ne s'attachent à nous les premiers. Le
-jeune Earnshaw avait considérablement changé pendant les trois années
-de son absence; il était devenu plus maigre, avait perdu sa couleur,
-parlait et s'habillait d'une toute autre façon. Le jour même de son
-retour, il dit à Joseph et à moi que nous aurions désormais à
-demeurer dans l'arrière-cuisine et à lui laisser la maison. Il voulait
-même tapisser et faire couvrir de papier une petite chambre étroite
-qui serait devenue un parloir; mais sa femme exprima tant de plaisir à
-la vue du plancher blanc et de l'énorme cheminée toute brillante, et
-des plats d'étain, et de la case aux faïences, et du chenil, et du
-large espace qu'il y avait pour se mouvoir dans cette chambre où ils se
-tenaient d'habitude, que son mari crut son projet inutile à la
-commodité de sa femme, et y renonça.</p>
-
-<p>Elle témoigna du plaisir aussi à trouver une sœur parmi ses nouvelles
-connaissances; et elle bavarda avec Catherine, et l'embrassa, et courut
-partout avec elle, et lui donna des quantités de cadeaux, au
-commencement. Pourtant son affection se fatigua très vite, et quand
-elle devint aigre, Hindley devint tyrannique. Quelques mots d'elle,
-témoignant de son antipathie pour Heathcliff, suffirent pour réveiller
-en lui sa haine d'autrefois envers le garçon. Il le chassa de sa
-compagnie et le rejeta dans celle des domestiques, le priva des leçons
-du curé, exigea que désormais il travaillât dehors, le forçant à
-besogner aussi durement qu'aucun autre garçon dans la ferme.</p>
-
-<p>Dans les premiers temps, Heathcliff supporta assez sa dégradation,
-parce que Cathy lui enseignait ce qu'elle apprenait, et travaillait ou
-jouait avec lui dans les champs. Tous deux promettaient de devenir rudes
-comme des sauvages; le jeune maître ne s'occupait absolument pas de
-leur conduite, ni de ce qu'ils, faisaient, de sorte qu'ils n'avaient pas
-affaire à lui. Il ne les aurait pas même forcés à aller à l'église
-le dimanche; mais Joseph et le curé le réprimandaient de son
-insouciance toutes les fois que les enfants manquaient le service, et
-lui, en conséquence, ne manquait pas d'ordonner que l'on battît
-Heathcliff et que l'on privât Catherine de dîner ou de souper. Mais
-c'était un de leurs amusements principaux de se sauver dans les marais
-le matin et d'y rester toute la journée, et la punition qui suivait
-était une risée pour eux. Le curé pouvait imposer à Catherine autant
-de chapitres qu'il voulait à apprendre par cœur, et Joseph pouvait
-battre Heathcliff jusqu'à avoir mal au bras; les deux enfants
-oubliaient tout dans la minute où ils se retrouvaient ensemble, ou du
-moins dans la minute où ils avaient exécuté quelque mauvais plan de
-vengeance; plus d'une fois j'ai pleuré en moi-même à les voir pousser
-tous les jours plus insouciants de tout, tandis que moi je n'osais pas
-dire une syllabe, par crainte de perdre le peu de pouvoir que je gardais
-encore sur ces créatures délaissées. Un dimanche soir, il arriva
-qu'on les chassa de la grande chambre, parce qu'ils avaient fait du
-bruit ou pour quelque petite offense de cette sorte; et quand j'allai
-les appeler pour le souper, je ne pus les découvrir nulle part. Nous
-fouillâmes la maison, en haut et en bas, la cour et les étables, ils
-étaient introuvables. À la fin, Hindley, furieux, nous dit de
-verrouiller les portes et jura que personne ne les laisserait rentrer
-cette nuit-là. Tout le monde alla se coucher; et moi, trop inquiète
-pour me mettre au lit, j'ouvris ma fenêtre et je passai ma tête pour
-écouter, malgré la pluie, bien résolue à les laisser tout de même
-entrer, s'ils revenaient. Après un moment, je distinguai des pas qui
-montaient dans le chemin, et la lumière d'une lanterne brilla à
-travers la porte. Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les
-empêcher d'éveiller M. Earnshaw en frappant. Il n'y avait là que
-Heathcliff, et je me sentis trembler en le voyant seul.</p>
-
-<p>&mdash;Où est miss Catherine? m'écriai-je précipitamment; pas
-d'accident, j'espère?</p>
-
-<p>&mdash;À Thrushcross-Grange, répondit-il, et j'y serais aussi, mais ils
-n'ont pas eu l'air disposés à me demander de rester.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, vous allez en attraper, lui dis-je, vous ne serez jamais
-content tant qu'on ne vous enverra pas à votre affaire; qu'est-ce
-diable qui a pu vous faire rôder jusqu'à Thrushcross-Grange?</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi me débarrasser de mes vêtements mouillés et je vous
-raconterai tout sur cette aventure, Nelly, répondit-il.</p>
-
-<p>Je lui dis de prendre garde à ne pas éveiller le maître, et pendant
-qu'il se déshabillait et que j'attendais pour éteindre la chandelle,
-il poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;Cathy et moi, nous nous sommes échappés de la lingerie pour faire
-une course en liberté, et comme nous apercevions de loin les lumières
-de la Grange, nous eûmes l'idée d'aller voir si les Linton passaient
-leur soirée du dimanche à se tenir debout dans les coins pendant que
-leur père et leur mère restaient assis à boire et à manger, et à
-chanter et à rire, et à brûler leurs yeux devant le feu. Croyez-vous
-qu'ils le fassent? ou bien qu'ils lisent des sermons, et qu'ils soient
-catéchisés par leur domestique, et qu'on leur fasse apprendre une
-colonne de noms de l'Écriture s'ils ne répondent pas proprement?</p>
-
-<p>&mdash;Il est probable que non, répondis-je. Ce sont sans doute de bons
-enfants, et ils ne méritent pas le traitement que vous recevez pour
-votre mauvaise conduite.</p>
-
-<p>&mdash;Ne faites pas de morale, Nelly, me dit-il, quelle folie! Nous
-courûmes du sommet des Heights jusqu'au parc sans nous arrêter; et
-Catherine fut complètement battue dans la course parce qu'elle était
-nu-pieds. Vous aurez demain à chercher ses souliers dans la boue. Nous
-rentrâmes par le trou d'une haie; nous nous trouvâmes un chemin à
-tâtons dans le sentier, et nous nous plantâmes sur une pelouse de
-fleurs au-dessus de la fenêtre du salon. La lumière descendait de là
-sur nous, on n'avait pas mis les volets, et les rideaux n'étaient
-baissés qu'à moitié. Tous deux, en nous tenant debout sur le
-rebord du mur et en nous appuyant à la saillie, nous pouvions regarder
-à l'intérieur; et nous avons vu&mdash;ah! comme c'était beau!&mdash;un
-endroit splendide tapissé de rouge, et des chaises et des tables couvertes
-en rouge, et un beau plafond blanc bordé d'or, au centre duquel pendait,
-attaché avec des chaînes d'argent, un grand candélabre tout
-étincelant de petites bougies qui brillaient doucement. Les vieux M. et
-Madame Linton n'y étaient pas; Edgar et sa sœur avaient la chambre
-entièrement pour eux. Ne devaient-ils pas être heureux? À leur place,
-nous nous serions crus dans le ciel! Et maintenant, devinez un peu ce
-que vos bons enfants étaient en train de faire? Isabella&mdash;je pense
-qu'elle a onze ans, un an de moins que Cathy&mdash;était étendue à
-l'extrémité de la chambre, hurlant comme si des sorcières lui
-enfonçaient des aiguilles brûlantes dans la peau. Edgard était debout
-dans le foyer, pleurant en silence, et au milieu de la table était
-assis un petit chien, agitant sa patte et piaillant; nous comprîmes, à
-leurs accusations mutuelles, qu'ils venaient presque de couper cette
-patte en deux à force de la tirer chacun de son côté. Les idiots!
-C'était là leur plaisir! De se quereller à qui tiendrait dans sa main
-cette petite bête, et chacun de se mettre à pleurer parce que, tous
-les deux, après se l'être disputée, refusaient de la prendre. Nous
-riions bien de ces créatures! Nous les méprisions! Quand me
-prendrez-vous à désirer ce que Catherine désire? Quand nous
-verrez-vous nous divertissant à hurler, et à sangloter, et à nous
-rouler par terre tout le long d'une chambre? Pour un millier de vies, je
-ne voudrais pas échanger ma condition ici pour celle d'Edgard Linton à
-Thrushcross-Grange, pas même si j'avais le privilège d'attacher Joseph
-au plus haut pignon, et de peindre le fronton de la maison avec le sang
-de Hindley!</p>
-
-<p>&mdash;Silence, interrompis-je. Mais vous ne m'avez pas encore dit,
-Heathcliff, pourquoi vous avez laissé Catherine là-bas.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous ai dit que nous étions en train de rire, répondit-il. Les
-Linton nous ont entendus, et d'un commun accord, tous deux se sont
-précipités vers la porte. Il y a eu un silence, et puis un cri: «Oh,
-maman, maman, oh papa! oh maman, venez ici; oh papa, oh!» Je vous
-assure qu'ils n'ont fait que miauler de cette façon là. Alors nous
-avons fait un bruit terrible pour les effrayer encore davantage, et puis
-nous avons sauté en bas du rebord parce que nous entendions quelqu'un
-tirer la barre de la porte et que nous sentions que le meilleur était
-de nous sauver. Je tenais Cathy par la main et je la pressais de courir
-quand tout d'un coup elle est tombée. Elle a murmuré: «Cours,
-Heathcliff, cours, ils ont lâché le bouledogue, le voilà qui me
-tient.» Le chien l'avait saisie au cou-de-pied, Nelly; j'entendais son
-affreux ronflement. Et elle, elle ne criait pas, oh non, elle aurait
-dédaigné de crier quand même elle aurait été embrochée sur les
-cornes d'un taureau furieux. Mais moi je criais; je vociférais assez de
-jurons pour anéantir tous les démons de la chrétienté; et j'ai pris
-une pierre que je lui ai jetée dans la gueule, en faisant tout mon
-possible pour la lui enfoncer dans la gorge. À la fin, un sot de
-domestique est venu avec une lanterne, en criant: «Tiens bon, Skulker,
-tiens bon!» Mais il a été forcé de changer de ton quand il a vu le
-jeu de Skulker. Le chien était étouffé; son énorme langue rouge
-pendait longue d'un demi-pied en dehors de sa gueule et ses lèvres
-écumaient d'une bave de sang. L'homme a relevé Cathy. Elle était
-malade: non de peur, j'en suis certain, mais de souffrance. Il l'a
-emportée dans la maison et je les ai suivis, grognant des exécrations
-et des menaces de vengeance. «Eh! bien! Robert, quelle prise? criait
-Linton à l'entrée.&mdash;Skulker a attrapé une petite fille, monsieur; et
-voici un garçon, dit-il en m'empoignant, qui a l'air d'un méchant
-vagabond! Sans doute que les voleurs voulaient les faire passer par la
-fenêtre, afin qu'ils ouvrent la porte au reste de la clique, quand tout
-le monde serait endormi, pour qu'ils puissent nous assassiner à leur
-aise. Taisez-vous, vous, petit voleur mal embouché, vous irez aux
-galères pour ce coup-là; M. Linton, ne lâchez pas votre fusil.&mdash;Non,
-non, Robert, dit le vieux fou, les canailles ont su que j'ai touché mes
-rentes hier; ils ont pensé qu'ils auraient proprement leur affaire.
-Entrez, je vais leur arranger une réception. Tiens, John, attache la
-chaîne. Jenny, donnez un peu d'eau à Skulker. Venir provoquer un
-magistrat dans sa forteresse, et un dimanche encore! Ou s'arrêtera leur
-insolence? Oh ma chère Marie, regardez un peu! N'ayez pas peur, ce
-n'est qu'un petit garçon: il est vrai que le diable ricane ouvertement
-sur sa figure; ne serait-ce pas rendre service à la contrée que de le
-pendre tout de suite avant qu'il ne puisse montrer sa nature dans ses
-actes comme il le fait dans sa mine?» Il m'attira sous le chandelier et
-Madame Linton mit ses lunettes sur son nez et leva ses bras au ciel pour
-témoigner de son horreur. Les lâches enfants s'encouragèrent aussi à
-ramper plus près, et j'entendis Isabella bégayer: «Quelle chose
-affreuse! Mettez-le dans la cave, papa, il ressemble tout à fait au
-fils du diseur de bonne aventure qui m'a volé mon faisan apprivoisé.
-N'est-ce pas, Edgar?»</p>
-
-<p>Pendant qu'ils étaient en train de m'examiner, Cathy est revenue à
-elle; elle a entendu ce dernier discours et elle s'est mise à rire.
-Edgar Linton, après l'avoir longtemps considérée, trouva enfin assez
-de présence d'esprit pour la reconnaître. Ils nous ont vus à
-l'église, vous savez bien qu'il soit rare que nous les rencontrions
-ailleurs. Il a dit tout bas à sa mère:</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est miss Earnshaw! et voyez comme Skulker l'a mordue!</p>
-
-<p>&mdash;Miss Earnshaw? Quelle folie! s'est écriée la dame. Miss Earnshaw
-rôdant à travers le pays avec un gipsy! Et pourtant, mon cher,
-l'enfant est en deuil, sûrement c'est elle; et elle peut rester
-boiteuse pour toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle coupable insouciance de la part de son frère! s'écria M.
-Linton, détournant ses regards de moi sur Catherine. J'ai d'ailleurs
-entendu de Shielders (c'était le nom du curé, monsieur) qu'il la
-laisse croître tout à fait comme une petite païenne. Mais qui est
-celui-ci? Où a-t-elle ramassé ce compagnon? Oh! oh! je suis sûr que
-c'est cette étrange acquisition qu'a faite notre feu voisin dans son
-voyage à Liverpool, un petit Lascar, ou bien quelque enfant de parias
-américains ou espagnols.</p>
-
-<p>&mdash;Un méchant garçon, en tout cas, remarqua la vieille dame, et pas
-du tout fait pour une maison convenable! «Avez-vous entendu son langage,
-Linton? Je suis effrayée de penser que mes enfants aient pu
-l'entendre.»</p>
-
-<p>&mdash;Je recommençai à jurer&mdash;ne vous fâchez pas, Nelly,&mdash;et
-alors on a ordonné à Robert de me faire sortir. J'ai refusé de m'en aller
-sans Cathy, mais il m'a entraîné dans le jardin, m'a mis de force cette
-lanterne dans la main, m'a assuré que M. Earnshaw serait informé de ma
-conduite, et après m'avoir ordonné de marcher tout droit ici, a
-refermé la porte. Les rideaux formaient encore une fente à un de leurs
-coins, et je repris ma station pour espionner; parce que si Catherine
-avait désiré retourner à la maison, j'avais l'intention de secouer
-leur grand carreau de verre en un million de fragments pour peu qu'ils
-eussent refusé de la laisser partir. Mais elle était assise
-tranquillement sur le sofa. Madame Linton la débarrassa du manteau gris
-de la laitière que nous avions emprunté pour notre excursion. Elle
-secouait la tête et lui faisait des remontrances, je suppose: Cathy
-était une jeune lady, et ils faisaient une distinction entre la façon
-de la traiter et celle de me traiter moi-même. Alors la servante lui a
-apporté un bassin d'eau chaude et lui a lavé les pieds; M. Linton lui
-a préparé un grand verre de négus et Isabella lui a mis dans le pan
-de sa robe tous les gâteaux qu'elle avait sur une assiette, pendant
-qu'Edgar restait à distance, bouche béante. Après cela, ils ont
-séché et peigné ses beaux cheveux, ils lui ont donné une paire
-d'énormes pantoufles, et l'ont traînée auprès du feu; et quand je
-suis parti, elle était aussi gaie qu'elle pouvait l'être, partageant
-sa nourriture entre le petit chien et Skulker, dont elle pinçait le nez
-en même temps qu'elle mangeait; elle allumait une étincelle de vie
-dans les vides yeux bleus des Linton, un vague reflet de sa chère
-figure enchanteresse. Je vis qu'ils étaient stupides d'admiration; elle
-est si infiniment supérieure à eux, à tout le monde sur la terre,
-n'est-ce pas vrai, Nelly?</p>
-
-<p>&mdash;Il va sortir de cette affaire plus de choses que vous n'en
-prévoyez, répondis-je, le couvrant et éteignant la lumière. «Vous êtes
-incurable, Heathcliff, et M. Hindley va être forcé de recourir à des
-mesures extrêmes; vous verrez si je me trompe.» Mes paroles se
-trouvèrent plus vraies que je n'aurais désiré. Cette malheureuse
-aventure rendit Earnshaw furieux. En outre, M. Linton, pour améliorer
-les choses, nous fit lui-même une visite le lendemain, et il débita au
-jeune maître un tel sermon sur la voie funeste dans laquelle il menait
-sa famille, que M. Hindley en fut très excité, et crut devoir
-considérer sérieusement la situation. Heathcliff ne fut pas battu;
-mais on lui déclara qu'au premier mot qu'il dirait à miss Catherine,
-on le mettrait dehors; et Madame Earnshaw entreprit de forcer sa
-belle-sœur à la réserve qui convenait, sitôt qu'elle serait
-rentrée, se promettant d'y employer l'art et non la force, car par la
-force elle ne serait jamais arrivée à rien.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></h4>
-
-
-<p>Cathy resta cinq semaines à Thrushcross Grange, jusqu'à Noël. Cet
-intervalle suffit pour la guérir entièrement de sa blessure à la
-cheville, et par la même occasion, ses manières s'améliorèrent
-beaucoup. Notre maîtresse lui faisait de fréquentes visites, et
-commençait son plan de réforme en essayant d'exciter l'amour-propre et
-la dignité de la jeune fille à force de belles robes et de flatteries.
-À cela elle réussit aisément, de sorte que, au lieu d'une petite
-sauvage farouche et échevelée, sautant par la maison, et se démenant
-pour nous mettre tous hors d'haleine, nous vîmes descendre d'un joli
-poney noir une personne très digne, avec des boucles de cheveux bruns
-apparaissant sous une toque ornée d'une plume, et vêtue d'un long
-manteau de laine, qu'elle était forcée de retenir avec les deux mains
-pour pouvoir marcher. Hindley l'aida à descendre de son cheval,
-s'écriant d'un air ravi: «Eh quoi, Cathy, vous voilà tout à fait une
-beauté! J'aurais eu peine à vous reconnaître: vous avez maintenant
-l'air d'une dame. Isabella Linton n'est rien en comparaison d'elle,
-n'est-ce pas vrai, Frances?&mdash;Isabella n'a pas ses avantages naturels,
-répliqua sa femme; mais il faut qu'elle soit sage, et ne recommence pas
-ici à être une petite sauvage. Ellen, aidez miss Catherine à se
-déshabiller. Restez tranquille, ma chère, vous allez déranger vos
-boucles, laissez-moi dénouer votre chapeau.»</p>
-
-<p>J'enlevai le manteau, et au-dessous, je vis briller une longue robe de
-soie, des bas blancs et des bottines vernies; ses yeux étincelaient
-gaîment quand elle vit les chiens accourir en bondissant pour lui
-souhaiter la bienvenue; mais c'est à peine si elle osa les toucher par
-crainte qu'ils ne salissent ses beaux vêtements. Elle me baisa
-gentiment: j'étais toute couverte de farine à faire les gâteaux de
-Noël et il n'aurait pas fait bon de m'embrasser; après quoi, elle
-regarda tout autour d'elle pour chercher Heathcliff. Monsieur
-et Madame Earnshaw étaient très inquiets de la façon dont ils se
-rencontreraient, pensant qu'on pourrait alors se rendre compte en
-quelque mesure de la difficulté qu'il y aurait à séparer les deux
-amis.</p>
-
-<p>Heathcliff fut d'abord malaisé à découvrir. Si lui et les autres ne
-prenaient aucun soin de lui avant le départ de Catherine, ç'avait
-été dix fois pire depuis. Personne que moi-même, n'avait l'attention
-de lui dire qu'il était sale, et de le forcer à se laver, au moins une
-fois par semaine; et il est rare que les enfants de son âge trouvent
-d'eux-mêmes du plaisir dans le savon et l'eau; aussi, pour ne pas
-parler de ses vêtements qui avaient traîné trois mois dans la boue et
-la poussière, et de son épaisse chevelure jamais peignée, sa figure
-et ses mains étaient affreusement sales. Il avait bien raison de se
-cacher derrière le siège, en apercevant cette brillante et gracieuse
-demoiselle qui entrait dans la maison, au lieu de l'inculte
-contre-partie de lui-même qu'il attendait. «Est-ce que Heathcliff
-n'est pas ici? demanda-t-elle, retirant ses gants, et laissant voir des
-doigts d'une blancheur admirable.»</p>
-
-<p>&mdash;Heathcliff, vous pouvez avancer, cria M. Hindley, joyeux de sa
-déconfiture, et heureux de voir dans quel état le répugnant garnement
-serait forcé de se présenter. Vous pouvez venir et souhaiter la
-bienvenue à miss Catherine, comme les autres domestiques.</p>
-
-<p>Cathy, apercevant son ami dans sa retraite, s'élança pour l'embrasser;
-en une seconde, elle déposa sept ou huit baisers sur sa joue; puis elle
-s'arrêta, se recula, et éclata de rire en s'écriant: «Eh, quelle
-noire et méchante figure vous avez, et combien drôle et laid! Mais
-c'est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabella Linton. Eh
-bien, Heathcliff, m'avez-vous oubliée?»</p>
-
-<p>Elle avait quelque raison pour faire cette question, car la honte et
-l'orgueil avaient jeté une ombre sur la contenance du garçon et le
-tenaient immobile.</p>
-
-<p>&mdash;Serrez-lui la main, Heathcliff, dit M. Earnshaw d'un ton de
-condescendance. Une fois par hasard, c'est permis.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas, répondit le garçon, retrouvant enfin sa langue;
-je ne veux pas rester ici pour qu'on rie de moi. Je ne le supporterai
-pas!</p>
-
-<p>Et il voulut s'échapper, mais Cathy le saisit de nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas eu l'intention de rire de vous, lui dit-elle; je n'ai
-pas pu m'en empêcher; Heathcliff, serrez-moi la main, au moins. De quoi
-êtes-vous grognon? C'était seulement que vous aviez l'air singulier.
-Si vous voulez laver votre figure et brosser vos cheveux, ce sera
-parfait: mais vous êtes si sale!&mdash;Elle regardait avec intérêt les
-doigts tout poussiéreux qu'elle tenait dans les siens, et aussi sa
-robe, que le contact d'Heathcliff n'avait pas dû embellir.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'aviez pas besoin de me toucher! répondit-il, suivant ses
-regards et retirant sa main. Je serai aussi sale qu'il me plaira; et
-j'aime à être sale, et je serai sale.</p>
-
-<p>Là-dessus, il s'élança la tête la première hors de la chambre, au
-grand amusement du maître et de la maîtresse, et aussi au grand émoi
-de Catherine, qui ne pouvait comprendre comment ses remarques avaient
-fait pour produire une telle explosion de mauvaise humeur.</p>
-
-<p>Après avoir rempli auprès de la nouvelle venue le rôle de femme de
-chambre, et avoir mis mes gâteaux dans le four, et avoir égayé la
-maison et la cuisine avec de grands feux comme il convenait pour la
-veillée de Noël, je me préparais à m'asseoir en chantant des noëls,
-toute seule; sans faire attention à l'affirmation de Joseph qui
-considérait les rythmes joyeux que j'avais pris comme constituant de
-vraies chansons. Lui s'était retiré pour prier à part dans sa
-chambre; et Monsieur et Madame Earnshaw occupaient l'attention de la
-demoiselle en lui montrant toutes sortes de petites babioles qu'ils
-avaient achetées pour qu'elle en fît présent aux Linton, en
-reconnaissance de leurs bontés. On avait invité Isabella et Edgar à
-passer la journée du lendemain à Wuthering Heights, et l'invitation
-avait été acceptée, à une seule condition: Madame Linton avait
-demandé que ses chéris eussent à être tenus soigneusement séparés
-de ce «misérable garçon mal embouché».</p>
-
-<p>C'est dans ces circonstances que je restai seule au coin du feu. Je
-savourais la riche odeur des épices qui cuisaient; j'admirais les
-instruments de cuisine tout reluisants, l'horloge somptueuse enfermée
-dans un couvercle de bois de houx, les cruches d'argent rangées
-sur un plateau et prêtes pour être remplies d'ale chaud avant
-le dîner; et par-dessus tout, la pureté sans tâche de ce qui était
-particulièrement confié à mes soins, du plancher récuré et bien
-balayé. J'admirais intérieurement chacun de ces objets autant qu'il
-convenait; puis je me rappelais comment le vieil Earnshaw avait
-l'habitude de venir quand tout était en place, et de m'appeler une
-petite fille bien adroite et de glisser un schilling dans ma main comme
-cadeau de Noël; et de là je vins à penser à son attachement pour
-Heathcliff, à la peur qu'il avait que l'enfant n'eut à souffrir après
-sa mort de la négligence des siens; et cela me conduisit naturellement
-à considérer la situation présente du pauvre garçon; et au lieu de
-chanter je sentis une envie de pleurer. Pourtant, je me dis bientôt
-qu'il serait plus sage d'essayer de réparer quelques-uns des torts
-commis envers Heathcliff que de verser des larmes sur eux: je me levai
-et allai dans la cour pour le chercher; je le trouvai caressant le poil
-lustré du nouveau poney dans l'étable, et nourrissant les autres
-bêtes à son habitude.</p>
-
-<p>&mdash;Hâtez-vous, Heathcliff, lui dis-je, on est si bien dans la
-cuisine, et Joseph est remonté; hâtez-vous, et laissez-moi vous habiller
-gentillement avant que miss Cathy ne sorte de sa chambre, et alors vous
-pourrez vous asseoir ensemble, avec tout le foyer pour vous deux, et
-avoir une longue causette jusqu'au moment de vous coucher.</p>
-
-<p>Il continuait son travail sans tourner une seule fois la tête vers
-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Venez, viendrez-vous? continuai-je; il y a un petit gâteau pour
-chacun de vous, qui sera prêt dans un instant; et vous avez besoin
-d'une demi-heure pour vous habiller.</p>
-
-<p>J'attendis cinq minutes, mais n'obtenant aucune réponse, je le quittai.
-Catherine soupa avec son frère et sa belle-sœur. Joseph et moi, nous
-nous joignîmes pour un repas tout à fait insociable, assaisonné de
-reproches, d'un côté, et d'insolence de l'autre. Le gâteau et le
-fromage d'Heathcliff restèrent sur la table toute la nuit pour les
-fées. Il s'arrangea pour continuer son travail jusqu'à neuf heures,
-après quoi il s'en alla, muet et sombre, dans sa chambre. Cathy resta
-debout très tard, ayant un monde de choses à ordonner pour la
-réception de ses nouveaux amis; une fois elle vint dans la cuisine pour
-parler à son ami d'autrefois; mais il n'y était pas, de sorte qu'elle
-se contenta de demander ce qu'il avait, et sortit. Le lendemain matin,
-le garçon se leva de bonne heure, mais comme c'était un jour de fête,
-il s'enfuit avec sa mauvaise humeur vers les bruyères et ne reparut que
-lorsque la famille fut partie pour l'église. Le jeûne et la réflexion
-semblaient l'avoir amené à un meilleur esprit. Il resta quelques
-instants accroché autour de moi, puis, s'étant armé de tout son
-courage, il s'écria tout à coup:</p>
-
-<p>&mdash;Nelly, faites-moi propre, j'ai l'intention d'être bon.</p>
-
-<p>&mdash;Il est bien temps, Heathcliff, lui dis-je, vous avez fâché
-Catherine: elle regrette d'être revenue. C'est comme si vous étiez
-jaloux d'elle parce qu'on pense plus à elle qu'à vous.</p>
-
-<p>L'idée d'être jaloux d'elle était incompréhensible pour lui; mais
-l'idée de la voir fâchée, il la comprenait assez clairement.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'elle vous l'a dit, qu'elle était fâchée? demanda-t-il
-d'un air très sérieux.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a pleuré quand je lui ai dit que vous étiez reparti ce
-matin.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien moi j'ai pleuré hier soir, répliqua-t-il, et j'avais plus
-de raisons pour pleurer qu'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, vous aviez cette raison que vous alliez au lit avec un cœur
-orgueilleux et un estomac vide. Les gens fiers entretiennent en eux de
-mauvais chagrins. Mais si vous avez honte de votre méchante humeur, il
-faut que vous demandiez pardon, voyez-vous, quand elle va rentrer. Vous
-aurez à aller la trouver et à offrir de l'embrasser, et à lui
-dire&mdash;vous savez mieux que moi ce qu'il y a à lui dire,&mdash;seulement
-faites-le de bon cœur, et non pas comme si vous croyiez que sa grande
-toilette a fait d'elle une étrangère. Et maintenant, malgré que j'aie
-à préparer le dîner, je vais dérober un moment pour vous arranger,
-si bien qu'Edgar Linton aura tout à fait l'air d'une poupée à côté
-de vous. C'est d'ailleurs l'air qu'il a. Vous êtes plus jeune, et
-pourtant, je le jurerais, vous êtes plus haut et deux fois aussi large
-des épaules; vous pourriez l'abattre par terre en un clin d'œil. Ne
-sentez-vous pas que vous le pourriez?</p>
-
-<p>La figure d'Heathcliff s'éclaira un moment, puis elle s'obscurcit de
-nouveau, et il eut un soupir.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Nelly, si je l'abattais par terre vingt fois, cela ne le
-rendrait pas moins joli, ni moi davantage. Ce que je voudrais, ce serait
-d'avoir des cheveux blonds et la peau fine, et d'être aussi bien vêtu
-et aussi bien élevé que lui, et d'avoir une chance d'être aussi riche
-qu'il doit l'être.</p>
-
-<p>&mdash;Et de crier pour appeler maman à chaque instant, ajoutai-je, et
-de trembler si un petit paysan levait son poing sur vous, et de rester
-assis à la maison toute la journée pour une méchante averse? Oh
-Heathcliff, vous montrez là un bien pauvre esprit. Venez à la glace,
-et je vais vous montrer ce que vous devriez désirer. Voyez-vous ces
-deux lignes entre vos yeux et ces épais sourcils qui, au lieu d'être
-relevés et arqués, sont baissés par le milieu; et cette paire de
-méchants yeux noirs de vrai diable, si profondément enfoncés, qui
-jamais n'ouvrent franchement leurs fenêtres, et qui regardent
-en-dessous comme des espions de l'enfer? Consentez et apprenez à
-caresser comme il faut ces boucles maussades, à ouvrir franchement vos
-paupières, et à changer ces diables en deux anges, confiants et
-innocents, ne soupçonnant rien, et voyant partout des amis là où il
-n'est pas certain qu'ils ont affaire à des ennemis. Ne gardez pas cette
-expression d'un vieux chien vicieux qui a l'air de savoir que les coups
-de pied qu'il reçoit sont ce qui lui est dû, et qui cependant déteste
-le monde entier aussi bien que celui qui donne les coups de pied, pour
-la peine qu'on lui fait souffrir.</p>
-
-<p>&mdash;Autrement dit, je dois désirer d'avoir les grands yeux bleus et
-le front découvert d'Edgar Linton, répliqua-t-il. Eh bien c'est ce que je
-fais, mais ce n'est pas ce qui me permettra de les avoir.</p>
-
-<p>&mdash;Un bon cœur vous aidera à avoir une bonne figure, mon garçon,
-continuai-je, quand même vous seriez un vrai nègre, et un mauvais
-cœur changera la meilleure figure en quelque chose de pire que ce qu'il
-y a de plus laid. Et maintenant que nous avons fini de nous laver, de
-nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne pensez pas que vous
-êtes plutôt un joli garçon? Je vous le dis, moi, que vous en êtes
-un. Qui sait si votre père n'était pas un empereur de Chine, et votre
-mère une reine indienne, l'un et l'autre capables d'acheter, avec leur
-revenu d'une semaine, Wuthering Heights et Thrushcross-Grange d'un seul
-coup? Et vous avez été volé par de méchants matelots et amené en
-Angleterre. Si j'étais à votre place, je me ferais une haute idée de
-ma naissance, et l'idée de ce que j'aurais été d'abord me donnerait
-du courage et de la dignité pour supporter l'oppression d'un petit
-fermier.</p>
-
-<p>Je bavardais de cette façon, et Heathcliff perdait par degrés son air
-soucieux, et commençait à avoir une figure tout à fait aimable,
-lorsque notre conversation fut interrompue par un bruit sourd qui
-remontait dans la route et entrait dans la cour. Il courut à la
-fenêtre et moi à la porte, juste à temps pour voir les deux Linton
-descendre de la voiture de famille, enveloppés de manteaux et de
-fourrures, et pour voir les Earnshaw sauter en bas de leurs chevaux, car
-il leur arrivait souvent l'hiver d'aller à cheval à l'église.
-Catherine prit par la main chacun des enfants et les conduisit dans la
-maison, et les installa devant le feu, qui ne tarda pas à mettre des
-couleurs vives sur leurs pâles visages.</p>
-
-<p>Je pressai mon compagnon de se hâter à présent d'aller montrer son
-aimable humeur, et il y consentit volontiers; mais la malchance voulut
-que, au moment où il ouvrait d'un côté la porte de la cuisine,
-Hindley l'ouvrait de l'autre côté. Ils se rencontrèrent, et le
-maître, irrité de le voir propre et gai, ou peut-être désireux de
-garder la promesse faite à Madame Linton, le fit reculer d'une poussée
-soudaine et ordonna d'un ton fâché à Joseph de garder le gaillard
-hors de la chambre, de l'envoyer au grenier jusqu'à la fin du dîner:</p>
-
-<p>&mdash;Il ne manquera pas de fourrer ses doigts dans les tartes et de
-voler les fruits, si on le laisse seul à la cuisine une minute.</p>
-
-<p>&mdash;Non, monsieur, ne pus-je m'empêcher de répondre, il ne touchera à
-rien pour ce qui est de lui, et je suppose qu'il faut qu'il ait sa part
-des friandises aussi bien que nous.</p>
-
-<p>&mdash;C'est de ma main qu'il aura sa part, si je l'attrape à descendre
-avant la nuit, cria Hindley. Dehors, vagabond; eh quoi, vous faites
-l'essai du peigne, hein? Attendez que je vous débarrasse de ces
-élégantes boucles, voyez un peu si je ne pourrais pas les tirer pour
-les allonger.</p>
-
-<p>&mdash;Elles sont déjà assez longues, observa le jeune Linton qui
-s'était approché de la porte et regardait à la dérobée. Je m'étonne
-qu'elles ne lui donnent pas mal à la tête. C'est comme s'il avait une
-crinière de pouliche au-dessus des yeux.</p>
-
-<p>Il avait hasardé cette remarque sans aucune intention injurieuse; mais
-la violente nature d'Heathcliff n'était pas préparée à endurer
-l'ombre d'une impertinence de la part de quelqu'un qu'il semblait depuis
-lors haïr comme un rival. Il saisit une soupière pleine de sauce de
-pommes chaude, la première chose qui lui tomba sous la main, et la
-lança en plein sur la figure et le cou du petit Linton; celui-ci
-commença aussitôt une lamentation qui fit accourir Isabella et
-Catherine. Hindley Earnshaw empoigna le coupable et le conduisit à sa
-chambre; et là sans doute il lui administra un dur remède pour le
-guérir de son accès de passion, car, en revenant, il était rouge et
-essoufflé. Je pris un torchon et je frottai avec un peu de dépit le
-nez et la bouche d'Edgar, affirmant que cela lui apprendrait à se
-mêler des affaires d'autrui. Sa sœur commença à pleurer et à
-demander à rentrer à la maison, et Cathy se tenait là, confuse,
-rougissant pour tout le monde.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'auriez pas dû lui parler, dit-elle au jeune Linton. Il
-était de mauvaise humeur et maintenant vous avez gâté votre visite; et il
-sera battu, je le hais d'être battu! Je ne pourrai pas manger mon
-dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne lui ai pas parlé, sanglotait l'enfant s'échappant de mes
-mains, et achevant de se nettoyer avec son mouchoir de batiste. J'ai
-promis à maman de ne pas lui dire un mot.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, ne pleurez pas, répondit Catherine dédaigneusement, on ne
-vous a pas tué. Soyez sage, voilà mon frère qui vient, restez
-tranquille! Silence, Isabella, est-ce que quelqu'un vous a blessée,
-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons, enfants, asseyez-vous à vos places, cria Hindley,
-accourant. Cette brute d'enfant m'a joliment échauffé. La prochaine
-fois, maître Edgar, prenez la loi dans vos poings, cela vous donnera de
-l'appétit.</p>
-
-<p>L'aspect et l'odeur du festin rendirent à la petite bande sa
-tranquillité d'esprit. Tous avaient faim après leur course; et comme
-il ne leur était arrivé aucun mal réel, ils n'eurent pas de peine à
-se consoler. M. Earnshaw distribuait d'abondantes portions, et la
-maîtresse les égayait par l'entrain de sa causerie. Je restai debout
-derrière sa chaise. Je souffrais de voir Catherine, les yeux secs et
-l'air indifférent, commencer à couper l'aile d'une oie placée devant
-elle. «C'est une enfant sans cœur, pensais-je; comme elle oublie
-légèrement les souffrances de son ancien compagnon de jeu! Je ne
-l'aurais pas imaginée si égoïste.» Elle porta une bouchée à ses
-lèvres, puis la reposa de nouveau. Ses joues rougirent et je vis les
-larmes jaillir de ses yeux. Elle fit glisser à terre sa fourchette, et
-se hâta de se baisser sous la table pour cacher son émotion. Je ne
-pouvais pas continuer à l'appeler une fille sans cœur, car je vis
-qu'elle était toute la journée dans le purgatoire, et qu'elle
-s'épuisait à trouver une occasion de rester seule, ou de rendre une
-visite à Heathcliff, qui avait été enfermé par le maître, comme je
-le découvris en essayant de lui monter en secret un plat de nourriture.</p>
-
-<p>Le soir, il y eut une danse. Cathy demanda alors à ce qu'il fut remis
-en liberté, parce qu'Isabella Linton n'avait pas de partenaire; mais
-ses efforts furent vains, et c'est moi qui fus désignée pour remplir
-la place vacante. L'excitation de l'exercice nous débarrassa de tout
-chagrin, et notre plaisir fut accru par l'arrivée de la fanfare de
-Gimmerton, en tout plus d'une quinzaine: une trompette, un trombone, des
-clarinettes, des bassons, des cors français et une basse-viole, sans
-parler des chanteurs. Ils vont à la ronde dans toutes les maisons
-respectables et reçoivent des cadeaux tous les Noëls, et nous
-estimâmes comme une joie de premier ordre de pouvoir les entendre.
-Quand les Noëls d'usage furent chantés, nous les installâmes à
-chanter des chansons et des lais. Madame Earnshaw aimait la musique, de
-sorte qu'ils nous en donnèrent en abondance.</p>
-
-<p>Catherine l'aimait aussi; mais elle dit qu'on l'entendrait plus
-doucement du haut de l'escalier, et elle monta dans l'obscurité; je la
-suivis. On ferma la porte d'en bas, car il y avait tant de monde que
-personne n'avait remarqué notre absence. Cependant Cathy, sans
-s'arrêter au haut de l'escalier, était montée jusqu'au grenier où
-l'on avait enfermé Heathcliff, et s'était mise à l'appeler. Pendant
-un moment, il refusa obstinément de répondre; elle persévéra et
-finit par le persuader de communiquer avec elle à travers les planches.
-Je laissai les pauvres créatures causer à leur aise, jusqu'au moment
-où je supposai que les chants allaient cesser et les chanteurs prendre
-de nouveau quelques rafraîchissements; alors je grimpai à l'échelle
-pour la prévenir. Mais au lieu de la trouver dehors, j'entendis sa voix
-à l'intérieur. Le petit singe avait rampé par la lucarne de l'une des
-chambres, le long du toit, dans la lucarne de l'autre, et ce fut avec la
-plus grande difficulté que je pus la décider à sortir. Quand elle
-vint, Heathcliff vint avec elle, et elle insista pour que je le prenne
-dans la cuisine: l'autre domestique, Joseph, étant allé à Gimmerton
-pour ne pas entendre le bruit de notre infernale psalmodie, comme il se
-plaisait à l'appeler. Je leur dis que je n'entendais en aucune façon
-encourager leurs tours, mais que, comme le prisonnier n'avait rien
-mangé depuis le dîner de la veille, je consentirais à le laisser
-cette fois tricher devant M. Hindley. Il descendit, je l'installai sur
-une chaise près du feu, et lui offris une quantité de bonnes choses,
-mais il était malade et ne pouvait guère manger, et mes efforts pour
-le faire manger furent inutiles. Il appuya ses deux coudes sur ses
-genoux, son menton dans ses mains, et resta plongé dans une méditation
-muette. Quand je lui demandai le sujet de ses pensées, il me répondit
-gravement:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis en train d'essayer de déterminer comment je pourrai
-repayer Hindley. Peu m'importe le temps qu'il faudra attendre, pourvu que
-j'y arrive à la fin. J'espère qu'il ne mourra pas avant que j'y arrive.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pas honte, Heathcliff! dis-je. C'est à Dieu de punir
-les méchants; nous, nous devons apprendre à pardonner.</p>
-
-<p>&mdash;Non, Dieu n'aurait pas la satisfaction que j'aurai, répondit-il.
-Je voudrais seulement connaître le meilleur moyen. Laissez-moi seul, et je
-vais le combiner: quand je pense à cela, je ne sens pas ma peine.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais, monsieur Lockwood, j'oublie que ces contes ne peuvent
-guère vous divertir. Je suis désolée de songer comment j'ai pu avoir l'idée
-de bavarder de cette façon; et votre tisane est froide, et vous penchez
-la tête pour aller vous coucher. J'aurais pu vous dire l'histoire de
-Heathcliff, ou du moins tout ce que vous avez besoin d'en savoir, en une
-demi-douzaine de mots.» S'interrompant ainsi, ma ménagère se leva, et
-fit mine de mettre son ouvrage de côté, mais je me sentais incapable
-de bouger du foyer, et j'étais bien loin d'avoir sommeil:&mdash;Restez
-assise, Madame Dean, lui criai-je, restez assise encore une demi-heure.
-Vous avez très bien fait de me raconter cette histoire à loisir; c'est
-la méthode que j'aime, et il faudra que vous la finissiez dans le même
-style. Il n'y a pas un des caractères que vous avez mentionnés qui ne
-m'intéresse plus ou moins.</p>
-
-<p>&mdash;Mais l'horloge va sonner onze heures, monsieur.</p>
-
-<p>&mdash;N'importe, je n'ai pas l'habitude de me coucher de bonne heure.
-Une heure ou deux, c'est bien assez pour une personne qui reste au lit
-jusqu'à dix heures.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne devriez pas rester couché jusqu'à dix heures. La matinée
-est déjà passée à cette heure-là. Une personne qui n'a pas fait à
-dix heures la moitié de l'ouvrage de sa journée court risque de
-laisser l'autre moitié à demi-inachevée.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant, madame Dean, reprenez votre siège, car demain j'ai
-l'intention de prolonger la nuit jusqu'à midi. Je me prédis pour tout
-le moins un gros rhume.</p>
-
-<p>&mdash;J'espère que non, monsieur. Eh bien, il faudra que vous me
-permettiez de sauter par-dessus quelque trois ans; pendant cet espace de
-temps, Madame Earnshaw...</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, je ne permettrai rien de tel. Connaissez-vous cette
-humeur dans laquelle, si vous êtes assis seul, et qu'un chat lèche son
-petit devant la cheminée, sous vos yeux, vous vous intéressez si
-sérieusement à l'opération qu'il suffit que le chat néglige
-seulement une oreille de son petit pour vous mettre hors de vous?</p>
-
-<p>&mdash;Une humeur affreusement paresseuse, j'ose dire.</p>
-
-<p>&mdash;Au contraire, très active, jusqu'à fatiguer. Et c'est mon humeur
-en ce moment, aussi je vous prie de continuer très en détail. Je
-m'aperçois que les gens de ces pays acquièrent sur les gens des villes
-la supériorité qu'une araignée dans une prison a sur une araignée
-dans un cottage, au point de vue des habitants qui les considèrent. Et
-pourtant, cet accroissement d'attractions n'est pas entièrement dû à
-la situation du témoin. Les gens d'ici vivent d'une façon plus
-sérieuse, plus intime, ils s'occupent moins de la surface, du
-changement, et des frivolités extérieures. J'imagine qu'un amour
-durant toute une vie est presque possible ici; tandis que jusqu'à
-présent j'ai toujours refusé de croire à la possibilité d'un amour
-quelconque de plus d'un an de durée.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! nous sommes les mêmes ici que partout ailleurs, observa
-Madame Dean, quelque peu embarrassée par mon speech.</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, répondis-je; vous, ma bonne dame, vous êtes un
-démenti frappant à cette assertion. Sauf quelques expressions provinciales
-de peu d'importance, vous n'avez aucune trace des manières que j'étais
-habitué à considérer comme particulières à votre classe. Je suis
-sûr que vous avez pensé beaucoup plus que la généralité des
-domestiques. Le manque d'occasion de dépenser votre vie en vaines
-bagatelles vous a forcée à cultiver vos facultés de réflexion.</p>
-
-<p>Madame Dean se mit à rire.</p>
-
-<p>&mdash;À coup sûr, je me considère comme une personne sage et
-raisonnable, dit-elle, mais ce n'est pas pour avoir vécu sur ces collines,
-et pour avoir vu les mêmes figures et les mêmes actions d'un bout à l'autre
-de l'année. C'est que j'ai subi une forte discipline qui m'a enseigné
-la sagesse; et puis, j'ai lu beaucoup plus que vous ne pourriez le
-supposer, M. Lockwood. Il n'y a pas un livre dans cette bibliothèque
-que je n'aie regardé et dont je n'aie tiré quelque chose: excepté
-cette rangée de livres grecs et latins, et ces livres français; et
-encore ceux-là, je les connais par ce que j'en ai vu dans les autres:
-c'est ce que vous pouvez attendre de la fille d'un pauvre homme.
-Pourtant, si vous désirez que je poursuive mon histoire à la façon
-d'une vraie commère, je veux bien continuer; et au lieu de sauter trois
-ans, je me contenterai de passer à l'été suivant, l'été de 1778,
-c'est-à-dire il y a à peu près vingt-trois ans.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;Un beau matin de juin est né mon premier petit nourrisson, le
-dernier de l'ancienne famille des Earnshaw. Nous étions occupées aux foins
-dans un champ éloigné lorsque la fille qui avait l'habitude de nous
-apporter à déjeuner est accourue, une heure à l'avance, traversant la
-prairie et remontant la ruelle, et m'appelant tout le temps qu'elle
-courait.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! un si grand bébé, cria-t-elle, le plus beau qui ait jamais
-vécu! Mais le docteur dit que Madame doit s'en aller: il dit qu'elle a
-été poitrinaire depuis plusieurs mois. Je l'ai entendu le dire à M.
-Hindley: et maintenant elle n'a rien pour la garder en vie, et elle sera
-morte avant l'hiver. Il faut que vous rentriez à la maison tout de
-suite. C'est vous qui aurez à être sa nourrice, Nelly: à le nourrir
-de sucre et de lait et à prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais
-bien être à votre place, parce que cet enfant sera tout à fait à
-vous quand il n'y aura plus Madame.</p>
-
-<p>&mdash;Mais est-ce qu'elle est très malade? demandai-je, jetant mon
-râteau et attachant mon bonnet.</p>
-
-<p>&mdash;Je devine qu'elle doit l'être; mais elle a l'air si brave,
-répondit la fille, et elle parle comme si elle avait l'idée de vivre pour
-voir l'enfant devenir un homme. Elle a perdu la tête de joie, l'enfant est
-si beau! Si j'étais à sa place, je suis sûre que je ne mourrais pas;
-je me sentirais mieux portante rien qu'à le regarder, malgré le
-médecin.</p>
-
-<p>«J'étais vraiment folle de le voir. Dame Archer a descendu le
-chérubin pour le montrer au maître de la maison, et sa figure avait
-juste commencé à s'éclairer lorsque voilà le médecin qui s'avance
-et qui dit:</p>
-
-<p>&mdash;Earnshaw, c'est une bénédiction que votre femme ait été épargnée
-pour vous laisser ce fils. Lorsqu'elle est venue, j'ai eu le sentiment
-que nous ne la garderions pas; et maintenant, je dois vous le dire,
-l'hiver va probablement la finir. Ne vous effrayez pas et ne vous en
-désolez pas trop, il n'y a pas de remède; et puis, vous auriez dû
-être plus avisé que de choisir un pareil jonc de fille!</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce que le maître a répondu, demandai-je?</p>
-
-<p>&mdash;Je crois bien qu'il a juré, mais je n'y ai pas fait attention; je
-m'efforçais pour voir l'enfant.</p>
-
-<p>Et elle recommença à le décrire d'un ton extasié. J'étais aussi
-excitée qu'elle et je courus bien vite à la maison pour l'admirer pour
-mon compte, et pourtant j'étais très triste au sujet d'Hindley. Il
-n'avait de place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et
-lui-même, il adorait sa femme et je ne pouvais pas m'imaginer comment
-il supporterait sa perte.</p>
-
-<p>En arrivant à Wuthering-Heights, je le vis debout sur la porte, et je
-lui demandai au passage comment allait l'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Tout prêt à courir, Nelly, nous répondit-il en exhibant un
-sourire joyeux.</p>
-
-<p>&mdash;Et la maîtresse? me hasardai-je à demander, le médecin dit
-qu'elle est...</p>
-
-<p>&mdash;Au diable le médecin! fit-il en devenant tout rouge. Frances va
-très bien, elle sera tout à fait remise la semaine prochaine. Est-ce que
-vous montez? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si seulement elle
-promet de ne pas parler. Je l'ai laissée parce qu'elle ne voulait pas
-se taire, et qu'il faut qu'elle se taise; dites-lui que M. Kenneth a dit
-qu'il fallait rester tranquille.</p>
-
-<p>Je fis la commission auprès de Madame Earnshaw; elle semblait avoir un
-peu de délire, et me répondit gaiement:</p>
-
-<p>&mdash;C'est à peine si j'ai dit un mot, Ellen, et alors il s'en est
-allé deux fois en pleurant. C'est bien, dites-lui que je promets de ne pas
-parler; mais cela ne m'empêchera pas de lui sourire!</p>
-
-<p>Pauvre âme! Jusqu'à la dernière semaine avant sa mort, cette joyeuse
-humeur ne lui a jamais manqué, et son mari persistait obstinément,
-non, furieusement à observer que sa santé s'améliorait tous les
-jours. Lorsque Kenneth l'avertit que ses remèdes étaient inutiles à
-ce degré de la maladie, et qu'il ne voulait pas l'exposer à d'autres
-dépenses en continuant à la soigner, il répliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Je sais que c'est inutile, elle va très bien, elle n'a plus
-besoin de vos soins. Elle n'a jamais été poitrinaire. Ce n'était qu'une
-fièvre, et elle est partie. Son pouls est aussi lent que le mien et ses
-joues aussi fraîches.</p>
-
-<p>Il dit la même histoire à sa femme et elle sembla le croire; mais une
-nuit, pendant qu'elle s'appuyait sur son épaule et lui disait qu'elle
-croyait ne pas pouvoir se lever le lendemain, un accès de toux la prit,
-un accès très léger. Hindley la souleva dans ses bras, elle passa ses
-deux mains autour de son cou, sa figure changea: elle était morte.</p>
-
-<p>Comme la fille l'avait prédit, le petit Hareton tomba complètement
-entre mes mains. M. Earnshaw, en ce qui touchait son enfant était
-content pourvu qu'il le vit en bonne santé et ne l'entendit pas
-pleurer; mais lui-même devenait désespéré, et son chagrin était de
-cette sorte qui n'admet pas les lamentations. Il ne pleurait ni ne
-priait, mais ne faisait que maudire et défier, exécrant Dieu et les
-hommes, et s'adonnant à une affreuse dissipation. Les domestiques ne
-pouvaient supporter longtemps sa conduite tyrannique et méchante:
-Joseph et moi étions les deux seuls qui consentions à rester. Je
-n'avais pas le cœur de quitter ma charge, et puis vous savez que
-j'avais été sa sœur de lait, de sorte que j'excusais sa conduite plus
-volontiers que n'aurait fait un étranger. Joseph restait pour malmener
-les fermiers et les ouvriers, et parce que sa vocation était d'être
-là où il avait une abondance de méchancetés à réprouver.</p>
-
-<p>Les mauvaises façons et la mauvaise société du maître formaient un
-bel exemple pour Catherine et pour Heathcliff. La façon dont il
-traitait ce dernier aurait suffi pour faire un diable d'un saint. Et en
-vérité on aurait dit que le garçon était possédé de quelque chose
-de diabolique à cette époque. Il faisait ses délices de voir Hindley
-se dégrader à jamais, et tous les jours, sa sauvagerie, sa férocité
-devenaient plus marquées. Je ne pourrais seulement pas vous dire à
-moitié quelle infernale maison nous avions. Le curé avait cessé de
-venir et personne de convenable ne s'approchait de nous, à la fin, à
-moins d'excepter les visites que faisait Edgar Linton à miss Cathy. À
-quinze ans, celle-ci était la reine de la contrée, elle n'avait pas sa
-pareille et devenait une créature superbe et hautaine. J'avoue que je
-ne l'aimais pas, une fois son enfance passée, et souvent je la vexais
-en essayant d'abattre son arrogance; et pourtant elle n'eut jamais
-d'aversion pour moi. Elle avait une constance extraordinaire pour ses
-attachements anciens; même Heathcliff tenait inaltérablement sa place
-dans son affection, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, eut
-toujours beaucoup de peine à produire sur elle une impression aussi
-profonde. C'est lui qui a été mon dernier maître: voilà son portrait
-au-dessus de la cheminée. Auparavant, il était pendu d'un côté et
-celui de sa femme de l'autre; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi
-vous auriez pu voir un peu comment elle était. Pouvez-vous distinguer
-quelque chose dans ceci?</p>
-
-<p>Madame Dean éleva la chandelle et je pus distinguer une figure aux
-traits doux, et offrant une ressemblance extrême avec la jeune dame des
-Heights, mais plus pensive et d'une expression plus aimable. C'était
-vraiment une image charmante. Les longs cheveux blonds s'enroulaient
-légèrement sur les tempes, les yeux étaient larges et sérieux, la
-figure presque trop gracieuse. Je n'étais pas étonné de savoir que
-Catherine Earnshaw avait pu oublier son premier ami pour celui-ci, mais
-je me demandais plutôt comment cet homme-ci, pour peu que son esprit
-ait correspondu à sa personne, avait pu s'éprendre de Catherine
-Earnshaw telle que je l'imaginais.</p>
-
-<p>&mdash;Un bien agréable portrait, dis-je à ma ménagère, est-ce
-ressemblant?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais il avait bien meilleur air quand il était animé. Ceci
-est sa figure de tous les jours; en général, il manquait de feu.</p>
-
-<p>Catherine avait conservé ses relations avec Linton depuis les cinq
-semaines de son séjour parmi eux; et comme elle n'était pas tentée en
-leur compagnie de montrer les côtés rudes de sa nature, et comme elle
-avait assez de raison pour avoir honte d'être rude, en présence d'une
-aussi constante amabilité, elle en avait imposé à la vieille dame et
-au gentleman et à M. Linton, sans y penser, par son ingénieuse
-cordialité; elle avait gagné l'admiration d'Isabelle et le cœur et
-lame de son frère. Ces acquisitions l'avaient flattée dès le début,
-pleine d'ambition comme elle était, et l'avaient conduite à adopter un
-caractère doux, sans qu'elle ait eu précisément l'intention de
-tromper personne. Dans cette maison où elle avait entendu Heathcliff
-traité de «jeune ruffian vulgaire» et de «pire qu'une brute», elle
-prenait bien soin de ne pas agir comme lui: mais à la maison, elle
-n'avait que peu d'envie de pratiquer une politesse qui aurait seulement
-fait rire d'elle, et de restreindre une nature déréglée, alors qu'il
-ne pouvait en résulter pour elle ni crédit ni louange.</p>
-
-<p>M. Edgar avait rarement le courage de faire des visites ouvertes à
-Wuthering Heights. La réputation d'Earnshaw le terrifiait, et il
-tremblait à l'idée de le rencontrer; et pourtant nous faisions
-toujours, quand il venait, notre possible pour le recevoir poliment; le
-maître lui-même évitait de l'offenser, sachant pourquoi il venait; et
-s'il ne pouvait pas être gracieux, il se retirait de son passage. Je
-crois plutôt que sa venue là-bas déplaisait à Catherine: elle
-n'était pas artificieuse, n'aimait pas à jouer à la coquette et
-voulait évidemment empêcher ses deux amis de se rencontrer; car
-lorsque Heathcliff exprimait devant Linton le mépris qu'il avait pour
-lui, elle ne pouvait pas avoir l'air à moitié d'accord avec lui, comme
-elle faisait quand Linton témoignait du dégoût et de l'antipathie
-pour Heathcliff; elle n'osait pas traiter ces sentiments avec
-indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon n'avait
-aucune importance pour elle. J'ai ri souvent de ses perplexités, et de
-ses embarras secrets, qu'elle s'efforçait vainement de cacher à ma
-moquerie. Ceci semble le fait d'une mauvaise nature: mais elle était si
-fière qu'il semblait vraiment impossible d'avoir pitié de sa détresse
-aussi longtemps qu'elle ne serait pas amenée à plus d'humilité. Enfin
-elle se décida à avouer et à me faire sa confidence; il n'y avait
-personne autre dont elle put faire sa conseillère.</p>
-
-<p>Une après-midi, M. Hindley était parti et Heathcliff s'en était
-autorisé pour se donner congé. Il avait alors atteint, je crois,
-l'âge de seize ans, et sans avoir une mauvaise figure, ni manquer
-d'intelligence, il ne laissait pas de causer une impression de
-répulsion physique et morale dont il ne reste plus aucune trace dans
-son aspect d'à présent. D'abord, il avait, avec le temps, perdu tout
-le bénéfice de sa première éducation: un travail incessant et
-pénible, commencé de bonne heure et terminé tard, avait éteint en
-lui toute curiosité pour le savoir et tout amour des livres ou de
-l'étude. Son sentiment de supériorité, autrefois inculqué en lui par
-la faveur du vieux M. Earnshaw, s'était effacé. Longtemps il lutta
-pour égaler Catherine dans ses études, et quand il céda, ce fut avec
-un regret poignant, bien que silencieux: mais il dut céder
-complètement; et rien ne put prévaloir pour lui faire faire un seul
-pas en avant, dès qu'une fois il eut senti la nécessité de rester en
-arrière. En même temps, son apparence physique se mit d'accord avec sa
-dégradation mentale: il prit une démarche gauche et lourde, un regard
-vulgaire; sa réserve naturelle s'exagéra et devint une morosité
-insociable, excessive au point de lui donner un air idiot; et il faut
-croire qu'il prenait un méchant plaisir à exciter l'aversion plutôt
-que l'estime des rares personnes qui le connaissaient.</p>
-
-<p>Catherine et lui continuaient à rester toujours ensemble dans les
-moments de répit que lui laissait son travail; mais il avait cessé de
-lui exprimer son affection en paroles et il se refusait à ses caresses
-avec une colère soupçonneuse, comme s'il avait conscience qu'on ne
-pouvait avoir aucun plaisir à lui prodiguer de telles marques
-d'affection. Dans l'occasion que je vous disais, il vint à la maison
-pour annoncer son intention de ne rien faire. J'étais en train d'aider
-miss Cathy à s'habiller: elle n'avait pas prévu qu'il aurait l'idée
-de se reposer ce jour-là, et, s'imaginant qu'elle aurait toute la place
-pour elle seule, elle avait trouvé le moyen d'informer M. Edgar de
-l'absence de son frère: elle se préparait alors à le recevoir.</p>
-
-<p>&mdash;Cathy, est-ce que vous êtes occupée cet après-midi, demanda
-Heathcliff, est-ce que vous allez quelque part?</p>
-
-<p>&mdash;Non, il pleut.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, pourquoi avez-vous mis cette robe de soie? Personne ne va
-venir ici, j'espère?</p>
-
-<p>&mdash;Pas que je sache, murmura Miss: mais vous devriez être déjà aux
-champs, Heathcliff, il est une heure, je vous croyais parti.</p>
-
-<p>&mdash;Hindley ne nous délivre pas souvent de sa maudite présence,
-observa le garçon, je ne travaillerai plus aujourd'hui, je resterai avec
-vous.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mais Joseph le dira! Vous feriez mieux d'aller travailler.</p>
-
-<p>&mdash;Joseph est en train de charger de la chaux de l'autre côté de
-Pennistone Crags: «ça le retiendra jusqu'à la nuit, et il ne saura
-rien». Il s'approcha du feu et s'assit. Catherine réfléchit un
-instant, les sourcils froncés, elle jugea nécessaire de préparer les
-voies.</p>
-
-<p>&mdash;Isabella et Edgar Linton ont parlé de venir cet après-midi,
-dit-elle, après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les
-attends guère; mais il se peut qu'ils viennent, et s'ils viennent, vous
-courez le risque d'être grondé inutilement.</p>
-
-<p>&mdash;Commandez à Ellen de dire que vous êtes occupée. Cathy, ne me
-chassez pas pour ces pitoyables et odieux amis que vous avez-là. Je
-suis souvent sur le point de me plaindre de ce qu'ils......, mais je ne
-veux pas.</p>
-
-<p>&mdash;De ce qu'ils quoi? cria Catherine, le regardant d'un air troublé.
-Oh Nelly, ajouta-t-elle vivement en arrachant sa tête de mes mains, vous
-avez peigné mes cheveux dans le mauvais sens. C'est assez, laissez-moi
-seule. De quoi êtes-vous sur le point de vous plaindre, Heathcliff?</p>
-
-<p>&mdash;De rien, seulement regardez cet almanach sur le mur, dit-il en
-montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre: voyez, les
-croix sont pour marquer les soirées que vous avez passées avec les
-Linton, les points, pour marquer celles que vous avez passées avec moi.
-Voyez-vous? J'ai marqué tous les jours.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, quelle folie! comme si j'y faisais attention! répondit
-aigrement Catherine. Et quel est le sens de tout cela?</p>
-
-<p>&mdash;De montrer que moi, j'y fais attention, dit Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Et voudriez-vous que je reste toujours assise avec vous?
-demanda-t-elle, s'irritant toujours davantage. Quel profit y
-gagnerais-je? De quoi pouvez-vous causer? Un muet ou un enfant feraient
-plus pour m'amuser que vous ne faites.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne m'avez jamais dit auparavant que je parlais trop peu ou
-que vous vous déplaisiez en ma compagnie, Cathy! s'écria Heathcliff, très
-agité.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas de compagnie du tout quand les gens ne savent rien,
-ni ne disent rien, murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Son compagnon s'était levé, mais il n'eut pas le temps d'exprimer
-davantage ses sentiments, car le pas d'un cheval résonna sur les
-dalles, et, après avoir frappé doucement, le jeune Linton entra, la
-figure toute brillante de joie d'avoir été ainsi mandé à
-l'improviste. Il est évident que Catherine dut remarquer la différence
-entre ses deux amis, dans ce moment où l'un entrait et l'autre sortait.
-C'était un contraste comme celui que vous voyez lorsque vous passez
-d'un pays à charbon aride et montueux, dans une belle et fertile
-vallée. La voix et la façon de saluer n'étaient pas moins
-différentes que la figure. Edgar avait une manière de parler douce et
-délicate, et il prononçait ses mots comme vous le faites,
-c'est-à-dire avec moins de rudesse que nous ne le faisons ici, et plus
-mollement.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas en avance, n'est-ce pas? dit-il en me lançant un
-regard, car je m'étais mise à essuyer la vaisselle et à ranger
-quelques tiroirs à l'autre bout du dressoir.</p>
-
-<p>&mdash;Non, répondit Catherine.</p>
-
-<p>&mdash;Que faites-vous là, Nelly?</p>
-
-<p>&mdash;Mon ouvrage, miss, répondis-je.</p>
-
-<p>Il faut vous dire que M. Hindley m'avait recommandé de me mettre
-toujours en tiers dans ces visites privées de Linton.</p>
-
-<p>Elle fit un pas derrière moi et me murmura d'un ton taché:</p>
-
-<p>&mdash;Enlevez loin d'ici vous-même et vos torchons; quand il y a de la
-compagnie à la maison, les domestiques ne commencent pas à faire des
-nettoyages dans la chambre où ils sont.</p>
-
-<p>&mdash;L'occasion est bonne à présent que mon maître est sorti,
-répondis-je tout haut; il n'aime pas que je remue toutes ces choses en
-sa présence. Je suis sûre que M. Edgar m'excusera.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi, c'est vous que je n'aime pas pour y toucher en ma
-présence, s'écria impérieusement la jeune dame sans laisser à son hôte le
-temps de parler: depuis la petite discussion avec Heathcliff, elle avait
-vainement cherché à reprendre son égalité d'humeur.</p>
-
-<p>&mdash;J'en suis bien fâchée, miss Catherine, fut ma réponse, et je me
-remis assidûment à mon travail.</p>
-
-<p>Elle, supposant qu'Edgar ne pourrait la voir, m'arracha le torchon des
-mains et me pinça rageusement le bras en le tordant sous son étreinte.
-Je vous ai déjà dit que je ne l'aimais pas et que je trouvais plutôt
-du plaisir à mortifier de temps à autre sa vanité; de plus, elle
-m'avait fait beaucoup de mal en me pinçant, de sorte que je me levai de
-sur mes genoux et me mis à crier:</p>
-
-<p>&mdash;Oh, miss, voilà un tour déloyal! Vous n'avez aucun droit de me
-pincer et je n'ai pas l'intention de le supporter.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous ai pas touchée, créature menteuse! cria-t-elle,
-pendant que ses doigts frémissaient du désir de recommencer et que ses
-oreilles rougissaient de rage. Elle n'avait jamais eu le pouvoir de
-cacher sa passion, et celle-ci ne manquait jamais de la mettre en feu
-tout entière.</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce que ceci, alors? répondis-je, lui montrant pour la
-réfuter une marque d'un rouge bien caractérisé.</p>
-
-<p>Elle tapa du pied, hésita un moment, puis irrésistiblement poussée
-par le mauvais esprit qui était en elle, me frappa sur la joue, d'un
-coup cinglant qui me remplit de larmes les deux yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Catherine, chère amie, Catherine, s'entremit Linton, grandement
-choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole
-avait commise.</p>
-
-<p>&mdash;Quittez la chambre, Ellen! me répéta la jeune miss toute
-tremblante.</p>
-
-<p>Le petit Hareton qui me suivait partout et qui était assis à côté de
-moi sur le plancher, se mit à pleurer lui-même dès qu'il vit mes
-larmes et à sangloter des plaintes contre la méchante tante Cathy, ce
-qui eut pour effet de tourner sa colère contre ce malheureux petit
-être: elle le saisit par l'épaule et se mit à le secouer jusqu'à ce
-que le pauvre enfant devint d'une pâleur livide et qu'Edgar, sans
-savoir ce qu'il faisait, prit les mains de la jeune fille pour le
-délivrer. En un moment l'une des mains lâcha prise, et le jeune homme
-stupéfait se la sentit appliquée sur son oreille d'une façon qu'il ne
-pouvait prendre pour de la plaisanterie. Il se recula, consterné. Je
-soulevai Hareton dans mes bras et m'en allai avec lui dans la cuisine,
-mais en laissant ouverte la porte de communication, car j'étais
-curieuse de savoir comment ils se mettraient d'accord. Le visiteur
-outragé s'avança vers l'endroit où il avait placé son chapeau, pâle
-et la lèvre tremblante.</p>
-
-<p>&mdash;C'est parfait, me dis-je à moi-même. Soyez averti, et partez. Il
-est bien heureux que vous ayez pu avoir une idée de ses dispositions
-naturelles.</p>
-
-<p>&mdash;Où allez-vous? demanda Catherine s'avançant vers la porte?</p>
-
-<p>Il se détourna et essaya de passer.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne devez pas partir! s'écria-t-elle énergiquement.</p>
-
-<p>&mdash;Je le dois et je partirai, répondit Linton d'une voix,
-sourde.</p>
-
-<p>&mdash;Non, fit-elle obstinément, en lui saisissant le bras, pas encore,
-Edgar Linton, asseyez-vous, vous ne devez pas me quitter dans cette
-humeur, je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas que vous
-me rendiez malheureuse.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je rester après que vous m'avez frappé? demande Linton.</p>
-
-<p>Catherine se taisait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez effrayé et rendu honteux pour vous, poursuivit Edgar.
-Je ne reviendrai plus ici.</p>
-
-<p>Les yeux de la jeune fille commençaient à briller et ses paupières à
-devenir humides.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous avez menti de parti délibéré, dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Non, s'écria Catherine, recouvrant la parole, je n'ait rien fait
-de parti délibéré. Eh bien, partez si vous voulez, allez vous-en. Et
-maintenant je vais pleurer, me rendre malade à force de pleurer.</p>
-
-<p>Elle s'affaissa sur ses genoux, appuyée à un siège, et se mit à
-pleurer sérieusement. Edgar persévéra dans sa résolution jusqu'à ce
-qu'il se trouva dans la cour: arrivé-là, il hésita, si bien que je me
-résolus à l'encourager.</p>
-
-<p>&mdash;Miss est terriblement méchante, monsieur, lui criai-je, aussi
-mauvaise que jamais ne le fut enfant gâté: vous feriez mieux de vous
-en retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour vous
-faire de la peine.</p>
-
-<p>Le pauvre garçon jetait un regard suppliant à travers la fenêtre; il
-possédait le pouvoir de partir juste autant qu'un chat possède celui
-d'abandonner une souris tuée à moitié ou un oiseau à moitié mangé.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, pensais-je, il n'y aura rien qui puisse le sauver, il est
-condamné, et marche à sa perte.</p>
-
-<p>Et c'était vrai, il se retourna tout d'un coup, rentra en courant dans
-la maison, ferma la porte derrière lui, et quand j'entrai, un moment
-après, pour les avertir que Earnshaw venait d'arriver ivre-mort et
-prêt à tout assommer (ce qui était sa disposition ordinaire dans cet
-état) je vis que la querelle avait eu simplement pour effet une
-intimité plus étroite, avait brisé les contraintes de la timidité
-juvénile, et les avait mis en état de jeter le déguisement de
-l'amitié pour s'avouer leur amour.</p>
-
-<p>La nouvelle de l'arrivée de M. Hindley chassa bien vite Linton vers son
-cheval et Catherine vers sa chambre. Moi-même, je m'en allai cacher le
-petit Hareton, et décharger le fusil de chasse du maître, dont il
-aimait à jouer dans ses états de folie, au grand danger de tous ceux
-qui provoquaient ou même attiraient un peu trop son attention; j'avais
-formé le projet d'enlever la décharge, pour l'empêcher de nuire si
-l'envie le prenait de tirer.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></h4>
-
-
-<p>Il entra, vociférant de terribles jurons, et il me surprit en train de
-cacher son fils dans le buffet de la cuisine. Hareton éprouvait la
-même terreur devant l'affection sauvage ou la fureur folle de son
-père: et en effet dans l'un des cas, il courait chance d'être
-étouffé à mort sous ses embrassements, et dans l'autre, d'être jeté
-au feu ou lancé contre le mur; aussi la pauvre créature restait-elle
-parfaitement tranquille partout où il me plaisait de la mettre.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, je l'ai trouvé! cria Hindley, me tirant en arrière par la
-peau du cou comme un chien. Par le ciel et l'enfer, vous avez juré
-entre vous d'assassiner cet enfant. Je sais maintenant comment il se
-fait que je ne le vois jamais. Mais avec le secours de Satan, je vous
-ferai avaler le couteau à découper, Nelly! Vous n'avez pas besoin de
-rire, car je viens justement de fourrer Kenneth, la tête la première,
-dans le marais de Blackhorse, et deux est la même chose qu'un seul, et
-j'ai besoin de tuer quelqu'un d'entre vous, je n'aurai pas de repos que
-je ne l'aie fait.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je n'aime pas le couteau à découper, M. Hindley,
-répondis-je, il a servi à couper des rouges. J'aimerais mieux être
-fusillée, si vous le voulez.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aimeriez mieux être damnée, et c'est ce que vous serez. Il
-n'y a pas de loi en Angleterre qui puisse empêcher un homme de tenir sa
-maison propre, et la mienne est abominable. Ouvrez votre bouche.</p>
-
-<p>Il tenait le couteau dans sa main et poussait sa pointe entre mes dents,
-mais pour ma part, je n'étais jamais bien effrayée de ses folies. Je
-crachai et j'affirmai que le couteau avait un goût détestable, que je
-ne voudrais le prendre pour rien au monde.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, dit-il en me lâchant, je vois que ce hideux petit vilain
-n'est pas Hareton, je vous demande pardon, Nelly. Si c'était lui, il
-mériterait d'être écorché vif pour ne pas courir vers moi me
-souhaiter la bienvenue et pour hurler comme si j'étais un gobelin.
-Petit ours sans cœur, viens ici! Je t'apprendrai à tromper un tendre
-père. Eh bien, ne croyez-vous pas que le garçon serait plus joli si on
-le tondait, si on lui coupait les oreilles? Cela rend un chien plus
-farouche, donnez-moi des ciseaux, quelque chose de farouche, et de
-propre. Sans compter que c'est une affectation infernale, une vanité
-diabolique de tenir à nos oreilles; nous sommes suffisamment des ânes
-sans elles. Silence, enfant, silence! Eh quoi, c'est mon chéri! Sèche
-tes yeux, voilà une joie, embrasse-moi. Eh, quoi, il ne veut pas?
-Baise-moi, Hareton, baise-moi, damnation! Par Dieu, et on voudrait que
-j'élève un tel monstre! Aussi vrai que je suis vivant, je vais casser
-le cou de ce marmot.</p>
-
-<p>Le pauvre Hareton piaillait et se débattait de toutes ses forces dans
-les bras de son père; il redoubla ses cris lorsqu'il se vit emporté
-sur l'escalier.</p>
-
-<p>Je me mis à crier qu'il allait effrayer l'enfant et lui donner des
-convulsions, et je courus à sa rescousse. Au moment où je m'approchais
-d'eux, Hindley s'appuyait sur la balustrade, penché en avant, écoutant
-un bruit au-dessous de lui; il avait évidemment oublié ce qu'il tenait
-dans ses mains. «Qui est là!» demanda-t-ii, entendant quelqu'un
-s'approcher du pied de l'escalier. Moi aussi je me penchai en avant, car
-j'avais reconnu le pas de Heathcliff et je voulais lui faire signe de ne
-pas avancer, mais au moment même où je cessais de le regarder, Hareton
-fit tout à coup un saut, se délivra de la main insouciante qui le
-retenait, et tomba. À peine nous eûmes le temps d'éprouver un frisson
-d'horreur, que déjà nous vîmes que le petit malheureux était sain et
-sauf. Heathcliff arrivait au-dessous de l'escalier juste au moment
-critique; mû par une impulsion instinctive, il arrêta l'enfant dans sa
-descente, et l'ayant mis à terre sur ses pieds, leva la tête pour
-découvrir l'auteur de l'accident. Un avare qui s'est débarrassé pour
-cinq schillings d'un billet de loterie et qui découvre le lendemain
-qu'il a perdu au marché cinq mille livres, ne peut pas faire une figure
-plus désolée que Heathcliff en apercevant au-dessus de l'escalier M.
-Earnshaw. Plus clairement que ne l'auraient pu des paroles, le visage de
-Heathcliff exprimait une angoisse intense d'avoir lui-même laissé se
-perdre une occasion de vengeance. S'il avait fait nuit, je crois bien
-qu'il aurait essayé de réparer sa faute en écrasant la tête
-d'Hareton sur les degrés, mais nous avions été tous témoins de son
-salut, et déjà j'étais en bas avec ma précieuse charge pressée
-contre mon cœur. Hindley descendait plus lentement, désolé et ahuri.</p>
-
-<p>&mdash;C'est votre faute, Ellen, me dit-il, vous auriez dû le garder
-loin de ma vue, vous auriez dû me le retirer des mains. Est-ce qu'il est
-blessé?</p>
-
-<p>&mdash;Blessé? m'écriai-je furieuse! s'il n'est pas tué, il en restera
-idiot pour la vie. Oh! je m'étonne que sa mère ne se lève pas dans
-son tombeau pour voir de quelle façon vous en usez avec lui. Vous êtes
-pire qu'un païen; traiter de cette façon votre chair et votre sang!</p>
-
-<p>Il essaya de toucher l'enfant, qui, se trouvant maintenant avec moi,
-avait tout de suite fini d'écouler sa terreur en sanglots. Pourtant au
-premier doigt que son père mit sur lui, il se reprit à crier plus fort
-qu'auparavant et à se débattre comme s'il allait entrer en
-convulsions.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne le toucherez pas, continuai-je. Il vous hait, tout le
-monde ici vous hait, c'est la vérité; une heureuse famille que vous avez,
-et un bel état où vous êtes arrivé!</p>
-
-<p>&mdash;J'arriverai encore à un plus beau, Nelly! ricana cet homme égaré,
-qui avait recouvré sa dureté naturelle. À présent, emmenez loin
-d'ici vous-même et cet enfant. Et vous, Heathcliff, écoutez,
-éloignez-vous aussi, tout à fait hors de prise de mes mains et de mes
-oreilles. Je ne voudrais pas vous tuer ce soir, si ce n'est peut-être
-en mettant le feu à la maison; mais cela dépendra de ma fantaisie.</p>
-
-<p>En parlant ainsi, il prit une bouteille de brandy dans le dressoir et
-s'en remplit un verre.</p>
-
-<p>&mdash;Non, ne le faites pas, suppliai-je, M. Hindley, prenez garde.
-Ayez pitié pour cet infortuné garçon, si vous n'avez aucun souci de
-vous-même.</p>
-
-<p>&mdash;N'importe qui vaudra mieux pour lui que moi, répondit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Ayez pitié de votre âme, lui dis-je essayant de lui arracher le
-verre des mains.</p>
-
-<p>&mdash;Non pas! au contraire, j'aurai grand plaisir à l'envoyer à la
-perdition, histoire de punir son auteur, cria le blasphémateur. Voici
-pour sa parfaite damnation!</p>
-
-<p>Il but l'eau-de-vie, et nous ordonna avec impatience de nous en aller,
-concluant cet ordre par une série d'horribles imprécations, si
-affreuses que c'est à peine si j'ose me les rappeler.</p>
-
-<p>&mdash;C'est grand'pitié qu'il ne puisse pas se tuer lui-même à force de
-boire! observa Heathcliff, murmurant à son tour des malédictions quand
-la porte fut fermée. Il fait bien tout ce qu'il peut dans ce but, mais
-sa constitution est plus forte. M. Kenneth dit qu'il parierait sur sa
-jument que ce monstre survivra à tout le monde de ce côté de
-Gimmerton, et ne s'en ira à la tombe que comme un pécheur couvert
-d'années; à moins que quelque heureux hasard l'abatte, en dehors du
-cours des choses ordinaires.</p>
-
-<p>J'allai dans la cuisine, et je m'assis pour faire dormir mon petit
-agneau. Je supposais que Heathcliff s'en était allé dans la grange;
-mais j'appris plus tard qu'il s'était contenté d'aller à l'autre
-côté de la chambre, et que là il s'était abattu sur un banc, adossé
-au mur, loin du feu; il y était resté sans rien dire.</p>
-
-<p>J'étais occupée à bercer Hareton sur mes genoux en fredonnant une
-chanson lorsque Miss Cathy, qui m'avait entendue de sa chambre, passa la
-tête à la porte et murmura.</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous seule, Nelly?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, miss, répondis-je.</p>
-
-<p>Elle entra et s'approcha du foyer. Je la regardai, supposant qu'elle
-allait me dire quelque chose. L'expression de sa figure semblait
-embarrassée et anxieuse. Ses lèvres étaient à demi-entr'ouvertes,
-comme si elle voulait parler, mais au lieu d'une phrase, c'est un soupir
-qui s'en échappa. Je n'avais pas oublié sa conduite récente et je
-repris ma chanson.</p>
-
-<p>&mdash;Où est Heathcliff? dit-elle m'interrompant.</p>
-
-<p>&mdash;À son ouvrage dans l'étable, lui répondis-je.</p>
-
-<p>Heathcliff ne me contredit pas; peut-être s'était-il assoupi.</p>
-
-<p>De nouveau suivit un long silence pendant lequel je vis une larme ou
-deux descendre de la joue de Catherine et tomber sur le plancher.
-«Aurait-elle un regret de sa honteuse conduite? me demandais-je. Voilà
-qui serait nouveau; mais elle fera comme elle voudra pour arriver à son
-sujet, je ne l'y aiderai pas.»&mdash;Mais non, elle ne s'inquiétait guère
-d'aucun sujet, sauf de ce qui la touchait elle-même.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, chère, fit-elle, je suis très malheureuse!</p>
-
-<p>&mdash;Quelle pitié, vous êtes difficile à satisfaire; tant d'amis et si
-peu de soucis, et vous ne pouvez pas vous tenir pour contente!</p>
-
-<p>&mdash;Nelly, voulez-vous me garder un secret? poursuivit-elle,
-s'agenouillant auprès de moi et levant sur moi ses yeux caressants,
-avec un de ces regards qui chassent la mauvaise humeur lors même qu'on
-a les meilleures raisons pour s'y laisser aller.</p>
-
-<p>&mdash;Votre secret vaut-il la peine qu'on le garde? demandai-je d'un
-ton moins maussade.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, et il me tourmente, et il faut que je m'en épanche. J'ai
-besoin de savoir ce que je dois faire. Edgar Linton m'a demandé aujourd'hui
-d'être sa femme, et je lui ai donné une réponse. Mais avant que je
-vous dise si cette réponse a été un consentement ou un refus,
-dites-moi, vous, ce qu'elle aurait dû être.</p>
-
-<p>&mdash;En vérité, miss Catherine, comment puis-je le savoir?
-répondis-je. Si je songe à la manifestation que vous avez faite en sa
-présence cet après-midi, je peux dire à coup sûr qu'il aurait été sage pour
-vous de le refuser; car pour avoir demandé votre main après cette scène,
-il faut qu'il soit, ou désespérément stupide, ou bien le plus
-téméraire des fous.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous parlez de cette façon, je ne vous dirai rien de plus,
-répondit-elle aigrement en se relevant. J'ai accepté sa demande,
-Nelly. Bien vite, dites-moi si j'ai eu tort.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l'avez acceptée! Alors à quoi bon discuter ce sujet? Vous
-avez engagé votre parole et ne pouvez pas la retirer.</p>
-
-<p>&mdash;Mais dites si j'ai eu raison de le faire! dites, s'écria-t-elle
-d'un ton irrité en tordant ses mains et en fronçant ses sourcils.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a bien des choses à considérer avant de pouvoir répondre
-convenablement à cette question. D'abord et avant tout, aimez-vous M.
-Edgar?</p>
-
-<p>&mdash;Qui peut y remédier? Naturellement, je l'aime, répondit-elle.</p>
-
-<p>Alors je lui fis subir l'interrogatoire suivant:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi l'aimez-vous, miss Cathy?</p>
-
-<p>&mdash;Quelle folie! je l'aime; cela suffit.</p>
-
-<p>&mdash;Nullement, dites pourquoi.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, parce qu'il est beau et qu'il est agréable d'être
-avec lui.</p>
-
-<p>&mdash;Mauvais! déclarai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Et parce qu'il est jeune et gai.</p>
-
-<p>&mdash;Mauvais aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Et parce qu'il m'aime.</p>
-
-<p>&mdash;Ceci est indifférent.</p>
-
-<p>&mdash;Et puis il sera riche et j'aimerai à être la plus grande dame du
-voisinage et je serai fière d'avoir un tel mari.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà le pire de tout. Et maintenant dites comment vous
-l'aimez.</p>
-
-<p>&mdash;Comme chacun aime. Vous êtes niaise, Nelly.</p>
-
-<p>&mdash;Pas du tout, répondez.</p>
-
-<p>&mdash;J'aime le sol sous ses pieds et l'air sur sa tête, et tout ce
-qu'il touche, et tout ce qu'il dit. J'aime tous ses regards et toutes ses
-actions, et lui tout entier. Voilà.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi!</p>
-
-<p>&mdash;Non, vous en faites une plaisanterie, c'est très méchant! Ce
-n'est pas une plaisanterie pour moi, dit la jeune dame en se renfrognant et
-en se retournant vers le feu.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis loin de plaisanter, miss Catherine, répondis-je. Vous
-aimez M. Edgar parce qu'il est beau et jeune, et riche et qu'il vous aime.
-Ce dernier trait pourtant n'a pas d'importance, car il est probable que
-vous l'aimeriez sans cela, et que même avec cela vous ne l'aimeriez
-pas, s'il ne possédait pas les autres qualités.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, cela est sûr: j'aurais seulement pitié de lui, ou peut-être
-je le haïrais s'il était laid et grotesque.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il y a plusieurs autres jeunes gens beaux et riches dans le
-monde, il y en a de plus beaux et de plus riches que lui; qu'est-ce qui
-vous empêcherait de les aimer?</p>
-
-<p>&mdash;S'il y en a, ils sont hors de mon chemin. Je n'en ai rencontré
-aucun comme Edgar.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pourrez en rencontrer; et puis, Edgar ne sera pas toujours
-beau, ni jeune, et il peut ne pas toujours être riche.</p>
-
-<p>&mdash;Il l'est maintenant, et je n'ai à faire qu'au présent, je
-voudrais que vous parliez d'une façon un peu raisonnable.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, ceci tranche la question; si vous n'avez à faire qu'au
-présent, mariez-vous avec M. Linton.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de votre permission pour cela; à coup sûr il
-faut que je me marie avec lui, mais vous ne m'avez pas encore dit si
-j'avais raison.</p>
-
-<p>&mdash;Parfaitement raison, si on a raison de se marier seulement pour
-le présent. Et maintenant, dites-moi de quoi vous pouvez être
-malheureuse. Votre frère sera enchanté, la vieille dame et le vieux
-monsieur ne feront pas d'objections, je pense; vous vous échapperez
-d'une maison incommode et en désordre pour aller dans une autre qui
-sera riche et respectable; et vous aimez Edgar, et Edgar vous aime. Tout
-semble simple et facile: où donc est l'obstacle?</p>
-
-<p>&mdash;Ici! et là! répondit Cathy mettant une main sur son front et
-l'autre sur sa poitrine: dans l'endroit quel qu'il soit ou demeure l'âme.
-Dans mon âme et dans mon cœur, je suis convaincue que j'ai tort.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà qui est bien étrange; je ne vous comprends pas.</p>
-
-<p>&mdash;C'est mon secret. Mais si vous voulez ne pas vous moquer de moi,
-je vous l'expliquerai. Je ne puis le faire distinctement, mais je vous
-donnerai un sentiment de ce que je sens.</p>
-
-<p>Elle s'assit de nouveau près de moi, sa figure était devenue plus
-triste et plus grave, et ses mains jointes tremblaient.</p>
-
-<p>&mdash;Nelly, est-ce qu'il vous arrive de rêver des rêves bizarres?
-dit-elle tout à coup après quelques minutes de réflexion.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, de temps à autre, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Et à moi aussi. J'ai rêvé dans ma vie des rêves qui depuis ne
-m'ont jamais quittée et ont changé mes idées; ils se sont infiltrés
-en moi partout, comme le vin dans l'eau, et ils ont altéré la couleur
-de mon esprit. En voici un, je vais vous le dire; mais prenez bien soin
-de ne sourire d'aucune de ses parties.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, ne me le dites pas, miss Cathy! criai-je. Notre vie est déjà
-assez lugubre sans qu'il y ait encore besoin d'appeler des fantômes et
-des visions pour nous tourmenter. Allons, allons, soyez gaie et pareille
-à vous-même. Regardez le petit Hareton! Il ne rêve de rien de
-terrible. Comme il sourit doucement dans son sommeil!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, et comme son père jure doucement dans sa solitude! Vous vous
-le rappelez, n'est-ce pas, quand il était juste semblable à cette petite
-chose joufflue, à peu près aussi jeune et aussi innocent. Et pourtant
-Nelly, je veux vous obliger à m'écouter; mon histoire n'est pas
-longue, et je ne me sens pas la force d'être gaie cette nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas l'entendre, je ne veux pas l'entendre, répétai-je
-vivement.</p>
-
-<p>J'étais alors superstitieuse au sujet des rêves, et je le suis encore,
-et puis Catherine avait dans son aspect quelque chose de sombre et
-d'anormal qui me fit craindre un récit où je verrais une prophétie,
-ou la prédiction d'une terrible catastrophe. Elle fut vexée, mais ne
-continua pas. Il me sembla qu'elle choisissait un autre sujet, et je
-l'entendis reprendre, quelques minutes après:</p>
-
-<p>&mdash;Si j'étais au ciel, Nelly, je serais extrêmement misérable.</p>
-
-<p>&mdash;Parce que vous n'êtes pas digne d'y aller, répondis-je; tous les
-pécheurs seraient misérables dans le ciel.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ce n'est pas du tout pour cela. J'ai une fois rêvé que j'y
-étais.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous répète que je ne veux pas écouter vos rêves, miss
-Catherine; je vais aller me coucher, l'interrompis-je de nouveau.</p>
-
-<p>Elle rit et me retint, car j'avais fait un mouvement pour me lever.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est rien, me dit-elle, je voulais seulement vous dire que le
-ciel ne m'avait pas paru être ma maison, et que je me brisais le cœur à
-pleurer pour revenir sur la terre, et que les anges en ont été si
-irrités qu'ils m'ont chassée du ciel et jetée sur la bruyère, tout
-en haut d'ici, et que je me suis éveillée en tressaillant de joie.
-Ceci suffira pour vous expliquer mon secret. Ce n'est pas plus mon
-affaire d'épouser Edgar Linton que d'aller dans le ciel, et, si le
-méchant homme d'ici n'avait pas mis Heathcliff dans un état si bas, je
-n'y aurais jamais songé. Ce serait me dégrader que d'épouser
-Heathcliff maintenant, de sorte qu'il ne saura jamais combien je l'aime,
-et cela non pas parce qu'il est beau, Nelly, mais parce qu'il est plus
-moi que moi-même. De quelque substance que soient faites nos âmes, la
-sienne et la mienne sont pareilles, et celle de Linton est aussi
-différente de la nôtre qu'un rayon de lune d'un éclair ou la glace du
-feu.</p>
-
-<p>Avant que ce discours ne fût fini, je m'étais aperçue de la présence
-d'Heathcliff. Le bruit d'un léger mouvement m'avait fait tourner la
-tête, et je l'avais vu se lever de son banc et sortir sans bruit. Il
-avait écouté jusqu'au moment où il avait entendu Catherine dire qu'il
-serait dégradant pour elle de se marier avec lui, et à ce moment il
-était parti sans en entendre davantage. Ma compagne, assise à terre,
-n'avait pu remarquer ni sa présence, ni son départ; mais moi je fis un
-mouvement et lui imposai silence.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi cela? demanda-t-elle, regardant nerveusement autour
-d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Voici Joseph qui arrive, prenant occasion du bruit des roues sur
-la route, et Heathcliff va rentrer avec lui. Je me demande si, en ce moment
-même, il n'était pas à la porte?</p>
-
-<p>&mdash;Oh, il est impossible qu'il m'ait écoutée à la porte! dit-elle:
-donnez-moi Hareton pendant que vous préparez le souper, et quand vous
-aurez fini, invitez-moi à souper avec vous. J'ai besoin de tricher avec
-ma conscience troublée et d'être convaincue que Heathcliff n'a aucune
-idée de ces choses. Il n'en a aucune, n'est-ce pas? Il ne sait pas ce
-que c'est que d'être amoureux?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vois pas de raison pour qu'il ne le sache pas aussi bien
-que vous; et si c'est <i>vous</i> qui êtes son choix, il sera la créature
-la plus malheureuse qui jamais soit née. Dès que vous deviendrez Madame
-Linton, il perdra amitié et amour et tout. Vous-êtes vous demandé
-comment vous supporteriez la séparation, et comment lui supporterait
-d'être tout à fait abandonné dans le monde? Parce que, miss
-Catherine...</p>
-
-<p>&mdash;Lui tout à fait abandonné! Nous séparer! s'écria-t-elle d'un
-accent indigné; et qui donc pourra nous séparer, je vous prie? Non
-pas: aussi longtemps que je vivrai, Ellen, aucune créature mortelle n'y
-parviendra. Tous les Linton à la face du globe pourront s'anéantir
-avant que je consente à abandonner Heathcliff. Oh! ce n'est pas cela
-que j'entends, ce n'est pas cela que je veux dire! Je ne voudrais pas
-être Madame Linton à ce prix. Il sera autant pour moi qu'il a toujours
-été. Edgar devra se défaire de son antipathie, et le tolérer tout au
-moins. Et c'est ce qu'il fera quand il saura mes véritables sentiments
-envers lui. Nelly, je le vois maintenant, vous me trouvez une misérable
-égoïste; mais avez-vous jamais songé que si Heathcliff et moi nous
-mariions, nous serions des mendiants, tandis que si je me marie avec
-Linton, je puis aider Heathcliff à s'élever et le mettre en dehors du
-pouvoir de mon frère?</p>
-
-<p>&mdash;Avec l'argent de votre mari, miss Catherine; et vous ne trouverez
-pas votre mari aussi docile que vous le pensez, et bien que je puisse à
-peine en juger, je crois que ceci est le pire des motifs que vous m'avez
-donnés pour devenir la femme du jeune Linton.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas vrai, répondit-elle, c'est le meilleur! Les autres
-étaient la satisfaction de mes caprices, et aussi pour Edgar, pour le
-satisfaire; celui-ci au contraire est pour le bien d'une personne qui
-comprend en elle mes sentiments envers Edgar et envers moi-même. Je ne
-peux pas l'exprimer; mais sûrement, vous et chacun vous avez l'idée
-qu'il y a ou qu'il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est
-encore la vôtre. À quoi me servirait d'exister si j'étais toute
-entière contenue dans mon corps? Mes grandes souffrances dans ce monde
-ont été les souffrances d'Heathcliff, et j'ai guetté et senti chacune
-d'elles depuis le commencement. Ma grande pensée dans ma vie, c'est lui
-seul. Si tout le reste périssait et si lui restait, je continuerais à
-exister; et si tout le reste subsistait et que lui fût anéanti, le
-monde entier me deviendrait étranger; il ne me semblerait pas en faire
-partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois, je
-sens que le temps le changera seulement comme l'hiver change les arbres.
-Mon amour pour Heathcliff ressemble à ces éternels rochers d'en bas:
-il est une faible source de plaisirs sensibles, mais il est nécessaire.
-Nelly, je suis Heathcliff! il est toujours, toujours, dans mon esprit;
-non pas comme un plaisir pour moi-même, mais comme mon être propre!
-Ainsi ne parlez plus de notre séparation; elle est impraticable et...</p>
-
-<p>Elle s'arrêta et cacha son visage dans les plis de ma jupe, mais je la
-repoussai vivement, impatientée de sa folie.</p>
-
-<p>&mdash;Si je puis tirer un sens de vos non-sens, miss, dis-je, c'est
-seulement pour me convaincre que vous êtes ignorante des devoirs que
-vous entreprenez en vous mariant, ou bien que vous êtes une jeune tille
-méchante et sans principes. Mais ne m'embarrassez plus de nouveaux
-secrets, je ne vous promettrai pas de les garder.</p>
-
-<p>&mdash;Vous garderez celui-là? demanda-t-elle d'un air inquiet.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne puis vous le promettre, répétai-je.</p>
-
-<p>Elle était sur le point d'insister lorsque l'entrée de Joseph mit une
-fin à notre conversation. Catherine s'assit dans un coin, et se mit à
-bercer Hareton pendant que je faisais le souper. Quand le souper fut
-prêt, l'autre servante et moi commençâmes à nous quereller pour
-savoir qui se chargerait d'en porter une portion à M. Hindley; et la
-querelle ne fut pas tranchée avant que le souper ne fût devenu à peu
-près froid. Nous convînmes alors de lui demander d'abord s'il voulait
-avoir le souper, car nous craignions tout particulièrement d'arriver en
-sa présence quand il avait été seul quelque temps.</p>
-
-<p>&mdash;Mais comment se fait-il qu'il ne soit pas revenu du champ à cette
-heure-ci? Qu'est-ce qu'il peut faire, ce vilain paresseux! demanda le
-vieux Joseph, cherchant des yeux Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais l'appeler, répondis-je, il est dans la grange, j'en suis
-sûre.</p>
-
-<p>J'allai et je l'appelai, mais je n'eus pas de réponse. En revenant dans
-la cuisine, je murmurai tout bas à Catherine qu'il avait entendu une
-bonne partie de ce qu'elle avait dit, que j'en étais sûre; et je lui
-racontai comment je l'avais vu quitter la cuisine juste au moment où
-elle se plaignait de la conduite de son frère envers lui. Épouvantée
-elle s'élança, jeta l'enfant sur le banc, et courut elle-même
-chercher son ami, sans prendre le loisir de se demander pourquoi elle
-était si émue, ou de quelle façon ses paroles avaient dû affecter
-Heathcliff. Elle resta absente si longtemps que Joseph proposa de ne
-plus attendre. Il conjectura ingénieusement que les deux jeunes gens
-restaient dehors pour éviter d'entendre ses interminables
-bénédictions. Il affirma qu'ils étaient «assez mauvais pour avoir
-toutes les vilaines manières». Et il ajouta à leur intention ce soir
-là une prière spéciale à celles qu'il avait l'habitude de débiter
-pendant un quart d'heure avant les repas; je crois même qu'il en aurait
-entamé une autre encore aux grâces, si sa jeune maîtresse ne s'était
-précipitée vers lui, lui ordonnant de courir bien vite le long de la
-route, de découvrir Heathcliff, en quelque endroit qu'il fut allé, et
-de le faire aussitôt rentrer.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai besoin de lui parler, il le faut, avant que je remonte,
-dit-elle; la porte est ouverte; il doit être quelque part très loin, car il
-n'a pas répondu, bien que j'aie crié du haut du parc à moutons aussi fort
-que j'ai pu.</p>
-
-<p>Joseph commença par faire des objections, mais la jeune fille
-paraissait d'humeur trop sérieuse pour souffrir la contradiction, si
-bien qu'à la fin, il mit son chapeau sur sa tête et s'en alla en
-grommelant. Pendant ce temps Catherine marchait de long en large dans la
-pièce, s'écriant:</p>
-
-<p>&mdash;Où est-il? Où peut-il être? Qu'est-ce donc que je vous ai dit,
-Nelly? je l'ai oublié! A-t-il été vexé de ma mauvaise humeur cet
-après-midi? Ma chère, dites-moi ce que j'ai dit pour le chagriner? Je
-voudrais qu'il soit revenu. Je le voudrais vraiment!</p>
-
-<p>&mdash;Que de bruit pour rien! lui dis-je, tout en me sentant moi-même
-mal à l'aise. Quelle bagatelle pour vous mettre hors de vous! Il n'y a
-vraiment pas de quoi s'alarmer beaucoup, si Heathcliff s'est offert une
-flânerie au clair de lune sur la lande, ou même s'il est allé se
-coucher dans le grenier à foin, se trouvant trop maussade pour causer
-avec nous. Je parierais qu'il est en train d'y dormir. Vous allez voir
-si je ne l'y déniche pas.</p>
-
-<p>Je partis pour renouveler mes recherches, mais il n'en résulta que du
-désappointement, et les recherches de Joseph eurent le même effet.</p>
-
-<p>&mdash;Ce gaillard va de mal en pis, observa-t-il en rentrant. Il a
-laissé la porte grande ouverte, et le poney de Miss est sorti, a démoli
-deux pièces de blé en marchant à travers, et s'en est allé tout droit
-dans le pré. Vous verrez, le maître va faire tous les diables demain,
-et il aura raison. Il est la patience même pour d'aussi insouciantes et
-méchantes créatures, la patience même! Mais il ne sera pas toujours
-ainsi, vous le verrez bien vous tous! Pour tout au monde vous devriez
-éviter de le mettre hors de lui.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous trouvé Heathcliff, vieil âne que vous êtes? interrompit
-Catherine, l'avez-vous cherché, comme je vous l'ai ordonné?</p>
-
-<p>&mdash;J'aurais bien plutôt cherché le cheval, répondit-il, c'eût été
-plus sensé. Mais impossible de chercher ni un homme ni un cheval par
-une nuit comme celle-ci&mdash;noire comme une cheminée!&mdash;et Heathcliff
-n'a pas fait un signe pour venir à mon coup de sifflet: possible qu'il soit
-moins dur d'oreille avec vous.</p>
-
-<p>La soirée était vraiment très sombre pour un jour d'été; les nuages
-semblaient annoncer le tonnerre, et je déclarai qu'il valait mieux que
-nous restions tous assis: la pluie qui approchait ne manquerait pas de
-le ramener à la maison sans autre embarras. Pourtant il n'y eut pas
-moyen de persuader à Catherine de se tranquilliser. Elle continuait à
-errer çà et là, de la porte de la maison à celle de la cuisine, dans
-un état d'agitation qui n'admettait pas de repos; elle finit par
-s'installer en permanence d'un côté du mur près de la route; là,
-indifférente à mes remontrances et au tonnerre qui devenait plus fort
-et aux larges gouttes qui commençaient à battre le sol autour d'elle,
-elle restait, appelant de temps à autre, puis écoutant, et puis
-pleurant de toutes ses forces. Ni Hareton ni aucun enfant n'aurait su
-avoir une crise de larmes aussi parfaite.</p>
-
-<p>Vers minuit, tandis que nous étions encore sur pied, l'orage s'abattit
-en pleine furie sur la maison. Il y eut un vent violent, avec de forts
-coups de tonnerre, et soit par le vent soit par la foudre, un arbre fut
-fendu au coin du bâtiment: une énorme branche tomba sur le toit,
-renversa une partie de la cheminée de l'est, et projeta dans le foyer
-de la cuisine des éclats de pierre et de suie. Nous crûmes que la
-foudre même était tombée au milieu de nous; Joseph se jeta à genoux,
-suppliant le Seigneur de se rappeler Noé et Loth, et, comme autrefois,
-d'épargner les bons en écrasant les impies. Moi-même j'eus un peu le
-sentiment que c'était un jugement du ciel à notre adresse. Le
-coupable, dans mon esprit, était M. Earnshaw; et je me mis à secouer
-le loquet de sa tanière pour m'assurer s'il était encore en vie. Il me
-répondit assez bruyamment et d'une façon qui fit encore crier plus
-fort qu'auparavant par mon compagnon qu'il fallait faire une large
-distinction entre les saints tels que lui et les pécheurs tels que son
-maître. Mais la tempête se passa en vingt minutes, nous laissant tous
-intacts, à l'exception de Cathy, qui se trouva toute mouillée, dans
-son obstination à refuser de s'abriter et à rester debout sans bonnet
-et sans châle pour recevoir autant d'eau que possible sur ses cheveux
-et ses vêtements. Enfin elle rentra et s'étendit sur le banc, toute
-trempée tournant sa figure de l'autre côté, et la cachant entre ses
-mains.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, miss, criai-je, touchant son épaule; vous avez donc juré
-de vous faire mourir? Savez-vous quelle heure il est? Minuit et demi.
-Venez, venez au lit. Rien ne servirait d'attendre plus longtemps ce
-stupide garçon; bien sûr qu'il sera allé à Gimmerton et qu'il y est
-à présent. Il croit que nous ne l'aurons pas attendu si tard, ou du
-moins que M. Hindley reste seul debout; et il aime mieux éviter de se
-voir ouvrir la porte par le maître.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, il n'est pas à Gimmerton! dit Joseph. Je ne serais pas
-surpris d'apprendre qu'il est au fond d'une fondrière. Cette visitation
-céleste n'a pas été sans raison et je vous conseille de prendre
-garde, miss, ça pourra bien être votre tour la prochaine fois.
-Remercions Dieu pour toutes choses. Tout travaille ensemble au bien de
-ceux qui sont choisis. Vous savez ce que dit l'Écriture!&mdash;Et il se mit
-à citer différents textes, nous renvoyant aux chapitres et aux versets
-ou nous pourrions les trouver.</p>
-
-<p>Après avoir vainement supplié l'obstinée jeune fille de se lever et
-de retirer ses effets tout mouillés, je me décidai à laisser Joseph
-prêcher et elle frissonner, et je m'en allai me coucher avec le petit
-Hareton qui dormit aussi solidement que si tout le monde dormait autour
-de lui. J'entendis Joseph continuer à lire un moment, puis monter
-lentement l'échelle, et alors je m'endormis.</p>
-
-<p>Le lendemain, étant descendue un peu plus tard que d'ordinaire, je vis,
-aux rayons du soleil pénétrant à travers les fentes des volets, Miss
-Catherine encore assise auprès de la cheminée. La porte de la maison
-était entr'ouverte, la lumière entrait par ses fenêtres sans volets.
-Hindley était descendu et se tenait au foyer de la cuisine, hagard et
-somnolent.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qui vous fait mal, Cathy? était-il en train de dire au
-moment où j'entrais. Vous avez l'air aussi misérable qu'un petit chien
-noyé. Pourquoi êtes si pâle et si abattue, enfant?</p>
-
-<p>&mdash;Je me suis mouillée, répondit-elle avec répugnance et j'ai froid,
-voilà tout.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, c'est sa faute à elle-même! m'écriai-je, en voyant que le
-maître était ce matin-là assez sobre. Elle est restée exposée à
-toute l'averse d'hier soir, et elle s'est tenue assise ici toute la
-nuit, il m'a été impossible de la déterminer à monter.</p>
-
-<p>M. Earnshaw nous regardait avec surprise. Toute la nuit? répétait-il.
-Qu'est-ce qui a pu la tenir debout? Ce n'est pas la peur de la foudre,
-à coup sûr, car il y a des heures que l'orage est passé.</p>
-
-<p>Personne de nous n'avait envie de mentionner l'absence de Heathcliff,
-aussi longtemps qu'il serait possible de la cacher; de sorte que je
-répondis que je ne savais pas pourquoi elle s'était mis dans la tête
-de ne pas se coucher, et elle-même ne dit rien. La matinée était
-fraîche: j'ouvris la fenêtre et la chambre s'emplit des douces odeurs
-du jardin; mais Catherine me cria d'un air fâché:</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, fermez la fenêtre, je me meurs de froid.</p>
-
-<p>Et ses dents claquaient, tandis qu'elle se pelotonnait encore aux
-cendres à peu près éteintes.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est malade, dit Hindley, lui prenant le poignet. Je suppose
-que c'est la raison pourquoi elle n'a pas voulu se coucher. Que le diable
-l'emporte, je n'ai pas besoin d'être ennuyé par une nouvelle maladie
-ici. Qu'est-ce qui vous a fait vous exposer à la pluie?</p>
-
-<p>&mdash;C'est de courir après les garçons, comme toujours, croassa
-Joseph, profitant de notre hésitation pour mettre en jeu sa mauvaise
-langue. Si j'étais de vous, maître, je leur fermerais la porte au nez à eux
-tous, simples et gentils comme ils sont. Jamais vous ne pouvez sortir
-sans que ce chat de Linton n'arrive ramper par ici; et Miss Nelly,
-voilà encore une aimable fille! Elle reste assise à vous attendre dans
-la cuisine; et quand vous entrez par une porte, elle sort par l'autre;
-et alors notre grande dame s'en va se faire faire la cour de son côté.
-Voilà une conduite exemplaire de rôder dans les champs après minuit,
-avec ce vilain diable de gipsy de Heathcliff! Ils croient que je suis
-aveugle, mais je ne le suis pas, non, rien de la sorte! J'ai vu le jeune
-Linton venir et repartir et je vous ai vue, vous (il s'adressait
-maintenant à moi) vous, bonne à rien, méchante sorcière, accourir
-dans la maison dès que vous avez entendu le pas du cheval du maître
-résonner sur la route.</p>
-
-<p>&mdash;Silence, écouteur aux portes! cria Catherine; pas de ces
-insolences devant moi! C'est par hasard qu'Edgar Linton est venu ici hier,
-Hindley; et c'est moi qui lui ai dit de s'en aller, parce que je savais que
-vous n'aimeriez pas qu'il vous vit dans l'état où vous étiez.</p>
-
-<p>&mdash;Vous mentez, Catherine, cela est sûr, répondit son frère, et vous
-êtes une niaise damnée. Mais laissons de côté Linton pour le moment;
-et dites-moi si vous n'étiez pas avec Heathcliff la nuit dernière.
-Allons, dites la vérité; ne craignez pas de lui nuire, car bien que je
-le haïsse autant que jamais, il m'a rendu service en sauvant mon fils
-et cela attendrit assez ma conscience pour m'empêcher de lui casser le
-cou. Pour prévenir cet événement, je vais l'envoyer à son travail ce
-matin même, et après qu'il sera parti, je vous conseille à tous de
-prendre garde: je n'en aurai que plus d'humeur pour vous.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas vu Heathcliff la nuit dernière, répondit Catherine,
-commençant à sangloter amèrement; et si vous le chassez je partirai
-avec lui. Mais peut-être n'en aurez vous jamais l'occasion, peut-être
-est-il déjà parti.</p>
-
-<p>Là-dessus elle éclata, sous un accès de douleur qu'elle ne put
-retenir, et le reste de ses paroles fut à peine articulé.</p>
-
-<p>Hindley versa sur elle un torrent d'injures méprisantes, et lui ordonna
-de s'en aller aussitôt dans sa chambre, si elle ne voulait pas avoir
-des raisons sérieuses de pleurer. Je la contraignis à obéir; et
-jamais je n'oublierai la scène qu'elle fit lorsque nous arrivâmes dans
-sa chambre: elle m'épouvanta. Je crus qu'elle devenait folle et je
-priai Joseph de courir chercher le médecin. Ils se trouva que c'était
-le commencement du délire; M. Kenneth, dès qu'il la vit, la déclara
-dangereusement malade d'une fièvre. Il la soigna, et me dit de la
-nourrir seulement de petit lait et de tisane, et de prendre garde
-qu'elle ne se jette pas la tête la première par la fenêtre ou par
-l'escalier; après quoi il s'en alla, car il avait fort à faire dans la
-paroisse, ou les cottages étaient ordinairement séparés l'un de
-l'autre de deux ou trois milles. Bien que je ne puisse pas dire que
-j'aie été une garde-malade bien douce, et bien que Joseph et notre
-maître ne valussent guère mieux, et bien que notre malade elle-même
-lût aussi fatigante et entêtée qu'un malade peut l'être, elle finit
-pourtant par aller mieux résister. La vieille Madame Linton nous fit
-plusieurs visites, et c'est elle, à dire vrai, qui fit marcher les
-choses comme il fallait, grondant et dirigeant chacun de nous; puis,
-lorsque Catherine fut convalescente, elle insista pour l'emmener à
-Thrushcross Grange, et nous lui fûmes tous reconnaissants de cette
-délivrance. Mais la pauvre dame eut à se repentir de sa bonté, car
-elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à peu de
-jours l'un de l'autre.</p>
-
-<p>Notre jeune dame nous revint, plus insolente et plus passionnée et plus
-hautaine que jamais. Heathcliff n'avait plus donné signe de vie depuis
-le soir de l'orage; et un jour qu'elle m'avait agacée plus que de
-coutume, j'eus le malheur de lui dire, ce qu'elle savait d'ailleurs
-être vrai, que c'était elle qui avait été cause de son départ.
-Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, elle cessa d'avoir avec moi
-toute communication autre que celles que l'on a avec des domestiques.
-Joseph fut traité de la même façon; il voulait continuer à parler à
-sa guise et à la prêcher comme quand elle était une petite fille; et
-elle, elle s'estimait à présent une femme, et notre maîtresse, et
-elle pensait que sa récente maladie lui donnait le droit d'être encore
-traitée avec plus d'égards. Le médecin avait dit qu'il ne fallait pas
-la contrarier, il fallait donc la laisser faire; et ce n'était pas
-moins qu'un meurtre, à ses yeux, de prétendre à lui résister et à
-la contredire. Elle se tenait à l'écart de M. Earnshaw et de ses
-compagnons. Conseillé par Kenneth, et terrifié par la perspective des
-accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère lui accordait
-tout ce qu'il lui plaisait de demander, et évitait généralement de
-gêner son humeur. Il était plutôt trop indulgent pour ses caprices;
-non par affection, mais par vanité: car il désirait ardemment la voir
-apporter de l'honneur à la famille par une alliance avec les Linton; et
-pourvu seulement qu'elle le laissât tranquille, il lui permettait de
-marcher sur nous comme sur des esclaves. Edgar Linton, comme bien
-d'autres ont été avant lui et seront après lui, était infatué de
-lui-même; il s'imaginait être l'homme le plus heureux du monde, le
-jour où il la conduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après
-la mort de son père.</p>
-
-<p>Tout à fait contre mon désir, je dus me décider à quitter Wuthering
-Heights et à l'accompagner ici. Le petit Hareton avait à peu près
-cinq ans et je venais précisément de commencer à lui apprendre ses
-lettres. Notre séparation fut triste, mais les larmes de Catherine
-eurent plus de pouvoir que les nôtres. Quand elle vit que je refusais
-de partir et que ses prières ne me touchaient pas, elle alla se
-lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m'offrit des
-gages abondants, le second m'ordonna de faire mes paquets, disant qu'il
-n'avait plus besoin de femme dans sa maison, maintenant qu'il n'y avait
-plus de maîtresse, et que, en ce qui touchait Hareton, le curé
-l'entreprendrait de temps à autre. Et ainsi je n'avais pas à choisir,
-il me fallait faire comme on voulait. Je dis au maître qu'il se
-débarrassait de tout ce qu'il y avait de convenable dans sa maison
-seulement pour courir un peu plus vite à sa ruine, j'embrassai Hareton,
-je lui dis adieu, et depuis ce temps il a toujours été un étranger
-pour moi; et c'est très bizarre à penser, mais je n'ai pas de doute
-qu'il a aujourd'hui tout oublié d'Ellen Dean, et qu'il ne sait plus
-qu'il a été un moment plus que le monde entier pour elle, et elle pour
-lui.</p>
-
-<p>... À ce point de son récit, ma ménagère jeta par hasard un coup
-d'œil sur la pendule de la cheminée et fut ébahie en s'apercevant
-qu'il était une heure et demie. Elle ne voulut pas entendre parler de
-rester une seconde de plus, et en vérité moi-même je me sentais assez
-disposé à ajourner la suite de sa narration. Et maintenant qu'elle est
-allée se reposer et que j'ai encore médité une heure ou deux, je vais
-trouver le courage d'aller me coucher, moi aussi, en dépit de la
-lourdeur douloureuse de ma tête et de mes membres.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></h4>
-
-
-<p>Charmante introduction à la vie d'ermite! Quatre semaines de tortures,
-d'excitation et de maladie!</p>
-
-<p>Oh, ces vents lugubres et ces sombres cieux du Nord, et ces chemins
-impraticables et ces médecins de campagne jamais pressés! Et oh! cette
-absence de toute figure humaine! et, pire que tout, la terrible
-déclaration par laquelle Kenneth m'a fait entendre que je n'avais pas
-à espérer de sortir avant le printemps!</p>
-
-<p>Pourquoi ne demanderais-je pas à Madame Dean de finir son récit? Je
-vais sonner; elle sera enchantée de me trouver en état de causer
-gaiement.</p>
-
-<p>... Madame Dean est venue.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut encore attendre vingt minutes, monsieur, pour prendre la
-médecine, commença-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Au diable la médecine! Ce que je voudrais avoir...</p>
-
-<p>&mdash;Le docteur dit que vous devez attendre que la poudre soit
-dissoute.</p>
-
-<p>&mdash;De tout mon cœur: mais ne m'interrompez pas. Venez et
-asseyez-vous ici. Laissez en repos cette amère phalange de fioles. Tirez
-votre ouvrage de votre poche, là&mdash;et maintenant continuez l'histoire
-de M. Heathcliff, depuis l'instant où vous l'avez laissée jusqu'au temps
-présent. Est-il allé sur le continent terminer son éducation, pour
-revenir un gentleman? ou bien a-t-il pris dans un collège une place de
-servant, ou s'est-il sauvé en Amérique et a-t-il gagné de l'honneur
-en combattant son pays nourricier? ou a-t-il trouvé un moyen plus
-prompt de faire fortune sur les grandes routes de l'Angleterre?</p>
-
-<p>&mdash;Il est probable qu'il aura fait un peu de tout cela, M. Lockwood,
-mais je ne puis vous en rien dire de certain. Je vous ai déjà dit que je ne
-savais pas comment il avait gagné son argent; et j'ignore aussi par
-quels moyens il s'est élevé au-dessus de l'ignorance sauvage où il
-était enfoncé; mais, avec votre permission, je vais continuer à ma
-façon, si vous croyez que cela doit vous amuser sans vous fatiguer.
-Vous sentez-vous mieux, ce matin?</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup mieux.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà une bonne nouvelle! Je suis donc allée à Thrushcross-Grange
-avec miss Catherine, et j'eus l'agréable désappointement de voir
-qu'elle se conduisait infiniment mieux que je ne l'aurais espéré. Elle
-semblait presque trop amoureuse de M. Linton; et même à sa sœur elle
-témoignait beaucoup d'affection. Tous deux d'ailleurs s'occupaient
-beaucoup de lui être agréable. Ce n'était pas l'épine qui se
-penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui
-embrassaient l'épine. Aucune concession mutuelle: l'une se tenait toute
-droite et les autres cédaient; et comment peut-on montrer de la
-mauvaise humeur lorsqu'on ne rencontre ni opposition ni indifférence?
-Je remarquai que M. Edgar avait une peur profonde de l'irriter. Il la
-cachait devant elle; mais si par hasard il m'entendait lui répondre
-vivement, ou s'il voyait quelqu'un des domestiques s'assombrir sur
-quelque ordre trop impérieux venant d'elle, il montrait son trouble par
-une grimace de déplaisir qu'il n'avait jamais lorsqu'il s'agissait
-seulement de lui. Plus d'une fois il me parla durement de mon insolence
-et m'avoua qu'un coup de couteau ne l'affligerait pas autant que de voir
-sa femme fâchée. Et moi, pour ne pas faire de peine à un si bon
-maître, j'appris à être moins vive; et pendant six mois, la poudre
-resta aussi inoffensive que du sable, ne trouvant auprès d'elle aucun
-feu pour la faire éclater. Catherine avait çà et là des moments de
-tristesse et de silence que son mari respectait discrètement, les
-attribuant à une altération de sa santé, résultat de sa maladie de
-naguère; et de fait elle n'avait jamais eu auparavant de ces
-abattements d'esprit; mais le retour du soleil était salué par un
-retour pareil de sa gaîté. Je crois que je puis affirmer qu'ils
-étaient vraiment en possession d'un bonheur tous les jours plus
-profond.</p>
-
-<p>Ce bonheur cessa. Eh quoi, il faut bien que nous pensions à nous-mêmes
-dans la vie, et ceux qui sont doux et généreux ont seulement une
-façon plus juste d'être égoïstes que ceux qui cherchent à tout
-dominer! Ce bonheur cessa lorsque les circonstances amenèrent les deux
-parties à sentir que l'intérêt de l'une n'était pas le principal
-objet de la pensée de l'autre. Par un doux soir de septembre, je
-revenais du jardin avec un lourd panier de pommes que j'avais été
-cueillir. La nuit était venue et la lune regardait par dessus la haute
-muraille de la cour, faisant se jouer de vagues ombres sur les coins des
-parties en saillie de la maison. Je déposai mon fardeau sur l'escalier
-de la maison près de la porte de la cuisine, et je songeai à me
-reposer, et je voulus respirer encore quelques instants cet air doux et
-léger; je regardais le ciel, tournant le dos à la porte, lorsque
-j'entends une voix dire derrière moi: «Nelly, est-ce vous?» C'était
-une voix profonde, et dont l'accent m'était étranger; et pourtant il y
-avait quelque chose dans la manière de prononcer mon nom qui me
-semblait familier. Je me retournai pour voir qui m'avait parlé, un peu
-effrayée, car les portes étaient fermées, et je n'avais vu personne
-en m'approchant de l'escalier. Quelque chose remuait dans la porte; et
-je distinguai un homme de haute taille, vêtu de noir, brun de visage et
-de cheveux. Il était appuyé contre la porte et tenait ses doigts sur
-le loquet comme s'il voulait ouvrir. Qui cela peut-il être? pensais-je:
-M. Earnshaw? ce n'est pas sa voix.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a une heure que j'attends ici, reprit cette voix, et tout
-depuis lors a été autour de moi calme comme la mort. Je n'ai pas osé
-entrer. Ne me reconnaissez-vous pas? Regardez, je ne suis pas un
-étranger.</p>
-
-<p>Un rayon éclaira ses traits, les joues creuses étaient à
-demi-couvertes de favoris noirs; les sourcils bas, les yeux
-profondément enfoncés et d'aspect étrange. Je me rappelai ces yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi m'écriai-je, ne sachant pas si je devais le regarder comme
-un visiteur de ce monde, quoi! vous, revenu? Est-ce vraiment vous?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Heathcliff, répondit-il, levant sans cesse ses regards vers
-les fenêtres, où se reflétait la lumière de la lune, mais sans que nulle
-lumière parut du dedans. Sont-ils à la maison? Où est-elle? Nelly,
-vous n'êtes pas contente? Vous n'avez pas besoin de vous troubler
-ainsi. Est-elle ici? Parlez! J'ai besoin de lui dire un mot, à votre
-maîtresse. Allez, et dites-lui que quelqu'un de Gimmerton désire la
-voir.</p>
-
-<p>&mdash;Comment va-t-elle prendre la chose, m'écriai-je, que va-t-elle
-faire? La surprise m'affole, elle va la mettre hors d'elle-même! Et vous
-êtes Heathcliff! Mais si changé, non, c'est incompréhensible! Avez-vous
-servi comme soldat?</p>
-
-<p>&mdash;Allez et portez mon message, m'interrompit-il impatiemment, je
-serai en enfer tant que vous ne l'aurez pas fait.</p>
-
-<p>Il souleva le loquet et j'entrai; mais quand je fus près du parloir où
-étaient M. et Madame Linton, je ne pus prendre sur moi de faire la
-commission; enfin, je me résolus à entrer et à leur demander s'ils
-voulaient avoir de la lumière: j'ouvris la porte.</p>
-
-<p>Ils étaient assis ensemble auprès d'une fenêtre, à travers laquelle
-se montrait, derrière les arbres du jardin et du parc sauvage, la
-vallée de Gimmerton, avec une longue ligne de brouillards en
-tourbillon. Wuthering Heights s'élevait au-dessus de cette vapeur
-d'argent, mais notre vieille maison était invisible, se trouvant
-plutôt un peu sur l'autre penchant. Tout, la chambre et ses occupants
-et la scène qu'ils contemplaient, tout semblait merveilleusement
-paisible. J'eus de nouveau une répugnance à m'acquitter de ma
-commission; et je me préparais à sortir après avoir simplement parlé
-de la lumière, lorsqu'un sentiment de ma folie me força à revenir et
-à murmurer:&mdash;Madame, quelqu'un de Gimmerton désire vous voir.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il veut? demanda Madame Linton.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l'ai pas questionné, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien, fermez les rideaux, Nelly, et apportez le thé, je
-vais revenir tout de suite.</p>
-
-<p>Elle quitta l'appartement; M. Edgar Linton me demanda qui c'était, d'un
-ton insouciant.</p>
-
-<p>&mdash;Quelqu'un que Madame n'attend pas, ce Heathcliff, vous vous le
-rappelez, monsieur, qui vivait autrefois chez M Earnshaw!</p>
-
-<p>&mdash;Quoi, le gipsy, le garçon de charrue? s'écria mon maître;
-pourquoi n'avez-vous pas dit cela à Catherine?</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, mais vous ne devez pas l'appeler par ces noms, lui
-répondis-je; elle serait bien affligée de vous entendre. Son cœur a
-failli se rompre quand il est parti, et je devine que son retour va
-être une fête pour elle.</p>
-
-<p>M. Linton s'avança vers une fenêtre, donnant sur la cour. Il l'ouvrit,
-et s'appuyant sur le rebord, s'écria vivement: «Chérie, ne restez pas
-là debout, faites entrer cette personne, si c'est quelqu'un de
-particulier.» Quelques minutes après j'entendis soulever le loquet et
-Catherine s'élança, essoufflée et farouche, trop excitée pour
-montrer son contentement; et en vérité, à voir sa figure, on aurait
-plutôt supposé quelque terrible calamité.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Edgar, Edgar, gémit-elle, lui passant les bras autour du cou,
-oh Edgar, mon chéri! C'est Heathcliff qui est revenu; c'est lui. Et elle
-resserrait son embrassement jusqu'à l'étouffer.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, bien! répondit son mari d'un ton fâché, ce n'est pas une
-raison pour m'étrangler. Heathcliff ne m'a jamais fait l'impression
-d'un trésor si merveilleux, et il n'y a pas de quoi perdre la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais que vous ne l'aimiez pas, fit Catherine, réprimant
-l'excès de sa joie. Et pourtant, pour l'amour de moi, il faut que vous
-soyez amis maintenant. Dois-je lui dire de monter?</p>
-
-<p>&mdash;Ici, dans le parloir?</p>
-
-<p>&mdash;Et où donc? demanda-t-elle. Il avait l'air vexé, et fit entendre
-que la cuisine serait un endroit plus convenable, mais Madame Linton le
-regardait d'une façon comique, à demi fâchée, à demi égayée de
-son importunité.</p>
-
-<p>&mdash;Non, ajouta-t-elle après un moment, je ne peux pas rester assise
-dans la cuisine. Ellen, mettez deux tables ici, une pour notre maître et
-pour miss Isabella, qui sont l'aristocratie, l'autre pour Heathcliff et
-pour moi-même, qui représentons les classes inférieures; cela vous
-convient-il, mon cher, ou faut-il que je fasse allumer du feu dans une
-autre chambre? Vous donnerez des ordres en conséquence, mais moi je
-vais de nouveau courir en bas et m'occuper de mon hôte. Je crains que
-ma joie ne soit trop grande pour que sa cause soit réelle.</p>
-
-<p>Elle allait de nouveau s'élancer dehors, mais Edgar l'arrêta: «Vous,
-dit-il s'adressant à moi, faites-le monter, et vous, Catherine, tachez
-de vous réjouir sans perdre la tête; il n'est pas nécessaire que
-toute la maison vous voie accueillir comme un frère un domestique
-échappé.»</p>
-
-<p>Je descendis et trouvai Heathcliff attendant sous le porche, et
-évidemment sûr d'être invité à monter. Il me suivit sans rien dire,
-et je l'introduisis en présence du maître et de la maîtresse dont les
-joues allumées indiquaient un chaud entretien. Mais la figure de la
-dame s'éclaira d'un tout autre sentiment lorsque son ami parut à la
-porte: elle courut vers lui, prit ses deux mains, et le mena vers
-Linton; puis elle saisit, malgré lui, les doigts de Linton et les
-enfonça dans la main d'Heathcliff. Maintenant que la lumière du foyer
-et des bougies révélait pleinement sa figure, je fus encore plus
-surprise de la transformation d'Heathcliff. Il était devenu un homme de
-haute taille, athlétique et bien constitué, à côté duquel mon
-maître semblait tout à fait maigriot et comme un enfant. Son attitude
-droite suggérait l'idée qu'il avait été dans l'armée. Ses traits
-portaient une maturité d'expression et de dessin que n'avaient pas ceux
-de M. Linton; il avait un air intelligent, et ne gardait aucune marque
-de sa dégradation passée. Il y avait bien toujours dans ses sourcils
-baissés et ses yeux pleins d'un feu sombre quelques reflets d'une
-férocité à demi civilisée, mais elle était dominée, et ses
-manières avaient même une certaine dignité; tout à fait
-débarrassées de leur rudesse, mais toujours trop dures pour être
-gracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne; il
-resta une minute embarrassé, sans savoir comment il devait s'adresser
-au garçon de charrue, comme il l'avait appelé. Heathcliff avait
-laissé tomber sa main délicate, et se tenait debout, le regardant
-froidement.</p>
-
-<p>&mdash;Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin; Madame Linton, en souvenir
-du vieux temps, a désiré que je vous fasse un accueil cordial, et je suis
-naturellement heureux de tout ce qui peut lui être agréable.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi aussi, répondit Heathcliff, particulièrement si c'est
-quelque chose où j'ai une part. Je resterai volontiers une heure ou deux.
-Il s'assit en face de Catherine, qui tenait son regard fixé sur lui, comme
-si elle craignait qu'il ne disparût si elle cessait un instant de le
-regarder. Lui ne levait pas souvent ses yeux sur elle; un rapide coup
-d'œil ça et là suffisait; mais ses yeux trahissaient sans cesse plus
-distinctement le plaisir qu'il buvait dans ceux de son amie. Lui et elle
-étaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentir
-embarrassés. Mais il n'en était pas de même de M. Edgar; l'ennui
-qu'il avait le faisait pâlir; et ce sentiment fut à son comble
-lorsqu'il vit sa femme se lever, s'avancer vers Heathcliff, lui saisir
-de nouveau les mains et rire comme une personne égarée.</p>
-
-<p>&mdash;Il va me sembler demain que ce n'a été qu'un rêve, criait-elle.
-Je ne serai pas capable de croire que je vous ai vu et touché et entendu
-une fois de plus! Et pourtant, méchant, vous ne méritez pas cette
-bienvenue. D'être absent pendant trois ans, sans donner de vos
-nouvelles, et sans jamais penser à moi!</p>
-
-<p>&mdash;J'y ai pensé un peu plus que vous à moi, murmura-t-il. J'ai
-appris, il y a peu de temps, Cathy, la nouvelle de votre mariage; et tout à
-l'heure, pendant que j'attendais dans cette cour, j'avais formé ce
-projet: de jeter seulement un coup d'œil sur votre figure, de
-recueillir un regard de surprise et peut être de plaisir, puis, de
-régler mon compte avec Hindley; et alors de prévenir la loi en
-m'exécutant moi-même. Votre bienvenue a fait sortir ces idées de mon
-esprit; mais prenez garde de me rencontrer d'un autre air la prochaine
-fois. Non, ne me chassez pas une seconde fois. Vous m'avez réellement
-regretté, n'est-ce pas? Eh bien, vous aviez raison. J'ai eu à mener
-une amère vie depuis que j'ai entendu pour la dernière fois votre
-voix; et il faut que vous me pardonniez, car c'était seulement pour
-vous que je combattais.</p>
-
-<p>&mdash;Catherine, si vous ne voulez pas que nous prenions notre thé
-froid, venez à table, interrompit Linton, faisant son possible pour garder
-son ton ordinaire et le degré de politesse convenable. M. Heathcliff aura
-à faire une longue course, où qu'il veuille loger cette nuit, et
-moi-même, j'ai soif.</p>
-
-<p>Elle prit sa place devant la théière; et miss Isabella vint au coup de
-cloche; j'avançai des chaises pour tout le monde et je sortis. Le repas
-dura à peine dix minutes. La tasse de Catherine resta vide, elle ne
-pouvait ni manger ni boire. Edgar eut peine à avaler une bouchée. Leur
-hôte ne prolongea pas son séjour ce soir-là au-delà d'une heure.
-Quand il partit, je lui demandai s'il allait à Gimmerton.</p>
-
-<p>&mdash;Non, me répondit-il, à Wuthering Heights M. Earnshaw m'a invité
-lorsque je lui ai fait visite ce matin.</p>
-
-<p>M. Earnshaw l'avait invité! Et il avait fait visite à M. Earnshaw! Je
-méditais douloureusement cette phrase, après qu'il fut parti;
-allait-il devenir un hypocrite, et ne rentrait-il dans le pays que pour
-faire le mal sous un masque? Je songeais: j'avais au fond de mon cœur
-le pressentiment qu'il aurait mieux valu qu'il ne revint pas. Vers le
-milieu de la nuit, je fus réveillée de mon premier sommeil par Madame
-Linton qui se glissa dans ma chambre, s'assit à côté de mon lit et me
-tira par les cheveux pour m'empêcher de dormir.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pas rester en repos, Ellen, me dit-elle en manière
-d'excuse. Et j'ai besoin d'une créature vivante pour me tenir compagnie
-dans mon bonheur. Edgar est de mauvaise humeur parce que je suis dans la
-joie d'une chose qui ne l'intéresse pas; il refuse d'ouvrir la bouche,
-si ce n'est pour dire des choses mauvaises et sottes; et il m'a affirmé
-que j'étais cruelle et égoïste parce que j'avais voulu lui parler
-tandis qu'il était souffrant et avait sommeil. Il trouve toujours le
-moyen d'être souffrant au moindre désagrément. Je lui ai dit quelques
-phrases d'éloge sur Heathcliff; et lui, soit par migraine ou pour un
-accès d'envie, s'est mis à pleurer: de sorte que je me suis relevée
-et l'ai laissé dormir.</p>
-
-<p>&mdash;À quoi vous sert de faire l'éloge d'Heathcliff devant lui?
-répondis-je. Dans leur enfance, ils avaient déjà une aversion l'un
-pour l'autre, et son éloge ne rendrait pas Heathcliff moins furieux:
-c'est la nature humaine. Ne parlez pas de lui à M. Linton si vous ne
-voulez pas qu'une querelle ouverte se déclare entre eux.</p>
-
-<p>&mdash;Mais n'est-ce pas faire preuve d'une grande faiblesse?
-poursuivit-elle. Je ne suis pas jalouse... je ne me sens jamais blessée
-par l'éclat des cheveux blonds d'Isabella et la blancheur de sa peau,
-et son élégance délicate, et la tendresse que toute la famille lui
-témoigne. Même vous, Nelly, si nous avons par hasard une dispute, vous
-prenez tout de suite le parti d'Isabella, et moi je cède comme une
-bonne maman, je l'appelle ma chérie et je la flatte avec douceur. Cela
-fait plaisir à son frère de nous voir en termes cordiaux, et à moi
-aussi. Mais ils se ressemblent beaucoup, lui et elle; ils sont des
-enfants gâtés et s'imaginent que le monde a été fait pour eux: et
-bien que je les aime l'un et l'autre, je pense tout de même qu'une
-petite punition pourrait les corriger.</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous trompez, madame Linton, lui dis-je, c'est eux qui vous
-aiment et qui sont indulgents pour vous, et je sais bien ce qui
-arriverait si cela n'était pas. Vous pouvez bien aller jusqu'à leur
-passer leurs petits caprices, aussi longtemps qu'ils n'ont pas d'autre
-souci que de prévenir tous vos désirs; mais il se peut qu'il arrive,
-à la fin, quelque chose ayant une égale importance pour les deux
-parties, et alors ceux que vous appelez faibles sont bien capables
-d'être aussi obstinés que vous.</p>
-
-<p>&mdash;Et alors nous aurons une lutte à mort, n'est-ce pas, Nelly?
-reprit-elle en riant. Non, je vous le dis, j'ai tant de confiance dans
-l'amour de Linton que je crois que je pourrais le tuer sans qu'il songe
-à rien faire contre moi.</p>
-
-<p>Je l'engageai alors à ne lui avoir que plus de reconnaissance pour
-cette affection.</p>
-
-<p>&mdash;C'est ce que je fais, me répondit-elle; mais lui n'a pas besoin
-de se lamenter pour des bagatelles. C'est enfantin. Au lieu de fondre en
-larmes parce que je lui ai dit que Heathcliff méritait à présent le
-respect de chacun et que ce serait un honneur pour le premier gentleman
-du pays d'être son ami, c'est lui qui aurait dû dire cela pour moi et
-s'en réjouir par sympathie. Il faut qu'il s'accoutume à lui, et alors,
-autant faire qu'il l'aime; quand je considère combien Heathcliff avait
-de raisons pour le détester, je suis sûre qu'il s'est très bien
-comporté envers lui.</p>
-
-<p>&mdash;Que pensez-vous de ce fait qu'il va à Wuthering Heights?
-demandai-je. Il s'est réformé à tous les points de vue, au moins en
-apparence. Le voici tout à fait comme un chrétien, tendant amicalement sa
-main droite à ses ennemis tout alentour.</p>
-
-<p>&mdash;Il me l'a expliqué, répondit-elle, mais j'en suis étonnée autant
-que vous. Il m'a dit qu'il était venu s'informer de moi auprès de
-vous, supposant que vous résidiez toujours là-bas; Joseph l'a dit à
-Hindley qui est sorti de la maison et s'est mis à le questionner sur ce
-qu'il avait fait, et comment il avait vécu et qui enfin l'a invité à
-entrer. Il y avait là plusieurs personnes assises à jouer aux cartes;
-Heathcliff se joignit à elles, mon frère perdit de l'argent contre
-lui, et le trouvant pourvu abondamment, lui demanda de revenir dans la
-soirée, ce à quoi il consentit. Hindley est dans un état trop
-désespéré pour mettre beaucoup de prudence à choisir ses relations;
-il ne prend pas la peine de réfléchir aux causes qu'il pourrait avoir
-pour ce métier d'un homme qu'il a bassement outragé. Mais Heathcliff
-affirme que sa principale raison pour renouer connaissance avec son
-ancien persécuteur est son désir de s'installer dans le voisinage de
-la Grange et son attachement pour la maison où nous avons vécu
-ensemble, et puis encore l'espoir que nous aurons plus d'occasions de
-nous voir ainsi que s'il s'était fixé à Gimmerton. Il a l'intention
-d'offrir de payer largement le droit de demeurer aux Heights; et il n'y
-a pas de doute que la rapacité de mon frère l'amènera à accepter ces
-conditions. Il a toujours été avide, si ce n'est que ce qu'il saisit
-d'une main, il le rejette de l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;Un joli endroit pour s'installer! dis-je; ne redoutez-vous pas
-les conséquences, madame Linton?</p>
-
-<p>&mdash;Pas pour mon ami, répondit-elle; sa forte tête le tiendra à
-l'abri du danger. Pour Hindley, oui, un peu; mais il ne peut pas devenir
-pire qu'il est, et, à cause de moi, il ne peut lui arriver aucun mal
-physique. L'événement de ce soir m'a réconciliée avec Dieu et
-l'humanité. Je m'étais révoltée contre la Providence. Oh j'ai
-enduré une souffrance très amère, Nelly! Si cet homme savait combien
-j'ai souffert, il aurait honte d'assombrir la fin de mon mal avec cet
-air indifférent. C'est ma bonté pour lui qui m'a poussée à souffrir
-seule; si j'avais exprimé l'agonie que souvent je sentais, il se serait
-mis à désirer son allègement avec autant d'ardeur que moi. N'importe,
-le mal est fini et je ne veux pas me venger de sa folie; désormais,
-j'aurai la force de tout supporter. Quand même la chose la plus basse
-me frapperait sur une joue, non seulement j'offrirais l'autre, mais je
-demanderais pardon d'avoir provoqué l'offense: et comme preuve, je vais
-aller tout de suite faire la paix avec Edgar. Bonne nuit! Je suis un
-ange!</p>
-
-<p>Elle me quitta dans cette conviction flatteuse, et je pus apprécier le
-lendemain le succès de son entreprise. M. Linton, tout en paraissant
-toujours un peu déprimé par l'exubérante vivacité de Catherine, non
-seulement avait abjuré sa mauvaise humeur, mais ne risquait même
-aucune objection à l'idée de la laisser aller avec Isabella à
-Wuthering Heights dans l'après-midi; et elle, elle l'en récompensait
-par un été de douceur et d'affection qui fit pour plusieurs jours de
-la maison un paradis, maîtres et domestiques profitant également de ce
-soleil qui brillait sans s'arrêter.</p>
-
-<p>Dans les premiers temps, Heathcliff&mdash;je devrais dire désormais M.
-Heathcliff&mdash;n'usa qu'avec réserve de la liberté de venir à
-Thrushcross Grange: il semblait vouloir juger jusqu'à quel point mon
-maître supporterait son intrusion. Catherine, de son côté, avait cru
-à propos de modérer l'expression de son plaisir en le recevant; et
-c'est ainsi qu'il se constitua, par degrés, le droit de venir. Il
-gardait beaucoup de la réserve qui l'avait caractérisé dans son
-enfance, et cela lui permettait de réprimer toute démonstration trop
-vive de ses sentiments. Le malaise de mon maître s'endormit et des
-circonstances ultérieures vinrent lui donner quelque temps une autre
-direction.</p>
-
-<p>Il trouva en effet une nouvelle source d'ennuis en constatant le fait
-imprévu qu'Isabella Linton éprouvait une attraction soudaine et
-irrésistible vers le nouvel hôte. Elle était alors une charmante
-jeune dame de dix-huit ans enfantine dans ses manières, bien que
-possédant un esprit fin, des sentiments subtils et aussi un caractère
-mordant, pour peu qu'on l'irritât. Son frère, qui l'aimait tendrement,
-fut ébahi de cette préférence fantastique. Laissant de côté la
-honte d'une alliance avec un homme sans nom, et la possibilité pour sa
-propre fortune, à défaut d'héritier mâle, de passer entre les mains
-d'un tel individu, il avait assez de sens pour comprendre la disposition
-réelle d'Heathcliff: pour savoir que, malgré les changements de son
-extérieur, sa nature n'avait pas changé et ne pouvait changer. Et
-cette nature l'épouvantait, le révoltait; un pressentiment le faisait
-tressaillir à l'idée de lui confier Isabella. Sa répulsion aurait
-été bien plus vive encore s'il s'était aperçu que l'amour de sa
-sœur était né sans être sollicité, et s'adressait à un homme qui
-n'y répondait en aucune façon: car lui, du moment qu'il avait
-découvert ce penchant d'Isabella, il en avait mis la faute sur un
-dessein prémédité d'Heathcliff.</p>
-
-<p>Nous avions tous remarqué depuis peu que miss Linton était très
-agitée et soupirait après quelque chose. Elle devenait méchante et
-fatigante, agaçant et rudoyant sans cesse Catherine, au risque
-d'épuiser sa dose, très limitée, de patience. Nous excusions cette
-humeur, jusqu'à un certain point, en la mettant sur le compte de la
-maladie; car nous la voyions pâlir et dépérir à vue d'œil. Mais un
-jour qu'elle avait été particulièrement impossible, refusant son
-déjeuner, se plaignant du manque d'obéissance des domestiques, de la
-sujétion où la tenait Catherine et de la négligence d'Edgar,
-affirmant qu'elle avait pris froid parce que nous avions laissé les
-portes ouvertes et éteint le feu du parloir pour la vexer, avec cent
-autres accusations non moins frivoles, Madame Linton insista
-péremptoirement pour qu'elle allât se coucher et après l'avoir
-grondée de bon cœur, elle la menaça d'envoyer chercher le médecin.
-Cette mention de Kenneth amena immédiatement Isabella à s'écrier que
-sa santé était parfaite et que c'était seulement la dureté de
-Catherine qui la rendait malheureuse.</p>
-
-<p>&mdash;Comment pouvez-vous dire que je sois dure, méchante enfant gâtée?
-s'écria notre maîtresse, surprise de cette assertion déraisonnable.
-À coup sûr vous êtes en train de perdre la raison. Quand ai-je été
-dure, dites-moi?</p>
-
-<p>&mdash;Hier, sanglota Isabella, et maintenant.</p>
-
-<p>&mdash;Hier? et à quelle occasion?</p>
-
-<p>&mdash;Dans notre promenade sur la lande: vous m'avez dit de courir où
-je voudrais pendant que vous marchiez avec Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Et c'est là ce que vous appelez ma dureté! dit Catherine en
-riant. Je n'avais pas la moindre idée de vous donner à entendre que votre
-compagnie était superflue: il nous était indifférent que vous fussiez
-ou non avec nous; je pensais simplement que la conversation d'Heathcliff
-n'aurait rien d'amusant pour vous.</p>
-
-<p>&mdash;Oh non, sanglota la jeune dame, vous vouliez m'éloigner parce que
-vous saviez que j'aimais à être là.</p>
-
-<p>&mdash;A-t-elle sa raison? demanda Madame Linton, se tournant vers moi.
-Je vais répéter notre conversation mot pour mot, Isabella; et vous
-noterez, s'il vous plait, tous ceux de ses endroits qui auraient eu du
-charme pour vous.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne parle pas de la conversation, répondit-elle, je désirerais
-d'être avec...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien? dit Catherine, voyant qu'elle hésitait à finir sa
-phrase.</p>
-
-<p>&mdash;Avec lui, et je ne veux pas être toujours congédiée,
-continua-t-elle en s'allumant. Vous êtes comme un chien au râtelier,
-Cathy, et vous voulez être toute seule à être aimée.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, vous êtes un impertinent petit singe! s'écria Madame
-Linton stupéfaite. Mais je ne puis croire cette sottise. Il est impossible
-que vous m'enviiez l'admiration de Heathcliff, que vous le considériez
-comme une personne agréable; j'espère que je vous ai mal comprise,
-Isabella?</p>
-
-<p>&mdash;Non, non! dit la jeune fille infatuée. Je l'aime plus que vous
-n'avez jamais aimé Edgar; et lui aussi m'aimerait si vous vouliez le lui
-permettre.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je ne voudrais pas être à votre place pour tout un
-royaume! déclara Catherine avec emphase, et il me sembla bien qu'elle
-parlait sérieusement.</p>
-
-<p>&mdash;Nelly, aidez-moi à la convaincre de sa folie. Dites-lui ce qu'est
-Heathcliff: une créature abandonnée, sans raffinement, sans culture;
-un aride désert d'ajoncs et de genêts. J'aimerais autant mettre ce
-petit canari dans le parc par un jour d'hiver que de vous engager à
-placer votre cœur sur lui. C'est une déplorable ignorance de son
-caractère, enfant, et rien de plus, qui a fait entrer ce rêve dans
-votre tête. Je vous en prie, ne vous imaginez pas qu'il cache,
-derrière son extérieur sombre, des abîmes de bienveillance et
-d'affection! Il n'est pas un diamant brut, une huître renfermant une
-perle: il est un homme pareil à un loup, féroce et sans pitié. Jamais
-je ne lui dis: «laissez celui-ci ou celui-là de vos ennemis en paix,
-parce qu'il serait cruel ou peu généreux de leur faire du mal»; je
-lui dis: «laissez-les en paix, parce que ne veux pas qu'il leur arrive
-du mal.» Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabella, s'il
-vous jugeait une charge un peu lourde. Je sais qu'il lui est impossible
-d'aimer les Linton; et pourtant il serait tout à fait capable
-d'épouser votre fortune et vos espérances! L'avarice monte en lui et
-devient un péché dominant. Voilà mon portrait de lui! Et je suis son
-amie, je le suis si bien, que s'il avait pensé sérieusement à vous
-attraper, je me serais peut-être tue et vous aurais laissée tomber
-dans ses filets.</p>
-
-<p>Miss Linton regardait sa belle-sœur avec indignation.</p>
-
-<p>&mdash;Honte, honte! répétait-elle d'un ton irrité: vous êtes pire que
-vingt ennemis, venimeuse amie que vous êtes.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, ainsi vous ne voulez pas me croire? dit Catherine, vous vous
-imaginez que je parle par méchanceté ou par égoïsme?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j'en suis sûre, répliqua Isabella, et j'ai horreur de
-vous.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, cria l'autre, essayez donc pour votre compte, si c'est
-votre humeur; j'ai fait ce que je pouvais.</p>
-
-<p>&mdash;Et il faut que je subisse la peine de son égoïsme! sanglotait la
-jeune fille, lorsque Madame Linton eut quitté la chambre. Tout, tout
-est contre moi. Elle a détruit mon unique consolation. Mais ce qu'elle
-a dit est faux, n'est-ce pas? M. Heathcliff n'est pas un démon; il a
-une âme honnête et vraie, ou sans cela comment se serait-il souvenu
-d'elle?</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-moi, miss, lui dis-je, chassez-le de vos pensées. C'est un
-oiseau de mauvais augure et pas du tout un compagnon pour vous. Madame
-Linton a parlé sévèrement, et pourtant je ne puis la contredire. Elle
-connaît mieux son cœur que moi ou tout autre, et jamais elle ne
-consentirait à le représenter comme pire qu'il est. Des gens honnêtes
-ne cachent pas leurs actions. Comment a-t-il vécu? Comment est-il
-devenu riche? Pourquoi demeure-t-il à Wuthering Heights dans la maison
-d'un homme qu'il déteste? On dit que M. Earnshaw va de mal en pis
-depuis qu'il est arrivé. Ils restent assis ensemble toute la nuit; et
-Hindley a emprunté de l'argent sur ses terres, et ne fait rien que
-jouer et boire.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes liguée avec les autres, Ellen! répondit-elle, je ne
-veux pas écouter vos médisances. Quelle malveillance il faut que vous ayez
-pour désirer me convaincre qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde!</p>
-
-<p>Serait-elle parvenue à se débarrasser de cette idée si on l'avait
-laissée à elle-même ou bien aurait-elle continué à la nourrir sans
-cesse, je ne puis le dire; mais elle eut peu de temps pour y
-réfléchir. Le lendemain il y eut une séance de justice à la ville
-voisine: mon maître fut obligé d'y assister, et M. Heathcliff,
-prévenu de son absence, arriva plus tôt que de coutume. Catherine et
-Isabella étaient assises dans la bibliothèque, fâchées l'une contre
-l'autre, mais en silence: la demoiselle, inquiète de sa récente
-indiscrétion, et de la révélation qu'elle avait faite de ses
-sentiments dans un accès passager de passion; Catherine, après mûr
-examen, réellement irritée contre sa compagne, et résolue à faire
-cesser ses sarcasmes. Elle rit lorsqu'elle vit Heathcliff à travers la
-fenêtre; j'étais en train de balayer le foyer et j'observai sur ses
-lèvres un sourire méchant. Isabella, absorbée dans ses rêveries ou
-dans un livre, resta jusqu'à ce que la porte s'ouvrit; et alors il fut
-trop tard pour tenter de s'échapper, ce qu'elle aurait fait avec joie
-si elle avait pu.</p>
-
-<p>&mdash;Entrez, voilà qui est bien! s'écria gaiement notre dame,
-disposant une chaise près du feu. Voici deux personnes qui ont
-misérablement besoin d'une troisième pour fondre la glace qui les sépare;
-et vous êtes celle-là même que l'une et l'autre de nous voudrions choisir.
-Heathcliff, je suis fière de pouvoir vous montrer à la fin quelqu'un
-qui vous chérit plus que moi-même. J'espère que vous devez vous
-sentir flatté! Non, ce n'est pas Nelly, ne regardez pas vers elle. Ma
-pauvre petite belle-sœur se brise le cœur à contempler votre beauté
-physique et morale. Il dépend de vous d'être le frère d'Edgar. Non,
-non, Isabella, vous ne partirez pas! continua-t-elle, arrêtant avec un
-enjouement affecté la jeune fille qui s'était levée, confondue et
-indignée. Nous étions à nous quereller comme des chats à votre
-sujet, Heathcliff, et j'étais battue en protestations d'admiration et
-de dévotion; et de plus ma rivale, comme elle s'appelle, m'a informée
-que si seulement je voulais me mettre un peu à l'écart, elle lancerait
-dans votre âme une flèche qui vous fixerait pour toujours et enverrait
-mon image à l'oubli éternel.</p>
-
-<p>&mdash;Catherine! dit Isabella, rappelant sa dignité, et dédaignant de
-lutter pour s'arracher à l'étreinte nerveuse qui la retenait, je vous
-serais reconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me
-calomnier, même en plaisantant. M. Heathcliff, soyez assez bon pour
-ordonner à votre amie de me lâcher, elle oublie que vous et moi ne
-sommes pas des connaissances intimes, et ce qui l'amuse m'est pénible
-à moi au-delà de toute expression.</p>
-
-<p>Comme l'autre ne répondait rien et restait assis, et semblait
-absolument indifférent aux sentiments qu'elle pouvait avoir pour lui,
-elle se retourna vers sa persécutrice et lui demanda sérieusement de
-la laisser libre.</p>
-
-<p>&mdash;En aucune façon! répondit Madame Linton. Je ne veux pas être
-nommée une seconde fois un chien au râtelier. Il faut que vous
-restiez! Eh bien, Heathcliff, pourquoi ne manifestez-vous pas votre
-satisfaction de mes agréables nouvelles? Isabella jure que l'amour
-qu'Edgar a pour moi n'est rien en comparaison de celui qu'elle
-entretient pour vous. Je suis sûre qu'elle a dit quelque chose de
-pareil: n'est-ce pas, Ellen? Et elle a refusé de manger depuis notre
-promenade d'avant-hier par rage de ce que je l'ai éloignée de votre
-société.</p>
-
-<p>&mdash;Je suppose que vous la calomniez, dit Heathcliff tournant sa
-chaise de leur côté. En tous cas, ce qu'elle désire en ce moment, c'est
-d'être hors de ma société.</p>
-
-<p>Et il se mit à fixer durement l'objet de son discours comme on ferait
-d'un animal étrange et répugnant que l'on croirait devoir examiner par
-curiosité, en dépit de son aversion. La pauvre créature ne put
-supporter cet examen; elle en pâlit et rougit, et, les yeux brillants
-de larmes, elle mit toute la force de ses petits doigts à s'affranchir
-de la ferme étreinte de Catherine. Puis, s'apercevant que, dès qu'elle
-parvenait à soulever un des doigts qui la tenaient, un autre
-s'abaissait, elle commença à se servir de ses ongles et griffa les
-mains de son ennemie.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà une tigresse! s'écria celle-ci, lui rendant enfin sa
-liberté. Allez vous-en, pour l'amour de Dieu, et cachez votre maudite
-figure! Quelle folie de révéler devant lui ces griffes! Ne pouvez-vous pas
-deviner les conclusions qu'il va en tirer? Heathcliff! Voilà des
-instruments d'exécution, il faut que vous preniez garde à vos veux.</p>
-
-<p>&mdash;Je les arracherais de ses doigts si jamais ils me menaçaient,
-répondit brutalement Heathcliff, quand la porte se fut refermée
-derrière la jeune fille. Mais quelle intention aviez-vous en agaçant
-cette créature d'une telle façon, Cathy? vous ne disiez pas la
-vérité, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous assure que si! Voilà plusieurs semaines qu'elle se meurt
-d'amour pour vous; et elle m'a parlé de vous hier, et m'a couverte d'un
-déluge d'injures parce que je lui représentais vos défauts en pleine
-lumière dans le but de calmer sa passion. Mais n'y faites plus
-attention; j'ai voulu punir son insolence, voilà tout. Je l'aime trop,
-mon cher Heathcliff, pour vous laisser la saisir et la dévorer.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi je l'aime trop peu pour essayer rien de pareil, dit-il.
-Vous entendriez d'étranges choses si je vivais seule avec cette figure de
-cire. Mon exercice plus ordinaire serait de peindre sur son blanc visage
-les couleurs de l'arc-en-ciel et de noircir tous les jours ou tous les
-deux jours ses yeux bleus; car ils ressemblent à ceux de Linton d'une
-façon détestable.</p>
-
-<p>&mdash;Détestable! observa Catherine; mais ce sont des yeux de colombe,
-d'ange!</p>
-
-<p>&mdash;Elle est l'héritière de son frère? demanda-t-il après un court
-silence.</p>
-
-<p>&mdash;Je serais bien fâchée d'avoir à le penser, répondit la dame. Avec
-l'aide du ciel il lui viendra bien une demi-douzaine de neveux qui lui
-enlèveront ce titre. Et je vous conseille de détourner votre esprit de
-ce sujet, quant à présent; vous êtes trop enclin à désirer le bien
-de votre voisin; rappelez-vous que les biens de ce voisin-ci sont les
-miens.</p>
-
-<p>&mdash;S'ils étaient les miens, ce serait encore la même chose, dit
-Heathcliff. Mais Isabella peut être niaise, elle n'est pas folle, et
-nous ferons bien d'écarter ce sujet, comme vous le proposez.</p>
-
-<p>Ils l'écartèrent en effet de leurs langues, et Catherine,
-probablement, de ses pensées. L'autre, j'en suis certaine, y repensa
-souvent dans le cours de cette soirée. Je le voyais se sourire à
-lui-même, ou plutôt se ricaner, et tomber dans des rêveries de
-mauvais augure dès que Madame Linton avait occasion de quitter
-l'appartement.</p>
-
-<p>Je résolus d'observer ses mouvements. Mon cœur s'attachait
-invariablement au parti du maître, de préférence à celui de
-Catherine, et avec raison, me semblait-il; car lui était bon et
-confiant et honorable, et elle, elle ne pouvait pas être appelée le
-contraire de tout cela, mais elle se permettait une telle latitude que
-j'avais peu de confiance dans ses principes et encore moins de sympathie
-pour ses sentiments. Je souhaitai qu'il arrivât quelque chose qui pût
-débarrasser tranquillement de M. Heathcliff à la fois les Heights et
-la Grange, nous laissant comme nous étions avant son arrivée. Ses
-visites étaient pour moi un continuel cauchemar, et aussi, je le
-soupçonnais, pour mon maître. L'idée de son séjour aux Heights
-était pour moi une oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait
-abandonné ce troupeau galeux, et qu'une bête méchante rôdait entre
-lui et le parc, attendant l'heure pour s'élancer et pour détruire.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h4>
-
-
-<p>Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais
-prise d'une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir
-comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que
-c'était un devoir d'avertir Hindley de la façon dont on parlait de
-lui; mais d'autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes
-invétérées, et désespérant de lui être utile, j'hésitais à
-entrer de nouveau dans la triste maison.</p>
-
-<p>Un jour, j'eus occasion de passer la vieille porte, m'écartant un peu
-de la route que je suivais pour aller à Gimmerton. C'était après dans
-la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une
-après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et
-durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l'endroit où la
-grand'route s'embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme
-grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté
-est G., et sur le sud-ouest T. G.. Cette pierre sert de poteau indicateur
-pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune
-sa tête grise, me rappelant l'été, et je ne sais pourquoi, mais je
-sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations
-d'enfance. C'était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a
-vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant,
-j'aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de
-cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre; et, avec
-toute la fraîcheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien
-compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée
-en avant, et sa petite main creusant le sable d'un morceau d'ardoise.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre Hindley! m'écriai-je involontairement.</p>
-
-<p>Je tressaillis, j'eus un moment l'idée que l'enfant levait sa tête et
-me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu'une seconde, mais aussitôt
-je sentis un besoin irrésistible d'aller aux Heights. Une superstition
-me poussait à ne pas résister: si par hasard il était mort!
-pensais-je, ou s'il doit mourir bientôt, et si ce que j'ai vu est un
-signe de mort! À mesure que je m'approchais de la maison, je me sentais
-plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu'enfin je fus
-en vue. Mon apparition de tout à l'heure m'avait devancée, je la vis
-debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première
-idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant
-sur les barreaux sa rude figure: mais un peu de réflexion me fit
-comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que
-je l'avais quitté, dix mois auparavant.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu te bénisse, mon chéri! lui criai-je, oubliant à l'instant
-mes folles alarmes. Hareton, c'est Nelly! Nelly ta nourrice.</p>
-
-<p>Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je.</p>
-
-<p>Il leva son arme pour tirer; je commençai un discours pour l'apaiser,
-mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet; et alors,
-des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons
-qui, soit qu'il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une
-emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une
-horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci
-m'affligea plus que je n'en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je
-tirai de ma poche une orange et l'offris pour me faire bien venir.
-D'abord il hésita, puis, l'arracha de mes mains comme s'il imaginait
-que j'avais l'intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en
-montrai une autre, la tenant hors de sa prise.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon
-garçon? lui demandai-je. Est-ce le curé?</p>
-
-<p>&mdash;Au diable le curé, et toi aussi! donne-moi ça! répliqua-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l'aurez, dis-je.
-Quel est votre maître?</p>
-
-<p>Il me répondit: «Mon diable de père!»</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce que vous apprenez de votre père?</p>
-
-<p>Il s'élança sur le fruit, je l'élevai hors de sa portée.</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il vous apprend? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Rien, me dit-il, qu'à me tenir en dehors de son chemin. Mon père
-ne peut rien me commander parce que je jure sur lui.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Et c'est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père?</p>
-
-<p>&mdash;Eh! non, grommela-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Qui alors?</p>
-
-<p>&mdash;Heathcliff.</p>
-
-<p>Je lui demandai s'il aimait M. Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je l'aime.</p>
-
-<p>Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des
-phrases comme: «Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu'il
-me donne, il le gronde de me gronder; il dit qu'il faut que je fasse
-comme je veux.»</p>
-
-<p>&mdash;Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire?
-poursuivis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Non, j'ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées
-dans sa gorge s'il entrait chez nous. C'est Heathcliff qui l'a promis.</p>
-
-<p>Je mis l'orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père
-qu'une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte du jardin,
-désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de
-Hindley, c'est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai
-aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans
-m'arrêter, jusqu'à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi
-effrayée que si j'avais fait sortir un gobelin. Ceci n'a pas grand
-rapport avec l'affaire de Miss Isabella; et pourtant, c'est ce qui
-m'encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de
-faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de
-s'étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage
-domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton.</p>
-
-<p>Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune
-demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle
-n'avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi
-elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand
-soulagement. Je savais que Heathcliff n'avait pas l'habitude de
-témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce
-qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu'il l'aperçut,
-sa première précaution fut de jeter un coup d'œil sur la maison.
-J'étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m'étais
-retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s'avancer vers elle et
-lui dire quelque chose; elle semblait embarrassée, désireuse de s'en
-aller; pour l'en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se
-détourna: apparemment il lui avait fait une question où elle ne se
-souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté
-sur la maison; puis, supposant qu'on ne le voyait pas, le gredin eut
-l'impudence de l'embrasser.</p>
-
-<p>&mdash;Judas! Traître! m'écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite,
-un trompeur de parti-pris!</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-ce, Nelly? dit la voix de Catherine derrière moi.</p>
-
-<p>J'avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir
-entrer.</p>
-
-<p>&mdash;Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas!
-Ah! il nous a vues, il vient ici, je me demande s'il aura le cœur de
-trouver une excuse plausible pour cet amour qu'il témoigne à Miss
-quand il vous a dit qu'il la haïssait.</p>
-
-<p>Madame Linton vit Isabella se délivrer de l'étreinte et courir dans le
-jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J'avais peine à
-m'empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine
-insista d'un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire
-sortir de la cuisine si j'osais être assez présomptueuse pour
-intervenir avec ma langue insolente.</p>
-
-<p>&mdash;À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse!
-criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à
-quoi songez-vous de soulever ce tapage? Je vous ai dit de laisser
-Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne
-soyez las d'être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton
-verrouille la porte contre vous.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu le préserve d'essayer! répondit le noir vilain, que je
-détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et
-patient! Tous les jours j'ai une envie plus folle de l'envoyer au ciel!</p>
-
-<p>&mdash;Silence! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez
-pas. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête? Est-ce elle qui
-est venue exprès sur votre chemin?</p>
-
-<p>&mdash;Que vous importe? grommela-t-il. J'ai le droit de l'embrasser si
-elle veut et vous n'avez pas le droit de m'en empêcher. Je ne suis pas
-votre mari, vous n'avez pas à être jalouse de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis
-jalouse pour vous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la
-grimace. Si vous aimez Isabella, vous l'épouserez. Mais, l'aimez-vous?
-Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre! Je
-suis certaine que vous ne l'aimez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec
-cet homme? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec
-décision.</p>
-
-<p>&mdash;On pourrait lui en épargner l'embarras, dit Heathcliff; on se
-passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous,
-Catherine, j'ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y
-sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m'avez
-traité d'une façon infernale, infernale, entendez-vous? Et si vous
-vous flattez de l'idée que je ne m'en aperçois pas, vous êtes folle,
-et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles,
-vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir
-sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire.
-En attendant, je vous remercie de m'avoir dit le secret de votre
-belle-sœur, je vous jure que j'en tirerai tout le parti possible, et
-tenez-vous à l'écart!</p>
-
-<p>&mdash;Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là? s'écria Madame
-Linton stupéfaite. Je vous ai traité d'une façon infernale et vous
-voulez vous venger: comment l'entendez-vous, ingrat animal? Comment vous
-ai-je traité d'une façon infernale?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d'un
-ton moins véhément. Ce n'est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me
-torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez
-m'amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez
-de m'injurier autant qu'il vous est possible. Après avoir rasé mon
-palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une
-maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je
-pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à
-Isabella, je me couperais la gorge.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! le mal est que je ne suis pas jalouse, n'est-ce pas? cria
-Catherine. Eh bien! je ne répète pas mon offre d'une femme, c'est
-comme si l'on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la
-sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette
-fois. Edgar est remise de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre
-venue; je commence à être rassurée et tranquille; et vous, impatient
-de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle.
-Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plait, et trompez sa sœur;
-vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur
-moi.</p>
-
-<p>La conversation cessa, Madame Linton s'assit auprès du feu, toute rouge
-et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable;
-elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les
-bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c'est dans cette
-situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se
-demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, dit-il quand j'entrai, avez-vous vu votre maîtresse?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est
-mise hors d'elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je
-crois qu'il est temps d'arranger ses visites sur un autre pied. On se
-fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est
-arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la
-dispute qui avait suivi. J'imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup
-à Madame Linton, à moins que l'envie ne lui prit de défendre son
-hôte. Edgar Linton eut peine à m'écouter jusqu'au bout.</p>
-
-<p>&mdash;C'est intolérable, s'écria-t-il. Il est honteux qu'elle le
-reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux
-hommes de l'écurie, Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus
-à causer avec ce bas ruffian; j'en ai assez.</p>
-
-<p>Il descendit, et ordonnant aux domestiques d'attendre dans le passage,
-il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j'y avais
-laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame
-Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée.
-Heathcliff s'était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa
-tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches.
-C'est lui qui le premier s'aperçut de l'entrée de Linton; il fit
-rapidement signe à Catherine d'avoir à se taire, ce qu'elle fit,
-s'arrêtant net, dès qu'elle vit elle-même son mari.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce donc? dit Linton s'adressant à elle. Quelle idée vous
-faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui
-a été tenu par ce vaurien? Si vous ne vous en êtes pas fâchée,
-c'est, je suppose, parce que c'est sa façon habituelle de parler. Vous
-êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que
-je finirai par m'y accoutumer moi-même.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous donc écouté à la porte Edgar? demanda Catherine, sur un
-ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de
-l'insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au
-premier discours, accompagna cette répartie d'un ricanement qui
-semblait destiné à attirer sur lui l'attention de M. Linton, et il y
-réussit; mais Edgar avait résolu de s'expliquer sans éclat de
-passion.</p>
-
-<p>&mdash;Si j'ai tout supporté de vous jusqu'à présent, monsieur, dit-il
-tranquillement, ce n'est pas que j'aie ignoré votre caractère
-misérable et dégradé; mais je sentais que vous n'en étiez
-responsable qu'en partie, et comme Catherine désirait conserver votre
-connaissance, j'ai eu la folie d'y consentir. Mais votre présence est
-un poison qui corromprait ce qu'il y a de meilleur. C'est pour cela et
-afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai
-dorénavant le droit d'entrer dans cette maison, et que j'exige en ce
-moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai
-dans la nécessité de vous y contraindre.</p>
-
-<p>Heathcliff mesura d'un regard plein de dérision la hauteur et la
-largeur de celui qui l'interpellait.</p>
-
-<p>&mdash;Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court
-risque de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je
-regrette profondément que vous ne vailliez pas la peine d'être abattu.</p>
-
-<p>Mon maître jeta un coup d'œil vers le passage et me fit signe d'aller
-chercher les hommes, n'ayant aucune envie de se risquer dans une
-rencontre personnelle. J'obéis, mais Madame Linton, soupçonnant
-quelque chose, me suivit, et, au moment où j'essayais de les appeler,
-elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà de beaux moyens! dit-elle, en réponse au regard surpris et
-irrité de son mari. Si vous n'avez pas le courage de l'attaquer, faites
-vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l'envie de
-simuler plus de valeur que vous n'en avez. Non, j'avalerai la clé
-plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma
-bonté pour chacun! Après ma constante indulgence pour la nature faible
-de l'un et la nature mauvaise, méchante, de l'autre, je garde en
-remerciement deux marques d'aveugle et stupide ingratitude. Edgar,
-j'étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant
-je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade,
-pour vous punir d'avoir osé penser d'aussi mauvaises choses sur moi.</p>
-
-<p>Il n'y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le
-maître. Il cessa d'arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci
-l'ayant jetée dans le feu, il fut pris d'un tremblement nerveux en
-même temps que sa figure devenait d'une pâleur mortelle. Il lui fut
-impossible de retenir cet excès d'émotion, un mélange d'angoisse et
-d'humiliation l'envahit complètement. Il s'appuya sur le revers d'un
-siège et détourna son visage.</p>
-
-<p>&mdash;O ciel! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre
-de chevalier, s'écria Madame Linton. Nous sommes vaincus! Nous sommes
-vaincus: Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous
-qu'un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris.
-Réjouissez-vous! On ne vous fera pas de mal. Ce n'est pas un agneau que
-vous êtes, mais une petite levrette gâtée.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait,
-Cathy! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc
-la chose peureuse et frissonnante que vous m'avez préférée! Je ne
-voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner
-avec mon pied, j'en aurais bien delà satisfaction. Est-ce qu'il pleure,
-ou bien est-ce que la peur l'a fait s'évanouir?</p>
-
-<p>Le compagnon s'approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait
-mieux fait de rester à distance, car, d'un saut, mon maître fut debout
-et le frappa en plein sur la gorge d'un coup qui aurait abattu un homme
-moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et
-pendant qu'il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant
-sur la cour, et revint par là vers la porte d'entrée.</p>
-
-<p>&mdash;Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici! cria Catherine.
-Allez vous-en maintenant! il va revenir avec une poignée de pistolets
-et une demi-douzaine d'assistants. S'il a entendu notre conversation,
-bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m'avez joué un mauvais
-tour, Heathcliff! Mais partez, hâtez-vous!</p>
-
-<p>&mdash;Supposez-vous que je vais m'en aller avec ce coup brûlant dans ma
-gorge? tonna Heathcliff. Non, par l'enfer! Je veux écraser ses côtes
-comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l'abats
-pas à présent, je le tuerai une autre fois; si vous mettez du prix à
-son existence, laissez-moi donc aller le trouver.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge;
-le cocher et les deux jardiniers sont là; vous n'allez pas, bien sûr,
-attendre qu'ils vous jettent hors d'ici! Chacun d'eux est armé d'une
-trique; et il est bien probable que le maître sera en observation à la
-fenêtre du parloir, pour voir s'ils remplissent ses ordres.</p>
-
-<p>Les jardiniers et le cocher étaient là en effet; mais Linton était
-avec eux; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion,
-Heathcliff résolut d'éviter une lutte contre ces inférieurs. Il
-saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et
-parvint à s'échapper au moment ou ils entraient.</p>
-
-<p>Madame Linton, très excitée, m'ordonna de l'accompagner en haut. Elle
-ne savait pas la part que j'avais prise dans cette histoire, et j'étais
-fort préoccupée de la garder dans son ignorance.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis à peu près folle, Nelly! s'écria-t-elle en se jetant sur
-le sofa. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de
-m'éviter: c'est à elle qu'est dû tout ce tapage, et si elle ou
-quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j'entrerais en fureur.
-Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd'hui, que je suis en
-danger d'être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il
-m'a choquée et désolée affreusement. Je veux qu'il prenne l'alarme.
-De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de
-reproches et de plaintes; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu
-sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne
-Nelly? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette
-affaire. Quel démon l'a pris de se mettre à écouter aux portes? Les
-discours d'Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous
-avez quittés; mais j'aurais vite fait de le détourner d'Isabella, et
-le reste n'avait pas d'importance. Maintenant tout est remis au pire,
-par cette folle envie d'entendre dire du mal de soi, qui hante certaines
-gens comme un démon! Si Edgar n'avait pas écouté notre conversation,
-il n'en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s'est
-adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que
-j'avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu'à m'enrouer, je n'ai plus
-eu souci de ce qu'ils pouvaient se faire l'un à l'autre; d'autant plus
-que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous
-serions tous séparés l'un de l'autre pour Dieu sait combien de temps.
-Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut
-être lâche et jaloux, j'essaierai de briser leurs cœurs en brisant le
-mien. Ce sera une prompte façon d'en finir, si je suis poussée à
-bout. Mais c'est une conduite à réserver pour un cas désespéré; je
-ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu'à présent il a
-été discret, dans sa crainte de me provoquer; il faut que vous lui
-représentiez le danger qu'il y aurait à quitter cette attitude, et que
-vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la
-frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de
-votre figure cette expression d'apathie, et que vous paraissiez un peu
-plus anxieuse à mon sujet.</p>
-
-<p>Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions
-était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en
-parfaite sincérité. Mais je pensai qu'une personne qui pouvait
-spéculer à l'avance sur l'effet de ses crises de passion pouvait
-aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur
-soi-même dans les cas les plus excitants; et je n'avais aucune envie
-d'alarmer son mari, comme elle disait, et d'ajouter encore à ses
-ennuis, simplement pour servir l'égoïsme de la jeune femme. Aussi ne
-dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir; mais
-je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s'ils
-reprendraient leur querelle. C'est lui qui commença à parler le
-premier.</p>
-
-<p>&mdash;Restez où vous êtes, Catherine! dit-il sans aucune colère dans sa
-voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour
-un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier
-avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements
-de ce soir, vous avez l'intention de continuer votre intimité avec...</p>
-
-<p>&mdash;Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par
-pitié, finissez-en pour maintenant! Votre sang toujours froid ne
-connaît pas la fièvre; vos veines sont pleines d'eau gelée, mais les
-miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser
-encore plus vite.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M.
-Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et
-cette violence ne m'alarme pas. J'ai découvert que vous pouviez être
-aussi stoïque qu'une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous
-désormais abandonner Heathcliff ou moi? Il est impossible que vous
-soyez en même temps son amie et la mienne; et j'ai absolument besoin de
-savoir lequel des deux vous choisirez.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi, j'ai besoin d'être laissée seule! s'écria Catherine d'un
-ton furieux. Je l'exige; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir
-debout? Edgar, laissez-moi.</p>
-
-<p>Elle tira la sonnette jusqu'à la briser, et j'entrai avec le plus de
-calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l'humeur d'un
-saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant
-de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle
-voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec
-une expression soudaine d'inquiétude et de regret. Il me dit d'aller
-chercher un peu d'eau, car elle n'avait plus de souffle pour parler. Je
-rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui
-jetai sur la figure; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide,
-renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d'un coup livides,
-prenaient l'aspect de la mort. Linton était terrifié.</p>
-
-<p>&mdash;Cela n'a pas d'importance, murmurai-je. Je voulais l'empêcher de
-céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur.</p>
-
-<p>&mdash;Mais elle a du sang sur ses lèvres! dit-il en frissonnant.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis
-comment, avant qu'il n'arrivât, elle avait pris la résolution d'avoir
-une crise de fureur. J'eus l'imprudence de lui faire ce rapport à haute
-voix, et elle m'entendit; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses
-épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras
-faisant saillie d'une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir
-au moins quelques os brisés; mais elle ne fit que regarder autour
-d'elle quelques instants, et s'élança hors de l'appartement. Le
-maître m'ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu'à la porte de sa
-chambre; mais elle m'empêcha d'y entrer en s'enfermant à clé.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre
-pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui
-apporte son déjeuner dans sa chambre.</p>
-
-<p>&mdash;Non! répondit-elle d'un ton péremptoire. Je répétai la même
-question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le
-matin d'après. M. Linton de son côté passait son temps dans la
-bibliothèque, sans s'informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu
-une heure d'entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible
-pour arracher d'elle l'expression du sentiment d'horreur que devaient
-lui avoir inspiré les avances d'Heathcliff; mais il ne put avoir d'elle
-que des réponses évasives, et dut clore l'examen sans avoir
-satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si
-elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne
-prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle
-et lui.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h4>
-
-
-<p>Pendant que Miss Linton errait dans le parc et le jardin, toujours
-silencieuse et presque toujours en larmes, et pendant que son frère
-restait enfermé parmi des livres qu'il n'ouvrait jamais, gardant sans
-cesse, je suppose, un vague espoir que Catherine se repentirait de sa
-conduite et viendrait d'elle-même lui demander pardon et chercher à se
-réconcilier; et pendant qu'elle s'obstinait à jeûner, avec l'idée
-sans doute que, à chaque repas, Edgar était prêt à étouffer de ne
-pas la voir et que l'orgueil seul le retenait d'aller se jeter à ses
-pieds; je continuais, moi, à m'occuper de mes devoirs de ménage,
-convaincue que la Grange n'avait dans ses murs qu'une seule âme
-sensée, et que celle-là était logée dans mon corps. Je ne répandais
-pas mes condoléances sur la demoiselle ni mes supplications sur ma
-maîtresse; et je ne faisais pas grande attention aux soupirs de mon
-maître, qui avait soif d'entendre le nom de sa dame, depuis qu'il ne
-pouvait plus entendre sa voix. Je résolus de les laisser en venir à
-bout comme il leur plairait; et bien que ce fut un procédé d'une
-lenteur fatigante, il me sembla enfin qu'il allait amener de bons
-résultats.</p>
-
-<p>Le troisième jour, Madame Linton ouvrit sa porte, et, ayant épuisé
-toute sa provision d'eau, en désira une nouvelle, en même temps qu'un
-pot de tisane, car elle croyait qu'elle allait mourir. Je vis bien que
-c'était là un discours destiné aux oreilles d'Edgar; et comme je ne
-croyais pas qu'elle dit vrai, je le gardai pour moi, me contentant de
-lui apporter du thé et du pain grillé. Elle mangea et but avec
-empressement; puis elle retomba sur son oreiller en se tordant les mains
-et en grommelant: «Oh! je veux mourir, criait-elle, puisque personne ne
-se soucie de moi. Je regrette d'avoir mangé cela.» Un bon moment
-après je l'entendis murmurer: «Non je ne veux pas mourir&mdash;il s'en
-réjouirait&mdash;il ne m'aime pas du tout&mdash;il ne me regretterait
-jamais.»</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous besoin de quelque chose? madame, demandai-je, gardant
-toujours mon attitude réservée, malgré son air de fantôme et
-l'étrange exagération de ses manières.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est ce qu'il fait, cet être apathique? demanda-t-elle, en
-relevant de son visage amaigri les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé
-en léthargie, ou mort?</p>
-
-<p>&mdash;Nullement, répondis-je, si c'est de M. Linton que vous voulez
-parler. Il va assez bien, je pense, bien que ses études l'absorbent plus
-qu'il ne faudrait; il est tout le temps parmi ses livres, depuis qu'il n'a
-pas d'autre société.</p>
-
-<p>Je n'aurais pas parlé de la sorte si j'avais connu son véritable
-état, mais je ne pouvais me débarrasser de l'idée qu'elle jouait en
-grande partie un rôle.</p>
-
-<p>&mdash;Parmi ses livres, cria-t-elle confondue, et je suis mourante! Au
-bord du tombeau! Mon Dieu! Sait-il combien je suis changée?
-continua-t-elle, regardant son image dans un miroir pendu au mur opposé.
-Est-ce là Catherine Linton! Il s'imagine que je plaisante, que je joue une
-comédie, peut-être! Ne pouvez-vous pas lui dire que c'est terriblement
-sérieux? Nelly, si ce n'est pas trop tard, aussitôt que je saurai ses
-sentiments, je choisirai entre ces deux partis: ou bien de me laisser
-mourir tout de suite, ce qui ne sera un châtiment pour lui que s'il a
-encore un cœur, ou bien de recouvrer la santé et de quitter le pays.
-Ce que vous me dites sur lui, est-ce la vérité? Prenez garde. Est-il
-réellement tout à fait indifférent au sujet de mon existence?</p>
-
-<p>&mdash;Eh! Madame, répondis-je, le maître n'a aucune idée que vous soyez
-malade; et naturellement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir
-de faim.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne me croyez pas? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai?
-persuadez-le-lui! Parlez pour votre compte, dites que vous êtes sûre
-que je le ferai.</p>
-
-<p>&mdash;Non, vous oubliez, Madame Linton que vous avez mangé ce soir avec
-plaisir et que demain vous en sentirez les bons effets.</p>
-
-<p>&mdash;Si seulement j'étais certaine de me tuer ainsi, interrompit-elle,
-je me tuerais aussitôt! Ces trois affreuses nuits, je n'ai pas fermé les
-yeux, et oh! j'ai été torturée, j'ai été hantée, Nelly! Mais je
-commence à m'imaginer que vous ne m'aimez pas. Comme c'est étrange! Je
-pensais que, bien que tous se détestaient et se méprisaient l'un
-l'autre, personne ne pouvait s'empêcher de m'aimer, et en quelques
-heures, tous sont devenus mes ennemis; tous assurément, tous ceux
-d'ici. Comme c'est terrible de mourir entourée par leurs froides
-figures! Isabella, terrifiée et écœurée, ayant peur d'entrer dans la
-chambre: ce serait si affreux de voir mourir Catherine! Et Edgar se
-tenant debout solennellement à mon chevet pour me voir mourir, et alors
-offrant des prières de remerciement à Dieu pour avoir remis la paix
-dans sa maison, et s'en retournant à ses livres. Au nom du ciel,
-qu'a-t-il donc à faire avec ses livres pendant que je suis en train de
-mourir?</p>
-
-<p>Elle ne pouvait se faire à cette idée que je lui avais mise dans la
-tête, de la résignation philosophique de M. Linton. À force de la
-retourner, son irritation fiévreuse devint de la folie, et elle se mit
-à déchirer l'oreiller avec ses dents; puis, se relevant toute
-brûlante, elle désira avoir la fenêtre ouverte. Nous étions au
-milieu de l'hiver, le vent soufflait violent du nord-ouest, et je
-refusai de lui obéir. Les expressions qui se succédaient sur sa
-figure, et les changements de ses humeurs commençaient à m'alarmer
-sérieusement: je me rappelais sa première maladie, et comment le
-docteur avait recommandé de ne pas la contrarier. Une minute
-auparavant, elle était violente; maintenant mollement accoudée et sans
-relever mon refus de lui obéir, elle paraissait trouver une distraction
-enfantine à tirer les plumes de l'oreiller par les déchirures qu'elle
-avait faites, et à les ranger suivant leurs différentes espèces.</p>
-
-<p>&mdash;Ceci est d'un dindon, se murmurait-elle à elle-même, et ceci d'un
-canard sauvage; et ceci d'un pigeon. Ah! ils mettent des plumes de
-pigeon dans l'oreiller&mdash;rien d'étonnant à ce que je ne puisse pas
-mourir.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez cette besogne d'enfant, lui dis-je, lui enlevant
-l'oreiller et retournant les trous du côté du matelas, car elle enlevait
-maintenant les plumes par poignées. Recouchez-vous et fermez vos yeux, vous
-délirez. Voilà une moisson, le duvet vole comme de la neige!</p>
-
-<p>J'allais ça et là le ramassant.</p>
-
-<p>&mdash;Nelly, poursuivit-elle d'une voix rêveuse, je vois en vous une
-vieille femme, vous avez des cheveux gris et les épaules courbées. Ce
-lit est la cave des fées sous Penniston Crag, et vous êtes en train de
-recueillir des boucles de follets pour mettre à mal nos génisses, et
-vous prétendez, parce que je suis là, que ce sont seulement des
-flocons de laine. Voilà à quoi vous en serez dans cinquante ans d'ici,
-car je sais que vous n'êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas,
-vous vous trompez, car j'ai conscience qu'il est nuit, et qu'il y a deux
-chandelles sur la table qui font reluire l'armoire sombre comme du jais.</p>
-
-<p>&mdash;L'armoire? où est-elle, demandai-je; vous parlez dans votre
-sommeil?</p>
-
-<p>&mdash;Elle est contre le mur, comme toujours. Elle a un air étrange:
-j'y vois une figure.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas d'armoire dans la chambre, et jamais il n'y en a eu,
-dis-je, me rasseyant: et je soulevai le rideau pour pouvoir l'observer.</p>
-
-<p>&mdash;Ne voyez-vous pas cette figure? demanda-t-elle, regardant
-fixement le miroir.</p>
-
-<p>J'eus beau dire, je ne pus lui faire comprendre que c'était sa figure
-à elle. Je me levai et le couvris d'un châle.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est toujours derrière! poursuivit-elle avec anxiété, et elle
-a bougé. Qui est-ce? J'espère qu'elle ne va pas sortir quand vous serez
-partie. Oh Nelly, la chambre est hantée! J'ai peur d'être seule.</p>
-
-<p>Je pris sa main dans la mienne et lui ordonnai de se tranquilliser, car
-une série de tressaillements la convulsaient, et elle tenait à garder
-son regard fixé sur le miroir.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a personne ici, insistai-je, c'était vous même, Madame
-Linton: vous l'avez reconnu il y a un moment.</p>
-
-<p>&mdash;Moi-même! Et l'horloge sonne minuit! C'est vrai alors, que c'est
-effrayant.</p>
-
-<p>Ses doigts ramassèrent les draps et les amoncelèrent sur ses yeux. Je
-fis un effort pour aller vers la porte avec l'intention d'appeler son
-mari, mais je fus ramenée en arrière par un cri perçant: le châle
-était tombé du miroir.</p>
-
-<p>&mdash;Eh quoi, qu'est-ce qu'il y a, criai-je? Qu'est-ce qui la prend à
-présent? Réveillez-vous. C'est la glace, le miroir, Mme Linton; et
-c'est vous-même que vous y voyez, et me voilà moi aussi, à côté de
-vous.</p>
-
-<p>Tremblante et égarée, elle me retenait fiévreusement, mais
-l'expression d'horreur avait par degrés disparu de sa figure, sa
-pâleur était remplacée par une rougeur de honte.</p>
-
-<p>&mdash;Oh chère! je croyais que j'étais à la maison, couchée dans ma
-chambre à Wuthering Heights. Je suis si faible que mon cerveau s'est
-troublé et que j'ai crié sans en avoir conscience. Ne dites rien, mais
-restez avec moi. J'ai peur de dormir.</p>
-
-<p>&mdash;Un bon sommeil vous fera bien, madame, répondis-je, et j'espère
-que ces souffrances vous empêcheront de recommencer à vous laisser mourir
-de faim.</p>
-
-<p>&mdash;Oh si j'étais seulement dans mon lit, dans la vieille maison!
-continua-t-elle amèrement, en se tordant les mains. Et ce vent qui
-souffle dans les pins! Laissez-moi le sentir, il vient tout droit de la
-lande, laissez-moi en avoir un souffle!</p>
-
-<p>Pour la calmer, j'entr'ouvris quelques secondes la fenêtre. Une brise
-froide s'élança dans la chambre; je refermai et revins à mon poste.
-À présent, elle était couchée tranquille, le visage baigné de
-larmes. L'épuisement du corps avait entièrement dompté son esprit:
-notre ardente Catherine ne valait pas mieux qu'un enfant pleurant.</p>
-
-<p>&mdash;Combien y a-t-il de temps que je me suis enfermée ici?
-demanda-t-elle, revivant tout à coup.</p>
-
-<p>&mdash;C'était lundi soir, répondis-je, et nous sommes jeudi soir, ou
-plutôt vendredi matin.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi, de la même semaine! s'écria-t-elle; seulement si peu de
-temps!</p>
-
-<p>&mdash;C'est un temps assez long, pour ne vivre que d'eau froide et de
-mauvaise humeur, observai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, il me semble qu'il y a un nombre d'heures terrible,
-murmura-t-elle avec un accent de doute; il doit y avoir plus longtemps.
-Je me rappelle que j'étais dans le parloir après leur dispute, et
-qu'Edgar m'a cruellement provoquée, et que je me suis enfuie
-désespérée dans cette chambre. Aussitôt que j'eus barré la porte,
-une obscurité absolue s'abattit autour de moi et je tombai sur le
-plancher. Je ne pouvais expliquer à Edgar combien j'étais certaine
-d'avoir un accès, ou de devenir folle furieuse, s'il s'obstinait à me
-vexer. Je n'avais aucun empire sur ma langue ni mon cerveau, et lui
-peut-être ne devinait pas mon agonie; c'est à peine si j'ai eu assez
-de sens pour essayer d'échapper à lui et à sa voix. Avant que je me
-sois remise assez pour voir et entendre, il commença à faire sombre,
-et, Nelly, je vais vous dire ce que j'ai pensé, et ce qui a continué
-à me repasser dans l'esprit au point que j'ai craint pour ma raison.
-Pendant que j'étais couchée là, avec ma tête contre ce pied de
-table, et mes yeux discernant vaguement le carré gris, de la fenêtre,
-il me sembla que j'étais à la maison, enfermée dans le lit aux
-panneaux de chêne; et mon cœur souffrait de quelque grande souffrance
-que je n'ai pu me rappeler en me réveillant. Je songeais et m'épuisais
-pour découvrir ce que ce pouvait être et, chose très étrange, toutes
-les sept dernières années de ma vie s'étaient effacées de mon
-esprit. Je ne me rappelais même pas qu'elles eussent existé. J'étais
-un enfant; mon père venait d'être enterré, ma misère naissait de la
-séparation qu'avait ordonnée Hindley entre Heathcliff et moi. Pour la
-première fois, je me trouvais couchée seule; et, m'éveillant d'un
-sommeil désagréable après une nuit de larmes, je soulevai ma main
-pour repousser les panneaux; ma main frappa la planche de cette table,
-la fit glisser le long du tapis, et alors ma mémoire me revint tout
-d'un coup; mon angoisse récente s'engloutit dans un paroxysme de
-désespoir. Je ne puis dire pourquoi je me sentais si affreusement
-misérable; ce doit avoir été un instant de folie, car il n'y a guère
-de quoi. Mais de supposer qu'à douze ans, j'aie été privée des
-Heights, et de tous mes liens d'autrefois, et de mon tout, comme
-Heathcliff l'était à ce moment, et que j'aie été convertie tout à
-coup en Madame Linton, la maîtresse de Thrushcross Grange et la femme
-d'un étranger; une exilée, une bannie de ce qui avait été mon monde!
-Vous faites-vous une idée de l'abîme où je roulais? Vous pouvez
-secouer la tête, Nelly, c'est vous qui avez aidé à mon malheur. Vous
-auriez dû parler à Edgar et le forcer à me laisser en paix. Oh, je
-brûle! Je voudrais être de nouveau une jeune fille, à demi sauvage et
-hardie et libre, et me riant des injures au lieu d'en être affolée.
-Pourquoi suis-je si changée? Je suis sûre que je redeviendrais
-moi-même si je pouvais me retrouver sur la bruyère de ces collines.
-Rouvrez la fenêtre toute grande; laissez-la ouverte. Vite, pourquoi ne
-bougez-vous pas?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que je ne veux pas vous faire mourir en vous laissant
-prendre froid.</p>
-
-<p>&mdash;Dites plutôt que vous ne voulez pas me donner une chance de vie,
-reprit-elle d'un ton sombre. Pourtant, je puis encore m'aider moi-même:
-je vais ouvrir.</p>
-
-<p>Et, se glissant hors du lit avant que j'aie pu l'en empêcher, elle
-traversa la chambre d'un pas incertain, ouvrit vivement la fenêtre, et
-se pencha dehors, sans souci de l'air glacial qui frappait ses épaules
-comme un couteau. Je la menaçai, et enfin j'essayai de la forcer à se
-retirer. Mais je vis bientôt que son délire lui avait donné une force
-bien au-dessus de la mienne; car elle était en délire j'en fus
-convaincue par la suite de ses actions et de ses discours. Il n'y avait
-pas de lune, et toutes choses à l'entour reposaient dans une obscurité
-brumeuse; pas une lumière ne brillait près ou loin, sans compter que
-les lumières de Wuthering Heights n'étaient jamais visibles de là, et
-cependant elle affirmait qu'elle les voyait reluire.</p>
-
-<p>&mdash;Regardez, criait-elle fiévreusement, voilà ma chambre avec la
-chandelle allumée et les arbres que le vent agite; et l'autre chandelle
-est dans le grenier de Joseph. Joseph veille très tard, n'est-ce pas?
-Il attend que je revienne pour fermer la grand'porte. Eh bien, il
-attendra encore un moment; c'est un dur voyage et j'ai le cœur triste
-pour le faire; et il faut que nous passions aujourd'hui par le
-cimetière de Gimmerton. Souvent nous avons bravé ensemble ses
-fantômes et nous nous sommes encouragés l'un l'autre à nous tenir
-debout parmi les tombes et à les appeler. Mais, Heathcliff, si je vous
-y encourage maintenant, l'oserez-vous? Si vous le faites, je vous
-garderai. Je ne veux pas rester seule étendue ici; ils peuvent
-m'enterrer à douze pieds sous la terre, et abattre l'église sur moi,
-je n'aurai pas de repos jusqu'à ce que vous soyez avec moi, non,
-jamais!</p>
-
-<p>Elle s'arrêta, et reprit avec un étrange sourire: «Il hésite, il
-aimerait mieux me voir venir à lui! Alors, trouvez un moyen, et pas par
-ce cimetière! Comme vous êtes lent! Soyez content, vous m'avez
-toujours suivie.»</p>
-
-<p>Comprenant qu'il était vain de raisonner contre sa folie, je me
-demandais comment je pourrais saisir quelque chose pour la couvrir sans
-cesser de la tenir, car je ne pouvais la laisser seule auprès de cette
-fenêtre ouverte, quand, à ma consternation, j'entendis le loquet de la
-porte se soulever et M. Linton entra. Il ne faisait que de descendre de
-la bibliothèque; en passant dans le corridor, il avait remarqué notre
-conversation et avait été attiré par la curiosité, ou la peur, et il
-était entré pour voir ce que cela signifiait à une heure aussi
-tardive.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, monsieur, criai-je, en réponse à l'exclamation sortie de ses
-lèvres devant le spectacle qu'il voyait, ma pauvre maîtresse est
-malade et je ne puis absolument rien sur elle; venez, je vous en prie,
-et persuadez-la d'aller au lit. Oubliez votre colère, car elle est
-difficile à mener dans une autre voie que la sienne.</p>
-
-<p>&mdash;Catherine malade! dit-il, se hâtant vers nous. Fermez la fenêtre,
-Ellen! Catherine, pourquoi?... Il se tut; l'apparence hagarde de Madame
-Linton l'empêcha de parler et il ne put que promener d'elle sur moi un
-regard d'horreur stupéfaite.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est restée à s'agiter ici, continuai-je, sans presque rien
-manger, et sans jamais se plaindre. Elle n'a voulu laisser entrer
-personne jusqu'à ce soir, de sorte que nous n'avons pas pu vous
-informer de son état, ne le connaissant pas nous-mêmes, mais ce n'est
-rien.</p>
-
-<p>Je sentis que je donnais ces explications de la façon la plus gauche;
-le maître fronça les sourcils.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est rien, dites-vous, Ellen Dean? me répondit-il durement.
-Il faudra pourtant que vous m'expliquiez plus clairement pourquoi vous
-m'avez laissé dans l'ignorance de ceci!</p>
-
-<p>Et il prit sa femme dans ses bras, et la considéra avec angoisse.</p>
-
-<p>Elle d'abord ne parut pas le reconnaître; il était invisible à ses
-yeux égarés. Pourtant son délire pouvait changer de sujet; cessant de
-contempler la nuit au dehors, elle concentra par degrés son attention
-sur lui, et finit par découvrir qui c'était qui la retenait.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, vous voici venu, n'est-ce pas, Edgar Linton? dit-elle avec
-une animation fâchée. Vous êtes une de ces choses que l'on trouve
-toujours quand on en a le moins besoin, et jamais quand il faudrait. Je
-suppose que nous allons avoir à présent une abondance de lamentations,
-je vois bien que nous allons l'avoir; mais elles ne m'empêcheront pas
-d'aller dans mon étroite maison là-bas, mon lieu de repos, où je me
-suis engagée à être avant la fin du printemps. C'est là-bas,
-entendez-vous, non parmi les Linton, sous le toit de la chapelle, mais
-en plein air, avec une pierre en tête; et vous aurez à choisir pour
-aller soit vers eux ou vers moi.</p>
-
-<p>&mdash;Catherine, qu'avez-vous fait? commença le maître, ne suis-je plus
-rien pour vous? Aimez-vous vraiment ce misérable Heath....</p>
-
-<p>&mdash;Silence! cria Madame Linton, silence en ce moment! Mentionnez ce
-nom encore une fois et je termine l'affaire aussitôt en me jetant par la
-fenêtre. Ce que vous touchez à présent, vous pouvez l'avoir, mais mon
-âme sera au bas de cette colline avant que vous ne remettiez la main
-sur moi. Je n'ai pas besoin de vous, Edgar, j'ai fini d'avoir besoin de
-vous. Retournez à vos livres, je suis heureuse que vous possédiez une
-consolation, car tout ce qui était à vous en moi s'est enfui.</p>
-
-<p>&mdash;Son esprit divague, monsieur, hasardai-je; elle a déliré toute la
-soirée; mais laissez-la avoir du repos et une surveillance convenable,
-et elle se remettra. Désormais, nous aurons à être plus prudents
-quand il s'agira de la contrarier.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne désire désormais aucun avis de vous, répondit M. Linton;
-vous connaissiez la nature de votre maîtresse et vous m'avez encouragé à
-la tourmenter. Et ne pas me dire un mot qui me fasse soupçonner comment
-elle a été pendant ces trois jours, c'est vraiment manquer de cœur!
-Des mois de maladie n'auraient pas causé un tel changement!</p>
-
-<p>Je commençai à me défendre moi-même, jugeant trop mauvais d'être
-blâmée pour la perversité d'une autre.</p>
-
-<p>&mdash;Je savais que Madame Linton avait une nature impérieuse et
-obstinée, criai-je, mais je ne savais pas que vous désiriez encourager la
-sauvagerie de son caractère. Je ne savais pas que, pour lui être
-agréable, j'aurais dû sourire à M. Heathcliff. J'ai rempli le devoir
-d'une domestique fidèle en vous faisant mon rapport, et voici que je
-touche vraiment les gages d'une domestique fidèle! Eh bien, j'y
-prendrai garde la prochaine fois. La prochaine fois, vous aurez à vous
-renseigner vous-même.</p>
-
-<p>&mdash;La prochaine fois que vous me ferez un rapport semblable, vous
-quitterez mon service, Ellen Dean, répliqua-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Je suppose qu'alors vous préférez ne rien savoir de l'affaire?
-monsieur Linton, dis-je. Heathcliff a votre permission pour venir faire
-la cour à Miss, et pour entrer dans la maison dès que vous êtes
-absent, dans le but d'empoisonner la maîtresse contre vous!</p>
-
-<p>Confuses qu'elles étaient, les pensées de Catherine s'appliquaient à
-suivre notre conversation.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Nelly m'a trahie! s'écria-t-elle passionnément; Nelly est mon
-ennemie cachée. Vous, sorcière! Laissez-moi aller vers elle et je la
-ferai se repentir!</p>
-
-<p>Une manie furieuse s'allumait dans ses yeux; elle luttait
-désespérément pour se dégager des bras de Linton. Je ne me sentais
-nullement disposée à risquer l'événement; et je quittai la chambre,
-prenant sur ma responsabilité d'aller chercher le secours du médecin.</p>
-
-<p>En traversant le jardin pour arriver à la route, à un endroit où est
-enfoncé dans le mur un crochet à bride, je vis quelque chose de blanc
-qui faisait des mouvements irréguliers, poussé évidemment par autre
-chose que le vent. Malgré ma hâte, je m'arrêtai pour l'examiner, afin
-de ne pas avoir à m'imaginer plus tard que c'était une apparition de
-l'autre monde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en
-découvrant, par le toucher plus que par la vue, le lévrier de Miss
-Isabella, Fanny, suspendu à un mouchoir, et tout près d'étouffer. Je
-m'empressai de relâcher l'animal et de le conduire au jardin. Je
-l'avais vu suivre sa maîtresse dans sa chambre quand elle était allée
-au lit; et je me demandais comment il pouvait être descendu là et
-quelle méchante personne avait pu le traiter de la sorte. Pendant que
-je détachais le mouchoir du crochet, il me sembla saisir à plusieurs
-reprises le bruit de pas de chevaux galopant à quelque distance; mais
-il y avait tant de choses pour occuper mes réflexions que c'est à
-peine si j'accordai une pensée à cette circonstance, bien que ce fut
-un bruit étrange, en ce lieu, à deux heures du matin.</p>
-
-<p>M. Kenneth, par bonheur, sortait justement de chez lui pour voir un
-malade dans le village, au moment où j'arrivai; et le récit que je lui
-fis de la maladie de Catherine Linton le détermina à m'accompagner
-aussitôt à la Grange. C'est un homme simple et rude; il ne se fit pas
-scrupule de me dire combien il doutait qu'elle survécût à cette
-seconde attaque, à moins qu'elle ne se montrât plus soumise à sa
-direction qu'elle n'avait fait auparavant.</p>
-
-<p>&mdash;Nelly Dean, dit-il, je ne puis m'empêcher de supposer qu'il y a à
-cela une cause exceptionnelle. Que s'est-il passé à la Grange? On nous
-a rapporté ici des choses singulières. Une fille solide et courageuse
-comme Catherine ne tombe pas malade pour une bagatelle; comment cela
-a-t-il commencé?</p>
-
-<p>&mdash;Le maître vous en informera, répondis-je; mais vous connaissez
-les dispositions violentes des Earnshaw, et Madame Linton les possède
-toutes. Ce que je puis vous dire, c'est que tout a commencé par une
-querelle. Pendant une tempête de passion, elle a été frappée d'une
-sorte d'accès. C'est du moins son explication à elle, car elle s'est
-enfuie au plus fort de sa crise et s'est enfermée. Après cela, elle a
-refusé de manger, et maintenant tantôt elle divague, et tantôt reste
-dans un demi-sommeil; reconnaissant les personnes qui l'entourent, mais
-ayant l'esprit rempli de toutes sortes d'idées et d'illusions.</p>
-
-<p>&mdash;M. Linton va être bien affligé? observa Kenneth.</p>
-
-<p>&mdash;Affligé? Il se brisera le cœur si quelque chose arrive!
-répondis-je; ne l'alarmez pas plus que de nécessité.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je lui ai dit de prendre garde, dit le médecin, et il
-aura à supporter la conséquence d'avoir négligé mon avertissement.
-N'a-t-il pas été intime avec M. Heathcliff, ces temps derniers?</p>
-
-<p>&mdash;Heathcliff vient souvent à la Grange, répondis-je, bien que ce
-soit plutôt parce que la maîtresse l'a connu autrefois que parce que le
-maître aime sa compagnie. Mais à présent, il est débarrassé de
-l'embarras de venir, et cela à cause de certaines aspirations
-présomptueuses vers Miss Linton. J'ai peine à croire qu'on le reçoive
-de nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Et est-ce que Miss Linton lui a tourné le dos?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas dans sa confidence, répondis-je, répugnant à
-continuer ce sujet.</p>
-
-<p>&mdash;Non, c'est une personne renfermée, remarqua-t-il en secouant la
-tête; elle ne prend avis que d'elle-même. Mais elle est réellement
-une petite folle. Je tiens d'une bonne autorité que, la nuit passée,
-elle et Heathcliff se promenaient dans la plantation derrière votre
-maison, vers deux heures; et il la pressait de ne pas rentrer dans la
-maison, mais de monter sur son cheval et de partir avec lui. Celui qui
-m'a rapporté ce fait m'a dit que la jeune fille n'avait pu faire cesser
-ses instances qu'en donnant sa parole d'honneur d'être prête lors du
-prochain rendez-vous; quand il doit avoir lieu, on ne l'a pas entendu;
-mais vous devez presser M. Linton de faire bonne garde.</p>
-
-<p>Ces nouvelles ajoutèrent à mes frayeurs; je dépassai Kenneth, et
-c'est en courant que je fis la plus grande partie du chemin de retour.
-Le petit chien aboyait dans le jardin. Je perdis une minute pour lui
-ouvrir la porte, mais au lieu d'aller vers la maison, il continua à
-courir çà et là, reniflant l'herbe, et il se serait enfui sur la
-route si je ne l'avais pas saisi et emporté avec moi. En entrant dans
-la chambre d'Isabella, je vis mes soupçons confirmés; la chambre
-était vide. Si j'avais pu la prévenir il y a quelques heures, la
-maladie de Madame Linton aurait peut-être arrêté sa démarche
-irréfléchie. Mais à présent, que faire? Il y avait bien une
-possibilité de les surprendre en se mettant aussitôt à leur
-poursuite; mais moi-même je ne pouvais les poursuivre, et je n'osais
-pas mettre la maison en émoi, la remplir de confusion, et encore moins
-dévoiler la chose à mon maître, absorbé qu'il était dans l'autre
-malheur, et n'ayant plus de cœur de reste pour celui-là. Je ne vis
-rien d'autre à faire que de me taire et de laisser prendre aux choses
-leur cours naturel; et lorsque Kenneth arriva, je me fis de mon mieux
-une contenance pour aller l'annoncer. Catherine couchée dormait d'un
-sommeil agité; son mari avait réussi à calmer l'excès de frénésie;
-maintenant il était appuyé au-dessus de l'oreiller, observant toutes
-les ombres et tous les changements de sa figure.</p>
-
-<p>Le médecin, après avoir examiné le cas, exprima l'espoir d'une issue
-favorable, si seulement nous pouvions maintenir autour de la malade une
-tranquillité parfaite et constante. Mais il me dit ensuite à moi que
-le danger qui menaçait n'était pas autant la mort que la folie
-définitive.</p>
-
-<p>Je ne fermai pas l'œil de cette nuit, non plus que M. Linton. Nous ne
-nous étions pas couchés. Le lendemain matin les domestiques se
-levèrent avant l'heure habituelle, marchant à travers la maison d'un
-pas furtif, et échangeant des murmures quand ils se rencontraient.
-Chacun était debout, excepté Miss Isabella, et l'on commença à
-s'étonner de la durée de son sommeil. Son frère me demanda si elle
-n'était pas levée et parut impatient de la voir, froissé aussi du peu
-d'anxiété qu'elle montrait pour l'état de sa belle-sœur. Je tremblai
-à l'idée qu'il pouvait m'ordonner d'aller la chercher; mais le ciel
-m'épargna l'angoisse d'être la première à révéler sa fuite. Une
-des servantes, une fille insouciante qui était allée de bonne heure
-faire une commission à Gimmerton, arriva toute essoufflée dans la
-chambre, la bouche ouverte, criant:</p>
-
-<p>&mdash;Oh chère, chère! Qu'est-ce qui va nous arriver maintenant!
-Maître, maître, notre jeune dame...</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous! lui criai-je, enragée de cette attitude
-bruyante.</p>
-
-<p>&mdash;Parlez plus bas, Marie&mdash;de quoi s'agit-il? demanda M.
-Linton; qu'est-ce qui est arrivé à votre jeune dame?</p>
-
-<p>&mdash;Elle est partie, elle est partie! Ce Heathcliff s'est enfui avec
-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas vrai! s'écria Linton, se levant tout agité. Cela ne
-peut pas être; comment cette idée est-elle entrée dans votre tête?
-Ellen Dean, allez la chercher! C'est incroyable, c'est impossible!</p>
-
-<p>En parlant, il entraînait la servante avec lui vers la porte, et lui
-demandait de nouveau les raisons qu'elle avait pour faire cette
-assertion.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, j'ai rencontré sur le chemin, bredouilla-t-elle, le
-garçon qui vient chercher le lait ici, et il m'a demandé si nous n'étions
-pas dans l'embarras à la Grange. Je pensais qu'il voulait parler de la
-maladie de madame, et je répondis oui. Alors il me dit: «On a envoyé
-quelqu'un les poursuivre, n'est-ce pas?» Je le regardais avec
-étonnement. Alors, voyant que je ne savais rien, il me dit comment un
-gentleman et une dame avaient fait halte chez un forgeron, à deux
-milles de Gimmerton, pour faire rattacher un fer à un cheval; et la
-fille du forgeron étant allée voir qui c'était, il se trouva qu'elle
-les connaissait lui et elle. Elle remarqua que l'homme mettait un
-souverain en paiement dans la main de son père. La dame avait un
-manteau sur sa figure; mais elle a demandé un verre d'eau, et, pendant
-qu'elle buvait, le manteau est tombé, de sorte qu'on l'a vue très
-distinctement. Heathcliff tenait les deux brides, et tous deux
-essayaient de cacher leur figure dans le village, et allaient aussi vite
-que la route le permettait. La fille n'a rien dit à son père, mais
-elle l'a dit ce matin à tout Gimmerton en arrivant.</p>
-
-<p>Je courus pour la forme dans la chambre d'Isabella, je ne pus que
-confirmer la triste nouvelle. M. Linton avait repris son siège auprès
-du lit, lorsque je rentrai; il leva ses yeux vers moi, comprit la
-signification des miens, et baissa la tête sans donner un ordre ni
-prononcer un mot.</p>
-
-<p>&mdash;Allons-nous essayer de les surprendre et de la ramener?
-demandai-je. Comment pourrions-nous faire?</p>
-
-<p>&mdash;Elle est partie de son gré, répondit le maître, elle avait le
-droit de partir s'il lui plaisait. Ne me dérangez pas davantage à son
-sujet. Désormais elle n'est ma sœur que de nom, et non parce que je la
-désavoue, mais parce qu'elle m'a désavoué.</p>
-
-<p>Et ce fut tout ce qu'il dit sur cette matière; il ne lui arriva jamais
-les jours suivants de faire une seule question, ni de mentionner sa
-sœur en aucune façon, sauf pour m'ordonner d'envoyer tout ce qu'elle
-avait à elle dans sa maison à sa nouvelle adresse, dès que je la
-connaîtrais.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h4>
-
-
-<p>Deux mois les fugitifs restèrent absents. Pendant ces deux mois, Madame
-Linton traversa la crise d'une terrible fièvre cérébrale. Jamais une
-mère n'aurait soigné son unique enfant avec autant d'attention
-qu'Edgar en mettait à la soigner. Jour et nuit, il veillait, endurant
-patiemment tous les ennuis que pouvaient infliger des nerfs irritables
-et une raison ébranlée; et malgré que Kenneth lui eût affirmé que
-ce qu'il sauvait du tombeau ne le récompenserait qu'en devenant pour
-lui dans l'avenir une source constante d'anxiété, en d'autres termes,
-qu'il avait sacrifié sa santé et sa force pour préserver une simple
-ruine humaine; pourtant sa joie et sa reconnaissance furent infinies
-lorsque la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Sans
-interruption, il restait assis à côté d'elle, suivant tous les
-degrés du retour à la santé physique, et se flattant de l'espoir que
-l'esprit aussi allait reprendre sa santé coutumière.</p>
-
-<p>La première sortie qu'elle fit de sa chambre fut au commencement du
-mois de mars suivant. M. Linton avait mis sur son oreiller ce matin-là
-une poignée de fleurs de safran doré, et l'œil de la jeune femme,
-depuis longtemps étranger à tout spectacle agréable, parut enchanté
-de voir ces fleurs en s'éveillant.</p>
-
-<p>&mdash;Ce sont toujours elles qui fleurissent les premières aux Heights.
-Elles me rappellent la brise délicate du dégel, et les chauds rayons
-du soleil, et la neige presque fondue. Edgar, est-ce que le vent ne
-souffle pas du sud, et est-ce que la neige n'est pas à peu près
-partie?</p>
-
-<p>&mdash;Ici la neige est tout à fait partie, ma chérie, répondit M.
-Linton, et je vois seulement deux taches blanches sur toute l'étendue des
-landes. Le ciel est bleu et les alouettes chantent et les ruisseaux sont
-pleins à déborder. Catherine, le printemps dernier, il y a un an, je
-ne pensais qu'à vous avoir sous ce toit; et maintenant je voudrais que
-vous soyez à un mille ou deux sur ces collines, l'air y souffle si
-doux, je sens que cela vous guérirait.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne serai plus là-bas qu'une fois, désormais, dit la malade, et
-alors vous m'y laisserez et j'y resterai pour toujours. Le printemps
-prochain, vous souhaiterez de nouveau de m'avoir sous ce toit, et vous
-regarderez en arrière, et vous songerez que vous avez été heureux
-aujourd'hui.</p>
-
-<p>Linton lui prodigua les meilleures caresses et essaya de l'égayer par
-les paroles les plus tendres; mais elle, regardant vaguement les fleurs,
-elle laissa, sans y faire attention, les larmes se recueillir dans ses
-yeux et couler le long de ses joues. Nous savions qu'elle allait
-vraiment mieux; aussi nous parut-il que cette dépression pouvait
-provenir beaucoup d'une longue réclusion dans une même chambre, et
-qu'il y avait chance de l'en guérir en lui faisant changer de place. Le
-maître m'ordonna d'allumer du feu dans le parloir, déserté depuis
-bien des semaines, et de mettre une chaise longue auprès de la
-fenêtre, à l'endroit où donnait le soleil; cela fait, il la
-descendit. Elle resta assise un long moment à jouir de la bonne
-chaleur, et, comme nous nous y étions attendus, la vue des objets qui
-l'entouraient la fit revivre: objets qui, tout en lui étant familiers,
-étaient libres des souvenirs lugubres qui s'étaient attachés à sa
-chambre de malade. Le soir venu, elle parut très épuisée; mais aucun
-argument ne put la décider à retourner dans sa chambre, et j'eus à
-arranger pour elle le sofa du parloir, en attendant qu'une autre chambre
-lui fut préparée. Pour obvier à la fatigue de monter et de descendre
-l'escalier, nous l'installâmes dans cette chambre-ci, où vous êtes à
-présent, au même étage que le parloir; et bientôt elle se sentit
-assez forte pour aller d'une chambre à l'autre, en s'appuyant sur le
-bras d'Edgar. Ah! je pensais bien à présent qu'elle allait recouvrer
-la santé, cette santé si espérée autour d'elle. Et il y avait une
-double cause pour la désirer, car de l'existence de Catherine
-dépendait celle d'une autre personne. M. Linton pourrait se réjouir de
-la naissance d'un héritier, et ses terres seraient ainsi affranchies de
-la griffe d'un étranger.</p>
-
-<p>J'aurais dû vous dire que, environ six semaines après son départ,
-Isabella avait envoyé à son frère une courte note annonçant son
-mariage avec Heathcliff. La note était sèche et froide; mais tout en
-bas il y avait, griffonnée au crayon, une confuse apologie, et la
-demande d'un bon souvenir et d'une réconciliation, si sa conduite
-l'avait offensé. Elle affirmait qu'elle ne pouvait maintenant y
-remédier, ni défaire ce qui était fait. Je crois que Linton ne
-répondit rien. Quinze jours après, je reçus moi-même une longue
-lettre qui me parut étrange, venant d'une fiancée à peine sortie de
-sa lune de miel. Je vais vous la lire, car je l'ai conservée. Toutes
-les reliques des morts qu'on a aimés sont précieuses.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">Chère Ellen,</p>
-
-<p>«Je suis arrivée hier soir à Wuthering Heights où j'ai appris pour
-la première fois que Catherine a été et est encore malade. Je suppose
-donc qu'il serait impossible de lui écrire; et mon frère est ou trop
-fâché ou trop désolé pour répondre à la lettre que je lui ai
-envoyée. Il faut pourtant que j'écrive à quelqu'un, et n'ayant pas à
-choisir, je m'adresse à vous.</p>
-
-<p>Informez Edgar que je donnerais le monde pour revoir son visage, que mon
-cœur est revenu à Trushcross-Grange vingt-quatre heures après que je
-l'ai quittée, et que c'est là qu'il est en ce moment, plein de chaude
-tendresse pour lui et pour Catherine. Pourtant je ne puis l'y suivre; il
-ne faut pas qu'ils m'attendent et je les laisse en tirer les conclusions
-qu'ils voudront, pourvu seulement qu'ils n'attribuent pas ma conduite à
-la faiblesse de ma volonté ou de mon affection.</p>
-
-<p>Le reste de la lettre est pour vous seule. Je veux vous demander deux
-questions. D'abord, comment avez-vous fait pour garder les sentiments
-généreux de la nature humaine pendant que vous résidiez ici? Je ne
-vois aucun sentiment que les gens qui m'entourent partagent avec moi.</p>
-
-<p>La seconde question m'intéresse beaucoup: cet homme, ce M. Heathcliff,
-est-il un homme? Si oui, est-il fou? Et si non, est-il un démon? Je ne
-veux pas vous dire les raisons qui me font faire cette question; mais je
-vous supplie de m'expliquer si vous le pouvez qui j'ai épousé,
-c'est-à-dire quand vous viendrez me voir, et il faut que vous veniez
-bientôt, Ellen. N'écrivez pas, mais venez, et rapportez-moi quelque
-chose d'Edgar.</p>
-
-<p>Apprenez maintenant comment j'ai été reçue dans ma nouvelle maison.
-C'est pour m'amuser que j'insiste sur des sujets tels que le manque de
-confort extérieur. En réalité, ils ne m'occupent jamais, et je rirais
-et danserais de joie si je découvrais que leur absence est ma seule
-misère réelle, et que le reste n'est qu'un mauvais rêve.</p>
-
-<p>Le soleil se couchait derrière la Grange lorsque nous arrivâmes sur la
-lande, il devait être six heures; mon compagnon s'arrêta une
-demi-heure pour inspecter le parc et les jardins et probablement le lieu
-lui-même; de sorte qu'il faisait nuit lorsque nous descendîmes de
-cheval dans la cour pavée de la ferme, où votre vieux compagnon Joseph
-sortit pour nous recevoir, s'éclairant d'une chandelle fumeuse. Il
-s'acquitta de cette mission avec une courtoisie toute à son avantage.
-D'abord il éleva sa torche au niveau de ma figure, fit une grimace
-maligne, projeta sa lèvre inférieure, et se détourna; puis il prit
-les deux chevaux et les conduisit à l'écurie, et reparut de nouveau
-pour verrouiller la grand'porte, comme si nous vivions dans un château
-féodal.</p>
-
-<p>Heathcliff s'arrêta pour lui parler et j'entrai dans la cuisine, un
-trou sale et sans ordre que certainement vous ne reconnaîtriez pas,
-tant il doit avoir changé depuis votre départ. Auprès du feu se
-tenait un enfant à la mine canaille, solide dans ses membres et
-malpropre dans ses vêtements, avec des yeux et une bouche qui
-rappelaient Catherine.</p>
-
-<p>&mdash;Ceci est le neveu légal d'Edgar, pensais-je, et le mien aussi en
-un sens. Je dois lui serrer la main et&mdash;oui&mdash;je dois l'embrasser.
-Il est bon d'établir au début une bonne entente.</p>
-
-<p>Je m'approchai, et, en essayant de prendre son poing calleux, je lui
-dis:</p>
-
-<p>&mdash;Comment allez-vous, mon chéri?</p>
-
-<p>Il répondit dans un jargon que je ne comprenais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vous et moi nous serons amis, Hareton? repris-je.</p>
-
-<p>Un juron, et la menace de lancer Throttler sur moi si je ne
-«décampais» pas, voilà ce que j'eus pour me récompenser de ma
-persévérance.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! Throttler, mon garçon, murmura le petit misérable réveillant
-dans un coin un bouledogue à demi-sauvage. Et maintenant, veux-tu t'en
-aller? demanda-t-il avec autorité.</p>
-
-<p>Toute effrayée, j'obéis: je m'installai sur le seuil pour attendre
-l'arrivée des autres. M. Heathcliff continuait à ne pas se faire voir
-et Joseph, que j'avais suivi à l'écurie et prié de m'accompagner, me
-répondit qu'il avait autre chose à faire et continua son travail, sans
-cesser de remuer ses lourdes mâchoires, avec un regard de mépris sur
-ma toilette et ma contenance.</p>
-
-<p>Je fis le tour de la cour et j'arrivai à une autre porte ou je pris la
-liberté de frapper, dans l'espoir de voir arriver un domestique plus
-obligeant. Après un moment, la porte fut ouverte par un homme de haute
-taille, sans cravate, et d'ailleurs extrêmement mal mis; ses traits
-étaient cachés sous des masses de cheveux touffus; et ses yeux, eux
-aussi, étaient comme des fantômes de ceux de Catherine, avec toute
-leur beauté anéantie.</p>
-
-<p>«Qu'est-ce que vous faites ici, me demanda-t-il en grognant. Qui
-êtes-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Mon nom était Isabella Linton, répondis-je, vous m'avez vue
-auparavant, monsieur, je viens d'épouser M. Heathcliff, et c'est lui
-qui m'a conduite ici, avec votre permission, je suppose.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, il est revenu? demanda le sauvage, avec des yeux de loup
-affamé.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, nous venons d'arriver, mais il m'a laissé à la porte de la
-cuisine, et quand j'ai voulu entrer, votre petit garçon s'est mis en
-sentinelle et m'a effrayée avec l'aide d'un bouledogue.</p>
-
-<p>&mdash;Le damné vilain a bien fait de tenir sa parole! grommela celui
-qui devait être désormais mon hôte, explorant de l'œil les ténèbres
-derrière moi avec l'espoir de découvrir Heathcliff; après quoi, il se
-laissa aller à un monologue d'exécration et de menaces sur ce qu'il
-aurait fait si le «démon» l'avait trompé.</p>
-
-<p>J'eus regret d'avoir tenté cette seconde entrée, et je songeais à
-m'éloigner avant qu'il eût fini ses malédictions; mais il m'en
-empêcha en me forçant d'entrer et en verrouillant de nouveau la porte.
-Il y avait un grand feu, et c'était la seule lumière pour éclairer
-l'énorme pièce dont le plancher était devenu d'un gris sale, de même
-que tous les plats d'étain qui, dans mon enfance, ne manquaient jamais
-d'attirer mes regards. Je demandai si je pouvais appeler la servante et
-me faire conduire dans une chambre à coucher. M. Earnshaw ne répondit
-pas. Il marchait de long en large avec ses mains dans ses poches,
-paraissant avoir complètement oublié ma présence; il semblait si
-profondément absorbé, et son aspect général dénotait tant de
-misanthropie que je ne pus me décider à le déranger de nouveau.</p>
-
-<p>Vous ne serez pas surprise, Ellen, d'apprendre que je me sentais
-particulièrement triste dans cette compagnie, à ce foyer
-inhospitalier. Je songeais qu'à quatre milles de là était ma
-délicieuse maison, contenant les seuls gens que j'aimais sur la terre,
-mais que ces quatre milles, je ne pourrais jamais les franchir, comme si
-c'était un océan qui nous séparait. Je me demandais où je pourrais
-me tourner pour trouver une consolation; et (mais prenez garde de dire
-cela à Edgar ou à Catherine) je sentis que mon plus grand chagrin
-était de ne trouver personne qui veuille ou puisse être mon allié
-contre Heathcliff. C'est presque avec joie que j'avais songé à notre
-installation aux Heights; je m'imaginais que cette disposition me
-permettrait de ne plus vivre seule avec lui; mais lui, il connaissait
-les gens avec qui nous vivrions, et n'avait pas peur qu'ils se mêlent
-de nos affaires. Je restais assise et songeais douloureusement. La
-cloche sonna huit heures, puis neuf heures, et toujours mon compagnon
-allait de long en large, la tête penchée sur la poitrine, et sans
-émettre d'autre son qu'un grognement ou un juron de temps à autre.
-J'écoutais pour découvrir une voix de femme dans la maison, et je
-m'occupais à de terribles regrets et à d'affreuses prévisions, si
-bien que je ne pus m'empêcher de soupirer et de pleurer. Earnshaw
-s'arrêta en face de moi, et parut se rappeler ma présence; et moi,
-profitant de son attention, je lui dis que j'étais fatiguée de mon
-voyage, et que je le priais de me conduire vers la servante.</p>
-
-<p>&mdash;Mais nous n'en avons aucune, me répondit-il; il faudra que vous
-vous arrangiez vous-même.</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors, dites-moi ou je dois dormir? sanglotai-je. J'avais
-perdu tout respect des convenances, écrasée par la fatigue et le
-chagrin.</p>
-
-<p>&mdash;Joseph vous montrera la chambre d'Heathcliff; ouvrez cette porte,
-il est là.</p>
-
-<p>J'allais obéir, mais soudain il m'arrêta et ajouta, avec le ton le
-plus singulier: «Soyez assez bonne pour fermer à clé et pour tirer le
-verrou, ne l'oubliez pas!</p>
-
-<p>&mdash;Bien, dis-je. Mais pourquoi, M. Earnshaw?» Je ne pouvais me faire
-à l'idée de m'enfermer moi-même dans une chambre avec Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Regardez ceci, me répondit-il en tirant de son gilet un bizarre
-pistolet, avec un couteau attaché au canon. Voici un grand tentateur
-pour un homme désespéré, n'est-ce pas? Chaque nuit, je ne puis
-résister au désir de monter avec cette arme jusqu'à sa porte. Si
-jamais je la trouve ouverte, c'en est fait de lui. Je le fais
-invariablement, même si, à la minute d'avant, je me suis rappelé
-mille raisons pour m'empêcher de le faire; c'est quelque démon qui me
-pousse à contrarier mes propres desseins en le tuant.</p>
-
-<p>J'observais curieusement l'arme. Et une idée hideuse me frappa: combien
-je serais puissante en possédant un tel instrument. Je le pris de sa
-main, le touchai. L'expression de ma figure pendant cette seconde parut
-l'étonner: il n'y découvrit pas l'horreur, mais l'envie. Il me retira
-vite le pistolet des mains, ferma le couteau qui y était attaché, et
-cacha le tout dans son gilet.</p>
-
-<p>&mdash;Il m'est indifférent que vous le lui disiez, fit-il. Mettez-le
-sur ses gardes, et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes
-nous sommes, puisque son danger ne vous choque pas.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce donc que Heathcliff vous a fait? demandai-je. En quoi
-vous a-t-il nui, pour autoriser cette haine mortelle? Ne serait-il pas plus
-sage de lui ordonner de quitter la maison?</p>
-
-<p>&mdash;Non, tonna Earnshaw; s'il faisait mine de me quitter de nouveau,
-ce serait un homme mort: persuadez-lui de le faire, si vous voulez le tuer.
-Faudrait-il donc que je perde tout, sans une chance de le regagner?
-Faudrait-il qu'Hareton devienne un mendiant? Damnation! Je veux ravoir
-ce qu'il m'a pris, et je veux avoir aussi son or, et aussi son sang; et
-c'est l'enfer qui aura son âme.</p>
-
-<p>Vous m'avez souvent parlé, Ellen, des habitudes de votre vieux maître.
-Évidemment, il est sur la pente de la folie, du moins il y était la
-nuit dernière. Je frissonnais à l'idée de l'approcher; et il me parut
-que la maussaderie mal élevée du domestique était agréable en
-comparaison. Earnshaw avait repris sa promenade songeuse, de sorte que
-je pus tirer le verrou et m'enfuir dans la cuisine. Joseph était
-penché sur le feu, en train de mêler quelque chose dans une marmite
-dont le contenu commençait à bouillir. J'avais faim, je résolus que
-le repas serait mangeable. Aussi, en criant d'une voix aiguë que je
-voulais faire moi-même le porridge, je m'installai à la place de
-Joseph, après avoir enlevé mon chapeau et mon amazone.</p>
-
-<p>&mdash;M. Earnshaw, dis-je, m'ordonne de m'arranger moi-même; c'est ce
-que je vais faire, j'aurais trop peur de mourir de faim en faisant la dame
-parmi vous.</p>
-
-<p>Indifférente aux lamentations de Joseph, je me mis vivement à
-l'ouvrage, en soupirant au souvenir d'une période où un tel exercice
-aurait été de ma part une simple plaisanterie. Ma façon de préparer
-le porridge sembla indigner le vieux drôle, et son indignation grandit
-encore lorsque je refusai de boire à même après le petit Hareton à
-un pot de lait qu'on venait d'apporter.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux avoir mon souper dans une autre chambre, dis-je;
-n'avez-vous pas ici d'endroit que vous appeliez un parloir?</p>
-
-<p>&mdash;Parloir, répliqua-t-il d'un ton sarcastique, parloir? Non, nous
-n'avons pas de parloir. Si vous n'aimez pas notre compagnie, il y a
-celle des maîtres; si vous n'aimez pas celle des maîtres, il y a la
-nôtre.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je vais remonter, répondis-je; montrez-moi une
-chambre.</p>
-
-<p>Je me servis du lait dans un pot; et je fis mine de monter; Joseph me
-précéda en grommelant dans l'escalier, et nous montâmes au grenier;
-il ouvrait une porte, çà et là, pour regarder les appartements qu'il
-m'offrait.</p>
-
-<p>&mdash;Voici une chambre, me dit-il enfin; elle est assez bonne pour
-qu'on puisse y manger un peu de porridge: il y a dans le coin un tas de
-blé, c'est très propre; si vous avez peur de salir votre robe de soie, vous
-n'avez qu'à étendre votre mouchoir.</p>
-
-<p>La chambre était une espèce de trou rempli d'une forte odeur de malt
-et de grain; divers sacs contenant ces substances étaient empilés à
-l'entour, laissant au milieu un large espace nu.</p>
-
-<p>&mdash;Eh quoi! homme, m'écriai-je, le regardant en face d'un air
-furieux, ceci n'est pas une place pour dormir! Je désire voir ma chambre à
-coucher.</p>
-
-<p>&mdash;Chambre à coucher? répéta-t-il avec son ton de moquerie. Vous
-voyez toutes les chambres à coucher qu'il y a ici: voici la mienne.</p>
-
-<p>Il me désigna le second grenier, ne différant du premier que par ce
-que les murs y étaient plus nus et qu'il y avait un grand lit bas et
-sans rideaux, avec une couverture rouge au pied.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'ai-je à faire de la vôtre? répliquai-je. Je suppose que M.
-Heathcliff ne loge pas au grenier?</p>
-
-<p>&mdash;Oh, est-ce celle de M. Heathcliff que vous demandiez? cria-t-il,
-comme s'il faisait une découverte toute nouvelle. Pourquoi ne pas l'avoir
-dit tout de suite? Je vous aurais expliqué sur place que c'était justement
-la seule chose que vous ne pouviez pas voir, car il la tient toujours
-fermée, et personne n'y entre que lui.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez ici une maison admirable, Joseph, ne pus-je m'empêcher
-de déclarer, et des habitants bien agréables; et je crois bien que
-l'essence concentrée de tout ce qu'il y a de folie dans le monde a
-envahi mon cerveau le jour où j'ai réuni mon sort aux leurs. Mais ce
-n'est pas ce qui m'occupe à présent; il y a d'autres chambres. Pour
-l'amour du ciel, soyez prompt, et laissez-moi m'installer quelque part!</p>
-
-<p>Il ne me fit pas de réponse, mais s'élança dans l'escalier de bois et
-fit halte devant un appartement qui me parut bien être le meilleur de
-la maison, malgré l'état de dégradation où il se trouvait. Je me
-préparais à entrer et à en prendre possession lorsque mon guide
-m'annonça que c'était la chambre du maître. Cependant, mon souper
-s'était refroidi, mon appétit évanoui et ma patience épuisée.
-J'insistai pour avoir aussitôt un lieu de refuge et des moyens de
-repos.</p>
-
-<p>&mdash;Mais où diable voulez-vous qu'on vous mette? Que le seigneur nous
-pardonne! Vous avez tout vu excepté la petite chambre d'Hareton. Il n'y
-a pas un autre appartement dans toute la maison!</p>
-
-<p>Mortellement vexée, je jetai par terre le pot que je tenais et je
-m'assis au pied de l'escalier, cachant ma tête dans mes mains.</p>
-
-<p>Joseph s'éloigna en grognant vers sa tanière, et emporta la lumière
-avec lui. Je restai dans l'obscurité. Les réflexions que je fis dans
-cette triste situation m'amenèrent à voir la nécessité de réprimer
-mon orgueil et d'étouffer ma colère. Je trouvai un aide inattendu en
-Throttler, en qui je reconnaissais maintenant un fils de notre vieux
-Skulker; il avait passé son enfance à la Grange et c'était mon père
-qui l'avait donné à M. Hindley. Il sembla me reconnaître, frotta son
-nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta de dévorer le
-porridge, tandis que moi-même sautais de marche en marche, essuyant
-avec mon mouchoir le lait que j'avais répandu. À peine avions-nous
-fini notre travail que j'entendis le pas d'Earnshaw dans le passage; le
-chien se ramassa contre le mur, et moi-même me cachai dans une porte.
-Mais il paraît que les efforts du chien à éviter la rencontre ne
-furent pas heureux: car j'entendis quelque chose qui tombait, et un long
-aboiement de souffrance. Tout de suite après, Joseph monta avec
-Hareton, pour le coucher. C'était dans la chambre d'Hareton que j'avais
-trouvé refuge; le vieux en me voyant me dit que je pouvais rester où
-j'étais, et que l'enfant irait coucher ailleurs, cette nuit là.</p>
-
-<p>Joyeusement, je mis à profit cette nouvelle; et je n'étais pas encore
-assise dans une chaise auprès du feu que déjà je m'endormis. Mon
-sommeil fut profond et doux, bien que trop court. Car Heathcliff me
-réveilla: il venait de rentrer, et me demanda, dans son aimable
-manière, ce que je faisais là. Je lui expliquai la raison de ma longue
-attente, et comme quoi il avait la clé de notre chambre dans sa poche.
-L'adjectif notre parut l'offenser mortellement. Il jura que ce n'était
-pas la mienne, ne le serait jamais, qu'il aimerait mieux.... Mais je ne
-puis vous répéter son langage, ni vous décrire sa conduite
-habituelle: il est ingénieux et infatigable dans son effort à me faire
-horreur. Quelquefois il m'étonne avec une intensité qui efface mes
-craintes; mais je vous assure qu'un tigre ou un serpent venimeux ne me
-produirait pas une terreur égale à celle qu'il me cause. C'est lui qui
-m'a annoncé la maladie de Catherine, accusant mon frère de l'avoir
-causée, me promettant que j'aurai à souffrir à la place d'Edgar
-jusqu'à ce qu'il trouve une prise directe sur lui.</p>
-
-<p>Je le hais, je suis malheureuse, j'ai été folle. Prenez bien garde de
-souffler un mot de tout cela à qui que ce soit à la Grange. Je vous
-attendrai tous les jours, ne me faites pas défaut.</p>
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">ISABELLA.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h4>
-
-
-<p>Sitôt cette lettre lue, je m'en allai trouver le maître, et je
-l'informai que sa sœur, arrivée aux Heights, venait de m'envoyer une
-lettre pour m'exprimer son chagrin de la maladie de Madame Linton, et en
-même temps son ardent désir de le voir; je lui dis aussi qu'Isabella
-le priait de lui faire parvenir par mon entremise un gage de son
-pardon.</p>
-
-<p>&mdash;De mon pardon! s'écria Linton, mais je n'ai rien à lui pardonner,
-Ellen. Vous pouvez aller cette après-midi à Wuthering Heights, si vous
-voulez, et dire que je ne suis pas irrité, mais affligé de l'avoir
-perdue; d'autant plus que je ne puis croire qu'elle soit jamais
-heureuse. Pourtant, il est tout à fait hors de question que j'aille la
-voir jamais; nous sommes séparés pour la vie; et si elle veut
-réellement m'obliger, qu'elle persuade au vilain qu'elle a épousé de
-quitter ce pays.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous ne voudriez pas lui écrire un petit mot, monsieur?
-demandai-je d'un ton suppliant.</p>
-
-<p>&mdash;Non, répondit-il, c'est inutile. Je n'aurai pas plus de
-communication avec la famille d'Heathcliff que sa famille à lui avec la
-mienne.</p>
-
-<p>La froideur de M. Edgar me peina extrêmement; et tout le long du chemin
-je me demandai comment j'arriverais à répéter ces paroles en leur
-donnant un air plus cordial. Je crois bien qu'Isabella me guettait
-depuis le matin; je la vis regarder par la fenêtre, tandis que je
-remontais le jardin, et je lui fis signe de la tête, mais elle se
-retira aussitôt comme si elle avait peur d'être remarquée. J'entrai
-sans frapper. Je ne pouvais pas imaginer une scène aussi lugubre et
-affreuse que celle que présentait cette maison jadis si gaie! Je dois
-avouer que si j'avais été à la place de la jeune dame, j'aurais au
-moins balayé le foyer et essuyé les tables avec un torchon. Mais elle
-était déjà envahie de l'esprit contagieux de négligence qui
-l'entourait. Sa jolie figure était blême et hagarde; ses cheveux
-dépeignés, avec quelques boucles qui pendaient, et d'autres enroulées
-autour de sa tête. Il est probable qu'elle n'avait pas touché à sa
-toilette de la veille. Hindley n'était pas là. M. Heathcliff était
-assis à table, retournant quelques papiers dans son portefeuille, mais
-dès qu'il me vit il se leva, me demanda d'une façon amicale comment
-j'allais, et m'offrit une chaise. Il était dans la maison la seule
-créature qui eut un air décent, jamais même il n'avait eu meilleure
-apparence. Les circonstances avaient si profondément altéré leurs
-positions que lui aurait certainement semblé à un étranger un parfait
-gentleman, et sa femme tout à fait une petite souillon. Elle s'avança
-vers moi avec empressement, et me tendit une main pour prendre la lettre
-attendue. Et comme je faisais: non, d'un signe de tête, elle ne me
-comprit pas, me rejoignit dans un coin où j'étais allée déposer mon
-bonnet et me pria tout bas de lui donner de suite ce que j'avais
-apporté. Heathcliff devina le sens de sa manœuvre, et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Si, comme c'est certain, vous avez apporté quelque chose pour
-Isabella, donnez-le-lui. Inutile d'en faire un secret, il n'y a pas de
-secrets entre nous.</p>
-
-<p>Je crus que le meilleur était de dire tout de suite la vérité: «Je
-n'ai rien apporté, dis-je. Mon maître m'a chargée de dire à sa sœur
-qu'elle n'avait à attendre de lui pour le moment ni une lettre ni une
-visite. Il vous envoie toute son affection, madame, et ses vœux pour
-votre bonheur, et son pardon pour le chagrin que vous avez causé; mais
-il pense que désormais sa maison et cette maison-ci doivent arrêter
-toute communication, attendu qu'il n'en saurait sortir rien de bon.»</p>
-
-<p>Madame Heathcliff eut un léger tremblement des lèvres, mais elle alla
-aussitôt se rasseoir près de la fenêtre. Son mari, debout sur la
-pierre du foyer, se mit à me questionner au sujet de Catherine. Je lui
-dis tout ce que je croyais à propos sur sa maladie, et il sut par
-d'adroites questions, m'arracher la plupart des faits qui se liaient à
-l'origine de nos malheurs. Je blâmai Catherine, comme elle le
-méritait, pour avoir tout pris sur elle-même; et je terminai eu
-espérant qu'il consentirait à suivre l'exemple de M. Linton et à
-éviter tous rapports avec sa famille.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Linton ne fait que recouvrer la santé, dis-je; elle ne
-sera jamais comme elle a été, mais sa vie lui est rendue; et si vous avez
-vraiment quelque attachement pour elle, vous éviterez de traverser de
-nouveau son chemin, bien mieux, vous quitterez tout à fait ce pays, et
-vous le ferez sans regret quand vous saurez que Catherine Linton est à
-présent aussi différente de votre ancienne amie Catherine Earnshaw que
-cette jeune dame l'est de moi-même. Son apparence est grandement
-changée, son caractère encore davantage; et celui qui est forcé de
-rester son compagnon n'aura désormais, pour le soutenir dans son
-affection, que le souvenir de ce qu'elle a été, l'humanité, et un
-sentiment du devoir.</p>
-
-<p>&mdash;Il est tout à fait possible, répliqua Heathcliff en se forçant à
-paraître calme, tout à fait possible que votre maître n'ait pour le
-soutenir, rien de plus que l'humanité et le sentiment du devoir: mais
-est-ce que vous vous imaginez que je vais abandonner Catherine au devoir
-et à l'humanité de son mari? et est-ce que vous pouvez comparer mes
-sentiments pour Catherine à ceux de cet homme? Avant que vous ne
-sortiez d'ici, je veux que vous me promettiez de m'arranger une entrevue
-avec elle. Que vous y consentiez ou non, je veux la voir. Eh bien, que
-dites-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Je dis, M. Heathcliff, que vous ne devez pas le faire, et que
-jamais vous ne le ferez par mon entremise. Une nouvelle rencontre entre
-vous et notre maître la tuerait sûrement.</p>
-
-<p>&mdash;Avec votre aide, ceci peut être évité; et si un tel événement
-devait arriver, s'il apportait un ennui de plus à l'existence de
-Catherine, eh bien, j'y verrais le droit de pousser les choses à
-l'extrême. Je veux que vous me disiez sincèrement si Catherine
-souffrirait beaucoup de la perte de son mari: c'est cette peur qui me
-retient. Et ici vous voyez la différence entre nos sentiments: je l'ai
-toujours haï d'une haine qui a empoisonné ma vie, mais s'il avait
-été à ma place, et moi à la sienne, jamais je n'aurais levé la main
-contre lui: ne me croyez pas, si vous voulez. Jamais je ne l'aurais
-chassé de la société de Catherine aussi longtemps qu'elle en aurait
-eu envie. Dès le moment où elle aurait cessé d'en avoir envie, je
-l'aurais tué, j'aurais arraché son cœur mais jusqu'à ce moment,&mdash;et
-si vous ne me croyez pas, c'est que vous ne me connaissez pas,&mdash;je
-serais mort plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourtant, interrompis-je, vous n'avez aucun scrupule à
-détruire tout espoir de son parfait retour à la santé, en vous rappelant à
-elle de nouveau, maintenant qu'elle vous a presque oublié, et en la
-jetant dans un nouveau tumulte de discorde et de détresse!</p>
-
-<p>&mdash;Vous supposez qu'elle m'a presque oublié? O Nelly! Vous savez que
-ce n'est pas vrai, vous savez aussi bien que moi que, pour une pensée
-qu'elle donne à Linton, il y en a mille pour moi. Dans la période la
-plus misérable de ma vie, j'ai eu une idée de cette espèce: elle m'a
-hanté l'été dernier, lorsque je suis revenu ici, mais maintenant, il
-ne faudrait pas moins que son assurance expresse pour m'y faire croire
-de nouveau. Et alors, Linton ne serait plus rien, ni Hindley, ni tous
-les rêves que j'ai jamais rêvés. Deux mots comprendraient tout mon
-avenir: la mort et l'enfer; car si je perdais Catherine, l'existence
-serait un enfer. Oui, j'étais fou d'imaginer un moment qu'elle
-appréciait l'affection d'Edgar Linton plus que la mienne. Quand même
-il l'aimerait avec toutes les puissances de son être mesquin, il ne
-l'aimerait pas autant en quatre-vingts ans que moi en un jour. Et le
-cœur de Catherine est aussi profond que le mien: il serait aussi facile
-d'admettre que la mer puisse tenir dans ce pot, que de le croire capable
-de concentrer sur lui toute l'affection de sa femme. Fi! c'est à peine
-s'il lui est un peu plus cher que son chien ou son cheval. Il n'est pas
-en lui d'être aimé comme moi; comment peut-elle aimer en lui ce qu'il
-n'a pas?</p>
-
-<p>&mdash;Catherine et Edgar s'aiment autant qu'on peut s'aimer, s'écria
-vivement Isabella. Personne n'a le droit de parler de cette façon, et
-je ne puis entendre déprécier mon frère sans protester.</p>
-
-<p>&mdash;Votre frère vous aime énormément aussi, vous, n'est-ce pas?
-observa Heathcliff d'un ton dédaigneux. Il vous abandonne à vous-même dans
-le monde avec une aisance surprenante.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne sait pas ce que je souffre, répondit-elle, je ne le lui ai
-pas dit.</p>
-
-<p>&mdash;Alors vous lui avez dit quelque chose, vous avez écrit, n'est-ce
-pas?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai écrit pour dire que j'étais mariée, vous avez vu la
-lettre.</p>
-
-<p>&mdash;Et rien depuis?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Ma jeune dame ne semble pas avoir profité à changer de position,
-dis-je. Évidemment il lui manque l'amour de quelqu'un; de qui, je le
-devine; mais peut être ne dois-je pas le dire.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi je devine que c'est le sien, dit Heathcliff; elle devient
-une pure souillon; elle est fatiguée d'avoir essayé de me plaire trop
-tôt. Vous me croiriez à peine: mais le matin même de notre mariage
-elle pleurait pour retourner chez elle. Mais n'importe, pour n'être pas
-très propre, elle n'en conviendra que mieux à cette maison; et j'aurai
-bien soin de l'empêcher de me faire honte en se montrant au dehors.</p>
-
-<p>&mdash;Mais monsieur, dis-je, j'espère que vous prendrez en
-considération que Madame Heathcliff a l'habitude d'être soignée et servie,
-et qu'elle a été élevée comme une fille unique à qui chacun était
-prêt à obéir. Il faut que vous lui permettiez d'avoir une fille pour
-s'occuper de ses affaires, et que vous la traitiez avec bonté. Quelle
-que soit votre idée de M. Edgar, pour ce qui est d'elle, vous ne pouvez
-pas douter qu'elle n'ait une grande puissance d'affection: car sans cela
-elle n'aurait pas abandonné les élégances, et les commodités, et les
-amitiés de son ancienne maison pour se fixer de plein gré avec vous
-dans un désert comme celui-ci.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a abandonné tout cela sous le coup d'une illusion, me
-répondit-il; elle se figurait que j'étais un héros de roman, et elle
-attendait de mon dévouement chevaleresque des indulgences sans limites.
-Je puis à peine la regarder comme une créature raisonnable, tant elle
-a persisté à se former une idée fabuleuse de mon caractère, et à
-agir en conséquence. Mais je crois qu'enfin elle commence à me
-connaître; je n'aperçois plus les petits sourires et les grimaces qui
-m'exaspéraient d'abord, ni cette incapacité absolue de croire que je
-parlais sérieusement, lorsque je lui disais mon opinion sur elle. Il
-lui a fallu une perspicacité merveilleuse pour découvrir que je ne
-l'aimais pas. J'ai cru pour un temps que nulle leçon ne le lui
-apprendrait! Et maintenant encore à peine si elle l'a appris; car ce
-matin elle m'a annoncé comme une nouvelle à sensation que j'avais
-réussi à me faire haïr d'elle. Est-ce vrai, au moins, et puis-je me
-fier à votre assertion, Isabella? Êtes-vous sûre de me haïr? Si je
-vous laisse seule une demi-journée, ne reviendrez-vous pas vers moi
-avec des soupirs et des cajoleries? Je crois qu'elle aurait préféré
-que j'eusse l'air tendre, devant vous, Nelly: cela blesse sa vanité que
-l'on sache les choses comme elles sont. Mais il m'est égal que l'on
-sache que toute la passion a été d'un côté, je n'ai jamais dit un
-mensonge là-dessus. Elle ne peut pas m'accuser de lui avoir une seule
-fois témoigné une douceur trompeuse. La première chose qu'elle me vit
-faire en sortant de la Grange, fut de pendre son petit chien; et
-lorsqu'elle voulut plaider pour lui, je lui répondis que je souhaitais
-de voir pendus tous les êtres qui lui appartenaient, excepté un: et je
-crois qu'elle a pris cette exception pour elle-même. Mais aucune
-brutalité ne pouvait la dégoûter; je suppose qu'elle a une admiration
-innée pour la brutalité, à la condition que sa précieuse personne
-soit à l'abri de l'injure. Eh bien, n'était-ce pas le dernier mot de
-l'absurdité, de l'idiotie, pour cette pitoyable, vile et basse
-créature, de rêver que je puisse l'aimer? Dites à vôtre maître,
-Nelly, que dans toute ma vie, je n'ai jamais rencontré un être aussi
-abject qu'elle. Elle dépare même le nom de Linton, et souvent j'ai dû
-m'arrêter faute d'invention dans l'expérience que je faisais de ce
-qu'elle pouvait supporter. Mais dites-lui aussi, pour mettre à l'aise
-son cœur de frère et de maître, que je me maintiens strictement dans
-les limites de la loi. J'ai toujours évité de donner à sa sœur le
-droit de réclamer une séparation; et, ce qui est mieux, elle ne serait
-reconnaissante à personne de nous séparer. D'ailleurs, si elle voulait
-s'en aller, elle le pourrait; le tort que méfait sa présence dépasse
-le plaisir que je trouve à la tourmenter.</p>
-
-<p>&mdash;M. Heathcliff, dis-je, ceci est le discours d'un égaré; votre
-femme sans doute est convaincue que vous êtes fou, et c'est pour cette
-raison qu'elle vous a supporté jusqu'à présent; mais maintenant que vous
-dites qu'elle peut partir, sûrement elle profitera de la permission.
-Vous n'êtes pas assez ensorcelée, madame, n'est-ce pas, pour rester
-avec lui de votre gré?</p>
-
-<p>&mdash;Prenez garde, Ellen! répondit Isabella, les yeux allumés de
-haine. Ne croyez pas un seul mot de ce qu'il dit. C'est un démon menteur,
-un monstre, et non un être humain. Il m'a déjà dit auparavant que je
-pouvais le quitter, et je l'ai essayé, mais jamais je n'oserais
-recommencer. Seulement, Ellen, promettez-moi que vous ne rapporterez pas
-un mot de son infâme discours à Edgar ou à Catherine. Ce qu'il
-désire, c'est d'amener Edgar au désespoir; il dit qu'il s'est marié
-avec moi pour obtenir du pouvoir sur lui; et il ne l'obtiendra pas, je
-préfère mourir. J'espère, je demande qu'il oublie sa diabolique
-prudence, et qu'il me tue. Le seul plaisir que j'imagine est de mourir
-ou de le voir mort.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, cela suffit pour aujourd'hui, dit Heathcliff. Si vous êtes
-appelée devant une cour de justice, vous vous rappellerez ce langage,
-Nelly! Non, vous n'êtes pas en état de vous garder vous-même,
-Isabella, et comme je suis votre protecteur légal, il faut que je vous
-retienne sous ma garde, si déplaisante que soit cette obligation. À
-présent, montez là-haut, j'ai quelque chose à dire à Ellen Dean en
-particulier. Ceci n'est pas le chemin: là-haut, je vous dis! Eh, c'est
-par ici qu'on monte là-haut, enfant!</p>
-
-<p>Il la saisit et la jeta hors de la chambre; puis il revint vers moi,
-murmurant: «Je n'ai pas de pitié, pas de pitié! Plus les vers se
-débattent, plus j'ai envie de les écraser.»</p>
-
-<p>&mdash;Comprenez-vous ce que signifie le mot de pitié? dis-je, me hâtant
-de reprendre mon bonnet; en avez-vous jamais senti l'ombre, dans la vie?</p>
-
-<p>&mdash;Laissez cela sur la table, interrompit Heathcliff en apercevant
-mon intention de partir. Vous n'allez pas vous en aller encore. Venez
-maintenant ici, Nelly: il faut ou que je vous persuade ou que je vous
-contraigne à m'aider dans l'accomplissement de mon désir de voir
-Catherine, et cela sans délai. Je vous jure que je ne médite aucune
-mal; je n'entends causer aucun trouble, ni exaspérer ou insulter M.
-Linton. Je tiens seulement à entendre de la bouche de Catherine comment
-elle se trouve et pourquoi elle a été malade, et à savoir si je ne
-puis pas faire quelque chose pour elle. La nuit dernière, je suis
-resté six heures dans le jardin de la Grange, et j'y reviendrai cette
-nuit; et toutes les nuits, et tous les jours, je rôderai autour de la
-maison jusqu'à ce que je trouve une occasion d'entrer. Si Edgar Linton
-me rencontre, je n'hésiterai pas à le jeter par terre, et à le battre
-suffisamment pour être assuré qu'il me laissera tranquille pendant mon
-séjour dans sa maison. Si les domestiques me résistent, je les
-menacerai avec ces pistolets! Mais ne vaudrait-il pas mieux m'empêcher
-d'entrer en contact avec eux, ou avec leur maître? Et vous le pourriez
-si facilement! Je vous préviendrais sitôt arrivé, vous me laisseriez
-entrer en cachette dès qu'elle serait seule, et vous nous surveilleriez
-jusqu'à mon départ, la conscience tout à fait calme, avec l'idée
-d'empêcher un malheur.</p>
-
-<p>Je protestai contre l'idée de jouer ce rôle de trahison dans la maison
-où j'étais employée; et j'insistai en outre sur la façon cruelle et
-égoïste dont il détruisait, pour sa satisfaction personnelle, la
-tranquillité de Madame Linton. «L'incident le plus banal l'agite
-péniblement, dis-je, elle est tout nerfs, et je suis sûre qu'elle ne
-pourrait pas supporter la surprise de vous voir. Ne persistez pas,
-monsieur; ou bien je serai forcée d'informer mon maître de vos
-desseins; et il prendra ses mesures pour mettre sa maison et ceux qui
-l'habitent à l'abri de telles intrusions.»</p>
-
-<p>&mdash;Dans ce cas, je prendrai moi-même mes mesures pour vous mettre à
-l'abri, femme! s'écria Heathcliff. Vous ne sortirez pas de Wuthering
-Heights avant demain matin. C'est pure folie de dire que Catherine ne
-pourra pas supporter ma vue; et pour ce qui est de la surprendre, c'est
-justement ce que je ne veux pas; il faut que vous la prépariez, que
-vous lui demandiez si je puis venir. Vous dîtes qu'elle ne mentionne
-jamais mon nom et qu'on ne lui en fait jamais mention. À qui
-parlerait-elle de moi, puisque je suis un sujet maudit dans la maison?
-Elle croit que vous êtes tous des espions pour le compte de son mari.
-Oh! je suis sûr qu'elle est en enfer parmi vous. Je devine par son
-silence tout ce qu'elle doit sentir. Vous dites qu'elle est souvent
-inquiète et anxieuse; est-ce une preuve de tranquillité? Vous dites
-que son esprit est dérangé: comment par le diable pourrait-il en être
-autrement, dans sa terrible solitude? Et cette insipide, cette chétive
-créature qui la soigne par devoir et par humanité! Par pitié et par
-charité! Il pourrait aussi bien planter un chêne dans un pot de fleurs
-et s'attendre à le voir pousser, que de croire qu'il la rendra à la
-santé et à la force avec ses misérables soins. Réglons l'affaire
-tout de suite: voulez-vous rester ici et que je me fraye un chemin vers
-Catherine par dessus Linton et sa valetaille? Ou bien voulez-vous être
-mon amie, et faire ce que je vous demande? Décidez, car je vois pas de
-raison pour hésiter une minute si vous persistez dans votre méchante
-sottise obstinée.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, M. Lockwood, j'ai raisonné et je me suis plainte, et
-cinquante fois je lui ai refusé; mais à la longue il m'a forcée à
-consentir. Je me suis engagée à porter une lettre de lui à ma
-maîtresse; et au cas où celle-ci donnerait son consentement, je lui
-promis de l'avertir de la prochaine absence de Linton pour qu'il puisse
-venir; moi-même ne serais pas là, ni aucun des domestiques. Était-ce
-bien ou mal? Je crains que ce n'ait été mal, malgré les avantages
-apparents. J'ai pensé qu'en cédant je préviendrais une autre
-explosion; j'ai pensé aussi que cela pourrait créer une crise
-favorable dans la maladie mentale de Catherine: et puis je me rappelais
-de quelle dure façon M. Edgar m'avait défendu de lui faire des
-rapports; enfin j'essayais de calmer toutes mes vives inquiétudes en me
-répétant que cette trahison, si la chose méritait un nom aussi
-sévère, serait la dernière. Pourtant, mon retour fut plus triste que
-ne l'avait été mon voyage; et j'eus bien des hésitations avant de
-prendre sur moi de mettre le billet dans la main de Madame Linton.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>...&mdash;Mais voici Kenneth; je vais descendre et lui dire à quel point
-vous êtes mieux. Mon histoire est comme on dit chez nous, et peut
-attendre jusqu'à un autre jour.</p>
-
-<p>&mdash;Sèche et lugubre! pensais-je, tandis que la brave femme
-descendait pour recevoir le médecin; et pas précisément celle que j'aurais
-voulue pour m'amuser. Mais n'importe, je goûterai jusqu'au bout
-l'amère tisane de Madame Dean; et tout d'abord je veux savoir ce qu'il
-en est de la fascination qui brille dans les yeux de Catherine. Ce
-serait vraiment curieux si je devenais amoureux de cette jeune personne,
-et si la fille recommençait l'histoire de la mère.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h4>
-
-
-<p>Encore une semaine passée, et tous les jours je me rapproche davantage,
-de la santé et du printemps! J'ai maintenant entendu toute l'histoire
-de mon voisin, en différentes séances, dès que ma ménagère pouvait
-se distraire d'occupations plus importantes. Je vais continuer le récit
-dans ses propres termes, seulement un peu condensé. Elle est, somme
-toute, une excellente conteuse, et je ne me crois pas capable
-d'améliorer son style.</p>
-
-<p>&mdash;Le soir même de ma visite aux Heights, reprit-elle, je savais
-bien que M. Heathcliff était aux alentours de la Grange; et j'évitais de
-sortir parce que je portais encore sa lettre dans ma poche, et ne
-voulais pas être menacée ou tracassée davantage. Ne pouvant deviner
-l'impression qu'en aurait Catherine, je m'étais résolue à ne pas la
-lui remettre avant que mon maître ne fût sorti pour quelque course; et
-la conséquence fut que je ne pus la lui remettre avant trois jours. Le
-quatrième jour était un dimanche, et je profitai du départ de toute
-la maison pour l'église pour porter ma lettre dans la chambre de ma
-maîtresse. Il n'y avait qu'un domestique et moi; et, contrairement à
-l'habitude, je laissai les portes ouvertes; puis sachant qui allait
-venir, et voulant tenir ma promesse, je dis à mon compagnon que la
-maîtresse désirait beaucoup avoir des oranges, et qu'il devait courir
-au village pour en acheter. Il partit et je montai.</p>
-
-<p>Madame Linton était assise, suivant son habitude, dans le retrait de la
-fenêtre ouverte; elle était vêtue d'un peignoir blanc avec un léger
-châle sur ses épaules. Sa chevelure longue et épaisse avait été en
-partie coupée au début de sa maladie, et maintenant elle la portait
-simplement peignée en petites tresses sur les tempes et le cou. Comme
-je l'avais dit à Heathcliff, son apparence était changée; mais quand
-elle était calme, ses traits acquéraient une beauté surnaturelle.
-L'éclat de ses yeux avait été remplacée par une douceur rêveuse et
-mélancolique; ils ne donnaient plus l'impression de regarder partout
-alentour, mais semblaient toujours portés au-delà, bien loin
-au-delà&mdash;vous auriez dit hors du monde. Et puis la pâleur de sa face,
-qui avait cessé depuis peu d'être hagarde, et l'expression
-particulière qui venait de son état mental, tout cela, tout en
-rappelant douloureusement les causes qui le faisaient naître, tout cela
-ajoutait à l'intérêt touchant qu'elle éveillait; et tout cela, pour
-moi du moins, réfutait toutes les preuves d'une convalescence, et la
-montrait comme un être condamné à périr.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Un livre était ouvert devant elle, sur le rebord de la fenêtre, et un
-vent à peine perceptible agitait par intervalles ses pages. Je crois
-que c'était Linton qui l'avait mis là; car jamais elle n'essayait de
-se divertir en lisant, ou en s'occupant de quelque façon, et souvent il
-passait des heures à essayer d'attirer son attention sur un sujet qui
-jadis l'avait amusée. Elle se rendait bien compte des intentions de son
-mari, et dans ses meilleures humeurs, elle supportait tranquillement ces
-efforts, témoignant seulement de leur inutilité par un soupir de
-fatigue, jusqu'à ce qu'enfin elle l'arrêtait, par un sourire et un
-baiser pleins de mélancolie. D'autres fois, elle se détournait
-vivement, cachait son visage dans ses mains, ou même le repoussait avec
-colère; et alors, il avait bien soin de la laisser seule, étant
-assuré de ne lui faire aucun bien.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Les cloches de la chapelle de Gimmerton sonnaient encore, et le courant
-rapide et plein du ruisseau dans la vallée arrivait aux oreilles comme
-une caresse, remplaçant doucement le murmure du feuillage qui, l'été,
-ne manquait pas d'entourer la Grange de sa légère musique. À
-Wuthering Heights aussi, on entendait ce bruit du ruisseau, dans les
-jours tranquilles qui suivaient une grande averse, ou une saison de
-pluie obstinée. Et c'est seulement à Wuthering Heights que Catherine
-pensait en l'écoutant, si du moins elle pensait ou écoutait en aucune
-façon; car elle avait ce regard vague et lointain dont je vous ai
-parlé, et ne semblait reconnaître les choses ni par l'oreille ni par
-les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Voici une lettre pour vous, madame Linton, dis-je, mettant
-doucement le papier dans la main qui reposait sur son genou. Il faut que
-vous la lisiez tout de suite, parce qu'on attend une réponse. Dois-je
-briser le cachet?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répondit-elle, sans changer la direction de se yeux.</p>
-
-<p>Je l'ouvris; c'était un très court billet.</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, dis-je, lisez-le.</p>
-
-<p>Elle retira sa main et le laissa tomber. Je le lui remis entre les
-doigts, et j'attendis qu'il lui plût d'y jeter les yeux; mais comme le
-temps se passait sans qu'elle eut l'air d'y faire attention:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous que je vous le lise, madame, dis-je? c'est de M.
-Heathcliff. Elle tressaillit, un souvenir passa vaguement dans son
-regard, et je vis qu'elle luttait pour ressaisir ses idées. Elle
-souleva la lettre et sembla la parcourir; et lorsqu'elle arriva à la
-signature, elle eut un soupir; et pourtant je vis qu'elle ne s'était
-rendu aucun compte de son contenu; car, quand je lui demandai la
-réponse, elle se contenta de me montrer le nom et de me regarder avec
-une anxiété triste et curieuse.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, il désire vous voir, dis-je, devinant qu'elle cherchait
-un interprète; il est maintenant dans le jardin, et s'impatiente de savoir
-quelle réponse je lui apporterai.</p>
-
-<p>Tandis que je parlais, je remarquai un grand chien étendu sur l'herbe
-au soleil; je le vis lever l'oreille comme s'il allait aboyer, puis
-l'abaisser, et annoncer par un mouvement de sa queue l'approche de
-quelqu'un qu'il ne considérait pas comme un étranger. Madame Linton se
-pencha en avant et écouta, retenant son souffle. La minute d'après, un
-pas traversa le corridor; la maison ouverte était pour Heathcliff une
-chose trop tentante pour qu'il eût pu s'empêcher d'y entrer;
-probablement il avait supposé que je voulais ne pas tenir ma promesse,
-et s'était ainsi résolu à se fier à son audace. Avec une anxiété
-croissante, Catherine regardait vers l'entrée de sa chambre. Comme il
-n'avait pas trouvé de suite l'appartement où nous étions, elle me fit
-signe de le faire entrer, mais déjà il avait trouvé avant que je
-n'arrive à la porte, et en un moment il était près d'elle, et la
-tenait embrassée.</p>
-
-<p>Il ne dit pas un mot, et ne lâcha pas son étreinte pendant cinq
-minutes, et pendant ce temps il lui donna plus de baisers qu'il n'en
-avait jamais donnés, j'en suis sûre, dans toute sa vie jusque là;
-mais c'était ma maîtresse qui lui avait donné le premier baiser, et
-je voyais clairement qu'il ne pouvait se résigner à la regarder au
-visage. Dès l'instant où il l'avait aperçue, il avait été comme moi
-frappé de la certitude qu'il n'y avait aucun espoir pour elle de
-recouvrer la santé, qu'elle était condamnée à mourir.</p>
-
-<p>&mdash;Oh Cathy! Oh, ma vie! Comment pourrai-je le supporter?</p>
-
-<p>Ce fut la première phrase qu'il dit, et sur un ton qu'il ne cherchait
-pas à déguiser, son désespoir; puis il la fixa d'un air si sérieux
-que je crus que l'intensité même de son regard le ferait pleurer; mais
-ses yeux brûlaient d'angoisse et restaient secs.</p>
-
-<p>&mdash;Eh quoi? demanda Catherine, s'appuyant de nouveau au dos de son
-fauteuil, et répondant à son regard, le sourcil tout d'un coup
-froncé; son humeur ne cessait pas de changer au cours des caprices les
-plus divers. Vous et Edgar, vous avez brisé mon cœur, Heathcliff. Et
-tous les deux vous venez pour vous plaindre de la chose devant moi,
-comme si c'était de vous qu'il y avait à avoir pitié. Je n'aurai pas
-pitié de vous, pour ce qui est de moi, vous m'avez tuée, et vous
-l'avez fait exprès, je pense. Comme vous êtes fort! Combien d'années
-comptez-vous vivre encore après que je serai morte?</p>
-
-<p>Heathcliff s'était agenouillé pour l'embrasser; il essaya de se
-relever, mais elle saisit ses cheveux et le retint agenouillé.</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais pouvoir vous tenir ainsi jusqu'à ce que nous soyons
-morts l'un et l'autre, dit-elle amèrement. Je ne me soucie pas de vos
-souffrances. Qu'importe que vous souffriez? Est-ce que je ne souffre
-pas, moi? Allez-vous m'oubliez? Allez-vous être heureux quand je serai
-dans la terre? Direz-vous, dans vingt ans d'ici: «Ceci est le tombeau
-de Catherine Earnshaw. Je l'ai aimée autrefois et j'ai souffert de la
-perdre, mais c'est fini. J'en ai aimé bien d'autres depuis; mes enfants
-me sont plus chers qu'elle ne l'a été, et quand je mourrai, au lieu de
-me réjouir d'aller vers elle, je m'affligerai d'être forcé de les
-quitter.» Direz-vous cela, Heathcliff?</p>
-
-<p>&mdash;Ne me torturez pas alors que je suis aussi fou que vous!
-cria-t-il, relevant brusquement la tête et grinçant des dents.</p>
-
-<p>Tous deux formaient pour un spectateur indifférent tableau étrange et
-terrible. Catherine pensait sans doute que le ciel serait pour elle une
-terre d'exil, si, avec son corps mortel, elle perdait aussi son
-caractère moral. Sur ses joues pâles brillait une lumière sauvage et
-vindicative; ses lèvres étaient décolorées et ses yeux brillants; et
-elle gardait dans ses doigts fermés quelques boucles des cheveux
-qu'elle venait d'étreindre. Son compagnon, se soulevant d'une main, de
-l'autre lui avait pris le bras; et la douceur qu'il y mettait était si
-peu proportionnée à celle qu'exigeait sa condition, que je vis qu'il
-avait laissé quatre marques bleues très distinctes sur la chair de
-Catherine.</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous possédée d'un démon, poursuivit-il furieusement, pour
-me parler de cette façon alors que vous êtes mourante? Songez-vous que
-toutes ces paroles s'enfonceront dans mon souvenir et me rongeront
-toujours davantage après que vous m'aurez quitté. Vous savez bien que
-vous mentez en disant que je vous ai tuée: vous savez, Catherine, que
-je ne pourrai jamais vous oublier. Ne suffit-il pas à votre infernal
-égoïsme de songer que, pendant que vous-même reposerez en paix, je me
-tordrai dans les tourments de l'enfer?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne reposerai pas en paix, gémit Catherine, rappelée à un
-sentiment de faiblesse physique par les battements violents et inégaux
-de son cœur, battements que l'on pouvait voir et entendre dans l'excès
-de son agitation. Elle ne dit pas un mot de plus jusqu'à la fin de la
-crise; alors elle reprit un ton plus doux:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous souhaite pas de plus grands tourments que les miens,
-Heathcliff. Je désire seulement que nous ne nous séparions jamais; et
-si une de mes paroles vous revient plus tard pour vous désoler, songez
-que sous la terre je ressens la même désolation, et pardonnez-moi pour
-l'amour de moi! Venez ici et remettez-vous à genoux! Vous ne m'avez
-jamais fait de mal dans votre vie. Mais si maintenant vous vous fâchez,
-cela sera pire à vous rappeler que mes dures paroles! Ne voulez-vous
-pas revenir de nouveau vous mettre ici? Venez.</p>
-
-<p>Heathcliff s'avança vers le dos de son fauteuil et s'y appuya, mais
-sans laisser voir sa figure, qui était livide d'émotion. Elle se
-retourna pour le regarder, mais lui, se détournant tout d'un coup,
-marcha vers la cheminée où il se tint sans rien dire, nous montrant le
-dos. Madame Linton le suivait d'un regard soupçonneux, chaque mouvement
-éveillait en elle un nouveau sentiment. Après une pause prolongée,
-elle reprit, s'adressant à moi, avec un ton de désappointement
-indigné:</p>
-
-<p>&mdash;Oh, vous voyez, Nelly, il ne voudrait pas se relâcher un moment
-pour m'empêcher de mourir! Voilà comment je suis aimée! Eh bien,
-n'importe. Ceci n'est pas mon Heathcliff. Je continuerai à aimer le
-mien et à le prendre avec moi: il est dans mon âme. Et, ajouta-t-elle
-d'un air rêveur, la chose qui me tourmente le plus, c'est, après tout,
-cette sombre prison. Je suis fatiguée d'être enfermée ici. Il me
-tarde de m'échapper vers ce monde glorieux, et d'y être toujours; d'y
-être réellement, au lieu de le voir confusément à travers des larmes
-et de soupirer vers lui d'entre les murs d'un cœur malade. Nelly, vous
-pensez que vous êtes mieux et que vous êtes plus heureuse que moi,
-avec votre force et votre santé; vous me plaignez, mais bientôt cela
-va changer. C'est moi qui vous plaindrai. Je serai incomparablement
-au-delà et au-dessus de vous tous. Je m'étonne qu'il ne soit pas près
-de moi!</p>
-
-<p>Et elle continua, s'adressant à elle-même: «Je pensais qu'il le
-désirait. Heathcliff, chère âme, vous ne devriez pas être de
-mauvaise humeur à présent. Venez avec moi, Heathcliff!»</p>
-
-<p>Dans son empressement, elle se leva et s'appuya sur le bras du fauteuil.
-Alors il se retourna vers elle, et je vis qu'il avait l'air absolument
-désespéré. Ses yeux, larges et humides, finirent pas se fixer
-obstinément sur elle; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un
-instant ils se tinrent ainsi à distance; et puis de quelle façon ils
-se rejoignirent, je pus à peine le voir, mais Catherine fit un saut, et
-il la saisit, et ils furent unis dans un embrassement dont je crus bien
-que ma maîtresse ne sortirait pas vivante; en fait, il me semblait
-qu'elle avait perdu tout sentiment. Il se jeta sur le siège le plus
-voisin, et comme je m'approchais précipitamment pour voir si elle ne
-s'était pas évanouie, il grinça des dents contre moi, écuma comme un
-chien enragé, et la serra contre lui avec une jalousie rapace. Il ne
-semblait plus être une créature de notre espèce; il ne comprenait pas
-ce que je lui disais, de sorte que je me tins là en silence,
-cruellement embarrassée.</p>
-
-<p>Un mouvement de Catherine me rassura un peu; elle leva la main pour
-l'embrasser et pour rapprocher sa joue de la sienne; lui de son côté
-la couvrait de caresses folles, lui disant:</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'apprenez maintenant combien cruelle, cruelle et fausse
-vous avez été. Pourquoi m'avez-vous méprisé? Pourquoi avez-vous trahi
-votre cœur, Cathy? Je n'ai pas un mot pour vous soulager, et vous le
-méritez. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui, vous pouvez m'embrasser
-et pleurer, et appeler mes baisers et mes larmes; ils vous brûleront,
-ils vous damneront. Vous m'aimiez, alors quel droit aviez-vous de
-m'abandonner? Quel droit, répondez-moi, pour le misérable caprice que
-vous avez ressenti envers Linton? Alors que ni la misère et la
-dégradation, ni la mort, ni rien de ce que Dieu ou Satan auraient pu
-nous infliger ne nous auraient séparés, vous, de votre plein gré,
-vous l'avez fait. Ce n'est pas moi qui ai brisé votre cœur, c'est
-vous-même. Et c'est tant pis pour moi si je suis fort. Ai-je besoin de
-vivre? Quelle espèce de vie me restera-t-il lorsque vous... Oh Dieu!
-Aimeriez-vous à vivre avec votre âme dans la tombe?</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi seule, laissez-moi seule! sanglota Catherine. Si j'ai
-eu des torts, c'est d'eux que je meurs. Cela suffit! Vous m'avez
-abandonnée aussi, et je ne vous ai pas fait de reproches! Je vous
-pardonne, pardonnez-moi!</p>
-
-<p>&mdash;Il est difficile de pardonner quand on voit ces yeux et que l'on
-tâte ces mains décharnées, répondit-il. Embrassez-moi de nouveau et
-ne me laissez pas voir vos yeux. Je vous pardonne ce que vous m'avez
-fait à moi. J'aime <i>mon</i> meurtrier, mais <i>le vôtre</i>, comment le
-puis-je?</p>
-
-<p>Ils se turent, leurs visages, appuyés l'un sur l'autre, et mouillés
-chacun des larmes de l'autre. Du moins je suppose que tous deux
-pleuraient, car il me sembla que dans une occasion comme celle-là,
-Heathcliff lui-même pouvait pleurer.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, je me sentais très mal à l'aise, car l'après-midi
-s'avançait, l'homme que j'avais envoyé au village était revenu de sa
-course, et je pouvais distinguer, dans la vallée, la foule qui déjà
-sortait de la chapelle de Gimmerton.</p>
-
-<p>&mdash;Le service est fini, annonçai-je, mon maître sera ici dans une
-demi-heure.</p>
-
-<p>Heathcliff grogna un juron et serra plus étroitement contre lui
-Catherine, qui restait immobile.</p>
-
-<p>Bientôt j'aperçus un groupe de domestiques avançant dans le sentier
-du côté de la cuisine. M. Linton n'était pas loin derrière eux, il
-ouvrit la porte lui-même et entra lentement, sans doute pour jouir le
-plus longtemps possible de l'aimable après-midi et de cette brise aussi
-douce qu'un vent d'été.</p>
-
-<p>&mdash;Le voici arrivé! m'écriai-je. Pour l'amour de Dieu, hâtez-vous de
-descendre! Vous ne rencontrerez personne sur le grand escalier.
-Hâtez-vous, et restez parmi les arbres jusqu'à ce qu'il soit bien
-entré.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que je parte, Cathy, dit Heathcliff, cherchant à se
-détacher des bras de sa compagne. Mais si je vis, je vous verrai encore une
-fois avant votre sommeil. Je ne m'éloignerai pas à cinq yards de votre
-fenêtre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne devez pas partir, répondit-elle, le retenant aussi
-solidement que sa force le permettait, vous ne partirez pas, je vous le
-dis.</p>
-
-<p>&mdash;Pour une heure seulement?</p>
-
-<p>&mdash;Pas pour une minute.</p>
-
-<p>&mdash;Il le faut. Linton va être ici dans un instant, persista le
-visiteur alarmé.</p>
-
-<p>Il s'était levé et il commençait à se délivrer violemment de ses
-mains, mais elle s'attacha plus fortement à lui; il y avait dans sa
-figure une résolution folle.</p>
-
-<p>&mdash;Non! cria-t-elle, oh ne partez pas, ne partez pas! C'est la
-dernière fois! Edgar ne nous fera pas de mal. Heathcliff, je mourrai, je
-mourrai!</p>
-
-<p>&mdash;Au diable, le voilà! cria Heathcliff retombant sur son siège.
-Silence, ma chérie, ne dis rien! Ne dis rien, Catherine, je vais
-rester. S'il pouvait me tuer ici, je mourrais avec une bénédiction sur
-mes lèvres.</p>
-
-<p>Et les voilà embrassés de nouveau. J'entendis mon maître monter les
-escaliers, une sueur froide parut à mon front: j'étais terrifiée.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous donc écouter ses bavardages? dis-je passionnément.
-Elle ne sait pas ce qu'elle dit. Voulez-vous la perdre parce qu'elle n'a
-pas assez d'esprit pour céder elle-même? Relevez-vous! Vous pouvez vous
-délivrer à l'instant. Ceci est l'action la plus diabolique que vous
-ayez jamais commise. Nous sommes tous perdus, maître, maîtresse et
-servante.</p>
-
-<p>Je me tordais les mains, et je pleurais; et M. Linton hâtait le pas en
-entendant le bruit. Pourtant, au milieu de mon agitation j'étais
-sincèrement heureuse d'observer que les bras de Catherine s'étaient
-relâchés et que sa tête pendait sur ses épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est évanouie ou morte, pensais-je, et c'est tant mieux,
-mieux vaut qu'elle soit morte, plutôt que d'être un fardeau et une cause de
-malheurs pour tout le monde.</p>
-
-<p>Blanc d'étonnement et de rage, Edgar s'élança vers son hôte
-inattendu. Ce qu'il voulait faire, je ne puis le dire; mais l'autre
-arrêta du premier coup toute démonstration en plaçant dans ses bras
-la forme inanimée de Catherine.</p>
-
-<p>&mdash;Regardez ceci, dit-il, et si vous n'êtes pas un démon,
-secourez-la d'abord, puis vous pourrez me parler. Il entra dans le parloir
-et s'assit. M. Linton fit appel à moi et, avec une extrême difficulté,
-nous parvînmes à ranimer la jeune dame. Mais elle était toute
-égarée; elle soupirait, gémissait, et ne reconnaissait personne.
-Edgar, dans son anxiété pour elle, oublia l'ami détesté. Et moi, à
-la première occasion, j'allai le supplier de partir, lui affirmant que
-Catherine allait mieux et que je lui ferais savoir dans la matinée
-comment elle avait passé la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne refuse pas de sortir de la maison, me répondit-il, mais je
-resterai dans le jardin, et vous, Nelly, n'oubliez pas de tenir votre
-parole demain. Je serai là, sous ces mélèzes. Rappelez-vous votre
-promesse, ou bien je fais de nouveau une visite ici, que Linton y soit
-ou non.</p>
-
-<p>À travers la porte entr'ouverte il jeta un rapide coup d'œil dans la
-chambre, et, s'étant assuré que ce que je disais était vrai, il
-délivra la maison de sa fatale présence.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XIII">CHAPITRE XIII</a></h4>
-
-
-<p>C'est ce jour là vers minuit que naquit la Catherine que vous avez vue
-à Wuthering Heights: elle est venue au monde à sept mois, toute
-chétive, et, deux heures après, la mère est morte, sans avoir repris
-assez conscience d'elle-même pour regretter Heathcliff ou pour
-reconnaître Edgar.</p>
-
-<p>Un grand supplément de chagrin, je crois, était pour lui de se voir
-laissé sans un héritier. Je pensais à cela avec grand regret, tandis
-que je regardais la petite orpheline et je reprochais mentalement au
-vieux Linton d'avoir laissé sa fortune à sa petite fille et non à son
-fils. Quel enfant mal accueilli c'était, la pauvre créature! Elle
-aurait pu crier jusqu'à en mourir sans que personne y prit garde
-pendant ces premières heures de sa vie. Plus tard il est vrai nous
-rachetâmes cette négligence, mais les débuts de sa vie ont été
-aussi mornes et sans amitié que le sera probablement sa fin.</p>
-
-<p>Le matin suivant, pendant qu'il faisait au dehors brillant et gai, le
-soleil entra doucement à travers les persiennes de la chambre
-silencieuse, et éclaira le lit d'une tendre lumière. Edgar Linton
-était là, la tête posée sur l'oreiller et les yeux fermés. Ses
-traits jeunes et beaux étaient presque aussi morts que ceux de la forme
-étendue près de lui; mais son immobilité à lui était celle de
-l'épuisement après l'angoisse, celle de Catherine exprimait une paix
-parfaite. Son front était sans rides, ses paupières fermées, ses
-lèvres portaient l'expression d'un sourire: un ange ne pourrait pas
-être plus beau. Et je prenais ma part du calme infini où je la voyais;
-jamais mon esprit n'avait été dans une disposition plus sainte que
-pendant que je considérais cette tranquille image du repos divin. Je
-répétais instinctivement les paroles qu'elle avait dites quelques
-heures auparavant: «Infiniment au-delà et au-dessus de nous tous!
-Qu'il soit encore sur la terre ou qu'il soit dans le ciel, son esprit
-habite maintenant avec Dieu.»</p>
-
-<p>Je ne sais pas si c'est un trait qui m'est particulier, mais je suis
-presque toujours heureuse quand je veille dans la chambre d'un mort,
-pourvu que je n'aie pas à côté de moi quelqu'un qui se lamente et se
-désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent
-briser, et je sens une certitude d'un monde infini et sans ombre, où la
-vie est éternelle en durée, où l'amour est complet et la joie
-parfaite. Je vis à cette occasion combien il y avait d'égoïsme, même
-dans un amour comme celui de M. Linton, cet amour qui le faisait se
-désespérer si vivement de cette délivrance bénie de Catherine. À
-coup sûr, si l'on songeait à l'existence agitée et impatiente qu'elle
-avait menée, on pouvait se demander si elle avait mérité, pour finir,
-un refuge de paix. On pouvait en douter dans les moments de la froide
-réflexion, mais non pas là, en présence de son corps; ce corps
-affirmait son entière tranquillité, et semblait attester qu'un repos
-pareil était échu à l'âme qui l'avait habité.</p>
-
-<p>Le maître semblait dormir; peu de temps après le lever du soleil, je
-quittai la chambre et sortis à l'air pur et rafraîchissant; les
-domestiques pensèrent que je voulais secouer l'engourdissement de ma
-veille prolongée; en réalité, je voulais surtout voir M. Heathcliff.
-S'il était resté toute la nuit parmi les mélèzes, il n'avait pu rien
-entendre du bruit qui s'était fait à la Grange, à moins peut-être
-qu'il n'ait perçu le galop du messager envoyé à Gimmerton. S'il
-s'était rapproché de la maison, le mouvement des lumières et le bruit
-des portes ouvertes et refermées devait l'avoir averti que tout
-n'était pas en ordre à l'intérieur. Je désirais, et en même temps
-craignais de le rencontrer. Je sentais qu'il fallait dire la terrible
-nouvelle, et j'avais hâte d'en avoir fini; mais comment le faire, je ne
-le savais pas. Il était là, appuyé contre un vieux frêne, son
-chapeau à terre, et ses cheveux tout humides de la rosée qui s'était
-amassée sur les branches pleines de bourgeons, et qui tombait à petits
-coups autour de lui. Il avait dû rester longtemps debout dans cette
-position, car je vis un couple de merles qui passaient et repassaient à
-peine à trois pieds lui, occupés à faire leur nid, et ne faisant pas
-plus attention à sa présence que s'il était une bûche. À mon
-approche, ils s'envolèrent; lui leva les yeux vers moi:</p>
-
-<p>&mdash;Elle est morte, me dit-il; je ne vous ai pas attendue pour
-l'apprendre; enlevez votre mouchoir, ne pleurnichez pas devant moi! Que
-le diable vous emporte tous! Elle n'a pas besoin de vos larmes.</p>
-
-<p>Je pleurais autant pour lui que pour elle; il nous arrive de prendre en
-pitié des créatures qui ne connaissent la pitié ni pour eux ni pour
-d'autres. Tout de suite en apercevant son visage, j'avais compris qu'il
-connaissait la catastrophe; et comme ses lèvres remuaient et que ses
-yeux étaient baissés, l'idée folle m'avait prise que son cœur
-s'était humilié et qu'il priait.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, elle est morte, répondis-je, étouffant mes sanglots et
-séchant mes joues. Elle est, j'espère, allée au ciel, où chacun de nous
-peut aller la rejoindre si nous y faisons attention autant qu'il le faut,
-et si nous abandonnons les voies mauvaises pour suivre le bien.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce donc qu'elle a pris les mesures qu'il convenait, elle
-aussi? demanda Heathcliff, essayant de railler. Est-elle morte comme une
-sainte? Allons, donnez-moi la véritable histoire de la chose. Comment,
-est-ce que...</p>
-
-<p>Il essaya de prononcer le nom, mais ne put y parvenir; et, comprimant
-ses lèvres, il eut un combat silencieux avec son agonie intérieure,
-tout en continuant à défier ma sympathie par un regard immobile et
-féroce. Comment est-elle morte? reprit-il enfin, obligé, malgré son
-endurcissement, de chercher un appui derrière lui, car, après
-l'effort, il tremblait jusqu'au bout des doigts.</p>
-
-<p>Pauvre malheureux, pensais-je; vous avez un cœur et des nerfs tout
-comme les autres hommes! Pourquoi prenez-vous ce soin à les cacher?
-Votre orgueil ne parviendra pas à aveugler Dieu.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est morte aussi tranquillement qu'un agneau, répondis-je
-tout haut. Elle a poussé un soupir, puis s'est redressée comme un enfant
-qui se réveille, et s'est remise à dormir. Cinq minutes après, j'ai
-senti un petit battement de son cœur, et c'était fini.</p>
-
-<p>&mdash;Et a-t-elle... a-t-elle fait mention de moi? demanda-t-il, mais
-en hésitant, et comme s'il craignait que ma réponse à cette question ne
-lui révélât des détails qu'il ne pourrait pas supporter d'apprendre.</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'a pas une seule fois repris ses sens et n'a reconnu
-personne depuis l'instant où vous l'avez quittée. Maintenant elle repose
-avec un doux sourire sur ses traits, et ses dernières idées ont erré vers
-les anciens jours de bonheur. Sa vie s'en est allée dans un rêve
-charmant; puisse-t-elle s'éveiller aussi agréablement dans l'autre
-monde.</p>
-
-<p>&mdash;Puisse-t-elle s'éveiller dans les tourments! s'écria-t-il avec
-une véhémence terrible, frappant du pied, et tombé dans un paroxysme
-soudain d'irrésistible passion. Eh quoi, elle est une menteuse jusqu'au
-bout! Où est-elle? Pas ici, pas dans le ciel, pas disparue; où? Oh,
-vous m'avez dit que vous ne vous souciiez pas de mes souffrances! Et moi
-je fais une prière, je la répète jusqu'à ce que ma langue
-s'engourdisse: Catherine Earnshaw, puissiez-vous ne pas trouver le repos
-aussi longtemps que je serai en vie! Vous m'avez dit que je vous ai
-tuée: hantez-moi, alors! Ceux que l'on a tués hantent leurs
-meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes de morts ont erré sur
-la terre. Soyez toujours avec moi, prenez n'importe quelle forme,
-rendez-moi fou! Seulement ne me laissez pas dans cet abime, où je ne
-peux pas vous trouver. Oh! Dieu! c'est impossible! Je ne peux pas vivre
-sans ma vie! Je ne peux pas vivre sans mon âme!</p>
-
-<p>Il frappa sa tête contre le tronc noueux de l'arbre, et, relevant ses
-yeux, il hurla, non comme un homme, mais comme une bête sauvage qu'on
-conduit à la mort. Je remarquai des taches de sang sur l'écorce de
-l'arbre, et je vis que sa main et son front en portaient aussi; très
-probablement la scène que je venais de voir était une répétition
-d'autres qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je me trouvais répugnée
-plutôt qu'apitoyée; pourtant, il m'en coûtait de le quitter ainsi.
-Mais dans le moment où il reprit assez conscience de lui-même pour
-s'apercevoir que je le voyais, il me cria de m'éloigner et j'obéis. Je
-compris qu'il n'était pas de mon pouvoir de le calmer ou de le
-consoler.</p>
-
-<p>Les funérailles de Madame Linton furent fixées au vendredi qui suivit
-sa mort; jusque là, son cercueil resta découvert, dans le grand salon,
-jonché de fleurs et de feuilles. C'est là que Linton passa ses jours
-et ses nuits, veillant la morte sans prendre aucun repos; et
-(circonstance que j'étais seule à connaître) Heathcliff, lui aussi,
-les passa sans dormir, caché dans le jardin. Je n'eus aucune
-communication avec lui; mais je me rendais bien compte qu'il ferait tout
-son possible pour entrer, et le soir du mardi, pendant que mon maître
-épuisé s'était vu forcé de se retirer pour quelques heures, j'ouvris
-l'une des fenêtres, émue de sa persévérance, et voulant lui donner
-une chance d'adresser un dernier adieu à l'image pâlie de son idole.
-Il ne manqua pas de profiter de cette occasion, mais il le fit très
-brièvement, et avec tant de prudence que nul bruit ne vint trahir son
-passage. En vérité, moi-même ne m'en serais pas aperçue si je
-n'avais trouvé la draperie dérangée autour du visage de la morte, et
-si je n'avais ramassé sur le plancher une boucle de cheveux blonds,
-attachés par un fil d'argent: cheveux qui provenaient d'un médaillon
-suspendu au cou de Catherine. Heathcliff avait ouvert le médaillon et
-jeté les cheveux de Linton qui y étaient contenus, les remplaçant par
-une boucle brune de ses cheveux à lui. J'enroulai ensemble les deux
-boucles et les renfermai toutes deux.</p>
-
-<p>M. Earnshaw fut naturellement invité aux obsèques de sa sœur; il
-n'envoya pas d'excuse, mais ne vint pas, de sorte que, à l'exception de
-son mari, le cortège funèbre fut uniquement composé de fermiers et de
-domestiques. Isabella n'avait pas été invitée.</p>
-
-<p>À la grande surprise des gens du village, Catherine ne fut enterrée ni
-dans la chapelle de famille des Linton, ni auprès des tombes de sa
-famille à elle; son tombeau fut creusé sur un tertre vert dans un coin
-du cimetière, à un endroit où le mur est si bas que la bruyère et
-l'airelle de la lande ont fini par l'envahir, et que la poussière de la
-tombe la cache presque en entier. Son mari repose maintenant au même
-endroit; ils n'ont l'un et l'autre qu'une simple pierre debout, et à
-leurs pieds une plaque grise, pour marquer la place de leurs corps.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XIV">CHAPITRE XIV</a></h4>
-
-
-<p>Ce même vendredi marqua pour tout un mois la fin des beaux jours. Dans
-la soirée le temps changea; le vent souffla du sud au nord-est,
-apportant d'abord la pluie, puis le grésil et la neige. Le lendemain
-matin, personne ne se serait douté qu'il y avait eu trois semaines de
-bel été; les primevères, les safrans étaient cachés sous la neige,
-les alouettes ne chantaient plus, et les jeunes feuilles des arbres
-étaient battues et noircies. Et combien lugubre, froide et déplaisante
-se traîna cette journée! Mon maître restait dans sa chambre; je
-m'étais installée dans le parloir solitaire, que j'avais converti en
-nursery: et je me tenais là, assise avec une petite poupée vivante et
-gémissante sur mes genoux, la berçant de temps à autre, ou bien
-regardant les flocons qui continuaient à tomber et qui bloquaient la
-fenêtre sans rideaux. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un
-entra tout essoufflé et qui riait. Ma colère, pour un instant, fut
-plus grande que mon étonnement. Je supposai que c'était l'une des
-servantes, et je lui criai de cesser de rire.</p>
-
-<p>&mdash;Finissez, finissez donc; comment avez-vous le courage de montrer
-votre gaieté ici? Que dirait M, Linton s'il vous entendait.</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, me répondit une voix familière, mais je sais
-qu'Edgar est dans son lit et je ne peux pas me retenir.</p>
-
-<p>Là-dessus, mon interlocutrice s'avança vers le feu, toute tremblante
-et portant la main à son côté.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai couru tout le long du chemin depuis Wuthering Heights,
-poursuivit-elle après une pause. Impossible de compter le nombre des
-chutes que j'ai faites. Oh! j'ai mal partout. Ne vous inquiétez pas, je
-vous expliquerai la chose dès que j'en aurai la force; mais ayez tout
-de suite l'obligeance de descendre et de commander une voiture pour me
-conduire à Gimmerton et de dire à une servante de prendre quelques
-vêtements dans ma garde-robe.</p>
-
-<p>La visiteuse était Madame Heathcliff. Son apparence n'avait rien qui
-expliquât son rire. Ses cheveux ruisselaient sur ses épaules
-dégouttant de neige et d'eau. Elle portait son costume de jeune fille,
-qui convenait mieux, à son âge qu'à sa position, un petit manteau
-avec les manches courtes, et elle avait la tête et le cou nus. Le
-manteau était de soie fine, et la pluie l'avait collé à son corps;
-ses pieds avaient pour les protéger des petites pantoufles très
-minces. Joignez à tout cela une profonde entaille sous l'une des
-oreilles, entaille que le froid seul empêchait de saigner abondamment,
-une figure pâle, toute pleine de traces de coups, et un corps à peine
-en état de se porter, et vous comprendrez que ma première frayeur ne
-fut pas diminuée quand j'eus le loisir de l'examiner.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère jeune dame, m'écriai-je, je ne sortirai pas d'ici et
-n'entendrai rien avant que vous ayez enlevé chacun de vos vêtements et
-mis à leur place des effets secs; et comme certainement vous ne pouvez
-pas aller cette nuit à Gimmerton, il est inutile de commander la
-voiture.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut absolument que j'y aille, dit-elle, à pied ou à cheval;
-mais je consens volontiers à m'habiller plus décemment. Ah! voyez comme
-cette neige me descend maintenant dans le cou!</p>
-
-<p>Elle insista pour que je fasse comme elle voulait, et c'est seulement
-après que le cocher eut reçu l'ordre de se tenir prêt, et une
-servante d'empaqueter quelques effets indispensables, c'est alors
-seulement qu'elle m'autorisa à panser sa plaie et à l'aider à se
-changer.</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant, Ellen, me dit-elle, lorsque j'eus fini et qu'elle
-se trouva assise près du feu avec une tasse de thé devant elle,
-asseyez-vous en face de moi et mettez à l'écart le baby de la pauvre
-Catherine, je ne veux pas le voir. Ne croyez pas que je ne me soucie pas
-de Catherine, parce que je me suis comportée si follement quand je suis
-entrée. J'ai pleuré, aussi, et amèrement; personne n'a eu autant que
-moi de raisons pour pleurer. Nous nous sommes séparées fâchées, vous
-vous rappelez, et je ne puis me le pardonner; mais il m'était
-impossible de sympathiser même sur ce point avec lui, cette bête
-brute. Oh! donnez-moi le tisonnier! Voici la dernière chose de lui que
-j'aie sur moi.» Elle fit glisser la bague d'or de son doigt et la jeta
-sur le plancher. «Je veux l'écraser, poursuivit-elle en la frappant
-avec un dépit enfantin, et puis je veux la brûler.» Et elle prit
-l'objet tout tordu et le jeta dans les charbons. Voilà, il pourra en
-acheter une autre s'il me rattrape de nouveau! Il serait capable de
-venir me chercher ici, pour exaspérer Edgar. Je n'ose pas rester, de
-crainte que cette idée ne passe dans sa tête maudite. Et puis Edgar
-n'a pas été bon pour moi, n'est-ce pas? Je ne veux pas venir implorer
-son assistance, ni lui apporter encore de nouveaux ennuis. La
-nécessité seule m'a forcée à chercher un abri ici; et encore si je
-n'avais pas su que je ne risquais pas de le rencontrer, je me serais
-arrêtée à la cuisine, je me serais lavé la figure, je me serais
-chauffée, je vous aurais fait dire de m'apporter ce dont j'avais
-besoin, et je serais partie n'importe où, ailleurs, hors de l'atteinte
-de ce monstre, de ce démon incarné. Ah! il était dans une telle rage!
-S'il m'avait attrapée! C'est bien dommage que Earnshaw ne soit pas son
-égal en force, je ne me serais pas sauvée avant de l'avoir vu
-démolir, si Hindley avait été capable de le faire.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, miss, interrompis-je, ne parlez pas si vite, vous allez
-défaire le mouchoir mouillé que j'ai mis autour de votre figure et
-l'entaille va saigner de nouveau. Buvez votre thé et prenez haleine, et
-cessez de rire: le rire est tristement hors de propos sous ce toit, et
-aussi dans votre condition.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, reprit-elle. Écoutez donc cet enfant, il ne cesse pas
-de gémir: éloignez-le de moi pendant une heure, je ne puis rester ici
-plus longtemps.</p>
-
-<p>&mdash;Je sonnai et remis l'enfant à une servante; puis je lui demandai
-ce qui l'avait portée à s'échapper de Wuthering Heights dans de telles
-conditions, et où elle avait l'intention d'aller, puisqu'elle refusait
-de rester avec moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je devrais et je voudrais rester, me répondit-elle, pour consoler
-Edgar et pour prendre soin de l'enfant, et aussi parce que la Grange est
-ma maison, en droit. Mais je vous dis qu'il ne m'y laisserait pas!
-Croyez-vous qu'il supporterait de me voir devenir grasse et gaie, et de
-songer que nous sommes tranquilles ici, sans prendre aussitôt la
-résolution d'empoisonner notre bonheur?</p>
-
-<p>«Or, j'ai maintenant la satisfaction d'être sûre qu'il me déteste au
-point qu'il souffre sérieusement à me voir ou à m'entendre.
-L'aversion que je lui inspire est assez forte pour que je sois sûre
-qu'il ne me poursuivra pas à travers l'Angleterre si je parviens à
-m'échapper; il faut donc que je m'enfuie bien loin d'ici. Je suis
-revenue de mon premier désir d'être tuée par lui; je voudrais plutôt
-qu'il se tuât lui-même. Il a fait tout ce qu'il fallait pour éteindre
-mon amour, et ainsi je suis à mon aise. Je peux encore me rappeler
-combien je l'ai aimé, et je peux m'imaginer que je l'aimerais encore
-si... mais non, non. Si même il m'avait adorée, sa nature diabolique
-se serait montrée en quelque façon. Il faut que Catherine ait eu un
-goût bien pervers pour l'estimer, le connaissant si bien! Le monstre,
-s'il pouvait être effacé de la création aussi bien que de mon
-souvenir!»</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous, dis-je, il est cependant une créature humaine! Soyez
-plus charitable, il y a encore des hommes plus méchants.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'est pas une créature humaine, et n'a aucun droit à ma
-charité. Je lui ai donné mon cœur, il l'a pris et blessé à mort, puis me
-l'a rejeté. C'est avec le cœur que l'on sent, Ellen, et puisqu'il a
-détruit mon cœur, je n'ai plus le pouvoir de rien sentir pour lui.</p>
-
-<p>«Et je ne le voudrais pas, quand même il en hurlerait à son jour de
-mort, et quand même il pleurerait des larmes de sang pour sa Catherine.
-Non certes, je ne le voudrais pas».</p>
-
-<p>Et ici Isabella se mit à pleurer, mais aussitôt, essuyant ses larmes,
-elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez demandé ce qui m'a enfin obligée à fuir? C'est que je
-suis parvenue à exciter sa fureur à un degré plus grand encore que
-celui de sa méchanceté. Il s'est excité jusqu'à oublier la prudence
-diabolique dont il se vantait et il a procédé à une violence
-meurtrière. Le plaisir que j'ai éprouvé à me voir capable de
-l'exaspérer a réveillé enfin mon instinct de conservation; et si
-jamais je retombe entre ses mains, je lui ménage une vengeance à sa
-taille.</p>
-
-<p>«Hier, comme vous savez, M. Earnshaw devait venir à l'enterrement.
-Dans cette intention, il se tint relativement sobre; mais la
-conséquence en fut que ce changement d'habitude lui donna des humeurs
-noires, et qu'au lieu d'aller à l'église, il s'assit près du feu et
-se mit à avaler des potées de gin et de brandy.</p>
-
-<p>«Heathcliff&mdash;je frissonne rien qu'à le nommer&mdash;avait été un
-étranger pour la maison depuis dimanche jusqu'à ce matin. Si ce sont
-les anges qui l'ont nourri, ou son parent de l'enfer, je ne puis le
-dire, mais il y a près d'une semaine qu'il n'a pas mangé avec nous. Il
-revenait parfois le soir et montait dans sa chambre, où il s'enfermait
-au verrou&mdash;comme si quelqu'un rêvait de désirer sa compagnie!&mdash;et
-là il faisait on ne sait quelles prières, adressées sans doute au démon,
-jusqu'à ce que sa voix s'enrouait dans son gosier. Alors il se relevait
-et descendait de nouveau tout droit vers la Grange. Je m'étonne
-qu'Edgar n'ait pas envoyé chercher un constable et ne l'ait pas fait
-arrêter. Pour moi, si chagrinée que je fusse au sujet de Catherine, il
-m'était impossible de ne pas regarder cette période de délivrance de
-mon oppression comme des jours de fête.</p>
-
-<p>«J'avais recouvré assez de force d'esprit pour écouter sans pleurer
-les éternelles leçons de Joseph, et pour me mouvoir à travers la
-maison avec plus de liberté. Ce Joseph et le petit Hareton sont les
-plus détestables compagnons qu'il y ait au monde. J'aimais mieux être
-assise avec Hindley, à écouter ses terribles discours, qu'avec le
-«petit maître» et son odieux précepteur, le sinistre vieillard.
-Quand Heathcliff était dans la maison, j'étais souvent forcée de
-rechercher leur société dans la cuisine ou de mourir de froid parmi
-les chambres humides et inhabitées. Mais quand il n'était pas là,
-comme c'était le cas cette semaine, j'installais une table et une
-chaise à un coin du foyer dans la grande chambre, sans nul souci de ce
-que faisait M. Earnshaw, qui d'ailleurs n'intervenait jamais dans mes
-arrangements. Il est maintenant plus tranquille qu'il n'avait l'habitude
-de l'être, pourvu seulement qu'on ne le provoque pas, plus abattu et
-moins furieux. Joseph affirme que c'est un homme changé, que le
-Seigneur a touché son cœur, et qu'il est sauvé «comme par le feu».
-J'ai vainement cherché à découvrir des signes de ce changement
-favorable, mais ce n'est pas mon affaire.</p>
-
-<p>«Hier soir, j'étais assise dans mon coin à lire quelques vieux
-livres, et je restai ainsi jusque vers minuit. Il me semblait si affreux
-de remonter me coucher pendant que cette neige sauvage soufflait au
-dehors, et que mes pensées me ramenaient sans cesse vers le cimetière
-et la tombe nouvellement creusée. J'osais à peine lever les yeux de la
-page que je lisais, sûre que j'étais d'y voir aussitôt apparaître
-cette mélancolique scène. Hindley était assis en face de moi, la
-tête appuyée sur sa main, peut-être méditait-il sur le même sujet.
-Il avait cessé de boire avec tant d'excès, et pendant deux ou trois
-heures il n'eut ni un mouvement ni une parole. Il n'y avait pas d'autre
-bruit dans la maison que le hurlement du vent contre les fenêtres, le
-craquement des charbons dans le feu, et le cliquetis de l'éteignoir
-avec lequel de temps à autre je mouchais la chandelle. Hareton et
-Joseph devaient probablement dormir dans leur lit. En un mot, il faisait
-très triste, et tout en lisant je soupirais, car il me semblait que
-toute la joie s'était évanouie du monde pour n'y jamais rentrer.</p>
-
-<p>«Le cruel silence fut enfin interrompu par le bruit du loquet de la
-cuisine. Heathcliff était revenu de sa veillée plus tôt que de
-coutume, à cause sans doute de l'orage soudain. La porte de la cuisine
-avait été verrouillée en dedans, et nous l'entendîmes faire le tour
-pour rentrer par l'autre porte. Je me levai, et j'imagine que mes traits
-portaient clairement l'expression de mes sentiments, car mon compagnon,
-qui avait tenu ses yeux fixés sur la porte, se retourna pour me
-regarder.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais le retenir dehors cinq minutes, s'écria-t-il, vous y
-consentez?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si c'est pour moi, vous pouvez le laisser dehors toute la
-nuit, répondis-je. Mettez la clé dans la serrure et tirez le verrou.</p>
-
-<p>«Earnshaw le fit, avant que son hôte fut arrivé devant la porte, puis
-il revint vers moi, installa son fauteuil de l'autre côté de ma table
-et s'y appuya, cherchant dans mes yeux une sympathie pour la haine
-brûlante qui étincelait dans les siens. Comme il avait à la fois le
-regard et les sentiments d'un meurtrier, il ne put découvrir en moi la
-sympathie qu'il cherchait, mais il en vit assez pour l'encourager à
-parler.</p>
-
-<p>&mdash;Vous et moi, dit-il, nous avons un grand compte à régler avec cet
-homme-là. Si nous n'étions pas des lâches, nous pourrions nous
-arranger pour l'acquitter. Êtes-vous aussi douce que votre frère?
-Voulez-vous endurer jusqu'au bout sans essayer une seule fois de rendre
-ce qu'on vous fait?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis déjà lasse d'endurer, répondis-je, et j'accueillerais
-avec joie une façon de rendre qui ne retomberait pas sur moi-même, mais la
-ruse et la violence sont des lancés à deux pointes; elles blessent
-ceux qui y ont recours plus encore que leurs ennemis.</p>
-
-<p>&mdash;La ruse et la violence sont un juste retour pour la ruse et la
-violence! cria Hindley. Madame Heathcliff, je ne vous demande de rien
-faire que de rester tranquille et d'être muette. Dites-moi maintenant,
-le pouvez-vous? Je suis sûr que vous auriez autant de plaisir que moi
-à voir finir l'existence de ce démon. Il sera votre mort si vous ne le
-dominez, et il sera ma ruine. Que le diable emporte le maudit vilain! Il
-frappe à la porte comme s'il était déjà le maître ici. Promettez-moi
-de vous taire, et avant trois minutes, vous êtes délivrée.</p>
-
-<p>«Il prit sur sa poitrine l'objet dont je vous ai parlé dans ma lettre,
-et se prépara à éteindre la chandelle, mais je l'écartai de lui, et
-je saisis son bras.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me tairai pas, dis-je, vous ne devez pas le toucher.
-Laissez la porte fermée et restez tranquille.</p>
-
-<p>&mdash;Non, j'ai formé ma résolution, et, par Dieu, je l'exécuterai!
-cria cet être désespéré. Je vous rendrai ce service en dépit de
-vous-même, et je ferai justice à Hareton! Et vous ne devez pas vous
-troubler la tête pour me protéger. Catherine est morte, personne au
-monde ne me regrettera ou n'aura honte si je me coupe la gorge en cet
-instant, et il est temps de faire une fin.</p>
-
-<p>«Je ne pouvais songer à lutter, non plus qu'à raisonner, avec lui:
-autant aurait valu lutter avec un ours ou raisonner avec un fou. La
-seule ressource qui me restait fut de courir vers une fenêtre et de
-prévenir la victime projetée du sort qui l'attendait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous feriez mieux de chercher abri quelque autre part cette nuit!
-m'écriai-je d'un ton un peu triomphant. M. Earnshaw est résolu à vous
-tuer si vous persistez à vouloir entrer.</p>
-
-<p>&mdash;Vous feriez mieux d'ouvrir la porte, vous... répondit-il,
-m'appelant d'une expression élégante que vous me dispenserez de répéter.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me mêlerai pas de l'affaire, répondis-je, entrez et soyez
-tué si cela vous plaît, j'ai fait mon devoir.</p>
-
-<p>«Là-dessus, je refermai la fenêtre et revins tranquillement prendre
-ma place près du feu. Earnshaw jura furieusement contre moi,
-m'affirmant que j'aimais encore le vilain et m'appelant de toutes sortes
-de noms pour me faire honte de la bassesse d'esprit que je montrais. Et
-moi, dans le secret de mon cœur, je songeais quelle bénédiction ce
-serait pour lui si Heathcliff pouvait le mettre hors de cette vie de
-misères, et quelle bénédiction ce serait pour moi s'il envoyait
-Heathcliff vers le séjour qui lui revient de droit. Pendant que je
-nourrissais ces réflexions, la croisée qui était derrière moi fut
-jetée sur le sol par un coup de Heathcliff, dont je vis paraître dans
-l'espace vide la noire figure. Les grilles de la fenêtre étaient trop
-rapprochées pour lui permettre de passer l'épaule, et je souriais, me
-croyant en sûreté. Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de
-neige, et ses dents aiguës de cannibale, aiguisées encore par le froid
-et la colère, brillaient dans l'obscurité.</p>
-
-<p>&mdash;Isabella, laissez-moi entrer, ou bien vous vous en repentirez,
-hurla-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis pas commettre un meurtre, répondis-je; M. Hindley se
-tient en sentinelle avec un couteau et un pistolet chargé.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi entrer par la porte de la cuisine.</p>
-
-<p>&mdash;Hindley y sera avant moi, répondis-je. Et puis quel pauvre amour
-est le vôtre, qui ne peut pas supporter une averse de neige! Aussi
-longtemps qu'a brillé la lune de l'été, vous nous avez laissés en
-paix dans nos lits, mais dès le premier souffle du vent d'hiver, il
-faut déjà que vous vous abritiez. Heathcliff, si j'étais de vous,
-j'irais m'étendre sur le tombeau de Catherine, et je m'y laisserais
-mourir comme un chien fidèle. Le monde à présent ne vaut sûrement
-pas la peine que vous y viviez, n'est-ce pas? Vous m'avez clairement
-persuadé que Catherine était l'unique joie de votre vie; je ne puis
-imaginer comment vous avez l'idée de lui survivre.</p>
-
-<p>&mdash;Il est là, n'est-ce pas? cria Hindley, courant à la fenêtre. Si
-je puis passer mon arme, je vais l'attraper.</p>
-
-<p>«J'ai peur, Ellen, que vous me trouviez méchante, mais vous ne savez
-pas tout, donc ne me jugez pas. Pour rien au monde je n'aurais prêté
-la main à un attentat sur sa vie, mais de désirer qu'il fut mort, je
-ne pouvais m'en empêcher; aussi fus-je affreusement désappointée et
-terrifiée des conséquences de mon provocant discours, lorsque je vis
-Heathcliff se jeter sur l'arme d'Earnshaw, et la lui arracher des mains.
-Le pistolet partit, et le couteau qui y était attaché s'enfonça dans
-le poing même d'Earnshaw. Heathcliff l'en retira par force, coupant la
-chair sur son passage, et le mit tout sanglant dans sa poche. Alors il
-prit une pierre, en frappa la grille qui séparait les deux croisées,
-et sauta dans la maison. Son adversaire était tombé par terre,
-évanoui sous la douleur excessive et le flot de sang qui coulait d'une
-artère. Le ruffian le foula aux pieds et frappa à plusieurs reprises
-sa tête contre les dalles, me retenant d'une main pour m'empêcher
-d'appeler Joseph. Par une force surnaturelle d'empire sur soi, il
-s'abstint d'achever sa victime, et quand il fut essoufflé, il
-s'arrêta, traîna sur le banc de bois le corps, qui paraissait
-inanimé. Puis il déchira la manche de la veste d'Earnshaw et lia la
-blessure avec une rudesse brutale, ne cessant pas de jurer. Me sentant
-libre, je courus aussitôt chercher le vieux domestique, qui finit par
-comprendre mon hâtif récit, et se précipita au bas de l'escalier.
-Qu'est-ce qu'il y a à faire maintenant? répétait-il.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a ceci, tonna Heathcliff, que votre maître est fou, et que
-s'il vit encore un mois de plus, je renverrai dans un asile.</p>
-
-<p>&mdash;Et ainsi vous avez commis le meurtre sur lui! s'écria Joseph,
-levant ses mains et ses yeux en signe d'horreur. Si jamais j'ai vu un
-spectacle comme celui-ci! Puisse le Seigneur!...</p>
-
-<p>«Heathcliff le poussa et le fit tomber à genoux au milieu du sang,
-qu'il lui ordonna d'essuyer; mais lui, au lieu de faire rien de pareil,
-il joignit ses mains et commença une prière dont les phrases bizarres
-me firent rire. J'étais dans une condition d'esprit à n'être choquée
-de rien; j'étais aussi désespérée et aussi indifférente que sont,
-à ce que l'on dit, les malfaiteurs au pied de la potence.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! je vous avais oubliée! me dit mon tyran. C'est vous qui allez
-faire cela. «Allons, à terre! Et vous conspirez avec lui contre moi,
-n'est-ce pas, vipère? Là, voilà de l'ouvrage pour vous!» Il me
-secoua jusqu'à faire craquer mes dents et me jeta à côté de Joseph
-qui, ayant terminé à la hâte ses prières, se leva, jurant qu'il
-allait partir tout de suite pour la Grange. M. Linton était un
-magistrat, et quand bien même il aurait perdu cinquante femmes, il ne
-pouvait manquer de venir faire une enquête. Joseph paraissait si
-obstiné dans sa résolution que Heathcliff jugea utile d'obtenir de mes
-lèvres le récit de ce qui s'était passé. Il se tint sur moi, me
-posant, avec un regard plein de malveillance, des questions auxquelles
-je répondais à contre-cœur. Il fallut beaucoup de peine pour
-persuader au vieux Joseph que Heathcliff n'était pas l'agresseur. Et
-comme M. Earnshaw donna bientôt à entendre qu'il était encore vivant,
-Joseph s'empressa de lui administrer une dose de brandy, qui ne tarda
-pas à rendre au blessé le mouvement et la conscience. Heathcliff,
-ayant constaté que son adversaire ne se doutait pas du traitement qu'il
-avait reçu pendant son évanouissement, se contenta de lui déclarer
-qu'il avait été ivre jusqu'au délire. Il lui dit qu'il n'attacherait
-pas d'autre importance à son atroce conduite, mais l'engagea à aller
-se coucher. À ma grande joie, lui-même nous quitta, après nous avoir
-donné ce judicieux conseil, et Hindley s'étendit sur la pierre du
-foyer. Je rentrai moi-même dans ma chambre, m'étonnant d'avoir pu
-échapper à si peu de frais.</p>
-
-<p>«Ce matin, en descendant, environ une demi-heure avant midi, je trouvai
-M. Earnshaw assis auprès du feu, malade à mourir, tandis que son
-mauvais génie, presque aussi décharné et minable, s'appuyait contre
-la cheminée. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir envie de manger,
-de sorte que, après avoir attendu que tout fût froid sur la table, je
-commençai seule. Rien ne m'empêcha de manger à mon aise; et de temps
-à autre, en apercevant mes compagnons silencieux, j'éprouvais un
-certain sentiment de satisfaction et de supériorité à découvrir en
-moi le calme d'une conscience tranquille. Quand j'eus fini, je pris la
-liberté tout à fait exceptionnelle de me rapprocher du feu, de faire
-le tour du siège d'Earnshaw, et de m'agenouiller dans un coin à côté
-de lui.</p>
-
-<p>«Heathcliff ne s'inquiéta pas de mes mouvements et je pus le
-considérer aussi librement que si son corps avait été changé en
-pierre. Son front, qui m'était autrefois apparu si viril et que je
-trouve maintenant si diabolique, était voilé d'un nuage lourd; ses
-yeux noirs étaient presque éteints par l'insomnie et peut-être aussi
-par les larmes; ses lèvres avaient perdu leur ricanement féroce et
-étaient marquées d'une expression d'indicible tristesse. S'il s'était
-agi de tout autre que de lui, je me serais couvert la figure en
-présence d'une telle douleur. Mais dans son cas, j'en étais heureuse;
-et pour ignoble que cela paraisse d'insulter un ennemi malheureux, je ne
-pouvais manquer la chance de le piquer. Sa faiblesse était le seul
-moment où il m'était permis de goûter le plaisir de rendre le mal
-pour le mal. Hindley voulut avoir de l'eau; je lui en tendis un verre et
-lui demandai comment il se trouvait.</p>
-
-<p>&mdash;Pas aussi mal que je le voudrais, répondit-il, mais sans parler
-de mon bras, chaque pouce de mon corps est aussi malade que si j'avais
-lutté avec une légion de diablotins.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, cela n'a rien d'étonnant, lis-je alors. Catherine aimait à
-dire qu'elle se tenait entre vous et la douleur corporelle et qu'il y avait
-certaines personnes qui éviteraient de vous blesser par crainte de
-l'offenser. Il est heureux que les morts ne se relèvent pas de leurs
-tombeaux, sans quoi, la nuit dernière, elle aurait assisté à une
-scène bien répugnante! N'êtes-vous pas blessé et brisé partout sur
-la poitrine et aux épaules?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis dire, répondit-il, mais que prétendez-vous? A-t-il osé
-me frapper quand j'étais à terre?</p>
-
-<p>&mdash;Il a marché sur vous, il vous a battu et vous a secoué contre les
-dalles, répondis-je tout bas; et sa bouche était impatiente de vous
-déchirer avec ses dents, et cela parce qu'il n'est homme qu'à demi,
-et, pour le reste, démon.</p>
-
-<p>«M. Earnshaw se prit comme moi à considérer notre ennemi commun, qui,
-absorbé dans son angoisse, semblait insensible à tout autour de lui.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, si seulement Dieu voulait me donner la force de l'étrangler
-dans ma dernière agonie, c'est avec joie que j'irais en enfer! grommelait
-le misérable Hindley, faisant des efforts pour se relever, dans son
-impatience, et retombant désespéré avec la certitude de son
-infériorité.</p>
-
-<p>&mdash;Non, il suffit qu'il ait tué l'un de vous, fis-je observer très
-haut. À la Grange, chacun sait que votre sœur vivrait encore sans M.
-Heathcliff. Après tout, il vaut encore mieux être haï qu'aimé par
-lui. Quand je me rappelle combien nous étions heureux, combien
-Catherine était heureuse avant son retour, je me sens obligée à
-maudire ce jour fatal.</p>
-
-<p>«Très probablement Heathcliff fit plus d'attention à la vérité de
-ce que je venais de dire qu'à la personne qui l'avait dit. Son
-attention fut excitée, car ses yeux se remplirent de larmes et il tira
-de sa poitrine de profonds soupirs. Je le regardais en face avec un rire
-de dédain. Ses yeux, ces deux fenêtres d'enter, brillèrent un moment
-de mon côté, mais avec quelque chose de si noyé et de si amorti que
-je n'eus pas peur de me risquer à un nouveau rire.</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en dans votre chambre et éloignez-vous de ma vue, dit
-Heathcliff.</p>
-
-<p>«C'est du moins ce que je devinai qu'il dit, car ses paroles étaient
-à peine compréhensibles.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous demande pardon, repris-je, mais j'aimais Catherine moi
-aussi, et son frère réclame des secours que pour l'amour d'elle je veux lui
-donner. Maintenant qu'elle est morte, je la revois en Hindley. Hindley a
-exactement les mêmes yeux, et....</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en, misérable idiote, avant que je ne vous batte à
-mort! cria-t-il en faisant un mouvement.</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors, poursuivis-je, me tenant prête à m'enfuir, si la
-pauvre Catherine avait eu confiance en vous et si elle avait pris le titre
-ridicule, méprisable et dégradant de Madame Heathcliff, elle aurait
-elle aussi présenté bientôt un tableau semblable, elle n'aurait pas
-supporté en silence votre abominable conduite, sa haine et son dégoût
-auraient trouvé une voix.</p>
-
-<p>«Le dossier du banc et la personne d'Earnshaw s'interposaient entre lui
-et moi, de sorte que, au lieu d'essayer de m'atteindre, il prit sur la
-table un couteau et me le jeta à la tête. Je reçus le coup derrière
-l'oreille, mais je rejetai le couteau, courus vers la porte et lui
-adressai une phrase qui, j'espère, dut entrer plus avant que n'avait
-fait son projectile. La dernière vue que j'ai eue de lui a été un
-élan furieux qu'il a pris et où il a été arrêté par l'étreinte de
-Hindley, si bien que tous deux sont tombés sur le sol, empêtrés l'un
-dans l'autre. Dans ma course à travers la cuisine, j'ordonnai à Joseph
-d'aller rejoindre son maître, je secouai Hareton occupé à jouer dans
-le corridor, et, heureuse comme une âme échappée du Purgatoire, je
-sautais, je volais tout le long du sentier; et fâchée de ses détours,
-je finis par couper court à travers la lande, guidée par la lumière
-de la Grange. Et certes je préférerais être condamnée à un éternel
-séjour dans les régions infernales qu'à un séjour seulement d'une
-nuit de plus sous le toit de Wuthering Heights.»</p>
-
-<p>Isabella cessa de parler et prit une tasse de thé; puis elle se leva,
-m'ordonna de lui mettre son bonnet et un grand châle que j'avais
-apporté, puis, sourde à ma prière de rester encore une heure, elle
-monta sur une chaise, baisa les portraits d'Edgar et de Catherine, et,
-après m'avoir embrassée à mon tour, descendit vers la voiture,
-accompagnée par Fanny qui aboyait de joie d'avoir retrouvé sa
-maîtresse. Elle partit et jamais plus elle ne devait revoir ces
-environs; mais une correspondance en règle s'établit entre elle et mon
-maître dès que les affaires furent mieux fixées. Je crois qu'elle est
-allée demeurer dans le sud, près de Londres, et que c'est là que lui
-est né un fils, quelques mois après son évasion. Cet enfant fut
-baptisé Linton, et dès les premières fois qu'elle en parla, elle nous
-le représenta comme une créature maladive et irritable.</p>
-
-<p>M. Heathcliff, me rencontrant un jour dans le village, me demanda où
-elle habitait. Je refusai de le lui dire. Il répliqua que ma
-précaution était vaine, mais qu'Isabella devait bien se garder de
-venir chez son frère et que celui-ci, s'il tenait à la conserver,
-devait la détourner de venir chez lui. Malgré mon refus de lui donner
-aucune information, il découvrit, par quelque autre domestique, à la
-fois le lieu de son séjour et l'existence de l'enfant. Pourtant, il ne
-fit rien pour la tourmenter, en raison sans doute de son aversion pour
-elle. Il me demandait souvent des nouvelles de l'enfant quand il me
-rencontrait; lorsqu'il apprit le prénom qu'on lui avait donné, il
-ricana un sourire et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Ils veulent donc que je le haïsse aussi, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne crois pas qu'ils désirent que vous sachiez quelque chose à
-son sujet, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je saurai l'avoir quand j'en aurai besoin, reprit
-Heathcliff, ils peuvent y compter.</p>
-
-<p>Par bonheur, la mère mourut avant que ce moment n'arrivât: c'était
-environ treize ans après la mort de Catherine, et le petit Linton avait
-alors un peu plus de douze ans.</p>
-
-<p>Le jour qui suivit la visite inattendue d'Isabella, je ne trouvai pas
-l'occasion de parler à mon maître; il évitait toute conversation et
-semblait hors d'état de discuter quoi que ce soit. Quand je pus me
-faire entendre de lui, je vis qu'il avait plaisir à apprendre que sa
-sœur avait abandonné son mari. Il détestait ce dernier avec une
-intensité que l'on n'aurait jamais attendue d'une nature si douce.</p>
-
-<p>Ce sentiment se joignit à son chagrin pour le transformer en un parfait
-ermite. Il évitait le village en toute occasion et passait une vie
-entièrement recluse dans les limites de son parc et de ses terres, vie
-variée seulement par de solitaires promenades sur la lande et des
-visites au tombeau de sa femme, généralement le soir, ou le matin de
-très bonne heure, pour être sûr de ne rencontrer personne. Mais il
-était trop bon pour être longtemps tout à fait malheureux. Il n'avait
-pas prié, lui, pour être hanté par l'âme de Catherine! Le temps lui
-apporta la résignation, et une mélancolie plus douce que la joie
-vulgaire. Il se rappelait la mémoire de la morte avec un amour ardent
-et tendre et il aspirait avec confiance vers un monde meilleur où il ne
-doutait pas qu'elle ne fût allée.</p>
-
-<p>Dans la vie réelle, il trouva également une consolation et des
-affections. Je vous ai dit que pendant les premiers jours il semblait
-indifférent à la petite chose que sa femme lui avait laissée en
-partant: cette froideur se fondit aussi vite que la neige en avril, et
-avant que sa fille ne put balbutier une parole ou faire un pas, l'enfant
-régnait déjà en tyran sur son cœur. Elle s'appelait Catherine, mais
-jamais son père ne la nommait de son nom en entier, de même qu'il
-n'avait jamais voulu abréger le prénom de la première Catherine,
-probablement parce que Heathcliff avait l'habitude de le faire. La
-petite était toujours appelée Cathy: cela la distinguait pour lui de
-sa mère, et pourtant la rattachait à elle.</p>
-
-<p>La fin de Hindley Earnshaw fut telle qu'on pouvait l'attendre; elle
-suivit de six mois à peine celle de sa sœur. Nous autres à la Grange,
-jamais nous n'avons très bien su quel a été son état pendant ces six
-mois; tout ce que j'ai appris, je l'ai su lorsqu'il m'a fallu aller
-aider aux préparatifs des funérailles. M. Kenneth arriva le premier
-annoncer l'événement à mon maître.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Nelly, me dit-il un matin, entrant à cheval dans notre
-cour, de trop bonne heure pour que je n'en fusse pas alarmée; c'est à votre
-tour et au mien d'être en deuil à présent. Devinez-vous qui est mort?</p>
-
-<p>&mdash;Et qui donc? demandai-je inquiète.</p>
-
-<p>&mdash;Devinez, me répondit-il en descendant et en attachant la bride de
-son cheval à un crochet près de la porte. Et préparez le coin de votre
-tablier, je suis certain que vous en aurez besoin.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas M. Heathcliff, à coup sûr? m'écriai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Eh quoi! auriez-vous des larmes pour lui? Non, Heathcliff est un
-jeune gaillard, il a l'air tout fleuri aujourd'hui. Je viens justement de
-le voir. Il engraisse rapidement depuis qu'il a perdu sa moitié.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-ce alors, M. Kenneth? répétai-je avec impatience.</p>
-
-<p>&mdash;Hindley Earnshaw! Votre vieil ami Hindley, mon méchant compère,
-bien que depuis longtemps il soit devenu trop sauvage pour moi. Là! Je vous
-avais bien dit qu'il y aurait des larmes! Mais égayez-vous. Il est mort
-fidèle à son caractère, ivre comme un lord. Pauvre garçon, j'en suis
-bien affligé aussi. On ne peut pas s'empêcher de regretter un vieux
-compagnon, bien qu'il m'ait souvent joué les plus vilains tours. Il
-avait à peine trente ans, votre âge tout juste; qui aurait pensé que
-vous étiez nés la même année?</p>
-
-<p>J'avoue que ce coup fut plus grand pour moi que celui même de la mort
-de Madame Linton: d'anciens souvenirs remontaient en foule à mon cœur.
-Je m'assis sur le seuil et je pleurai cruellement, incapable de conduire
-moi-même M. Kenneth auprès de mon maître. Je ne pouvais m'empêcher
-de me demander si le pauvre homme était mort de mort naturelle, et
-cette idée me tourmentait si obstinément que je résolus de demander
-la permission d'aller à Wuthering Heights et d'aider aux préparatifs
-de l'enterrement. M. Linton eut beaucoup de répugnance à consentir,
-mais je sus lui exposer avec éloquence dans quelles conditions
-misérables devait se trouver le cadavre et je lui dis que mon vieux
-maître et frère de lait avait bien droit à mes services. Je lui
-rappelai en outre que le petit Hareton était le neveu de sa femme et
-que, en l'absence de toute parenté plus proche, c'est lui qui aurait à
-prendre le rôle de tuteur, qu'il aurait aussi à s'enquérir de l'état
-de la propriété et de toutes les affaires de son beau-frère. Il
-était hors d'état en ce moment de s'occuper de tout cela, mais il
-m'ordonna d'en parler à son avocat et pour finir, il me permit d'aller
-aux Heights. Son avocat avait été aussi celui d'Earnshaw; j'allai tout
-de suite le voir à Gimmerton et lui demandai de m'accompagner. Mais il
-secoua la tête, me dit qu'il fallait laisser Heathcliff seul, et que,
-quand on connaîtrait la vraie situation, Hareton se trouverait aussi
-pauvre qu'un mendiant.</p>
-
-<p>&mdash;Son père est mort très endetté, toute sa propriété est
-hypothéquée et la seule chance qui reste à son héritier naturel, est
-de toucher assez le cœur du créancier pour que celui-ci soit amené à
-user de douceur avec lui.</p>
-
-<p>En arrivant aux Heights, j'expliquai que j'étais venue pour veiller à
-ce que tout se fit convenablement, et Joseph, qui avait l'air
-suffisamment éploré, se montra heureux de ma venue. M. Heathcliff dit
-qu'il ne voyait pas qu'on eût besoin de moi, mais que je pouvais rester
-et régler les funérailles, si cela me plaisait.</p>
-
-<p>&mdash;En bonne justice, le corps de ce fou devrait être enterré dans le
-carrefour sans cérémonie d'aucune sorte. Comme il m'est arrivé de le
-perdre de vue dix minutes, hier après-midi, il a profité de cet
-intervalle pour verrouiller contre moi les deux portes et il a passé
-toute la nuit à boire pour se faire mourir. Ce matin, l'entendant
-ronfler comme un cheval, nous sommes entrés et nous l'avons trouvé
-ici, couché sur le banc: on aurait pu l'écorcher et le scalper sans le
-réveiller. J'ai envoyé chercher Kenneth, mais avant qu'il ne fût
-venu, la bête était changée en charogne. Non seulement il était
-mort, mais déjà il était froid et raide et vous comprenez qu'il n'eut
-pas été utile de se donner plus de peine à son endroit.</p>
-
-<p>J'insistai pour que les funérailles fussent décentes. M. Heathcliff me
-dit que en cela encore je pouvais agir à ma guise; seulement il me
-rappela que l'argent pour toute cette affaire sortirait de sa poche à
-lui. Il conservait une attitude indifférente, n'indiquant ni joie ni
-chagrin; si l'on pouvait y lire quelque chose, c'était comme une vague
-satisfaction d'avoir proprement achevé une besogne difficile. Une fois,
-en vérité, je remarquai dans sa mine quelque chose comme du triomphe:
-ce fut à l'instant où l'on emportait le cercueil hors de la maison. Il
-avait eu l'hypocrisie de s'habiller en deuil et avant de suivre le
-cortège avec Hareton, il fit monter sur la table le petit malheureux et
-lui murmura avec un accent particulier:</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant, mon brave garçon, vous êtes à moi. Et nous verrons
-bien si un arbre ne devient pas aussi tordu qu'un autre, quand c'est
-toujours le même vent qui souffle sur les deux.</p>
-
-<p>La naïve petite créature prit plaisir à ce discours; il joua avec les
-favoris de Heathcliff et lui tapota la joue. Mais moi, qui avais deviné
-ce que le drôle voulait dire, je fis sèchement observer qu'il fallait
-que l'enfant retournât avec moi à Thrushcross Grange.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a rien au monde, dis-je à Heathcliff, qui soit moins à
-vous que lui.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce aussi l'avis de Linton? demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, c'est lui qui m'a ordonné de prendre l'enfant
-avec moi.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit le drôle, nous ne discuterons pas la question
-maintenant. Mais j'ai une envie de me faire la main en dressant un jeune
-garçon; ainsi donc, déclarez à votre maître que s'il veut m'enlever
-celui-ci, il faudra que je le remplace par mon propre fils. Je ne
-m'engage pas à laisser partir Hareton sans discussion, mais vous pouvez
-être tout à fait sûrs que, s'il part, je ferai venir l'autre. «Ayez
-bien soin de dire cela à votre maître.»</p>
-
-<p>Cette menace suffisait pour nous lier les mains. Edgar Linton, à qui je
-la rapportai, ne parla plus d'intervenir.</p>
-
-<p>L'hôte nouvellement venu était maintenant le maître de Wuthering
-Heights.</p>
-
-<p>Il prouva à l'attorney, qui le prouva à son tour à M. Linton, que
-Earnshaw avait engagé jusqu'au moindre yard de ses terres pour avoir de
-quoi subvenir à sa manie de jeu, et que tout cela se trouvait engagé
-entre ses mains à lui, Heathcliff. De cette façon, Hareton, qui aurait
-dû être le premier gentleman du voisinage, fut condamné à une
-dépendance absolue vis-à-vis de l'ennemi invétéré de son père, et
-c'est ainsi qu'il vit dans la maison comme un domestique, privé même
-de l'avantage de toucher des gages, et tout à fait incapable de se
-faire droit à lui-même, à cause de son manque de relations, et de
-l'ignorance ou il est du tort qu'on lui a fait.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="DEUXIEME_PARTIE">DEUXIÈME PARTIE</a></h4>
-
-<p><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_PREMIER_II">CHAPITRE PREMIER</a></h4>
-
-
-<p>Les douze années qui suivirent cette période, continua Madame Dean,
-furent les plus heureuses de ma vie: mes plus grands ennuis pendant ces
-années furent ceux que me causèrent les petites indispositions de la
-jeune Catherine, indispositions que tout enfant, riche ou pauvre, ne
-peut manquer de connaître. Pour le reste, dès son sixième mois elle
-était poussée comme un petit mélèze, et deux ans ne s'étaient pas
-écoulés depuis la mort de Madame Linton qu'elle pouvait déjà marcher
-et parler à sa façon. Elle était la créature la plus séduisante qui
-jamais ait apporté l'éclat du soleil dans une maison désolée: une
-réelle beauté de figure avec les jolis yeux noirs des Earnshaw, mais
-le teint clair et les petits traits et les blonds cheveux bouclés des
-Linton. Son caractère était hautain, mais nullement dur, et son cœur
-était extrêmement sensible dans ses affections. Par sa capacité
-d'intense attachement, elle rappelait sa mère; pourtant elle ne lui
-ressemblait pas, car elle pouvait être douce comme une colombe. Elle
-avait une voix caressante et une expression pensive, ses colères
-n'étaient jamais furieuses, son amour, avait autant de tendresse que de
-profondeur. Il faut bien avouer cependant qu'elle avait quelques
-défauts, avec toutes ces qualités: ainsi un penchant à être
-insolente, et cette humeur capricieuse qui ne manque jamais de naître
-chez les enfants trop gâtés, qu'ils soient d'ailleurs bons ou
-méchants. Lorsqu'il arrivait à un domestique de la vexer, c'était
-toujours: «je le dirai à papa», et si son père la blâmait, même
-d'un regard, on avait une affaire terrible. Je ne crois pas qu'il lui
-ait jamais adressé un mot un peu dur. Il s'était seul chargé de toute
-son éducation, et en avait fait un amusement. Elle, de son côté,
-curieuse et d'esprit vif, ne pouvait manquer d'être une bonne
-écolière: elle apprenait rapidement et faisait honneur à ses leçons.</p>
-
-<p>Jusqu'à treize ans, jamais elle n'avait dépassé seule les limites du
-parc. En de rares occasions, M. Linton l'avait prise avec lui à un
-mille ou deux de sa maison, mais il ne la confiait à personne autre.
-Gimmerton était pour elle un nom vide de sens, la chapelle était le
-seul édifice dont elle se fut approchée et où elle fût entrée, en
-outre de sa propre maison. Wuthering Heights et M. Heathcliff
-n'existaient pas pour elle, elle vivait dans une parfaite réclusion et
-semblait en être parfaitement heureuse.</p>
-
-<p>Je vous ai dit que Madame Heathcliff avait vécu à peu près une
-douzaine d'années après qu'elle avait quitté son mari. Sa famille
-était d'une constitution délicate, ni elle ni Edgar n'avaient la rude
-santé que vous rencontrerez généralement dans ces régions. Ce que
-fut sa dernière maladie, je ne le sais pas, mais je conjecture que ce
-fut la même dont son frère est mort, une espèce de fièvre, lente au
-début, mais incurable et mortelle. Elle écrivit à son frère pour
-l'informer de l'issue probable d'une maladie dont elle souffrait depuis
-quatre mois, et pour le prier de ne pas refuser de venir la voir, car
-elle avait bien des choses à régler, et elle désirait lui faire ses
-adieux et laisser le petit Linton en sûreté entre ses mains. Elle
-espérait que Linton pourrait rester avec lui comme il était resté
-avec elle, son père n'ayant sans doute aucun désir de se charger de
-son entretien ni de son éducation. Mon maître n'hésita pas un instant
-à se rendre à sa demande. Pour désagréable qu'il lui fût
-d'ordinaire de quitter sa maison, il partit aussitôt, recommandant
-Catherine à toute ma vigilance.</p>
-
-<p>Trois semaines après, une lettre encadrée de noir vint nous annoncer
-le jour du retour de M. Edgar. Isabella était morte, il m'ordonnait de
-préparer une robe de deuil pour sa fille, et de tout arranger pour
-recevoir son jeune neveu. Catherine sauta de joie à l'idée de revoir
-son père, et se livra aussi aux plus brillantes prévisions sur les
-innombrables qualités de son cousin. Enfin ce fut le soir tant attendu
-de l'arrivée. Dès le matin, l'enfant s'était occupée à mettre en
-ordre ses petites affaires: et maintenant, vêtue de sa nouvelle robe
-noire, (la pauvre créature ne pouvait guère s'affliger beaucoup de la
-mort de sa tante) elle ne cessait pas de m'agacer pour me forcer à me
-promener avec elle tout le long de la propriété, jusqu'à ce que nous
-voyions arriver son père.</p>
-
-<p>&mdash;Linton a six mois de moins que moi, observait-elle, tandis que
-nous errions lentement à l'ombre des arbres. Comme ce sera charmant de
-l'avoir pour compagnon de jeu! Tante Isabella a envoyé à papa une
-belle boucle des cheveux de son fils: ils étaient plus clairs que les
-miens et tout aussi fins. Je les ai soigneusement gardés dans une
-petite boîte de verre et j'ai souvent songé au plaisir que j'aurais à
-voir la tête dont ils provenaient. Oh! je suis heureuse! Et papa, le
-cher, cher papa! Venez, Ellen, courons, venez vite!</p>
-
-<p>Elle courait, revenait, courait de nouveau, faisait ainsi plusieurs
-tours avant que mon pas tranquille ne fût arrivé à la porte du parc.
-Alors elle s'asseyait sur le petit banc plein d'herbe, et là, elle
-essayait d'attendre patiemment. Mais c'était impossible, elle ne
-pouvait pas rester une minute en repos.</p>
-
-<p>&mdash;Comme ils sont longs, criait-elle; ah! je vois de la poussière
-sur le chemin, c'est eux qui viennent! Quand donc seront-ils ici? Ne
-pouvons-nous pas sortir un peu, rien que la moitié d'un mille, Ellen?
-Ne le refusez pas, seulement jusqu'à ce bouquet d'arbres, au tournant.</p>
-
-<p>Je refusai obstinément; enfin son impatience trouva son terme, nous
-vîmes s'approcher la voiture des voyageurs. Miss Cathy se mit à crier
-et à étendre les bras dès qu'elle aperçut par la portière la figure
-de son père. Lui-même ne mit pas moins d'empressement à descendre
-vers elle, et longtemps ils n'eurent de pensées que l'un pour l'autre.
-Pendant qu'ils échangeaient leurs caresses, je jetai un regard à
-l'intérieur de la voiture pour voir le petit Linton. Il était endormi
-dans un coin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrures comme si on
-avait été en hiver. C'était un garçon pâle, chétif et efféminé,
-que l'on aurait pu prendre pour le frère plus jeune de mon maître,
-tant la ressemblance était forte; mais il y avait dans son aspect
-quelque chose d'une maussaderie maladive que jamais Edgar n'avait eue.
-Ce dernier s'aperçut de ma curiosité, et, après m'avoir serré la
-main, il me dit de refermer la portière et de ne pas déranger
-l'enfant, que le voyage avait fatigué. Cathy aurait bien voulu le voir
-à son tour, mais son père lui dit de venir, et ils marchèrent
-ensemble à travers le parc, pendant que je courais en avant prévenir
-les domestiques.</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant, chérie, dit M. Linton à sa fille, lorsqu'ils
-s'arrêtèrent au bas des marches de la maison, sachez que votre cousin
-n'est pas fort ni gai comme vous, et rappelez-vous qu'il vient de perdre
-sa mère: ne vous attendez donc pas à le voir tout de suite jouer et
-courir avec vous, et ne le fatiguez pas en lui parlant beaucoup;
-laissez-le tranquille au moins ce soir, voulez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, papa, répondit Catherine, mais je veux le voir, et il
-n'a pas une seule fois regardé à la portière.</p>
-
-<p>La voiture s'arrêta. L'enfant fut réveillé et porté à terre par son
-oncle.</p>
-
-<p>&mdash;Voici votre cousine Cathy, Linton, dit mon maître, mettant l'une
-dans l'autre les mains des enfants. Elle vous aime déjà, mais ayez bien
-soin de ne pas la chagriner en pleurant, ce soir. Essayez maintenant
-d'être gai. Le voyage est fini et vous n'avez pas autre chose à faire
-qu'à vous reposer et à vous amuser à votre aise.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, laissez-moi aller au lit! répondit l'enfant, peu soucieux
-des saluts de Catherine, et mettant ses doigts dans ses yeux pour essuyer
-des larmes toutes prêtes.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons, voilà un brave enfant! murmurai-je pendant que je
-le faisais entrer. Vous allez la faire pleurer aussi; voyez combien elle a
-de chagrin pour vous.</p>
-
-<p>Je ne sais pas si c'était par compassion pour lui, mais sa cousine
-faisait une aussi triste figure que lui-même en revenant vers son
-père. Tous trois montèrent dans la bibliothèque, où le thé était
-déjà servi. Je retirai le bonnet et le manteau de l'enfant et je
-l'installai sur une chaise près de la table; mais il ne fut pas plus
-tôt assis qu'il se mit à pleurer de nouveau. Mon maître lui demanda
-ce qu'il avait.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pas rester assis sur une chaise, sanglota
-l'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, allez vous mettre sur le sofa, et Ellen vous apportera du
-thé, répondit patiemment son oncle.</p>
-
-<p>J'eus le sentiment qu'il avait été très éprouvé pendant le voyage
-par la société de cet enfant inquiet et souffreteux, qui, à ce
-moment, se releva lentement de sa chaise et s'étendit sur le canapé.
-Cathy vint placer à côté de lui un tabouret, où elle s'assit avec sa
-tasse. D'abord elle ne dit rien. Mais cela ne pouvait durer, et bientôt
-elle se mit à caresser les cheveux de son petit cousin, et à baiser
-ses joues et à lui offrir du thé dans sa soucoupe comme à un bébé.
-Ceci lui plut, car il n'était guère autre chose qu'un bébé; il
-sécha ses yeux et ses traits s'éclairèrent dans un faible sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! cela ira très bien, me dit le maître après les avoir observés
-une minute; très bien, si seulement nous pouvons le garder, Ellen. La
-compagnie d'un enfant de son âge ne peut tarder à lui inspirer un
-nouvel esprit; et à désirer d'être fort, il finira par le devenir.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je en moi-même, et j'eus
-le triste pressentiment qu'il n'y avait guère à l'espérer. Fallait-il
-donc que cet être chétif allât vivre à Wuthering Heights? Entre son
-père et Hareton, quelle compagnie et quelle instruction il allait
-trouver! Mes pressentiments se réalisèrent bientôt, plus tôt que je
-n'aurais pensé. Le thé fini, j'avais fait monter les enfants, et
-après que Linton s'était endormi (car il ne voulut pas me laisser le
-quitter avant qu'il fût endormi), j'étais redescendue. Je me tenais
-près de la table dans le salon, préparant une bougie pour M. Edgar,
-lorsqu'une servante arriva de la cuisine m'informer que le domestique de
-M. Heathcliff, Joseph, était à la porte et désirait parler au
-maître. «Je vais d'abord lui demander ce qu'il veut, dis-je toute
-tremblante. Une heure bien invraisemblable pour déranger les gens, et
-au moment même où ils reviennent d'un long voyage! Je ne crois pas que
-le maître puisse le voir aujourd'hui.</p>
-
-<p>Cependant, Joseph avait traversé la cuisine et se présentait
-maintenant à l'entrée du salon. Il était vêtu de ses habits du
-dimanche, avec sa figure la plus solennelle et la plus aigre et, tenant
-d'une main son chapeau, de l'autre son bâton, il était en train de se
-nettoyer les pieds sur le paillasson.</p>
-
-<p>&mdash;Bonsoir, Joseph, dis-je froidement. Quelle affaire vous amène ici
-ce soir?</p>
-
-<p>&mdash;C'est à M. Linton que je dois parler, répondit-il, en m'écartant
-dédaigneusement de la main.</p>
-
-<p>&mdash;M. Linton se prépare à aller au lit, à moins que vous n'ayez
-quelque chose de très particulier à lui dire, je suis sûre qu'il ne
-pourra pas vous entendre maintenant. Vous ferez mieux de vous asseoir
-ici et de me confier votre message.</p>
-
-<p>&mdash;Où est sa chambre? poursuivit le personnage, examinant la rangée
-des portes fermées.</p>
-
-<p>Je vis bien qu'il était décidé à refuser ma médiation: très à
-contre-cœur, j'entrai dans la bibliothèque, et j'annonçai cet
-intempestif visiteur, conseillant à M. Linton de l'ajourner au
-lendemain. Mais M. Linton n'eut pas le temps de m'y autoriser, car
-Joseph était monté derrière moi, et, se précipitant dans
-l'appartement, s'était planté au bout de la table, ses deux poings
-serrés sur la tête de sa canne. D'une voix très haute, comme s'il
-s'attendait à de l'opposition, il commença:</p>
-
-<p>&mdash;Heathcliff m'a envoyé chercher son garçon, et je ne dois pas
-revenir sans lui.</p>
-
-<p>Edgar Linton resta une minute sans parler. Une expression d'extrême
-chagrin envahit ses traits; il aurait eu pitié de l'enfant par lui
-seul, quand même il ne se serait pas rappelé les frayeurs et les
-espoirs d'Isabella, et ses vœux inquiets pour son fils, et la façon
-dont elle l'avait recommandé à ses soins. La perspective de livrer
-l'enfant le peinait amèrement, et il cherchait dans son cœur un moyen
-de l'éviter. Mais aucun projet ne s'offrit à lui. Il savait que de
-manifester le moindre désir de le garder n'aurait fait que rendre plus
-péremptoire la réclamation d'Heathcliff. Il ne lui restait qu'à se
-résigner. Pourtant, il ne voulut pas réveiller l'enfant de son
-sommeil.</p>
-
-<p>&mdash;Dites à M. Heathcliff, répondit-il d'un ton calme, que son fils
-ira demain à Wuthering Heights. Il est au lit et trop fatigué à cette
-heure pour faire encore une telle course. Vous pouvez lui dire aussi que
-la mère de Linton a désiré qu'il restât sous ma garde et que, du
-moins à présent, sa santé est très précaire.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit Joseph, prenant un air d'autorité, non, cela ne signifie
-rien. Heathcliff ne tient aucun compte de la mère ni de vous non plus;
-il veut avoir son garçon, et il faut que je le prenne tout de suite.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne le prendrez pas ce soir, répondit Linton avec décision.
-Descendez aussitôt et allez répéter à votre maître ce que je vous
-ai dit. Ellen, montrez-lui le chemin. Allez.</p>
-
-<p>Et, poussant du bras le vieillard indigné, il en débarrassa la
-chambre, puis ferma la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Très bien, cria Joseph, se retirant lentement. Demain, Heathcliff
-viendra lui-même, et vous le mettrez dehors si vous l'osez.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_II_II">CHAPITRE II</a></h4>
-
-
-<p>Pour empêcher cette menace de se réaliser, M. Linton m'ordonna, le
-lendemain matin, de conduire l'enfant chez son père sur le poney de
-Catherine, et il me dit: «Comme nous n'aurons aucune influence sur sa
-destinée, bonne ou mauvaise, il ne faut pas que vous disiez à ma fille
-où il est allé. Il est impossible désormais qu'elle ait des relations
-avec lui et il vaut mieux qu'elle ne sache pas qu'il est dans le
-voisinage, car alors elle n'aurait plus de repos et ne songerait qu'à
-faire visite aux Heights. Vous lui direz simplement que le père de son
-cousin l'a envoyé chercher en hâte et que nous avons dû le laisser
-partir.»</p>
-
-<p>L'enfant parut très fâché d'être réveillé à cinq heures du matin,
-et surpris d'apprendre qu'il lui fallait se préparer à un nouveau
-voyage; mais j'adoucis la chose en lui disant qu'il allait passer
-quelque temps avec son père qui, dans son impatience de le voir,
-n'avait pu se résigner à attendre qu'il fût entièrement reposé.</p>
-
-<p>&mdash;Mon père? s'écria Linton, singulièrement embarrassé, maman ne m'a
-jamais dit que j'avais un père. Où demeure-t-il? J'aimerais mieux
-rester ici avec mon oncle.</p>
-
-<p>&mdash;Il demeure tout près d'ici, répondis-je, tout juste derrière ces
-collines, si près que vous pourrez venir ici à pied quand vous serez
-en train. Et vous devez être heureux de rentrer dans votre maison et de
-voir votre père. Il faut que vous essayiez de l'aimer comme vous aimiez
-votre mère et alors lui aussi vous aimera.</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourquoi n'ai-je pas entendu parler de lui auparavant?
-Pourquoi maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme tout le monde?</p>
-
-<p>&mdash;Ses affaires le retenaient dans le Nord, répondis-je, tandis que
-votre mère était forcée par sa santé à résider dans le Midi.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi maman ne m'a-t-elle jamais parlé de lui? Elle m'a
-souvent parlé de mon oncle, et il y a longtemps que j'ai appris à l'aimer.
-Mais comment ferai-je pour aimer papa? Je ne le connais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! dis-je, tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère
-aura sans doute pensé que si elle vous parlait trop souvent de votre père,
-vous auriez le désir d'être avec lui. Mais hâtons-nous, une promenade
-à cheval par une si belle matinée est bien préférable à une heure
-de sommeil de plus.</p>
-
-<p>&mdash;Et, est-ce qu'elle viendra avec nous, la petite fille que j'ai
-vue hier?</p>
-
-<p>&mdash;Pas à présent, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Et mon oncle?</p>
-
-<p>&mdash;Non plus, c'est moi qui vous conduirai.</p>
-
-<p>Je fis de mon mieux pour le convaincre du mal qu'il y aurait à montrer
-de la répugnance pour rencontrer son père; mais il refusa obstinément
-de faire sa toilette, et j'eus à appeler mon maître pour m'aider à le
-tirer hors du lit. Enfin la pauvre créature fut mise sur pied, avec
-toutes sortes d'espérances trompeuses sur la courte durée de son
-séjour chez son père. Un lui promit que MM. Edgar et Cathy iraient lui
-faire visite, et maintes autres choses que j'inventais et lui répétais
-tout le long de la route. La pure beauté de l'air, l'éclat du soleil,
-la douceur du cheval, finirent après un instant par triompher de sa
-mauvaise humeur. Il se mit à me questionner sur sa nouvelle maison et
-ses habitants.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que Wuthering Heights est un endroit aussi agréable que
-Thrushcross-Grange? me demanda-t-il en se retournant pour jeter un
-dernier regard sur la vallée, d'où montait un léger brouillard
-estompant de laine blanche le bleu du ciel.</p>
-
-<p>&mdash;Les Heights ne sont pas si entourés d'arbres, ni tout à fait si
-grands, répondis-je, mais on a une très belle vue du pays, et puis
-l'air est plus sain pour vous, plus frais et plus sec. Il est possible
-que dans les premiers temps, la maison vous paraisse vieille et sombre,
-malgré que ce soit une maison respectable, la meilleure après la
-Grange dans toute la contrée. Et puis vous aurez de si belles courses
-à faire sur la lande! Hareton Earnshaw, qui est le cousin de Miss Cathy
-et par suite un peu le vôtre, vous montrera les endroits les plus
-agréables. Quand le temps sera beau, vous pourrez apporter un livre et
-étudier dans un vert retrait; et puis, de temps à autre, votre oncle
-viendra faire une promenade avec vous; il lui arrive souvent de se
-promener sur ces collines.</p>
-
-<p>&mdash;Et comme quoi est-il, mon père? demanda-t-il. Est-il aussi jeune
-et aussi beau que mon oncle?</p>
-
-<p>&mdash;Il est aussi jeune, mais il a les cheveux et les yeux noirs, et
-l'air plus sombre; il est aussi plus grand et plus fort. Il est possible,
-que d'abord il ne vous paraisse pas si doux et si bon, parce que ses
-manières sont tout autres; mais rappelez-vous d'être franc et cordial
-avec lui, et naturellement il vous aimera mieux qu'aucun oncle, puisque
-vous êtes son fils.</p>
-
-<p>&mdash;Les cheveux et les yeux noirs? murmurait Linton. Je ne puis me
-l'imaginer. Alors, je ne suis pas comme lui, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Pas beaucoup, répondis-je.</p>
-
-<p>Et en moi-même, je songeais qu'il aurait fallu répondre: «pas du
-tout», et je considérais avec regret le teint pâle et les formes
-frêles de mon compagnon, et ses grands yeux languides, les yeux de sa
-mère, mais privés de tout ce qu'il y avait chez Isabella de brillant
-esprit, sauf lorsque, par instants, une impression maladive venait
-animer le regard de l'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Comme c'est étrange, qu'il ne soit jamais venu nous voir, maman
-et moi! poursuivait Linton. M'a-t-il jamais vu? S'il m'a vu, c'est quand
-j'étais tout enfant. Je ne me rappelle pas une seule chose de lui!</p>
-
-<p>&mdash;Hé, Master Linton, dis-je, trois cents milles sont une grande
-distance, et dix ans n'ont pas pour une personne d'âge la longueur
-qu'ils ont pour vous. Il est probable que M. Heathcliff se proposait de
-venir tous les étés, mais sans jamais trouver une occasion convenable,
-et maintenant, il est trop tard. Ne le troublez pas de questions sur ce
-sujet, cela le fâcherait sans profit.</p>
-
-<p>L'enfant fut tout occupé à ses propres pensées jusqu'au terme du
-voyage. Lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte du jardin, je le
-regardai pour saisir ses impressions. Il observait avec une attention
-solennelle le fronton sculpté, et les fenêtres et les buissons de
-groseilles, et les sapins tordus; après quoi il secoua la tête, comme
-si ses sentiments intimes désapprouvaient tout à fait l'apparence
-extérieure de son nouveau séjour. Mais il eut le sens d'ajourner ses
-plaintes, avec l'espoir que l'intérieur pourrait apporter une
-compensation. Avant qu'il fût descendu de cheval, j'allai ouvrir la
-porte; il était six heures et demie; la famille venait de finir de
-déjeuner et la servante était occupée à desservir la table. Joseph
-se tenait debout auprès de la chaise de son maître et lui racontait
-quelque chose sur un cheval boiteux. Hareton se préparait à aller
-faire les foins.</p>
-
-<p>&mdash;Holà, Nelly! dit M. Heathcliff en m'apercevant, je craignais
-d'avoir à descendre moi-même à la Grange pour aller chercher ce qui
-m'appartient; mais vous me l'avez apporté, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>Il se leva et alla vers la porte: Hareton et Joseph le suivirent, tout
-allumés de curiosité. Le pauvre Linton jetait sur ces trois figures un
-regard épouvanté.</p>
-
-<p>&mdash;À coup sûr, dit Joseph, après une grave inspection, il vous
-ressemble, maître, et voilà votre garçon.</p>
-
-<p>Heathcliff poussa un rire de mépris.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu! quelle beauté! Quelle aimable et charmante créature!
-s'écria-t-il; on me l'aura nourri de limaçons et de petit lait,
-n'est-ce pas, Nelly? Que le diable m'emporte, c'est pire que je ne
-pensais, et le diable sait que je ne m'attendais pas à grand'chose!</p>
-
-<p>Je fis descendre de cheval, puis entrer dans la maison, l'enfant
-tremblant et égaré. Il ne comprenait pas tout à fait la signification
-du discours de son père, ou bien ne se rendait pas compte qu'il en
-était l'objet; en vérité, il n'était pas encore certain que cet
-étranger sarcastique et dur fût son père. Mais il se serra contre moi
-avec un tremblement croissant; et comme M. Heathcliff avait pris un
-siège et l'avait appelé vers lui, il cacha son visage sur mon épaule
-et se mit à pleurer.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons, dit Heathcliff, étendant la main vers lui et
-l'attirant vivement entre ses genoux, puis le prenant par le menton. Pas
-de ces folies! Nous n'allons pas vous faire mal, Linton: c'est votre
-nom, n'est-ce pas? Ah! vous êtes bien entièrement l'enfant de votre
-mère! Où est ma part en vous, petit poulet pleurnichard?</p>
-
-<p>Il enleva le bonnet de l'enfant, et, rejeta en arrière ses épaisses
-boucles blondes; puis il tâta les maigres bras et les petits doigts de
-son fils qui, pendant cet examen, cessa de pleurer, et leva ses grands
-yeux bleus sur son examinateur.</p>
-
-<p>&mdash;Me connaissez-vous? demanda Heathcliff, après avoir constaté que
-tous les membres de l'enfant étaient également faibles et frêles.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit Linton avec une peur vague.</p>
-
-<p>&mdash;Non! Quelle honte que votre mère n'ait jamais cherché à éveiller
-votre pitié filiale envers moi! Eh bien, apprenez que vous êtes mon
-fils; et votre mère était une méchante coquine de vous laisser dans
-l'ignorance du sort de votre père. Allons, ne reculez pas et ne
-rougissez pas de cette façon, malgré que ce soit toujours une façon
-de montrer que vous avez du sang rouge. Soyez un bon garçon, et nous
-nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée, vous pouvez vous
-asseoir, sinon retournez à la Grange. Je devine bien que vous aurez à
-y rapporter tout ce que vous avez entendu et vu, et le plus tôt sera le
-mieux.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, répondis-je, j'espère que vous serez bon pour l'enfant,
-M. Heathcliff, faute de quoi vous ne le garderez pas longtemps; et il est
-le seul parent que vous ayez désormais dans le monde, ne l'oubliez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai très bon pour lui, soyez sans crainte, dit-il en riant.
-Seulement, j'entends que personne autre ne soit bon pour lui, je veux
-avoir le monopole de ses affections. Et pour inaugurer mes bons
-procédés, Joseph, apporter à cet enfant quelque chose pour déjeuner.
-Hareton, infernal veau, allez à votre ouvrage! Oui, Nelly, ajouta-t-il,
-quand ils furent partis, mon fils est l'héritier présomptif de la
-Grange, et je ne veux pas qu'il meure avant d'être assuré d'avoir sa
-succession. De plus, il est à moi, et je veux avoir le triomphe de voir
-mon descendant maître de leurs biens. C'est la seule considération qui
-pourra me faire supporter ce petit drôle: car je le méprise pour
-lui-même et je le hais pour les souvenirs qu'il fait revivre. Mais
-cette considération suffit: mon enfant sera aussi en sûreté chez moi,
-et élevé aussi soigneusement, que celui de votre maître chez lui.
-J'ai une chambre là-haut, toute prête pour lui, dans le style le plus
-élégant. J'ai aussi engagé un tuteur, qui doit venir trois fois par
-semaine, de vingt milles d'ici, pour lui enseigner ce qu'il voudra
-apprendre. J'ai ordonné à Hareton de lui obéir. En fait, j'ai
-arrangé toutes choses pour préserver en lui le supérieur et le
-gentleman. Je regrette seulement qu'il mérite si peu tout ce
-dérangement: si je pouvais désirer quelque bonheur dans ce monde,
-c'était de trouver en lui un digne objet de fierté, et je suis
-amèrement désappointé avec ce petit misérable tout pâlot et tout
-geignant.</p>
-
-<p>Pendant qu'il parlait, Joseph revint avec un plat de porridge au lait,
-et le plaça devant Linton, qui considéra cette nourriture domestique
-avec un regard d'aversion et déclara qu'il ne pouvait pas le manger. Je
-vis que le vieux domestique partageait pleinement le mépris de son
-maître pour l'enfant, mais qu'il se trouvait obligé de garder pour lui
-son sentiment, à cause du désir d'Heathcliff de voir son fils
-respecté de ses inférieurs.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne pouvez pas le manger? répéta-t-il, regardant en face le
-petit Linton, et baissant la voix pour ne pas être entendu. Mais Master
-Hareton n'a jamais mangé autre chose quand il était petit; et ce qui
-était assez bon pour lui doit être assez bon pour vous, il me semble.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en mangerai pas, répondit Linton d'un ton hargneux. Enlevez
-cela d'ici.</p>
-
-<p>Joseph prit le plat avec un geste indigné et vint nous l'apporter.&mdash;Y
-a-t-il quelque chose de mauvais dans cette nourriture? demanda-t-il en
-la présentant à Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il y aurait de mauvais?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit Joseph, c'est que ce garçon a le goût difficile et dit
-qu'il ne peut pas en manger. Mais sa mère était comme lui.</p>
-
-<p>&mdash;Ne me parlez pas de sa mère, dit le maître d'un ton lâché;
-donnez-lui quelque chose qu'il puisse manger, voilà tout.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle est sa nourriture ordinaire, Nelly?</p>
-
-<p>J'indiquai du lait chaud ou du thé; et des ordres furent donnés en
-conséquence à la servante.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, me dis-je, l'égoïsme de son père contribuera du moins à
-lui rendre la vie confortable. Heathcliff se rend compte de la
-constitution délicate de l'enfant et de la nécessité de le bien
-traiter. M. Edgar sera consolé en apprenant que les choses ont pris
-cette tournure.</p>
-
-<p>Comme je n'avais pas d'excuse pour rester plus longtemps, je sortis, me
-glissant hors de la chambre, pendant que Linton était occupé à
-repousser timidement les avances d'un gros chien de berger. Mais le
-garçon était trop en alerte pour ne pas me voir, et comme je fermais
-la porte, je l'entendis pleurer en répétant avec frénésie:</p>
-
-<p>&mdash;Ne me quittez pas!&mdash;Je ne veux pas rester ici! je ne veux
-pas rester ici!</p>
-
-<p>J'entendis alors que l'on soulevait, puis qu'on laissait retomber le
-loquet; on se refusait à le laisser sortir. Je montai sur le cheval et
-le mis au trot. Ainsi se termina ma courte surveillance.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_III_II">CHAPITRE III</a></h4>
-
-
-<p>Nous eûmes bien de l'embarras avec Cathy ce jour là; elle s'était
-levée toute joyeuse, impatiente de rejoindre son cousin; et lorsqu'elle
-apprit son départ, elle eut des larmes et des lamentations si
-passionnées qu'Edgar lui-même fut obligé, pour la calmer, d'affirmer
-que Linton ne tarderait pas à revenir: «Si seulement je puis
-l'obtenir» ajouta-t-il, et c'était ce qu'il n'espérait guère. Cette
-promesse ne put la rassurer tout à fait; mais le temps eu plus de
-pouvoir; et la jeune fille, tout en demandant parfois à son père quand
-Linton reviendrait, finit par oublier complètement ses traits.</p>
-
-<p>Toutes les fois que j'avais l'occasion de rencontrer à Gimmerton la
-servante de Wuthering Heights, je lui demandais comment allait l'enfant,
-car il vivait aussi retiré que Catherine elle-même, et jamais on ne le
-voyait. J'appris de cette femme qu'il continuait à être de faible
-santé et de fatigante compagnie. M. Heathcliff semblait le prendre sans
-cesse davantage en aversion, tout en se donnant quelque peine pour
-cacher son sentiment; il avait delà répugnance pour le son de sa voix,
-et ne pouvait se résoudre à rester dans une même chambre avec lui.
-Rarement le père et l'enfant se parlaient. Linton apprenait ses leçons
-et passait ses soirées dans un petit appartement qu'on avait appelé le
-parloir; le reste de la journée il ne sortait pas de son lit, ayant
-toujours des toux, et des rhumes, et des douleurs de toutes sortes.</p>
-
-<p>&mdash;Et jamais je n'ai connu une créature si peu courageuse, ajouta la
-femme, ni si préoccupée d'elle-même. «Si je laisse la fenêtre
-ouverte un peu tard dans la soirée, il se plaint, comme si un souffle
-d'air devait le tuer. Il demande à avoir du feu au milieu de l'été;
-et la fumée de la pipe de Joseph est du poison pour lui; et il faut
-toujours qu'il ait des sucreries et des friandises, et toujours du lait,
-sans s'occuper de ce qui reste pour nous. Il est là, enveloppé dans
-son manteau de fourrures et assis dans son fauteuil près du feu, à
-grignoter; et si, par compassion, Hareton vient l'amuser&mdash;car Hareton
-est d'une nature rude, mais pas méchant&mdash;ils ne manquent pas de se
-séparer bientôt, l'un avec des jurons et l'autre avec des larmes. Je
-crois que, si ce n'était pas son fils, le maître autoriserait
-volontiers Earnshaw à le battre; et je suis sûre qu'il serait capable
-de le mettre à la porte s'il connaissait seulement la moitié des
-commodités dont il s'entoure. Mais, sans doute pour ne pas courir le
-danger d'en être tenté, jamais il n'entre dans le parloir; et si le
-petit Linton fait des manières devant lui, il l'envoie aussitôt dans
-sa chambre.»</p>
-
-<p>Je devinai, d'après ces paroles, que le manque de toute sympathie avait
-rendu le jeune Heathcliff égoïste et désagréable, à supposer qu'il
-ne l'ait pas été de naissance; et ainsi mon intérêt pour lui
-décrût, malgré que je continuasse à plaindre son sort, et à
-regretter qu'on ne l'eût pas laissé avec nous. M. Edgar m'encourageait
-à obtenir des renseignements: il pensait beaucoup à son neveu et
-aurait couru de grands risques pour le voir. Il me dit une fois de
-demander à la servante si le petit Linton allait jamais à Gimmerton.
-Mais la servante me répondit qu'il n'y était allé que deux fois, à
-cheval, en compagnie de son père, et que les deux fois il s'était
-plaint d'être tout courbaturé pendant les jours qui avaient suivi.
-Deux ans après l'arrivée du petit, cette servante quitta la maison et
-fut remplacée par une autre que je ne connais pas.</p>
-
-<p>La vie se poursuivit à la Grange, de la même gentille façon
-qu'autrefois, jusqu'à ce que Miss Cathy eut seize ans. Nous ne fêtions
-jamais l'anniversaire de sa naissance, parce que c'était aussi
-l'anniversaire de la mort de ma défunte maîtresse. Son père ne
-manquait jamais de passer cette journée seul, dans la bibliothèque; le
-soir tombant, il allait jusqu'au cimetière de Gimmerton, et souvent
-prolongeait son absence au-delà de minuit. Catherine se trouvait donc
-ce jour-là abandonnée à elle-même. Le 20 mars fut, cette année-là
-une admirable journée de printemps. Après que son père se fut
-retiré, la jeune fille descendit, habillée pour sortir, et me demanda
-de faire avec elle une promenade sur la lande; M. Linton l'y avait
-autorisée, pourvu que la promenade fut courte et ne dépassât pas une
-heure.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, hâtez-vous, Ellen, me cria-t-elle. Je sais où je veux
-aller: il y a un endroit où s'est fixée toute une colonie d'oiseaux, et je
-veux voir s'ils ont fait leurs petits.</p>
-
-<p>&mdash;Mais cela doit être très loin, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Non, du tout, j'y suis allée avec papa.</p>
-
-<p>Je mis mon bonnet et sortis, sans plus songer à la chose. Elle sautait
-devant moi, puis retournait me rejoindre, et de nouveau s'élançait en
-avant comme un jeune lévrier. Moi-même étais toute heureuse à
-écouter chanter les alouettes, et à jouir de la douce chaleur du
-soleil, et à considérer ma délicieuse petite amie, avec ses boucles
-dorées volant sur ses épaules, et ses joues brillantes comme des roses
-sauvages, et ses yeux tout rayonnants de plaisir parfait. Elle était
-véritablement comme un ange, dans ce temps-là.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, lui dis-je, où donc sont vos oiseaux, miss Cathy? Nous
-devrions y être arrivées et nous sommes déjà très loin du parc.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, un petit peu plus loin, un tout petit peu plus loin, Ellen!
-me répondait-elle. Vous n'avez qu'à monter cette petite colline, et avant
-que vous ne soyez arrivée de l'autre côté, j'aurai fait lever les
-oiseaux.</p>
-
-<p>Mais il y avait tant de collines à grimper que je finis par me sentir
-fatiguée, et lui dis de nous arrêter et de revenir à la maison. Mais
-elle, qui s'était avancée très loin de moi, soit qu'elle n'ait pas pu
-ou pas voulu m'entendre, elle continua à courir en avant, et je fus
-forcée de la suivre. Enfin elle disparut dans un creux, et avant que
-j'eusse pu la revoir, elle était au moins à deux milles plus près de
-Wuthering Heights que de sa maison; et je vis la jeune fille arrêtée
-par deux personnes dont l'une me parut devoir être M. Heathcliff
-lui-même.</p>
-
-<p>Cathy avait été prise sur le fait de ravager, ou tout au moins
-d'explorer, les nids des grouses. Les Heights étaient la propriété
-d'Heathcliff, et celui-ci réprimandait la jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en ai ni trouvé ni pris un seul, disait celle-ci au moment
-où je m'approchais. Je n'avais aucune intention d'en prendre, mais papa
-m'avait dit qu'il y en avait une quantité ici, et je voulais seulement
-voir les œufs.</p>
-
-<p>Heathcliff me regarda avec un sourire méchant, laissant voir qu'il
-savait à qui il avait à faire; après quoi il demanda à la jeune
-fille qui était son papa.</p>
-
-<p>&mdash;M. Linton de Thrushcross-Grange, répondit-elle. Et je suppose que
-vous ne m'auriez pas parlé de cette façon si vous aviez su qui
-j'étais.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi vous supposez que monsieur votre papa est hautement estimé
-et respecté? fit Heathcliff d'un ton sarcastique.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, qui êtes-vous? demanda Catherine, le considérant
-curieusement. Et cet homme-ci, est-ce votre fils?</p>
-
-<p>Elle désigna Hareton que les années n'avaient fait que rendre plus
-grand et plus fort, sans lui rien enlever de sa gaucherie et de sa
-rudesse.</p>
-
-<p>&mdash;Miss Cathy, interrompis-je, il y aura bientôt trois heures que
-nous sommes sorties, au lieu d'une, il faut que nous rentrions.</p>
-
-<p>&mdash;Non, cet homme n'est pas mon fils, répondit-il après m'avoir
-écarté de la main. Mais j'ai un fils que vous avez, je crois, déjà
-vu. Et bien que votre nourrice soit si pressée, je crois que vous et
-elle ne vous trouverez pas mal d'un peu de repos. Ne voulez-vous pas
-traverser ce coin de bruyères et entrer un instant dans ma maison? Vous
-pouvez être sûres d'y être bienvenues.</p>
-
-<p>Je murmurai à Catherine qu'elle ne devait en aucune façon accepter
-cette proposition.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi? demanda-t-elle tout haut. Je suis fatiguée de courir
-et le terrain est trop mouillé de rosée pour que je puisse m'asseoir ici.
-Allons-y, Ellen. Et puis cet homme dit que j'ai vu son fils. Je suppose
-qu'il se trompe; mais je devine ou il demeure: dans cette ferme que l'on
-voit en revenant de Pennistone Crags, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, en effet. Allons Nelly, taisez-vous! Hareton, allez en avant
-avec la fille, et vous, Nelly, vous allez marcher avec moi.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne veux pas qu'elle entre chez vous! m'écriai-je,
-m'efforçant de délivrer mon bras qu'il avait saisi. Mais la jeune
-fille était déjà presque aux pierres de la porte, courant à toute
-volée. Le compagnon qu'on lui avait désigné n'avait pas eu la
-prétention de l'escorter et, arrivé à la route, il l'avait quittée.</p>
-
-<p>&mdash;M. Heathcliff, dis-je, ceci est très mal, car vous savez bien que
-ce n'est pas dans une bonne intention. Maintenant elle va voir Linton, et
-tout raconter aussitôt que nous serons revenus, et c'est sur moi que
-retombera tout le blâme.</p>
-
-<p>&mdash;Je tiens à ce qu'elle voie Linton, répondit-il; il a justement
-meilleure apparence tous ces jours-ci, et il ne lui arrive pas souvent
-d'être en état d'être vu. Et puis, nous aurons vite fait de lui
-persuader de tenir la visite secrète; où est le mal là-dedans!</p>
-
-<p>&mdash;Le mal est que son père va me détester s'il apprend que je lui ai
-permis d'entrer dans votre maison, et puis je suis convaincue que vous
-avez un mauvais dessein en l'encourageant à entrer chez vous.</p>
-
-<p>&mdash;Mon dessein, répondit-il, est aussi honnête que possible. Le
-voici d'ailleurs en entier, Nelly: c'est que les deux cousins puissent
-devenir amoureux l'un de l'autre et se marier. Vous voyez que j'agis
-généreusement envers votre maître; sa fille n'a rien en vue, et, si
-elle seconde mes désirs, elle deviendra tout de suite mon héritière
-en commun avec Linton.</p>
-
-<p>&mdash;Mais si Linton meurt, répondis-je&mdash;et sa vie est bien peu
-sûre&mdash;Catherine sera l'héritière.</p>
-
-<p>&mdash;Non, nullement. Il n'y a aucune clause dans le testament qui
-l'établisse. La propriété de mon fils me reviendra à moi, mais, pour
-prévenir les querelles, je désire leur union, et je suis résolu à la
-faire.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi, je suis résolue à ne laisser jamais ma maîtresse
-s'approcher de nouveau de votre maison! répliquai-je, au moment où
-nous arrivions à la porte, où Miss Cathy nous attendait.</p>
-
-<p>Heathcliff m'ordonna de rester tranquille, et, nous précédant dans le
-sentier, alla nous ouvrir la porte. Catherine le regarda à plusieurs
-reprises, comme si elle n'arrivait pas à savoir ce qu'elle devait
-penser de lui. Mais lui ne manquait pas de sourire lorsqu'il rencontrait
-son regard, et d'adoucir sa voix en lui parlant. J'eus même la folie de
-m'imaginer que la mémoire de sa mère pourrait le désarmer en sa
-faveur et l'empêcher de lui faire du tort. Linton se tenait debout
-près du foyer; il venait de rentrer d'une promenade dans les champs,
-car il avait encore le bonnet sur la tête, et était en train de
-demander à Joseph des bottines plus sèches. L'âge l'avait fait
-grandir: il allait avoir seize ans dans quelques mois. Ses traits
-étaient restés jolis, ses yeux et son teint étaient devenus plus
-brillants qu'auparavant, mais d'un éclat tout passager, et dû
-seulement à la bonne influence de l'air et du soleil.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, qui est-ce? demanda M. Heathcliff, se tournant vers
-Cathy. Pouvez-vous le dire à présent?</p>
-
-<p>&mdash;Votre fils? dit-elle, après les avoir considérés l'un et l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, répondit-il; mais est-ce la première fois que vous le
-voyez? Songez-y! Ah! Vous avez la mémoire courte. Linton, ne vous
-rappelez-vous pas votre cousine, que vous teniez tant à revoir quand
-vous êtes arrivé ici?</p>
-
-<p>&mdash;Quoi, Linton! s'écria-t-elle à ce nom, toute allumée de joyeuse
-surprise. Est-ce le petit Linton? Mais il est plus grand que moi!
-Êtes-vous Linton?</p>
-
-<p>Le jeune homme s'avança et se fît reconnaître: elle l'embrassa avec
-ardeur, et tous deux furent surpris des changements que le temps leur
-avait apportés. Catherine avait alors atteint toute la taille qu'elle a
-aujourd'hui, ses formes étaient à la fois pleines et élancées, ses
-membres élastiques comme l'acier, et son aspect général étincelait
-de santé et de vie. Quant à Linton, ses regards et ses mouvements
-étaient languides; ses formes bien grêles, mais il y avait dans ses
-manières une grâce qui adoucissait ces défauts et les empêchait de
-déplaire. Après avoir échangé avec lui de nombreuses marques
-d'affection, sa cousine s'avança vers M. Heathcliff, qui restait près
-de la porte, paraissant tout occupé à regarder au dehors, mais en
-réalité n'ayant d'attention que pour les observer.</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors, vous êtes mon oncle! s'écria-t-elle. Il me semblait
-bien que je vous aimais, bien que vous fussiez d'humeur désagréable.
-Pourquoi ne venez-vous pas faire visite à la Grange avec Linton? De
-vivre tant d'années si près l'un de l'autre et de ne jamais se voir,
-c'est bien étrange. Pourquoi avez-vous fait cela?</p>
-
-<p>Elle s'était levée sur le bout des pieds pour l'embrasser.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis allé à la Grange une fois ou deux avant que vous ne
-fussiez née, répondit Heathcliff. Et maintenant, au diable; si vous avez
-des baisers à dépenser, donnez-les à Linton; sur moi ils sont perdus.</p>
-
-<p>&mdash;Méchante Ellen! s'écria Catherine, se retournant vers moi avec
-ses caresses. Méchante Ellen d'avoir essayé de m'empêcher d'entrer! Mais
-désormais je ferai cette promenade tous les matins: je le puis,
-n'est-ce pas, mon oncle? Et de temps en temps j'amènerai papa. Ne
-serez-vous pas heureux de nous voir?</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement, répondit l'oncle avec une grimace mal contenue et
-qui témoignait de son aversion pour les deux visiteurs proposés. Mais
-attendez, poursuivit-il en se retournant vers Cathy: il vaut mieux que
-je vous dise la chose tout de suite. M. Linton a un préjugé contre
-moi. Il nous est arrivé jadis de nous quereller très durement; et si
-vous lui parlez de venir ici, il ne manquera pas de vous interdire
-aussitôt toute visite. Si donc vous avez quelque souci de voir votre
-cousin, à l'avenir, il faut que vous n'en disiez pas un mot: venez si
-vous voulez, mais n'en parlez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi vous êtes-vous querellés? demanda Catherine un peu
-abattue.</p>
-
-<p>&mdash;Il me jugeait trop pauvre pour épouser sa sœur, et il fut fâché
-quand je l'eus obtenue; son orgueil était blessé et jamais il ne me le
-pardonnera.</p>
-
-<p>&mdash;Cela est mal, dit la jeune fille, et il faudra qu'un jour je le
-lui dise. Mais Linton et moi n'avons aucune part dans votre querelle. Si
-c'est ainsi; je ne viendrai pas ici, mais il faudra que Linton vienne à
-la Grange.</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera trop loin pour moi, murmura son cousin; de faire quatre
-milles à pied me tuerait. Non, mais vous, Miss Catherine, venez ici de
-temps à autre, pas tous les matins, mais une ou deux fois par semaine.</p>
-
-<p>Le père lança à son fils un regard d'amer mépris.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai bien peur, Nelly, d'en être pour ma peine, murmura-t-il.
-Miss Catherine, comme le drôle l'appelle, finira par découvrir ce qu'il
-vaut et par l'envoyer au diable. Ah! si ç'avait été Hareton!
-Savez-vous que vingt fois par jour j'envie Hareton, si dégradé qu'il
-soit? J'aurais adoré ce garçon s'il n'avait pas été ce qu'il est.
-Mais je crois que celui-là est à l'abri de l'amour de votre jeune
-dame. Et pour ce misérable avorton, nous comptons que ça ne durera
-guère passé dix-huit ans. Oh! l'insipide créature! Il est tout
-occupé à sécher ses pieds, et ne daigne même pas la regarder!...
-Linton!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, père, répondit l'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;N'avez-vous rien à montrer à votre cousine dans les environs, pas
-même un lapin ou un nid de belettes? Conduisez-la dans le jardin avant
-de changer de souliers, et puis dans l'étable pour voir votre cheval.</p>
-
-<p>&mdash;Cela ne vous serait-il pas plus agréable de vous asseoir ici?
-demanda Linton à Catherine, d'un ton qui exprimait bien sa répugnance à se
-mouvoir de nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, répondit-elle en jetant un regard sur la porte,
-comme si sa nature même l'entraînait à agir.</p>
-
-<p>Lui, resta assis et se rapprocha du feu. Heathcliff se leva, alla dans
-la cuisine, puis dans la cour, appelant Hareton. Hareton répondit, et
-tous deux rentrèrent dans la maison. Le jeune homme était allé se
-laver, comme en témoignaient l'éclat de ses joues et l'humidité de
-ses cheveux.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je veux vous le demander à vous, mon oncle, cria Miss Cathy.
-Ce garçon n'est pas mon parent, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Si fait, répondit-il, c'est le neveu de votre mère. Ne vous
-plaît-il pas?</p>
-
-<p>Catherine avait une expression bizarre, en continuant à le regarder.</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas un joli garçon? poursuivit Heathcliff.</p>
-
-<p>L'impertinente demoiselle se dressa sur ses pieds et murmura quelque
-chose à l'oreille de son oncle. Celui-ci se mit à rire, et Hareton
-s'assombrit; je compris qu'il était très sensible aux manques
-d'égards qu'il soupçonnait, et qu'il avait une vague notion de son
-infériorité. Mais son maître ou gardien le rasséréna en s'écriant:</p>
-
-<p>&mdash;Vous serez le favori parmi nous, Hareton, elle dit que vous êtes
-un...</p>
-
-<p>&mdash;Quoi donc?</p>
-
-<p>&mdash;Enfin quelque chose de très flatteur. Allez faire avec elle le
-tour de la ferme. Et rappelez-vous de vous conduire comme un gentleman; pas
-de mauvaises paroles, n'est-ce pas? Et quand la jeune dame ne vous
-regardera pas, ne la dévisagez pas, pour vous cacher ensuite la figure
-dès qu'elle tournera les yeux sur vous. Quand vous parlerez, parlez
-lentement, et sortez vos mains de vos poches. Allez, et amusez-la de
-votre mieux.</p>
-
-<p>Le couple sorti, Heathcliff le considéra par la fenêtre. Earnshaw
-tenait constamment sa figure détournée et semblait considérer, avec
-la curiosité d'un étranger ou d'un artiste, le paysage environnant.
-Catherine le regardait à la dérobée, d'un regard qui n'exprimait pas
-une bien vive admiration. Après quoi elle se mettait en devoir de
-chercher une source d'amusement autour d'elle, et sautillait gaiement en
-fredonnant une chanson.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai lié sa langue, me dit Heathcliff. Il ne risquera pas une
-seule syllabe de toute la promenade. Nelly, vous vous rappelez ce que
-j'étais à son âge, ou plutôt quand j'avais quelques années de moins que
-lui. M'avez-vous vu un air si stupide?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! bien pire, répondis-je, parce qu'avec cela vous étiez plus
-maussade.</p>
-
-<p>&mdash;Ce garçon me fait bien du plaisir, poursuivit-il, songeant tout
-haut. Il a réalisé mon attente. S'il était un sot de naissance, mon plaisir
-aurait été moindre de moitié. Mais il n'est pas sot, et je peux
-sympathiser avec tous ses sentiments, les ayant éprouvés moi-même. Je
-sais par exemple exactement ce qu'il souffre en cet instant et ce n'est
-rien en comparaison de ce qu'il aura encore à souffrir. Et jamais il ne
-sera capable de sortir de son abîme de grossièreté et d'ignorance. Je
-l'ai enchaîné de plus près que sa canaille de père n'avait fait pour
-moi, je l'ai fait descendre plus bas, car je lui ai fait trouver son
-orgueil dans son abrutissement. Je lui ai appris à mépriser comme
-mesquin et misérable tout ce qui était au-dessus de l'animalité. Ne
-pensez-vous pas que Hindley serait fier de son fils s'il pouvait le
-voir, presque aussi fier que je le suis du mien? La différence est
-seulement que l'un est de l'or employé comme pierre de pavage, tandis
-que l'autre est du plomb poli pour singer l'argent. Mais le meilleur de
-tout cela est que Hareton m'adore. Vous avouerez qu'en cela j'ai
-enfoncé Hindley! Si cet animal défunt pouvait se lever de son tombeau
-et me reprocher mes torts envers son enfant, j'aurais l'amusement de
-voir le susdit enfant le repousser, et s'indigner de ce qu'il ose s'en
-prendre au seul ami qu'il ait sur la terre!</p>
-
-<p>Cependant notre jeune compagnon, qui était assis trop loin de nous pour
-pouvoir nous entendre, commença à manifester des symptômes
-d'embarras, comme s'il se repentait d'avoir refusé la société de
-Catherine par peur d'une petite fatigue. Son père remarqua les regards
-qu'il lançait à la fenêtre, et la façon hésitante dont il étendait
-la main pour prendre son chapeau.</p>
-
-<p>&mdash;Levez-vous, paresseux! lui cria-t-il d'un ton qu'il voulait
-cordial. Courez après eux! Ils sont tout juste au coin, près de la ruche.</p>
-
-<p>Linton recueillit ses forces et sortit. Au même moment, par la fenêtre
-ouverte, j'entendis que Cathy demandait à son peu sociable compagnon ce
-que signifiait l'inscription au-dessus de la porte. Hareton leva la
-tête, puis la secoua comme un véritable clown.</p>
-
-<p>&mdash;C'est quelque maudite écriture, répondit-il; je ne puis
-la lire.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne pouvez la lire! s'écria Catherine. Je le peux moi, c'est
-de l'anglais, mais je voudrais savoir pourquoi c'est ici.</p>
-
-<p>Linton se mit à ricaner. Ce fut la première manifestation de gaieté
-que je vis chez lui.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sa cousine; auriez-vous pu
-croire à l'existence d'un pareil âne?</p>
-
-<p>&mdash;A-t-il perdu les sens, demanda sérieusement Miss Cathy, ou bien
-est-il idiot? Voilà deux fois que je le questionne, et chaque fois il a
-un air si stupide qu'il ne paraît pas me comprendre. En tout cas j'ai,
-moi, bien de la peine à le comprendre.</p>
-
-<p>Linton renouvela son rire, et jeta un regard de sarcasme sur Hareton,
-qui, à coup sûr, ne paraissait pas dans ce moment tout à fait dénué
-de compréhension.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une pure affaire de paresse, observa Linton; n'est-ce pas
-vrai, Earnshaw? Ma cousine se figure que vous êtes idiot. Vous voyez
-maintenant quelle est la conséquence de votre mépris pour les livres!
-Avez-vous remarqué, Catherine, sa terrible façon de prononcer?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, et où diable est le mal? grommela Hareton, qui faisait
-moins d'embarras pour répondre à son compagnon de tous les jours.</p>
-
-<p>&mdash;Quel besoin avez-vous, de faire intervenir le diable dans cette
-phrase? ricana Linton. Papa vous a dit d'éviter les mauvaises paroles,
-et vous ne pouvez pas ouvrir la bouche sans en lâcher une. Essayez donc
-un peu de vous conduire comme un gentleman.</p>
-
-<p>&mdash;Si tu n'étais pas une fille, plutôt qu'un garçon, je te jetterais
-à terre à l'instant, misérable avorton! répliqua le jeune homme
-furieux, se retirant la figure brûlée de rage et de douleur; il avait
-conscience d'être insulté et ne savait comment y répondre.</p>
-
-<p>M. Heathcliff, qui avait entendu comme moi cette conversation, sourit en
-voyant s'éloigner Hareton; mais il y eut ensuite dans son regard une
-répugnance singulière pour le couple bavard, qui continuait à causer
-près de la porte. Linton exposait, avec assez d'animation, les fautes
-et les défauts d'Hareton, racontant toutes sortes d'anecdotes à
-l'appui; et la jeune fille s'amusait de ses railleuses et méprisantes
-paroles, sans prendre garde à la méchanceté d'âme qu'elles
-témoignaient. Je commençais à détester Linton plus qu'à le
-plaindre, et à excuser son père en quelque façon du peu de cas qu'il
-faisait de lui.</p>
-
-<p>Nous restâmes ainsi jusqu'à l'après-midi, car il m'avait été
-impossible de faire partir plus tôt Miss Catherine; mais, par bonheur,
-mon maître n'avait pas quitté son appartement et ne savait rien de
-notre absence prolongée. Pendant que nous rentrions à la maison,
-j'aurais voulu expliquer à la jeune fille le caractère des gens que
-nous venions de quitter; mais elle s'était fourré dans la tête que
-j'avais des préventions contre eux.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! criait-elle, vous prenez le parti de papa, Ellen, vous
-êtes partiale, sans cela vous ne m'auriez pas entretenue tant d'années dans
-l'idée que Linton demeurait très loin d'ici. Je suis très fâchée;
-mais j'ai tant de plaisir, que je ne puis le faire voir. «Seulement, je
-veux que vous vous taisiez au sujet de mon oncle; rappelez-vous qu'il
-est mon oncle et je vais gronder papa pour s'être querellé avec lui.»</p>
-
-<p>Je dus renoncer à essayer de la convaincre de son erreur. Ce soir là,
-elle ne dit rien de sa visite, parce qu'elle ne vit pas M. Linton. Mais
-le jour suivant, tout fut dévoilé, à mon grand chagrin, encore que,
-dans ma tristesse, j'eusse la joie de penser que M. Linton porterait
-mieux que moi le fardeau d'avoir à diriger et à prévenir sa fille.
-Mais il était trop timide pour lui fournir des raisons satisfaisantes,
-dans la défense qu'il lui faisait d'entrer en relation avec les
-Heights, et Catherine ne se contentait pas à moins d'excellentes
-raisons.</p>
-
-<p>&mdash;Papa, s'écria-t-elle dès le matin en l'embrassant, devinez qui
-j'ai vu hier dans ma promenade sur la lande! Ah! papa, vous avez
-tressailli, vous avez senti que vous aviez eu tort, n'est-ce pas! Mais
-écoutez, j'ai vu... mais écoutez et vous allez voir comment j'ai découvert
-la chose. Et Ellen, qui est liguée avec vous et qui me défendait toujours
-d'espérer le retour de Linton!</p>
-
-<p>Elle raconta fidèlement l'excursion et ses conséquences; et mon
-maître, tout en jetant de temps à autre vers moi un regard de
-reproche, n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce qu'elle eût fini son
-récit. Alors, il la tira vers lui et lui demanda si elle savait
-pourquoi il lui avait caché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser
-que c'était pour la priver d'un plaisir inoffensif?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, c'est parce que vous n'aimez pas M. Heathcliff,
-répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Alors vous croyez que j'ai plus de souci de mes propres
-sentiments que des vôtres, Cathy? Non, ce n'est pas parce que je déteste M.
-Heathcliff, c'est parce que M. Heathcliff me déteste et que c'est un
-homme diabolique, trouvant son plaisir à blesser ou à ruiner ceux
-qu'il déteste, dès qu'ils lui en fournissent la moindre occasion. Je
-savais que vous ne pouviez pas rester en relations avec votre cousin
-sans entrer en contact avec lui. Et comme je savais qu'il vous
-détesterait à cause de moi, j'ai pris mes précautions, dans votre
-intérêt, pour que vous ne puissiez pas revoir Linton. J'avais
-l'intention de vous expliquer cela un jour, quand vous seriez plus
-âgée, mais maintenant je regrette d'avoir tant tardé.</p>
-
-<p>&mdash;Mais M. Heathcliff a été tout à fait cordial, papa! fit observer
-Catherine, qui n'avait pas l'air convaincue. Lui, n'a fait aucune
-objection à ce que nous nous voyions. Il m'a dit que je pourrais venir
-dans sa maison tant que je voudrais, seulement que je ne devais pas vous
-le dire, parce que vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne
-pouviez pas lui pardonner son mariage avec ma tante Isabella. Et c'est
-vrai, c'est vous même qu'il faut blâmer dans cette affaire. Lui, il
-consent à nous laisser enfin devenir amis, Linton et moi, et vous, vous
-le refusez.</p>
-
-<p>Voyant qu'il n'y avait pas à espérer d'être cru sur parole, mon
-maître esquissa rapidement à sa fille la conduite d'Heathcliff à
-l'égard d'Isabella, et la manière dont Wuthering Heights était devenu
-sa propriété. Il ne pouvait supporter de parler longtemps sur ce
-sujet, éprouvant toujours pour son ancien ennemi la même horreur et la
-même haine, depuis la mort de Madame Linton. Il songeait toujours que,
-sans lui, sa femme vivrait encore, et c'est ainsi qu'à ses yeux
-Heathcliff paraissait comme un meurtrier. Miss Cathy, qui ne connaissait
-d'autres mauvaises actions que ses petites désobéissances, injustices
-ou colères, dont elle ne manquait jamais de se repentir le lendemain,
-fut atterrée de cette noirceur d'âme qui pouvait couver une vengeance
-pendant des années et poursuivre obstinément ses plans sans l'ombre
-d'un remords. Elle parut si profondément impressionnée et choquée de
-ce nouvel aspect de la nature humaine, que M. Edgar jugea inutile de
-poursuivre ce sujet; il se contenta d'ajouter qu'il lui expliquerait
-plus tard pourquoi il voulait qu'elle évitât la maison et la famille
-de cet homme, lui disant de reprendre son ancienne vie, en attendant, et
-de ne plus songer à son aventure de ce jour là.</p>
-
-<p>Catherine embrassa son père et s'assit tranquillement pendant une heure
-ou deux, suivant l'habitude, pour travailler à ses leçons; puis, elle
-accompagna son père dans la visite qu'il fit à ses terres, et toute la
-journée se passa comme d'habitude; mais le soir, quand elle se fut
-retirée dans sa chambre et que j'allai l'aider à se déshabiller, je
-la trouvai agenouillée et pleurant au bord de son lit.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! fi! le vilain enfant, m'écriai-je. S'il vous était jamais
-arrivé d'avoir un chagrin réel, vous auriez honte de perdre une seule
-larme pour cette petite contrariété. On voit bien que vous n'avez
-jamais eu l'ombre d'une vraie douleur. Supposez pour une minute que
-votre père et moi nous sommes morts et que vous êtes seule au monde:
-qu'est-ce que vous éprouverez alors? Comparez l'occasion présente avec
-une affliction comme celle là et soyez reconnaissante aux amis que vous
-avez, au lieu d'en souhaiter de nouveaux.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas pour moi que je pleure, Ellen, c'est pour lui. Il
-s'attendait à me revoir demain et il va être si désappointé! il
-m'attendra et je ne viendrai pas!</p>
-
-<p>&mdash;Quelle folie! croyez-vous qu'il pense autant à vous que vous
-pensez à lui? N'a-t-il pas la compagnie d'Hareton? Personne au monde ne
-pleurerait de perdre une connaissance à peine entrevue deux fois.
-Linton devinera ce qui en est et ne se souciera pas davantage de vous.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ne puis-je pas lui écrire une note pour lui dire pourquoi je
-ne peux pas venir? demanda-t-elle, se dressant debout. Je voudrais
-seulement lui envoyer ces livres que j'ai promis de lui prêter? Il a
-tant désiré les avoir.</p>
-
-<p>&mdash;Non, en vérité, non, répondis-je, d'un ton décidé. Il n'aurait
-qu'à vous répondre et cela n'aurait plus de fin. Non, Miss Catherine,
-il faut que vos relations cessent tout à fait; papa le veut et je
-veillerai à ce qu'il en soit ainsi.</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourtant, une simple petite note? reprit la jeune fille d'un
-air suppliant.</p>
-
-<p>&mdash;Silence, l'interrompis-je, et allez au lit.</p>
-
-<p>Elle me jeta un regard si maussade que je voulus d'abord ne pas
-l'embrasser comme je faisais tous les soirs; j'arrangeai son lit et
-refermai sa porte; mais bientôt j'eus un repentir, et revins doucement
-sur mes pas. Voilà que je trouve la jeune fille debout à sa table avec
-une feuille de papier blanc devant elle et un crayon à la main, sans
-qu'elle ait eu le temps de se cacher assez vite pour me cacher ce
-qu'elle faisait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne trouverez personne pour porter cela, Catherine, dis-je,
-si vous l'écrivez; et maintenant je vais éteindre votre bougie.</p>
-
-<p>C'est ce que je fis, malgré une tape sur la main que me donna Catherine
-et un cri de «méchante créature!» qu'elle m'octroya. Après quoi je
-la quittai dans une de ses pires humeurs. La lettre fut terminée et
-portée à sa destination par un laitier qui venait du village; mais je
-n'appris cela que longtemps après. Les semaines se passèrent et Cathy
-reprit son humeur habituelle; elle aimait seulement désormais à se
-dérober dans les coins; et souvent, lorsque je m'approchais d'elle tout
-d'un coup pendant qu'elle lisait, elle tressaillait et fermait le livre,
-pour m'empêcher de le voir; et parfois je découvrais des coins de
-feuillets de papier sortant d'entre les pages. Elle imagina aussi de
-descendre de sa chambre très tôt le matin et de rôder autour de la
-cuisine comme si elle attendait l'arrivée de quelque chose. Dans un
-cabinet de la bibliothèque, elle avait un petit tiroir où elle
-fourrageait pendant des heures et dont elle avait toujours soin
-d'emporter la clé avec elle.</p>
-
-<p>Un jour, pendant qu'elle examinait ce tiroir, j'observai moi-même que
-les jouets et les bibelots qu'il avait contenus en dernier lieu avaient
-été remplacés par des paquets de papiers pliés. Cette découverte
-excitant ma curiosité et mes soupçons, je décidai de connaître les
-mystérieux trésors de Catherine. Le soir, dès que la jeune fille et
-son père furent bien installés en haut, je cherchai et trouvai sans
-peine parmi les clés une clé qui allât à la serrure du tiroir. Je
-pris dans mon tablier tout ce qui s'y trouvait et l'emportai dans ma
-chambre pour l'examiner à loisir. Quoi que j'eusse pu soupçonner, je
-fus surprise de découvrir que ces papiers formaient une énorme
-correspondance,&mdash;presque journalière évidemment,&mdash;écrite par
-Linton Heathcliff en réponse à des lettres de Catherine. Les premières
-étaient embarrassées et courtes; mais par degrés, elles cédaient la
-place à de très abondantes lettres d'amour, folles, comme il convenait
-à l'âge de leur auteur, mais avec des touches çà et là qui me
-parurent empruntées. J'en gardai autant qu'il me parut nécessaire, les
-liai dans un mouchoir et les mis de côté, après quoi je refermai le
-tiroir vide.</p>
-
-<p>Le lendemain, suivant son habitude, ma jeune dame descendit de très
-bonne heure et vint à la cuisine. Je la vis s'avancer vers la porte
-lorsqu'arriva un certain petit garçon chargé d'emporter le lait, et je
-vis qu'elle mettait quelque chose dans la poche de sa jaquette et
-qu'elle en retirait quelque chose. Je fis le tour par le jardin et
-guettai le passage du messager. Celui-ci eut la fâcheuse idée de
-lutter pour défendre ce qu'il portait, de sorte que tout le lait se
-trouva répandu par terre; mais je parvins à lui arracher la lettre, et
-après l'avoir menacé des plus sérieuses conséquences s'il
-persévérait, je restai sous le mur, à parcourir la composition
-amoureuse de Miss Cathy, qui me parut plus simple et plus éloquente que
-celles de son cousin. Je rentrai pensive à la maison. Comme la journée
-était humide et que la jeune fille ne pouvait s'amuser à errer dans le
-parc, sitôt son travail fini, je la vis aller vers le tiroir. Son père
-était assis à la table avec un livre; moi de mon côté, je m'étais
-mise à arranger les franges d'un rideau, sans perdre des yeux la jeune
-fille. Jamais un oiseau trouvant vide à son retour le nid qu'il avait
-laissé plein de ses joyeux petits, jamais il n'exprima un désespoir
-plus complet par ses cris et ses battements d'ailes, que Miss Cathy par
-son seul «oh!» et le changement de ses traits. M. Linton leva la
-tête.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est, ma chérie, vous êtes vous blessée? dit-il,
-lui donnant à entendre par le ton de sa voix que du moins ce n'était pas
-lui qui avait découvert la cachette.</p>
-
-<p>&mdash;Non, papa, murmura-t-elle I Ellen, Ellen! venez avec moi dans ma
-chambre, je suis malade.</p>
-
-<p>J'obéis et la suivis.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, Ellen! C'est vous qui les avez prises! s'écria-t-elle
-aussitôt que nous fûmes seules, en se mettant à genoux. Oh! rendez-les moi
-et jamais, jamais je ne recommencerai. Ne le dites pas à papa. Vous ne
-l'avez pas dit à papa, Ellen, n'est-ce pas? J'ai été très méchante,
-mais je ne le serai plus.</p>
-
-<p>Je restai grave et sévère, et lui ordonnai de se relever.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, m'écriai-je, Miss Cathy, vous êtes allée assez loin, il me
-semble et vous avez vraiment de quoi être honteuse. Ah! vous avez là
-de beaux morceaux à étudier pendant vos heures de loisir; cela
-vaudrait la peine d'être imprimé. Et que supposez-vous que pensera
-votre père quand je lui montrerai ces lettres; car vous n'imaginez pas
-que je garderai cachés vos ridicules secrets. Fi! Et c'est évidemment
-vous qui avez commencé, car lui, j'en suis sûre, n'en aurait pas eu
-l'idée.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, sanglota Catherine, dont le cœur se brisait; jamais je
-n'ai eu l'idée de l'aimer avant que...</p>
-
-<p>&mdash;De l'aimer! m'écriai-je, en mettant à ce mot tout le mépris que
-je pouvais. De l'aimer! A-t-on jamais entendu rien de pareil. C'est comme
-si je disais que j'aime le meunier, qui vient une fois par an chercher
-le grain. Un bel amour, en vérité! Un garçon que vous avez vu deux
-fois, et pas plus de quatre heures en tout. Voilà le paquet; je vais
-aller le porter à votre père dans la bibliothèque et nous verrons ce
-qu'il pense de cet amour!</p>
-
-<p>Elle s'élança pour reprendre ses précieuses lettres, mais je les tins
-au-dessus de ma tête. Alors elle se mit à me supplier avec frénésie
-de les brûler, de faire tout plutôt que de les montrer. Et comme, en
-effet, j'étais aussi disposée à rire qu'à gronder, considérant tout
-cela comme de petites folies d'enfants, je fini par céder et lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;Si je consens à les brûler, me promettez-vous de ne plus jamais
-envoyer ni recevoir une lettre, ni un livre, ni des boucles de cheveux,
-ni des bagues, ni des jouets?</p>
-
-<p>&mdash;Jamais nous ne nous envoyons de jouets! cria Catherine, blessée
-dans sa fierté.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, ni quoi que ce soit, ma jeune dame. Si vous ne voulez pas
-me le promettre, je descends chez votre père.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous le promets! Ellen, fit-elle en s'attachant à ma robe. Oh!
-jetez les dans le feu, vite, vite.</p>
-
-<p>Mais quand je m'approchai du feu pour leur préparer une place, le
-sacrifice lui parut trop cruel. Elle me conjura de lui en garder une ou
-deux.</p>
-
-<p>Je dénouai le mouchoir et jetai les lettres dans le feu.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux en avoir une, méchante sorcière! cria-t-elle, plongeant
-sa main dans le feu pour en retirer quelques fragments à demi-consumés.</p>
-
-<p>&mdash;Très bien, et moi je veux en avoir aussi quelques-unes pour
-montrer à votre père, répondis-je, reprenant ce qui restait des lettres et
-me dirigeant vers la porte.</p>
-
-<p>Alors elle rejeta au feu les feuilles noircies et me pressa de hâter le
-sacrifice. Quand ce fut fini, je secouai les cendres, les enterrai sous
-un seau de charbon; et elle, sans rien dire, se retira dans sa chambre.
-Je descendis dire à mon maître que la crise de la jeune dame était
-presque passée, mais que je jugeais qu'il valait mieux pour elle rester
-quelque temps étendue. Elle refusa de dîner, mais elle descendit pour
-le thé, pâle et les yeux rouges, mais en somme paraissant tout à fait
-soumise. Le lendemain matin, je répondis à la lettre de Linton par une
-petite note ou j'avais mis: «Master Heathcliff est prié de ne plus
-envoyer de communications à Miss Linton, celle-ci étant dans
-l'impossibilité de les recevoir.» Et depuis lors le petit garçon vint
-à la ferme les poches vides.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_IV_II">CHAPITRE IV</a></h4>
-
-
-<p>L'été s'enfuit et la première partie de l'automne. C'était déjà
-passé la Saint Michel, mais la moisson était tardive, cette
-année-là, et beaucoup de nos champs n'avaient pas encore été
-débarrassés de leur blé. M. Linton et sa fille aimaient à se
-promener parmi les moissonneurs; et comme ils restaient jusqu'à la nuit
-et que les soirées étaient fraîches et humides, mon maître prit un
-mauvais rhume qui se fixa obstinément dans sa poitrine et le confina
-dans la maison pour tout l'hiver, presque sans interruption.</p>
-
-<p>La pauvre Cathy, toute remuée de son petit roman, était devenue plus
-triste et plus maussade lorsqu'elle avait dû y renoncer. Son père
-insistait pour qu'elle lût moins et prit plus d'exercice. Comme il ne
-pouvait lui tenir compagnie, je crus de mon devoir de le remplacer
-autant que possible auprès d'elle; mais c'est à peine si je pouvais
-économiser une heure ou deux sur mes nombreuses occupations pour
-l'accompagner, et puis je savais que ma société lui était bien moins
-agréable que celle de son père.</p>
-
-<p>Une après-midi d'octobre ou du début de novembre&mdash;une après-midi
-fraîche et humide où le ciel bleu était à demi caché par des nuages gris
-s'élevant rapidement de l'ouest,&mdash;je priai ma jeune dame d'avancer
-l'heure de sa promenade, l'averse ne pouvant manquer d'arriver. Elle
-refusa et je dus, à contre-cœur, revêtir un manteau et prendre un
-parapluie pour l'accompagner dans une petite course jusqu'au bout du
-parc: c'était la promenade où elle se bornait d'ordinaire quand elle
-avait l'esprit très abattu, et cela lui arrivait invariablement
-lorsqu'elle avait deviné que son père allait plus mal. Elle marchait
-tristement sous le vent froid, sans plus songer à courir ni à sauter.
-Je cherchais autour de moi quelque moyen de détourner sa pensée vers
-des choses plus gaies.</p>
-
-<p>&mdash;Regardez, Miss, m'écriai-je, désignant du doigt un renfoncement,
-auprès des racines d'un arbre tout tordu. L'hiver n'est pas encore
-arrivé ici. Voilà une petite fleur, la dernière de cette multitude de
-campanules qui coloraient de lilas ce gazon en juillet. Voulez-vous
-grimper et la cueillir pour la montrer à papa?</p>
-
-<p>Catherine considéra longtemps la fleur solitaire et toute tremblante;
-puis elle me répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Non je ne veux pas y toucher; mais comme elle a l'air
-mélancolique, n'est-ce pas, Ellen?</p>
-
-<p>Elle refusa de courir, de se distraire en aucune façon, de temps à
-autre, il me parut qu'elle levait ses mains vers son visage, comme pour
-essuyer des larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Catherine, pourquoi pleurez-vous? chérie, lui demandai-je en
-appuyant mon bras sur son épaule. Il ne faut pas pleurer parce que votre
-père a un rhume; il faut se réjouir de ce que ce ne soit rien de pire.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mais ce sera quelque chose de pire, me dit-elle. Et que
-ferai-je quand papa et vous m'aurez quittée et que je serai toute seule? Je
-ne puis oublier vos paroles, Ellen; elles me résonnent toujours dans
-l'oreille. Comme la vie sera changée, comme ce inonde me paraîtra
-lugubre lorsque papa et vous serez morts!</p>
-
-<p>&mdash;Personne ne peut dire si ce n'est pas vous qui mourrez la
-première, répondis-je. C'est mal de prévoir le malheur. Espérons qu'il se
-passera des années et des années avant qu'aucun de nous ne meure:
-votre père est jeune, et moi je suis forte, j'ai à peine quarante-cinq
-ans. Ma mère a vécu quatre-vingts ans, et s'est bien portée jusqu'au
-bout.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ma tante Isabella était plus jeune que papa, me dit la jeune
-fille en me regardant, avec un espoir timide d'être mieux consolée.</p>
-
-<p>&mdash;Votre tante n'a eu ni vous ni moi pour prendre soin d'elle,
-répondis-je. Elle n'était pas aussi heureuse que M. Linton et n'avait
-pas autant de raisons pour vivre. Tout ce que vous avez à faire, c'est
-d'être pleine d'attentions pour votre père, et de l'égayer en vous
-montrant heureuse à ses yeux, et d'éviter de lui donner de l'anxiété
-sur aucun sujet. Rappelez-vous cela, Cathy! Je ne vous cache pas que
-vous pourriez le tuer si vous étiez farouche et indocile, et si vous
-entreteniez une affection folle pour le fils d'un homme qui voudrait le
-voir mort.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai souci de rien au monde, excepté de la maladie de papa, me
-répondit la jeune fille, et tout le reste m'est indifférent en
-comparaison. Et jamais, jamais, je n'aurai un acte ni une parole pour le
-vexer. Je l'aime plus que moi-même, Ellen; et je le sais par ceci, que
-toutes les nuits je prie pour qu'il meure avant moi, parce que j'aime
-mieux que le chagrin de survivre soit pour moi que pour lui.</p>
-
-<p>Pendant que nous parlions, nous nous étions approchées d'une porte qui
-ouvrait sur la route; ma jeune dame, ravivée de nouveau, grimpa et
-s'installa au sommet du mur, faisant de son mieux pour atteindre les
-plus hautes fleurs d'un églantier. Son chapeau tomba sur la route dans
-le mouvement qu'elle fit; et comme la porte était fermée, elle
-résolut de se laisser tomber du mur pour aller le chercher. Mais la
-remontée ne fut pas aussi facile; les pierres étaient polies et bien
-cimentées, les buissons qui bordaient le mur étaient trop peu solides
-pour fournir un bon appui. Si bien que je l'entendis rire, et me crier
-d'aller chercher la clé, si je ne voulais pas qu'elle fit le tour du
-parc jusqu'à la loge du portier.</p>
-
-<p>&mdash;Restez où vous êtes, répondis-je, j'ai mon trousseau de clés dans
-ma poche; peut-être y en a-t-il une qui pourra aller à cette porte;
-sinon, j'irai chercher la bonne.</p>
-
-<p>Mais ce fut vainement que j'essayai tour à tour toutes les clés, et je
-me préparais déjà à courir de toutes mes forces à la maison lorsque
-je fus arrêtée par le bruit du trot d'un cheval qui s'approchait.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-ce là? murmurai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, quel malheur que vous ne puissiez pas ouvrir la porte! me
-dit tout bas ma compagne alarmée.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Miss Linton, cria la voix profonde du cavalier, je suis
-heureux de vous voir, ne soyez pas trop pressée d'entrer, car j'ai une
-explication à vous demander.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas vous parler, M. Heathcliff, répliqua Catherine.
-Papa dit que vous êtes un méchant homme, et que vous nous haïssez, lui et
-moi, et Ellen dit la même chose.</p>
-
-<p>&mdash;Ceci n'a rien à voir dans l'affaire, dit Heathcliff, je ne hais
-pas mon fils, je suppose, et c'est à son sujet que je réclame votre
-attention. Oui, vous avez de quoi rougir. Il y a deux ou trois mois,
-n'aviez-vous pas l'habitude d'écrire à Linton, et de jouer à l'amour
-avec lui, hein? Vous méritiez tous les deux d'être battus pour cela,
-mais vous surtout, qui étiez l'ainée, et aussi la moins sensible, à
-ce qu'il parait. J'ai mis la main sur vos lettres, et, à la moindre
-insolence de votre part, je les enverrai à votre père. Je suppose que
-vous vous êtes fatiguée à ce divertissement et que vous y avez
-renoncé, n'est-ce pas? Eh bien, vous avez causé la perte de Linton.
-Lui était sérieux, et vraiment amoureux. Aussi vrai que je vis, il est
-en train de mourir pour vous. En vain Hareton n'a pas cessé de le
-plaisanter pendant six semaines, ni moi d'employer des mesures plus
-sérieuses pour le tirer de sa sottise; il va plus mal tous les jours,
-et il sera mort avant l'été, si vous ne venez pas à son secours.</p>
-
-<p>&mdash;Comment pouvez-vous mentir aussi effrontément à cette pauvre
-enfant? m'écriai-je de l'intérieur du parc; je vous en prie, continuez
-votre chemin! Comment pouvez-vous raconter délibérément de pareilles
-faussetés? Miss Cathy, je vais forcer la serrure avec une pierre;
-n'allez pas croire ces vilaines folies. Vous sentez bien en vous-même
-qu'il est impossible que l'on meure d'amour pour une personne
-étrangère.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne savais pas que l'on nous écoutait, murmura le vilain,
-surpris. Digne Madame Dean, je vous aime, mais je n'aime pas la duplicité
-de votre conduite. Comment pouvez-vous mentir si effrontément, et affirmer
-que je hais cette pauvre enfant, et inventer des histoires fantastiques
-pour l'empêcher d'entrer chez moi? Catherine Linton, ma bonne
-demoiselle, je serai absent de chez moi toute cette semaine, allez aux
-Heights, et voyez si je n'ai pas dit la vérité. Je vous jure sur mon
-salut que mon fils est en train de mourir, et que nul que vous ne peut
-le sauver.</p>
-
-<p>La serrure céda et je me montrai sur la route.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff, avec un
-dur regard à mon adresse. Le chagrin et le désappointement sont en train
-d'avancer sa mort. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser aller aux
-Heights, vous pouvez y aller vous-même. Mais pour ma part, je ne puis
-pas être de retour avant huit jours; et je pense que votre maître
-lui-même, dans ces conditions, ne s'opposerait pas à ce qu'elle fasse
-visite à son cousin.</p>
-
-<p>&mdash;Venez, rentrons, dis-je, prenant Cathy par le bras et la forçant
-presque à rentrer, car je la voyais hésitante, et considérais toute
-troublée les traits de son interlocuteur, où rien ne trahissait sa
-rase intime. Il rapprocha son cheval de la porte, et se penchant,
-ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Miss Catherine, je dois vous avouer que j'ai peu de patience avec
-Linton et que Hareton et Joseph en ont moins encore. Il a besoin de
-bonté autant que d'amour, et une bonne parole de vous serait pour lui
-le meilleur remède. Ne faites donc pas attention aux avertissements
-cruels de Madame Dean; soyez généreuse et faites votre possible pour
-venir le voir. Il rêve de vous jour et nuit, et ne peut s'ôter de
-l'esprit que vous le détestez, ne recevant de vous ni lettre ni visite.</p>
-
-<p>Je refermai la porte et poussai une pierre pour tenir lieu, en
-attendant, de la serrure brisée; après quoi, ouvrant mon parapluie,
-j'en couvris Cathy, car la pluie commençait à goutter à travers les
-feuilles des arbres, et nous avertissait de rentrer sans délai. Notre
-hâte nous empêcha d'échanger aucun commentaire sur la rencontre avec
-Heathcliff, mais je devinai d'instinct, qu'il y avait désormais sur
-Catherine un double nuage sombre. Ses traits étaient si tristes qu'ils
-ne paraissaient pas être les siens; évidemment elle considérait ce
-qu'elle venait d'entendre comme tout à fait exact.</p>
-
-<p>Lorsque nous rentrâmes, M. Linton s'était déjà retiré dans sa
-chambre. Cathy courut pour s'informer de lui, mais il s'était endormi.
-Alors elle revint et me pria de m'asseoir avec elle dans la
-bibliothèque. Nous prîmes le thé ensemble, après quoi elle
-s'étendit sur le tapis du foyer et me dit de ne pas lui parler, car
-elle était très lasse. Je pris un livre et j'affectai de lire. Dès
-qu'elle me supposa toute absorbée par ma lecture, elle recommença à
-pleurer en silence: cela semblait à présent sa distraction favorite.
-Je la laissai tranquille un moment, puis je me mis à tourner en
-ridicule les assertions de M. Heathcliff, mais l'effet produit par ses
-paroles avait été trop fort et je ne pus rien contre lui.</p>
-
-<p>&mdash;Il se peut que vous ayez raison, Ellen, répondit-elle, mais je ne
-me sentirai pas à l'aise tant que je ne saurai pas ce qui en est. Et de
-plus il faut que je dise à Linton que ce n'est pas ma faute si je ne
-lui écris plus, et que je ne suis pas changée à son égard.</p>
-
-<p>La colère, les protestations auraient été inutiles devant cette
-crédulité obstinée. Nous nous séparâmes fâchées ce soir-là.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_V_II">CHAPITRE V</a></h4>
-
-
-<p>Peu de temps après, je tombai malade, et c'est seulement au bout de
-trois semaines que je fus en état de quitter ma chambre et de marcher
-un peu dans la maison. La première fois que je pus rester assise dans
-la soirée, je priai Catherine de me faire la lecture, ayant encore la
-vue très affaiblie. Nous étions dans la bibliothèque, après que M.
-Edgar était remonté. La jeune fille se rendit à ma prière, un peu à
-contre cœur, me sembla-t-il. Je supposai que le genre de livres que
-j'aimais ne lui plaisait pas, et je lui demandai de choisir elle-même
-ce qui lui conviendrait. Sa lecture dura près d'une heure, après quoi
-vinrent de fréquentes questions:</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, n'êtes-vous pas fatiguée? Ne feriez-vous pas mieux de vous
-coucher à présent? Vous vous rendrez malade à rester debout si
-longtemps, Ellen.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, chérie, je ne suis pas fatiguée, répétais-je.</p>
-
-<p>Alors elle eut recours à une autre méthode pour me montrer le
-déplaisir que lui donnait son occupation. Elle se mit à bailler et à
-étendre les bras:</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, disait-elle, je suis fatiguée.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, cessez de lire et causons, répondis-je.</p>
-
-<p>Mais ce fut pis encore; elle soupira et s'agita et regarda sa montre
-jusqu'à huit heures, puis s'en alla dans sa chambre, écrasée de
-sommeil, à en juger par ses yeux lourds, et la façon dont elle ne
-cessait pas de les frotter. Le soir suivant, elle parut encore plus
-impatiente; le troisième soir, elle se plaignit d'un mal de tête, et
-me quitta tout de suite. Sa conduite me parut étrange; et après être
-restée seule quelque temps, je résolus de monter chez elle pour
-m'informer de son état et pour la prier de venir plutôt s'étendre sur
-le sofa. Mais, en haut comme en bas, nulle trace de Catherine. Les
-domestiques m'affirmèrent ne l'avoir pas vue. J'écoutai à la porte de
-M. Edgar: tout était silencieux. Je revins dans sa chambre, éteignis
-ma chandelle, et m'assis à la fenêtre.</p>
-
-<p>La lune brillait; une légère couche de neige couvrait le sol; je me
-dis que peut-être la jeune fille avait eu l'idée de faire un tour dans
-le jardin pour se rafraîchir. Je découvris une figure qui rampait le
-long du mur du parc, à l'intérieur; mais ce n'était pas ma jeune
-maîtresse, et un rayon de lumière qui l'éclaira me fit reconnaître
-l'un des valets. Cet homme resta là assez longtemps, l'œil fixé sur
-la route; puis je le vis sortir très vite, comme s'il avait découvert
-quelque chose, et reparaître de nouveau, conduisant le poney de
-Catherine; et je vis celle-ci, qui venait de descendre de cheval, et
-marchait à côté de lui vers la maison. Bientôt elle entra par la
-porte vitrée du salon et se glissa sans bruit jusqu'à sa chambre où
-je l'attendais. Elle ferma doucement la porte, secoua la neige de ses
-bottines, dénoua son chapeau; elle allait retirer son manteau lorsque
-tout d'un coup je me levai et lui révélai ma présence. La surprise la
-tint un instant pétrifiée; elle poussa un cri inarticulé et se tint
-immobile.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère miss Catherine, dis-je, trop inquiète pour la gronder
-durement, où êtes-vous allée à cette heure? Et pourquoi essayez-vous
-de me tromper? Où avez-vous été? Parlez.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai été à l'extrémité du parc. Je ne vous ai pas trompée.</p>
-
-<p>&mdash;Et nulle autre part?</p>
-
-<p>Elle murmura: «Non.»</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Catherine, m'écriai-je tristement, vous savez que vous avez
-mal agi; vous n'auriez pas consenti sans cela à me mentir. C'est cela qui
-me chagrine. J'aimerais mieux être malade trois semaines que de vous
-entendre mentir de parti pris.</p>
-
-<p>Elle s'élança vers moi, et, fondant en larmes, elle jeta ses bras
-autour de mon cou.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Ellen, me dit-elle, j'ai si peur que vous ne vous
-fâchiez! Promettez moi de ne pas vous fâcher et vous saurez la vérité. Il
-me coûte de la cacher.</p>
-
-<p>Nous nous assîmes près de la fenêtre, je lui assurai que je ne la
-gronderais pas, quel que fut son secret, que d'ailleurs je devinais.
-Alors elle commença:</p>
-
-<p>«Je suis allée à Wuthering Heights, Ellen, et je n'ai pas un seul
-jour manqué d'y aller, depuis que vous êtes tombée malade, excepté
-les deux premiers jours que vous avez quitté votre chambre. J'ai donné
-à Michel des livres et des images pour qu'il prépare le poney tous les
-soirs et je ramène à l'écurie; rappelez-vous de ne pas le gronder non
-plus, lui. J'arrivais aux Heights à six heures et demie, j'y restais
-généralement jusqu'à huit heures et puis je revenais au galop à la
-maison. Ce n'était pas pour m'amuser que j'y allais; souvent j'étais
-malheureuse tout le temps. De temps à autre seulement j'étais
-heureuse; peut-être une fois par semaine.</p>
-
-<p>«À ma seconde visite, le lendemain du jour où nous sommes allées
-ensemble aux Heights, Linton semblait de très bonne humeur. Zillah la
-servante, nous avait préparé un bon feu, et nous avait dit que nous
-pouvions faire ce qui nous plaisait, Joseph étant allé à une réunion
-pieuse, et Hareton Earnshaw étant en train de chasser avec ses chiens
-(de chasser dans nos bois et de nous tuer nos faisans, à ce que j'ai
-appris depuis). Zillah m'apporta du vin chaud et des biscuits. Linton
-était assis dans le fauteuil, et moi dans la petite chaise auprès du
-feu, et nous rimes et nous causâmes gaiement, et nous trouvâmes cent
-choses à nous dire: devisant sur ce que nous aimerions à faire et où
-nous aimerions à aller l'été. Mais je ne veux pas vous répéter
-cela, car vous le trouveriez puéril.</p>
-
-<p>«Après être restée assise près d'une heure, je considérai la
-grande chambre avec son plancher lisse et sans tapis, et je songeai
-combien il serait agréable d'y jouer si nous enlevions la table: je dis
-alors à Linton d'appeler Zillah pour nous aider, et je lui proposai de
-jouer à colin-maillard. Mais lui s'y refusa, et consentit seulement à
-jouer à la balle. Nous trouvâmes deux balles dans une armoire, parmi
-une masse de vieux jouets. L'une était marquée C et l'autre H;
-j'aurais voulu avoir le C parce que cela pouvait signifier Catherine, et
-le H aurait convenu pour Heathcliff, qui est le nom de mon cousin. Mais
-la balle marquée H était décousue, de sorte que Linton n'en a pas
-voulu. Pourtant je l'ai battu toutes les fois, sur quoi il s'est remis
-à être de mauvaise humeur et à tousser, et s'en est retourné à son
-fauteuil. Ce soir-là pourtant il n'eut pas de peine à reprendre sa
-gaîté. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons&mdash;de vos
-chansons, Ellen&mdash;; quand je fus obligée de partir, il me pria et me
-supplia de revenir le lendemain soir, et je le lui promis. Le poney et
-moi, nous revînmes à la maison aussi vite que l'air, et jusqu'au matin
-je rêvai de Wuthering Heights et de mon doux cousin chéri.</p>
-
-<p>«Le lendemain matin, je me sentis triste; un peu parce que vous alliez
-mal, et un peu parce que j'eusse désiré que mon père connût et
-approuvât mes excursions. Mais après le thé il y eut un beau clair de
-lune, et à mesure que j'avançais vers les Heights, la nuit devenait
-plus claire. «Je vais donc avoir de nouveau une heureuse soirée,
-pensais-je, et ce qui me ravit bien davantage, mon gentil Linton aussi
-en aura une.» Je trottais le long de leur jardin lorsque Earnshaw vint
-à ma rencontre, prit ma bride, et m'invita à entrer par la porte
-principale. Il caressa le cou de Minny, me dit que c'était une bonne
-bête, et me parut désirer que je lui adresse la parole. Mais je lui
-dis seulement de laisser mon cheval, s'il ne voulait pas recevoir un
-coup de pied. À quoi il me répondit avec son accent vulgaire que ce ne
-serait pas un grand mal s'il en recevait un, en même temps qu'il
-considérait avec dédain les petites jambes du poney. J'avais presque
-envie de lui en faire faire l'expérience, mais il s'était avancé pour
-ouvrir la porte, et au moment où il soulevait le loquet, il regarda
-l'inscription marquée sur le fronton, puis me dit, avec un mélange
-stupide de gaucherie et de vanité:</p>
-
-<p>&mdash;Miss Catherine, je peux lire ça, à présent!</p>
-
-<p>&mdash;C'est merveilleux, m'écriai-je; je vous en prie, faites-moi voir
-comme vous êtes devenu fort.</p>
-
-<p>«Il épela, syllabes par syllabes, le nom de Hareton Earnshaw.</p>
-
-<p>&mdash;Et les lettres écrites? m'écriai-je, voyant bien qu'il s'était
-arrêté net.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis les déchiffrer encore, répondit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! l'âne que vous êtes! dis-je, riant de bon cœur de
-son échec.</p>
-
-<p>«Le fou me regarda avec une grimace, comme s'il se demandait s'il
-devait partager mon hilarité, et s'il fallait l'attribuer à une
-agréable familiarité, ou, comme c'était vraiment le cas, à du
-mépris. Je le soulageai de son doute en reprenant toute ma gravité et
-en lui ordonnant de s'en aller, parce que j'étais venue pour voir
-Linton et non pas lui. Il rougit, ôta sa main du loquet, et s'éloigna,
-parfaite image de la vanité mortifiée. Je suppose qu'il s'imaginait
-être un personnage aussi accompli que Linton, parce qu'il pouvait
-épeler son nom, et qu'il était absolument déconfit de voir que je ne
-pensais pas de même sur son compte.</p>
-
-<p>«Quand j'entrai, Linton était couché sur le banc; il se releva à
-demi pour me souhaiter la bienvenue.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis malade ce soir, Catherine, ma chérie, me dit-il; il
-faudra que vous parliez tout le temps et que je vous écoute. Venez,
-asseyez-vous près de moi. J'étais sûr que vous tiendriez votre
-parole, et il faudra que vous me donniez de nouveau la même promesse
-avant de partir.</p>
-
-<p>«Je savais qu'il fallait ne pas l'agacer, malade comme il était; de
-sorte que je lui parlai doucement, et ne lui fis aucune question, et
-évitai de l'irriter en aucune façon. J'avais apporté pour lui
-quelques uns de mes plus beaux livres, et sur sa prière, je commençais
-à lui faire la lecture lorsque Earnshaw ouvrit vivement la porte,
-s'avança droit vers nous, saisit Linton par le bras et l'arracha de son
-banc.</p>
-
-<p>&mdash;Va-t-en dans ta chambre! lui dit-il d'une voix que la passion
-rendait à peine articulée. Prends-la avec toi, puisqu'elle est venue pour
-te voir, mais tu ne m'empêcheras pas de rester dans cette chambre. Allez
-vous en tous les deux!</p>
-
-<p>Il jura après nous, et sans laisser à Linton le temps de répondre, le
-jeta pour ainsi dire dans la cuisine; et comme j'y allais derrière mon
-cousin, il me suivit, les poings fermés, comme s'il voulait me battre.
-J'avais dans ma frayeur laissé tomber un volume; il me le lança du
-pied, et ferma la porte sur nous. Dans la cuisine, j'entendis éclater
-un rire méchant et lugubre, et j'aperçus en me retournant cet odieux
-Joseph, qui se tenait debout, frottant ses mains osseuses et tout
-grelottant.</p>
-
-<p>&mdash;J'étais sûr qu'il vous ferait sortir! C'est un garçon admirable!
-Il a le bon esprit en lui. Il sait, eh il sait aussi bien que moi, qui
-devrait être le maître ici, hé! hé! hé! il vous a fait déguerpir
-proprement, hé! hé! hé!</p>
-
-<p>&mdash;Où faut-il que nous allions? demandai-je à mon cousin, sans faire
-attention à la moquerie du vieux misérable.</p>
-
-<p>«Linton était pâle et tremblant. Il n'était pas joli à voir en ce
-moment, Ellen, oh non! Il était effrayant, sa maigre figure et ses
-grands yeux avaient une expression de fureur folle et impuissante. Il
-saisit la poignée de la porte et se mit à la secouer, mais elle était
-fermée du dedans.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai, je vous tuerai,
-hurlait-il. Démon, démon! Je vous tuerai! je vous tuerai.</p>
-
-<p>«Joseph fit entendre de nouveau son rire croassant.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, ah! voilà le père! cria-t-il, ceci vient du père. Nous avons
-toujours en nous quelque chose qui nous vient des deux côtés. Ne fais
-pas attention, Hareton, mon garçon, n'aie pas peur, il ne pourra pas
-t'attraper!</p>
-
-<p>«Je saisis les mains de Linton et me mis en devoir de lui faire quitter
-la poignée de la porte, mais il se mit à crier si affreusement que je
-dus le laisser faire. À la fin ses cris furent étouffés par un
-terrible accès de toux; le sang jaillit de sa bouche, et il tomba sur
-le sol. Je m'élançai dans la cour, malade de terreur, et me mis à
-appeler Zillah le plus fort que je pus. Elle finit par m'entendre; elle
-accourut, me demanda ce qu'il y avait. Sans pouvoir lui répondre, je
-l'entraînai dans la cuisine, où Earnshaw était venu se rendre compte
-du mal qu'il avait causé et se préparait à transporter dans sa
-chambre la pauvre créature. Zillah et moi nous montâmes l'escalier
-derrière lui; mais sur la dernière marche il m'arrêta, me dit que je
-n'entrerais pas et qu'il me fallait retourner chez moi. Et comme je
-m'écriais qu'il avait tué Linton et que je voulais entrer, Joseph
-ferma la porte, me déclara que je ne ferais rien de pareil et me
-demanda si j'avais envie d'être aussi folle que mon jeune cousin. Je
-restai là à pleurer jusqu'à ce que la servante revint. Elle m'affirma
-que Linton serait mieux, dans un instant, et, me prenant par le bras,
-elle me porta presque dans la maison.</p>
-
-<p>«Ellen, j'étais prête à m'arracher les cheveux. Je sanglotais et
-pleurais à me rendre aveugle; et le misérable Hareton se tenait en
-face de moi, me parlant de temps à autre pour me certifier que ce
-n'était pas de sa faute. À la fin, effrayé par l'assurance que je lui
-donnais que je raconterais la chose à papa et qu'il serait emprisonné
-et pendu, il commença à pleurnicher, et s'empressa de sortir pour
-cacher sa lâche émotion. Mais je n'en avais pas fini avec lui; lorsque
-je dus enfin partir, après quelques pas sur la route, je le vis tout à
-coup surgir de l'ombre, arrêter Minny, et porter la main sur moi.</p>
-
-<p>&mdash;Miss Catherine, me dit-il, je suis bien fâché; mais c'est
-vraiment trop méchant...</p>
-
-<p>«Je lui donnai un coup de ma cravache, m'imaginant qu'il avait
-peut-être l'intention de m'assassiner. Il me laissa partir, criant un
-de ses affreux jurons, et je galopai jusqu'à la maison, à demi-folle.</p>
-
-<p>«Je ne suis pas venue vous dire bonne nuit ce soir-là, et le lendemain
-je ne suis pas allée aux Heights. J'avais une énorme envie d'y aller,
-mais j'étais étrangement excitée; parfois je craignais d'apprendre
-que Linton ne fût mort, et d'autres fois je frissonnais à l'idée de
-rencontrer Hareton. Le troisième jour, n'en pouvant plus, je me
-décidai à partir. Je sortis vers cinq heures, à pied, m'imaginant que
-cela me permettrait de pénétrer sans être vue jusqu'à la chambre de
-Linton. Mais les chiens ne manquèrent pas de donner vent de mon
-arrivée. Zillah me reçut, et, me disant que le garçon allait de mieux
-en mieux, me conduisit dans un petit appartement propre et bien tapissé
-ou, à mon inexprimable joie, j'aperçus Linton couché sur un petit
-sofa et lisant un de mes livres. Mais il ne voulut ni m'adresser la
-parole ni me regarder, pendant une heure entière, Ellen: il est comme
-ça avec son malheureux caractère. Et je fus tout à fait confuse
-lorsque, ouvrant enfin la bouche il me déclara que c'était moi qui
-avait occasionné l'affaire de l'autre jour, et que Hareton n'en était
-pas coupable. Hors d'état de répondre tranquillement à une pareille
-absurdité, je me levai et fis mine de sortir. Alors il m'appela
-faiblement par mon nom, mais je ne voulus pas me retourner, et le
-lendemain, ce fut la seconde fois que je n'allai pas aux Heights;
-j'étais presque résolue à n'y plus retourner. Mais c'était si
-misérable de me coucher et de me relever sans avoir jamais de ses
-nouvelles que ma résolution ne tarda pas à s'évanouir. Je me mis en
-route le soir d'après.</p>
-
-<p>&mdash;Le jeune maître est dans la maison, me dit Zillah en
-m'apercevant. J'entrai: Earnshaw était là aussi, mais il quitta la chambre
-aussitôt. Linton était assis dans le grand fauteuil, à demi endormi.
-Je m'avançai vers le feu, et je lui dis d'un ton aussi sérieux que
-possible:</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous ne m'aimez pas, Linton, et que vous pensez que je
-viens pour vous nuire chaque fois que je viens, ceci sera notre dernière
-rencontre. Disons-nous adieu, et expliquez à M. Heathcliff que vous
-n'avez aucun désir de me voir pour qu'il n'ait plus à inventer de
-nouveaux mensonges sur ce sujet.</p>
-
-<p>&mdash;Asseyez-vous et ôtez votre chapeau, Catherine, me répondit-il.
-Vous êtes tellement plus heureuse que moi que vous devriez être meilleure.
-Papa me parle assez de mes défauts et me montre assez de mépris pour
-me donner des doutes sur moi-même. Je me demande souvent si je ne suis
-pas en vérité l'être indigne qu'il prétend, et alors je me sens
-triste et plein d'amertume, et je hais tout le monde. Oui, je suis
-indigne et méchant presque toujours, et vous pouvez si vous le voulez
-me dire adieu, cela vous débarrassera d'un ennui. Seulement, Catherine,
-faites-moi cette justice, croyez bien que si je pouvais être aussi
-doux, aussi bon et aussi aimable que vous, je le serais; et que
-j'aimerais mieux encore avoir celles-là de vos qualités que votre
-santé et votre bonheur. Mais croyez bien que votre bonté m'a fait vous
-aimer plus profondément que si je méritais votre amour, et tout en
-n'étant pas capable de ne pas vous laisser voir ma nature, je le
-regrette et je m'en repens, je le regretterai et je m'en repentirai
-toujours.</p>
-
-<p>«Je sentis qu'il disait vrai et que j'avais le devoir de lui pardonner
-cette fois et les suivantes. Nous fûmes réconciliés, mais nous ne
-cessâmes pas de pleurer, lui et moi, tout le temps de ma visite. Ce
-n'est pas seulement de chagrin que je pleurais, mais tout de même
-j'étais bien chagrine de voir qu'il avait cette nature pervertie.
-Jamais il ne laissera ceux qu'il aime être à l'aise et jamais il ne
-sera à l'aise lui-même. Depuis ce soir-là, c'est toujours dans son
-petit parloir que je suis allée, car son père est rentré aux Heights
-dès le jour suivant.</p>
-
-<p>«Trois fois en tout, je crois, il nous est arrivé d'être gais et
-confiants comme le premier soir; mes autres visites ont été tristes,
-troublées tantôt par son égoïsme et son dépit, tantôt par ses
-souffrances. Mais j'ai appris à tout supporter de sa part. M.
-Heathcliff m'évite manifestement; c'est à peine si je l'ai vu.
-Dimanche dernier, pourtant, étant venue plus tôt que de coutume, je
-l'entendis qui grondait cruellement le pauvre Linton de sa conduite de
-la veille envers moi. Je ne puis dire comment il l'avait connue, à
-moins qu'il n'ait écouté à la porte. Linton s'était en effet conduit
-d'une façon assez agaçante, mais cela ne regardait que moi, et
-j'interrompis la leçon de M. Heathcliff en entrant et en le lui disant.
-Il a éclaté de rire et est parti, déclarant qu'il était heureux de
-voir que je prenais la chose de cette façon. Depuis, j'ai dit à Linton
-de parler plus bas quand il aurait à me dire des choses désagréables.
-Et maintenant, Ellen, vous savez tout. M'empêcher de retourner aux
-Heights, ce serait rendre très malheureuses deux personnes, tandis que,
-si vous consentez à n'en rien dire à papa, mes visites ne dérangeront
-la tranquillité de personne. Vous ne le direz pas, n'est-ce pas? Ce
-serait sans cœur de votre part.»</p>
-
-<p>&mdash;Je me déciderai là-dessus demain matin, miss Catherine,
-répondis-je. La question mérite d'être étudiée, je vous laisse vous
-reposer et je vais réfléchir.</p>
-
-<p>Je fis mes réflexions tout haut, en présence de mon maître: j'allai
-le trouver en sortant de chez la jeune fille, et je lui racontai
-l'histoire, à l'exception du genre de conversation que Catherine avait
-eue avec son cousin, évitant aussi de faire aucune allusion à Hareton.
-M. Linton fut alarmée! désespéré plus qu'il ne voulut le
-reconnaître. Le lendemain matin, en même temps que Catherine apprit ma
-trahison, elle apprit que c'en était fini de ses visites secrètes.
-Elle eut beau pleurer et s'indigner de l'interdiction, et implorer son
-père d'avoir pitié de Linton, tout ce qu'elle obtint pour la consoler
-fut la promesse que son père écrirait et donnerait au jeune homme la
-permission de venir à la Grange; quant à recevoir la visite de
-Catherine aux Heights, il n'y devait plus songer.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_VI_II">CHAPITRE VI</a></h4>
-
-
-<p>Ces choses se sont passées l'hiver dernier, monsieur, continua Madame
-Dean, il y a à peine un an de cela. L'hiver dernier, je ne pensais
-guère que, douze mois après, j'aurais à raconter ci ces aventures à
-un étranger. Mais qui sait combien de temps vous serez un étranger?
-Vous êtes trop jeune pour vous résigner à vivre toujours seul, et
-j'ai l'idée qu'on ne peut pas voir Catherine Linton et ne pas l'aimer.
-Vous souriez, mais pourquoi avez-vous l'air si animé et si intéressé
-lorsque je vous parle d'elle? Et pourquoi m'avez-vous demandé de
-suspendre son portrait au-dessus de votre cheminée? Et pourquoi...</p>
-
-<p>&mdash;Arrêtez, ma chère dame, m'écriai-je. Il pourrait se faire que moi
-je l'aime, mais elle, voudrait-elle m'aimer? J'en doute trop pour
-risquer mon repos d'esprit en me laissant aller à la tentation. Mais
-continuez votre histoire. Catherine s'est-elle rendue à l'ordre de son
-père?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, reprit la brave femme. Son affection pour son père restait
-toujours le plus fort de ses sentiments, et puis il lui avait parlé
-sans colère, avec la profonde tendresse d'un homme qui est sur le point
-d'abandonner son trésor au milieu des dangers, sans pouvoir lui laisser
-d'autre guide que le souvenir de ses paroles. Quelques jours après il
-me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais que mon neveu écrive ou qu'il vienne ici. Dites-moi
-sincèrement ce que vous pensez de lui. Est-il changé en mieux, et y
-a-t-il des chances qu'il s'améliore en devenant un homme?</p>
-
-<p>&mdash;Il est très délicat, monsieur, répondis-je, et j'ai de la peine à
-croire qu'il vive longtemps. Mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il
-ne ressemble pas à son père, et si par malheur Miss Cathy venait à
-l'épouser, il n'échapperait pas à son contrôle, à moins qu'elle ne
-fut indulgente jusqu'à la folie. D'ailleurs, monsieur, vous aurez bien
-le temps encore de faire connaissance avec lui et de voir ce qui en est,
-il est encore si jeune.</p>
-
-<p>Edgar soupira et, s'avançant vers la fenêtre, regarda du côté du
-cimetière de Gimmerton. L'après-midi était brumeuse, mais le soleil
-de février brillait confusément, et l'on pouvait distinguer les deux
-sapins et les quelques tombes éparses.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai souvent prié, dit Edgar se parlant à lui-même, pour demander
-que ce qui arrive soit prochain; et maintenant je commence à
-tressaillir et à en avoir peur. Je pensais que le souvenir de l'heure
-où j'étais descendu de ces collines en qualité de fiancé serait
-moins doux pour moi que l'espoir de les remonter bientôt pour être à
-jamais déposé là-haut! Ellen, j'ai été très heureux avec ma petite
-Cathy, dans les soirs d'hiver et dans les matins d'été; elle a été
-près de moi comme un espoir vivant. Mais j'ai été bien heureux aussi
-en rêvant seul parmi ces pierres, près de la vieille église, en
-m'étendant, pendant les longues soirées de juin, sur l'herbe qui
-recouvre le tombeau de sa mère, et en me figurant que déjà j'étais
-moi-même dessous. Que puis-je faire pour Cathy? Comment dois-je la
-quitter? Je ne m'arrête pas un instant à ce fait que Linton est le
-fils d'Heathcliff, et il m'est indifférent que ce soit lui qui me
-prenne ma fille, s'il doit la consoler de ma perte. Ce que je ne veux
-pas, seulement, c'est que Heathcliff arrive à ses fins, et triomphe en
-me dérobant mon dernier bonheur. Mais si Linton est un être indigne,
-s'il n'est qu'un faible jouet dans les mains de son père, je ne puis
-lui abandonner Catherine. Et, si dur que cela me soit de réfréner son
-bouillant esprit, il me faudra persévérer à l'attrister tant que je
-vivrai et à la laisser seule quand je mourrai. La pauvre chérie;
-j'aimerais mieux pouvoir la sacrifier à Dieu, et la déposer dans la
-terre avant moi!</p>
-
-<p>&mdash;Offrez-la à Dieu dès maintenant, monsieur, répondis-je,
-remettez-vous en à sa Providence. Je resterai jusqu'au bout son amie et
-sa conseillère. Mais Catherine est une brave fille; jamais elle ne fera
-le mal volontairement, et ceux qui font leur devoir finissent toujours
-par être récompensés.</p>
-
-<p>Le printemps avançait, mon maître avait repris ses promenades sur ses
-terres avec Catherine, mais, en vérité, il ne retrouvait pas ses
-forces. Le jour anniversaire des dix-sept ans de Catherine, il ne fit
-pas sa visite au cimetière. Le temps était pluvieux, et il me dit
-qu'il remettrait la chose à un autre jour. Il écrivit de nouveau à
-Linton, lui faisant part de son vif désir de le voir; et, si le jeune
-malade avait été en état de se présenter, je suis sûre que son
-père l'aurait autorisé à venir. Les choses étant ce qu'elles
-étaient, Linton répondit à son oncle que son père lui refusait
-l'autorisation de venir à la Grange; mais que le bon souvenir de son
-oncle le remplissait de joie, qu'il avait bien l'espoir de le rencontrer
-un jour dans ses promenades et de lui demander en personne à ne plus
-être si entièrement séparé de sa cousine, il finissait même par
-demander que M. Linton lui donnât un rendez-vous quelque part dans la
-campagne, et y vint avec sa fille.</p>
-
-<p>Malgré les sentiments qu'il éprouvait pour son neveu, Edgar ne put
-consentir à cette requête, étant hors d'état d'accompagner
-Catherine. Il répondit que peut-être à l'été on se verrait, et
-qu'en attendant il le priait de continuer à écrire de temps à autre.
-Linton n'y manqua pas. Il est probable qu'il aurait rempli toutes ses
-lettres de lamentations sur son triste sort aux Heights, si son père
-n'avait pas tenu à être au courant de la correspondance et ne l'avait
-pas forcé à ne parler que de son amitié et de son amour.</p>
-
-<p>Le jeune Linton et son père avaient dans Catherine une alliée
-puissante; ou persuada enfin à mon maître d'autoriser les deux jeunes
-gens à se promener ensemble dans la campagne, une fois par semaine,
-sous ma surveillance: lui-même, loin d'aller mieux, se sentait plus
-faible tous les jours. Bien qu'il eût déjà réservé pour sa fille
-une portion de sa fortune, il avait naturellement le désir de lui voir
-conserver la maison de ses ancêtres; et il ne considérait la chose
-comme possible que si Catherine se mariait avec son cousin. Il ne se
-doutait pas que ce dernier allait aussi mal que lui-même; personne
-d'ailleurs ne s'en doutait, je crois, car aucun médecin n'allait aux
-Heights et nous n'avions personne pour nous instruire de l'état du
-jeune homme. Moi-même, je commençais à m'imaginer que mes
-pressentiments étaient faux, et que Linton Heathcliff se rétablissait,
-puisqu'il proposait de faire des promenades sur la lande et paraissait
-si attaché à sa poursuite amoureuse. C'est plus tard seulement que
-j'appris avec quelle cruauté tyrannique Heathcliff avait traité son
-enfant mourant, et comment il l'avait contraint à cette apparente bonne
-humeur, par des procédés d'autant plus pressants qu'il sentait plus
-proche le danger de voir déjoués ses avides projets.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_VII_II">CHAPITRE VII</a></h4>
-
-
-<p>On était déjà au milieu de l'été lorsque M. Edgar donna enfin son
-consentement aux rendez-vous et que Catherine et moi nous nous mîmes en
-route pour la première entrevue. Le temps était lourd et brûlant,
-mais il n'y avait pas à craindre de pluie, et nous avions pris
-rendez-vous auprès de la grande borne, sur le carrefour des deux
-routes. En arrivant à cet endroit nous trouvâmes un petit berger que
-l'on avait envoyé vers nous et qui nous dit que Master Linton était de
-l'autre côté de la colline et qu'il nous priait d'aller le rejoindre
-un peu plus loin.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà déjà que Master Linton a outrepassé la première injonction
-de son oncle, dis-je; car M. Edgar nous a ordonné de rester sur le
-territoire de la Grange, et voilà que nous allons en sortir.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! nous retournerons nos chevaux dès que nous serons
-arrivées à lui, répondit la jeune fille, et nous ferons notre excursion du
-côté de la maison.</p>
-
-<p>Mais lorsque nous arrivâmes à l'endroit où il était, à peine à un
-quart de mille des Heights, nous trouvâmes qu'il n'avait pas de cheval
-avec lui, de sorte que Catherine dut descendre. Le jeune homme était
-couché sur la bruyère en nous attendant, et ne se releva que lorsque
-nous fûmes tout près de lui. Il avait tant de peine à marcher et
-était si pâle que je m'écriai aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;Hé, Master Heathcliff, vous n'êtes pas en état de vous promener
-ce matin. Comme vous avez mauvaise mine!</p>
-
-<p>Catherine l'observait avec surprise et chagrin, le cri de joie qu'elle
-allait pousser s'était changé en un cri d'effroi; et au lieu de le
-complimenter de ce rendez-vous si longtemps retardé, elle ne put que
-lui demander s'il se sentait plus mal qu'à l'ordinaire.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mieux, mieux! murmura-t-il tout tremblant, s'appuyant sur
-elle de toute sa force, pendant que ses grands yeux bleus la considéraient
-d'un air craintif.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous avez été plus mal, insista sa cousine; plus mal que
-lorsque je vous ai vu la dernière fois, vous avez maigri!</p>
-
-<p>&mdash;Je suis fatigué. Il fait trop chaud pour marcher. Asseyons-nous
-ici. Souvent le matin je me sens malade; papa dit que c'est la croissance.</p>
-
-<p>Peu satisfaite de ces explications, Catherine s'assit et il s'étendit
-près d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Ceci est quelque chose comme votre paradis idéal, dit-elle, avec
-un effort pour être gaie. Vous rappelez-vous que nous avons discuté un
-jour l'endroit où chacun de nous aimerait le mieux être? La semaine
-prochaine, si vous le pouvez, nous descendrons jusqu'au parc de la
-Grange, et je vous montrerai mon idéal à moi.</p>
-
-<p>Linton ne paraissait passe rappeler de quoi elle parlait. Il était
-d'ailleurs évident qu'il éprouvait alors une grande difficulté à
-entretenir une conversation quelconque. Son manque d'intérêt pour les
-sujets qu'elle soulevait, et son absolue incapacité à en proposer
-d'autres, étaient si manifestes que la jeune fille ne put cacher son
-désappointement. Toute la personne et toutes les manières de son
-cousin avaient subi un changement singulier. Ses mauvaises humeurs
-avaient été remplacées par une apathie complète, par la disposition
-morose et égoïste d'un malade inguérissable, repoussant la
-consolation, et prêt à regarder comme une insulte la gaîté d'autrui.
-Catherine comprit aussi bien que moi que notre compagnie lui faisait
-l'effet d'une punition plutôt que d'une récompense; et elle ne se fit
-pas scrupule de proposer bientôt qu'on se séparât. Cette proposition
-eut pour effet de secouer la léthargie de Linton, et de le mettre dans
-un état d'agitation extraordinaire. Il jeta un regard épouvanté du
-côté des Heights, et la supplia de rester encore une demi-heure.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je suppose, dit Catherine, que vous serez plus à l'aise chez
-vous qu'ici, et je vois bien que ni mes paroles ni mes chansons ne
-peuvent vous amuser aujourd'hui. Vous êtes devenu bien plus sage que
-moi, durant ces six mois, et vous avez désormais peu de goût pour mes
-divertissements. Sans cela, si je pouvais vous amuser, je resterais bien
-volontiers.</p>
-
-<p>&mdash;Restez pour vous reposer, répondit-il; et, Catherine, ne pensez
-pas ou ne dites pas que je suis très mal portant, c'est le temps lourd et
-la chaleur qui m'ont étourdi, d'autant plus que j'ai marché jusqu'ici
-et que cela m'a très fatigué. Dites à mon oncle que je me porte assez
-bien, voulez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Je lui dirai que vous m'avez dit cela, Linton, mais je ne pourrai
-pas lui affirmer que c'est vrai, répondit ma jeune maîtresse, toute
-surprise de cette étrange obstination dans un mensonge évident.</p>
-
-<p>&mdash;Et soyez ici de nouveau jeudi prochain, poursuivit-il, en évitant
-ses regards. Et remerciez mon oncle de vous avoir permis de venir,
-remerciez-le bien, Catherine. Et, si vous rencontriez mon père, et s'il
-vous demandait de mes nouvelles, ne lui laissez pas supposer que j'ai
-été très silencieux et très stupide, et n'ayez pas l'air si abattue,
-car il se fâcherait.</p>
-
-<p>&mdash;Oh, dit Catherine, je ne me soucie pas de le fâcher!</p>
-
-<p>&mdash;Mais moi je m'en soucie, murmura le jeune homme avec un frisson.
-Ne le provoquez pas contre moi, Catherine, car il est très dur.</p>
-
-<p>&mdash;Est-il, en effet, si sévère pour vous, master Heathcliff,
-demandai-je? S'est-il fatigué de l'indulgence, et sa haine, de passive
-qu'elle était, est-elle devenue active?</p>
-
-<p>Linton me regarda, mais sans me répondre. Les deux jeunes gens
-restèrent assis à côté l'un de l'autre pendant encore quelques
-minutes, pendant lesquelles il ne fit que retenir des soupirs
-d'épuisement et de souffrance. Vainement Catherine essaya de le
-distraire en se mettant à cueillir des airelles: elle vit qu'il ne
-fallait pas même songer à lui en offrir.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a bien une demi-heure, maintenant, Ellen, me dit-elle enfin
-à l'oreille, je ne vois pas pourquoi nous resterions, il est tout endormi,
-et papa doit nous attendre.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, nous ne pouvons pas le laisser endormi, attendez qu'il
-se réveille et soyez patiente. Vous étiez bien pressée de partir, mais
-votre désir de revoir le jeune Linton s'est vite évaporé.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi désirait-il me voir? lui répondit Catherine. Il me
-plaisait davantage autrefois dans ses plus méchantes humeurs qu'il ne
-fait à présent dans ces dispositions bizarres. Il a l'air de remplir
-une tâche qu'on lui a imposée par force. Mais je n'ai aucune envie de
-venir pour faire plaisir à Heathcliff, quelques raisons qu'il puisse
-avoir pour contraindre son fils à l'ennui de ces rendez-vous. Et, tout
-en me réjouissant de savoir qu'il se porte mieux, je suis bien chagrine
-de voir qu'il soit devenu moins agréable, et moins attaché à moi.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi vous croyez qu'il se porte mieux? dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Oui; vous vous rappelez comme autrefois il parlait sans cesse de
-ses souffrances? Il n'est pas tout à fait bien, comme il m'a dit de le dire
-à papa, mais assurément il va bien mieux.</p>
-
-<p>&mdash;En cela je ne suis pas de votre avis, observai-je, et je croirais
-plutôt que son état a bien empiré.</p>
-
-<p>Linton s'était réveillé de son assoupissement, et nous demanda d'un
-air terrifié si quelqu'un ne l'avait pas appelé par son nom.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit Catherine, à moins que ce ne soit dans vos rêves, mais
-je ne puis concevoir comment vous pouvez faire pour dormir dehors dans la
-matinée.</p>
-
-<p>&mdash;Il m'a semblé entendre mon père, reprit-il en continuant à jeter
-autour de lui un regard effrayé. Vous êtes sûre que personne n'a
-parlé?</p>
-
-<p>&mdash;Absolument sûre, répondit Catherine; il n'y avait qu'Ellen et moi
-qui étions en train de discuter sur votre santé. Êtes-vous
-réellement plus fort, Linton, que lorsque nous nous sommes séparés
-cet hiver? Oui, il y a au moins une chose qui a faibli en vous, votre
-affection pour moi. Dites, allez-vous vraiment mieux?</p>
-
-<p>Les larmes jaillirent des yeux de Linton, tandis qu'il répondait:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, je vais mieux.</p>
-
-<p>Et, toujours obsédé par cette voix imaginaire, son regard continuait
-à errer çà et là. Cathy se leva.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que nous nous séparions aujourd'hui, dit-elle, et je ne
-puis vous cacher que j'ai été tristement désappointée par ce rendez-vous.
-Je n'en parlerai à personne qu'à vous: non que j'aie peur de M.
-Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous, murmura Linton; pour l'amour de Dieu, taisez-vous!
-Il vient.</p>
-
-<p>Et il s'attacha au bras de Catherine, s'efforçant de la retenir. Mais
-elle, en attendant annoncer l'approche de M. Heathcliff, elle se
-dégagea rapidement et appela son poney qui vint aussitôt.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai ici jeudi prochain, cria-t-elle en sautant à cheval.
-Adieu! Vite, Ellen!</p>
-
-<p>C'est ainsi que nous primes congé de lui; à peine s'aperçut-il de
-notre départ, absorbé qu'il était par l'idée de l'approche de son
-père.</p>
-
-<p>Avant même que nous fussions arrivées à la Grange, le déplaisir de
-Catherine se changea en une sensation très embarrassée de pitié et de
-regret, où se mêlaient des doutes vagues et cruels sur la situation
-réelle, tant physique que morale, de Linton. Mon maître nous demanda
-le compte rendu de notre excursion. Et miss Catherine lui transmit
-fidèlement les remerciements de son neveu, passant sur le reste sans
-insister; et moi-même j'ajoutai peu de chose à ce qu'elle avait dit,
-ne sachant guère ce qu'il fallait cacher et ce qu'il fallait révéler.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_VIII_II">CHAPITRE VIII</a></h4>
-
-
-<p>Une semaine se passa encore, chaque jour amenant un nouveau changement
-dans l'état d'Edgar Linton. Nous aurions bien voulu continuer à
-laisser Catherine dans ses illusions, mais la vivacité même de son
-esprit suffisait à la détromper; elle devinait la chose en secret, et
-ne cessait pas de méditer sur l'affreuse probabilité que chaque jour
-transformait davantage en une certitude. Lorsque le jeudi revint, elle
-n'eut pas le courage de faire mention de sa sortie; mais j'y songeais
-pour elle et j'obtins la permission de la faire partir. La bibliothèque
-où son père passait tous les jours quelques heures et la chambre où
-il couchait étaient devenus pour elle l'univers tout entier. Les
-veilles et le chagrin l'avaient rendue toute pâle, et mon maître
-l'envoya bien volontiers vers ce rendez-vous, où il espérait qu'elle
-trouverait un heureux changement d'air et de société: se consolant à
-l'idée qu'il ne la laisserait pas entièrement seule après sa mort.</p>
-
-<p>Il s'imaginait toujours que, de même que son neveu lui ressemblait au
-physique, il devait lui ressembler au moral. Et moi, par une faiblesse
-excusable, j'évitais de le corriger de cette erreur, me demandant quel
-bien il y aurait à troubler ses derniers instants par la révélation
-de choses qu'il n'aurait aucun moyen de modifier.</p>
-
-<p>Nous ajournâmes notre excursion jusqu'à l'après-midi. Une après-midi
-dorée d'août: le souffle des collines était si plein de vie qu'il
-semblait qu'il aurait suffi à un mourant de le respirer pour revivre.
-La figure de Catherine ressemblait au paysage qui nous entourait, les
-ombres et la lumière s'y succédaient d'un instant à l'autre; mais les
-ombres duraient plus longtemps, et son pauvre petit cœur se reprochait
-même ces oublis momentanés de ses soucis.</p>
-
-<p>Nous aperçûmes Linton nous attendant au même endroit où nous
-l'avions vu la fois précédente. Ma jeune maîtresse descendit de
-cheval et me dit que, comme elle était résolue à ne rester que très
-peu de temps, je ferais mieux de tenir le poney et de rester moi-même
-à cheval. Mais je m'y refusai, ne voulant pas perdre de vue une seule
-minute la charge qui m'était confiée. Master Heathcliff nous reçut
-avec une grande animation mais avec une animation qui ressemblait
-davantage à de la peur qu'à du plaisir.</p>
-
-<p>&mdash;Il est tard, dit-il, parlant par saccades et avec peine. Votre
-père n'est-il pas très malade? Je pensais que vous ne viendriez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ne pas être franc? lui cria Catherine, et ne pas me dire
-tout de suite que vous n'aviez pas besoin de me voir? Il est bien
-étrange, Linton, que pour la seconde fois vous m'ayez fait venir ici
-dans la seule intention de nous chagriner l'un et l'autre.</p>
-
-<p>Linton frissonna et jeta sur elle un regard demi-honteux,
-demi-suppliant, mais cette conduite énigmatique ne put désarmer
-l'humeur de sa cousine. Mon père est très malade, dit-elle; et
-pourquoi ai-je dû quitter son chevet? Pourquoi ne m'avez-vous pas
-envoyé quelqu'un pour me délivrer de ma promesse, puisque vous
-désiriez que je ne la tienne pas? Allons, je désire une explication:
-j'ai perdu toute envie de jouer et de badiner, et je ne suis pas
-disposée à me prêter à vos affectations.</p>
-
-<p>&mdash;Mes affectations! murmura-t-il. Pour l'amour du ciel, Catherine,
-n'ayez pas l'air si fâchée! Méprisez-moi autant que vous voudrez; je
-suis un être lâche et misérable; on ne saurait assez me mépriser;
-mais je suis trop bas pour votre colère. Réservez votre haine pour mon
-père et contentez-vous du mépris pour moi.</p>
-
-<p>&mdash;Folie, cria Catherine exaspérée, quel vilain garçon! Tenez! Il
-tremble comme si réellement j'allais le battre. Vous n'avez pas besoin
-de réclamer le mépris, Linton, chacun est tout disposé à vous
-l'offrir de lui-même. Laissez-moi! Je vais retourner à la maison.
-Lâchez ma robe! Si j'avais pitié de vous, vous vous moqueriez de ma
-pitié. Ellen, dites-lui combien sa conduite est odieuse.</p>
-
-<p>La face convulsée dans une expression d'agonie, Linton s'était jeté
-sur le sol, comme s'il avait été saisi d'une terreur insensée.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! gémissait-il, je ne puis supporter cela! Catherine,
-Catherine, je suis un traître et je n'ose pas vous le dire! Si vous
-m'abandonnez, sûrement je serai tué! Chère Catherine, ma vie est entre vos
-mains; et si comme vous me l'avez dit, vous m'aimez, la chose ne peut pas
-vous déplaire. Ainsi vous n'allez pas vous en aller? Bonne, douce, chère
-Catherine! Et peut-être que vous voudrez bien consentir, et qu'il me
-laissera mourir avec vous!</p>
-
-<p>Ma jeune maîtresse, en voyant l'intensité de ses angoisses, se baissa
-pour le soulever. Son vieux sentiment d'indulgente tendresse prit le
-dessus sur sa mauvaise humeur et une extrême émotion l'envahit.</p>
-
-<p>&mdash;Consentir à quoi? demanda-t-elle. À rester? Avant tout, dites-moi
-le sens de cet étrange discours. Soyez calme et franc et avouez tout de
-suite ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriez pas me faire de
-tort, Linton, n'est-ce pas? Vous ne permettriez pas qu'un ennemi me
-nuise, si vous pouviez l'empêcher? Vous ne pouvez trahir lâchement vos
-meilleurs amis.</p>
-
-<p>&mdash;Mais mon père m'a menacé, murmura le jeune homme en serrant ses
-doigts amincis; et j'ai peur de lui, j'ai peur! Je n'ose pas vous dire.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit Catherine avec une compassion dédaigneuse, gardez
-votre secret. Je ne suis pas lâche, moi, je n'ai pas peur.</p>
-
-<p>Sa générosité provoqua chez Linton un nouvel accès de larmes; il
-pleurait, il lui baisait les mains, sans trouver le courage de parler.
-Je réfléchissais à ce que pouvait bien être ce mystère, lorsque,
-entendant un petit bruit, je levai les yeux et aperçus M. Heathcliff
-qui descendait des Heights et était arrivé presque tout contre nous.
-Il ne jetait pas un seul regard vers mes compagnons, bien qu'il fût
-assez près d'eux pour entendre les sanglots de son fils; mais, me
-saluant avec le ton presque cordial qu'il avait toujours à ma
-disposition, il me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Quel plaisir de vous rencontrer si près de ma maison, Nelly!
-Comment cela va-t-il à la Grange? Le bruit court qu'Edgar Linton est sur
-son lit de mort: peut-être a-t-on exagéré sa maladie?</p>
-
-<p>&mdash;Non, répondis-je, mon maître est mourant; c'est trop vrai. Ce
-sera une triste chose pour nous tous, mais une bénédiction pour lui.</p>
-
-<p>&mdash;Combien de temps croyez-vous qu'il dure?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
-
-<p>&mdash;C'est que, poursuivit-il en regardant le jeune couple qui se
-tenait immobile à quelques pas de lui, ce garçon que vous voyez là semble
-avoir juré d'empêcher mes projets; et je serai reconnaissant à son
-oncle de se hâter et de partir avant lui. Mais holà, est-ce qu'il y a
-longtemps qu'il joue à ce jeu de pleurnichage? Je lui ai pourtant
-donné quelques leçons là-dessus! Est-il en général assez animé
-avec miss Linton?</p>
-
-<p>&mdash;Animé? répondis-je; oh non, il a fait voir au contraire la plus
-grande détresse. Dans l'état où il est, au lieu d'errer sur les
-collines avec son amoureuse, il devrait bien plutôt être dans son lit,
-entre les mains d'un médecin.</p>
-
-<p>&mdash;Il y sera dans un jour ou deux, murmura Heathcliff. Mais
-d'abord... Allons, levez-vous, Linton, levez-vous! cria-t-il. Relevez-vous
-tout de suite!</p>
-
-<p>Linton, épouvanté, fit des efforts désespérés pour obéir, mais il
-était sans forces et je le vis retomber avec un cri sourd. M.
-Heathcliff s'avança vers lui et l'aida à se lever.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, lui dit-il d'un ton féroce, je vais me fâcher, et prenez
-garde à vous si vous ne domptez pas ce vilain esprit. Allons,
-levez-vous tout de suite.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon père, sanglotait-il, j'ai fait comme vous le désiriez,
-je vous assure. Catherine vous dira que j'ai... que j'ai été gai. Ah!
-restez près de moi, Catherine, donnez-moi votre main.</p>
-
-<p>&mdash;Prenez la mienne, dit son père, et tenez-vous debout. Là! Elle
-vous prêtera son bras. Miss Linton, soyez assez bonne pour marcher avec lui
-jusqu'à la maison, voulez-vous? il frissonne dès que je le touche.</p>
-
-<p>&mdash;Linton, mon chéri, murmura Catherine, je ne puis pas aller à
-Wuthering Heights, papa me l'a défendu. Il ne vous fera pas de mal:
-pourquoi avez-vous si peur?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis pas rentrer dans cette maison, répondit-il, je n'y
-rentrerai pas sans vous.</p>
-
-<p>&mdash;Arrêtez, cria son père. Nous allons respecter les scrupules
-filiaux de Catherine. Nelly, ramenez mon fils et je vais m'empresser de
-suivre votre conseil au sujet du médecin.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ferez bien, répondis-je, mais il faut que je reste avec ma
-maîtresse, et m'occuper de votre fils n'est pas mon affaire.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien alors, dit Heathcliff vous allez me forcer à m'en occuper
-moi-même et à le faire crier. Venez ici, mon héros! Voulez-vous
-rentrer en ma compagnie?</p>
-
-<p>Il se rapprocha de nouveau de la fragile créature et fit mine de
-vouloir la saisir; mais Linton, se reculant, se cramponna à sa cousine
-et la supplia de l'accompagner, d'un ton passionné qui n'admettait pas
-le refus. Nous atteignîmes ainsi le seuil de la maison; Catherine entra
-et je restai à l'attendre, espérant qu'elle allait sortir après avoir
-installé son cousin dans un fauteuil. Mais M. Heathcliff, me poussant
-en avant, me cria:</p>
-
-<p>&mdash;Ma maison n'est pas frappée de la peste, Nelly, et j'ai dans
-l'idée d'être hospitalier aujourd'hui. Asseyez-vous; et laissez-moi fermer
-la porte.</p>
-
-<p>Il la ferma à clé. J'étais inquiète.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux que vous ayez du thé avant de rentrer, reprit-il; je suis
-seul ici. Hareton est parti conduire du bétail, et Zillah et Joseph
-font une partie de plaisir. Miss Linton, asseyez-vous près de lui. Je
-vous donne ce que j'ai: le présent ne vaut guère la peine d'être
-accepté, mais je n'ai pas autre chose à offrir. C'est Linton que je
-veux dire. Comme elle me regarde!</p>
-
-<p>Et il maugréa quelques phrases qu'il conclut ainsi, en frappant la
-table: Par le diable, je les hais!</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas peur de vous! s'écria Catherine, dressée en face de
-lui, ses yeux noirs éclatants de passion et de résolution. Donnez-moi cette
-clé, je veux l'avoir! Je ne veux ni boire ni manger ici, quand il me
-faudrait mourir de faim.</p>
-
-<p>Heathcliff tenait la clé de la maison dans sa main. La hardiesse de la
-jeune fille le surprit, et peut-être lui rappela-t-elle la voix et le
-regard de la personne dont elle en avait hérité. Cathy se jeta sur la
-clé et parvint presque à la lui retirer des doigts; mais il reprit
-bien vite possession de lui-même et la retint.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, Catherine Linton, dit-il, tenez-vous tranquille, ou bien
-je vous jette par terre et cela rendra folle madame Dean.</p>
-
-<p>Indifférente à cette avertissement, elle se jeta de nouveau sur sa
-main pour avoir la clé.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux m'en aller! répétait-elle en faisant des efforts
-inouïs.</p>
-
-<p>Voyant que ses ongles ne faisaient pas d'effet, elle voulut se servir de
-ses dents. Alors Heathcliff rouvrit tout d'un coup la main et laissa
-prendre la clé, mais au moment où Catherine la saisissait, il empoigna
-la jeune fille de l'autre main, l'attira à lui et lui administra sur la
-tête une série de tapes terribles.</p>
-
-<p>À la vue de cette violence diabolique je m'élançai furieuse.</p>
-
-<p>&mdash;Vilain, m'écriai-je, vilain!</p>
-
-<p>Mais un coup dans la poitrine m'arrêta et faillit m'étouffer.</p>
-
-<p>Catherine, enfin lâchée, porta ses deux mains à ses tempes comme si
-elle voulait s'assurer que ses oreilles n'avaient pas été enlevées.
-Elle tremblait comme un roseau, la pauvre chérie, et s'appuyait contre
-la table, absolument égarée.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez que je sais châtier les enfants, ricana Heathcliff, en
-se baissant pour ramasser la clé qui était tombée à terre. Allez
-maintenant vers Linton comme je vous l'ai dit, et pleurez à votre aise.
-Je serai votre père demain, et bientôt le seul père que vous aurez;
-et puisque vous êtes si forte, vous aurez tous les jours l'occasion de
-goûter de ces douceurs, si je retrouve encore cette méchante humeur
-dans vos yeux.</p>
-
-<p>Cathy avait couru vers moi, s'était agenouillée, et avait appuyé en
-pleurant sa joue brûlante sur ma main. Son cousin se tenait immobile
-sur un coin du banc, se félicitant sans doute de ce que la correction
-était tombée sur un autre que lui. M. Heathcliff se leva et fit le
-thé lui-même; lorsqu'il l'eût fait, il m'en offrit une tasse.</p>
-
-<p>&mdash;Secouez votre spleen, me dit-il, et prenez soin de votre
-nourrisson et du mien. Ce thé n'est pas empoisonné, bien que ce soit moi
-qui l'ai préparé. Je vais sortir et aller chercher vos chevaux.</p>
-
-<p>Notre première pensée, lorsqu'il fut parti, fut de trouver quelque
-part une sortie. Nous essayâmes la porte de la cuisine, les fenêtres:
-impossible.</p>
-
-<p>&mdash;Master Linton, criai-je, voyant que nous étions bel et bien
-emprisonnées: vous savez ce que projette votre vilain père, et vous
-allez nous le dire, ou je vous traite comme il traite votre cousine.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Linton, vous devez nous le dire! dit Catherine. C'est par
-amitié pour vous que je suis venue, et vous seriez trop ingrat si vous
-refusiez.</p>
-
-<p>&mdash;Donnez-moi du thé, et alors je vous le dirai! répondit Linton.
-Tenez, Catherine, vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse, je ne
-veux pas boire cela. Donnez m'en une autre.</p>
-
-<p>Catherine lui donna une autre tasse et essuya sa figure.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, papa veut que nous nous mariions, poursuivit Linton,
-après avoir bu quelques gorgées, et comme il craint que votre père ne nous
-laisse pas nous marier maintenant, et qu'il a peur que je ne meure si
-nous tardons, il a résolu que nous nous marierions demain matin, après
-être restés ici toute la nuit; et si vous faites comme il le veut,
-vous pourrez retourner chez vous demain, et me prendre avec vous.</p>
-
-<p>&mdash;Vous prendre avec elle! misérable créature, m'écriai-je, et vous,
-vous marier avec elle! Eh bien, ou cet homme est fou, ou il nous croit
-folles! Et est-ce que vous vous imaginez que cette belle jeune fille va
-se lier à un petit singe agonisant comme vous?</p>
-
-<p>&mdash;Rester toute la nuit ici! fit Catherine en parcourant la chambre
-des yeux. Non Ellen, je brûlerai plutôt cette porte, mais je sortirai.</p>
-
-<p>Malgré les supplications de Linton, elle s'acharnait à vouloir sortir
-à tout prix, lorsque notre geôlier rentra.</p>
-
-<p>&mdash;Vos chevaux sont partis, me dit-il. Eh quoi, Linton, vous
-pleurnichez de nouveau? Qu'est-ce qu'elles vous ont encore fait? Allons,
-assez, montez vous coucher! Zillah n'est pas là; il faudra vous déshabiller
-vous même. Voyons, taisez-vous; une fois dans votre chambre, vous
-n'avez pas à avoir peur, je ne me rapprocherai pas de vous. Il se
-trouve par hasard que vous vous êtes assez bien conduit. Maintenant je
-me charge du reste.</p>
-
-<p>Linton sortit à la façon piteuse et défiante d'un chien qui s'attend
-à être battu sur le pas de la porte. Heathcliff s'approcha alors du
-foyer où Catherine et moi nous tenions sans rien dire.</p>
-
-<p>&mdash;Ah dit-il, vous n'avez pas peur de moi? Eh bien, vous savez
-déguiser votre courage, car vous avez l'air terriblement effrayées.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis effrayée maintenant, répondit-elle, parce que si je reste
-ici, papa en sera malheureux. M. Heathcliff, laissez-moi rentrer à la
-maison; je vous promets d'épouser Linton. Papa le veut, et je l'aime.
-Pourquoi voudriez-vous me forcer à faire ce que je consens à faire de
-moi-même?</p>
-
-<p>&mdash;Qu'il ait donc l'audace de vous forcer! m'écriai-je. Dieu merci,
-il y a une loi dans le pays!</p>
-
-<p>&mdash;Silence, dit le vilain, au diable avec vos clameurs! Miss Linton,
-ce sera pour moi une vive joie de penser que votre père est malheureux:
-vous ne pouviez trouver un meilleur moyen de me déterminer à vous
-garder ici. Quant à votre promesse d'épouser Linton, je prendrai soin
-que vous la teniez: car vous ne quitterez pas mon toit avant que la
-chose ne soit faite.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, envoyez Ellen pour faire savoir à papa que je suis en
-sûreté, supplia Catherine toute en larmes, ou bien mariez-moi tout de
-suite! Pauvre papa! Ellen, il va croire que nous sommes perdues!
-Qu'allons-nous faire?</p>
-
-<p>&mdash;Bah! il va croire simplement que vous êtes fatiguées de le
-soigner et que vous vous êtes sauvées pour vous offrir un peu d'amusement,
-répondit Heathcliff. Pleurez à votre aise. Autant que je puis en
-juger, ce sera dans la suite votre principal divertissement. Ah! Linton
-a tout ce qu'il faut pour bien jouer le tyran!</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez bien raison, répondis-je. Expliquez le caractère de
-votre fils. Montrez sa ressemblance avec vous; de cette façon, j'espère que
-miss Catherine y regardera à deux fois avant de l'épouser.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! cela n'a pas d'importance à présent! répondit Heathcliff. Il
-faudra qu'elle l'accepte pour mari, ou qu'elle reste prisonnière ici,
-et vous avec elle, jusqu'à ce que votre maître meure. Je peux vous
-tenir parfaitement cachées ici. Et si vous en doutez, encouragez-la à
-rétracter sa promesse.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas la rétracter, dit Catherine, je veux bien me
-marier à l'instant même, si je puis aller ensuite à Thrushcross-Grange. M.
-Heathcliff, vous ne voudriez pas par méchanceté détruire à jamais
-tout mon bonheur? Voyez, je me mets à genoux devant vous, je ne ferai
-rien pour vous irriter. N'avez-vous donc jamais aimé personne dans
-votre vie, mon oncle?</p>
-
-<p>&mdash;Retirez-vous d'ici, ou je vais vous battre, cria Heathcliff, la
-repoussant brutalement. Je vous hais.</p>
-
-<p>Il se secoua comme si toute sa chair frémissait d'aversion; il recula
-sa chaise; et comme j'ouvrais la bouche pour commencer un filet
-d'injures, il me fit taire dès le milieu de la première phrase en me
-menaçant de m'enfermer toute seule dans une chambre à la première
-syllabe que je dirais. La nuit venait. Nous entendîmes un bruit de voix
-à la porte du jardin. Notre hôte qui n'avait rien perdu de sa
-présence d'esprit, courut aussitôt dehors. Il y eut une conversation
-de deux ou trois minutes, puis il revint seul.</p>
-
-<p>&mdash;Je pensais que c'était votre cousin Hareton, dis-je à Catherine.
-Je voudrais qu'il vint, qui sait s'il ne prendrait pas notre parti?</p>
-
-<p>&mdash;C'étaient trois domestiques de la Grange envoyés pour vous
-chercher, dit Heathcliff, qui m'avait entendue. Vous auriez pu ouvrir une
-fenêtre et appeler; mais je jurerais que cette chatte est heureuse que vous
-ne l'ayez pas fait. Elle est contente d'être forcée de rester, j'en suis
-sûre.</p>
-
-<p>En apprenant la chance que nous avions manquée, nous nous laissâmes
-aller l'une et l'autre à notre chagrin et il nous laissa nous lamenter
-jusqu'à neuf heures. Puis il nous ordonna de monter par la cuisine à
-la chambre de Zillah, et je soufflai à la jeune fille d'obéir, dans
-l'espoir que nous pourrions nous échapper par une fenêtre, mais la
-fenêtre était étroite comme celles du rez de chaussée et la porte du
-grenier était fermée. Catherine et moi restâmes ainsi jusqu'au
-lendemain, sans dormir ni nous coucher, et sans échanger autre chose
-que des soupirs.</p>
-
-<p>À sept heures, Heathcliff vint et demanda si miss Linton était levée.
-Elle courut aussitôt à la porte et répondit: Oui.&mdash;Alors venez,
-dit-il, et il la tira dehors. Je m'étais levée pour la suivre, mais il
-referma la porte sur moi. Je demandai à être relâchée.</p>
-
-<p>&mdash;Prenez patience, me répondit-il, je vous ferai monter votre
-déjeuner dans un instant.</p>
-
-<p>Je frappai du poing les panneaux, et j'entendis Catherine demander
-pourquoi j'étais enfermée. Le monstre répondit qu'il me faudrait
-encore rester ainsi une heure, et puis ils s'éloignèrent. Je restai en
-effet ainsi deux ou trois heures; à la fin j'entendis un bruit de pas,
-mais ce n'était pas Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous ai apporté quelque chose à manger, me dit une voix, et
-quand la porte se fut ouverte, j'aperçus Hareton, qui m'apportait une
-nourriture suffisante pour ma journée.</p>
-
-<p>&mdash;Prenez cela, dit-il, en déposant la chose entre mes mains.</p>
-
-<p>&mdash;Restez une minute!</p>
-
-<p>&mdash;Non, cria-t-il en se retirant, sans égards pour toutes les
-prières que je pouvais lui adresser.</p>
-
-<p>Et c'est ainsi que je restai enfermée toute la journée, et toute la
-nuit suivante, et cinq nuits et quatre jours, sans voir personne autre
-que Hareton qui venait tous les matins. Et c'était bien un geôlier
-modèle: maussade et muet, rebelle à tous mes efforts pour toucher sa
-justice ou sa compassion.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_IX_II">CHAPITRE IX</a></h4>
-
-
-<p>L'après-midi du cinquième jour, j'entendis un pas différent et je vis
-entrer Zillah, couverte de son châle écarlate, avec un bonnet de soie
-noire sur la tête et un panier au bras.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Dieu! Madame Dean! s'écria-t-elle, eh bien, on parle de vous
-à Gimmerton! Je vous croyais perdue dans le marais de Blackhorse, jusqu'à
-ce que M. Heathcliff m'a dit tout à l'heure que vous aviez été
-retrouvée et logée ici. Bien sûr que vous aurez atterri à une île?
-Et combien de temps êtes-vous restée dans l'eau?</p>
-
-<p>&mdash;Votre maître est un vrai brigand, fis-je, mais il répondra de sa
-conduite. Il ne lui servira de rien d'avoir répandu cette fable.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire? demanda Zillah; ce n'est pas une fable,
-tout le monde dans le village dit que vous vous êtes perdues dans le
-marais. Quand je suis arrivée ici, je demande à M. Earnshaw si ce n'était
-pas triste, que vous et Miss Catherine vous fussiez perdues. Il m'a
-regardée comme s'il avait mal entendu. Mais M. Heathcliff avait bien
-entendu, lui, et c'est lui qui m'a dit: «Si elles ont été dans le
-marais, Zillah, elles en sont dehors à présent. Nelly Dean est en ce
-moment logée dans votre chambre. Vous pouvez lui dire de descendre
-quand vous y monterez. Voici la clé. J'ai voulu la forcer à rester ici
-jusqu'à ce qu'elle ait tout à fait repris ses sens. Vous pouvez lui
-dire d'aller tout de suite à la Grange, si elle en est capable, et
-d'annoncer de ma part que la jeune dame s'y rendra à temps pour
-assister aux funérailles de M. Edgar.</p>
-
-<p>&mdash;M. Edgar n'est pas mort! m'écriai-je. Oh Zillah! Zillah!</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, rasseyez-vous, ma bonne dame; vous êtes encore malade.
-Il n'est pas mort; le docteur Kenneth, que j'ai rencontré sur le chemin,
-croit qu'il pourra encore durer un jour.</p>
-
-<p>Au lieu de me rasseoir, je profitai de ce que le chemin était libre
-pour m'élancer dans l'escalier. En entrant dans la maison, je cherchai
-autour de moi quelqu'un qui pût me renseigner sur Catherine. La chambre
-était toute pleine de soleil et la porte restait large ouverte; mais je
-ne voyais personne. Je me demandais s'il fallait m'en aller tout de
-suite ou chercher ma maîtresse, lorsqu'une petite toux attira mon
-attention du côté du foyer. Je vis Linton couché sur le banc, occupé
-à sucer un bâton de sucre candi et observant mes mouvements d'un
-regard apathique.</p>
-
-<p>&mdash;Où est Miss Catherine? lui demandai-je d'un ton rude. Est-elle
-partie?</p>
-
-<p>&mdash;Non, répondit-il, elle est en haut; et nous ne la laisserons pas
-sortir.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne voulez pas la laisser sortir, petit idiot? m'écriai-je.
-Indiquez-moi tout de suite sa chambre, ou je vous ferai siffler une
-bonne fois.</p>
-
-<p>&mdash;C'est papa qui vous ferait siffler si vous essayiez d'y aller,
-répondit-il. Il me dit que je n'ai pas à être doux avec Catherine:
-qu'elle est ma femme, et qu'il est honteux qu'elle désire me quitter.
-Il me dit qu'elle me hait et désire ma mort pour avoir mon argent; mais
-elle ne l'aura pas et elle n'ira pas chez elle. Jamais elle n'ira. Elle
-peut pleurer à être malade autant qu'il lui plaira.</p>
-
-<p>Il reprit sa première occupation, fermant les yeux comme s'il voulait
-s'endormir.</p>
-
-<p>&mdash;Maître Heathcliff, repris-je, avez-vous oublié toute la bonté de
-Catherine pour vous l'hiver dernier, lorsque vous affirmiez que vous
-l'aimiez et qu'elle tous apportait des livres et vous chantait des
-chansons, et souvent venait par le vent et la neige pour vous voir? Vous
-sentiez bien qu'elle était cent fois trop bonne pour vous. Et
-maintenant vous croyez les mensonges que vous raconte votre père,
-malgré que vous sachiez qu'il vous déteste tous les deux. Et vous
-êtes avec lui contre elle. Voilà de belle reconnaissance!</p>
-
-<p>Les coins de la bouche de Linton s'abaissèrent et il ôta de ses
-lèvres le sucre candi.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce donc par haine pour vous qu'elle est venue à Wuthering
-Heights? poursuivis-je. Réfléchissez donc un peu pour votre compte.
-Quant à votre argent, elle ne sait même pas que vous en avez. Et vous
-dites qu'elle est malade, et vous la laissez seule, ici, dans une maison
-étrangère, vous qui avez éprouvé combien il est pénible d'être
-négligé de tous: ah! vous êtes un garçon égoïste et sans cœur!</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis rester avec elle, répondit-il avec mauvaise humeur.
-Elle pleure tant que je ne puis le supporter. Et elle ne veut pas
-s'arrêter, malgré que je la menace d'appeler mon père. Je l'ai appelé une
-fois et il lui a promis de l'étrangler si elle ne se tenait pas tranquille.
-Mais elle a recommencé dès l'instant où il avait quitté la chambre,
-gémissant et soupirant toute la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;M. Heathcliff est-il sorti? demandai-je, voyant qu'il n'y avait à
-espérer aucune sympathie chez cette misérable créature.</p>
-
-<p>&mdash;Il est dans la cour; il cause avec le docteur Kenneth qui dit que
-mon oncle est en train de mourir pour de bon, cette fois. J'en suis
-heureux, parce que je serai le maître de la Grange après lui. Catherine
-parlait toujours de sa maison; mais cette maison n'est pas à elle, elle est
-à moi; papa dit que tout ce qu'elle a est à moi. Tous ses beaux livres
-sont à moi. Elle m'a offert de m'en faire cadeau, et de ses beaux
-oiseaux, et de son poney, si je voulais lui avoir la clé de notre
-chambre et la laisser sortir, mais je lui ai dit qu'elle n'avait rien à
-me donner puisque tout cela était à moi. Alors elle s'est mise à
-pleurer; elle a pris une petite peinture qu'elle portait à son cou, et
-m'a dit qu'elle me donnerait cela: c'étaient deux portraits dans un
-cadre d'or, d'un côté sa mère et de l'autre mon oncle, quand ils
-étaient jeunes. C'était hier. Je lui dis que ces portraits étaient à
-moi aussi et j'essayai de les lui enlever. La méchante créature ne
-voulut pas me les laisser prendre. Elle me poussa et me blessa. Je me
-mis à crier, quand elle entendit s'approcher papa, elle partagea le
-cadre en deux et me donna le portrait de sa mère. Elle essaya de cacher
-l'autre, mais quand j'eus expliqué à papa de quoi il s'agissait, il
-m'enleva le portrait que j'avais et ordonna à Catherine de me donner
-celui qu'elle avait gardé. Alors, comme elle refusait, il l'abattit par
-terre, lui enleva le portrait et l'écrasa sous ses pieds.</p>
-
-<p>&mdash;Et cela vous plaisait-il de la voir ainsi frappée?</p>
-
-<p>&mdash;J'en frémis, répondit-il: je tremble dès que je vois mon père
-frapper un chien ou un cheval, tant il le fait durement. Pourtant,
-d'abord je fus content, car elle avait mérité d'être punie pour
-m'avoir poussé; mais quand papa fut parti, elle m'appela à la fenêtre
-et me montra sa joue coupée en dedans, et sa bouche toute remplie de
-sang. Puis elle ramassa les morceaux du portrait et s'assit, la face
-contre le mur, et depuis lors elle ne m'a pas dit un mot; je me demande
-parfois si ce n'est pas la douleur qui l'empêche de parler. Cette
-pensée me fait de la peine, mais elle est une vilaine créature pour
-pleurer ainsi sans cesse, et puis elle est si pâle et si farouche
-qu'elle me fait peur.</p>
-
-<p>&mdash;Et il vous serait impossible d'avoir la clé, si vous le vouliez,
-demandai-je?</p>
-
-<p>&mdash;Je peux l'avoir quand je suis en haut, répondit-il, mais je ne
-puis monter en ce moment.</p>
-
-<p>&mdash;Mais en quel endroit est-elle?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! cria-t-il; je ne puis vous dire où elle est! C'est notre
-secret. Personne, ni Hareton ni Zillah ne doit le savoir. Mais allons, vous
-m'avez fatigué. Allez-vous-en!»</p>
-
-<p>Il s'enfonça la figure sur les bras et referma les yeux.</p>
-
-<p>Je jugeai que le meilleur était de partir sans voir M. Heathcliff et de
-ramener du monde avec moi de la Grange pour faire sortir ma jeune
-maîtresse. En me voyant rentrer, l'étonnement des domestiques et leur
-joie furent grands; et lorsqu'ils apprirent que leur petite maîtresse
-était en vie, ils furent sur le point d'aller le crier à la porte de
-M. Edgar; mais c'est une chose dont je voulais me charger moi-même.
-Combien ces quelques jours l'avaient changé! Il était couché,
-attendant la mort, comme une image de la tristesse et de la
-résignation. Il avait l'air très jeune. En réalité il avait
-trente-neuf ans, mais on lui en aurait donné dix de moins. Il pensait
-à Catherine et murmurait son nom. Lui prenant la main:</p>
-
-<p>&mdash;Catherine va venir, mon cher maître, lui dis-je; elle est en vie
-et se porte bien; et j'espère qu'elle sera ici ce soir.</p>
-
-<p>À cette nouvelle, il se souleva à demi, jeta un regard joyeux tout
-autour delà chambre, puis retomba évanoui. Dès qu'il eut repris ses
-sens, je lui racontai notre visite forcée et notre détention aux
-Heights. Je lui dis que Heathcliff nous avait forcées à entrer. Je
-parlai aussi peu que possible de Linton, et j'évitai de décrire la
-brutale conduite de son père.</p>
-
-<p>M. Edgar devina que son ennemi voulait assurer à son fils, ou plutôt
-s'assurer à soi-même, sa fortune personnelle. Mais pourquoi Heathcliff
-n'avait pas attendu sa mort, c'était une chose qu'il ne pouvait
-comprendre, ne sachant pas que son neveu était, lui aussi, menacé de
-mourir. Il sentit qu'en tous cas il ferait mieux de changer son
-testament; et au lieu de laisser la fortune de Catherine à sa
-disposition, il résolut de la confier à des tuteurs, qui en feraient
-usage pour elle pendant sa vie; et pour ses enfants après elle, si elle
-en avait. De cette façon, la fortune de Catherine ne pouvait échoir à
-M. Heathcliff, en cas de mort de Linton.</p>
-
-<p>Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un homme pour aller chercher
-l'attorney, et quatre autres, suffisamment armés, pour aller demander
-ma jeune dame à son geôlier. L'homme envoyé à Gimmerton revint le
-premier; il nous dit que M. Green, l'avocat, était sorti, et qu'il
-avait dû l'attendre deux heures; et puis que M. Green lui avait dit
-qu'il avait à faire quelque chose de pressé au village, mais qu'il
-viendrait la nuit à la Grange. Les quatre hommes envoyés aux Heights
-revinrent également seuls. Ils rapportèrent que Catherine était trop
-malade pour quitter sa chambre, et que Heathcliff ne leur avait pas
-permis de la voir. Je grondai les imbéciles d'avoir écouté cette
-fable, et sans rien dire à mon maître, je résolus de retourner
-moi-même aux Heights le lendemain matin, avec toute une bande, et de
-faire une vraie tempête, jusqu'à ce qu'on nous ait rendu la
-prisonnière.</p>
-
-<p>Par bonheur, ce voyage et cet ennui me furent épargnés. J'étais
-descendue à trois heures pour chercher de l'eau, lorsque j'entendis un
-coup frappé à la porte d'entrée. Je pensai que c'était Green, et
-comme il n'y avait personne pour ouvrir, je me hâtai d'y aller
-moi-même. La lune brillait claire au dehors. Ce n'était pas
-l'attorney. C'était ma douce petite maîtresse, qui sauta à mon cou en
-sanglotant.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, Ellen, papa est-il vivant?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, m'écriai-je, oui mon ange, que Dieu soit loué puisque vous
-êtes de nouveau avec nous!</p>
-
-<p>Elle voulait, toute essoufflée qu'elle était, courir droit à la
-chambre de M. Linton; mais je la forçai à s'asseoir, et à prendre
-quelque chose, et à laver sa pâle figure. Puis je lui dis que j'irais
-la première annoncer son arrivée, et je la suppliai de dire qu'elle
-espérait être heureuse avec le jeune Heathcliff, ce qu'elle me promit
-malgré sa répugnance. Je ne voulus pas assister à leur entretien, et
-je restai un quart d'heure en dehors de la chambre. Mais tout se passa
-tranquillement: le désespoir de Catherine fut aussi silencieux que la
-joie de son père.</p>
-
-<p>Celui-ci mourut en extase, oui, M. Lockwood. Baisant la joue de sa
-fille, il murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vers elle; et vous, enfant chérie, vous viendrez nous
-rejoindre!</p>
-
-<p>Après quoi il ne fit plus un mouvement, et ne cessa pas de la
-considérer avec un regard radieux jusqu'à ce que son pouls s'arrêta
-insensiblement.</p>
-
-<p>Soit qu'elle eût dépensé toutes ses larmes, ou que son chagrin fût
-trop lourd pour leur donner issue, Catherine resta assise sans pleurer
-toute la nuit, et toute la journée, auprès du lit de mort. Je finis
-par la forcer à descendre et à prendre un peu de repos; et il est
-heureux que j'y aie réussi, car, à l'heure du diner, nous vîmes
-arriver l'attorney, qui était allé chercher ses instructions à
-Wuthering Heights. Green s'était vendu à M. Heathcliff: ainsi
-s'expliquait son retard à obéir à l'appel de mon maître, qui,
-heureusement, n'eut pas le loisir d'occuper ses derniers instants à des
-soucis terrestres. M. Green prit sur lui de donner tous les ordres dans
-la maison. Il congédia tous les domestiques, excepté moi. Il voulait
-pousser l'autorité qu'on lui avait déléguée jusqu'à insister pour
-qu'Edgar Linton ne fut pas enterré à côté de sa femme, mais avec sa
-famille, à la chapelle. Toutefois le testament, qui était formel
-là-dessus, et mes bruyantes protestations, finirent par avoir gain de
-cause. On pressa les funérailles. Catherine, désormais Madame Linton
-Heathcliff, était autorisée à rester à la Grange jusqu'à ce que le
-corps de son père en fût sorti.</p>
-
-<p>Elle me raconta que son angoisse avait enfin décidé Linton à se
-compromettre pour la délivrer. Elle avait entendu les gens que j'avais
-envoyés se disputer à la porte, et la réponse d'Heathcliff avait
-achevé de la désespérer. Linton, qui pour rien au monde n'aurait osé
-aller chercher la clé, eut la ruse de faire le tour de clé à la porte
-sans la fermer; et quand vint l'heure d'aller au lit, il demanda à
-coucher avec Hareton, ce qui lui fut tout de suite accordé. Catherine
-s'enfuit avant le petit jour. N'osant pas se heurter aux portes, pour ne
-pas éveiller les chiens, elle visita les chambres vides et examina les
-fenêtres; c'est ainsi qu'elle arriva par bonheur dans la chambre de sa
-mère, dont la fenêtre, étant toute proche d'un arbre, lui rendit
-l'évasion possible.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_X_II">CHAPITRE X</a></h4>
-
-
-<p>Le soir qui suivit les funérailles, ma jeune dame et moi étions
-assises dans la bibliothèque, occupées à de pénibles méditations.
-Nous convînmes que ce qui pouvait arriver de mieux à Catherine serait
-d'être autorisée à demeurer à la Grange, au moins aussi longtemps
-que vivrait Linton; celui-ci demeurerait avec nous et je resterais
-chargée du ménage. L'arrangement était trop favorable pour que nous
-puissions espérer beaucoup de le voir réalisé, et pourtant j'avais un
-vague espoir, et nous étions en train de combiner un plan, lorsqu'une
-des servantes congédiées, qui n'était pas partie encore, entra
-précipitamment et nous dit que ce démon d'Heathcliff était dans la
-cour: elle nous demanda si elle devait lui fermer la porte au nez.</p>
-
-<p>Quand même nous aurions été assez folles pour y songer, nous n'en
-aurions pas eu le temps. Heathcliff ne prit pas la peine de frapper ou
-de s'annoncer; il était le maître, et il usa de son privilège pour
-entrer tout droit sans dire un mot; après quoi il fit sortir la
-servante et ferma la porte.</p>
-
-<p>C'était la même chambre où il avait été introduit comme hôte
-dix-huit ans auparavant; la même lune brillait à travers la fenêtre,
-et au dehors s'étendait le même paysage d'automne. Nous n'avions pas
-allumé de bougie, mais tout l'appartement était éclairé, et l'on
-voyait même les portraits sur le mur: la tête splendide de Madame
-Linton et la tête gracieuse de son mari. Heathcliff s'avança vers le
-foyer. Le temps ne l'avait guère changé lui non plus. C'était le
-même homme, avec son visage sombre, plus pâle et plus affermi; sa
-stature était un peu plus forte, voilà tout. En le voyant, Catherine
-s'était levée et avait fait un mouvement pour sortir.</p>
-
-<p>&mdash;Halte! lui dit-il, l'arrêtant par le bras. Plus d'escapades! Où
-voudriez-vous aller? Je suis venu vous chercher pour vous ramener; et
-j'espère que vous serez une fille obéissante et que vous
-n'encouragerez plus mon fils à me désobéir. J'ai été embarrassé
-pour le punir, quand je vous ai vue partir; c'est une telle toile
-d'araignée, qu'il suffirait de le toucher pour l'anéantir. Mais vous
-verrez à son regard qu'il a eu son affaire. Avant-hier soir, je l'ai
-descendu de sa chambre et installé dans un fauteuil; et je suis
-simplement resté deux heures, seul, à côté de lui. Depuis lors
-j'imagine qu'il doit me voir souvent, même absent. Hareton me dit que
-la nuit il s'éveille et crie pendant des heures et vous appelle pour le
-protéger contre moi. Ainsi, que vous aimiez ou non votre précieux
-mari, il faut que vous veniez. C'est vous qui aurez désormais à vous
-occuper de lui; je vous transmets ce soin entièrement.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ne pas laisser Catherine demeurer ici, fis-je, et ne pas
-lui envoyer Master Linton? Comme vous les haïssez tous les deux, ils ne
-vous manqueront pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis en quête d'un locataire pour la Grange, et puis je veux
-avoir mes enfants près de moi. Et puis, cette fille me doit son service en
-échange du pain qu'elle mangera. Je ne suis pas disposé à
-l'entretenir dans le luxe et la paresse, lorsque Linton ne sera plus
-là. Allons, hâtez-vous de vous préparer, et ne me forcez pas à agir.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit Catherine. Linton est tout ce que j'ai à aimer dans le
-monde; et bien que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me le
-rendre odieux, vous ne pourrez pas faire que nous nous haïssions. Et je
-vous défie de lui faire du mal pendant que je serai près de lui, et je
-vous défie de me faire peur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes un adversaire plein de morgue, répondit Heathcliff,
-mais je vous déteste assez pour ne jamais lui faire du mal; je veux que
-votre tourment dure jusqu'au bout. Ce n'est pas moi qui vous le ferai
-haïr, mais sa propre petite nature.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais qu'il a une mauvaise nature, dit Catherine; il est votre
-fils. Mais je suis heureuse d'en avoir une meilleure, pour pardonner; et
-puis je sais qu'il m'aime, et pour cette raison je l'aime. Vous, M.
-Heathcliff, vous n'avez personne pour vous aimer; et si misérables que
-vous nous fassiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votre
-cruauté vient de ce que vous l'êtes plus que nous. Car vous êtes
-misérable, n'est-ce pas? Solitaire comme le démon et envieux comme
-lui! Personne ne vous aime, personne ne pleurera pour vous quand vous
-mourrez; je ne voudrais pas être vous!</p>
-
-<p>Catherine dit cela avec une sorte de triomphe lugubre; elle semblait
-s'être décidée à entrer dans l'esprit de sa future famille et à
-tirer plaisir, du chagrin de ses ennemis.</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous repentirez amèrement si vous restez ici une minute de
-plus, dit son beau-père. Allez, sorcière, et emportez vos affaires!</p>
-
-<p>Elle sortit, le regardant avec mépris. En son absence, je commençai à
-demander la place de Zillah aux Heights, offrant de lui céder la mienne
-à la Grange, mais il ne voulut pas en entendre parler. Il me dit de me
-taire, et alors pour la première fois fit l'inspection de la chambre.
-Ayant considéré le portrait de Madame Linton, il me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je veux avoir cela à la maison. Non pas que j'en aie besoin,
-mais... il se retourna tout à coup vers le feu et poursuivit avec une
-expression que j'appellerai un sourire, faute d'un meilleur nom:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vous dire ce que j'ai fait hier. J'ai dit au fossoyeur
-qui creusait la tombe de Linton d'enlever la terre de dessus son cercueil à
-elle, et je l'ai ouvert. Je crus d'abord que j'allais rester là toujours;
-quand j'ai revu son visage&mdash;car c'est encore son visage!&mdash;le
-fossoyeur eut bien à faire de me faire relever; mais il me dit qu'il
-fallait empêcher que l'air ne soufflât dessus. Mais j'ai laissé un
-des côtés du cercueil non scellé, et j'ai fait promettre à l'homme
-de me mettre à côté d'elle dans le cercueil quand mon tour viendra.
-De cette façon, Linton ne pourra pas s'y reconnaître.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez très mal agi. Monsieur Heathcliff, m'écriai-je.
-N'aviez-vous pas honte de déranger les morts?</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai dérangé personne, Nelly, répondit-il, et je me suis donné
-du soulagement à moi-même. Je vais être beaucoup plus tranquille
-maintenant et vous aurez bien plus de chances que je reste sous la terre
-quand une fois j'y serai. La déranger, elle? Non, c'est elle qui m'a
-dérangé, jour et nuit, pendant dix-huit ans, sans cesse, sans remords,
-jusqu'à la nuit dernière, où enfin j'ai été tranquille. J'ai rêvé
-que je dormais mon dernier sommeil, à côté d'elle, mon cœur immobile
-contre le sien et mes joues glacées contre les siennes.</p>
-
-<p>&mdash;Et si vous l'aviez trouvée réduite à rien dans son cercueil, de
-quoi auriez-vous rêvé, demandai-je?</p>
-
-<p>&mdash;De me changer en terre avec elle, et d'en être encore plus
-heureux, me répondit-il: supposez-vous que j'aie peur d'un changement de
-cette sorte? Je m'attendais à le trouver en soulevant le couvercle, mais
-j'aime mieux savoir qu'il ne commencera que lorsque je serai là pour le
-partager. Et puis, jamais je n'aurais pu perdre l'étrange sentiment qui
-me hantait, si je n'avais pas revu sa calme figure. Vous savez combien
-j'ai été égaré lorsqu'elle est morte: je ne cessai pas de la
-supplier de revenir vers moi. Je crois fortement aux esprits, j'ai la
-conviction qu'ils peuvent exister parmi nous. Le jour de son
-enterrement, il neigeait. Dans la soirée, je vins au cimetière: il
-faisait un triste temps d'hiver; tout, à l'entour, était solitaire.
-Sûr que personne ne viendrait me déranger, et sachant que deux yards
-de terre seuls me séparaient d'elle, je me dis: «Je veux l'avoir de
-nouveau dans mes bras. Si elle est froide, je penserai que c'est ce vent
-du Nord qui me glace, et si elle est sans mouvement, je penserai qu'elle
-dort.» Je pris un grand couteau et commençai à faire mon travail,
-après avoir enlevé la terre. Le bois commençait à craquer lorsqu'il
-me sembla entendre le soupir de quelqu'un qui se serait penché vers
-moi, debout au bord du tombeau. «Si seulement je peux ouvrir ceci,
-murmurai-je, je souhaite qu'on puisse nous recouvrir de terre tous les
-deux» et je travaillais avec plus d'ardeur encore. Il y eut un autre
-soupir, tout à mon oreille. Je savais bien qu'il n'y avait là aucune
-créature vivante en chair et en os; mais de même que, la nuit, vous
-percevez l'approche d'un être vivant sans pouvoir le distinguer, de
-même je sentais avec certitude que Cathy était là, non pas sous moi,
-mais sur la terre. J'éprouvai tout à coup un énorme soulagement; et
-je laissai là mon terrible ouvrage. Sa présence était avec moi: elle
-me tint compagnie pendant que je comblais la tombe, et me ramena chez
-moi. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j'étais sûr de la voir et
-je ne pouvais m'empêcher de lui parler. Et arrivant aux Heights, je
-trouvai la porte fermée et je me rappelle que ce maudit Earnshaw et ma
-femme voulurent m'empêcher d'entrer. Je me rappelle que je me suis à
-peine arrêté un instant en bas et que je me suis élancé dans
-l'escalier, dans sa chambre où j'étais sûr qu'elle était. Je fis
-impatiemment le tour de la chambre: je la sentais près de moi, je
-pouvais presque la voir et pourtant je ne la voyais pas. Je dois avoir
-eu une sueur de sang, tant j'ai souffert et gémi, tant je l'ai
-suppliée de me laisser la voir un instant. Mais non, elle n'a pas
-voulu. Elle s'est montrée un démon pour moi, comme elle l'avait
-souvent fait de son vivant, et depuis lors, quelquefois plus,
-quelquefois moins, j'ai toujours été la victime de cette indicible
-torture. Mes nerfs, depuis, sont toujours restés dans un tel état
-d'excitation que, s'ils n'avaient pas été solides comme des câbles,
-ils seraient maintenant dans l'état de ceux de Linton. Quand j'étais
-assis dans la maison avec Hareton, il me semblait que, en sortant,
-j'allais la rencontrer; lorsque je me promenais sur la lande, j'étais
-sûr que j'allais la rencontrer en rentrant aux Heights. Mais le pire
-était quand je voulais dormir dans ma chambre: impossible de rester
-couché. Dès l'instant où je fermais les yeux, elle était en dehors
-de la fenêtre, ou se glissait le long des panneaux, ou bien elle
-entrait dans la chambre, ou même elle reposait sa chère tête sur le
-même oreiller qu'autrefois; et il fallait absolument que j'ouvre les
-yeux pour la voir. Et ainsi je les ouvrais et les refermais cent fois
-par nuit, et toujours pour être désappointé. Cela m'avait mis hors de
-moi. Souvent il m'arrivait de grogner tout haut, si bien que ce vieux
-scélérat de Joseph ne peut pas manquer de croire que le diable s'est
-installé dans ma conscience. Mais maintenant, depuis que je l'ai vue,
-je suis calmé, un peu calmé. Ah! c'est une étrange façon de tuer un
-homme, cheveu par cheveu, en l'affolant pendant dix-huit ans du fantôme
-d'une espérance!</p>
-
-<p>M. Heathcliff s'arrêta et s'essuya le front, où se collaient ses
-cheveux trempés de sueur. Ses yeux regardaient fixement les cendres
-rouges du feu. Les sourcils relevés aux tempes rendaient l'expression
-de sa figure moins sinistre, mais lui donnaient un air singulier de
-trouble et de tension morale. C'est à peine s'il s'adressait à moi en
-parlant et je me gardais de répondre. Après un court repos, il se
-remit à méditer sur le portrait, le décrocha et l'appuya contre le
-sofa pour mieux le voir. Il était plongé dans cette occupation lorsque
-Catherine rentra, annonçant qu'elle était prête et qu'on sellait le
-poney.</p>
-
-<p>&mdash;Envoyez-moi cela aux Heights demain, me dit Heathcliff en
-désignant le portrait. Puis, se tournant vers elle: «Vous pouvez vous
-passer de votre poney; la soirée est belle et à Wuthering Heights, vous
-n'aurez pas besoin de poney. Les courses que vous aurez à faire, vous
-pourrez les faire à pied. Allons, venez!</p>
-
-<p>&mdash;Adieu, Ellen! murmura ma chère petite maîtresse. Elle m'embrassa
-et je sentis que ses lèvres étaient froides comme la glace. Venez me
-voir, Ellen, ne l'oubliez pas!</p>
-
-<p>&mdash;Ayez bien soin de ne rien faire de pareil, madame Dean,
-interrompit son nouveau père; quand j'aurai à vous parler, je viendrai ici,
-je n'ai pas besoin de vos visites chez moi.</p>
-
-<p>Il fit signe à Catherine de marcher devant, et elle obéit, jetant
-derrière elle un regard qui me coupa le cœur. Par la fenêtre, je les
-vis descendre le long du jardin. Heathcliff avait pris le bras de
-Catherine sous le sien, malgré la résistance de la jeune fille et il
-l'entraînait rapidement sous les arbres de l'allée.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XI_II">CHAPITRE XI</a></h4>
-
-
-<p>J'ai fait une visite aux Heights, mais je n'ai pas vu Catherine depuis
-son départ. Joseph m'a retenue à la porte lorsque je suis venue et n'a
-pas voulu me laisser passer, me disant que Madame Linton était
-souffrante et que le maître était sorti. J'ai eu des nouvelles par
-Zillah, sans quoi je saurais à peine s'ils sont vivants ou morts. Elle
-croit Catherine fière et je devine à sa façon d'en parler qu'elle ne
-l'aime pas. Ma jeune dame, en arrivant aux Heights, lui avait demandé
-de l'aider, mais M. Heathcliff le lui a défendu et c'est pour avoir
-obéi à cet ordre qu'elle s'est attiré le mépris de Catherine. J'ai
-eu une longue conversation avec Zillah, il y a à peu près six
-semaines, peu de temps avant votre arrivée; et voici ce qu'elle m'a
-dit:</p>
-
-<p>«La première chose qu'a faite Madame Linton en arrivant aux Heights, a
-été de monter l'escalier sans même me dire bonsoir et de s'enfermer
-dans la chambre de Linton, où elle est restée jusqu'au matin. Le
-lendemain, pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner,
-elle est entrée dans la maison et a demandé en frissonnant si l'on ne
-pourrait pas envoyer chercher le médecin, son cousin étant très
-malade.</p>
-
-<p>&mdash;Nous savons cela, répondit Heathcliff; mais sa vie ne vaut pas un
-liard et je ne voudrais pas dépenser un liard pour lui.</p>
-
-<p>&mdash;Mais moi je ne sais pas ce qu'il y a à faire, dit-elle, et si
-personne ne m'aide, il va mourir.</p>
-
-<p>&mdash;Sortez de la chambre, cria le maître, et que je n'entende plus un
-mot à son sujet! Personne ici ne s'inquiète de ce qui lui arrive; si vous
-vous en inquiétez, soignez-le, sinon, enfermez-le dans sa chambre et
-laissez-le tranquille.</p>
-
-<p>«Comment ils se sont arrangés ensemble, je ne puis le dire. J'imagine
-que Linton a dû s'agiter et gémir jour et nuit et qu'il ne lui a
-guère laissé de repos: je l'ai deviné à la pâleur de sa figure et
-à voir ses yeux tout alourdis. Parfois elle venait à la cuisine d'un
-air égaré et paraissait hésiter à demander mon assistance; mais je
-n'avais pas envie de désobéir à mon maître, je n'ose jamais lui
-désobéir, Madame Dean; je pensais bien que c'était mal de ne pas
-envoyer chercher Kenneth, mais je n'avais pas de conseil à donner, ni
-le droit de me plaindre, et j'ai toujours refusé de m'en mêler. Une ou
-deux fois, après que nous étions tous couchés, il m'est arrivé
-d'avoir à rouvrir ma porte et je l'ai vue assise toute en larmes au
-haut de l'escalier. Une nuit enfin, elle s'est décidée à venir dans
-ma chambre et m'a épouvantée en me disant: «Prévenez M. Heathcliff
-que son fils est en train de mourir; je suis sûre qu'il l'est, cette
-fois. Allez tout de suite et prévenez-le.» Après quoi, elle sortit.</p>
-
-<p>«En recevant son message, M. Heathcliff poussa un juron, alluma une
-chandelle et marcha vers leur chambre; je le suivis, Madame Heathcliff
-était assise à côté du lit, les mains repliées sur ses genoux. Son
-beau-père s'approcha, tint la lumière près de la figure de Linton, le
-regarda, le toucha, puis se retourna vers elle:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Catherine, dit-il, comment vous sentez-vous?</p>
-
-<p>«Elle restait muette.</p>
-
-<p>&mdash;Comment vous sentez-vous, Catherine? répéta-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Il est sauvé et je suis libre, répondit-elle: je devrais me
-sentir bien, mais vous m'avez laissée si longtemps seule à lutter contre la
-mort que je ne sens plus et ne vois plus que la mort. Je me sens comme
-morte.</p>
-
-<p>«Et elle en avait l'air aussi. Je lui ai donné un peu de vin, puis le
-maître, après avoir renvoyé Hareton que le bruit avait attiré,
-ordonna à Joseph de porter le cadavre dans sa chambre, me dit de
-rentrer dans la mienne et laissa la jeune dame toute seule.</p>
-
-<p>«Le lendemain matin, il me chargea de lui dire qu'elle eût à
-descendre pour le déjeuner. Mais je la trouvai déshabillée et sur le
-point de se coucher. Elle me dit qu'elle était malade, ce qui ne me
-surprit guère.»</p>
-
-<p>Cathy resta dans sa chambre une quinzaine, à ce que m'a dit Zillah, qui
-venait la voir deux fois par jour, mais qui voyait toujours ses efforts
-affectueux fièrement et promptement repoussés.</p>
-
-<p>Heathcliff vint la voir une fois, pour lui montrer le testament de
-Linton. Le jeune homme léguait toute sa fortune et toute la partie
-mobilière de la fortune de sa femme à son père; c'est pendant
-l'absence de Catherine qu'il avait été forcé à rédiger cet acte.
-Étant mineur, il ne pouvait disposer des terres, mais, M. Heathcliff
-les a réclamées et gardées, tant les siennes que celles de sa femme;
-je suppose qu'il en avait le droit, mais en tout cas, il est bien sûr
-que Catherine, sans argent et sans amis, ne peut rien pour le contrarier
-dans sa possession. Zillah m'a encore dit que, pendant ces quinze jours,
-personne ne s'était informé d'elle. La première fois qu'elle
-descendit dans la maison, ce fut un dimanche après-midi. «Quand je lui
-apportai son dîner, elle me dit en pleurant qu'elle ne pouvait pas
-rester davantage au froid, et je lui répondis que le maître allait
-partir pour Trushcross-Grange et qu'il ne fallait pas que ma présence
-ou celle d'Earnshaw l'empêchât de descendre; et en effet, aussitôt
-qu'elle eut entendu le trot du cheval d'Heathcliff, elle apparut toute
-vêtue de noir et ses cheveux blonds tombant simplement sur ses
-épaules.</p>
-
-<p>«Joseph, poursuivit Zillah, était parti pour l'église et je restais
-seule avec Hareton, à qui je dis que, comme notre jeune maîtresse
-allait descendre pour nous tenir compagnie, il ferait bien de laisser
-pour le moment son travail de poudre et de nettoyage de fusil. À cette
-nouvelle, il rougit, jeta un coup d'œil sur ses mains et ses
-vêtements, et fit disparaître en une minute toutes les traces de son
-travail. Devant ses efforts pour être présentable, je ne pus
-m'empêcher de rire, de lui offrir mes services et de railler sa
-confusion, ce qui le mit de mauvaise humeur et le fit jurer.</p>
-
-<p>«La jeune dame entra, froide comme un glaçon et hautaine à son
-ordinaire. Je me levai et lui offris ma place dans le fauteuil, mais
-elle se détourna de moi. Earnshaw aussi s'était levé, lui disait de
-venir sur le banc et de s'asseoir tout près du feu; il lui dit qu'il
-était sûr qu'elle devait être gelée.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai été gelée pendant un mois et plus, répondit-elle de son ton
-le plus méprisant. Après quoi elle prit une chaise et la plaça à une
-certaine distance de nous. Lorsqu'elle se fut réchauffée, elle fit des
-yeux le tour de la chambre; elle découvrit un certain nombre de livres
-sur le dressoir, se releva, essaya de les atteindre; mais ils étaient
-trop haut. Alors son cousin, après avoir observé quelque temps ses
-efforts, trouva enfin le courage de l'aider; il prit les livres et les
-lui tendit.</p>
-
-<p>«C'était une grande avance pour le garçon. Elle ne le remercia pas,
-mais je vis bien qu'il était tout heureux de ce qu'elle eût accepté
-son assistance. Il se hasarda à se tenir derrière elle tandis qu'elle
-examinait ces livres et même à montrer du doigt certaines choses qui
-amusaient son imagination dans les vieilles images. Elle retirait
-vivement le livre pour lui faire lever le doigt, mais il ne s'en
-troublait pas, et se contentait de la considérer elle-même au lieu du
-livre. Son attention se concentra par degrés à observer la chevelure
-épaisse et soyeuse de la jeune dame: sa figure, il ne pouvait la voir,
-pas plus qu'elle ne le voyait. Alors, sans se rendre compte peut-être
-de ce qu'il faisait, attiré comme un enfant par une chandelle, il se
-mit à caresser doucement une boucle de ces cheveux. Il lui aurait
-enfoncé un couteau dans le cou qu'elle n'aurait pas été plus saisie.</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en tout de suite! Comment osez-vous me toucher?
-Pourquoi vous arrêtez-vous derrière moi? Je ne puis vous souffrir! Je vais
-rentrer dans ma chambre si vous m'approchez encore.</p>
-
-<p>«M. Hareton se recula d'un air hébété; il s'assit sur le banc et la
-regarda pendant une demi-heure encore, continuant à parcourir les
-volumes. Enfin il s'approcha de moi et me dit tout bas:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous la prier de nous faire la lecture, Zillah? Je suis
-ennuyé de ne rien faire et j'aime, j'aimerais tant à l'entendre lire! Mais
-ne lui dites pas que c'est moi qui l'ai demandé, demandez-le de
-vous-même.</p>
-
-<p>&mdash;M. Hareton désirerait que vous nous fassiez la lecture, madame,
-dis-je aussitôt. Il vous en serait bien obligé.</p>
-
-<p>«Elle fronça le sourcil et, sans nous regarder, répondit:</p>
-
-<p>&mdash;M. Hareton et vous tous, vous aurez la bonté de comprendre que je
-rejette toute prétention à l'obligeance ou à l'affection que vous
-avez l'hypocrisie de m'offrir; je vous méprise et ne veux avoir rien à
-dire à personne d'entre vous. Alors que j'aurais donné ma vie pour une
-bonne parole, ou même pour voir la figure de l'un de vous, vous vous
-êtes tous tenus à l'écart. Mais, je ne veux pas me plaindre à vous.
-J'ai été attirée ici par le froid, mais je n'y suis pas venue pour
-vous amuser, ni pour jouir de votre société.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'aurais-je pu faire? demanda Earnshaw. Comment étais-je à
-blâmer?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! vous, c'est autre chose, répondit Madame Heathcliff; ce n'est
-pas, en effet, votre absence qui m'a affligée beaucoup.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je me suis offert plus d'une fois, répondit-il, tout animé à
-cette insolence, et j'ai demandé à M. Heathcliff de me laisser veiller
-à votre place.</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous. Je sortirai d'ici, j'irai n'importe où, plutôt que
-d'avoir dans l'oreille votre désagréable voix.</p>
-
-<p>«Hareton murmura qu'elle pouvait bien aller au diable, et ne se gêna
-plus pour reprendre ses occupations. Il s'était mis maintenant à
-parler librement, et la jeune dame avait été sur le point de se
-retirer; mais le froid était trop fort, il fallut bien qu'elle se
-résignât, malgré tout son orgueil, à notre compagnie. Je m'arrangeai
-seulement en sorte qu'elle n'eût plus à mépriser mes tonnes
-intentions; toujours, depuis lors, j'ai été aussi sèche
-qu'elle-même, et elle n'a personne pour l'aimer parmi nous et ne
-mérite personne: qu'on lui dise le moindre mot, la voilà qui se replie
-sur elle-même, sans égard pour qui que ce soit. Elle ne se gêne pas
-avec le maître lui-même. Plus on la blesse, plus elle prend de
-venin.»</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>«D'abord, me dit en terminant Madame Dean, j'eus l'idée d'abandonner
-ma place ici, de prendre une petite maison et de décider Catherine à
-venir y demeurer avec moi; mais M. Heathcliff ne lui permettrait cela
-pas davantage qu'il ne permettrait à Hareton de vivre de son côté. Je
-ne vois pas d'autre remède pour elle à présent qu'un second mariage;
-et cela, il n'est pas en mon pouvoir de l'arranger.»</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>C'est ainsi que finit l'histoire de Madame Dean. En dépit des
-prophéties du médecin, je reprends rapidement mes forces; et bien que
-ce soit seulement la seconde semaine de janvier, je me propose de monter
-à cheval dans un jour ou deux et d'aller à Wuthering-Heights pour
-informer le propriétaire que je vais passer à Londres les six mois
-prochains et qu'il aura à se trouver un autre locataire, après
-octobre. Pour rien au monde, je ne voudrais vivre un second hiver dans
-ce pays.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XII_II">CHAPITRE XII</a></h4>
-
-
-<p>La journée d'hier a été claire, calme et froide. Je suis allé aux
-Heights, comme j'en avais l'intention; ma femme de ménage m'a supplié
-de me charger d'un petit mot d'elle pour sa jeune maîtresse et je n'ai
-pas cru devoir refuser. La porte de la maison était ouverte, mais la
-grande porte était verrouillée comme à ma dernière visite. Je
-frappai et appelai Earnshaw, qui était dans le jardin, et qui vint
-m'ouvrir. Le gaillard est un très beau type de rustre, mais il a l'air
-de faire son possible pour ne pas profiter de ses avantages.</p>
-
-<p>Je lui demandai si M. Heathcliff était chez lui. Il me répondit qu'il
-n'y était pas, mais qu'il rentrerait pour le dîner. Il était onze
-heures, je lui annonçai mon intention d'entrer et d'attendre: sur quoi
-il jeta aussitôt sa pioche et m'accompagna, remplissant l'office d'un
-chien de garde bien plutôt que d'un hôte. Nous entrâmes ensemble.
-Catherine était là, occupée à préparer des légumes pour le repas;
-elle paraissait plus maussade et moins animée que la première fois que
-je l'avais vue. C'est à peine si elle leva les yeux pour me voir entrer
-et aussitôt elle se remit à son travail avec le même dédain des
-formes ordinaires de la politesse.</p>
-
-<p>Elle ne paraît pas si aimable que Madame Dean voudrait me le faire
-croire, pensais-je. C'est une beauté, c'est vrai, mais pas du tout un
-ange.</p>
-
-<p>Earnshaw, lui ordonna durement de porter ses affaires dans la cuisine.
-«Portez-les vous-même», dit-elle, en les écartant sur la table; puis
-elle se retira près de la fenêtre, sur une chaise, et se mit à
-découper des figures d'oiseaux et d'animaux dans des épluchures de
-raves. Je m'approchai d'elle, comme si je voulais voir le jardin et je
-laissai adroitement tomber sur ses genoux la note de Madame Dean. Mais
-elle me demanda tout haut: «Qu'est-ce que c'est que cela?» et le jeta
-par terre.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une lettre de votre vieille connaissance, la ménagère de la
-Grange, répondis-je, effrayé de penser que l'on pouvait croire à un
-billet de moi-même. En apprenant la provenance du papier, Catherine fit
-un effort pour le ramasser, mais Hareton la repoussa, saisit le billet
-et le mit dans son gilet, disant qu'il fallait d'abord que M. Heathcliff
-le vit. Alors, Catherine, sans rien dire, se détourna, tira son
-mouchoir et se l'appliqua sur les yeux. Son cousin, après avoir lutté
-un instant pour retenir ses bons sentiments, sortit la lettre et la jeta
-à côté d'elle sur le plancher, le plus grossièrement qu'il put.
-Catherine la ramassa et la lut avec empressement; puis elle me fit
-quelques questions au sujet des habitants, humains et autres, de son
-ancienne maison; et, jetant un coup d'œil vers les collines, elle
-murmura:</p>
-
-<p>«J'aimerais tant à descendre la côte, sur mon cher poney! Oh! je suis
-lasse, je suis au bout, Hareton!» Et elle appuya sa tête charmante
-contre le mur avec un soupir, et elle tomba dans une façon de tristesse
-inconsciente, sans se soucier de nous.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Heathcliff, dis-je après un silence, vous ne vous doutez
-pas que je vous connais, et si intimement qu'il me paraît tout drôle de
-rester ainsi à côté de vous en étranger. Ma femme de ménage ne se
-fatigue pas de me parler de vous et de faire votre éloge; elle sera
-bien désappointée si je reviens sans nouvelles de vous et si je lui
-dis que vous avez lu sa lettre sans rien répondre.</p>
-
-<p>Mon discours l'étonna. Elle me demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'Ellen vous aime?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, certes, répondis-je, après une hésitation.</p>
-
-<p>&mdash;Dites-lui, reprit-elle, que j'aurais voulu répondre à sa lettre,
-mais que je n'ai rien pour écrire, pas même un livre d'où je puisse
-déchirer une feuille.</p>
-
-<p>&mdash;Pas de livres? m'écriai-je. Comment pouvez-vous vivre sans
-livres?</p>
-
-<p>&mdash;J'étais toujours à lire, quand j'en avais, dit Catherine, et M.
-Heathcliff ne lit jamais, de sorte qu'il s'est mis dans la tête de
-détruire mes livres. Pendant des semaines, je n'en ai pas vu un. Une
-fois, seulement, j'ai mis la main sur la bibliothèque théologique de
-Joseph, à sa grande colère; et une autre fois, Hareton, j'ai trouvé
-un stock de livres caché dans votre chambre, quelques livres de latin
-et de grec, des livres de contes et de poésies, ces derniers rapportés
-par moi de la Grange. Vous me les avez volés, simplement pour le
-plaisir de m'en priver. Ils ne peuvent vous être d'aucun usage,
-évidemment, vous les avez cachés pour empêcher que personne n'en
-tirât profit. Peut-être est-ce vous qui, par jalousie, avez conseillé
-à M. Heathcliff de me priver de mes livres? Mais j'ai la plupart
-d'entre eux écrits dans ma tête et dans mon cœur, et de ceux-là vous
-ne pouvez pas me priver.</p>
-
-<p>En entendant ainsi révéler le secret de ses accaparements
-littéraires, Earnshaw devint d'un rouge pourpre.</p>
-
-<p>&mdash;M. Hareton désire sans doute élargir ses connaissances, dis-je,
-venant à son aide. Ce n'est pas de l'envie, mais de l'émulation qu'il
-éprouve à votre égard. Il deviendra très fort d'ici quelques
-années.</p>
-
-<p>&mdash;Et il veut que je devienne une sotte en attendant, répondit
-Catherine. Oui, je l'entends qui essaie d'épeler et de lire; il fait
-assez de fautes! Je voudrais que vous puissiez répéter la petite
-scène d'hier, c'était extrêmement drôle. Je vous ai entendu tourner
-et retourner le dictionnaire pour chercher les mots difficiles, et jurer
-devant l'impossibilité de comprendre.</p>
-
-<p>Le jeune homme, gêné au possible, ne trouva pas d'autre issue que de
-rire lui-même. Je me rappelai ce que m'avait dit Madame Dean sur la
-façon dont ses premiers essais d'instruction avaient été rabroués.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, dis-je, Madame Heathcliff, nous avons tous eu des
-commencements et nous avons balbutié sur le seuil; si nos maîtres s'étaient
-moqués de nous au lieu de nous aider, nous continuerions encore.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! répondit-elle, je ne cherche pas à limiter ses connaissances;
-mais il n'a pas le droit de s'approprier ce qui est à moi et de le
-rendre ridicule par ses fautes et sa mauvaise prononciation. Ces livres,
-prose et vers, sont consacrés pour moi par d'autres souvenirs, et je ne
-puis souffrir de les voir dégradés et profanés dans sa bouche. Sans
-compter qu'il a choisi, entre toutes, mes pièces favorites, celles que
-j'aime le mieux répéter, et cela comme par malice délibérée.</p>
-
-<p>Je vis la poitrine d'Hareton se soulever une minute en silence, sous le
-poids de la mortification et de la colère. Puis il sortit, et revint
-avec une demi-douzaine de livres qu'il jeta dans le tablier de
-Catherine, en s'écriant:</p>
-
-<p>&mdash;Prenez-les, je ne veux plus jamais ni les lire ni y penser.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en veux plus maintenant, répondit-elle, leur souvenir se
-mêle maintenant au vôtre, et je les hais. Elle ouvrit l'un d'eux au hasard
-et se mit à lire quelques lignes sur le ton pleurard d'un débutant,
-puis éclata de rire, et voulut recommencer cette comédie.</p>
-
-<p>Mais l'amour-propre du jeune homme ne put en supporter davantage. Je
-m'étais détourné, mais j'entendis le bruit d'un coup destiné à la
-faire taire. Après quoi il ramassa les livres et les jeta dans le feu.
-Je lus sur sa figure tout le chagrin qu'il avait à s'en séparer. Sans
-doute, en les voyant brûler, il se rappelait le plaisir qu'il en avait
-déjà tiré et songeait à celui qu'il s'était promis d'en tirer
-encore. Jusqu'au moment où Catherine avait traversé son chemin, il
-s'était contenté du travail quotidien et des rudes plaisirs de la vie
-animale. Ensuite la honte de son dédain et l'espoir de son approbation
-l'avaient excité à des aspirations plus hautes; et voilà que ses
-efforts produisaient exactement l'effet contraire.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c'est tout le bien qu'une brute comme vous peut retirer de
-ces livres! dit Catherine, furieuse, suivant de l'œil les progrès du
-feu.</p>
-
-<p>&mdash;Vous feriez mieux de vous taire, à présent! répondit Hareton.</p>
-
-<p>Son agitation était au comble, et il allait sortir de la chambre, n'y
-tenant plus, lorsqu'il croisa M. Heathcliff qui entrait, et qui lui mit
-la main sur l'épaule.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce qu'il y a, mon garçon? demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Rien, rien, dit-il en s'éloignant.</p>
-
-<p>Heathcliff le suivit des yeux et poussa un soupir.</p>
-
-<p>&mdash;C'est étrange, murmura-t-il, quand je cherche sur sa figure les
-traits de son père, c'est elle que je trouve tous les jours davantage.
-Comment diable peut-il lui ressembler si fort? C'est à peine si je
-supporte sa vue.</p>
-
-<p>Il baissa les yeux et s'avança d'un air songeur. Il y avait en lui une
-expression inquiète et anxieuse que je n'avais jamais remarquée
-auparavant: de plus il paraissait maigri. En le voyant par la fenêtre,
-sa belle-fille s'était aussitôt enfuie dans la cuisine, de sorte que
-je restai seul.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis heureux de voir que vous pouvez enfin sortir, M.
-Lockwood, me dit-il en réponse à mon salut. Je me suis demandé plus d'une
-fois ce qui avait bien pu vous amener dans cette solitude.</p>
-
-<p>&mdash;Un caprice, j'en ai peur, monsieur, répondis-je, et c'est encore
-un caprice qui m'en fait partir. Je retournerai à Londres la semaine
-prochaine; et je ne crois pas que je pourrai vivre ici désormais.</p>
-
-<p>&mdash;Oh vraiment! Êtes-vous déjà fatigué d'être loin du monde? Mais si
-vous venez ici pour plaider votre droit à ne pas payer un loyer dont
-vous ne voulez pas profiter, c'est peine perdue: je ne me relâche
-jamais d'exiger de chacun ce qui m'est dû.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne viens plaider rien de pareil! m'écriai-je piqué. «Si vous
-le voulez-bien, je vais régler tout de suite la chose avec vous.» Et je
-tirai mon portefeuille de ma poche.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, répondit-il froidement, ce n'est pas si pressé.
-Asseyez-vous et dînez avec nous. Un hôte que l'on est assuré de ne
-plus revoir peut en général être bien accueilli. Catherine, apportez
-le dîner. Où êtes-vous?</p>
-
-<p>Catherine reparut, avec un paquet de couteaux et de fourchettes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aurez à dîner avec Joseph, lui murmura Heathcliff à part, et
-vous resterez dans la cuisine jusqu'à ce qu'il soit parti.</p>
-
-<p>Entre M. Heathcliff, sombre et maussade, et Hareton absolument muet, je
-fis un assez triste repas. Je partis de bonne heure. J'aurais voulu
-sortir par derrière, pour revoir encore Catherine et pour vexer le
-vieux Joseph; mais Hareton reçut l'ordre d'amener mon cheval à la
-porte, et mon hôte lui-même m'escorta jusqu'au seuil.</p>
-
-<p>«Quelle sinistre vie on mène dans cette maison! pensais-je en m'en
-retournant. Comme c'eût été quelque chose de plus qu'un conte magique
-pour madame Linton Heathcliff, si nous nous étions aimés, comme le
-désirait sa bonne nourrice, et si nous avions émigré ensemble dans
-l'atmosphère bruyante de la capitale!</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="EPILOGUE">ÉPILOGUE</a></h4>
-
-
-<p>En septembre, j'ai été invité à chasser chez un ami dans le Nord; en
-me rendant chez lui, il m'arriva de passer à quinze milles de
-Gimmerton. L'hôtelier de l'auberge ou je m'étais arrêté s'occupait
-à faire boire mes chevaux lorsque passa sur la route une voiture
-d'avoine verte fraîchement coupée.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, fit l'aubergiste, ça vient de Gimmerton. La moisson y est
-toujours de trois semaines en retard.</p>
-
-<p>&mdash;Gimmerton? répétai-je, me rappelant mon séjour dans cette
-localité. Est-ce loin d'ici?</p>
-
-<p>&mdash;Il y a bien quatorze milles par les collines, et le chemin est
-dur.</p>
-
-<p>Une soudaine envie me prit de revoir Trushcross-Grange. Il était à
-peine midi, et je pensai que je pouvais aussi bien passer la nuit sous
-mon propre toit que dans une auberge. De toute façon, il m'aurait fallu
-y retourner pour régler mes comptes de loyer. J'ordonnai donc à mon
-domestique de s'enquérir du chemin, et trois heures après nous étions
-à Gimmerton.</p>
-
-<p>Je laissai mes chevaux dans le village et je descendis seul la vallée.
-La grise chapelle me parut plus grise et plus solitaire, le cimetière
-plus abandonné. Je vis un troupeau broutant l'herbe courte sur les
-tombes. Le temps était chaud et doux, et je jouissais infiniment du
-paysage qui s'étendait au-dessus et au-dessous de moi. Rien de plus
-lugubre en hiver, mais rien de plus charmant en été que ces champs
-coupés de collines, et ces fortes senteurs de bruyère.</p>
-
-<p>J'arrivai à la Grange avant le coucher du soleil, et je frappai; ne
-recevant pas de réponse, j'entrai dans la cour. Sous le porche, une
-fille de neuf ou dix ans était assise tricotant, et à côté d'elle
-une vieille femme, qui fumait sa pipe d'un air songeur.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Dean est-elle ici? demandai-je à la vieille.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Dean? Non. Elle ne demeure pas ici; elle est là-haut aux
-Heights.</p>
-
-<p>&mdash;Alors c'est vous qui gardez la maison?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je garde la maison.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je suis M. Lockwood, le maître d'ici. Avez-vous une
-place pour me loger, je voudrais rester pour la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Le maître! s'écria-t-elle toute surprise. Hé! personne ne savait
-que vous alliez venir. Vous auriez dû envoyer un mot. Il n'y a rien de
-prêt dans la maison!</p>
-
-<p>Elle quitta sa pipe et entra toute affairée, suivie de la jeune fille.
-Pour la rassurer, je lui dis de me préparer simplement un coin où je
-puisse m'asseoir pour souper et un lit pour dormir. Inutile de balayer
-et d'épousseter, seulement un bon feu et des draps bien secs.</p>
-
-<p>&mdash;Et tout va bien aux Heights? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, autant que j'en sais quelque chose.</p>
-
-<p>J'aurais voulu lui demander encore pourquoi Madame Dean avait quitté la
-Grange, mais je la vis trop émue de mon retour; de sorte que je la
-quittai et m'avançai lentement vers la demeure de M. Heathcliff, ayant
-derrière moi l'éclat du soleil couchant, et devant moi la douce lueur
-de la lune qui se levait. Je n'eus ni à grimper par-dessus la porte ni
-à frapper pour me la faire ouvrir: elle céda sous ma main. Je fus
-frappé de ce progrès.</p>
-
-<p>Les portes et les fenêtres étaient ouvertes; pourtant, comme c'est
-l'usage dans les districts des mines de charbon, un beau feu rouge
-illuminait la cheminée. La maison de Wuthering Heights est si grande
-que les habitants pouvaient toujours se mettre à l'abri de l'excessive
-chaleur du foyer. Avant d'entrer, j'entendis deux personnes qui se
-parlaient, tout près d'une fenêtre.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Contraire</i>, disait une voix, douce comme une clochette
-d'argent. C'est la troisième fois que je vous le répète, âne que vous êtes.
-Je ne vous le dirai plus. Tâchez de vous en souvenir, ou bien je vous
-tire les cheveux.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, <i>contraire</i>, alors, répondit une autre voix plus
-profonde, mais adoucie. Et maintenant embrassez-moi pour mes bonnes
-intentions.</p>
-
-<p>&mdash;Non. Je veux d'abord que vous lisiez tout le passage correctement
-sans une seule faute.</p>
-
-<p>La lecture recommença: celui qui lisait était un jeune homme habillé
-convenablement, et assis à une table avec un livre devant lui. Son beau
-visage brillait de plaisir, et ses yeux ne cessaient de se promener
-impatiemment de la page du livre vers une petite main blanche qui
-s'appuyait sur son épaule et qui, de temps à autre, le rappelait à
-son travail par une petite tape sur la joue. La propriétaire de cette
-main se tenait derrière: ses légères boucles blondes se mêlaient par
-intervalles aux cheveux noirs du jeune homme, et son visage...,&mdash;il
-était heureux qu'il ne pût voir ce visage, car jamais il n'aurait pu
-faire attention à ce qu'il lisait. Je pouvais le voir, moi, par la
-fenêtre, et je me mordais la lèvre de dépit d'avoir laissé passer la
-chance de faire quelque chose de plus que de le regarder.</p>
-
-<p>La leçon se termina, non sans, de nouvelles fautes. L'élève réclama
-cependant sa récompense, et reçut au moins cinq baisers, que
-d'ailleurs il rendit généreusement. Alors le couple s'avança vers la
-porte, et se prépara à sortir pour faire un tour sur la lande. Je
-supposai que le cœur d'Hareton, sinon sa bouche, m'enverrait au fond de
-l'enfer si je le dérangeais dans cet heureux moment; et je me
-détournai pour chercher un refuge dans la cuisine. Là aussi je trouvai
-l'entrée libre, et je vis à la porte ma vieille amie Nelly Dean, qui
-cousait en fredonnant une chanson, tandis que dans le fond se tenait le
-vieux Joseph, interrompant sans cesse une lecture pieuse pour se
-plaindre de la perversité universelle.</p>
-
-<p>En me reconnaissant, Madame Dean se dressa sur ses pieds, et me
-cria:</p>
-
-<p>&mdash;Hé, M. Lockwood, Dieu vous bénisse! Quelle idée avez-vous eue de
-revenir de cette façon? Tout est fermé à Thrushcross-Grange. Vous
-auriez dû me prévenir.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je me suis arrangé déjà pour passer la nuit à la Grange,
-répondis-je, je repars demain. Mais comment êtes-vous transportée
-ici, Madame Dean? Dites-le moi!</p>
-
-<p>&mdash;Zillah est partie, peu de temps après votre départ; et M.
-Heathcliff m'a fait venir ici pour y rester jusqu'à votre retour.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu ici, dis-je, pour régler mon compte avec votre
-maître.</p>
-
-<p>&mdash;Quel compte, monsieur, me dit Nelly, me conduisant dans la
-maison?</p>
-
-<p>&mdash;Au sujet de mon loyer.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! alors, c'est avec Madame Heathcliff que vous aurez à traiter,
-ou plutôt avec moi, car elle n'a pas encore appris à diriger les
-affaires, et je la remplace, faute de quelqu'un de mieux.</p>
-
-<p>Et comme elle voyait la surprise dans mes yeux:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dit-elle, il paraît que vous n'avez pas appris la mort
-d'Heathcliff?</p>
-
-<p>&mdash;Heathcliff mort! m'écriai-je, et il y a longtemps?</p>
-
-<p>&mdash;À peu près trois mois: mais asseyez-vous, laissez-moi prendre
-votre chapeau, et je vais tout vous raconter. Et si vous ne voulez rien
-manger, buvez au moins un coup de notre bonne ale, vous avez l'air
-fatigué.</p>
-
-<p>Elle sortit aussitôt pour aller chercher la boisson promise, et
-j'entendis Joseph demander si ce n'était pas un scandale qu'elle eût
-des poursuivants à son âge, s'il n'était pas honteux de voir vider
-ainsi les caves du maître, etc. Mais Nelly ne prit pas la peine de lui
-répondre et revint une minute après, apportant un magnifique broc
-d'argent dont je louai le contenu comme il convenait. C'est alors que
-j'entendis la fin de l'histoire d'Heathcliff.</p>
-
-<p>«Quinze jours environ après votre départ, dit Madame Dean, je fus
-mandée aux Heights. Ma première entrevue avec Catherine me chagrina
-beaucoup, je la trouvai si changée! M. Heathcliff ne m'expliqua pas les
-motifs qu'il avait pour modifier sa conduite à mon égard; il me dit
-seulement qu'il avait besoin de moi, qu'il était las de voir Catherine,
-et qu'il fallait que je fasse mon possible pour la garder avec moi dans
-le petit parloir. D'abord ma jeune maîtresse parut charmée de cet
-arrangement. Je lui apportai de la Grange un grand nombre de livres, et
-d'autres objets, qui avaient jadis servi à l'amuser. Je me flattais que
-sa situation allait devenir plus tolérable, mais mon illusion ne fut
-pas de longue durée. Catherine ne tarda pas à devenir irritable et
-inquiète. D'une part, on lui défendait de sortir du jardin, et il lui
-coûtait d'être ainsi renfermée à l'étroit pendant que le printemps
-rayonnait. D'autre part, les soins du ménage m'obligeaient à la
-quitter souvent, et alors elle souffrait de rester seule. Plutôt que de
-demeurer sans compagnie, elle préférait aller se quereller avec Joseph
-dans la cuisine. Souvent Hareton était lui aussi forcé de chercher
-abri dans la cuisine; et bien qu'il fut toujours maussade et silencieux,
-elle changea peu à peu d'attitude envers lui et ne put se résigner à
-le laisser seul. Elle lui parlait, le raillait de sa sottise et de sa
-paresse, s'étonnait de voir qu'il pût supporter la vie qu'il menait,
-et rester toute une soirée à regarder le feu.</p>
-
-<p>&mdash;Il est tout à fait comme un chien, n'est-ce pas, Ellen, me
-disait-elle, ou comme un cheval de trait! Il fait son ouvrage, mange sa
-nourriture, et dort éternellement! Quel vide et lugubre esprit il doit
-avoir! Vous arrive-t-il jamais de rêver, Hareton? Et alors, de quoi
-pouvez-vous bien rêver? Mais vous n'êtes seulement pas capable de me
-parler!</p>
-
-<p>«Et elle le regardait, mais lui ne voulait ni ouvrir la bouche ni lever
-les yeux sur elle.</p>
-
-<p>&mdash;Il est peut-être en train de rêver maintenant, poursuivit-elle,
-demandez-le-lui, Ellen.</p>
-
-<p>&mdash;M. Hareton va demander au maître de vous faire monter dans votre
-chambre, si vous ne vous tenez pas tranquille, dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais pourquoi Hareton ne parle jamais, quand je suis dans la
-cuisine, s'écriait-elle une autre fois. Il a peur que je ne rie de lui.
-Ellen, qu'en pensez-vous? Il s'est mis une fois à apprendre à lire; et
-comme je me moquais, il a brûlé ses livres et arrêté son éducation.
-N'était-il pas fou?</p>
-
-<p>&mdash;Et n'étiez-vous pas méchante, vous? dis-je. Répondez-moi
-à cela.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, peut-être l'ai-je été en effet, mais je n'aurais pas pensé
-qu'il en fût si maussade. Hareton, si je vous donnais un livre,
-maintenant, le prendriez-vous? Je vais essayer.</p>
-
-<p>«Elle lui mit dans la main le livre qu'elle lisait, mais il le rejeta,
-en murmurant qu'il allait lui casser le cou si elle ne le laissait pas
-tranquille.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit-elle, je vais le mettre là dans le tiroir de la
-table, et je vais aller me coucher.</p>
-
-<p>«Mais je lui appris le lendemain à son grand désappointement, que le
-jeune homme n'avait pas touché à son livre, et cette comédie
-recommença souvent par la suite sans plus de succès. Dans les belles
-soirées de printemps, Hareton était toujours en chasse, et Catherine
-gémissait et soupirait, et me suppliait de lui parler, et se sauvait
-quand je commençais. Elle pleurait, disant qu'elle était fatiguée de
-vivre, et que sa vie était inutile.</p>
-
-<p>«M. Heathcliff, qui devenait de plus en plus insociable, avait presque
-chassé Earnshaw de la grande chambre. Au commencement de mars, un
-accident força le jeune homme à rester à demeure dans la cuisine. Le
-canon de son fusil éclata, et le blessa assez gravement au bras.
-Catherine parut heureuse de l'avoir toujours dans la maison; en tout
-cas, elle jugea sa chambre du premier étage encore plus insupportable
-et s'ingénia pour trouver de la besogne à la cuisine.</p>
-
-<p>«Le lundi de Pâques, Joseph partit pour la foire de Gimmerton avec du
-bétail. Earnshaw était assis, morose comme d'ordinaire, dans le coin
-de la cheminée, et ma petite maîtresse se distrayait à faire des
-dessins sur les fenêtres, à fredonner des chansons, à lancer des
-regards impatients sur son cousin qui fumait tranquillement en
-contemplant le feu. Tout d'un coup je la vis s'approcher du jeune homme
-et je l'entendis lui parler.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai découvert, Hareton, que j'ai besoin.... que je serais
-heureuse..., que j'aimerais à ce que vous fussiez mon cousin
-maintenant, si vous n'aviez pas été si dur et de si mauvaise humeur
-pour moi.</p>
-
-<p>«Hareton ne répondit pas.</p>
-
-<p>&mdash;Hareton, Hareton, m'entendez-vous? poursuivit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Allez au diable!</p>
-
-<p>&mdash;Je veux que vous m'écoutiez, d'abord. Je ne sais comment faire
-pour que vous m'adressiez la parole et vous faites exprès de ne pas
-comprendre. Vous savez bien que quand je vous traite de stupide, cela ne
-veut pas dire que je vous méprise. Allons, il faudra que vous fassiez
-attention à moi, Hareton.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux avoir rien à faire avec vous et votre sale orgueil et
-vos tours de démon! répondit-il. Je veux aller en enfer corps et âme,
-avant de me retourner de votre côté. Allons, éloignez-vous de moi,
-tout de suite!</p>
-
-<p>«Catherine fronça le sourcil et se retira du côté de la fenêtre en
-se mordant les lèvres, affectant de fredonner.</p>
-
-<p>&mdash;Vous devriez être amis, avec votre cousine, monsieur Hareton,
-dis-je, puisqu'elle se repent de sa conduite envers vous. Cela vous ferait
-un grand bien. Sa compagnie ferait de vous un autre homme.</p>
-
-<p>&mdash;Sa compagnie, s'écria-t-il, alors qu'elle me hait et ne me croit
-pas capable de nettoyer ses souliers! Non, quand ce serait pour être roi,
-je ne voudrais pas rechercher de nouveau ses bonnes grâces.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas moi qui vous hais, c'est vous qui me haïssez, dit
-Catherine toute en larmes. Vous me haïssez autant et plus que fait M.
-Heathcliff.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes une damnée menteuse! Pourquoi alors me serais-je exposé
-à sa colère, cent fois, en prenant votre parti?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne savais pas que vous ayez pris mon parti, répondit-elle, en
-se séchant les yeux, et mon malheur me rendait amer pour chacun. Mais
-maintenant je vous remercie et vous demande pardon. Que puis-je faire de
-plus?</p>
-
-<p>«Elle revint vers le foyer et lui tendit franchement la main, puis
-voyant qu'il serrait les poings sans répondre, elle se baissa, et le
-baisa légèrement sur la joue. Je hochai la tête en signe de reproche,
-ce qui la rendit très honteuse.</p>
-
-<p>&mdash;Que pouvais-je faire d'autre, Ellen? me dit-elle. Il ne voulait
-ni me serrer la main, ni regarder de mon côté. Il fallait bien que je lui
-montre en quelque façon que je l'aime et que je veux que nous soyons
-amis.</p>
-
-<p>«Si Hareton fut convaincu par ce baiser, je ne puis le dire, je vis
-seulement qu'il était gêné de cacher son visage et ne savait où
-tourner les yeux.</p>
-
-<p>«Catherine s'occupa ensuite à envelopper de papier un beau livre, et,
-l'ayant lié d'un ruban, et ayant inscrit dessus l'adresse, «à M.
-Hareton Earnshaw», elle me pria de porter ce présent à son
-destinataire.</p>
-
-<p>&mdash;Et dites-lui que s'il consent à le prendre, je viendrai lui
-apprendre à le lire, tandis que s'il refuse, je monterai dans ma chambre et
-ne lui adresserai jamais plus la parole.</p>
-
-<p>«Je fis la commission, surveillée par ma jeune maîtresse. Hareton ne
-voulut pas ouvrir les doigts, de sorte que je déposai le livre sur ses
-genoux, mais il ne fit non plus aucun effort pour le rejeter. Lorsque
-Catherine entendit enfin qu'il enlevait la couverture, elle s'élança,
-vint tranquillement s'asseoir à côté de lui. Il tremblait, et sa
-figure étincelait.</p>
-
-<p>&mdash;Dites que vous me pardonnez, Hareton! Vous pouvez me rendre si
-heureuse en disant ce petit mot.</p>
-
-<p>«Il murmura quelque chose d'incompréhensible.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous serez mon ami? demanda Catherine.</p>
-
-<p>&mdash;Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre vie, et
-plus vous me connaîtriez, plus vous auriez honte; et c'est ce que je ne
-peux souffrir.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, vous ne voulez pas être mon ami? dit-elle, avec un sourire
-doux comme le miel, en se serrant contre lui.</p>
-
-<p>«Je n'entendis plus aucun mot distinct, mais en me retournant,
-j'aperçus, penchées sur les pages du livre, deux figures si radieuses
-que je vis bien que le traité avait été ratifié des deux côtés, et
-que désormais les ennemis étaient devenus des alliés.</p>
-
-<p>«Le livre était plein de belles images, de sorte que les deux jeunes
-gens restèrent immobiles à les regarder jusqu'au retour de Joseph.
-Celui-ci fut tout surpris en apercevant Catherine assise à côté de
-Hareton et la main appuyée sur son épaule. Il força Hareton à aller
-rejoindre Heathcliff dans la maison, et comme Catherine promettait à
-son cousin de lui apporter le lendemain d'autres livres, et voulait
-laisser celui-là sur la cheminée:</p>
-
-<p>&mdash;Tous les livres que vous laisserez, je les porterai au maître,
-dit Joseph, et il n'y a guère chance que vous les retrouviez. Mais Cathy
-lui assura que sa bibliothèque à lui paierait pour le mal qu'il ferait
-à la sienne; et, passant en souriant auprès d'Hareton, elle remonta
-dans sa chambre, plus légère de cœur qu'elle n'avait jamais été
-auparavant sous ce toit.</p>
-
-<p>«Ainsi engagée, l'intimité grandit rapidement, malgré mille petites
-interruptions d'un instant. Earnshaw n'était pas commode à civiliser
-et ma jeune maîtresse n'était ni un philosophe, ni un modèle de
-patience; mais leurs deux esprits tendaient au même but, de sorte
-qu'ils finirent par y arriver.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le voyez, M. Lockwood, c'était assez facile de gagner le
-cœur de Madame Heathcliff. Mais maintenant je suis heureuse que vous ne
-l'ayez pas essayé. L'union de ces deux êtres couronnera tous mes
-vœux; et il n'y aura pas une femme plus heureuse que moi dans toute
-l'Angleterre le jour de leurs noces.</p>
-
-<p>«Un lundi matin, et comme Earnshaw était encore forcé de rester à la
-maison à cause de son accident, Catherine descendit avant moi et alla
-rejoindre son cousin dans le jardin. Lorsque j'allai les trouver pour
-les prévenir que le déjeuner était prêt, je vis qu'elle avait
-persuadé au jeune homme d'arracher un grand nombre de buissons et de
-planter à la place des fleurs rapportées de la Grange.</p>
-
-<p>«Je fus terrifiée de la dévastation qu'ils avaient accomplie dans une
-petite demi-heure; les noirs buissons de cassis qu'ils venaient
-d'arracher faisaient la joie de Joseph, et je pensais bien qu'il serait
-furieux.</p>
-
-<p>&mdash;Là! Tout cela va être montré au maître! m'écriai-je. Quelle
-excuse aurez-vous pour avoir pris de telles libertés? Nous allons avoir
-une belle explosion sur la tête! M. Hareton, je m'étonne que vous
-n'ayez pas plus d'esprit; vous êtes fou de l'écouter ainsi!</p>
-
-<p>&mdash;J'avais oublié que ces buissons étaient à Joseph, répondit
-Earnshaw très embarrassé; mais je vais lui dire que c'est moi qui ai
-tout fait.</p>
-
-<p>«Nous prenions toujours nos repas avec M. Heathcliff. Je tenais la
-place de maîtresse de la maison pour servir le thé et pour découper.
-Catherine était généralement assise à côté de moi; mais ce
-jour-là, elle s'était mise près d'Hareton, et je vis bien qu'elle
-n'aurait pas plus de discrétion dans son amitié qu'elle n'en avait eu
-dans son hostilité.</p>
-
-<p>&mdash;Prenez garde au moins de ne pas trop causer avec votre cousin,
-lui murmurai-je à l'oreille. Cela ennuierait M. Heathcliff et il serait
-furieux contre vous deux.</p>
-
-<p>&mdash;Soit, je ne lui causerai pas, répondit-elle.</p>
-
-<p>«Mais la minute d'après, elle s'était installée à côté de lui, et
-trempait des primevères dans son plat de porridge.</p>
-
-<p>«Lui, n'osait pas lui parler, ni même la regarder; mais elle
-continuait à l'agacer, si bien qu'il fut deux fois sur le point
-d'éclater de rire. Je fronçai le sourcil; elle s'arrêta, jeta un coup
-d'œil sur le maître, dont l'esprit semblait occupé de toute autre
-chose que de nous; mais bientôt elle se retourna et recommença ses
-folies.</p>
-
-<p>«Hareton ayant cette fois poussé un rire contenu, M. Heathcliff
-tressaillit et ses yeux firent rapidement le tour de la table. Catherine
-le considérait avec son regard habituel, un regard inquiet, mais plein
-de défi, et qu'il abhorrait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez de la chance d'être hors de ma portée! cria-t-il. Quel
-démon vous possède pour que vous me regardiez constamment avec ces
-yeux d'enfer? Détournez vos yeux, et ne me faites pas souvenir
-désormais de votre existence. Je croyais vous avoir guérie de
-l'habitude de rire!</p>
-
-<p>&mdash;C'était moi, murmura Hareton.</p>
-
-<p>&mdash;Que dites-vous? demanda le maître.</p>
-
-<p>«Hareton regarda son assiette et ne dit rien. M. Heathcliff, après
-l'avoir considéré un instant, reprit sa rêverie interrompue. Le
-déjeuner était à peu près achevé, et les deux jeunes gens
-s'étaient mis prudemment à l'écart, lorsque Joseph se montra à la
-porte, la lèvre tremblante et les yeux furieux, et déclara longuement
-qu'il voulait s'en aller, qu'il ne pouvait pas supporter davantage une
-pareille cruauté.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons, idiot, interrompit Heathcliff, assez! De quoi
-vous plaignez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos querelles avec Nelly.
-Elle peut vous jeter dans le trou à charbon sans que je m'en soucie.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas Nelly! répondit Joseph. Si méchante qu'elle soit,
-Dieu merci, elle ne serait pas capable de voler l'âme de personne. C'est
-cette maudite petite reine-là, qui a ensorcelé notre garçon avec ses
-yeux hardis et ses manières provocantes. Il a oublié tout ce que j'ai
-fait pour lui et il a été arracher toute une rangée de mes plus beaux
-cassis dans le jardin.</p>
-
-<p>&mdash;Cet animal est-il ivre? demanda M. Heathcliff. Hareton, est-ce à
-vous qu'il en a?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai arraché deux ou trois buissons, répondit le jeune homme,
-mais je vais les replanter.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi les avez-vous arrachés?</p>
-
-<p>«Catherine intervint.</p>
-
-<p>&mdash;Nous voulions planter là quelques fleurs. Je suis la seule
-personne à blâmer, car c'est moi qui l'ai voulu.</p>
-
-<p>&mdash;Et qui diable vous a donné la permission de toucher à quoi que ce
-soit ici? demanda son beau-père stupéfait. Et qui vous a ordonné de
-lui obéir? ajouta-t-il en se tournant vers Hareton.</p>
-
-<p>«Ce dernier restait muet; sa cousine répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne devriez pas me refuser quelques pouces de terre, vous qui
-m'avez pris toutes mes terres!</p>
-
-<p>&mdash;Vos terres, insolente souillon! Jamais vous n'en avez eu!</p>
-
-<p>&mdash;Et mon argent aussi, poursuivit-elle, en lui lançant son regard
-irrité.</p>
-
-<p>&mdash;Silence! Allez-vous en!</p>
-
-<p>&mdash;Et aussi les terres d'Hareton, et son argent! poursuivit la jeune
-femme hors d'elle-même. Hareton et moi sommes amis maintenant, et je
-lui dirai tout à votre sujet.</p>
-
-<p>«Le maître parut un instant confondu. Il devint très pâle et se
-leva, sans cesser de la considérer avec une expression de haine
-mortelle.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous me frappez, Hareton vous frappera! dit-elle. Ainsi vous
-feriez mieux de rester assis.</p>
-
-<p>&mdash;Si Hareton ne vous chasse pas d'ici, je le frapperai à mort!
-tonna Heathcliff. Maudite sorcière! Osez-vous prétendre à l'exciter contre
-moi? Hors d'ici! Entendez-vous! Emmenez-la dans la cuisine! Je vais la
-tuer, Ellen Dean, si vous me laissez la revoir.</p>
-
-<p>«Hareton essaya tout bas de lui persuader de s'en aller.</p>
-
-<p>&mdash;Chassez-la d'ici, cria Heathcliff d'un ton de voix sauvage.
-Allez-vous perdre votre temps à lui parler?</p>
-
-<p>«Et il s'approcha pour exécuter lui-même son ordre.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne vous obéira plus désormais, méchant homme, dit Catherine,
-et bientôt il vous détestera autant que je le fais.</p>
-
-<p>&mdash;Chut! Chut! murmura le jeune homme d'un ton de reproche; je ne
-veux pas vous entendre lui parler ainsi.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous ne souffrirez pas qu'il me frappe, lui cria-t-elle?</p>
-
-<p>&mdash;Alors, venez.</p>
-
-<p>«Mais il était trop tard: Heathcliff l'avait saisie dans ses mains.</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant, vous, allez-vous en! dit-il à Earnshaw. Satanée
-sorcière! Cette fois elle m'a provoqué au delà de ce que je pouvais
-supporter et je vais la faire s'en repentir à jamais.</p>
-
-<p>«Il l'avait empoignée par les cheveux, et Hareton essayait vainement
-de la lui enlever, le suppliant de ne pas lui faire de mal cette fois
-encore. Les yeux noirs d'Heathcliff étincelaient; il semblait prêt à
-la mettre en pièces, et je venais à mon tour à la rescousse lorsque
-je vis tout à coup ses doigts se relâcher; maintenant il la tenait
-simplement par le bras et la regardait dans les yeux. Puis il lui cacha
-les yeux avec ses mains, se recueillit un instant, et finit par lui dire
-avec assez de calme.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que vous appreniez à éviter de me passionner, ou bien il
-m'arrivera vraiment de vous tuer un jour. Allez avec Madame Dean et
-restez avec elle. Quant à Hareton Earnshaw, si je le vois vous
-écouter, je l'enverrai chercher son pain où il pourra le trouver.
-Votre amitié pour lui fera de lui un mendiant. Nelly, emmenez-la, et
-qu'on me laisse seul.</p>
-
-<p>«M. Heathcliff resta seul dans la chambre jusqu'au diner. J'avais
-conseillé à Catherine de diner en haut, mais aussitôt qu'il vit son
-siège vide, il m'envoya la chercher. Il ne parla à personne, mangea
-très peu, et sortit tout de suite après, en donnant à entendre qu'il
-ne reviendrait pas avant le soir.</p>
-
-<p>«Pendant son absence, les deux nouveaux amis s'installèrent dans la
-maison. Tout d'un coup, j'entendis que Hareton grondait durement sa
-cousine parce qu'elle s'était offerte à lui révéler la conduite de
-son beau-père envers son père à lui. Il dit qu'il ne souffrirait pas
-un mot de blâme contre M. Heathcliff. Quand même celui-ci serait le
-diable, cela n'importait; il serait de son parti. Il lui dit qu'il
-préférait la voir dire du mal de lui-même, comme elle faisait
-auparavant, que de M. Heathcliff. Catherine allait se fâcher, mais il
-trouva le moyen de la retenir en lui demandant si elle aimerait qu'il
-lui dise du mal de son père à elle. Elle parut alors comprendre
-qu'Earnshaw était attaché au maître par des liens assez forts pour
-que la raison ne puisse les dénouer, par des chaînes qu'avait forgées
-l'habitude, et qu'il serait cruel d'essayer de briser. Depuis lors, elle
-fit preuve de son bon cœur en évitant aussi bien les plaintes que les
-expressions d'antipathie à l'égard d'Heathcliff; et je ne crois pas en
-vérité que, à dater de ce jour, elle ait prononcé une seule phrase
-contre son oppresseur en présence du jeune homme.</p>
-
-<p>«Ce petit désaccord réglé, ils redevinrent amis, et s'occupèrent de
-leur mieux, elle comme maîtresse, lui comme élève. Je vins m'asseoir
-près d'eux quand j'eus fini mon ouvrage et je me sentis si heureuse de
-les voir ainsi que je ne fis pas attention à la fuite du temps. Vous le
-savez, ils m'apparaissaient tous les deux un peu comme mes enfants;
-d'elle, j'avais été fière en tous temps; et j'étais sûre maintenant
-que lui aussi serait pour moi une source de satisfaction. Sa nature
-honnête, intelligente et ardente dissipa rapidement les nuages
-d'ignorance et de dégradation où on l'avait maintenu. Son esprit en
-s'éclairant éclaira ses traits, rendit leur expression plus vive et
-plus noble. Je pouvais à peine croire que c'était le même individu
-que j'avais vu à la même place, si sauvage et si inculte, un an
-auparavant. Pendant qu'ils travaillaient et que je les admirais, le
-maître rentra. Il arriva à l'improviste, et put voir en plein notre
-groupe avant que nous ayons songé à lever les yeux.</p>
-
-<p>C'est seulement lorsqu'il fut tout près que les deux jeunes gens
-s'aperçurent de sa présence. Peut-être n'avez-vous jamais remarqué
-que leurs yeux sont tout à fait semblables? Ils ont tous les deux les
-yeux de Catherine Earnshaw. Notre Catherine n'a pas d'autre trait de
-ressemblance avec sa mère, excepté la largeur du front, et une
-disposition des narines qui lui donne l'air hautain, qu'elle le veuille
-ou non. Hareton au contraire ressemble beaucoup à sa tante; et cette
-ressemblance était alors particulièrement frappante, à cause de
-l'activité exceptionnelle de ses sens et de son esprit à ce moment.
-Peut-être est-ce cette ressemblance qui désarma M. Heathcliff: il
-s'était avancé derrière le foyer avec une agitation manifeste; mais
-il se calma aussitôt qu'il rencontra les yeux du jeune homme. Il lui
-prit le livre des mains, regarda la page ouverte, puis le rendit sans
-aucune observation, en faisant signe simplement à Catherine de
-s'éloigner. Son compagnon ne tarda pas à sortir derrière elle, et
-j'allais m'éloigner aussi lorsque le maître m'ordonna de rester avec
-lui.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà une bien pauvre conclusion, n'est-ce pas? me dit-il, après
-un instant de réflexion. J'amasse des leviers et des pioches pour démolir
-les deux maisons, et je me prépare à agir comme un hercule, et puis
-lorsque tout est prêt et en mon pouvoir, je ne me trouve plus la force
-d'enlever une seule tuile du toit. Mes anciens ennemis ne m'ont pas
-vaincu; ce serait au contraire maintenant le moment précis pour me
-venger sur ceux qui les représentent, et je pourrais le faire, et
-personne ne pourrait m'en empêcher. Mais à quoi bon? Je ne me soucie
-pas de frapper: je ne veux pas prendre la peine de lever la main. Ne
-croyez pas que j'aie trouvé cette occasion de me montrer magnanime:
-j'ai simplement perdu la faculté de trouver du plaisir à leur
-destruction, et je ne veux pas avoir la fatigue de détruire quoi ce
-soit.</p>
-
-<p>«Nelly, je sens venir en moi un changement singulier. Je prends si peu
-d'intérêt à ma vie journalière que c'est à peine si j'ai l'idée de
-manger et de boire. Ces deux êtres qui viennent de quitter cette
-chambre sont les seuls objets qui gardent pour moi une apparence
-matérielle distincte; et cette apparence me cause une peine infinie.
-D'elle, je ne veux rien dire, mais je souhaiterais vivement qu'elle
-devint invisible, sa présence n'éveille en moi que des sensations qui
-m'affolent. Lui, c'est d'une autre façon qu'il m'émeut; et cependant,
-si je pouvais le faire sans avoir l'air d'être fou, je ne le reverrais
-pas.</p>
-
-<p>«Il y a cinq minutes, Hareton m'a semblé une incarnation de ma
-jeunesse. Sa ressemblance saisissante avec Catherine le rattachait
-terriblement à elle. Mais ce n'est pas là la raison la plus puissante:
-car qu'est-ce qui n'est pas rattaché à elle pour moi? Est-il une chose
-qui ne me la rappelle pas? Je ne puis baisser les yeux vers ce plancher
-sans voir ses traits dessinés sur les dalles. Dans chaque nuage, dans
-chaque arbre, je suis environné de son image: elle remplit l'air la
-nuit, et reparaît le jour au fond de toutes choses. Les figures les
-plus ordinaires des hommes et des femmes, ma propre figure, me raillent
-en me la faisant voir. Le monde entier est une collection terrible de
-souvenirs me faisant songer qu'elle a existé et que je l'ai perdue. Eh
-bien! la vue d'Hareton a été pour moi le fantôme de mon impérissable
-amour, de mes efforts farouches pour maintenir mon droit, de ma
-dégradation et de mon orgueil, de mon angoisse et de mon bonheur.</p>
-
-<p>«Mais c'est folie de vous répéter ces idées: vous comprendrez
-comment, malgré ma répugnance à rester toujours seul, sa société
-loin d'être pour moi un bienfait, aggrave encore mon supplice; et c'est
-en partie cela qui me rend indifférent à la façon dont il se comporte
-avec sa cousine. Il m'est, impossible désormais de faire attention à
-eux.»</p>
-
-<p>&mdash;Mais que voulez-vous dire par un changement, M. Heathcliff?
-dis-je, effrayée de ses paroles. «Jamais je ne l'avais jugé en danger de
-perdre la raison ni la santé. Il était aussi fort et bien portant que
-d'ordinaire; et pour ce qui est de sa raison, il s'était complu dès
-l'enfance à insister sur les idées sombres et à entretenir
-d'étranges imaginations. Il pouvait bien avoir une monomanie au sujet
-de sa défunte idole; mais sur tous les autres points, son esprit était
-aussi solide que le mien.</p>
-
-<p>&mdash;Ce changement, je ne le connaîtrai que lorsqu'il sera venu; je
-n'en ai encore qu'un vague pressentiment.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne vous sentez pas malade, n'est-ce pas? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Non, Nelly, pas du tout.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pas peur de mourir, non plus?</p>
-
-<p>&mdash;Peur? Oh non, répliqua-t-il. Je n'ai ni la peur, ni le
-pressentiment, ni l'espoir de mourir. Avec ma constitution robuste et
-mon train de vie tempéré, il est probable que je resterai vivant
-jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un cheveu blanc sur ma tête. Et
-pourtant, je ne puis continuer à rester dans cette condition. C'est
-seulement par force que je puis faire les actes les plus insignifiants,
-noter une personne vivante ou morte qui ne se rattache pas à mon idée
-constante. Je n'ai qu'un seul désir, et tout mon être tend à le
-réaliser. J'y ai tendu si longtemps et si fermement que je suis
-convaincu que je pourrai le réaliser, et bientôt, parce qu'il a
-dévoré mon existence. Dieu! C'est une longue lutte et je voudrais
-qu'elle soit finie.</p>
-
-<p>«Il se mit à marcher dans la chambre, se murmurant à lui-même des
-choses terribles, si bien que je penchai à croire comme l'avait dit
-Joseph, que sa conscience avait fait un enfer dans son cœur. Je me
-demandai comment cela finirait car j'étais sûre que c'était là
-maintenant son état ordinaire, malgré que personne à le voir ne
-l'eût deviné. Il était alors exactement le même que lorsque vous
-l'avez vu, M. Lockwood, seulement plus épris encore de solitude, et
-peut-être encore plus laconique en société.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>«Pendant quelques jours après cette soirée, M. Heathcliff évita de
-nous rencontrer à table, sans jamais consentir cependant à en exclure
-Hareton et Cathy. Il ne voulait pas céder entièrement à ses
-sentiments, et préférait s'absenter, ne mangeant guère plus qu'une
-fois par jour.</p>
-
-<p>«Une nuit, lorsque tout le monde était couché, je l'entendis
-descendre et sortir. Le lendemain matin, il était encore absent. Nous
-étions en avril, le temps était doux et chaud, l'herbe aussi verte que
-pouvaient la rendre telle les pluies et le soleil; et les deux pommiers
-nains près du mur étaient tout en fleurs. Après le déjeuner,
-Catherine voulut absolument porter ma chaise et me faire asseoir avec
-mon ouvrage sous les sapins qui bordent la maison; et elle demanda à
-Hareton, qui s'était tout à fait remis de son accident, de lui
-arranger son petit jardin, transporté dans ce coin à la suite des
-plaintes de Joseph. Je jouissais commodément des senteurs du printemps
-et de la douceur du ciel bleu lorsque je vis ma jeune dame, qui était
-allée près de la grand'porte pour chercher des pieds de primevères,
-revenir en courant, et nous informer que M. Heathcliff revenait. «Et il
-m'a parlé, ajouta-elle, d'un air confondu.»</p>
-
-<p>&mdash;Que vous a-t-il dit, demanda Hareton?</p>
-
-<p>&mdash;Il m'a dit de me sauver aussi vite que je pouvais; mais il avait
-une figure si différente de l'ordinaire que je me suis arrêtée un moment
-pour le regarder.</p>
-
-<p>&mdash;Comment cela?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, il avait l'air presque brillant et joyeux; non, pas
-presque, mais très excité, et très gai, répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;C'est, alors, que les promenades nocturnes lui font du bien,
-remarquai-je d'un ton insouciant, mais en réalité, je n'étais pas
-moins surprise qu'elle, et j'avais hâte de constater la vérité de ce
-qu'elle venait de dire. Je trouvai un prétexte pour rentrer dans la
-maison. Heathcliff se tenait debout sur la porte: il était pâle et il
-tremblait; mais certainement il avait dans les yeux un étrange éclat
-joyeux qui altérait l'aspect de sa figure.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous déjeuner? lui demandai-je. Vous devez avoir faim
-après avoir rôdé toute la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je n'ai pas faim, répondit-il, détournant la tête et me
-parlant avec mépris comme s'il devinait que je cherchais à pénétrer
-les raisons de sa bonne humeur.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne crois pas que ce soit bon pour vous de sortir la nuit, lui
-fis-je observer: pas en tous cas pendant cette saison humide. Je
-prévois que vous allez attraper un rhume ou une fièvre, vous avez
-l'air d'avoir quelque chose.</p>
-
-<p>&mdash;Rien que ce que je peux supporter, répondit-il, et même avec
-grand plaisir, pourvu que vous me laissiez seul. Allez vous-en, et ne
-m'ennuyez pas.</p>
-
-<p>«J'obéis, et je remarquai en passant qu'il respirait avec une violence
-inouïe.</p>
-
-<p>«Ce jour-là, il s'assit à table avec nous» et reçut de mes mains
-une assiette chargée jusqu'au bord, comme s'il voulait se rattraper de
-son jeûne du matin.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai ni rhume ni fièvre, Nelly, fit-il, par allusion à mon
-discours du matin; et je suis prêt à faire honneur à la nourriture
-que vous allez me donner.</p>
-
-<p>Il avait pris son couteau et sa fourchette et commençait à manger
-lorsque tout d'un coup son excitation parut tomber. Il déposa le
-couteau et la fourchette sur la table, jeta un coup d'œil du côté de
-la fenêtre, puis se leva et sortit. Nous le vîmes marcher de long en
-large dans le jardin, pendant que nous terminions notre dîner; Earnshaw
-nous dit qu'il voulait aller le rejoindre et lui demander pourquoi il ne
-voulait pas dîner: il avait peur de l'avoir offensé en quelque façon.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, va-t-il venir? demanda Catherine en voyant revenir son
-cousin.</p>
-
-<p>&mdash;Non, répondit-il, mais il n'est pas fâché; en vérité il avait
-plutôt l'air heureux; seulement je l'ai impatienté en lui adressant
-une seconde fois la parole, et alors il m'a dit de retourner vous
-rejoindre.</p>
-
-<p>«Je mis son assiette au chaud; et, après une heure ou deux, il rentra,
-sans paraître calmé en aucune façon. Il avait la même expression
-anormale de joie sous ses sourcils noirs, le même teint pâle, et de
-temps à autre il laissait voir ses dents dans un vague sourire. Il
-tremblait, non comme on tremble de froid ou de faiblesse, mais plutôt
-d'une vibration incessante et régulière.</p>
-
-<p>«Je ne me retins plus de savoir ce qu'il avait.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous appris de bonnes nouvelles, M. Heathcliff? Vous avez
-l'air plus animé que de coutume?</p>
-
-<p>&mdash;Et d'où? D'où pourrais-je avoir une bonne nouvelle? Je suis
-simplement excité par la faim, et avec cela je ne peux pas manger.</p>
-
-<p>&mdash;Votre dîner est là, répondis-je; pourquoi ne le mangeriez-vous
-pas?</p>
-
-<p>&mdash;Non, pas maintenant, murmura-t-il rapidement. J'attendrai le
-souper. Et, Nelly, une fois pour toutes, laissez-moi vous prier de prévenir
-Hareton et les autres qu'ils aient à se tenir à l'écart de mon
-chemin. Je veux n'être dérangé par personne: je veux avoir cet
-endroit pour moi seul.</p>
-
-<p>&mdash;Y a-t-il quelque nouvelle raison à ce bannissement? demandai-je.
-Dites-moi ce qui vous rend si singulier, M. Heathcliff. Où êtes-vous
-allé la nuit dernière? Ce n'est pas par vaine curiosité que je vous
-fais cette question.</p>
-
-<p>&mdash;Si, c'est par curiosité, fit-il avec un rire; mais, n'importe, je
-vais y répondre. La nuit dernière, j'étais sur le seuil de l'Enfer.
-Aujourd'hui, je suis en vue du Ciel. J'y ai mes yeux fixés: à peine
-trois pas pour m'en séparer. Et maintenant, vous feriez mieux de vous
-en aller.</p>
-
-<p>«C'est ce que je fis en effet, plus perplexe qu'auparavant, après
-avoir balayé le foyer et nettoyé la table.</p>
-
-<p>«Il resta dans la maison toute cette après-midi et personne ne
-dérangea sa solitude jusqu'à ce que, à huit heures, je crus devoir me
-permettre de lui apporter de la lumière et son souper. Il s'appuyait
-contre le rebord d'une fenêtre ouverte, mais il ne regardait pas dehors
-et avait le visage tourné vers l'intérieur sombre de l'appartement. Le
-feu s'était éteint; la chambre était remplie de l'air doux et humide
-du soir; et le calme était si grand que non seulement on pouvait
-distinguer le murmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais encore le
-bruit de son frottement contre les galets ou les larges pierres qu'il
-rencontrait sur son chemin. En entrant, je me mis à fermer les volets
-des fenêtres, jusqu'à ce que je parvins à la fenêtre où il s'était
-appuyé.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je fermer ceci? demandai-je pour l'éveiller, car il restait
-immobile.</p>
-
-<p>«La lumière éclaira ses traits pendant que je lui parlais. Oh! M.
-Lockwood, je ne puis vous dire le frisson terrifié que me causa ce
-rapide coup d'œil! Ces yeux noirs et profonds! Ce sourire et cette
-pâleur de spectre! Je crus voir, non pas M. Heathcliff, mais un
-fantôme; et, dans mon épouvante, je baissai la chandelle de façon
-qu'elle s'éteignit.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, fermez, me répondit-il d'une voix familière. Mais voyez
-comme vous êtes maladroite. Pourquoi teniez-vous la chandelle de cette
-façon? Allons, faites vite et rapportez-en une autre.</p>
-
-<p>«Je me hâtai en effet, affolée, je sortis, et, n'osant pas rentrer,
-je dis à Joseph que le maître lui ordonnait d'apporter de la lumière
-et de rallumer le feu.</p>
-
-<p>«Joseph partit avec des cendres chaudes pour rallumer le feu; mais
-aussitôt il revint, rapportant et les cendres et le souper. Il
-m'annonça que M. Heathcliff allait se coucher et ne voulait pas manger
-jusqu'au lendemain. Nous l'entendîmes en effet monter aussitôt
-l'escalier; il n'alla pas dans sa chambre habituelle, mais entra dans
-celle du lit à panneaux: la fenêtre de cette chambre est assez large
-pour qu'on puisse passer à travers, et je soupçonnai Heathcliff de
-méditer de nouveau une excursion nocturne dont il ne voulait pas que
-nous nous apercevions.</p>
-
-<p>«Après une nuit traversée des rêves les plus horribles, je me levai
-et j'allai dans le jardin pour voir s'il y avait des traces de pas sous
-la fenêtre. Mais non, il n'y en avait aucune. «Il est resté ici la
-nuit, pensai-je, tout ira bien aujourd'hui.» Je préparai le déjeuner
-à l'ordinaire, et je dis à Hareton et à Catherine de ne pas attendre
-l'arrivée du maître.</p>
-
-<p>«Ils aimèrent mieux déjeuner dehors sous les arbres et j'allai leur
-disposer une petite table à cette intention.</p>
-
-<p>«En rentrant, je trouvai M. Heathcliff descendu. Il causait avec Joseph
-des affaires de la ferme: il lui donnait des indications claires et
-détaillées, mais il parlait très vite, tournait sans cesse la tête
-de côté, et gardait toujours cette expression exaltée, plus forte
-même que la veille. Lorsque Joseph quitta la chambre, il s'assit à sa
-place ordinaire et je mis un bol de café devant lui. Il fit un geste
-pour le rapprocher de lui, puis reposa ses bras sur la table et se mit
-à observer avec un soin infini un endroit déterminé du mur en face de
-lui; ses yeux mobiles étincelaient, et il paraissait si intéressé à
-ce qu'il voyait que parfois il s'arrêtait une demi-minute pour
-respirer.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, m'écriai-je, lui mettant un morceau de pain dans la main,
-buvez votre café pendant qu'il est chaud, il y a près d'une heure
-qu'il attend.</p>
-
-<p>«Il ne fit pas attention à moi, et pourtant il sourit. J'aurais
-préféré le voir grincer des dents que sourire de cette façon.</p>
-
-<p>&mdash;M. Heathcliff! Mon maître! m'écriai-je; pour l'amour de Dieu, ne
-regardez pas comme si vous voyiez une vision surnaturelle.</p>
-
-<p>&mdash;Pour l'amour de Dieu, ne criez pas si fort, me répondit-il.
-Regardez alentour, et dites-moi si nous sommes seuls?</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement, nous sommes seuls.</p>
-
-<p>«Pourtant je lui obéis involontairement comme si je n'en étais pas
-tout à fait sûre. Lui cependant éloigna le pain et la cuiller, et
-s'accouda sur la table pour regarder plus à son aise.</p>
-
-<p>«Je m'aperçus alors que ce n'était pas le mur qu'il regardait, car
-son regard avait l'air d'être dirigé sur quelque chose de très
-éloigné. Et la chose qu'il voyait, quelle qu'elle fut, paraissait à
-la fois lui donner un plaisir et une peine infinis: car sa figure avait
-une expression où l'angoisse se mêlait avec le ravissement. J'eus beau
-lui rappeler son abstinence prolongée de toute nourriture; lorsqu'il
-faisait un mouvement pour prendre un morceau de pain, ses doigts se
-détendaient avant de le saisir, et retombaient sur la table, inertes.</p>
-
-<p>«Et comme je continuais mes instances, il s'irrita, me demanda pourquoi
-je ne le laissais pas prendre son temps, me dit que la prochaine fois
-j'aurais à le laisser déjeuner seul et à m'en aller. Après quoi il
-quitta la maison, descendit vivement le sentier du jardin et disparut
-par la grand'porte.</p>
-
-<p>«Il ne revint qu'après minuit, et, au lieu d'aller se coucher, il
-s'enferma dans l'appartement du bas. Ne pouvant dormir, j'écoutai, et
-je finis par me lever et par descendre. Je distinguai le pas de M.
-Heathcliff se promenant de long en large. De temps à autre il rompait
-le silence pour pousser un profond soupir pareil à un grognement. Il
-murmurait aussi des mots incohérents, mais le seul que je pus saisir
-était le nom de Catherine, prononcé sur un ton bas et grave, comme
-celui d'une personne présente à qui il aurait parlé. Je n'eus pas le
-courage d'entrer dans la chambre, mais, voulant le tirer de sa rêverie,
-je me mis à préparer le feu de la cuisine et à gratter les cendres.
-Il s'aperçut du bruit plus tôt que je n'avais pensé. Il ouvrit
-immédiatement la porte et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Nelly, venez ici; est-ce déjà le matin? Venez avec votre
-lumière.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà quatre heures qui sonnent, répondis-je. Vous avez sans
-doute besoin d'une chandelle pour remonter dans votre chambre?</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne veux pas remonter dans ma chambre, dit-il. Venez, et
-allumez-moi le feu, et faites tout ce qu'il y a à faire dans la maison.</p>
-
-<p>«J'apportai un soufflet, et je m'assis près du foyer. Lui cependant
-continuait à marcher, et ses lourds soupirs se succédaient si pressés
-qu'ils semblaient avoir remplacé sa respiration accoutumée.</p>
-
-<p>&mdash;Au point du jour, j'enverrai chercher Green, me dit-il; je veux
-l'interroger sur certains détails de législation tandis que je peux
-encore accorder une pensée à ces matières, et agir avec un peu de
-calme. Je n'ai pas encore écrit mon testament, et je ne puis décider
-ce que je dois faire de ma propriété. Je voudrais pouvoir l'anéantir
-de la surface de la terre.</p>
-
-<p>&mdash;Ne parlez pas ainsi, M. Heathcliff. Attendez encore avec votre
-testament: vous aurez encore le temps de vous repentir de vos nombreuses
-injustices. Jamais je n'aurais pensé que vos nerfs se détraqueraient,
-et cependant ils sont singulièrement détraqués maintenant, et presque
-entièrement par votre propre faute. La façon dont vous avez passé ces
-trois dernières nuits aurait abattu l'homme le plus fort. Prenez
-quelque nourriture et quelque repos. Vous n'avez qu'à vous regarder
-dans une glace pour voir combien vous avez besoin de l'une et de
-l'autre. Vos joues sont creuses, et vos yeux pleins de sang; vous êtes
-comme une personne qui meurt de faim et qui perd la vue par manque de
-sommeil.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas ma faute si je ne puis dormir ni me reposer; je vous
-assure que ce n'est nullement par un dessein prémédité. Je le ferai
-aussitôt que je pourrai. Mais vous pourriez aussi bien dire à un homme
-qui lutte dans l'eau de se reposer à quelque distance du rivage. Il
-faut d'abord que j'y parvienne, et alors je me reposerai. Pour M. Green,
-soit, n'en parlons plus; et quant à me repentir de mes injustices, je
-n'ai pas fait d'injustices et ne me repens de rien. Je suis trop
-heureux; et cependant, je ne suis pas assez heureux. Le bonheur de mon
-âme tue mon corps, sans se satisfaire lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Heureux, maître? m'écriai-je. Étrange bonheur! Si vous vouliez
-m'écouter sans vous mettre en colère je vous donnerais un conseil qui
-pourrait vous rendre plus heureux.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est? Donnez.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez, dis-je, M. Heathcliff, que depuis l'âge de treize ans
-vous avez mené une vie égoïste et peu chrétienne; et c'est à peine,
-probablement, si vous avez tenu une Bible dans vos mains pendant tout ce
-temps. Vous devez avoir oublié le contenu de ce livre. Croyez-vous
-qu'il serait mauvais d'envoyer chercher un ministre ou quelqu'un pour
-vous l'expliquer, pour vous montrer combien vous vous êtes écarté de
-ses préceptes?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis plutôt content que fâché de ce que vous me dites, Nelly,
-car vous me faites songer à vous indiquer de quelle façon je veux
-être enterré. Je veux que l'on me porté au cimetière le soir. Vous
-pourrez, si vous voulez, m'accompagner avec Hareton; et vous aurez soin
-de veiller à ce que le fossoyeur obéisse à mes instructions au sujet
-des deux cercueils. Aucun ministre n'a besoin de venir, et il n'y a
-besoin de rien dire sur mes restes. Je vous répète que j'ai presque
-atteint mon ciel à moi, et celui des autres ne me tente en aucune
-façon.</p>
-
-<p>«Aussitôt, qu'il entendit se lever les autres membres de la famille,
-il se retira dans sa tanière, et je respirai plus librement. Mais
-l'après-midi, tandis que Joseph et Hareton étaient à leur ouvrage, il
-entra dans la cuisine, et, d'un air égaré, me dit de venir m'asseoir
-dans la maison parce qu'il avait besoin de quelqu'un avec lui. Je
-refusai, lui disant simplement que l'étrangeté de ses discours et de
-ses manières m'épouvantait, et que je n'avais ni assez de nerfs ni
-assez de courage pour rester seule avec lui.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que vous me prenez pour un démon, dit-il, avec son
-sinistre sourire: je vous apparais comme quelque chose de trop horrible
-pour vivre sous un toit humain. Puis se tournant vers Catherine, qui se
-trouvait là, et qui se cacha derrière moi à son approche, il ajouta,
-en raillant à demi:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous venir, vous, petite poulette? Je ne vous ferai pas de
-mal. Mais non! Pour vous je me suis rendu pire que le diable. Eh bien, il y
-en a une qui n'aura pas peur de m'accompagner. Par Dieu! elle est
-impitoyable. Oh, par l'enfer! c'est infiniment trop à supporter pour la
-chair et le sang, même pour les miens!</p>
-
-<p>«Il ne demanda plus la société de personne. Au crépuscule, il monta
-dans sa chambre, et pendant toute la nuit, et longtemps dans la
-matinée, nous l'entendîmes grogner et se murmurer à lui-même.
-Hareton désirait entrer; mais je lui dis d'aller chercher M. Kenneth et
-qu'il entrerait avec lui. Lorsque le médecin arriva, il trouva la porte
-verrouillée. Heathcliff nous dit d'aller au diable, qu'il se portait
-mieux et voulait rester seul.</p>
-
-<p>«La soirée qui suivit fut très humide, il ne cessa pas de pleuvoir
-jusqu'au matin. Ce matin-là, en faisant le tour de la maison, je vis
-que la fenêtre de la chambre d'Heathcliff était grande ouverte, et que
-la pluie y tombait tout droit. «Il est impossible qu'il soit dans son
-lit, me dis-je. Ces averses l'auraient pénétré de part en part.» Et
-je me résolus à aller hardiment voir ce qui en était.</p>
-
-<p>«Avec une autre clé, je parvins à ouvrir la porte; je défis les
-panneaux du lit. M. Heathcliff était là, couché sur son dos. Ses yeux
-rencontrèrent les miens d'un regard si pénétrant et si ferme que je
-tressaillis; il me sembla de plus qu'il souriait. Je ne pouvais penser
-qu'il fût mort; mais son visage et sa gorge étaient tout trempés de
-pluie; les draps du lit étaient humides; et lui restait parfaitement
-immobile. Le volet, dans son mouvement, avait écorché une de ses
-mains; et aucun sang ne sortait de l'écorchure. Lorsque je pris cette
-main dans la mienne, le doute ne fut plus possible: Heathcliff était
-mort.</p>
-
-<p>«Je fermai la fenêtre; j'écartai de son front ses longs cheveux
-noirs, j'essayai de fermer ses yeux, pour éteindre et cacher à tous
-cet effrayant regard exultant. Mais les yeux ne voulurent pas se fermer,
-et semblèrent railler mes efforts. Je vis aussi une raillerie dans ses
-lèvres entrouvertes et ses dents blanches. Prise d'un nouvel accès de
-frayeur, j'appelai Joseph. Mais Joseph, après avoir su ce qui en
-était, se refusa résolument à intervenir.</p>
-
-<p>&mdash;Le diable a emporté son âme, cria-t-il, et il peut bien prendre
-sa carcasse par dessus le marché sans que je m'en soucie.</p>
-
-<p>«Après quoi il tomba sur ses genoux, leva les mains, et remercia le
-ciel de ce que le maître légitime fût remis dans ses droits.</p>
-
-<p>«Le pauvre Hareton, celui qui avait été le plus maltraité, fut aussi
-celui qui souffrit le plus. Il resta assis toute la nuit près du corps,
-pleurant amèrement. Il pressait les mains de Heathcliff, baisait cette
-figure sarcastique et sauvage que tout le monde excepté lui évitait
-même de regarder.</p>
-
-<p>«Nous l'enterrâmes comme il l'avait désiré, au grand scandale de
-tout le voisinage. Tout le cortège était composé d'Earnshaw et de
-moi, du fossoyeur, et de six hommes pour porter le cercueil. Les six
-hommes partirent après avoir déposé le corps dans la fosse; nous
-restâmes seuls pour voir la terre tomber sur lui. Hareton planta, par
-dessus, du gazon vert, qui est à présent aussi frais et aussi
-verdoyant que sur les tombes voisines; j'espère donc que celui qui en
-est recouvert dort avec le même calme. Mais les gens du pays, si vous
-les interrogez, vous jureront sur la bible qu'il revient, il y en a qui
-disent qu'ils l'ont rencontré près de l'église, d'autres sur la
-lande; d'autres même dans la maison. Il y a un mois, j'allais un soir
-à la Grange, par un temps de ténèbres et de tonnerre; et juste au
-tournant des Heights je rencontrai un petit garçon qui avait un mouton
-et deux agneaux devant lui. Il pleurait: lorsque je lui demandai ce
-qu'il avait, il me dit que «là-bas, sous les arbres, il y avait
-Heathcliff et une femme, et qu'il n'osait pas passer devant eux.»</p>
-
-<p>«Je ne vis rien, mais ni le mouton ni lui ne voulaient avancer. Sans
-doute ces fantômes étaient nés de ses rêveries, à la suite de ce
-qu'il avait entendu dire à ses parents et à ses compagnons. Depuis
-lors, pourtant, je n'aime plus à sortir seule la nuit, ni à rester
-seule dans cette sombre maison; et je serai bien heureuse quand, nous
-rentrerons à la Grange.</p>
-
-<p>&mdash;Alors ils vont à la Grange? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répondit Madame Dean, dès qu'ils seront mariés, c'est-à-dire
-après le nouvel an.</p>
-
-<p>&mdash;Et qui est-ce qui vivra ici?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Joseph prendra soin de la maison; et il y aura peut-être
-un garçon pour lui tenir compagnie. Il vivra dans la cuisine, et le reste
-sera fermé.</p>
-
-<p>&mdash;À l'usage des fantômes qui voudront l'habiter? dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Non, M. Lockwood, dit Nelly en secouant la tête. Je crois que les
-morts dorment en paix; mais il n'est pas bon d'en parler avec
-légèreté.»</p>
-
-<p>À ce moment, la grand'porte s'ouvrit: les deux promeneurs
-revenaient.</p>
-
-<p>&mdash;Eux, ils n'ont peur de rien, murmurai-je en les regardant par la
-fenêtre. «Ensemble, ils braveraient Satan et ses légions.» Je me
-sentis une fois de plus irrésistiblement poussé à les éviter, et
-laissant un petit souvenir dans la main de Madame Dean, je quittai la
-maison.</p>
-
-<p>Sur mon chemin, je fis un petit détour du côté du cimetière. Après
-avoir cherché quelque temps, je découvris les trois pierres debout à
-l'entrée de la lande; celle du milieu grise et à demi cachée sous la
-bruyère, celle d'Edgar Linton légèrement recouverte de gazon et de
-mousse, celle d'Heathcliff encore presque nue.</p>
-
-<p>J'errais autour d'elles, sous ce beau ciel, j'observai les vers se
-glissant dans l'herbe, j'écoutai la douce brise qui agitait les
-feuilles, et je me demandai comment quelqu'un pouvait imaginer un
-sommeil inquiet à ceux qui dormaient sous cette terre si tranquille.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4>FIN</h4>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT ***
-
-***** This file should be named 63193-h.htm or 63193-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/3/1/9/63193/
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License (available with this file or online at
-http://gutenberg.org/license).
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-</pre>
-
-</body>
-
-</html>
diff --git a/old/63193-h/images/amant_cover.jpg b/old/63193-h/images/amant_cover.jpg
deleted file mode 100644
index 294f9cd..0000000
--- a/old/63193-h/images/amant_cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ