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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Un amant - -Author: Emily Brontë - -Translator: Teodor de Wyzewa - -Release Date: September 13, 2020 [EBook #63193] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale -de France.) - - - - - - -ÉMILY BRONTË - - -UN AMANT - - -TRADUCTION FRANÇAISE - -PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION - -Par T. DE WYZEWA - - -PARIS - -LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER - -PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS - -38, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33 - -1892 - - - - -TABLE DE MATIÈRES -PROLOGUE -CHAPITRE PREMIER -CHAPITRE II -CHAPITRE III -PREMIÈRE PARTIE -CHAPITRE PREMIER -CHAPITRE II -CHAPITRE III -CHAPITRE IV -CHAPITRE V -CHAPITRE VI -CHAPITRE VII -CHAPITRE VIII -CHAPITRE IX -CHAPITRE X -CHAPITRE XI -CHAPITRE XII -CHAPITRE XIII -CHAPITRE XIV -DEUXIÈME PARTIE -CHAPITRE PREMIER -CHAPITRE II -CHAPITRE III -CHAPITRE IV -CHAPITRE V -CHAPITRE VI -CHAPITRE VII -CHAPITRE VIII -CHAPITRE IX -CHAPITRE X -CHAPITRE XI -CHAPITRE XII -ÉPILOGUE - - - - -Le roman d'Émily Brontë porte en anglais le titre de _Wuthering -Heights_: c'est le nom d'une ferme où se passe l'action principale. Ce -nom signifie littéralement la _Colline battue du vent._ On aurait pu -trouver, pour le traduire en beau français, vingt expressions -ingénieuses; mais aucune traduction n'aurait rendu l'effet de grandeur -tragique du titre anglais. Le titre français que nous avons choisi aura -du moins le mérite d'être simple et sans prétention. Nous n'avons -fait aucun autre changement au livre d'Émily Brontë; à peine si nous -nous sommes permis de couper, dans les premiers chapitres, quelques -passages épisodiques qui embarrassaient le récit. - -(_Note des traducteurs_). - - - - -ÉMILY BRONTË - - -C'est M. Émile Montégut qui, en même temps qu'il révélait au public -français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité -en France le nom d'Emily Brontë, la sœur cadette de l'auteur de _Jane -Eyre._ Voici comme il parlait d'elle, en 1847, dans un article de la -_Revue des Deux-Mondes_: - -Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur -tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n'a -pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être -que celui de Charlotte: il était, en tout cas, plus primesautier, plus -naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de _génial._ Dans -l'ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les -plus remarquables sont celles qu'elle a faites. Toutes ont beaucoup -d'élévation; celles d'Emily seules ont de l'accent. - -Du seul ouvrage en prose d'Emily Brontë, de son roman _Wuthering -Heights_, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut -disait: - - -D'un bout à l'autre, la terreur domine, et nous assistons à une -succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui -de la houille qui brûle. La sombre imagination d'Emily fait défiler -devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des -personnages et des scènes d'autant plus effroyables que la terreur -qu'ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas -d'apparitions ni d'événements merveilleux, mais de passions féroces -ou d'instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte: -ils ont l'apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais -bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur -vous, vous fascinent et vous troublent. L'effet poétique produit est -d'autant plus grand que l'auteur n'apparaît jamais derrière ses -personnages. Emily raconte sobrement, brièvement; son énergique -fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui -se joue de la peur. - -... J'ai parlé du talent qu'avait Charlotte pour surprendre les -perversités cachées de l'âme; mais enfin les perversités qu'elle -décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous -tous. Emily va beaucoup plus loin: elle devine le secret des passions -criminelles, elle regarde d'un œil avide le jeu des passions coupables. -Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous -défier de ne pas les aimer. - - -Le seul rappel de ce jugement de M. Montégut suffira, je pense, pour -attirer sur le roman d'Emily Brontë la curiosité des lecteurs -français d'aujourd'hui. Mais il n'en allait pas de même en 1857. Ce -que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce -n'était pas la peinture de «passions féroces et d'instincts -criminels». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop -de talent «pour surprendre les perversités cachées de l'âme», ils -préféraient les romans plus familiers de Mistress Gaskell, dont le nom -risquerait d'être maintenant oublié si elle n'avait, entre deux -récits, publié un excellent ouvrage biographique sur la famille -Brontë. Quant au roman d'Emily, _Wuthering Heights_, la recommandation -de M. Montégut ne paraît avoir inspiré le désir de le traduire à -aucune des innombrables dames suisses ou polonaises qui, de 1850 à -1870, ont encombré nos librairies de romans _adaptés_ de l'anglais. -Pendant que nos jeunes critiques s'ingéniaient à nous présenter -Shelley, Rossetti, Swinburne, dont il pouvait être à tout le -moins entendu d'avance que le génie nous resterait toujours -incompréhensible, personne ne s'est avisé de reprendre l'étude de ce -livre singulier, qui demeure aujourd'hui, après quarante ans, le -produit le plus excentrique de la littérature anglaise. Notre public a -continué quelque temps à croire que l'auteur de _Jane Eyre_ était la -seule miss Brontë qui méritait d'être connue: après quoi il a -oublié même l'auteur de _Jane Eyre_, pour essayer de s'intéresser aux -romans de George Eliot. Les réputations étrangères ont toujours plus -vite fait, en France, de nous fatiguer que de nous séduire. - -En Angleterre le roman d'Emily Brontë est loin d'être aussi -parfaitement inconnu. C'est même un des livres dont il se vend, tous -les ans, le plus grand nombre d'exemplaires et un nombre plus grand -d'année en année. Mais, si chacun l'a lu, personne n'en parle, tout au -moins dans les journaux, les revues, les recueils d'essais, les -histoires de la littérature. Il semblerait que ce soit une gêne pour -la réserve anglaise d'avoir à nommer en public ce livre bizarre ou -s'étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants -grandie jusqu'à un tragique sublime, une passion amoureuse toute -frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité. - -Dans un pays où le roman est considéré de plus en plus comme un genre -de dames et de demoiselles, on évite d'insister sur un roman aussi peu -fait pour l'édification morale ou l'inoffensive récréation des -familles: sans compter que _Wuthering Heights_ est l'œuvre d'une jeune -fille qui, n'ayant jamais rien su de la vie, a inventé de toutes -pièces le sujet et les caractères, et qui a ainsi laissé l'exemple -d'une imagination en vérité très originale, mais nullement telle que -des parents anglais en peuvent souhaiter chez leurs filles. - -De temps à autre seulement, certains écrivains d'une hardiesse -éprouvée osent proclamer leur admiration pour le génie d'Emily -Brontë. C'est ainsi que, en 1877, dans un de ces essais où la noblesse -de l'intention et l'abondance des métaphores suppléent de leur mieux -à l'absence de tous arguments critiques, M. Swinburne a eu le courage -d'affirmer la supériorité de _Wuthering Heights_ sur les plus fameux -romans de George Eliot, alors au comble de sa faveur près du public -anglais. Bien avant lui, d'ailleurs, et dès 1848, c'est-à-dire -l'année même de la mort d'Emily Brontë, un poète d'une vigueur de -raison et d'une délicatesse de sentiment tout à fait remarquables, -Sidney Dobell, avait rendu hommage, dans la revue _le Palladium_, au -génie du romancier nouveau, qui n'était connu encore que sous son -pseudonyme d'Ellis Bell. Il y a quelques années enfin, en 1883, miss -Mary Robinson a consacré à Emily Brontë un volume de la collection -des _Eminent Women_, un volume plein de détails curieux, que vient -relever tout le long des pages un souffle très particulier d'admiration -cordiale et discrète. Mais ce sont là des exceptions. Le nom d'Emily -Brontë continue à être, en Angleterre, de ceux qu'on n'aime pas à -citer, comme le nom de ce Thomas de Quincey à qui ses compatriotes ne -pardonneront jamais, non point, certes, ses habitudes d'ivrognerie, -d'ailleurs très problématiques, mais ce qu'il y a eu au fond de son -mobile esprit de fuyant et d'un peu ténébreux. - -_Wuthering Heights_ date de 1848, il y a plus de quarante ans; mais -Emily était si peu au courant des habitudes littéraires de son temps, -qu'elle n'y a mis aucun de ces artifices romanesques alors à la mode et -qui aujourd'hui nous rendent si malaisée la lecture des romans de -Charlotte, la sœur aînée. Ce qui a pu paraître aux contemporains -gaucherie et inexpérience, la simplicité du sujet, l'absence -d'intrigues, le petit nombre des personnages, la constante répétition -de scènes pareilles dans des cadres pareils, j'imagine que c'est cela -même qui a sauvé de la poussière du temps et nous a gardé si vivante -cette œuvre, seule dans son genre, qui tient à la fois de la chronique -villageoise et de la plus sombre tragédie lyrique. - -Mais de juger dans son ensemble le roman d'Emily Brontë, M. Montégut -s'en est chargé, dans l'article que j'ai cité plus haut, et il l'a -fait mieux infiniment qu'il ne me serait possible de le faire. Il a -donné aussi, dans le même article, une courte analyse du sujet de -_Wuthering Heights_: encore n'est-il point d'analyse qui puisse faire -concevoir une juste idée d'un roman où l'intérêt est tout moral et -consiste dans la minutieuse peinture des mille nuances d'une très -étrange passion. Mais il m'a semblé que ce serait encore une façon -d'apprécier et de juger ce roman que de montrer l'âme attirante et -mystérieuse dont il est le produit. Dans un temps où il suffit à -Mademoiselle Marie Bashkirtseff de laisser voir à outrance le détail -de ses excentricités pour devenir quelque chose comme la Vierge d'une -religion nouvelle, j'ai pensé que la native et bien involontaire -singularité de l'auteur de _Wuthering Heights_ pourrait valoir quelque -sympathie à cette pâle jeune fille, la plus chère pour moi entre -toutes celles dont on aperçoit l'image dans les livres. Aussi bien le -livre excellent de miss Mary Robinson m'offre-t-il de la manière la -plus parfaite tous les traits de cette image: il n'y a pas un fait -important de la vie d'Emily qui ne s'y trouve rapporté, à la place et -sous le jour qui conviennent. - - * -* * - -Emily Brontë est née en 1818, à Thornton, mais elle avait à peine -deux ans lorsque ses parents s'établirent à Haworth, dans le -Yorkshire, où l'on peut bien dire que s'est passé tout ce qu'elle a -vécu de sa vie. - -Son père, le Révérend Patrick Brontë, B. A. (de son vrai nom -Prunty), était né en Irlande de parents irlandais: par lui s'est -transmis à Emily et à son frère Branwell ce pur sang celtique qui -les fait voir si différents des natures anglo-saxonnes dans chacun des -traits de leur esprit et de leur caractère. C'était au surplus un -niais et un assez pauvre sire que le Révérend Patrick Brontë: -incapable d'affection et pour ses parents, dont il n'a jamais daigné -s'enquérir dès qu'il eut quitté l'Irlande, et pour sa femme, qu'il a -traitée avec une froideur et une dureté constantes, et pour ses -enfants, dont il se prenait seulement de temps à autre à soupçonner -l'existence. Après s'être frayé de son mieux un petit chemin, il -s'était reposé dans un égoïsme plein de fatuité; il jugeait les -choses de très haut, ne tolérant pas d'être contredit, et vivait -isolé parmi les siens, tout occupé à la lecture et à la discussion -des journaux politiques, à la préparation de ses sermons et à la -composition de fâcheux poèmes, dont le plus notable est une _Épitre -Révérend J. B., qui voyageait pour sa santé._ - -Sa femme, Maria Branwell, était la fille d'un petit marchand de -Penzance, dans les Cornouailles, et la nièce d'un collègue et ami de -Patrick Brontë, peut-être ce même J. B., qui voyageait pour sa -santé. Elle s'était mariée à vingt-deux ans, en 1812; en 1820, elle -est morte, laissant un fils, Branwell Brontë, et cinq filles, Maria, -Élisabeth, Charlotte, Emily et Anne. Une personne douce, résignée, -au demeurant insignifiante, telle semble avoir été la mère d'Emily: -sa fille a hérité d'elle le germe de la maladie qui l'a tuée, -peut-être aussi cette tendresse rêveuse et pleine de mélancolie dont -la face s'aperçoit dans ses poèmes et quelques passages de son roman. - -J'ai eu l'occasion, il y a deux ans, de visiter ce village d'Haworth où -a vécu depuis 1820 la famille Brontë. C'était un jour de septembre, -et la vieille cathédrale d'York m'était apparue le matin toute -rajeunie sous un clair soleil. Mais lorsque le train qui m'amenait -s'arrêta dans la gare de Haworth, je cherchai vainement le soleil parmi -les gros nuages que le vent remplaçait à tout instant l'un par -l'autre. Ce vent, un sombre vent froid et sonore, c'est le souvenir le -plus vif que j'ai conservé de Haworth; c'est le même vent qui souffle -en permanence sur les _Wuthering Heights_, les collines orageuses où -habitent les héros du roman d'Emily; c'est le même qui souffle dans -les âmes de ces héros, secouant comme des nuages les terribles -passions de leurs cœurs. J'eus le sentiment aussi que le soleil ne -devait jamais éclairer d'une bien franche lumière ce village désolé, -qui s'allongeait au flanc d'une colline sauvage, et je crus deviner -pourquoi les scènes de tranquille bonheur brillaient elles-mêmes d'un -jour si malingre dans les romans qu'Emily et ses deux sœurs avaient -conçus là. Je montai l'unique rue jusqu'au sommet de la colline où -s'élève, entourée de bruyères, la maison du révérend pasteur. Là -s'est faite l'éducation d'Emily, là s'est formée son âme. Et il est -naturel qu'elle ait aimé profondément ce lugubre paysage, car c'est -lui, à coup sûr, qui a le plus contribué à créer l'énergique, -silencieuse et passionnée personne qu'elle a été. - -Lorsque la petite Emily vint avec ses parents habiter le presbytère de -Haworth, sa mère commençait déjà à souffrir du mal dont elle devait -mourir. Les six enfants ne la voyaient presque jamais. Ils ne voyaient -que de loin en loin leur digne père, qui, ayant la digestion difficile, -avait imaginé de se faire servir ses repas dans sa chambre. De temps à -autre seulement il daignait venir prendre le thé dans le salon avec ses -enfants; encore était-ce pour se faire lire par une de ses filles les -articles des journaux et pour s'entretenir des menus événements de la -politique courante. Ni livres d'histoires à images, ni poupées, ni -jeux d'aucune sorte, Emily et ses sœurs ne connurent rien de pareil. -À quinze ans, Emily ne savait aucun jeu, et un jour que des enfants du -village étaient venus au presbytère, on vit les grandes filles du -pasteur leur demander avec curiosité comment on devait s'y prendre pour -jouer. - -Les six enfants, d'ailleurs, vivaient ensemble et ne se quittaient pas. -L'aînée des filles, Marie, s'était peu à peu habituée à les -conduire: «Elle était bonne comme une mère, rapporte une vieille -femme de Haworth, qui a veillé Madame Brontë dans sa maladie. Mais -jamais aussi il n'y a eu d'aussi parfaits enfants. Je les croyais -bêtes, tant ils différaient de tout ce que j'avais vu. M. Brontë leur -avait interdit de manger de la viande, par le motif que lui-même, dans -son enfance, n'avait été nourri que de pommes de terre; et ils ne -mangeaient que des pommes de terre, mais jamais je ne les ai vus -désirer autre chose. Ils étaient tranquilles et bons; Emily était la -plus jolie.» - -Cette existence dura encore un an après la mort de la mère. Les -enfants continuaient à dormir tous dans la même chambre, à se nourrir -de pommes de terre, et à avoir pour distraction principale la lecture -des journaux. En 1822, la sœur de leur mère, miss Branwell, vint -prendre la direction du ménage; sa venue, d'ailleurs, ne modifia guère -la manière de vivre des enfants, d'Emily surtout, que miss Branwell ne -put jamais se résoudre à aimer. - -Jamais enfants ne furent à ce point privés de tous les avantages de -l'enfance; jamais il n'y eut d'enfants qui eussent été si peu enfants. -À cinq ans, Emily, à qui son père demandait, par manière d'exercice -intellectuel, comment il convenait de traiter Branwell s'il était trop -bruyant, répondit qu'il fallait «d'abord raisonner avec lui, puis, au -cas où il refuserait d'entendre, le fouetter». À six ans, elle -écrivait des contes fantastiques, pleins déjà d'imaginations sombres. - -Et les journées se passaient, monotones, muettes, lugubres. Les petites -filles se levaient à cinq heures, balayaient, surveillaient le -déjeuner, prenaient une leçon d'anglais avec leur père et une leçon -de couture avec leur tante; le reste du temps, c'était la promenade sur -la bruyère, la lente promenade toujours recommencée. Les six enfants -marchaient côte à côte, tantôt commentant les dernières nouvelles -des affaires d'Orient, tantôt se racontant à tour de rôle de -terribles histoires, sous le vent qui soufflait. - -En septembre 1824, Emily et Charlotte furent mises en pension à -Cowan-Bridge, dans une école où étaient déjà leurs deux sœurs -aînées. C'était une de ces écoles-géhennes comme on peut en voir -dans les romans de Dickens, à moins que l'on ne prenne la peine -d'explorer soi-même les petites villes de France ou d'Angleterre, car -on s'aperçoit alors que Dickens n'a rien exagéré, que la civilisation -n'a rien changé, et qu'il reste encore de par le monde une foule de ces -bagnes où l'on affame, torture et abrutit, sans aucun motif -compréhensible, les petites filles et les petits garçons. L'école de -Cowan-Bridge avait été fondée avec grand tapage dans le but -d'instruire et de former aux belles manières les filles des clergymen -de l'Église établie. Les petites Brontë ne cessèrent pas d'y -souffrir de la faim, du froid, des courants d'air; le personnel de la -maison ne se relâcha d'oublier leur existence que pour les battre et -les tourmenter. Elles ne se plaignaient pas, faute d'avoir à qui se -plaindre; mais les deux aînées, Marie et Élisabeth, furent prises -coup sur coup d'une fièvre de consomption et moururent. Puis une -épidémie de fièvre typhoïde se répandit dans la pension. Les -élèves mouraient dans les dortoirs ou bien fuyaient l'école, -emmenées en hâte par leurs parents. Seules, Charlotte et Emily -Brontë restaient là, et si elles n'apprenaient pas grand chose de ce -que doivent connaître les filles des clergymen de l'Église établie, -elles apprenaient du moins à considérer la vie comme une façon de -sombre pensionnat, où le seul devoir des élèves était de souffrir en -silence, avec quelque chose qu'on appelait la mort pour seule -récréation. Un jour vint enfin où la direction de Cowan-Bridge -comprit elle-même la nécessité de congédier ces deux sœurs qui -maigrissaient, dépérissaient et allaient mourir comme leurs aînées. -M. Brontë, malgré tout l'ennui qu'il dut avoir de ce dérangement, se -décida enfin à aller chercher ses filles. Peut être est-ce pour se -distraire des soucis de ce voyage qu'il composa, avec toute sorte de -citations de saint Paul, une épître en vers _à jeune clergyman -nouvellement ordonné._ - -Il ramena les deux petites à Haworth, où ce furent alors pour Emily -d'heureuses années, toutes employées aux travaux du ménage, aux -leçons, aux promenades sur la bruyère en compagnie de Branwell, le -frère chéri. Tous ceux qui avaient occasion de venir au presbytère, -les servantes, les amies de Charlotte, les paysans de Haworth, tout le -monde jugeait Emily supérieure en toute façon au reste de la famille, -plus intelligente, meilleure, plus belle aussi, avec sa grande taille -mince, ses épais cheveux noirs, ses yeux d'un vert sombre, son teint -pâle, et cette large bouche aux lèvres rouges et saillantes qu'animait -souvent un étrange sourire. C'était elle qui soignait les malades, -elle qui portait les secours aux pauvres, elle qui prenait dans ses bras -les enfants du village et qui habillait leurs poupées. Mais à mesure -qu'elle avançait en âge, chacun était plus frappé de la voir -toujours rester silencieuse, comme s'il lui eût été impossible -d'exprimer en paroles la profonde gaieté juvénile qui se reflétait -dans ses yeux. Elle se taisait, répondant à peine d'un signe de tête -aux questions des siens, s'enfuyant dès qu'un étranger approchait de -la maison. Jamais elle ne prenait part, comme ses sœurs, aux leçons du -dimanche, jamais elle ne parlait aux gens du pays. - -Cette attitude finit par inquiéter la famille Brontë. On imagina, pour -y remédier, d'envoyer de nouveau la jeune fille dans une pension. La -pension, cette fois, était accueillante et gaie; Emily s'y trouvait -avec sa sœur Charlotte et sous la direction d'une amie de celle-ci. -Mais à peine y était-elle qu'elle se mit à dépérir, toujours -muette, résignée, appliquée à ses devoirs: elle y serait morte, si -Charlotte ne l'avait ramenée à Haworth. Un an après, nouvel exil. -Emily prit une place d'institutrice à Halifax: elle y passa un hiver, -puis s'en revint à ses bruyères, incapable décidément de jamais -trouver de l'emploi en dehors de la maison paternelle. - -De 1837 à 1842, Emily resta seule à Haworth, avec son père et sa -tante. Elle s'occupait du ménage, soignait la vieille servante Tabby, -qui s'était cassé la jambe, surveillait l'éducation de ses chiens, de -ses chats et de ses poules, et, aux heures de liberté, courait parmi -les bruyères, sous le vent qui soufflait. Pendant les vacances, la -famille se réunissait, et la joyeuse vie d'autrefois recommençait. -Personne autant qu'Emily ne paraissait s'y plaire. - -Il y avait aussi, dans ces années, un desservant (_curate_) qui venait -souvent dans la maison des Brontë et qui semble avoir fait sur Emily -une impression assez vive. C'était un beau jeune homme plein de -galanterie, et miss Ellen Nussey, l'amie des demoiselles Brontë, a -raconté à miss Mary Robinson que sa présence au presbytère mettait -dans les yeux d'Emily un éclat inaccoutumé. - - * -* * - -Le bonheur d'Emily devait être de peu de durée. En 1842, sur les -instances de Charlotte, la pauvre fille se laissa mener à Bruxelles, -où un maître de pension s'offrait à compléter son éducation, et -notamment à lui apprendre le français. La compagnie de sa sœur -n'empêcha pas ce séjour en Belgique d'être pour Emily un affreux -exil. Comme partout et toujours, c'est elle qui là-bas parut la mieux -douée, la plus intéressante et la plus belle des deux sœurs. «Sa -faculté d'imagination était si vive, elle avait un tel art pour se -représenter les scènes et les caractères, et son raisonnement était, -en outre, si serré, que je la croyais destinée à l'avenir le plus -haut.» C'est en ces termes que parlait d'elle, plus tard, le maître de -pension bruxellois. Mais il se plaignait en même temps de cette nature -sombre, concentrée, inabordable, qu'il lui avait vue tout le temps -qu'il l'avait connue. Des dames anglaises qui habitaient aux environs de -Bruxelles se trouvèrent forcées à rompre toutes relations avec les -demoiselles Brontë, qu'elles avaient d'abord invitées chez elles: -Emily ne leur disait pas un mot; elle restait des heures dans leur -salon, immobile et les yeux baissés. Elle étudiait consciencieusement -le français, le dessin, la musique; elle étonnait ses maîtres par la -sûreté et la rapidité de ses progrès; mais sa tristesse de jour en -jour s'aggravait. Elle n'avait d'autre consolation que d'écrire des -vers, à l'insu de tous, et de lire Hoffmann, dont les noires inventions -concordaient avec les rêves tragiques qu'elle portait en elle. - -À l'hiver de 1843, miss Branwell, la tante, mourut, et Emily revint -s'installer à Haworth, auprès de son père. Rien au monde, désormais, -ne devait plus l'amener à quitter ses bruyères; mais il ne semble pas -qu'elle y ait rapporté la joie intérieure qui l'avait remplie avant -son exil. Elle n'avait plus aux durs travaux de la maison l'entrain de -naguère. Des images, sans doute des projets de romans et de poèmes, se -pressaient dans son cerveau: et peut-être s'affligeait-elle aussi de ce -tempérament insociable qui l'empêchait, comme ses sœurs, de subvenir -aux besoins de la famille; peut-être avait-elle un pressentiment des -angoisses qui l'attendaient. - -Ces angoisses devaient commencer dès l'année suivante. Le frère -bien-aimé, Branwell Brontë, après s'être fait chasser de vingt -emplois pour son ivrognerie et sa négligence, avait enfin obtenu une -place de précepteur dans une famille où sa sœur Anne était -institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève; la chose avait -été découverte, et le jeune homme s'était enfui à Haworth, fou -d'amour, désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait -de cette femme passionnément désirée. Et, de retour chez son père, -il n'eut d'autre soulagement que de s'enivrer sans relâche, joignant -l'ivresse de l'opium à celle de l'eau-de-vie. Ses sœurs Charlotte et -Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent de lui -avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu'elle -le voyait plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle -resta seule debout dans la maison jusqu'au milieu de la nuit, parfois -jusqu'au matin, pour attendre le retour de son frère, qui s'attardait -dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens dormaient: elle -veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore, -sans doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le -bruit des pas du malheureux, elle allait à sa rencontre, le conduisait -à sa chambre, subissait sans impatience ses injures et ses -imprécations. Nul doute qu'elle ait copié d'après l'abrutissement de -Branwell l'abrutissement d'Earnshaw, un des plus singuliers personnages -de son roman; mais nul doute aussi, comme l'ajustement observé miss -Robinson, que les confidences de ce fou éperdu d'amoureuse passion lui -aient servi à concevoir les éclats sauvages de l'amour d'Heathcliff. - -C'est dans ces mornes nuits d'attente solitaire qu'elle écrivit -quelques-uns de ses plus beaux poèmes. L'habitude d'écrire des vers en -cachette, elle l'avait prise depuis longtemps: et lorsque jadis son -frère et Charlotte l'encombraient de détails sur l'envoi qu'ils -avaient fait de leurs médiocres vers aux célébrités du jour et sur -les réponses qu'ils en avaient reçues, personne ne se doutait qu'elle -aussi avait des vers qu'elle aurait pu montrer, de véritables vers, -débordant d'une étonnante frénésie lyrique. - -C'est Charlotte qui, par hasard, dans l'automne de 1845, découvrit le -cahier des poèmes de sa sœur. Celle-ci fut d'abord très fâchée de -cette indiscrétion: on la força pourtant à laisser joindre ses vers -à ceux de ses deux sœurs dans un recueil qu'on voulait publier. Le -recueil parut. Charlotte ne manqua pas de l'envoyer à tous ceux qui, -dans les trois royaumes, pouvaient rendre compte d'un livre. Mais -personne, ou à peu près, ne rendit compte de ce livre-là; seuls, deux -ou trois petits journalistes signalèrent des vers d'un certain Ellis -Bell (c'était le pseudonyme d'Emily) comme se distinguant des vers qui -les entouraient par un accent assez nouveau. - -Il n'y a en effet aucun rapport entre les vers d'Ellis Bell et ceux de -ses deux sœurs. La facture y est souvent un peu embarrassée, mais les -sentiments sont d'une originalité si profonde que je ne connais pas de -poèmes anglais ayant une saveur aussi absolument personnelle. Un seul -sujet, à dire vrai: le désir de mourir; mais, à l'appui de ce sujet, -une façon de philosophie panthéiste et pessimiste, des images d'une -noblesse superbe et le plus étrange accent de morne tristesse -découragée que l'on puisse imaginer. - -Voici, par exemple, un petit poème que je voudrais qu'on lise dans le -texte anglais: - - -Les richesses, je les tiens en maigre estime; et l'amour je me ris de le -dédaigner; et le désir de la renommée n'a été qu'un rêve qui s'est -évanoui avec le matin. - -Et si je prie, la seule prière qui agite mes lèvres, pour moi-même, -est: «Laissez-moi ce cœur que je porte à présent, et rendez-moi la -liberté.» - -Oui, à mesure que mes jours s'écoulent, c'est là tout ce que je -demande; dans la vie et dans la mort, une âme libre de chaînes, avec -du courage pour supporter. - - -L'insuccès du recueil de poèmes, loin de décourager Charlotte, lui -donna la résolution de s'imposer de suite à l'attention du public par -un livre d'une lecture plus facile. Elle conçut le plan d'un roman, ce -médiocre _Professeur_, qu'elle devait plus tard refondre dans son -_Villette._ Et comme elle s'était promis de traîner avec elle ses deux -sœurs à la fortune et à la gloire, elle leur enjoignit de se mettre -elles aussi, chacune à un roman. Anne écrivit l'ennuyeuse histoire -d'_Agnes Grey_; Emily écrivit _Wuthering Heights._ - -Elle l'écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à -attendre le retour de son frère, pendant que le bruit monotone du vent -rendait plus lugubre encore le lugubre silence de la maison endormie. Le -jour, courant sur la bruyère, elle méditait le plan, combinait les -épisodes. À l'influence de son tempérament se joignaient les -souvenirs de Maturin et d'Hoffmann, ceux aussi des sombres histoires de -famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant à -demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre -intéressant. La figure d'Heathcliff se dressait devant elle: et -j'imagine que quelque chose dans sa chair et ses nerfs lui faisait -trouver plaisir à concevoir ce singulier amant, contenu et passionné, -féroce et humble, le seul amant qu'il aurait fallu à une âme comme la -sienne. Le soir, elle écrivait ce qu'elle avait imaginé dans le jour. -Elle essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine, -aux menus détails de la vie des Linton; mais tout à coup elle -entendait au dehors des bruits de pas, des jurons, des appels: et avant -que son frère ne fût installé dans son lit, elle assistait à de -terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris de -folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords. -Lorsqu'elle voulait ensuite se remettre à l'histoire de Catherine, -c'est Heathcliff qui s'imposait à elle, avec son âme toute pleine des -sauvages passions dont elle venait de percevoir l'écho dans les -discours avinés de Branwell. - -Il faut ajouter qu'elle écrivit _Wuthering Heights_ au milieu des -embarras les plus affreux. L'argent manquait de plus en plus, le père -perdait la vue. Anne, la sœur cadette, dépérissait, atteinte -mortellement, et chaque jour l'indigne Branwell cessait davantage de -ressembler à un être humain. - -Quand le livre fut fini, Charlotte l'envoya avec les deux autres chez un -éditeur. Mais personne ne daigna remarquer le romancier nouveau. Emily -ne lut jamais un compte-rendu de son roman. Elle n'eut pour l'en -complimenter que ses sœurs, qui paraissent avoir été au premier abord -plutôt scandalisées que séduites, et son frère Branwell, qui imagina -de se vanter au cabaret d'être lui-même le véritable auteur de -_Wuthering Heights_[1]. - -Et tandis que Charlotte et Anne s'étaient remises déjà à d'autres -ouvrages, Emily, quand elle eut achevé son roman, renonça pour -toujours à la littérature. Elle s'attacha toute, plus activement que -par le passé, aux soins du ménage. Elle soigna son père, elle adoucit -l'agonie de son frère, qui mourut debout entre ses bras. À l'automne -de 1848, elle fut prise elle-même d'une vilaine toux; mais elle refusa -d'y faire attention, ou de consulter un médecin. «Rien ne sert de la -questionner, écrivait Charlotte; elle ne répond pas un mot. Et il est -encore plus inutile de lui recommander des remèdes: elle ne veut rien -prendre.» - -Pourtant, et malgré le sincère désir de la mort qu'elle a toujours -laissé voir, Emily se sentait si nécessaire dans la maison qu'elle -s'acharnait à vivre. On ne put obtenir qu'elle renonçât à une seule -de ses occupations ordinaires. «Je n'ai jamais rien vu qui lui -ressemblât, écrivait encore Charlotte. Plus forte qu'un homme, plus -simple qu'un enfant. Le seul point affreux était que, pleine de -sollicitude pour les autres, pour elle-même elle n'avait aucune pitié. -De ses mains tremblantes, de ses jambes affaiblies, de ses pauvres yeux -fatigués, elle exigeait le même service que quand elle était bien -portante. Et c'était un supplice inexprimable d'être là auprès -d'elle, d'assister à tout cela, et de ne rien oser lui dire.» - -Le 15 décembre 1848, Emily, qui la veille encore avait pris froid dans -une promenade sur les bruyères, s'obstina cependant à vouloir se -lever. Elle commença à se peigner, assise près du feu. Le peigne -tomba de ses mains; elle essaya de se baisser pour le ramasser, mais -elle était trop faible, elle ne put. Sa toilette finie, elle descendit -au salon et se mit à un ouvrage de couture. Vers deux heures, elle -était si pâle que ses sœurs la supplièrent d'aller se coucher. Elle -refusa d'un signe de tête, fit un effort pour se lever, s'appuya sur le -sofa. Elle était morte. - - * -* * - -Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de -l'église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu'elle a si -passionnément aimée. Son âme aussi, j'imagine, doit avoir obtenu la -permission d'y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était -impossible. Je crois bien même l'y avoir vue, dans la visite que j'ai -faite à la petite église du village: c'était une âme pâle et douce, -tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi; mais -quand je voulus l'approcher, je ne vis plus rien. - -Je me réjouis pourtant de la savoir là, et j'en vins à envier -l'heureux destin qui lui était échu. Elle n'a point connu, comme sa -sœur Charlotte, les fortes émotions de la renommée; mais le désir de -la renommée n'a été pour elle «qu'un rêve léger qui s'est évanoui -avec le matin». Et la voici en revanche qui possède un privilège plus -rare, la fidèle amitié de cœurs pareils au sien. Je n'oublierai pas -de quelle touchante manière son nom me fut révélé pour la première -fois. C'était à Dresde, sur la terrasse de Brühl, un soir d'été, il -va quatre ou cinq ans. L'orchestre du Belvédère jouait des valses dans -le lointain; une odeur tranquille me venait des jardins, par delà le -fleuve; et la jeune Anglaise avec qui je causais voulut bien m'avouer -que, entre tous les romans, celui qu'elle préférait était _Wuthering -Heights_, d'Emily Brontë. Elle eut pour me faire cet aveu un gracieux -sourire un peu gêné, et baissa la tête, toute rougissante, comme s'il -s'était agi d'une confidence trop hardie. Mais bientôt elle reprit -courage: elle me récita, j'en jurerais, le roman tout entier; elle me -peignit le caractère d'Emily Brontë; elle me dit comment ses amies et -elle s'étaient promis de garder toujours un culte exclusif à cette -noble mémoire. Oui, plus de quarante ans après sa mort, Emily excite -encore dans les âmes des jeunes filles de son pays de pieux -enthousiasmes. Et tandis que sa sœur Charlotte et George Eliot et -Mistress Browning entrent peu à peu dans l'oubli, tous les jours -arrivent de nouvelles guirlandes au tombeau de cette Emily Brontë, qui -«joignait à l'énergie d'un homme la simplicité d'un enfant». - - -T. DE WYZEWA. - - -[Note 1: Il résulterait pourtant d'une lettre de Charlotte, publiée dans -le _Macmillan's Magazine_ de juillet 1891, que Branwell ne connut -jamais rien des romans de ses sœurs, avant ni après leur publication. -Il y aurait peut-être lieu à réviser le procès de ce Branwell, -chez qui je déplore seulement un goût exagéré pour la fréquentation -des commis-voyageurs.] - - - - -UN AMANT - - -PROLOGUE - - -CHAPITRE PREMIER - - -1801 - - -Je reviens d'une visite à mon propriétaire, le seul voisin dont -j'aurai à m'occuper ici. Voilà assurément un beau pays! Je ne crois -pas que dans toute l'Angleterre j'eusse pu trouver un endroit aussi -complètement à l'écart de la société! Un parfait paradis de -misanthrope; et M. Heathcliff et moi formons justement la paire qui -convient pour nous partager cette désolation. Un gaillard étonnant! Il -ne se doutait pas combien mon cœur brûlait de sympathie pour lui tout -à l'heure, tandis que je voyais ses yeux noirs se remuer si -soupçonneux sous leurs sourcils, et ses doigts, avec un geste de -résolution jalouse, s'enfoncer plus profondément encore dans son -gilet, à l'annonce de mon nom. - ---M. Heathcliff? dis-je. - -Un signe de tête fut sa seule réponse. - ---M. Lockwood, votre nouveau fermier, monsieur. J'ai pris l'honneur de -vous faire visite le plus tôt possible, après mon arrivée, pour vous -exprimer l'espoir que je ne vous ai pas gêné par ma persévérance à -solliciter le droit d'occuper Thrushcross Grange; j'ai entendu dire, -hier, que vous aviez eu quelque idée... - ---Thrushcross Grange m'appartient, monsieur, dit-il en m'interrompant; -je ne permettrais à personne de me gêner si je pouvais l'empêcher. -Entrez! - -Cet «entrez» fut prononcé les dents fermées, et exprima plutôt le -sentiment d' «allez au diable»; même la porte sur laquelle il -s'appuyait ne manifesta, à ces mots, aucun mouvement sympathique. Et -j'imagine que ces circonstances furent ce qui me détermina à accepter -l'invitation: je me sentais intéressé pour un homme qui me paraissait -plus exagérément réservé encore que moi-même. - -Lorsqu'il vit le poitrail de mon cheval pousser légèrement la -barrière, il sortit sa main pour enlever la chaîne; après quoi il me -précéda le long de la chaussée montante d'un air grognon, marchant -devant moi; et lorsque nous entrâmes dans la cour: «Joseph, cria-t-il, -prenez le cheval de M. Lockwood, et montez du vin!» - -Nous avions évidemment là tout le personnel des domestiques: c'est la -réflexion que me suggéra cet ordre de mon hôte. Rien d'étonnant à -ce que l'herbe pousse entre les pavés et à ce qu'il n'y ait pour -couper les haies que les bêtes du troupeau. - -Joseph était un homme d'un certain âge: non, un vieil homme; très -vieux peut-être, bien que très vert. - ---Que le Seigneur nous aide, grognait-il tout bas, avec un ton de rogue -déplaisir, tandis qu'il me débarrassait de mon cheval; et il me -regardait en même temps dans la figure d'un air si aigre que je -conjecturais charitablement qu'il avait besoin de l'aide de Dieu pour -digérer son diner et que sa pieuse exclamation n'avait aucun rapport -avec ma visite inattendue. - -_Wuthering Heights_ est le nom de la demeure de M. Heathcliff: -_Wuthering_ étant un adjectif provincial très significatif pour -décrire le tumulte atmosphérique auquel est exposé cet endroit dans -les temps d'orage. Un vent pur et réconfortant, ils doivent l'avoir -là-haut en toute saison; on peut juger de la puissance du vent du nord -soufflant par dessus la haie, par la pente excessive des quelques sapins -rabougris contigus à la maison et par une rangée d'épines -décharnées qui tendent leurs membres toutes dans un même sens, comme -si elles mendiaient l'aumône du soleil. Heureusement l'architecte a -pris la précaution de bâtir solidement la maison, les étroites -fenêtres sont profondément enfoncées dans le mur, et il y a de -grandes pierres en saillie pour protéger les coins. - -Avant de passer le seuil de la porte, je m'arrêtai pour admirer une -quantité de sculptures grotesques répandues sur le fronton, et -particulièrement à l'entour de la porte principale; au-dessus de cette -porte, parmi un enfer de griffons émiettés et d'impudents petits -monstres, je découvris la date 1500 et le nom «_Hareton Earnshaw_». -J'aurais volontiers fait quelques commentaires, et demandé au morose -propriétaire une courte histoire du lieu; mais son attitude à la porte -m'a paru réclamer mon entrée hâtive ou mon départ définitif; et je -ne voulais pas aggraver son impatience avant d'avoir examiné -l'intérieur de sa retraite. Une marche nous introduisit dans le salon -de la famille, sans la moindre trace d'antichambre ou de passage -intermédiaire; c'est ce salon qu'ils appellent ici plus spécialement -la maison. Il comprend généralement la cuisine et le parloir; mais je -crois qu'à Wuthering Heights la cuisine a été forcée de se retirer -dans un autre quartier; du moins ai-je distingué très loin à -l'intérieur de la maison une jacasserie de langues et un brouhaha -d'ustensiles culinaires; tandis que je n'ai observé aucun signe -dénotant que l'on rôtisse, que l'on cuise ou que l'on fasse bouillir -dans la large cheminée, non plus que je n'ai vu sur ses murs aucun -reflet de casseroles de cuivre ou de passoires d'étain. En vérité, -une de ses extrémités reflétait brillamment à la fois la lumière et -la chaleur d'une rangée d'immenses plats d'étain, entresemés de -cruches et de pots d'argent faisant comme des tours alignées sur un -vaste pressoir de chêne, tout à fait dans le haut. Au-dessus de la -cheminée étaient accrochés divers vieux fusils préhistoriques et une -paire de pistolets de cheval; de plus, en manière d'ornement, trois -petites corbeilles étaient alignées le long du rebord, peintes en -couleurs très voyantes. Le plancher était d'une pierre tendre et -blanche: les sièges avaient des dos très élevés, ils étaient d'une -forme primitive, et peints en vert: j'en vis un ou deux noirs et massifs -qui reluisaient dans l'ombre. Dans une sorte de voûte sous le dressoir -reposait une énorme chienne d'arrêt rouge foncé, entourée par un -essaim de petits chiens piaillants, et je vis d'autres chiens logeant -dans d'autres recoins. - -L'appartement et ce qui le remplissait n'aurait eu rien d'extraordinaire -s'ils avaient appartenu à un paisible fermier du nord, avec une mine -têtue et des membres robustes avantageusement dessinés par une culotte -courte et des guêtres. Un tel individu, assis dans son fauteuil, sa -cruche d'ale écumant sur la table ronde devant lui, vous pouvez le voir -partout dans un circuit de cinq ou six milles autour de ces collines, -pour peu que vous entriez chez lui tout de suite après dîner. Mais M. -Heathcliff forme un singulier contraste avec sa demeure et sa façon de -vivre. Il a l'aspect d'un gipsy à la peau noire; tandis que son costume -et ses manières sont d'un gentleman, c'est-à-dire autant d'un -gentleman que celles de plus d'un squire de province; un peu négligé -peut-être, mais ne paraissant pas désavantageusement dans sa -négligence, parce qu'il a une figure droite et agréable, et aussi un -peu morose. Il est possible que quelqu'un le soupçonne d'un orgueil -exagéré; mais j'ai en moi une corde sympathique qui me dit que ce -n'est rien de pareil: je sais par instinct que sa réserve vient d'une -aversion pour les expansions démonstratives des sentiments, pour les -manifestations de bienveillance mutuelle. Cet homme doit aimer et haïr -également sous le couvert, et il doit estimer comme une espèce -d'impertinence qu'on lui rende son amour ou sa haine. Mais non, je vais -trop vite; je le revêts trop libéralement de mes propres qualités. Il -se peut que M. Heathcliff ait, pour se tenir à l'écart lorsqu'il -rencontre une soi disant connaissance, des raisons toutes différentes -de celles qui me déterminent moi-même. Je veux espérer que ma -constitution est unique dans son genre; ma chère mère avait coutume de -me dire que je n'arriverais jamais à avoir un intérieur confortable, -et l'été dernier encore, je fis voir que j'étais en effet -parfaitement indigne d'en avoir un. - -Pendant que je jouissais d'un mois de beau temps au bord de la mer, le -hasard me jeta dans la compagnie d'une créature pleine de séductions: -une vraie déesse à mes yeux, aussi longtemps qu'elle ne fit aucune -attention à moi. Je ne lui dis jamais mon amour de vive voix; mais, si -les regards ont un langage, le plus pur idiot aurait pu deviner que -j'étais amoureux par dessus la tête; enfin elle me comprit; elle me -répondit par un regard--le plus doux de tous les regards imaginables. -Et moi, que fis-je? Je l'avoue avec honte; je me renfonçai froidement -en moi-même comme un colimaçon; à chaque regard, je me retirais -davantage, jusqu'à ce qu'enfin la pauvre innocente en vint à douter de -ses sens, et tonte remplie de confusion de son erreur supposée, -persuada à sa mère de partir. Par ce curieux retour de mes -dispositions, j'ai gagné la réputation d'un être délibérément -pervers; réputation combien injuste, moi seul puis l'apprécier. - -Je pris un siège à l'extrémité de la pierre de foyer opposée à -celle vers laquelle mon propriétaire s'était avancé; et je remplis un -intervalle de silence en essayant de caresser la mère chienne, qui -avait quitté sa nursery et qui, comme une louve, se glissait derrière -mes jambes, sa lèvre relevée et ses dents blanches guettant l'occasion -de happer. Ma caresse provoqua un long et guttural grognement. - ---Vous feriez mieux de laisser le chien tranquille, grogna à l'unisson -M. Heathcliff, prévenant d'un coup de pied des démonstrations plus -méchantes. Elle n'est pas accoutumée à être gâtée, ni traitée en -favorite. Puis, marchant à grands pas vers une porte de côté, il cria -de nouveau: Joseph! - -Joseph marmotta indistinctement quelque chose des profondeurs de la -cave, mais ne fit nullement mine de monter: de sorte que son maître -descendit vers lui, me laissant en tête-à-tête avec la chienne mal -élevée et une paire d'affreux chiens de berger velus, qui partageaient -avec elle une surveillance jalouse de tous mes mouvements. N'avant -aucune envie d'entrer en contact avec leurs crocs, je restai -tranquillement assis; mais imaginant qu'ils ne comprendraient pas des -insultes tacites, je me laissai aller, pour mon malheur, à cligner de -l'œil et à faire des grimaces au trio; et il y eut je ne sais quel -aspect de ma physionomie qui irrita la chienne si vivement qu'elle entra -tout d'un coup dans un accès de fureur et sauta sur mes genoux. Je la -jetai par terre et me hâtai d'interposer la table entre nous. Cet -événement mit en émoi l'essaim tout entier; une demi-douzaine de -diables à quatre pattes, d'âges et de dimensions divers, sortirent de -repaires cachés pour envahir le centre où nous étions. Je sentis que -mes talons et les pans de mon manteau avaient particulièrement à -souffrir de l'assaut; et, parant aussi efficacement que je le pouvais -avec le tisonnier les plus grands de mes adversaires, je me vis -contraint à demander à haute voix l'assistance de quelqu'un de la -maison pour rétablir la paix. - -M. Heathcliff et son homme montaient l'escalier de la cave avec un -flegme tout à fait vexant; je ne pense pas que leurs mouvements aient -été d'une seconde plus rapides qu'à l'ordinaire, bien que le foyer -fut littéralement une tempête de bruits et de bagarres. Par bonheur un -habitant de la cuisine mit plus d'empressement: une corpulente dame avec -un bonnet retroussé, les bras nus et les joues enflammées, se -précipita au milieu de nous en brandissant une poêle à frire; elle -fit un tel usage de cette arme et de sa langue que l'orage cessa comme -par magie, et qu'elle seule resta, haletante comme la mer après un -grand vent, lorsque son maître entra en scène. - ---De quoi diable s'agit-il? me demanda-t-il en me regardant d'une façon -que je supportai difficilement après ce traitement peu hospitalier. - ---De quoi diable il s'agit, en vérité! grognai-je. Le troupeau de -porcs possédés du démon n'aurait pas eu en lui de pires esprits que -ces animaux qui vous appartiennent, monsieur. Vous pourriez aussi bien -laisser un étranger avec une nichée de tigres! - ---Ils ne s'attaqueront pas aux personnes qui ne touchent à rien, -répliqua-t-il, mettant la bouteille devant moi, et rajustant la table -déplacée. Les chiens ont raison d'être vigilants. Vous prenez un -verre de vin? - ---Non, merci. - ---Pas mordu, n'est-ce pas? - ---Si je l'avais été, j'aurais laissé mon cachet sur le mordeur. - -La figure de M. Heathcliff se détendit comme pour un ricanement. - ---Allons, allons, me dit-il, vous êtes agité, M. Lockwood. Allons, -prenez un peu de vin. Les hôtes sont si rares dans cette maison, que -moi et mes chiens, je l'avoue volontiers, nous savons à peine comment -les recevoir. À votre santé, monsieur! - -Je m'inclinai et retournai la politesse; je commençais à comprendre -qu'il serait fou de rester à faire la moue pour les méfaits d'une -bande d'affreux chiens; sans compter que je sentais la nécessité de ne -pas fournir au gaillard un plus long amusement à mes dépens, depuis -que son humeur prenait cette tournure. Lui,--poussé probablement par la -considération prudente de la folie qu'il y avait à offenser un bon -fermier--se relâcha un peu dans sa façon laconique de supprimer les -pronoms et les verbes auxiliaires, et amena ce qu'il supposait être -pour moi un sujet intéressant: un discours sur les avantages et les -désavantages de ma retraite présente. Je le trouvai très intelligent -sur les sujets que nous abordâmes; et, avant de repartir, je me sentis -assez encouragé pour promettre spontanément une autre visite pour -demain. Il me parut évident que Heathcliff ne désirait guère voir se -répéter mon intrusion chez lui. J'irai cependant. C'est une chose -étonnante comme je me sens sociable, comparé à lui. - - - - -CHAPITRE II - - -L'après-midi d'hier s'était annoncée brumeuse et froide. J'avais à -moitié envie de la passer au coin de mon feu, au lieu d'errer parmi les -bruyères et la boue pour aller à Wuthering Heights. Pourtant, en -remontant dans ma chambre après mon dîner (N. B. je dîne entre midi -et une heure; la femme de ménage, une respectable matrone, prise avec -la maison comme une de ses dépendances, n'a pas voulu comprendre la -demande que je lui ai faite d'être servi à cinq heures) donc quand -j'avais remonté mon escalier avec cette paresseuse intention et que -j'entrais dans ma chambre, je vis une servante qui s'y tenait -agenouillée, entourée de brosses et de seaux à charbon, et qui -provoquait une fumée infernale en jetant des potées de cendres pour -éteindre la flamme. Ce spectacle me chassa aussitôt; je pris mon -chapeau, et, après une marche de quatre milles, j'arrivai à la porte -du jardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiers -flocons d'une averse de neige. - -Sur ce sommet de la colline tout exposé aux vents, la terre était -durcie par une gelée noire, et il soufflait un air qui faisait -frissonner tous mes membres. Ne pouvant enlever la chaîne, je sautai -par dessus, et, courant tout le long de la chaussée dallée que bordent -des buissons de groseilliers épars çà et là, je me mis à frapper -pour qu'on m'ouvrit. Je frappai si longtemps sans résultat que mes -jointures en furent meurtries et que les chiens hurlèrent. - ---Maudits habitants! m'écriai-je en moi-même, vous méritez par votre -grossière inhospitalité d'être à jamais isolés de toute l'espèce -humaine. Moi du moins, je ne tiendrais pas ma porte barrée pendant le -jour! n'importe, je veux entrer! Ainsi résolu, je saisis le loquet et -le secouai violemment. Joseph, le domestique à la figure vinaigrée, -projeta sa tête par une fenêtre ronde de la grange. - ---Qu'est-ce que vous voulez? cria-t-il, le maître est là-bas dans la -basse-cour. Faites le tour par le bout du jardin si vous êtes venu pour -lui parler. - ---Est-ce qu'il n'y a personne dans la maison pour ouvrir la porte? -criai-je à mon tour en manière de réponse. - ---Il n'y a personne que madame, et elle ne vous ouvrira pas, quand même -vous continueriez votre tapage jusqu'à la nuit. - ---Pourquoi? Est-ce que vous ne pouvez pas lui dire qui je suis, hein, -Joseph? - ---Non, pas moi! je ne m'en mêle pas! murmura la tête en s'effaçant. - -La neige commençait à tomber très épaisse. J'avais saisi la poignée -de la porte pour faire une nouvelle tentative, lorsqu'un jeune homme -sans manteau, portant une fourche sur son épaule, apparut dans la cour -derrière moi. Il me héla de le suivre; et après avoir traversé une -lingerie et un espace pavé contenant un hangar à charbon, une pompe et -un perchoir à pigeons, nous arrivâmes enfin dans l'énorme appartement -chaud et gai où j'avais été reçu la première fois. Il brillait -délicieusement, des rayons d'un immense feu composé de charbon, de -tourbe et de bois: et auprès de la table préparée pour un abondant -repas du soir, j'eus le plaisir d'apercevoir la «madame», un -personnage dont jamais auparavant je n'avais encore soupçonné -l'existence. Je saluai et j'attendis, pensant qu'elle m'offrirait de -prendre un siège. Elle, cependant, me regardait, adossée à sa chaise, -et restait muette et sans mouvement. - ---Un dur temps, remarquai-je. J'ai peur, madame Heathcliff, que la porte -ne subisse la conséquence de la façon indolente dont vos domestiques -font leur service: j'ai eu bien du travail pour les amener à -m'entendre. - -Elle continuait à ne pas ouvrir la bouche. Je la fixais, elle me fixait -aussi; en tous cas, elle tenait ses yeux attachés sur moi d'une façon -froide et sans regard, infiniment embarrassante et désagréable. - ---Asseyez-vous, me dit d'un ton bourru le jeune homme, il ne va pas -tarder à rentrer. - -J'obéis; je fis: hem! j'appelai la vilaine Junon qui daigna, à cette -seconde entrevue, agiter l'extrémité de sa queue, pour me faire signe -qu'elle avouait me reconnaître. - ---Une belle bête, repris-je. Avez-vous l'intention de vous séparer des -petits, madame? - ---Ils ne sont pas à moi, dit l'aimable hôtesse, d'un ton moins -engageant encore que celui qu'aurait mis Heathcliff à une telle -réponse. - ---Ah, vos favoris sont parmi ceux-là! continuai-je, me tournant vers un -coussin sombre où je voyais quelque chose comme des chats. - ---Un singulier choix pour des favoris, observa-t-elle avec dédain. - -Je n'avais pas de chance: c'était un tas de lapins morts. Je -recommençai à faire: hem! et je me rapprochai du foyer, répétant ma -réflexion sur la rudesse de la soirée. - ---Vous n'auriez pas dû sortir, me dit la dame en même temps qu'elle se -levait et prenait sur la cheminée deux des paniers peints. - -Dans la position qu'elle occupait jusque-là, elle avait été à -l'écart de la lumière; maintenant, j'avais une idée distincte de -l'ensemble de sa figure et de sa contenance. Elle était mince et -paraissait à peine avoir cessé d'être une jeune fille: une forme -admirable et le visage le plus exquis que j'aie jamais eu le plaisir de -contempler; des traits petits, très blonde avec des boucles jaunes ou -plutôt dorées flottant librement sur son col délicat, et des yeux -qui, s'ils avaient eu une expression plus avenante, auraient été -irrésistibles; mais par bonheur pour mon cœur aisément inflammable, -le seul sentiment qu'ils exprimaient était quelque chose -d'intermédiaire entre le mépris et une sorte de désespoir qu'il -semblait singulièrement peu naturel de découvrir là. Les paniers -étaient presque impossibles à atteindre pour elle, et je fis un -mouvement pour l'aider; mais elle se tourna vers moi comme ferait un -avare vers quelqu'un qui voudrait l'aider à compter son or. - ---Je n'ai pas besoin de votre aide, me dit-elle d'un ton cassant, je les -prendrai moi-même. - ---Je vous demande pardon, me hâtai-je de répondre. - ---Avez-vous été invité à prendre du thé? me demanda-t-elle, tandis -qu'elle attachait un tablier sur sa jupe noire, d'une propreté -irréprochable, et qu'elle se tenait debout, avec une cuiller pleine de -feuilles de thé appuyée sur le pot. - ---Je serais heureux d'en avoir une tasse, répondis-je. - ---Avez-vous été invité? me répéta-t-elle. - ---Non, dis-je, souriant à demi. Mais vous êtes précisément la -personne qu'il convient pour m'inviter. - -Elle retira sa main avec le thé, la cuiller et tout, et reprit sa place -sur sa chaise avec un air d'humeur; son front se rida, et sa petite -lèvre inférieure toute rouge s'avança comme celle d'un enfant prêt -à pleurer. - -Dans l'intervalle, le jeune homme avait revêtu sa personne d'une veste -décidément très râpée; et se dressant devant l'éclat du feu, il me -regardait toujours du coin de l'œil, absolument comme s'il y avait eu -entre nous quelque mortelle injure restée sans vengeance. Je -commençais à me demander s'il était ou non un domestique; sa manière -de se vêtir et sa manière de parler étaient également rudes, -entièrement dénuées de l'air de supériorité que l'on pouvait -observer chez M. et Madame Heathcliff. Les boucles épaisses et brunes -de ses cheveux étaient raides et incultes, ses moustaches faisaient un -crochet sauvage sur ses joues, et ses mains étaient calleuses et noires -comme celles d'un valet de ferme ordinaire; et pourtant son attitude -était libre, presque hautaine, et il ne montrait rien de l'assiduité -d'un domestique auprès de la dame de la maison. Dans l'absence de tout -indice clair sur sa condition, je pensais que le meilleur était de -m'abstenir de prendre garde à sa curieuse conduite; et cinq minutes -après, l'entrée de Heathcliff me releva en quelque mesure de -l'embarras de ma position. - ---Vous le voyez, monsieur, je suis venu, suivant ma promesse, -m'écriai-je, prenant un ton joyeux; et je crains bien d'être fortement -éprouvé dans une demi-heure, à supposer que vous veuillez me donner -abri jusque-là. - ---Une demi-heure! dit-il, secouant les flocons blancs qui couvraient ses -vêtements; il est bien étonnant que vous choisissiez le plus épais -d'une tempête de neige pour faire vos promenades! Savez-vous que vous -courez le risque de vous perdre dans les marais? Les gens à qui ces -landes sont familières s'égarent souvent eux-mêmes par des soirées -comme celles-ci, et je peux vous certifier qu'il n'y a pas pour le -moment la moindre chance que le temps change. - ---Peut-être puis-je trouver un guide parmi vos garçons: il resterait -à la Grange jusqu'à demain matin, Pouvez-vous m'en procurer un? - ---Non, je ne peux pas. - ---Oh! vraiment! eh bien alors il faudra que je m'en remette à ma propre -sagacité. - ---Hem! - ---Est-ce que vous allez faire le thé? demanda l'homme à la veste -râpée, transportant de moi sur la jeune dame son regard féroce. - ---Est-ce qu'il faut lui en donner? demanda-t-elle, s'adressant à -Heathcliff. - ---Préparez-le, voulez-vous? fut la réponse, prononcée avec tant de -sauvagerie que je tressaillis. Le ton qu'il mit à ces mots révélait -décidément une nature méchante. Je ne me sentais plus du tout porté -à appeler Heathcliff un admirable gaillard. Quand les préparatifs du -thé furent achevés, il m'invita avec un: «et maintenant, monsieur, -approchez votre chaise». Tous, y compris le rustique jeune homme, nous -nous installâmes autour de la table: un austère silence régnait -tandis que nous mangions. - -Je songeais que si j'avais causé le nuage c'était aussi mon devoir de -faire un effort pour le chasser. Ces gens-là ne pouvaient pas rester -toute la journée si sombres et si taciturnes; et il était impossible, -quelque mauvaise que fut leur humeur naturelle, que leur renfrognement -de ce soir-là fut leur contenance de tous les jours. - ---Il est étrange, commençai-je, dans l'intervalle entre le moment où -j'avais avalé une tasse de thé et celui où j'en reçus une seconde, -il est étrange comment la coutume peut façonner nos goûts et nos -idées. Bien des gens ne pourraient pas imaginer le bonheur possible -dans une vie aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M. -Heathcliff; et cependant j'ose dire que, entouré par votre famille, et -avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à -votre cœur... - ---Mon aimable dame! m'interrompit-il avec un ricanement. Et où -est-elle, je vous prie, mon aimable dame? - ---Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire. - ---Ah bien! oh! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la fonction -d'un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights -maintenant que son corps n'y est plus? Est-ce cela? - -Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J'aurais dû voir qu'il y -avait une trop grande disproportion dans l'âge des deux parties pour -qu'il fut vraisemblable de les croire mari et femme. L'un avait près de -quarante ans: une période de vigueur intellectuelle où il est rare que -les hommes se complaisent dans l'illusion de faire des mariages d'amour -avec des jeunes filles: c'est un rêve qui leur est réservé pour les -consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L'autre n'avait pas -l'air d'avoir encore dix-sept ans. - -Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair: ce gaillard -derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et -de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari, -Heathcliff junior, naturellement. «Voilà la conséquence de s'enterrer -vivant: elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu'il y eut au -monde de meilleurs partis. Une vraie pitié: je dois trouver un moyen de -l'amener à regretter son choix!» Cette dernière réflexion pourra -sembler vaniteuse. Elle ne l'était pas: mon voisin me frappait par -quelque chose de presque repoussant; et je savais par expérience que -j'étais pour ma part très tolérablement attrayant. - ---Madame Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff confirmant ma -conjecture. En parlant, il dirigeait sur elle un regard très -particulier: un regard de haine, à moins qu'il n'ait une disposition -anormale des muscles faciaux qui les empêche d'interpréter le langage -de son âme comme ceux des autres hommes. - ---Ah, certainement, je vois maintenant; c'est vous qui êtes l'heureux -possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je, me tournant vers -mon voisin. - -Ce fut pis qu'avant, le jeune homme devint rouge sang, et serra son -poing, avec toutes les apparences de projeter un assaut. Mais il sembla -bientôt revenir à lui et étouffa l'orage dans un brutal juron -murmuré à mon adresse, mais que cependant je pris soin de ne pas -remarquer. - ---Pas de chance dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte; ni -l'un ni l'autre de nous deux n'avons le privilège de posséder votre -bonne fée; son possesseur est mort. Je vous ai dit qu'elle était ma -belle-fille; il faut donc qu'elle ait épousé mon fils. - ---Et ce jeune homme est... - ---Pas mon fils, à coup sûr! - -Heathcliff sourit de nouveau comme si c'était tout de même une trop -forte plaisanterie de lui attribuer la paternité de cet ours. - ---Mon nom est Hareton Earnshaw, grommela l'autre, et je vous -conseillerais de le respecter. - ---Je ne vous ai témoigné aucun manque de respect, répondis-je, riant -intérieurement de la dignité avec laquelle il s'annonçait lui-même. - -Il fixa ses yeux sur moi plus longtemps que je ne me souciais de le -dévisager en échange, par peur d'être tenté ou de souffleter ses -oreilles ou de rendre trop manifeste mon hilarité. Je commençai à me -trouver incontestablement déplacé dans cet agréable cercle de -famille. La déplaisante atmosphère spirituelle grandit et fit plus que -neutraliser le confort physique qui rayonnait autour de moi; et je -résolus de bien réfléchir avant de m'engager une troisième fois sous -ce toit. - -L'occupation de manger étant terminée, et personne ne prononçant un -mot d'une conversation un peu sociable, je m'approchai d'une fenêtre -pour examiner le temps. Je vis un spectacle lugubre. Une nuit noire -descendait prématurément, le ciel et les collines se mêlaient dans un -amer tourbillon de vent et de neige suffocante. - ---Je ne crois pas qu'il me soit possible de rentrer chez moi maintenant -sans un guide, ne pus-je me retenir de m'écrier. Les chemins doivent -déjà être ensevelis sous la neige; et quand même ils seraient -découverts, j'aurais peine à les distinguer à un pas devant moi. - ---Hareton, faites rentrer cette douzaine de moutons sous le porche de la -grange: ils seront couverts par la neige si on les laisse dans leur parc -pendant la nuit; et mettez une planche sur le devant, dit Heathcliff. - ---Comment dois-je faire? repris-je avec une irritation croissante. - -Pas de réponse à ma question; regardant autour de moi, je vis -seulement Joseph qui apportait un seau de porridge pour les chiens, et -Madame Heathcliff qui, appuyée au-dessus du feu, se divertissait à -brûler une boîte d'allumettes qu'elle venait de faire tomber de dessus -la cheminée en y remettant la boîte à thé. Joseph, ayant déposé -son fardeau, se livrait à un examen critique de la chambre, et -marmonnait dans des tous craquants: «Je me demande comment vous pouvez -faire pour rester ici à paresser pendant qu'ils sont tous à travailler -dehors, mais vous êtes une rien du tout; inutile de parler; jamais vous -ne vous corrigerez de vos mauvaises habitudes et vous irez tout droit au -diable comme votre mère avant vous.» - -Je m'imaginai pour un instant que cette pièce d'éloquence s'adressait -à moi, et ma rage étant arrivée à son comble, je marchai vers le -vieux gredin avec l'intention de le lancer dehors, mais Madame -Heathcliff m'arrêta par sa réponse. - ---Scandaleux vieil hypocrite, répliqua-t-elle, n'avez-vous pas peur de -voir vous-même votre corps emporté par le diable toutes les fois que -vous mentionnez son nom? Je vous avertis de cesser de me provoquer ou -bien je demanderai votre enlèvement à Satan comme une faveur -particulière. - -Joseph effrayé se hâta de sortir. - -Maintenant nous étions seuls; j'essayai d'intéresser la belle jeune -femme à ma détresse. - ---Madame Heathcliff, lui dis-je avec chaleur, je pense que vous -m'excuserez de vous déranger, car avec votre figure, je suis sûr que -vous ne pouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques signes -qui puissent me faire reconnaître mon chemin pour rentrer chez moi: je -n'ai pas plus d'idée pour savoir comment je pourrai y rentrer que vous -n'en auriez sur la façon d'aller à Londres. - ---Prenez le chemin par où vous êtes venu, répondit-elle, se cachant -dans un fauteuil, avec une chandelle à côté, et un livre ouvert -devant elle. C'est un conseil sommaire, mais le meilleur que je puisse -vous donner. - ---Alors, il s'ensuit que je suis forcé de rester ici? - ---C'est une affaire que vous pourrez arranger avec votre hôte, je n'ai -rien à y voir. - ---J'espère que cela vous apprendra à ne plus faire d'aussi imprudentes -promenades sur ces collines! cria, de l'entrée de la cuisine, la dure -voix de Heathcliff. Pour ce qui est de rester ici, je ne tiens pas -d'installation pour les visiteurs; il faudra, si vous voulez rester, que -vous partagiez le lit de Hareton ou celui de Joseph. - ---Je peux dormir sur une chaise dans cette chambre, répondis-je. - ---Non, non, un étranger est un étranger, qu'il soit riche ou pauvre; -il ne me convient pas de laisser quelqu'un déranger cet endroit quand -je n'y suis pas, dit le misérable. - -Sous cette insulte, ma patience fut à bout. J'eus une expression de -dégoût, et je courus derrière lui dans la cour, ou plutôt derrière -Earnshaw, tant ma confusion était grande. Il faisait si noir que je ne -pouvais distinguer les moyens de sortir; et comme j'errais tout -alentour, je pus entendre un autre spécimen de leur aimable conduite -les uns pour les autres. Dans le premier instant, le jeune homme -paraissait disposé à me venir en aide. - ---Je veux aller avec lui jusqu'au parc, disait-il. - ---Vous allez aller avec lui jusqu'au diable! s'écria son maître, à -moins que ce ne soit pas son maître. Et qui est-ce qui restera pour -surveiller les chevaux, hein? - ---La vie d'un homme est une chose plus importante que l'abandon -momentané des chevaux; il faut que quelqu'un aille avec lui, murmura -Madame Heathcliff avec plus de bonté que je n'en aurais attendu d'elle. - ---Pas sur votre ordre! répliqua Hareton. Si vous le prenez sous votre -protection, vous feriez mieux de rester tranquille. - ---Alors, j'espère que son spectre vous hantera; et j'espère que M. -Heathcliff ne trouvera jamais d'autre fermier jusqu'à ce que la Grange -soit en ruines, répondit-elle vivement. - ---Écoutez, écoutez, elle est en train de les maudire! murmura Joseph, -dans la direction duquel je me trouvais courir. - -Il était assis à portée de l'ouïe, occupé à traire les vaches sous -la lumière d'une lanterne. Je m'emparai de cette dernière sans aucune -cérémonie, et, criant que je la renverrais dans la matinée, je courus -à la poterne la plus voisine. - ---Monsieur, monsieur, il vole la lanterne! clama le vieux, en même -temps qu'il me poursuivait. Hé, Gnasher; hé chiens, hé, Wolf, -tenez-le, tenez-le! - -Au moment où j'ouvrais la petite porte, deux monstres velus -s'élancèrent sur ma gorge, me faisant tomber et éteignant la -lumière, pendant qu'un hurrah ou se mêlaient la voix de Heathcliff et -celle de Hareton vint mettre le comble à ma rage et à mon humiliation. -Par bonheur, les bêtes semblaient attacher plus d'importance à étirer -leurs pattes, à aboyer et à agiter leurs queues qu'à me dévorer -vivant; mais elles ne me permirent pas de me relever et je dus rester -étendu jusqu'à ce qu'il plut à leurs méchants maîtres de me -délivrer. Alors, tête nue et tremblant de colère, j'ordonnai à ces -mécréants de me laisser sortir; je leur dis qu'il y avait danger pour -eux à me retenir une minute de plus, et j'y ajoutai diverses menaces de -représailles, dont la profonde violence aurait été du goût du Roi -Lear. - -La véhémence de mon agitation amena un copieux saignement de nez; et -Heathcliff continua à rire, et moi à gronder. Je ne sais pas comment -la scène se serait terminée s'il ne s'était pas trouvé là une -personne à la fois plus raisonnable que moi-même et plus bienveillante -que mon partenaire. Cette personne était Zillah, la robuste femme de -ménage, qui à la fin était sortie de la maison pour s'enquérir de la -nature du tapage. Elle s'imagina que quelqu'un de la maison avait usé -de violence avec mot; et n'osant pas s'en prendre à son maître, elle -tourna son artillerie vocale contre le plus jeune des deux gredins. - ---Eh bien, M. Earnshaw, s'écria-t-elle, voilà encore du bel ouvrage -que vous avez fait! Est-ce que nous allons maintenant assassiner les -gens sur la pierre même de notre porte? Je vois que cette maison ne me -conviendra jamais; regardez le pauvre garçon; il étouffe quasiment. -Fi! fi! cela ne peut pas continuer ainsi. Rentrez et j'arrangerai cela; -là, tenez-vous tranquille. - -Avec ces mots, elle versa tout à coup un pot d'eau glacée sur mon cou -et m'entraîna dans la cuisine. M. Heathcliff nous y suivit; sa gaieté -accidentelle n'avait pas tardé à disparaître, pour céder la place à -son air morose accoutumé. - -Je me sentais extrêmement malade, étourdi et faible; et ainsi je me -trouvai absolument contraint à accepter un logement sous son toit. Il -dit à Zillah de me donner un verre de brandy, puis passa dans la -chambre, pendant qu'elle murmurait ses condoléances sur ma triste -aventure; et, lorsque j'eus obéi à ses ordres, ce qui eut pour effet -de me faire un peu revivre, elle me conduisit me coucher. - - - - -CHAPITRE III - - -Pendant qu'elle m'accompagnait dans l'escalier, elle me recommanda de -cacher la chandelle et de ne pas faire de bruit, parce que son maître -avait des idées étranges sur la chambre où elle voulait me mettre et -ne consentait pas volontiers à y laisser loger quelqu'un. Je lui en -demandai la raison. Elle répondit qu'elle ne savait pas: elle n'était -dans la maison que depuis un an ou deux; et les gens y avaient tant -d'allures bizarres qu'elle ne pouvait pas commencer maintenant à être -curieuse. - -Trop anéanti pour être moi-même bien curieux, je fermai solidement la -porte, et jetai un regard autour de la chambre en quête du lit; tout le -mobilier consistait dans une chaise, un porte-manteau et une grande -armoire de chêne avec, tout près du haut, des carrés découpés -ressemblant à des fenêtres de calèche. Lorsque je me fus approché de -cette construction et que je l'eus regardée en-dedans, je découvris -que c'était une singulière espèce de lit à la vieille mode, très -ingénieusement imaginée pour rendre inutile à chaque membre de la -famille d'avoir une chambre à lui. En fait, cela formait un petit -cabinet isolé; et le rebord d'une fenêtre comprise dans l'installation -servait de table. J'ouvris les panneaux, j'entrai avec ma lumière, je -les refermai de nouveau; et je me sentis rassuré contre la vigilance de -Heathcliff ou de tout autre. - -Excité comme je l'étais, je fus longtemps incapable de m'endormir: et -le sommeil, lorsqu'il vint, m'apporta les plus horribles cauchemars. Il -me sembla que j'avais les pieds et les mains enchaînés, et que je me -mettais à crier tout haut dans une frénésie de terreur. - -À ma grande confusion, je découvris que mon cri n'était pas une -imagination: j'entendis des pas pressés s'approcher de la porte de ma -chambre; quelqu'un l'ouvrit d'une main vigoureuse et je vis une lumière -briller, par les carrés disposés au sommet de mon lit. J'étais assis, -encore tremblant, et essuyant la sueur de mon front: le nouveau venu -semblait hésiter et se murmurait quelque chose à lui-même. Enfin il -dit à demi-voix, d'un ton qui prouvait qu'il ne s'attendait pas à une -réponse: «Y a-t-il quelqu'un ici?» Je jugeai qu'il valait mieux -avouer ma présence, car j'avais reconnu la voix de Heathcliff et je -craignais qu'il ne poursuivit ses recherches si je ne répandais rien. -Dans cette intention, je me tournai et j'ouvris les panneaux. Je -n'oublierai pas de sitôt l'effet produit par mon geste. - -Heathcliff était debout à l'entrée, vêtu seulement d'une chemise et -d'un pantalon, avec une chandelle s'égouttant sur ses doigts, et le -visage aussi blanc que le mur derrière lui. Le premier craquement du -panneau le fit tressaillir comme un choc électrique, la lumière -s'échappa de sa main et tomba à quelques pas de lui, et son émoi -était si extrême qu'il put à peine la ramasser. - ---C'est seulement votre hôte, monsieur! criai-je, désireux de lui -épargner l'humiliation de montrer plus longtemps sa lâcheté. J'ai eu -le malheur de crier dans mon sommeil, sous l'effet d'un cauchemar -terrible. Je suis fâché de vous avoir dérangé. - ---Oh! que Dieu vous confonde, monsieur Lockwood, je voudrais vous voir -au diable! commença mon hôte, mettant la chandelle sur une chaise, -dans l'impossibilité où il était de la tenir lui-même. Et qui est-ce -qui vous a introduit dans cette chambre? continua-t-il, enfonçant ses -ongles dans les paumes de ses mains, et grinçant des dents pour -arrêter les convulsions des mâchoires. Qui est-ce? J'ai bonne envie de -mettre celui-là à la porte à l'instant même. - ---C'est votre servante Zillah, répondis-je, m'empressant de descendre -du lit et de reprendre mes vêtements. Je ne me plaindrai pas beaucoup -si vous la chassez, M. Heathcliff; car elle le mérite abondamment. Je -suppose qu'elle avait besoin d'avoir une preuve de plus que cet endroit -a été hanté, et qu'elle se l'est offerte à mes dépens. Eh bien oui, -il l'est; il est tout rempli de spectres et de gobelins. Vous avez bien -raison de le tenir fermé. - ---Que pouvez-vous bien entendre en me parlant de cette façon? tonna -Heathcliff avec une véhémence sauvage. Comment, comment osez-vous, -sous mon toit? Dieu! il est fou pour parler ainsi! (Et il frappa son -front avec rage). - -Je ne savais pas si je devais me montrer froissé de ces paroles ou -poursuivre mon explication; mais il me sembla si profondément affecté -que je pris pitié et détaillai à mon hôte l'histoire de mes rêves. - -Pendant que je parlais, Heathcliff peu à peu se reculait dans l'ombre -du lit, il finit par s'asseoir derrière, presque entièrement caché à -ma vue. Pourtant, sa respiration irrégulière et entrecoupée me fit -deviner qu'il luttait pour vaincre un excès d'émotion violente. Ne -voulant pas lui laisser voir que je l'entendais, je continuai ma -toilette le plus bruyamment que je le pouvais, je consultais ma montre, -et monologuais sur la longueur de la nuit: «Pas encore trois heures! -j'aurais juré qu'il en était six.» Le temps stagne ici: bien sûr que -nous nous sommes couchés à huit heures. - ---Toujours à neuf heures en hiver, et le lever à quatre, dit mon -hôte, arrêtant un grognement; je supposai en même temps, par l'ombre -du mouvement de son bras, qu'il essuyait une larme dans ses yeux. M. -Lockwood, ajouta-t-il, allez dans ma chambre: vos cris ont envoyé au -diable mon sommeil pour cette nuit. - ---Le mien aussi, répondis-je. Je vais me promener dans la cour jusqu'à -ce qu'il fasse jour, puis je partirai; et vous n'avez pas besoin de -craindre que je recommence mon invasion. Je suis maintenant tout à fait -guéri du désir de chercher le plaisir dans la société, que ce soit -à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit apprendre à trouver -en lui-même une compagnie suffisante. - ---Charmante compagnie! murmura Heathcliff. Prenez la chandelle et allez -où il vous plaira, je vous rejoins à l'instant. Toutefois, n'allez pas -dans la cour, les chiens sont déchaînés; et pour ce qui est de la -maison--Junon y monte la garde, et--non, vous pouvez seulement vous -promener le long des escaliers et des passages. Mais sortez! je viens -dans deux minutes. - -J'obéis, c'est-à-dire que je quittai la chambre, mais alors, ne -sachant pas où conduisait l'étroit couloir, je me tins tranquille, et -j'assistai involontairement à un trait de superstition de mon -propriétaire, qui démentait d'une façon bien étrange son bon sens -apparent. Je le vis marcher vers le lit, ouvrir violemment le treillage -et en même temps qu'il le tirait, éclater dans un furieux accès de -larmes. «Entre, entre, disait-il en sanglotant. Cathy, viens! oh viens -une fois encore. Oh chérie de mon cœur, entends-moi cette fois enfin, -Catherine!» Le spectre se montra capricieux comme tous les spectres; il -ne donna aucun signe de vie; mais par la fenêtre la neige et le vent -entraient en tourbillons sauvages; je les ressentais, même à l'endroit -où j'étais, et ils éteignirent la lumière. - -Il y avait une telle angoisse dans le jaillissement de douleur qui -accompagnait cette extravagance que ma compassion me fit passer sur sa -folie, et que je m'éloignai, à demi fâché d'avoir entendu tout cela, -vexé surtout d'avoir avoué mes ridicules cauchemars, puisqu'il en -était résulté cette agonie; mais le pourquoi de ce qui était -arrivé, je ne pouvais le comprendre. Je descendis avec précaution dans -les régions basses de la maison et j'aboutis à l'arrière-cuisine, où -quelques charbons encore un peu brillants, et que j'eus soin de ramasser -en un tas compact, me permirent de rallumer ma chandelle. Rien ne -remuait, excepté un chat gris qui sortit des cendres en rampant et me -salua avec un miaulement plaintif. - -Deux bancs circulaires enfermaient presque entièrement le foyer; sur -l'un d'eux je m'étendis, et Grimalkin grimpa sur l'autre. Nous -sommeillâmes de compagnie jusqu'à ce que notre retraite fût envahie -et que Joseph se montra. Il jeta un regard sinistre sur la petite flamme -que j'avais excitée à reluire entre les deux chenets; il précipita le -chat du poste élevé où il se tenait, et se mettant lui-même à sa -place, il commença l'opération de bourrer de tabac une énorme pipe. -Ma présence dans son sanctuaire lui parut évidemment un trait -d'impudence trop honteux pour être remarqué; il appliqua -silencieusement sa pipe à ses lèvres, croisa les bras et souffla la -fumée. Je le laissai jouir sans trouble de sa volupté; quand il eut -poussé sa dernière colonne de fumée, et émis un profond soupir, il -se leva, s'en alla aussi solennellement qu'il était venu. Un pas plus -élastique entra ensuite; cette fois, j'ouvris ma bouche pour un -«bonjour» mais je la refermai sans achever ma formule; car c'était -Hareton Earnshaw, qui s'acquittait _sotto voce_ de ses oraisons, dans -une série de jurons dirigés contre tous les objets qu'il touchait, -pendant qu'il fouillait dans un coin à la recherche d'une bêche ou -d'une pelle, sans doute pour se creuser un chemin dans la neige. Il jeta -un regard sur le banc, dilata ses narines, et pensa qu'il était aussi -inutile d'échanger des civilités avec moi qu'avec mon compagnon le -chat. Je devinai par la vue de ses préparatifs que la sortie était -enfin permise, et, quittant ma dure couche, je fis un mouvement pour le -suivre. Il s'en aperçut et désigna une porte intérieure avec le bout -de sa bêche, me donnant à entendre par un son inarticulé que c'était -le lieu où je devais aller si je changeais de place. Cette porte -donnait dans la _maison_ où je trouvai les femmes déjà en mouvement. -Zillah produisait d'énormes flammes dans la cheminée avec un colossal -soufflet; pendant que Madame Heathcliff, agenouillée sur le foyer, -lisait un livre à la lumière du feu. Elle tenait sa main entre la -chaleur de la fournaise et ses yeux, et semblait toute absorbée dans -son occupation, ne s'arrêtant que pour gronder la servante de la -couvrir d'étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien qui -approchait son nez trop près de sa figure. Je fus surpris de voir que -Heathcliff était là aussi. Il se tenait près du feu, me tournant le -dos; et je compris qu'il venait de faire une scène orageuse à la -pauvre Zillah, celle-ci interrompant à tout moment son travail pour -relever le coin de son tablier, et pour pousser des grognements -irrités. - ---Et vous; vous indigne..., éclatait Heathcliff au moment où -j'entrais, se tournant vers sa belle-fille, vous voilà encore avec -votre paresse! Tous les autres gagnent leur pain, et vous, vous vivez de -ma charité. Mettez de côté ces balivernes, et trouvez quelque chose -à faire. Je vous ferai expier la calamité de vous avoir toujours sous -mes yeux, entendez-vous, maudite coquine! - ---Je mettrai de côté mes balivernes, parce que vous pouvez me forcer -à le faire si je refuse, répondit la jeune dame fermant son livre et -le jetant sur une chaise. Mais quant à faire quelque chose, je ne ferai -rien que ce qui me plaira, dussiez-vous en perdre la langue à force de -jurer. - -Heathcliff leva son bras, et la jeune femme, qui paraissait en -connaître le poids, s'empressa de se mettre à l'abri. N'ayant aucun -désir d'assister pour me distraire à une bataille de chat et de chien, -je m'avançai d'un pas vif, comme si j'étais heureux de prendre ma part -de la chaleur du foyer, et tout à fait ignorant de la dispute -interrompue. Chacun d'ailleurs eut assez de tenue pour suspendre les -hostilités. M. Heathcliff enfonça ses poings dans ses poches pour les -garantir de la tentation; Madame Heathcliff plissa ses lèvres et marcha -vers un siège assez éloigné, où elle tint sa parole en jouant, -pendant tout le reste de mon séjour, le rôle d'une statue. Ce séjour -d'ailleurs ne fut pas long. Je me refusai à partager leur déjeuner, et -au premier rayon du jour, je m'empressai de m'échapper vers le plein -air, qui était maintenant clair, tranquille et froid. - -Mon propriétaire me cria de m'arrêter avant que je fusse arrivé au -fond du jardin et m'offrit de m'accompagner jusqu'au bout du marais. Et -c'est un bonheur qu'il l'ait fait, car tout le dos de la colline -n'était qu'un houleux océan blanc: les hauteurs et les affaissements -causés par la neige n'indiquant en aucune façon des hauteurs et des -affaissements correspondants dans le sol. Il y avait ainsi plusieurs -puits que la neige avait entièrement nivelés; et des rangées -entières de remblais avaient été effacées de la carte que ma -promenade de la veille avait laissée imprimée dans mon esprit. J'avais -remarqué d'un côté de la route, à des intervalles de six ou sept -yards, une ligne de pierres dressées, qui se prolongeait tout le long -de la steppe; elles avaient été dressées et barbouillées de chaux -afin de servir de guides dans les ténèbres, ou encore dans les cas -comme celui-ci, de façon que l'on pût distinguer le sentier ferme des -marais profonds qui s'étendaient sur les deux côtés; mais à -l'exception de points sales qui émergeaient un peu çà et là, toute -trace de leur existence avait disparu; et mon compagnon fut souvent -forcé de m'avertir de tourner sur la droite ou sur la gauche, alors que -je m'imaginais suivre correctement les détours du chemin. - -Nous échangeâmes fort peu de mots. Il s'arrêta à l'entrée de -Thrushcross Park, me disant qu'il n'y avait plus d'erreur à faire -depuis là. Nos adieux se bornèrent à un rapide salut; et je continuai -mon chemin, me fiant à mes propres ressources, car la loge du portier -est à présent inoccupée. La distance de cette porte à la Grange est -de deux milles, mais je crois bien que je me suis arrangé pour la faire -de quatre, tantôt me perdant parmi les arbres, tantôt m'enfonçant -jusqu'au cou dans la neige: divertissement que ne peuvent apprécier que -ceux qui en ont fait l'expérience. En tout cas et quoi qu'il en soit de -mes errements, l'horloge sonnait midi lorsque je rentrai chez moi; et -cela donnait exactement une moyenne d'une heure par mille pour le chemin -ordinaire de Wuthering Heights. - -La dépendance humaine de ma maison et ses satellites s'élancèrent -pour me souhaiter la bienvenue, s'écriant en tumulte qu'elles avaient -désespéré de moi; toutes conjecturaient que j'avais péri la nuit -dernière; et elles étaient en train de se demander par quel moyen on -s'y prendrait pour aller à la découverte de mes restes. Je leur -ordonnai de rester tranquilles, à présent qu'elles me voyaient de -retour, et, gelé jusqu'au cœur, je m'élançai dans l'escalier. -Arrivé au premier, je revêtis des vêtements secs; et, après avoir -marché dans ma chambre trente ou quarante minutes pour restaurer la -chaleur animale, je me suis installé dans mon cabinet, faible comme un -petit chat: presque trop faible pour jouir de la gaie flambée et du -café fumant que m'a préparé ma servante. - - - - -PREMIÈRE PARTIE - - -CHAPITRE PREMIER - - -Quelles vaines girouettes nous sommes! Moi qui avais résolu de me tenir -indépendant de toute relation sociale, et remerciais mon étoile de -m'avoir enfin amené dans un endroit où ces relations étaient à peu -près impraticables, moi, misérable créature sans force, après avoir -lutté jusqu'au soir contre l'abattement et la solitude, je fus enfin -obligé de céder, et, sous prétexte de m'informer des choses -nécessaires à mon installation, j'invitai Madame Dean, quand elle -m'apporta le souper, à s'asseoir pendant que je mangerais, avec -l'espoir sincère d'avoir une conversation en règle, et d'être ou -agréablement réveillé ou tout à fait endormi par ses discours. - ---Il y a très longtemps que vous vivez ici? commençai-je; ne -m'avez-vous pas dit seize ans? - ---Dix-huit, monsieur; je suis venue quand ma maîtresse s'est mariée, -pour prendre soin d'elle: et quand elle est morte, le maître m'a -retenue pour faire le ménage. - ---En vérité? - -Une pause suivit. Elle n'était pas bavarde, j'en avais bien peur, si ce -n'est sur ses propres affaires, et celles-là ne m'intéressaient -guère. Pourtant, après avoir réfléchi quelques minutes, ses poings -sur ses genoux et avec un nuage de méditation sur sa dure physionomie, -elle s'écria: - ---Ah! les temps ont bien changé depuis! - ---Ah! fis-je, vous avez dû voir beaucoup de changements, je suppose? - ---Oui, et des malheurs aussi, répondit-elle. - ---Oh, pensai-je, je vais tourner la conversation sur la famille de mon -propriétaire! un excellent sujet à mettre en train. «Et cette jolie -veuve, je serais heureux de savoir son histoire: d'apprendre si elle est -une indigène du pays ou, ce qui est plus probable, une étrangère que -les habitants des Heights ne veulent pas reconnaître pour parente.» Je -demandai donc à Madame Dean pourquoi Heathcliff avait quitté -Thrushcross Grange, et préférait vivre dans une situation et une -résidence si manifestement inférieures. «N'est-il pas assez riche -pour tenir la maison en bon ordre?» demandai-je. - ---Riche, monsieur! Il a, personne ne sait combien d'argent, et tous les -ans davantage. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison -plus belle que celle-ci; mais il est très serré, très avare; et s'il -était venu s'établir à Thrushcross Grange, l'idée qu'il aurait pu -gagner quelques centaines de plus en louant cette maison à un bon -locataire l'aurait rendu trop malheureux. Il est bien étrange que des -gens soient si avides quand ils sont seuls dans le monde! - ---Mais il avait un fils, je crois? - ---Oui, il en avait un, il est mort. - ---Et cette jeune dame, Madame Heathcliff, est sa veuve? - ---Oui. - ---D'où vient-elle? - ---Eh, monsieur, c'est la fille de mon ancien maître: Catherine Linton -était son nom de jeune fille. Je l'ai nourrie, pauvre créature; je -voudrais que M. Heathcliff vienne s'établir ici et alors nous pourrions -être ensemble de nouveau. - ---Alors, continuai-je, le nom de mon prédécesseur à Thrushcross -Grange était Linton? - ---Oui. - ---Et qui est cet Earnshaw, Hareton Earnshaw, qui vit avec M. Heathcliff? -Sont-ils parents? - ---Non; c'est le neveu de feue Madame Linton. - ---Le cousin de la jeune dame, alors? - ---Oui; et son mari était aussi son cousin: l'un du côté de la mère, -l'autre du côté du père. Heathcliff s'est marié avec la sœur de M. -Linton. - ---J'ai vu le nom d'Earnshaw gravé sur le fronton de la maison, à -Wuthering Heights. Est-ce une vieille famille? - ---Très vieille, monsieur, et Hareton est le dernier d'entre eux, de -même que notre miss Cathy est la dernière de nous, je veux dire des -Linton. Avez-vous été à Wuthering Heights? Je vous demande pardon de -vous interroger, mais j'aimerais tant à savoir comment elle est! - ---Madame Heathcliff? Elle avait très bonne mine, et était très jolie; -mais elle ne m'a pas semblé très heureuse. - ---Oh, la chère, ce n'est pas étonnant! Et comment avez-vous jugé le -maître? - ---Un homme plutôt rude, madame Dean; n'est-ce pas son caractère? - ---Rude comme le tranchant d'une scie, et dur comme de la pierre de -porphyre! Moins vous aurez affaire avec lui, mieux cela vaudra. - ---Il faut qu'il ait eu des hauts et des bas dans la vie pour être -devenu un tel rustre. Savez-vous quelque chose de son histoire? - ---Je sais tout sur lui, Monsieur, excepté où il est né, et qui -étaient ses parents, et comment il a gagné son argent pour commencer. -Et Hareton a été indignement privé de l'héritage qui lui revenait! -Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse qui ne devine -pas combien il a été spolié. - ---Eh bien, madame Dean, ce serait une action charitable de votre part de -me dire quelque chose sur mes voisins. Je sens que je ne pourrai pas -dormir si je me couche; ayez donc l'obligeance de vous asseoir, et de me -parler pendant une heure. - ---Oh! certainement monsieur. Je vais seulement chercher quelque chose -pour coudre, et alors je resterai assise ici aussi longtemps qu'il vous -plaira. Mais vous avez pris froid; je vous ai vu frissonner; et il faut -que vous buviez un peu de tisane pour chasser cela. - -La digne femme s'empressa, pendant que je me pelotonnais plus près du -feu. J'avais la tête brûlante et le reste du corps gelé; en outre je -sentais mes nerfs et mon cerveau excités presque jusqu'au ton de la -folie. Tout cela fit que je me trouvai non pas tant mal à l'aise que -plutôt inquiet, comme je le suis encore, au sujet des effets possibles -des incidents d'hier et aujourd'hui. Cependant, ma ménagère revint, -avec un bol fumant et un panier à ouvrage; et ayant placé le premier -de ces objets sur la cheminée, elle s'installa dans son siège, -évidemment charmée de me trouver si sociable. - - ---Avant de venir vivre ici, commença-t-elle, sans attendre une nouvelle -invitation à raconter son histoire, j'étais presque toujours à -Wuthering Heights. Ma mère avait nourri M. Hindley Earnshaw, le père -d'Hareton, et j'avais pris l'habitude de jouer avec les enfants; je -faisais aussi les commissions; j'aidais aux foins et j'étais accrochée -à la ferme, toujours prête pour toute besogne qu'on voulait me donner. -Un beau matin d'été--c'était, je me rappelle, au commencement de la -moisson--M. Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage; et -après avoir dit à Joseph ce qu'il y avait à faire ce jour-là, il se -tourna vers Hindley, Cathy et moi--car j'étais assise avec eux, -mangeant mon porridge--et il dit, parlant à son fils: «Mon bon petit -homme, je vais à Liverpool aujourd'hui, qu'est-ce qu'il faut que je -vous apporte? Vous pouvez choisir ce qui vous plaira, seulement que ce -soit quelque chose de petit, car j'aurai à aller et revenir à pied: -soixante milles dans chaque sens, c'est long à épeler.» Hindley -demanda un violon. Alors il se tourna vers miss Cathy; elle avait à -peine six ans, mais elle pouvait monter sur tous les chevaux de -l'écurie, et elle choisit un fouet. Le maître ne m'oublia pas non -plus; car il avait un bon cœur, bien qu'il fût quelquefois un peu -sévère. Il me promit de m'apporter plein mes poches de pommes et de -poires, après quoi il embrassa ses enfants, dit adieu, et partit. - -Cela nous sembla long à nous tous, les trois jours de son absence; et -souvent la petite Cathy demanda quand il serait revenu. Madame Earnshaw -l'attendait pour souper le troisième soir, et elle ajournait le repas -d'heure en heure. Pourtant, il ne faisait aucun signe d'arriver, si bien -qu'à la fin les enfants se fatiguèrent de descendre à la porte pour -regarder. Il se fit noir, la vieille maîtresse aurait voulu qu'ils -allassent se coucher, mais ils demandèrent en pleurant la permission -d'attendre; et juste vers onze heures, le loquet de la porte fut -tranquillement soulevé, et le maître entra. Il se jeta dans un siège, -riant et grognant, et leur ordonna à tous de se tenir à distance, car -il était à peu près tué, et ne recommencerait pas une telle marche -pour les trois royaumes. - ---Et, par là-dessus, être chargé à mort! dit-il, ouvrant son grand -manteau qu'il tenait enroulé dans ses bras. Vois ici, femme! Je n'ai -jamais été autant battu par quelque chose dans ma vie: mais il faut -tout de même que vous le preniez comme un don de Dieu, bien qu'il soit -presque aussi noir que s'il venait du diable. - -Nous l'entourâmes, et par dessus la tête de miss Cathy, j'aperçus un -enfant aux cheveux très noirs, sale et vêtu de haillons: assez gros -pour être capable aussi bien de marcher que de parler. De visage, il -avait l'air plus vieux que Catherine; et pourtant quand on le mit sur -ses pieds, il ne sut que regarder autour de lui, et répéta sans cesse -un baragouin que personne ne pouvait comprendre. Je fus effrayée et -Madame Earnshaw parut prête à jeter l'enfant à la porte. Elle -s'emporta, demandant comment son mari avait pu avoir l'idée d'amener -dans la maison ce marmot gipsy, alors qu'ils avaient déjà leurs deux -enfants à nourrir et à protéger. Qu'est-ce qu'il en tendait faire -avec ça, et était-il devenu fou? Le maître essaya d'expliquer la -chose, mais il était réellement à moitié mort de fatigue, et tout ce -que je pus distinguer, parmi les gronderies de sa femme, fut le récit -de la façon dont il avait trouvé cet enfant, mourant de faim, et sans -asile, et quasi-muet, dans les rues de Liverpool. Il l'avait ramassé et -s'était enquis de son possesseur. Pas une âme ne savait à qui il -appartenait; et comme son argent et son temps étaient également -limités, il pensa que le meilleur était de l'emmener tout de suite -avec lui, plutôt que de s'exposer à cause de lui à d'inutiles -dépenses en ville, car il avait pris la résolution de ne pas -l'abandonner dans l'état où il l'avait trouvé. Enfin la conclusion -fut que ma maîtresse se calma, et que M. Earnshaw me dit de laver le -nouveau venu, de lui donner des effets propres, et de le mettre à -dormir avec les enfants. - -Hindley et Cathy se contentèrent de regarder et d'écouter jusqu'à ce -que la paix fut revenue; mais alors tous deux commencèrent à fouiller -dans les poches de leur père, en quête des cadeaux qu'il leur avait -promis. Hindley était déjà un garçon de quatorze ans, mais quand il -sortit ce qui avait été un violon et qui s'était écrasé en morceaux -dans le manteau, il se mit à pleurer tout haut; et Cathy, quand elle -apprit que le maître avait perdu son fouet en s'occupant de -l'étranger, témoigna de sa mauvaise humeur en grinçant des dents et -en crachant sur la sotte petite chose; elle gagna pour sa peine un -soufflet afin d'apprendre de meilleures manières. - -Ils refusèrent d'avoir l'enfant avec eux dans leur lit ou même dans -leur chambre; et comme je n'en avais pas davantage envie, je le mis sur -le perron de l'escalier, espérant qu'il serait parti dans la matinée. -Par hasard, ou bien attiré peut-être en entendant sa voix, le petit -monstre rampa vers la porte de M. Earnshaw, et c'est là que celui-ci le -trouva en quittant sa chambre. On fit une enquête pour savoir comment -il y était venu, je fus obligée d'avouer; et, en récompense de ma -lâcheté et de ma cruauté, on me renvoya de la maison. - -Ce fût la première introduction de Heathcliff dans la famille. En -revenant quelques jours après (car je ne considérais pas mon -bannissement comme perpétuel) je vis qu'ils l'avaient baptisé -Heathcliff: c'était le nom d'un fils mort tout enfant, et ce nom lui a -toujours servi, depuis, à la fois de prénom et de nom de famille. Miss -Cathy et lui étaient maintenant très intimes, mais Hindley le -haïssait. Et pour dire la vérité, je faisais comme lui; et nous le -tourmentions honteusement, car je n'étais pas assez raisonnable pour -sentir mon injustice, et la maîtresse ne prononçait jamais un mot en -sa faveur quand elle le voyait injurié. - -Il semblait un enfant maussade, mais patient, endurci peut-être par -l'habitude aux mauvais traitements. Il subissait les coups de Hindley -sans fermer les yeux ni verser une larme; et quand je le pinçais, il se -contentait d'avoir un soupir et d'ouvrir ses yeux plus grands, comme -s'il s'était blessé par accident et que personne ne fût à blâmer. -Cette résignation rendit furieux le vieil Earnshaw, quand il découvrit -comment son fils persécutait «le pauvre enfant orphelin», comme il -l'appelait. Il s'attacha étrangement à Heathcliff, croyant tout ce -qu'il disait (il faut ajouter qu'il disait très peu de choses et -généralement la vérité) et le gâtant bien plus que Cathy, qui -était trop malfaisante et trop entêtée pour être une favorite. C'est -ainsi que, dès les premiers temps, Heathcliff entretint dans la maison -de mauvais sentiments; à la mort de Madame Earnshaw, qui arriva moins -de deux ans après, le jeune maître avait déjà appris à regarder son -père comme un oppresseur plutôt qu'un ami, et Heathcliff comme un -usurpateur de l'affection de son père et de ses privilèges propres; et -tous les jours il devenait plus amer en réfléchissant à ces -injustices. Je sympathisai quelque temps avec lui; mais quand les -enfants tombèrent malades de la rougeole et que j'eus à les garder, et -à me charger tout d'un coup des occupations d'une femme, mes idées -changèrent. Heathcliff fut malade dangereusement; et dans les pires -moments de sa maladie, il voulait toujours m'avoir à son chevet: je -suppose qu'il sentait que je lui faisais beaucoup de bien et qu'il -n'avait pas assez d'esprit pour deviner que je le faisais par ordre. -Pourtant, je dois le dire, c'était l'enfant le plus tranquille que -jamais nourrice eût veillé. La différence entre lui et les autres me -força à être moins partiale. Cathy et son frère me harassaient -terriblement; lui restait sans se plaindre, comme un mouton: bien que ce -fut plutôt par dureté que par douceur naturelle. - -Il guérit et le médecin affirma que c'était en grande mesure grâce -à moi, et me loua de mes bons soins. Je fus très fière de ces -éloges, je me radoucis envers celui qui m'avait donné l'occasion de -les mériter; et ainsi Hindley perdit son dernier allié. Pourtant il -m'était impossible d'arriver à aimer Heathcliff, et je me demandais -souvent ce que mon maître trouvait à admirer si fort dans ce garçon -maussade qui jamais, autant que je me rappelle, n'eut un signe de -gratitude pour le payer de son indulgence. Il n'était pas insolent pour -son bienfaiteur, mais simplement insensible: pourtant il savait -parfaitement l'empire qu'il avait sur son cœur, et se rendait compte -qu'il n'avait qu'à parler pour que toute la maison fut obligée de -céder à son désir. Je me rappelle, par exemple, comment M. Earnshaw -acheta un jour une paire de pouliches à la foire de la paroisse, et en -donna une à chacun des deux garçons. Heathcliff prit la plus belle; -mais bientôt sa bête devint boiteuse; et quand il s'en aperçut, il -dit à Hindley: «Il faut que vous changiez de cheval avec moi, le mien -ne me plaît pas, et si vous ne consentez pas, je dirai à votre père -que vous m'avez battu trois fois cette semaine, et je lui montrerai mon -bras qui est noir jusqu'à l'épaule.» Hindley tira la langue et lui -donna des coups de poing sur les oreilles. «Vous ferez mieux de faire -tout de suite ce que je vous demande, continua Heathcliff, s'échappant -jusqu'à la porte (car ils étaient dans l'étable) vous serez forcé de -toute façon de le faire, et si je parle de ces coups ils vous seront -rendus avec intérêts.--Va-t-en, chien! cria Hindley, le menaçant avec -un poids de fer dont on se servait pour peser les pommes de terre et le -foin.--Jetez, répliqua l'autre sans bouger, et alors je dirai comment -vous vous êtes vanté que vous me mettriez à la porte dès qu'il -serait mort, et nous verrons bien s'il ne vous met pas à la porte tout -de suite, vous.» Hindley lui jeta le poids, qui l'atteignit dans la -poitrine. Il tomba, mais se releva immédiatement, sans haleine et blanc -comme un mort; et si je ne l'avais pas empêché, il serait allé tout -de suite trouver le maître, de qui il aurait obtenu pleine vengeance en -laissant l'état où il était plaider pour lui, et en dénonçant celui -qui en était l'auteur. «Alors, prends ma pouliche, Gipsy! dit le jeune -Earnshaw, et puisse-t-elle te casser le cou: prends-la et sois damné, -toi mendiant et intrus; et dérobe à mon père tout ce qu'il a; -seulement, après, montre-lui ce que tu es, enfant de Satan. Et prends -ceci, j'espère que cela fera sortir ton cerveau de ta tête!» - -Heathcliff était parti détacher la bête, et la mettre dans sa stalle -à lui; il passait derrière elle lorsque Hindley conclut son discours -en le jetant à ses pieds, et, sans rester pour voir si son espoir -était rempli, s'enfuit aussi vite qu'il put. Je fus stupéfaite de -constater avec quelle froideur l'enfant se ramassa et poursuivit son -intention; faisant l'échange des selles et de tout, et puis s'asseyant -sur une botte de foin pour laisser se dissiper, avant d'entrer dans la -maison, le mal de cœur que lui avait occasionné le coup violent qu'il -avait reçu. Je n'eus pas de peine à lui persuader de me laisser mettre -ses blessures sur le compte du cheval: il se souciait peu de ce que l'on -dirait, dès qu'il avait ce qu'il désirait. Et en vérité, il lui -arrivait si rarement de se plaindre de scènes comme celles-là que je -crus réellement qu'il n'était pas vindicatif: en quoi je me trompais -entièrement, Monsieur, comme vous le verrez bientôt. - - - - -CHAPITRE II - - -Avec le temps, M. Earnshaw commença à baisser. Il avait toujours été -actif et bien portant, mais sa force le quitta tout d'un coup; et du -jour où il fut confiné au coin de son feu, il devint affreusement -irritable. Un rien le vexait, et il lui suffisait de soupçonner un -manque de respect à son autorité pour le faire entrer dans un accès -de fureur. C'était le cas surtout si quelqu'un essayait de s'imposer à -son favori ou de le dominer: il ne pouvait souffrir qu'un seul mot -désagréable lui fût adressé; il semblait s'être mis dans l'esprit -que, parce que lui-même aimait Heathcliff, tout le monde le détestait -et songeait à le maltraiter. Et ce fut un désavantage pour le garçon, -car aucun de nous ne voulait irriter le maître, de sorte que nous -complaisions à sa partialité et cette complaisance fut un riche -aliment pour l'orgueil et pour l'humeur noire de l'enfant. Pourtant nous -ne pouvions faire autrement; deux ou trois fois, Hindley ayant -manifesté son mépris pour Heathcliff en présence de son père, le -vieillard furieux saisit son bâton pour le frapper, et frémit de rage -en voyant son impuissance. - -À la fin, notre curé (car nous avions un curé qui gagnait sa vie en -donnant des leçons aux petits Linton et Earnshaw et en cultivant -lui-même son morceau de terre) ce curé suggéra que le jeune homme -devrait être mis au collège; et M. Earnshaw y consentit, bien qu'à -regret, car il dit que Hindley était un être nul et ne prospérerait -jamais. - -J'espérais cordialement que désormais nous aurions la paix. Je me -chagrinais de penser que le maître avait à souffrir de sa bonne -action. J'imaginais que son mécontentement provenait de ses ennuis de -famille; telle était également son opinion à lui, mais en vérité, -monsieur, c'était sa nature qui baissait. Pourtant nous aurions pu -continuer à vivre d'une façon assez supportable si ce n'était deux -personnes, miss Cathy et Joseph le domestique: ce dernier aussi, vous -l'avez vu là-haut, évidemment. C'était et c'est sans doute encore le -plus odieux et le plus arrogant pharisien qui ait jamais saccagé une -bible pour y prendre toutes les promesses pour lui-même et pour en -lancer les malédictions à ses voisins. Par son adresse à faire des -sermons et de pieux discours, il parvint à produire une grande -impression sur M. Earnshaw; et plus le maître allait s'affaiblissant, -plus était grande l'influence de Joseph. Il ne cessait pas de -l'importuner pour qu'il prit soin de son âme et pour qu'il tint -sévèrement ses enfants. Il l'encouragea à considérer Hindley comme -un réprouvé et, tous les soirs, il grommelait régulièrement une -longue série de fables contre Heathcliff et Catherine: il avait -toujours soin de flatter la faiblesse d'Earnshaw en mettant la plus -grosse part du blâme sur la jeune fille. - -Il est bien sûr que Catherine avait des façons telles que je n'en -avais jamais vues chez une enfant; et elle nous mettait tous hors de -patience cinquante fois par jour et davantage; depuis l'heure où elle -descendait jusqu'à l'heure où elle allait se coucher, nous n'étions -pas sûrs une minute qu'elle ne fût pas à faire quelque mal. Son -esprit était toujours excité, sa langue toujours en train. Elle -chantait, riait, persécutait quiconque ne faisait pas comme elle. -C'était une plante sauvage et maligne; mais elle avait l'œil le plus -agréable, le sourire le plus doux et le pied le plus léger de la -paroisse; et après tout, je crois qu'elle n'avait pas mauvaise -intention, car lorsqu'une fois elle vous avait fait pleurer pour de bon, -il était rare qu'elle ne vint pas vous tenir compagnie et vous obliger -à vous calmer pour la consoler. Elle aimait beaucoup trop Heathcliff. -La plus grande punition que nous pouvions inventer pour elle était de -la tenir séparée de lui. En jouant, elle se plaisait à faire la -petite maîtresse, usant librement de ses mains et commandant à ses -compagnons; c'est ce qu'elle fit avec moi, mais je ne pouvais pas -souffrir qu'on me donnât des ordres et je le lui fis savoir. - -Or, M. Earnshaw n'admettait pas les plaisanteries de la part de ses -enfants: il avait toujours été grave et sévère avec eux; et -Catherine de son côté ne concevait pas que son père fut plus mal -disposé et moins patient dans son état de souffrance qu'il n'était -auparavant. Les reproches acariâtres qu'elle en reçut éveillèrent en -elle un méchant désir de le provoquer. Elle n'était jamais si -heureuse que lorsque nous étions tous à la gronder à la fois, et -qu'elle nous défiait avec son fier regard impertinent, et ses paroles -toutes prêtes; tournant en ridicule les malédictions religieuses de -Joseph, me harcelant, et faisant la chose même que son père haïssait -le plus: lui montrant que sa prétendue insolence à elle avait plus de -pouvoir sur Heathcliff que sa bonté, à lui, que le garçon était -prêt à faire en toute chose ce qu'elle lui ordonnait, tandis qu'il -n'obéissait à ses ordres à lui que s'ils s'accordaient avec son -propre désir. Après s'être conduite aussi mal que possible toute la -journée, quelquefois elle allait vers lui le soir et essayait de le -dorloter pour faire la paix. «Non Cathy, disait le vieillard, je ne -peux pas t'aimer; tu es pire que ton frère. Va, dis tes prières, -enfant, et demande pardon à Dieu. Je doute que ta mère et moi -puissions expier la façon dont nous t'avons élevée.» D'abord ces -paroles la faisaient pleurer, mais ensuite, à être toujours -repoussée, elle s'endurcit, et elle se contentait de rire quand je lui -conseillais de dire qu'elle regrettait ses fautes et en demandait -pardon. - -Mais l'heure vint enfin qui termina sur cette terre les souffrances de -M. Earnshaw. Il mourut tranquillement dans sa chaise, un soir d'octobre, -assis au coin du feu. Un vent violent soufflait autour de la maison et -s'engouffrait dans la cheminée, avec un bruit sauvage; pourtant, il ne -faisait pas froid et nous étions tous ensemble: moi, à quelque -distance du foyer, occupée à tricoter, Joseph lisant sa bible près de -la table, car dans ce temps-là les domestiques avaient l'habitude de -s'asseoir dans la maison, l'ouvrage fini. Miss Cathy avait été malade, -et c'est ce qui fait qu'elle se tenait tranquille; elle s'appuyait -contre le genou de son père, et Heathcliff était couché par terre -avec sa tête dans le tablier de la jeune fille. Je me rappelle que le -maître, avant de tomber dans un assoupissement, caressa ses beaux -cheveux et lui dit: «Pourquoi ne peux-tu pas toujours être une bonne -fille?» Et elle tourna sa figure vers lui, et répondit: «Pourquoi ne -pouvez-vous pas toujours être un bon homme, père?» Mais aussitôt -qu'elle le vit vexé de nouveau, elle baisa sa main et dit qu'elle -allait chanter pour l'endormir. Elle se mit à chanter très bas, -jusqu'à ce que les doigts du vieux maître s'échappèrent des siens, -et que sa tête s'affaissa sur sa poitrine. Alors je lui dis de se taire -et de ne pas bouger par crainte de l'éveiller. Nous nous tûmes comme -des souris pendant une pleine demi heure, et nous aurions continué plus -longtemps, si Joseph, ayant fini son chapitre, ne s'était levé, et -n'avait dit qu'il devait éveiller le maître pour réciter les prières -et aller au lit. Il s'avança, l'appela par son nom et le toucha à -l'épaule; mais le vieillard restait immobile, de sorte qu'il prit la -chandelle et le regarda. Je vis bien qu'il y avait quelque chose qui -allait mal quand il remit sa lumière sur la table et que, saisissant -les enfants chacun par un bras, il leur murmura de monter, et de ne pas -faire de bruit, ajoutant qu'ils auraient à dire leurs prières tout -seuls ce soir-là, parce que lui-même avait autre chose à faire. - ---Je veux auparavant dire bonne nuit à mon père, dit Catherine, lui -passant les bras autour du cou avant que nous ayons pu l'en empêcher. -La pauvre créature découvrit tout de suite le malheur; elle gémit: -«Oh, il est mort, Heathcliff, il est mort!» Et tous deux se mirent à -pleurer, le cœur brisé. - -Je joignis mes sanglots aux leurs, amers et sonores, mais Joseph nous -demanda à quoi nous pensions de hurler de cette façon sur un saint -dans le ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton -pour chercher le médecin et le curé. Je ne pouvais pas deviner à quoi -servirait l'un ou l'autre dans ce moment; pourtant, je partis, par le -vent et la pluie, et je ramenai avec moi l'un des deux, le médecin; -l'autre dit qu'il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer -l'affaire, je courus à la chambre des enfants; leur porte était -entrebâillée, je vis qu'ils ne s'étaient pas couchés, bien qu'il fut -passé minuit; mais ils étaient plus calmes et n'avaient pas besoin de -moi pour les consoler. Les petites âmes se réconfortaient l'une -l'autre avec des pensées meilleures que toutes celles que j'aurais pu -leur suggérer; aucun curé dans le monde n'a jamais fait une aussi -belle peinture du ciel que celle qu'ils en faisaient dans leur innocente -conversation; et pendant que je les écoutais en sanglotant, je ne -pouvais m'empêcher de souhaiter que nous fussions tous ensemble en -sécurité là-haut. - - - - -CHAPITRE III - - -M. Hindley revint pour l'enterrement; et,--chose qui nous étonna et fit -jaser les voisins à droite et à gauche--il amena une femme avec lui. -Ce qu'elle était, et où elle était née, il ne nous en a jamais -informés; probablement qu'elle n'avait ni argent ni nom pour la -recommander, sans quoi il n'aurait pas tenu son union cachée de son -père. - -Ce n'était pas une femme qui aurait jamais troublé la maison pour sa -propre part. Tous les objets qu'elle vit, du moment où elle passa le -seuil, semblèrent l'enchanter, et aussi toutes les circonstances qui -eurent lieu autour d'elle, excepté les préparatifs de l'enterrement et -la présence des veilleurs funèbres. Je la crus à moitié niaise, par -la conduite qu'elle eut dans cette occasion. Elle courut dans sa chambre -et me fît y venir avec elle, alors que j'aurais dû habiller les -enfants; et là elle se tenait assise, frissonnante et tordant ses -mains, et demandant à plusieurs reprises: «Est-ce qu'ils sont partis, -à présent?» Alors elle commença à décrire avec une émotion -hystérique l'effet que lui produisait la vue du noir; et elle -tressaillit, et elle trembla, et enfin elle eut une crise de larmes. -Quand je lui demandai ce qu'il y avait, elle me répondit qu'elle ne -savait pas, mais qu'elle sentait une telle peur de mourir! Elle me -sembla aussi peu exposée à mourir dans ce moment que moi-même. Elle -était plutôt mince, mais jeune, le teint frais, et ses yeux -étincelaient comme des diamants. Je remarquai bien, il est vrai, que la -montée des escaliers la faisait respirer très vite, que le moindre -bruit soudain lui donnait le frisson, et qu'elle avait de temps à autre -une toux pénible; mais je ne savais rien de ce que présageaient ces -symptômes et rien ne me portait à sympathiser avec elle. Dans ce pays, -voyez-vous, M. Lockwood, nous n'avons pas l'habitude de nous attacher -aux étrangers, à moins qu'ils ne s'attachent à nous les premiers. Le -jeune Earnshaw avait considérablement changé pendant les trois années -de son absence; il était devenu plus maigre, avait perdu sa couleur, -parlait et s'habillait d'une toute autre façon. Le jour même de son -retour, il dit à Joseph et à moi que nous aurions désormais à -demeurer dans l'arrière-cuisine et à lui laisser la maison. Il voulait -même tapisser et faire couvrir de papier une petite chambre étroite -qui serait devenue un parloir; mais sa femme exprima tant de plaisir à -la vue du plancher blanc et de l'énorme cheminée toute brillante, et -des plats d'étain, et de la case aux faïences, et du chenil, et du -large espace qu'il y avait pour se mouvoir dans cette chambre où ils se -tenaient d'habitude, que son mari crut son projet inutile à la -commodité de sa femme, et y renonça. - -Elle témoigna du plaisir aussi à trouver une sœur parmi ses nouvelles -connaissances; et elle bavarda avec Catherine, et l'embrassa, et courut -partout avec elle, et lui donna des quantités de cadeaux, au -commencement. Pourtant son affection se fatigua très vite, et quand -elle devint aigre, Hindley devint tyrannique. Quelques mots d'elle, -témoignant de son antipathie pour Heathcliff, suffirent pour réveiller -en lui sa haine d'autrefois envers le garçon. Il le chassa de sa -compagnie et le rejeta dans celle des domestiques, le priva des leçons -du curé, exigea que désormais il travaillât dehors, le forçant à -besogner aussi durement qu'aucun autre garçon dans la ferme. - -Dans les premiers temps, Heathcliff supporta assez sa dégradation, -parce que Cathy lui enseignait ce qu'elle apprenait, et travaillait ou -jouait avec lui dans les champs. Tous deux promettaient de devenir rudes -comme des sauvages; le jeune maître ne s'occupait absolument pas de -leur conduite, ni de ce qu'ils, faisaient, de sorte qu'ils n'avaient pas -affaire à lui. Il ne les aurait pas même forcés à aller à l'église -le dimanche; mais Joseph et le curé le réprimandaient de son -insouciance toutes les fois que les enfants manquaient le service, et -lui, en conséquence, ne manquait pas d'ordonner que l'on battît -Heathcliff et que l'on privât Catherine de dîner ou de souper. Mais -c'était un de leurs amusements principaux de se sauver dans les marais -le matin et d'y rester toute la journée, et la punition qui suivait -était une risée pour eux. Le curé pouvait imposer à Catherine autant -de chapitres qu'il voulait à apprendre par cœur, et Joseph pouvait -battre Heathcliff jusqu'à avoir mal au bras; les deux enfants -oubliaient tout dans la minute où ils se retrouvaient ensemble, ou du -moins dans la minute où ils avaient exécuté quelque mauvais plan de -vengeance; plus d'une fois j'ai pleuré en moi-même à les voir pousser -tous les jours plus insouciants de tout, tandis que moi je n'osais pas -dire une syllabe, par crainte de perdre le peu de pouvoir que je gardais -encore sur ces créatures délaissées. Un dimanche soir, il arriva -qu'on les chassa de la grande chambre, parce qu'ils avaient fait du -bruit ou pour quelque petite offense de cette sorte; et quand j'allai -les appeler pour le souper, je ne pus les découvrir nulle part. Nous -fouillâmes la maison, en haut et en bas, la cour et les étables, ils -étaient introuvables. À la fin, Hindley, furieux, nous dit de -verrouiller les portes et jura que personne ne les laisserait rentrer -cette nuit-là. Tout le monde alla se coucher; et moi, trop inquiète -pour me mettre au lit, j'ouvris ma fenêtre et je passai ma tête pour -écouter, malgré la pluie, bien résolue à les laisser tout de même -entrer, s'ils revenaient. Après un moment, je distinguai des pas qui -montaient dans le chemin, et la lumière d'une lanterne brilla à -travers la porte. Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les -empêcher d'éveiller M. Earnshaw en frappant. Il n'y avait là que -Heathcliff, et je me sentis trembler en le voyant seul. - ---Où est miss Catherine? m'écriai-je précipitamment; pas d'accident, -j'espère? - ---À Thrushcross-Grange, répondit-il, et j'y serais aussi, mais ils -n'ont pas eu l'air disposés à me demander de rester. - ---Eh bien, vous allez en attraper, lui dis-je, vous ne serez jamais -content tant qu'on ne vous enverra pas à votre affaire; qu'est-ce -diable qui a pu vous faire rôder jusqu'à Thrushcross-Grange? - ---Laissez-moi me débarrasser de mes vêtements mouillés et je vous -raconterai tout sur cette aventure, Nelly, répondit-il. - -Je lui dis de prendre garde à ne pas éveiller le maître, et pendant -qu'il se déshabillait et que j'attendais pour éteindre la chandelle, -il poursuivit: - ---Cathy et moi, nous nous sommes échappés de la lingerie pour faire -une course en liberté, et comme nous apercevions de loin les lumières -de la Grange, nous eûmes l'idée d'aller voir si les Linton passaient -leur soirée du dimanche à se tenir debout dans les coins pendant que -leur père et leur mère restaient assis à boire et à manger, et à -chanter et à rire, et à brûler leurs yeux devant le feu. Croyez-vous -qu'ils le fassent? ou bien qu'ils lisent des sermons, et qu'ils soient -catéchisés par leur domestique, et qu'on leur fasse apprendre une -colonne de noms de l'Écriture s'ils ne répondent pas proprement? - ---Il est probable que non, répondis-je. Ce sont sans doute de bons -enfants, et ils ne méritent pas le traitement que vous recevez pour -votre mauvaise conduite. - ---Ne faites pas de morale, Nelly, me dit-il, quelle folie! Nous -courûmes du sommet des Heights jusqu'au parc sans nous arrêter; et -Catherine fut complètement battue dans la course parce qu'elle était -nu-pieds. Vous aurez demain à chercher ses souliers dans la boue. Nous -rentrâmes par le trou d'une haie; nous nous trouvâmes un chemin à -tâtons dans le sentier, et nous nous plantâmes sur une pelouse de -fleurs au-dessus de la fenêtre du salon. La lumière descendait de là -sur nous, on n'avait pas mis les volets, et les rideaux n'étaient -baissés qu'à moitié. Tous deux, en nous tenant debout sur le rebord -du mur et en nous appuyant à la saillie, nous pouvions regarder à -l'intérieur; et nous avons vu--ah! comme c'était beau!--un endroit -splendide tapissé de rouge, et des chaises et des tables couvertes en -rouge, et un beau plafond blanc bordé d'or, au centre duquel pendait, -attaché avec des chaînes d'argent, un grand candélabre tout -étincelant de petites bougies qui brillaient doucement. Les vieux M. et -Madame Linton n'y étaient pas; Edgar et sa sœur avaient la chambre -entièrement pour eux. Ne devaient-ils pas être heureux? À leur place, -nous nous serions crus dans le ciel! Et maintenant, devinez un peu ce -que vos bons enfants étaient en train de faire? Isabella--je pense -qu'elle a onze ans, un an de moins que Cathy--était étendue à -l'extrémité de la chambre, hurlant comme si des sorcières lui -enfonçaient des aiguilles brûlantes dans la peau. Edgard était debout -dans le foyer, pleurant en silence, et au milieu de la table était -assis un petit chien, agitant sa patte et piaillant; nous comprîmes, à -leurs accusations mutuelles, qu'ils venaient presque de couper cette -patte en deux à force de la tirer chacun de son côté. Les idiots! -C'était là leur plaisir! De se quereller à qui tiendrait dans sa main -cette petite bête, et chacun de se mettre à pleurer parce que, tous -les deux, après se l'être disputée, refusaient de la prendre. Nous -riions bien de ces créatures! Nous les méprisions! Quand me -prendrez-vous à désirer ce que Catherine désire? Quand nous -verrez-vous nous divertissant à hurler, et à sangloter, et à nous -rouler par terre tout le long d'une chambre? Pour un millier de vies, je -ne voudrais pas échanger ma condition ici pour celle d'Edgard Linton à -Thrushcross-Grange, pas même si j'avais le privilège d'attacher Joseph -au plus haut pignon, et de peindre le fronton de la maison avec le sang -de Hindley! - ---Silence, interrompis-je. Mais vous ne m'avez pas encore dit, -Heathcliff, pourquoi vous avez laissé Catherine là-bas. - ---Je vous ai dit que nous étions en train de rire, répondit-il. Les -Linton nous ont entendus, et d'un commun accord, tous deux se sont -précipités vers la porte. Il y a eu un silence, et puis un cri: «Oh, -maman, maman, oh papa! oh maman, venez ici; oh papa, oh!» Je vous -assure qu'ils n'ont fait que miauler de cette façon là. Alors nous -avons fait un bruit terrible pour les effrayer encore davantage, et puis -nous avons sauté en bas du rebord parce que nous entendions quelqu'un -tirer la barre de la porte et que nous sentions que le meilleur était -de nous sauver. Je tenais Cathy par la main et je la pressais de courir -quand tout d'un coup elle est tombée. Elle a murmuré: «Cours, -Heathcliff, cours, ils ont lâché le bouledogue, le voilà qui me -tient.» Le chien l'avait saisie au cou-de-pied, Nelly; j'entendais son -affreux ronflement. Et elle, elle ne criait pas, oh non, elle aurait -dédaigné de crier quand même elle aurait été embrochée sur les -cornes d'un taureau furieux. Mais moi je criais; je vociférais assez de -jurons pour anéantir tous les démons de la chrétienté; et j'ai pris -une pierre que je lui ai jetée dans la gueule, en faisant tout mon -possible pour la lui enfoncer dans la gorge. À la fin, un sot de -domestique est venu avec une lanterne, en criant: «Tiens bon, Skulker, -tiens bon!» Mais il a été forcé de changer de ton quand il a vu le -jeu de Skulker. Le chien était étouffé; son énorme langue rouge -pendait longue d'un demi-pied en dehors de sa gueule et ses lèvres -écumaient d'une bave de sang. L'homme a relevé Cathy. Elle était -malade: non de peur, j'en suis certain, mais de souffrance. Il l'a -emportée dans la maison et je les ai suivis, grognant des exécrations -et des menaces de vengeance. «Eh! bien! Robert, quelle prise? criait -Linton à l'entrée.--Skulker a attrapé une petite fille, monsieur; et -voici un garçon, dit-il en m'empoignant, qui a l'air d'un méchant -vagabond! Sans doute que les voleurs voulaient les faire passer par la -fenêtre, afin qu'ils ouvrent la porte au reste de la clique, quand tout -le monde serait endormi, pour qu'ils puissent nous assassiner à leur -aise. Taisez-vous, vous, petit voleur mal embouché, vous irez aux -galères pour ce coup-là; M. Linton, ne lâchez pas votre fusil.--Non, -non, Robert, dit le vieux fou, les canailles ont su que j'ai touché mes -rentes hier; ils ont pensé qu'ils auraient proprement leur affaire. -Entrez, je vais leur arranger une réception. Tiens, John, attache la -chaîne. Jenny, donnez un peu d'eau à Skulker. Venir provoquer un -magistrat dans sa forteresse, et un dimanche encore! Ou s'arrêtera leur -insolence? Oh ma chère Marie, regardez un peu! N'ayez pas peur, ce -n'est qu'un petit garçon: il est vrai que le diable ricane ouvertement -sur sa figure; ne serait-ce pas rendre service à la contrée que de le -pendre tout de suite avant qu'il ne puisse montrer sa nature dans ses -actes comme il le fait dans sa mine?» Il m'attira sous le chandelier et -Madame Linton mit ses lunettes sur son nez et leva ses bras au ciel pour -témoigner de son horreur. Les lâches enfants s'encouragèrent aussi à -ramper plus près, et j'entendis Isabella bégayer: «Quelle chose -affreuse! Mettez-le dans la cave, papa, il ressemble tout à fait au -fils du diseur de bonne aventure qui m'a volé mon faisan apprivoisé. -N'est-ce pas, Edgar?» - -Pendant qu'ils étaient en train de m'examiner, Cathy est revenue à -elle; elle a entendu ce dernier discours et elle s'est mise à rire. -Edgar Linton, après l'avoir longtemps considérée, trouva enfin assez -de présence d'esprit pour la reconnaître. Ils nous ont vus à -l'église, vous savez bien qu'il soit rare que nous les rencontrions -ailleurs. Il a dit tout bas à sa mère: - ---Mais c'est miss Earnshaw! et voyez comme Skulker l'a mordue! - ---Miss Earnshaw? Quelle folie! s'est écriée la dame. Miss Earnshaw -rôdant à travers le pays avec un gipsy! Et pourtant, mon cher, -l'enfant est en deuil, sûrement c'est elle; et elle peut rester -boiteuse pour toujours. - ---Quelle coupable insouciance de la part de son frère! s'écria M. -Linton, détournant ses regards de moi sur Catherine. J'ai d'ailleurs -entendu de Shielders (c'était le nom du curé, monsieur) qu'il la -laisse croître tout à fait comme une petite païenne. Mais qui est -celui-ci? Où a-t-elle ramassé ce compagnon? Oh! oh! je suis sûr que -c'est cette étrange acquisition qu'a faite notre feu voisin dans son -voyage à Liverpool, un petit Lascar, ou bien quelque enfant de parias -américains ou espagnols. - ---Un méchant garçon, en tout cas, remarqua la vieille dame, et pas du -tout fait pour une maison convenable! «Avez-vous entendu son langage, -Linton? Je suis effrayée de penser que mes enfants aient pu -l'entendre.» - ---Je recommençai à jurer--ne vous fâchez pas, Nelly,--et alors on a -ordonné à Robert de me faire sortir. J'ai refusé de m'en aller sans -Cathy, mais il m'a entraîné dans le jardin, m'a mis de force cette -lanterne dans la main, m'a assuré que M. Earnshaw serait informé de ma -conduite, et après m'avoir ordonné de marcher tout droit ici, a -refermé la porte. Les rideaux formaient encore une fente à un de leurs -coins, et je repris ma station pour espionner; parce que si Catherine -avait désiré retourner à la maison, j'avais l'intention de secouer -leur grand carreau de verre en un million de fragments pour peu qu'ils -eussent refusé de la laisser partir. Mais elle était assise -tranquillement sur le sofa. Madame Linton la débarrassa du manteau gris -de la laitière que nous avions emprunté pour notre excursion. Elle -secouait la tête et lui faisait des remontrances, je suppose: Cathy -était une jeune lady, et ils faisaient une distinction entre la façon -de la traiter et celle de me traiter moi-même. Alors la servante lui a -apporté un bassin d'eau chaude et lui a lavé les pieds; M. Linton lui -a préparé un grand verre de négus et Isabella lui a mis dans le pan -de sa robe tous les gâteaux qu'elle avait sur une assiette, pendant -qu'Edgar restait à distance, bouche béante. Après cela, ils ont -séché et peigné ses beaux cheveux, ils lui ont donné une paire -d'énormes pantoufles, et l'ont traînée auprès du feu; et quand je -suis parti, elle était aussi gaie qu'elle pouvait l'être, partageant -sa nourriture entre le petit chien et Skulker, dont elle pinçait le nez -en même temps qu'elle mangeait; elle allumait une étincelle de vie -dans les vides yeux bleus des Linton, un vague reflet de sa chère -figure enchanteresse. Je vis qu'ils étaient stupides d'admiration; elle -est si infiniment supérieure à eux, à tout le monde sur la terre, -n'est-ce pas vrai, Nelly? - ---Il va sortir de cette affaire plus de choses que vous n'en prévoyez, -répondis-je, le couvrant et éteignant la lumière. «Vous êtes -incurable, Heathcliff, et M. Hindley va être forcé de recourir à des -mesures extrêmes; vous verrez si je me trompe.» Mes paroles se -trouvèrent plus vraies que je n'aurais désiré. Cette malheureuse -aventure rendit Earnshaw furieux. En outre, M. Linton, pour améliorer -les choses, nous fit lui-même une visite le lendemain, et il débita au -jeune maître un tel sermon sur la voie funeste dans laquelle il menait -sa famille, que M. Hindley en fut très excité, et crut devoir -considérer sérieusement la situation. Heathcliff ne fut pas battu; -mais on lui déclara qu'au premier mot qu'il dirait à miss Catherine, -on le mettrait dehors; et Madame Earnshaw entreprit de forcer sa -belle-sœur à la réserve qui convenait, sitôt qu'elle serait -rentrée, se promettant d'y employer l'art et non la force, car par la -force elle ne serait jamais arrivée à rien. - - - - -CHAPITRE IV - - -Cathy resta cinq semaines à Thrushcross Grange, jusqu'à Noël. Cet -intervalle suffit pour la guérir entièrement de sa blessure à la -cheville, et par la même occasion, ses manières s'améliorèrent -beaucoup. Notre maîtresse lui faisait de fréquentes visites, et -commençait son plan de réforme en essayant d'exciter l'amour-propre et -la dignité de la jeune fille à force de belles robes et de flatteries. -À cela elle réussit aisément, de sorte que, au lieu d'une petite -sauvage farouche et échevelée, sautant par la maison, et se démenant -pour nous mettre tous hors d'haleine, nous vîmes descendre d'un joli -poney noir une personne très digne, avec des boucles de cheveux bruns -apparaissant sous une toque ornée d'une plume, et vêtue d'un long -manteau de laine, qu'elle était forcée de retenir avec les deux mains -pour pouvoir marcher. Hindley l'aida à descendre de son cheval, -s'écriant d'un air ravi: «Eh quoi, Cathy, vous voilà tout à fait une -beauté! J'aurais eu peine à vous reconnaître: vous avez maintenant -l'air d'une dame. Isabella Linton n'est rien en comparaison d'elle, -n'est-ce pas vrai, Frances?--Isabella n'a pas ses avantages naturels, -répliqua sa femme; mais il faut qu'elle soit sage, et ne recommence pas -ici à être une petite sauvage. Ellen, aidez miss Catherine à se -déshabiller. Restez tranquille, ma chère, vous allez déranger vos -boucles, laissez-moi dénouer votre chapeau.» - -J'enlevai le manteau, et au-dessous, je vis briller une longue robe de -soie, des bas blancs et des bottines vernies; ses yeux étincelaient -gaîment quand elle vit les chiens accourir en bondissant pour lui -souhaiter la bienvenue; mais c'est à peine si elle osa les toucher par -crainte qu'ils ne salissent ses beaux vêtements. Elle me baisa -gentiment: j'étais toute couverte de farine à faire les gâteaux de -Noël et il n'aurait pas fait bon de m'embrasser; après quoi, elle -regarda tout autour d'elle pour chercher Heathcliff. Monsieur -et Madame Earnshaw étaient très inquiets de la façon dont ils se -rencontreraient, pensant qu'on pourrait alors se rendre compte en -quelque mesure de la difficulté qu'il y aurait à séparer les deux -amis. - -Heathcliff fut d'abord malaisé à découvrir. Si lui et les autres ne -prenaient aucun soin de lui avant le départ de Catherine, ç'avait -été dix fois pire depuis. Personne que moi-même, n'avait l'attention -de lui dire qu'il était sale, et de le forcer à se laver, au moins une -fois par semaine; et il est rare que les enfants de son âge trouvent -d'eux-mêmes du plaisir dans le savon et l'eau; aussi, pour ne pas -parler de ses vêtements qui avaient traîné trois mois dans la boue et -la poussière, et de son épaisse chevelure jamais peignée, sa figure -et ses mains étaient affreusement sales. Il avait bien raison de se -cacher derrière le siège, en apercevant cette brillante et gracieuse -demoiselle qui entrait dans la maison, au lieu de l'inculte -contre-partie de lui-même qu'il attendait. «Est-ce que Heathcliff -n'est pas ici? demanda-t-elle, retirant ses gants, et laissant voir des -doigts d'une blancheur admirable.» - ---Heathcliff, vous pouvez avancer, cria M. Hindley, joyeux de sa -déconfiture, et heureux de voir dans quel état le répugnant garnement -serait forcé de se présenter. Vous pouvez venir et souhaiter la -bienvenue à miss Catherine, comme les autres domestiques. - -Cathy, apercevant son ami dans sa retraite, s'élança pour l'embrasser; -en une seconde, elle déposa sept ou huit baisers sur sa joue; puis elle -s'arrêta, se recula, et éclata de rire en s'écriant: «Eh, quelle -noire et méchante figure vous avez, et combien drôle et laid! Mais -c'est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabella Linton. Eh -bien, Heathcliff, m'avez-vous oubliée?» - -Elle avait quelque raison pour faire cette question, car la honte et -l'orgueil avaient jeté une ombre sur la contenance du garçon et le -tenaient immobile. - ---Serrez-lui la main, Heathcliff, dit M. Earnshaw d'un ton de -condescendance. Une fois par hasard, c'est permis. - ---Je ne veux pas, répondit le garçon, retrouvant enfin sa langue; je -ne veux pas rester ici pour qu'on rie de moi. Je ne le supporterai pas! - -Et il voulut s'échapper, mais Cathy le saisit de nouveau. - ---Je n'ai pas eu l'intention de rire de vous, lui dit-elle; je n'ai pas -pu m'en empêcher; Heathcliff, serrez-moi la main, au moins. De quoi -êtes-vous grognon? C'était seulement que vous aviez l'air singulier. -Si vous voulez laver votre figure et brosser vos cheveux, ce sera -parfait: mais vous êtes si sale!--Elle regardait avec intérêt les -doigts tout poussiéreux qu'elle tenait dans les siens, et aussi sa -robe, que le contact d'Heathcliff n'avait pas dû embellir. - ---Vous n'aviez pas besoin de me toucher! répondit-il, suivant ses -regards et retirant sa main. Je serai aussi sale qu'il me plaira; et -j'aime à être sale, et je serai sale. - -Là-dessus, il s'élança la tête la première hors de la chambre, au -grand amusement du maître et de la maîtresse, et aussi au grand émoi -de Catherine, qui ne pouvait comprendre comment ses remarques avaient -fait pour produire une telle explosion de mauvaise humeur. - -Après avoir rempli auprès de la nouvelle venue le rôle de femme de -chambre, et avoir mis mes gâteaux dans le four, et avoir égayé la -maison et la cuisine avec de grands feux comme il convenait pour la -veillée de Noël, je me préparais à m'asseoir en chantant des noëls, -toute seule; sans faire attention à l'affirmation de Joseph qui -considérait les rythmes joyeux que j'avais pris comme constituant de -vraies chansons. Lui s'était retiré pour prier à part dans sa -chambre; et Monsieur et Madame Earnshaw occupaient l'attention de la -demoiselle en lui montrant toutes sortes de petites babioles qu'ils -avaient achetées pour qu'elle en fît présent aux Linton, en -reconnaissance de leurs bontés. On avait invité Isabella et Edgar à -passer la journée du lendemain à Wuthering Heights, et l'invitation -avait été acceptée, à une seule condition: Madame Linton avait -demandé que ses chéris eussent à être tenus soigneusement séparés -de ce «misérable garçon mal embouché». - -C'est dans ces circonstances que je restai seule au coin du feu. Je -savourais la riche odeur des épices qui cuisaient; j'admirais les -instruments de cuisine tout reluisants, l'horloge somptueuse enfermée -dans un couvercle de bois de houx, les cruches d'argent rangées -sur un plateau et prêtes pour être remplies d'ale chaud avant -le dîner; et par-dessus tout, la pureté sans tâche de ce qui était -particulièrement confié à mes soins, du plancher récuré et bien -balayé. J'admirais intérieurement chacun de ces objets autant qu'il -convenait; puis je me rappelais comment le vieil Earnshaw avait -l'habitude de venir quand tout était en place, et de m'appeler une -petite fille bien adroite et de glisser un schilling dans ma main comme -cadeau de Noël; et de là je vins à penser à son attachement pour -Heathcliff, à la peur qu'il avait que l'enfant n'eut à souffrir après -sa mort de la négligence des siens; et cela me conduisit naturellement -à considérer la situation présente du pauvre garçon; et au lieu de -chanter je sentis une envie de pleurer. Pourtant, je me dis bientôt -qu'il serait plus sage d'essayer de réparer quelques-uns des torts -commis envers Heathcliff que de verser des larmes sur eux: je me levai -et allai dans la cour pour le chercher; je le trouvai caressant le poil -lustré du nouveau poney dans l'étable, et nourrissant les autres -bêtes à son habitude. - ---Hâtez-vous, Heathcliff, lui dis-je, on est si bien dans la cuisine, -et Joseph est remonté; hâtez-vous, et laissez-moi vous habiller -gentillement avant que miss Cathy ne sorte de sa chambre, et alors vous -pourrez vous asseoir ensemble, avec tout le foyer pour vous deux, et -avoir une longue causette jusqu'au moment de vous coucher. - -Il continuait son travail sans tourner une seule fois la tête vers moi. - ---Venez, viendrez-vous? continuai-je; il y a un petit gâteau pour -chacun de vous, qui sera prêt dans un instant; et vous avez besoin -d'une demi-heure pour vous habiller. - -J'attendis cinq minutes, mais n'obtenant aucune réponse, je le quittai. -Catherine soupa avec son frère et sa belle-sœur. Joseph et moi, nous -nous joignîmes pour un repas tout à fait insociable, assaisonné de -reproches, d'un côté, et d'insolence de l'autre. Le gâteau et le -fromage d'Heathcliff restèrent sur la table toute la nuit pour les -fées. Il s'arrangea pour continuer son travail jusqu'à neuf heures, -après quoi il s'en alla, muet et sombre, dans sa chambre. Cathy resta -debout très tard, ayant un monde de choses à ordonner pour la -réception de ses nouveaux amis; une fois elle vint dans la cuisine pour -parler à son ami d'autrefois; mais il n'y était pas, de sorte qu'elle -se contenta de demander ce qu'il avait, et sortit. Le lendemain matin, -le garçon se leva de bonne heure, mais comme c'était un jour de fête, -il s'enfuit avec sa mauvaise humeur vers les bruyères et ne reparut que -lorsque la famille fut partie pour l'église. Le jeûne et la réflexion -semblaient l'avoir amené à un meilleur esprit. Il resta quelques -instants accroché autour de moi, puis, s'étant armé de tout son -courage, il s'écria tout à coup: - ---Nelly, faites-moi propre, j'ai l'intention d'être bon. - ---Il est bien temps, Heathcliff, lui dis-je, vous avez fâché -Catherine: elle regrette d'être revenue. C'est comme si vous étiez -jaloux d'elle parce qu'on pense plus à elle qu'à vous. - -L'idée d'être jaloux d'elle était incompréhensible pour lui; mais -l'idée de la voir fâchée, il la comprenait assez clairement. - ---Est-ce qu'elle vous l'a dit, qu'elle était fâchée? demanda-t-il -d'un air très sérieux. - ---Elle a pleuré quand je lui ai dit que vous étiez reparti ce matin. - ---Eh bien moi j'ai pleuré hier soir, répliqua-t-il, et j'avais plus de -raisons pour pleurer qu'elle. - ---Oui, vous aviez cette raison que vous alliez au lit avec un cœur -orgueilleux et un estomac vide. Les gens fiers entretiennent en eux de -mauvais chagrins. Mais si vous avez honte de votre méchante humeur, il -faut que vous demandiez pardon, voyez-vous, quand elle va rentrer. Vous -aurez à aller la trouver et à offrir de l'embrasser, et à lui -dire--vous savez mieux que moi ce qu'il y a à lui dire,--seulement -faites-le de bon cœur, et non pas comme si vous croyiez que sa grande -toilette a fait d'elle une étrangère. Et maintenant, malgré que j'aie -à préparer le dîner, je vais dérober un moment pour vous arranger, -si bien qu'Edgar Linton aura tout à fait l'air d'une poupée à côté -de vous. C'est d'ailleurs l'air qu'il a. Vous êtes plus jeune, et -pourtant, je le jurerais, vous êtes plus haut et deux fois aussi large -des épaules; vous pourriez l'abattre par terre en un clin d'œil. Ne -sentez-vous pas que vous le pourriez? - -La figure d'Heathcliff s'éclaira un moment, puis elle s'obscurcit de -nouveau, et il eut un soupir. - ---Mais, Nelly, si je l'abattais par terre vingt fois, cela ne le -rendrait pas moins joli, ni moi davantage. Ce que je voudrais, ce serait -d'avoir des cheveux blonds et la peau fine, et d'être aussi bien vêtu -et aussi bien élevé que lui, et d'avoir une chance d'être aussi riche -qu'il doit l'être. - ---Et de crier pour appeler maman à chaque instant, ajoutai-je, et de -trembler si un petit paysan levait son poing sur vous, et de rester -assis à la maison toute la journée pour une méchante averse? Oh -Heathcliff, vous montrez là un bien pauvre esprit. Venez à la glace, -et je vais vous montrer ce que vous devriez désirer. Voyez-vous ces -deux lignes entre vos yeux et ces épais sourcils qui, au lieu d'être -relevés et arqués, sont baissés par le milieu; et cette paire de -méchants yeux noirs de vrai diable, si profondément enfoncés, qui -jamais n'ouvrent franchement leurs fenêtres, et qui regardent -en-dessous comme des espions de l'enfer? Consentez et apprenez à -caresser comme il faut ces boucles maussades, à ouvrir franchement vos -paupières, et à changer ces diables en deux anges, confiants et -innocents, ne soupçonnant rien, et voyant partout des amis là où il -n'est pas certain qu'ils ont affaire à des ennemis. Ne gardez pas cette -expression d'un vieux chien vicieux qui a l'air de savoir que les coups -de pied qu'il reçoit sont ce qui lui est dû, et qui cependant déteste -le monde entier aussi bien que celui qui donne les coups de pied, pour -la peine qu'on lui fait souffrir. - ---Autrement dit, je dois désirer d'avoir les grands yeux bleus et le -front découvert d'Edgar Linton, répliqua-t-il. Eh bien c'est ce que je -fais, mais ce n'est pas ce qui me permettra de les avoir. - ---Un bon cœur vous aidera à avoir une bonne figure, mon garçon, -continuai-je, quand même vous seriez un vrai nègre, et un mauvais -cœur changera la meilleure figure en quelque chose de pire que ce qu'il -y a de plus laid. Et maintenant que nous avons fini de nous laver, de -nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne pensez pas que vous -êtes plutôt un joli garçon? Je vous le dis, moi, que vous en êtes -un. Qui sait si votre père n'était pas un empereur de Chine, et votre -mère une reine indienne, l'un et l'autre capables d'acheter, avec leur -revenu d'une semaine, Wuthering Heights et Thrushcross-Grange d'un seul -coup? Et vous avez été volé par de méchants matelots et amené en -Angleterre. Si j'étais à votre place, je me ferais une haute idée de -ma naissance, et l'idée de ce que j'aurais été d'abord me donnerait -du courage et de la dignité pour supporter l'oppression d'un petit -fermier. - -Je bavardais de cette façon, et Heathcliff perdait par degrés son air -soucieux, et commençait à avoir une figure tout à fait aimable, -lorsque notre conversation fut interrompue par un bruit sourd qui -remontait dans la route et entrait dans la cour. Il courut à la -fenêtre et moi à la porte, juste à temps pour voir les deux Linton -descendre de la voiture de famille, enveloppés de manteaux et de -fourrures, et pour voir les Earnshaw sauter en bas de leurs chevaux, car -il leur arrivait souvent l'hiver d'aller à cheval à l'église. -Catherine prit par la main chacun des enfants et les conduisit dans la -maison, et les installa devant le feu, qui ne tarda pas à mettre des -couleurs vives sur leurs pâles visages. - -Je pressai mon compagnon de se hâter à présent d'aller montrer son -aimable humeur, et il y consentit volontiers; mais la malchance voulut -que, au moment où il ouvrait d'un côté la porte de la cuisine, -Hindley l'ouvrait de l'autre côté. Ils se rencontrèrent, et le -maître, irrité de le voir propre et gai, ou peut-être désireux de -garder la promesse faite à Madame Linton, le fit reculer d'une poussée -soudaine et ordonna d'un ton fâché à Joseph de garder le gaillard -hors de la chambre, de l'envoyer au grenier jusqu'à la fin du dîner: - ---Il ne manquera pas de fourrer ses doigts dans les tartes et de voler -les fruits, si on le laisse seul à la cuisine une minute. - ---Non, monsieur, ne pus-je m'empêcher de répondre, il ne touchera à -rien pour ce qui est de lui, et je suppose qu'il faut qu'il ait sa part -des friandises aussi bien que nous. - ---C'est de ma main qu'il aura sa part, si je l'attrape à descendre -avant la nuit, cria Hindley. Dehors, vagabond; eh quoi, vous faites -l'essai du peigne, hein? Attendez que je vous débarrasse de ces -élégantes boucles, voyez un peu si je ne pourrais pas les tirer pour -les allonger. - ---Elles sont déjà assez longues, observa le jeune Linton qui s'était -approché de la porte et regardait à la dérobée. Je m'étonne -qu'elles ne lui donnent pas mal à la tête. C'est comme s'il avait une -crinière de pouliche au-dessus des yeux. - -Il avait hasardé cette remarque sans aucune intention injurieuse; mais -la violente nature d'Heathcliff n'était pas préparée à endurer -l'ombre d'une impertinence de la part de quelqu'un qu'il semblait depuis -lors haïr comme un rival. Il saisit une soupière pleine de sauce de -pommes chaude, la première chose qui lui tomba sous la main, et la -lança en plein sur la figure et le cou du petit Linton; celui-ci -commença aussitôt une lamentation qui fit accourir Isabella et -Catherine. Hindley Earnshaw empoigna le coupable et le conduisit à sa -chambre; et là sans doute il lui administra un dur remède pour le -guérir de son accès de passion, car, en revenant, il était rouge et -essoufflé. Je pris un torchon et je frottai avec un peu de dépit le -nez et la bouche d'Edgar, affirmant que cela lui apprendrait à se -mêler des affaires d'autrui. Sa sœur commença à pleurer et à -demander à rentrer à la maison, et Cathy se tenait là, confuse, -rougissant pour tout le monde. - ---Vous n'auriez pas dû lui parler, dit-elle au jeune Linton. Il était -de mauvaise humeur et maintenant vous avez gâté votre visite; et il -sera battu, je le hais d'être battu! Je ne pourrai pas manger mon -dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar? - ---Je ne lui ai pas parlé, sanglotait l'enfant s'échappant de mes -mains, et achevant de se nettoyer avec son mouchoir de batiste. J'ai -promis à maman de ne pas lui dire un mot. - ---Allons, ne pleurez pas, répondit Catherine dédaigneusement, on ne -vous a pas tué. Soyez sage, voilà mon frère qui vient, restez -tranquille! Silence, Isabella, est-ce que quelqu'un vous a blessée, -vous? - ---Allons, allons, enfants, asseyez-vous à vos places, cria Hindley, -accourant. Cette brute d'enfant m'a joliment échauffé. La prochaine -fois, maître Edgar, prenez la loi dans vos poings, cela vous donnera de -l'appétit. - -L'aspect et l'odeur du festin rendirent à la petite bande sa -tranquillité d'esprit. Tous avaient faim après leur course; et comme -il ne leur était arrivé aucun mal réel, ils n'eurent pas de peine à -se consoler. M. Earnshaw distribuait d'abondantes portions, et la -maîtresse les égayait par l'entrain de sa causerie. Je restai debout -derrière sa chaise. Je souffrais de voir Catherine, les yeux secs et -l'air indifférent, commencer à couper l'aile d'une oie placée devant -elle. «C'est une enfant sans cœur, pensais-je; comme elle oublie -légèrement les souffrances de son ancien compagnon de jeu! Je ne -l'aurais pas imaginée si égoïste.» Elle porta une bouchée à ses -lèvres, puis la reposa de nouveau. Ses joues rougirent et je vis les -larmes jaillir de ses yeux. Elle fit glisser à terre sa fourchette, et -se hâta de se baisser sous la table pour cacher son émotion. Je ne -pouvais pas continuer à l'appeler une fille sans cœur, car je vis -qu'elle était toute la journée dans le purgatoire, et qu'elle -s'épuisait à trouver une occasion de rester seule, ou de rendre une -visite à Heathcliff, qui avait été enfermé par le maître, comme je -le découvris en essayant de lui monter en secret un plat de nourriture. - -Le soir, il y eut une danse. Cathy demanda alors à ce qu'il fut remis -en liberté, parce qu'Isabella Linton n'avait pas de partenaire; mais -ses efforts furent vains, et c'est moi qui fus désignée pour remplir -la place vacante. L'excitation de l'exercice nous débarrassa de tout -chagrin, et notre plaisir fut accru par l'arrivée de la fanfare de -Gimmerton, en tout plus d'une quinzaine: une trompette, un trombone, des -clarinettes, des bassons, des cors français et une basse-viole, sans -parler des chanteurs. Ils vont à la ronde dans toutes les maisons -respectables et reçoivent des cadeaux tous les Noëls, et nous -estimâmes comme une joie de premier ordre de pouvoir les entendre. -Quand les Noëls d'usage furent chantés, nous les installâmes à -chanter des chansons et des lais. Madame Earnshaw aimait la musique, de -sorte qu'ils nous en donnèrent en abondance. - -Catherine l'aimait aussi; mais elle dit qu'on l'entendrait plus -doucement du haut de l'escalier, et elle monta dans l'obscurité; je la -suivis. On ferma la porte d'en bas, car il y avait tant de monde que -personne n'avait remarqué notre absence. Cependant Cathy, sans -s'arrêter au haut de l'escalier, était montée jusqu'au grenier où -l'on avait enfermé Heathcliff, et s'était mise à l'appeler. Pendant -un moment, il refusa obstinément de répondre; elle persévéra et -finit par le persuader de communiquer avec elle à travers les planches. -Je laissai les pauvres créatures causer à leur aise, jusqu'au moment -où je supposai que les chants allaient cesser et les chanteurs prendre -de nouveau quelques rafraîchissements; alors je grimpai à l'échelle -pour la prévenir. Mais au lieu de la trouver dehors, j'entendis sa voix -à l'intérieur. Le petit singe avait rampé par la lucarne de l'une des -chambres, le long du toit, dans la lucarne de l'autre, et ce fut avec la -plus grande difficulté que je pus la décider à sortir. Quand elle -vint, Heathcliff vint avec elle, et elle insista pour que je le prenne -dans la cuisine: l'autre domestique, Joseph, étant allé à Gimmerton -pour ne pas entendre le bruit de notre infernale psalmodie, comme il se -plaisait à l'appeler. Je leur dis que je n'entendais en aucune façon -encourager leurs tours, mais que, comme le prisonnier n'avait rien -mangé depuis le dîner de la veille, je consentirais à le laisser -cette fois tricher devant M. Hindley. Il descendit, je l'installai sur -une chaise près du feu, et lui offris une quantité de bonnes choses, -mais il était malade et ne pouvait guère manger, et mes efforts pour -le faire manger furent inutiles. Il appuya ses deux coudes sur ses -genoux, son menton dans ses mains, et resta plongé dans une méditation -muette. Quand je lui demandai le sujet de ses pensées, il me répondit -gravement: - ---Je suis en train d'essayer de déterminer comment je pourrai repayer -Hindley. Peu m'importe le temps qu'il faudra attendre, pourvu que j'y -arrive à la fin. J'espère qu'il ne mourra pas avant que j'y arrive. - ---Vous n'avez pas honte, Heathcliff! dis-je. C'est à Dieu de punir les -méchants; nous, nous devons apprendre à pardonner. - ---Non, Dieu n'aurait pas la satisfaction que j'aurai, répondit-il. Je -voudrais seulement connaître le meilleur moyen. Laissez-moi seul, et je -vais le combiner: quand je pense à cela, je ne sens pas ma peine. - ---«Mais, monsieur Lockwood, j'oublie que ces contes ne peuvent guère -vous divertir. Je suis désolée de songer comment j'ai pu avoir l'idée -de bavarder de cette façon; et votre tisane est froide, et vous penchez -la tête pour aller vous coucher. J'aurais pu vous dire l'histoire de -Heathcliff, ou du moins tout ce que vous avez besoin d'en savoir, en une -demi-douzaine de mots.» S'interrompant ainsi, ma ménagère se leva, et -fit mine de mettre son ouvrage de côté, mais je me sentais incapable -de bouger du foyer, et j'étais bien loin d'avoir sommeil:--Restez -assise, Madame Dean, lui criai-je, restez assise encore une demi-heure. -Vous avez très bien fait de me raconter cette histoire à loisir; c'est -la méthode que j'aime, et il faudra que vous la finissiez dans le même -style. Il n'y a pas un des caractères que vous avez mentionnés qui ne -m'intéresse plus ou moins. - ---Mais l'horloge va sonner onze heures, monsieur. - ---N'importe, je n'ai pas l'habitude de me coucher de bonne heure. Une -heure ou deux, c'est bien assez pour une personne qui reste au lit -jusqu'à dix heures. - ---Vous ne devriez pas rester couché jusqu'à dix heures. La matinée -est déjà passée à cette heure-là. Une personne qui n'a pas fait à -dix heures la moitié de l'ouvrage de sa journée court risque de -laisser l'autre moitié à demi-inachevée. - ---Pourtant, madame Dean, reprenez votre siège, car demain j'ai -l'intention de prolonger la nuit jusqu'à midi. Je me prédis pour tout -le moins un gros rhume. - ---J'espère que non, monsieur. Eh bien, il faudra que vous me permettiez -de sauter par-dessus quelque trois ans; pendant cet espace de temps, -Madame Earnshaw... - ---Non, non, je ne permettrai rien de tel. Connaissez-vous cette humeur -dans laquelle, si vous êtes assis seul, et qu'un chat lèche son petit -devant la cheminée, sous vos yeux, vous vous intéressez si -sérieusement à l'opération qu'il suffit que le chat néglige -seulement une oreille de son petit pour vous mettre hors de vous? - ---Une humeur affreusement paresseuse, j'ose dire. - ---Au contraire, très active, jusqu'à fatiguer. Et c'est mon humeur en -ce moment, aussi je vous prie de continuer très en détail. Je -m'aperçois que les gens de ces pays acquièrent sur les gens des villes -la supériorité qu'une araignée dans une prison a sur une araignée -dans un cottage, au point de vue des habitants qui les considèrent. Et -pourtant, cet accroissement d'attractions n'est pas entièrement dû à -la situation du témoin. Les gens d'ici vivent d'une façon plus -sérieuse, plus intime, ils s'occupent moins de la surface, du -changement, et des frivolités extérieures. J'imagine qu'un amour -durant toute une vie est presque possible ici; tandis que jusqu'à -présent j'ai toujours refusé de croire à la possibilité d'un amour -quelconque de plus d'un an de durée. - ---Oh! nous sommes les mêmes ici que partout ailleurs, observa Madame -Dean, quelque peu embarrassée par mon speech. - ---Excusez-moi, répondis-je; vous, ma bonne dame, vous êtes un démenti -frappant à cette assertion. Sauf quelques expressions provinciales de -peu d'importance, vous n'avez aucune trace des manières que j'étais -habitué à considérer comme particulières à votre classe. Je suis -sûr que vous avez pensé beaucoup plus que la généralité des -domestiques. Le manque d'occasion de dépenser votre vie en vaines -bagatelles vous a forcée à cultiver vos facultés de réflexion. - -Madame Dean se mit à rire. - ---À coup sûr, je me considère comme une personne sage et raisonnable, -dit-elle, mais ce n'est pas pour avoir vécu sur ces collines, et pour -avoir vu les mêmes figures et les mêmes actions d'un bout à l'autre -de l'année. C'est que j'ai subi une forte discipline qui m'a enseigné -la sagesse; et puis, j'ai lu beaucoup plus que vous ne pourriez le -supposer, M. Lockwood. Il n'y a pas un livre dans cette bibliothèque -que je n'aie regardé et dont je n'aie tiré quelque chose: excepté -cette rangée de livres grecs et latins, et ces livres français; et -encore ceux-là, je les connais par ce que j'en ai vu dans les autres: -c'est ce que vous pouvez attendre de la fille d'un pauvre homme. -Pourtant, si vous désirez que je poursuive mon histoire à la façon -d'une vraie commère, je veux bien continuer; et au lieu de sauter trois -ans, je me contenterai de passer à l'été suivant, l'été de 1778, -c'est-à-dire il y a à peu près vingt-trois ans. - - - - -CHAPITRE V - - ---Un beau matin de juin est né mon premier petit nourrisson, le dernier -de l'ancienne famille des Earnshaw. Nous étions occupées aux foins -dans un champ éloigné lorsque la fille qui avait l'habitude de nous -apporter à déjeuner est accourue, une heure à l'avance, traversant la -prairie et remontant la ruelle, et m'appelant tout le temps qu'elle -courait. - ---Oh! un si grand bébé, cria-t-elle, le plus beau qui ait jamais -vécu! Mais le docteur dit que Madame doit s'en aller: il dit qu'elle a -été poitrinaire depuis plusieurs mois. Je l'ai entendu le dire à M. -Hindley: et maintenant elle n'a rien pour la garder en vie, et elle sera -morte avant l'hiver. Il faut que vous rentriez à la maison tout de -suite. C'est vous qui aurez à être sa nourrice, Nelly: à le nourrir -de sucre et de lait et à prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais -bien être à votre place, parce que cet enfant sera tout à fait à -vous quand il n'y aura plus Madame. - ---Mais est-ce qu'elle est très malade? demandai-je, jetant mon râteau -et attachant mon bonnet. - ---Je devine qu'elle doit l'être; mais elle a l'air si brave, répondit -la fille, et elle parle comme si elle avait l'idée de vivre pour voir -l'enfant devenir un homme. Elle a perdu la tête de joie, l'enfant est -si beau! Si j'étais à sa place, je suis sûre que je ne mourrais pas; -je me sentirais mieux portante rien qu'à le regarder, malgré le -médecin. - -«J'étais vraiment folle de le voir. Dame Archer a descendu le -chérubin pour le montrer au maître de la maison, et sa figure avait -juste commencé à s'éclairer lorsque voilà le médecin qui s'avance -et qui dit: - ---Earnshaw, c'est une bénédiction que votre femme ait été épargnée -pour vous laisser ce fils. Lorsqu'elle est venue, j'ai eu le sentiment -que nous ne la garderions pas; et maintenant, je dois vous le dire, -l'hiver va probablement la finir. Ne vous effrayez pas et ne vous en -désolez pas trop, il n'y a pas de remède; et puis, vous auriez dû -être plus avisé que de choisir un pareil jonc de fille! - ---Et qu'est-ce que le maître a répondu, demandai-je? - ---Je crois bien qu'il a juré, mais je n'y ai pas fait attention; je -m'efforçais pour voir l'enfant. - -Et elle recommença à le décrire d'un ton extasié. J'étais aussi -excitée qu'elle et je courus bien vite à la maison pour l'admirer pour -mon compte, et pourtant j'étais très triste au sujet d'Hindley. Il -n'avait de place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et -lui-même, il adorait sa femme et je ne pouvais pas m'imaginer comment -il supporterait sa perte. - -En arrivant à Wuthering-Heights, je le vis debout sur la porte, et je -lui demandai au passage comment allait l'enfant. - ---Tout prêt à courir, Nelly, nous répondit-il en exhibant un sourire -joyeux. - ---Et la maîtresse? me hasardai-je à demander, le médecin dit qu'elle -est... - ---Au diable le médecin! fit-il en devenant tout rouge. Frances va très -bien, elle sera tout à fait remise la semaine prochaine. Est-ce que -vous montez? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si seulement elle -promet de ne pas parler. Je l'ai laissée parce qu'elle ne voulait pas -se taire, et qu'il faut qu'elle se taise; dites-lui que M. Kenneth a dit -qu'il fallait rester tranquille. - -Je fis la commission auprès de Madame Earnshaw; elle semblait avoir un -peu de délire, et me répondit gaiement: - ---C'est à peine si j'ai dit un mot, Ellen, et alors il s'en est allé -deux fois en pleurant. C'est bien, dites-lui que je promets de ne pas -parler; mais cela ne m'empêchera pas de lui sourire! - -Pauvre âme! Jusqu'à la dernière semaine avant sa mort, cette joyeuse -humeur ne lui a jamais manqué, et son mari persistait obstinément, -non, furieusement à observer que sa santé s'améliorait tous les -jours. Lorsque Kenneth l'avertit que ses remèdes étaient inutiles à -ce degré de la maladie, et qu'il ne voulait pas l'exposer à d'autres -dépenses en continuant à la soigner, il répliqua: - ---Je sais que c'est inutile, elle va très bien, elle n'a plus besoin de -vos soins. Elle n'a jamais été poitrinaire. Ce n'était qu'une -fièvre, et elle est partie. Son pouls est aussi lent que le mien et ses -joues aussi fraîches. - -Il dit la même histoire à sa femme et elle sembla le croire; mais une -nuit, pendant qu'elle s'appuyait sur son épaule et lui disait qu'elle -croyait ne pas pouvoir se lever le lendemain, un accès de toux la prit, -un accès très léger. Hindley la souleva dans ses bras, elle passa ses -deux mains autour de son cou, sa figure changea: elle était morte. - -Comme la fille l'avait prédit, le petit Hareton tomba complètement -entre mes mains. M. Earnshaw, en ce qui touchait son enfant était -content pourvu qu'il le vit en bonne santé et ne l'entendit pas -pleurer; mais lui-même devenait désespéré, et son chagrin était de -cette sorte qui n'admet pas les lamentations. Il ne pleurait ni ne -priait, mais ne faisait que maudire et défier, exécrant Dieu et les -hommes, et s'adonnant à une affreuse dissipation. Les domestiques ne -pouvaient supporter longtemps sa conduite tyrannique et méchante: -Joseph et moi étions les deux seuls qui consentions à rester. Je -n'avais pas le cœur de quitter ma charge, et puis vous savez que -j'avais été sa sœur de lait, de sorte que j'excusais sa conduite plus -volontiers que n'aurait fait un étranger. Joseph restait pour malmener -les fermiers et les ouvriers, et parce que sa vocation était d'être -là où il avait une abondance de méchancetés à réprouver. - -Les mauvaises façons et la mauvaise société du maître formaient un -bel exemple pour Catherine et pour Heathcliff. La façon dont il -traitait ce dernier aurait suffi pour faire un diable d'un saint. Et en -vérité on aurait dit que le garçon était possédé de quelque chose -de diabolique à cette époque. Il faisait ses délices de voir Hindley -se dégrader à jamais, et tous les jours, sa sauvagerie, sa férocité -devenaient plus marquées. Je ne pourrais seulement pas vous dire à -moitié quelle infernale maison nous avions. Le curé avait cessé de -venir et personne de convenable ne s'approchait de nous, à la fin, à -moins d'excepter les visites que faisait Edgar Linton à miss Cathy. À -quinze ans, celle-ci était la reine de la contrée, elle n'avait pas sa -pareille et devenait une créature superbe et hautaine. J'avoue que je -ne l'aimais pas, une fois son enfance passée, et souvent je la vexais -en essayant d'abattre son arrogance; et pourtant elle n'eut jamais -d'aversion pour moi. Elle avait une constance extraordinaire pour ses -attachements anciens; même Heathcliff tenait inaltérablement sa place -dans son affection, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, eut -toujours beaucoup de peine à produire sur elle une impression aussi -profonde. C'est lui qui a été mon dernier maître: voilà son portrait -au-dessus de la cheminée. Auparavant, il était pendu d'un côté et -celui de sa femme de l'autre; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi -vous auriez pu voir un peu comment elle était. Pouvez-vous distinguer -quelque chose dans ceci? - -Madame Dean éleva la chandelle et je pus distinguer une figure aux -traits doux, et offrant une ressemblance extrême avec la jeune dame des -Heights, mais plus pensive et d'une expression plus aimable. C'était -vraiment une image charmante. Les longs cheveux blonds s'enroulaient -légèrement sur les tempes, les yeux étaient larges et sérieux, la -figure presque trop gracieuse. Je n'étais pas étonné de savoir que -Catherine Earnshaw avait pu oublier son premier ami pour celui-ci, mais -je me demandais plutôt comment cet homme-ci, pour peu que son esprit -ait correspondu à sa personne, avait pu s'éprendre de Catherine -Earnshaw telle que je l'imaginais. - ---Un bien agréable portrait, dis-je à ma ménagère, est-ce -ressemblant? - ---Oui, mais il avait bien meilleur air quand il était animé. Ceci est -sa figure de tous les jours; en général, il manquait de feu. - -Catherine avait conservé ses relations avec Linton depuis les cinq -semaines de son séjour parmi eux; et comme elle n'était pas tentée en -leur compagnie de montrer les côtés rudes de sa nature, et comme elle -avait assez de raison pour avoir honte d'être rude, en présence d'une -aussi constante amabilité, elle en avait imposé à la vieille dame et -au gentleman et à M. Linton, sans y penser, par son ingénieuse -cordialité; elle avait gagné l'admiration d'Isabelle et le cœur et -lame de son frère. Ces acquisitions l'avaient flattée dès le début, -pleine d'ambition comme elle était, et l'avaient conduite à adopter un -caractère doux, sans qu'elle ait eu précisément l'intention de -tromper personne. Dans cette maison où elle avait entendu Heathcliff -traité de «jeune ruffian vulgaire» et de «pire qu'une brute», elle -prenait bien soin de ne pas agir comme lui: mais à la maison, elle -n'avait que peu d'envie de pratiquer une politesse qui aurait seulement -fait rire d'elle, et de restreindre une nature déréglée, alors qu'il -ne pouvait en résulter pour elle ni crédit ni louange. - -M. Edgar avait rarement le courage de faire des visites ouvertes à -Wuthering Heights. La réputation d'Earnshaw le terrifiait, et il -tremblait à l'idée de le rencontrer; et pourtant nous faisions -toujours, quand il venait, notre possible pour le recevoir poliment; le -maître lui-même évitait de l'offenser, sachant pourquoi il venait; et -s'il ne pouvait pas être gracieux, il se retirait de son passage. Je -crois plutôt que sa venue là-bas déplaisait à Catherine: elle -n'était pas artificieuse, n'aimait pas à jouer à la coquette et -voulait évidemment empêcher ses deux amis de se rencontrer; car -lorsque Heathcliff exprimait devant Linton le mépris qu'il avait pour -lui, elle ne pouvait pas avoir l'air à moitié d'accord avec lui, comme -elle faisait quand Linton témoignait du dégoût et de l'antipathie -pour Heathcliff; elle n'osait pas traiter ces sentiments avec -indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon n'avait -aucune importance pour elle. J'ai ri souvent de ses perplexités, et de -ses embarras secrets, qu'elle s'efforçait vainement de cacher à ma -moquerie. Ceci semble le fait d'une mauvaise nature: mais elle était si -fière qu'il semblait vraiment impossible d'avoir pitié de sa détresse -aussi longtemps qu'elle ne serait pas amenée à plus d'humilité. Enfin -elle se décida à avouer et à me faire sa confidence; il n'y avait -personne autre dont elle put faire sa conseillère. - -Une après-midi, M. Hindley était parti et Heathcliff s'en était -autorisé pour se donner congé. Il avait alors atteint, je crois, -l'âge de seize ans, et sans avoir une mauvaise figure, ni manquer -d'intelligence, il ne laissait pas de causer une impression de -répulsion physique et morale dont il ne reste plus aucune trace dans -son aspect d'à présent. D'abord, il avait, avec le temps, perdu tout -le bénéfice de sa première éducation: un travail incessant et -pénible, commencé de bonne heure et terminé tard, avait éteint en -lui toute curiosité pour le savoir et tout amour des livres ou de -l'étude. Son sentiment de supériorité, autrefois inculqué en lui par -la faveur du vieux M. Earnshaw, s'était effacé. Longtemps il lutta -pour égaler Catherine dans ses études, et quand il céda, ce fut avec -un regret poignant, bien que silencieux: mais il dut céder -complètement; et rien ne put prévaloir pour lui faire faire un seul -pas en avant, dès qu'une fois il eut senti la nécessité de rester en -arrière. En même temps, son apparence physique se mit d'accord avec sa -dégradation mentale: il prit une démarche gauche et lourde, un regard -vulgaire; sa réserve naturelle s'exagéra et devint une morosité -insociable, excessive au point de lui donner un air idiot; et il faut -croire qu'il prenait un méchant plaisir à exciter l'aversion plutôt -que l'estime des rares personnes qui le connaissaient. - -Catherine et lui continuaient à rester toujours ensemble dans les -moments de répit que lui laissait son travail; mais il avait cessé de -lui exprimer son affection en paroles et il se refusait à ses caresses -avec une colère soupçonneuse, comme s'il avait conscience qu'on ne -pouvait avoir aucun plaisir à lui prodiguer de telles marques -d'affection. Dans l'occasion que je vous disais, il vint à la maison -pour annoncer son intention de ne rien faire. J'étais en train d'aider -miss Cathy à s'habiller: elle n'avait pas prévu qu'il aurait l'idée -de se reposer ce jour-là, et, s'imaginant qu'elle aurait toute la place -pour elle seule, elle avait trouvé le moyen d'informer M. Edgar de -l'absence de son frère: elle se préparait alors à le recevoir. - ---Cathy, est-ce que vous êtes occupée cet après-midi, demanda -Heathcliff, est-ce que vous allez quelque part? - ---Non, il pleut. - ---Alors, pourquoi avez-vous mis cette robe de soie? Personne ne va venir -ici, j'espère? - ---Pas que je sache, murmura Miss: mais vous devriez être déjà aux -champs, Heathcliff, il est une heure, je vous croyais parti. - ---Hindley ne nous délivre pas souvent de sa maudite présence, observa -le garçon, je ne travaillerai plus aujourd'hui, je resterai avec vous. - ---Oh! mais Joseph le dira! Vous feriez mieux d'aller travailler. - ---Joseph est en train de charger de la chaux de l'autre côté de -Pennistone Crags: «ça le retiendra jusqu'à la nuit, et il ne saura -rien». Il s'approcha du feu et s'assit. Catherine réfléchit un -instant, les sourcils froncés, elle jugea nécessaire de préparer les -voies. - ---Isabella et Edgar Linton ont parlé de venir cet après-midi, -dit-elle, après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les -attends guère; mais il se peut qu'ils viennent, et s'ils viennent, vous -courez le risque d'être grondé inutilement. - ---Commandez à Ellen de dire que vous êtes occupée. Cathy, ne me -chassez pas pour ces pitoyables et odieux amis que vous avez-là. Je -suis souvent sur le point de me plaindre de ce qu'ils......, mais je ne -veux pas. - ---De ce qu'ils quoi? cria Catherine, le regardant d'un air troublé. Oh -Nelly, ajouta-t-elle vivement en arrachant sa tête de mes mains, vous -avez peigné mes cheveux dans le mauvais sens. C'est assez, laissez-moi -seule. De quoi êtes-vous sur le point de vous plaindre, Heathcliff? - ---De rien, seulement regardez cet almanach sur le mur, dit-il en -montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre: voyez, les -croix sont pour marquer les soirées que vous avez passées avec les -Linton, les points, pour marquer celles que vous avez passées avec moi. -Voyez-vous? J'ai marqué tous les jours. - ---Oui, quelle folie! comme si j'y faisais attention! répondit aigrement -Catherine. Et quel est le sens de tout cela? - ---De montrer que moi, j'y fais attention, dit Heathcliff. - ---Et voudriez-vous que je reste toujours assise avec vous? -demanda-t-elle, s'irritant toujours davantage. Quel profit y -gagnerais-je? De quoi pouvez-vous causer? Un muet ou un enfant feraient -plus pour m'amuser que vous ne faites. - ---Vous ne m'avez jamais dit auparavant que je parlais trop peu ou que -vous vous déplaisiez en ma compagnie, Cathy! s'écria Heathcliff, très -agité. - ---Il n'y a pas de compagnie du tout quand les gens ne savent rien, ni ne -disent rien, murmura-t-elle. - -Son compagnon s'était levé, mais il n'eut pas le temps d'exprimer -davantage ses sentiments, car le pas d'un cheval résonna sur les -dalles, et, après avoir frappé doucement, le jeune Linton entra, la -figure toute brillante de joie d'avoir été ainsi mandé à -l'improviste. Il est évident que Catherine dut remarquer la différence -entre ses deux amis, dans ce moment où l'un entrait et l'autre sortait. -C'était un contraste comme celui que vous voyez lorsque vous passez -d'un pays à charbon aride et montueux, dans une belle et fertile -vallée. La voix et la façon de saluer n'étaient pas moins -différentes que la figure. Edgar avait une manière de parler douce et -délicate, et il prononçait ses mots comme vous le faites, -c'est-à-dire avec moins de rudesse que nous ne le faisons ici, et plus -mollement. - ---Je ne suis pas en avance, n'est-ce pas? dit-il en me lançant un -regard, car je m'étais mise à essuyer la vaisselle et à ranger -quelques tiroirs à l'autre bout du dressoir. - ---Non, répondit Catherine. - ---Que faites-vous là, Nelly? - ---Mon ouvrage, miss, répondis-je. - -Il faut vous dire que M. Hindley m'avait recommandé de me mettre -toujours en tiers dans ces visites privées de Linton. - -Elle fit un pas derrière moi et me murmura d'un ton taché: - ---Enlevez loin d'ici vous-même et vos torchons; quand il y a de la -compagnie à la maison, les domestiques ne commencent pas à faire des -nettoyages dans la chambre où ils sont. - ---L'occasion est bonne à présent que mon maître est sorti, -répondis-je tout haut; il n'aime pas que je remue toutes ces choses en -sa présence. Je suis sûre que M. Edgar m'excusera. - ---Et moi, c'est vous que je n'aime pas pour y toucher en ma présence, -s'écria impérieusement la jeune dame sans laisser à son hôte le -temps de parler: depuis la petite discussion avec Heathcliff, elle avait -vainement cherché à reprendre son égalité d'humeur. - ---J'en suis bien fâchée, miss Catherine, fut ma réponse, et je me -remis assidûment à mon travail. - -Elle, supposant qu'Edgar ne pourrait la voir, m'arracha le torchon des -mains et me pinça rageusement le bras en le tordant sous son étreinte. -Je vous ai déjà dit que je ne l'aimais pas et que je trouvais plutôt -du plaisir à mortifier de temps à autre sa vanité; de plus, elle -m'avait fait beaucoup de mal en me pinçant, de sorte que je me levai de -sur mes genoux et me mis à crier: - ---Oh, miss, voilà un tour déloyal! Vous n'avez aucun droit de me -pincer et je n'ai pas l'intention de le supporter. - ---Je ne vous ai pas touchée, créature menteuse! cria-t-elle, pendant -que ses doigts frémissaient du désir de recommencer et que ses -oreilles rougissaient de rage. Elle n'avait jamais eu le pouvoir de -cacher sa passion, et celle-ci ne manquait jamais de la mettre en feu -tout entière. - ---Et qu'est-ce que ceci, alors? répondis-je, lui montrant pour la -réfuter une marque d'un rouge bien caractérisé. - -Elle tapa du pied, hésita un moment, puis irrésistiblement poussée -par le mauvais esprit qui était en elle, me frappa sur la joue, d'un -coup cinglant qui me remplit de larmes les deux yeux. - ---Catherine, chère amie, Catherine, s'entremit Linton, grandement -choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole -avait commise. - ---Quittez la chambre, Ellen! me répéta la jeune miss toute tremblante. - -Le petit Hareton qui me suivait partout et qui était assis à côté de -moi sur le plancher, se mit à pleurer lui-même dès qu'il vit mes -larmes et à sangloter des plaintes contre la méchante tante Cathy, ce -qui eut pour effet de tourner sa colère contre ce malheureux petit -être: elle le saisit par l'épaule et se mit à le secouer jusqu'à ce -que le pauvre enfant devint d'une pâleur livide et qu'Edgar, sans -savoir ce qu'il faisait, prit les mains de la jeune fille pour le -délivrer. En un moment l'une des mains lâcha prise, et le jeune homme -stupéfait se la sentit appliquée sur son oreille d'une façon qu'il ne -pouvait prendre pour de la plaisanterie. Il se recula, consterné. Je -soulevai Hareton dans mes bras et m'en allai avec lui dans la cuisine, -mais en laissant ouverte la porte de communication, car j'étais -curieuse de savoir comment ils se mettraient d'accord. Le visiteur -outragé s'avança vers l'endroit où il avait placé son chapeau, pâle -et la lèvre tremblante. - ---C'est parfait, me dis-je à moi-même. Soyez averti, et partez. Il est -bien heureux que vous ayez pu avoir une idée de ses dispositions -naturelles. - ---Où allez-vous? demanda Catherine s'avançant vers la porte? - -Il se détourna et essaya de passer. - ---Vous ne devez pas partir! s'écria-t-elle énergiquement. - ---Je le dois et je partirai, répondit Linton d'une voix, sourde. - ---Non, fit-elle obstinément, en lui saisissant le bras, pas encore, -Edgar Linton, asseyez-vous, vous ne devez pas me quitter dans cette -humeur, je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas que vous -me rendiez malheureuse. - ---Puis-je rester après que vous m'avez frappé? demande Linton. - -Catherine se taisait. - ---Vous m'avez effrayé et rendu honteux pour vous, poursuivit Edgar. Je -ne reviendrai plus ici. - -Les yeux de la jeune fille commençaient à briller et ses paupières à -devenir humides. - ---Et vous avez menti de parti délibéré, dit-il. - ---Non, s'écria Catherine, recouvrant la parole, je n'ait rien fait de -parti délibéré. Eh bien, partez si vous voulez, allez vous-en. Et -maintenant je vais pleurer, me rendre malade à force de pleurer. - -Elle s'affaissa sur ses genoux, appuyée à un siège, et se mit à -pleurer sérieusement. Edgar persévéra dans sa résolution jusqu'à ce -qu'il se trouva dans la cour: arrivé-là, il hésita, si bien que je me -résolus à l'encourager. - ---Miss est terriblement méchante, monsieur, lui criai-je, aussi -mauvaise que jamais ne le fut enfant gâté: vous feriez mieux de vous -en retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour vous -faire de la peine. - -Le pauvre garçon jetait un regard suppliant à travers la fenêtre; il -possédait le pouvoir de partir juste autant qu'un chat possède celui -d'abandonner une souris tuée à moitié ou un oiseau à moitié mangé. - ---Ah, pensais-je, il n'y aura rien qui puisse le sauver, il est -condamné, et marche à sa perte. - -Et c'était vrai, il se retourna tout d'un coup, rentra en courant dans -la maison, ferma la porte derrière lui, et quand j'entrai, un moment -après, pour les avertir que Earnshaw venait d'arriver ivre-mort et -prêt à tout assommer (ce qui était sa disposition ordinaire dans cet -état) je vis que la querelle avait eu simplement pour effet une -intimité plus étroite, avait brisé les contraintes de la timidité -juvénile, et les avait mis en état de jeter le déguisement de -l'amitié pour s'avouer leur amour. - -La nouvelle de l'arrivée de M. Hindley chassa bien vite Linton vers son -cheval et Catherine vers sa chambre. Moi-même, je m'en allai cacher le -petit Hareton, et décharger le fusil de chasse du maître, dont il -aimait à jouer dans ses états de folie, au grand danger de tous ceux -qui provoquaient ou même attiraient un peu trop son attention; j'avais -formé le projet d'enlever la décharge, pour l'empêcher de nuire si -l'envie le prenait de tirer. - - - - -CHAPITRE VI - - -Il entra, vociférant de terribles jurons, et il me surprit en train de -cacher son fils dans le buffet de la cuisine. Hareton éprouvait la -même terreur devant l'affection sauvage ou la fureur folle de son -père: et en effet dans l'un des cas, il courait chance d'être -étouffé à mort sous ses embrassements, et dans l'autre, d'être jeté -au feu ou lancé contre le mur; aussi la pauvre créature restait-elle -parfaitement tranquille partout où il me plaisait de la mettre. - ---Enfin, je l'ai trouvé! cria Hindley, me tirant en arrière par la -peau du cou comme un chien. Par le ciel et l'enfer, vous avez juré -entre vous d'assassiner cet enfant. Je sais maintenant comment il se -fait que je ne le vois jamais. Mais avec le secours de Satan, je vous -ferai avaler le couteau à découper, Nelly! Vous n'avez pas besoin de -rire, car je viens justement de fourrer Kenneth, la tête la première, -dans le marais de Blackhorse, et deux est la même chose qu'un seul, et -j'ai besoin de tuer quelqu'un d'entre vous, je n'aurai pas de repos que -je ne l'aie fait. - ---Mais je n'aime pas le couteau à découper, M. Hindley, répondis-je, -il a servi à couper des rouges. J'aimerais mieux être fusillée, si -vous le voulez. - ---Vous aimeriez mieux être damnée, et c'est ce que vous serez. Il n'y -a pas de loi en Angleterre qui puisse empêcher un homme de tenir sa -maison propre, et la mienne est abominable. Ouvrez votre bouche. - -Il tenait le couteau dans sa main et poussait sa pointe entre mes dents, -mais pour ma part, je n'étais jamais bien effrayée de ses folies. Je -crachai et j'affirmai que le couteau avait un goût détestable, que je -ne voudrais le prendre pour rien au monde. - ---Oh, dit-il en me lâchant, je vois que ce hideux petit vilain n'est -pas Hareton, je vous demande pardon, Nelly. Si c'était lui, il -mériterait d'être écorché vif pour ne pas courir vers moi me -souhaiter la bienvenue et pour hurler comme si j'étais un gobelin. -Petit ours sans cœur, viens ici! Je t'apprendrai à tromper un tendre -père. Eh bien, ne croyez-vous pas que le garçon serait plus joli si on -le tondait, si on lui coupait les oreilles? Cela rend un chien plus -farouche, donnez-moi des ciseaux, quelque chose de farouche, et de -propre. Sans compter que c'est une affectation infernale, une vanité -diabolique de tenir à nos oreilles; nous sommes suffisamment des ânes -sans elles. Silence, enfant, silence! Eh quoi, c'est mon chéri! Sèche -tes yeux, voilà une joie, embrasse-moi. Eh, quoi, il ne veut pas? -Baise-moi, Hareton, baise-moi, damnation! Par Dieu, et on voudrait que -j'élève un tel monstre! Aussi vrai que je suis vivant, je vais casser -le cou de ce marmot. - -Le pauvre Hareton piaillait et se débattait de toutes ses forces dans -les bras de son père; il redoubla ses cris lorsqu'il se vit emporté -sur l'escalier. - -Je me mis à crier qu'il allait effrayer l'enfant et lui donner des -convulsions, et je courus à sa rescousse. Au moment où je m'approchais -d'eux, Hindley s'appuyait sur la balustrade, penché en avant, écoutant -un bruit au-dessous de lui; il avait évidemment oublié ce qu'il tenait -dans ses mains. «Qui est là!» demanda-t-ii, entendant quelqu'un -s'approcher du pied de l'escalier. Moi aussi je me penchai en avant, car -j'avais reconnu le pas de Heathcliff et je voulais lui faire signe de ne -pas avancer, mais au moment même où je cessais de le regarder, Hareton -fit tout à coup un saut, se délivra de la main insouciante qui le -retenait, et tomba. À peine nous eûmes le temps d'éprouver un frisson -d'horreur, que déjà nous vîmes que le petit malheureux était sain et -sauf. Heathcliff arrivait au-dessous de l'escalier juste au moment -critique; mû par une impulsion instinctive, il arrêta l'enfant dans sa -descente, et l'ayant mis à terre sur ses pieds, leva la tête pour -découvrir l'auteur de l'accident. Un avare qui s'est débarrassé pour -cinq schillings d'un billet de loterie et qui découvre le lendemain -qu'il a perdu au marché cinq mille livres, ne peut pas faire une figure -plus désolée que Heathcliff en apercevant au-dessus de l'escalier M. -Earnshaw. Plus clairement que ne l'auraient pu des paroles, le visage de -Heathcliff exprimait une angoisse intense d'avoir lui-même laissé se -perdre une occasion de vengeance. S'il avait fait nuit, je crois bien -qu'il aurait essayé de réparer sa faute en écrasant la tête -d'Hareton sur les degrés, mais nous avions été tous témoins de son -salut, et déjà j'étais en bas avec ma précieuse charge pressée -contre mon cœur. Hindley descendait plus lentement, désolé et ahuri. - ---C'est votre faute, Ellen, me dit-il, vous auriez dû le garder loin de -ma vue, vous auriez dû me le retirer des mains. Est-ce qu'il est -blessé? - ---Blessé? m'écriai-je furieuse! s'il n'est pas tué, il en restera -idiot pour la vie. Oh! je m'étonne que sa mère ne se lève pas dans -son tombeau pour voir de quelle façon vous en usez avec lui. Vous êtes -pire qu'un païen; traiter de cette façon votre chair et votre sang! - -Il essaya de toucher l'enfant, qui, se trouvant maintenant avec moi, -avait tout de suite fini d'écouler sa terreur en sanglots. Pourtant au -premier doigt que son père mit sur lui, il se reprit à crier plus fort -qu'auparavant et à se débattre comme s'il allait entrer en -convulsions. - ---Vous ne le toucherez pas, continuai-je. Il vous hait, tout le monde -ici vous hait, c'est la vérité; une heureuse famille que vous avez, et -un bel état où vous êtes arrivé! - ---J'arriverai encore à un plus beau, Nelly! ricana cet homme égaré, -qui avait recouvré sa dureté naturelle. À présent, emmenez loin -d'ici vous-même et cet enfant. Et vous, Heathcliff, écoutez, -éloignez-vous aussi, tout à fait hors de prise de mes mains et de mes -oreilles. Je ne voudrais pas vous tuer ce soir, si ce n'est peut-être -en mettant le feu à la maison; mais cela dépendra de ma fantaisie. - -En parlant ainsi, il prit une bouteille de brandy dans le dressoir et -s'en remplit un verre. - ---Non, ne le faites pas, suppliai-je, M. Hindley, prenez garde. Ayez -pitié pour cet infortuné garçon, si vous n'avez aucun souci de -vous-même. - ---N'importe qui vaudra mieux pour lui que moi, répondit-il. - ---Ayez pitié de votre âme, lui dis-je essayant de lui arracher le -verre des mains. - ---Non pas! au contraire, j'aurai grand plaisir à l'envoyer à la -perdition, histoire de punir son auteur, cria le blasphémateur. Voici -pour sa parfaite damnation! - -Il but l'eau-de-vie, et nous ordonna avec impatience de nous en aller, -concluant cet ordre par une série d'horribles imprécations, si -affreuses que c'est à peine si j'ose me les rappeler. - ---C'est grand'pitié qu'il ne puisse pas se tuer lui-même à force de -boire! observa Heathcliff, murmurant à son tour des malédictions quand -la porte fut fermée. Il fait bien tout ce qu'il peut dans ce but, mais -sa constitution est plus forte. M. Kenneth dit qu'il parierait sur sa -jument que ce monstre survivra à tout le monde de ce côté de -Gimmerton, et ne s'en ira à la tombe que comme un pécheur couvert -d'années; à moins que quelque heureux hasard l'abatte, en dehors du -cours des choses ordinaires. - -J'allai dans la cuisine, et je m'assis pour faire dormir mon petit -agneau. Je supposais que Heathcliff s'en était allé dans la grange; -mais j'appris plus tard qu'il s'était contenté d'aller à l'autre -côté de la chambre, et que là il s'était abattu sur un banc, adossé -au mur, loin du feu; il y était resté sans rien dire. - -J'étais occupée à bercer Hareton sur mes genoux en fredonnant une -chanson lorsque Miss Cathy, qui m'avait entendue de sa chambre, passa la -tête à la porte et murmura. - ---Êtes-vous seule, Nelly? - ---Oui, miss, répondis-je. - -Elle entra et s'approcha du foyer. Je la regardai, supposant qu'elle -allait me dire quelque chose. L'expression de sa figure semblait -embarrassée et anxieuse. Ses lèvres étaient à demi-entr'ouvertes, -comme si elle voulait parler, mais au lieu d'une phrase, c'est un soupir -qui s'en échappa. Je n'avais pas oublié sa conduite récente et je -repris ma chanson. - ---Où est Heathcliff? dit-elle m'interrompant. - ---À son ouvrage dans l'étable, lui répondis-je. - -Heathcliff ne me contredit pas; peut-être s'était-il assoupi. - -De nouveau suivit un long silence pendant lequel je vis une larme ou -deux descendre de la joue de Catherine et tomber sur le plancher. -«Aurait-elle un regret de sa honteuse conduite? me demandais-je. Voilà -qui serait nouveau; mais elle fera comme elle voudra pour arriver à son -sujet, je ne l'y aiderai pas.»--Mais non, elle ne s'inquiétait guère -d'aucun sujet, sauf de ce qui la touchait elle-même. - ---Oh, chère, fit-elle, je suis très malheureuse! - ---Quelle pitié, vous êtes difficile à satisfaire; tant d'amis et si -peu de soucis, et vous ne pouvez pas vous tenir pour contente! - ---Nelly, voulez-vous me garder un secret? poursuivit-elle, -s'agenouillant auprès de moi et levant sur moi ses yeux caressants, -avec un de ces regards qui chassent la mauvaise humeur lors même qu'on -a les meilleures raisons pour s'y laisser aller. - ---Votre secret vaut-il la peine qu'on le garde? demandai-je d'un ton -moins maussade. - ---Oui, et il me tourmente, et il faut que je m'en épanche. J'ai besoin -de savoir ce que je dois faire. Edgar Linton m'a demandé aujourd'hui -d'être sa femme, et je lui ai donné une réponse. Mais avant que je -vous dise si cette réponse a été un consentement ou un refus, -dites-moi, vous, ce qu'elle aurait dû être. - ---En vérité, miss Catherine, comment puis-je le savoir? répondis-je. -Si je songe à la manifestation que vous avez faite en sa présence cet -après-midi, je peux dire à coup sûr qu'il aurait été sage pour vous -de le refuser; car pour avoir demandé votre main après cette scène, -il faut qu'il soit, ou désespérément stupide, ou bien le plus -téméraire des fous. - ---Si vous parlez de cette façon, je ne vous dirai rien de plus, -répondit-elle aigrement en se relevant. J'ai accepté sa demande, -Nelly. Bien vite, dites-moi si j'ai eu tort. - ---Vous l'avez acceptée! Alors à quoi bon discuter ce sujet? Vous avez -engagé votre parole et ne pouvez pas la retirer. - ---Mais dites si j'ai eu raison de le faire! dites, s'écria-t-elle d'un -ton irrité en tordant ses mains et en fronçant ses sourcils. - ---Il y a bien des choses à considérer avant de pouvoir répondre -convenablement à cette question. D'abord et avant tout, aimez-vous M. -Edgar? - ---Qui peut y remédier? Naturellement, je l'aime, répondit-elle. - -Alors je lui fis subir l'interrogatoire suivant: - ---Pourquoi l'aimez-vous, miss Cathy? - ---Quelle folie! je l'aime; cela suffit. - ---Nullement, dites pourquoi. - ---Eh bien, parce qu'il est beau et qu'il est agréable d'être avec lui. - ---Mauvais! déclarai-je. - ---Et parce qu'il est jeune et gai. - ---Mauvais aussi. - ---Et parce qu'il m'aime. - ---Ceci est indifférent. - ---Et puis il sera riche et j'aimerai à être la plus grande dame du -voisinage et je serai fière d'avoir un tel mari. - ---Voilà le pire de tout. Et maintenant dites comment vous l'aimez. - ---Comme chacun aime. Vous êtes niaise, Nelly. - ---Pas du tout, répondez. - ---J'aime le sol sous ses pieds et l'air sur sa tête, et tout ce qu'il -touche, et tout ce qu'il dit. J'aime tous ses regards et toutes ses -actions, et lui tout entier. Voilà. - ---Et pourquoi! - ---Non, vous en faites une plaisanterie, c'est très méchant! Ce n'est -pas une plaisanterie pour moi, dit la jeune dame en se renfrognant et en -se retournant vers le feu. - ---Je suis loin de plaisanter, miss Catherine, répondis-je. Vous aimez -M. Edgar parce qu'il est beau et jeune, et riche et qu'il vous aime. Ce -dernier trait pourtant n'a pas d'importance, car il est probable que -vous l'aimeriez sans cela, et que même avec cela vous ne l'aimeriez -pas, s'il ne possédait pas les autres qualités. - ---Oui, cela est sûr: j'aurais seulement pitié de lui, ou peut-être je -le haïrais s'il était laid et grotesque. - ---Mais il y a plusieurs autres jeunes gens beaux et riches dans le -monde, il y en a de plus beaux et de plus riches que lui; qu'est-ce qui -vous empêcherait de les aimer? - ---S'il y en a, ils sont hors de mon chemin. Je n'en ai rencontré aucun -comme Edgar. - ---Vous pourrez en rencontrer; et puis, Edgar ne sera pas toujours beau, -ni jeune, et il peut ne pas toujours être riche. - ---Il l'est maintenant, et je n'ai à faire qu'au présent, je voudrais -que vous parliez d'une façon un peu raisonnable. - ---Eh bien, ceci tranche la question; si vous n'avez à faire qu'au -présent, mariez-vous avec M. Linton. - ---Je n'ai pas besoin de votre permission pour cela; à coup sûr il faut -que je me marie avec lui, mais vous ne m'avez pas encore dit si j'avais -raison. - ---Parfaitement raison, si on a raison de se marier seulement pour le -présent. Et maintenant, dites-moi de quoi vous pouvez être -malheureuse. Votre frère sera enchanté, la vieille dame et le vieux -monsieur ne feront pas d'objections, je pense; vous vous échapperez -d'une maison incommode et en désordre pour aller dans une autre qui -sera riche et respectable; et vous aimez Edgar, et Edgar vous aime. Tout -semble simple et facile: où donc est l'obstacle? - ---Ici! et là! répondit Cathy mettant une main sur son front et l'autre -sur sa poitrine: dans l'endroit quel qu'il soit ou demeure l'âme. Dans -mon âme et dans mon cœur, je suis convaincue que j'ai tort. - ---Voilà qui est bien étrange; je ne vous comprends pas. - ---C'est mon secret. Mais si vous voulez ne pas vous moquer de moi, je -vous l'expliquerai. Je ne puis le faire distinctement, mais je vous -donnerai un sentiment de ce que je sens. - -Elle s'assit de nouveau près de moi, sa figure était devenue plus -triste et plus grave, et ses mains jointes tremblaient. - ---Nelly, est-ce qu'il vous arrive de rêver des rêves bizarres? -dit-elle tout à coup après quelques minutes de réflexion. - ---Oui, de temps à autre, répondis-je. - ---Et à moi aussi. J'ai rêvé dans ma vie des rêves qui depuis ne -m'ont jamais quittée et ont changé mes idées; ils se sont infiltrés -en moi partout, comme le vin dans l'eau, et ils ont altéré la couleur -de mon esprit. En voici un, je vais vous le dire; mais prenez bien soin -de ne sourire d'aucune de ses parties. - ---Oh, ne me le dites pas, miss Cathy! criai-je. Notre vie est déjà -assez lugubre sans qu'il y ait encore besoin d'appeler des fantômes et -des visions pour nous tourmenter. Allons, allons, soyez gaie et pareille -à vous-même. Regardez le petit Hareton! Il ne rêve de rien de -terrible. Comme il sourit doucement dans son sommeil! - ---Oui, et comme son père jure doucement dans sa solitude! Vous vous le -rappelez, n'est-ce pas, quand il était juste semblable à cette petite -chose joufflue, à peu près aussi jeune et aussi innocent. Et pourtant -Nelly, je veux vous obliger à m'écouter; mon histoire n'est pas -longue, et je ne me sens pas la force d'être gaie cette nuit. - ---Je ne veux pas l'entendre, je ne veux pas l'entendre, répétai-je -vivement. - -J'étais alors superstitieuse au sujet des rêves, et je le suis encore, -et puis Catherine avait dans son aspect quelque chose de sombre et -d'anormal qui me fit craindre un récit où je verrais une prophétie, -ou la prédiction d'une terrible catastrophe. Elle fut vexée, mais ne -continua pas. Il me sembla qu'elle choisissait un autre sujet, et je -l'entendis reprendre, quelques minutes après: - ---Si j'étais au ciel, Nelly, je serais extrêmement misérable. - ---Parce que vous n'êtes pas digne d'y aller, répondis-je; tous les -pécheurs seraient misérables dans le ciel. - ---Mais ce n'est pas du tout pour cela. J'ai une fois rêvé que j'y -étais. - ---Je vous répète que je ne veux pas écouter vos rêves, miss -Catherine; je vais aller me coucher, l'interrompis-je de nouveau. - -Elle rit et me retint, car j'avais fait un mouvement pour me lever. - ---Ce n'est rien, me dit-elle, je voulais seulement vous dire que le ciel -ne m'avait pas paru être ma maison, et que je me brisais le cœur à -pleurer pour revenir sur la terre, et que les anges en ont été si -irrités qu'ils m'ont chassée du ciel et jetée sur la bruyère, tout -en haut d'ici, et que je me suis éveillée en tressaillant de joie. -Ceci suffira pour vous expliquer mon secret. Ce n'est pas plus mon -affaire d'épouser Edgar Linton que d'aller dans le ciel, et, si le -méchant homme d'ici n'avait pas mis Heathcliff dans un état si bas, je -n'y aurais jamais songé. Ce serait me dégrader que d'épouser -Heathcliff maintenant, de sorte qu'il ne saura jamais combien je l'aime, -et cela non pas parce qu'il est beau, Nelly, mais parce qu'il est plus -moi que moi-même. De quelque substance que soient faites nos âmes, la -sienne et la mienne sont pareilles, et celle de Linton est aussi -différente de la nôtre qu'un rayon de lune d'un éclair ou la glace du -feu. - -Avant que ce discours ne fût fini, je m'étais aperçue de la présence -d'Heathcliff. Le bruit d'un léger mouvement m'avait fait tourner la -tête, et je l'avais vu se lever de son banc et sortir sans bruit. Il -avait écouté jusqu'au moment où il avait entendu Catherine dire qu'il -serait dégradant pour elle de se marier avec lui, et à ce moment il -était parti sans en entendre davantage. Ma compagne, assise à terre, -n'avait pu remarquer ni sa présence, ni son départ; mais moi je fis un -mouvement et lui imposai silence. - ---Pourquoi cela? demanda-t-elle, regardant nerveusement autour d'elle. - ---Voici Joseph qui arrive, prenant occasion du bruit des roues sur la -route, et Heathcliff va rentrer avec lui. Je me demande si, en ce moment -même, il n'était pas à la porte? - ---Oh, il est impossible qu'il m'ait écoutée à la porte! dit-elle: -donnez-moi Hareton pendant que vous préparez le souper, et quand vous -aurez fini, invitez-moi à souper avec vous. J'ai besoin de tricher avec -ma conscience troublée et d'être convaincue que Heathcliff n'a aucune -idée de ces choses. Il n'en a aucune, n'est-ce pas? Il ne sait pas ce -que c'est que d'être amoureux? - ---Je ne vois pas de raison pour qu'il ne le sache pas aussi bien que -vous; et si c'est _vous_ qui êtes son choix, il sera la créature la -plus malheureuse qui jamais soit née. Dès que vous deviendrez Madame -Linton, il perdra amitié et amour et tout. Vous-êtes vous demandé -comment vous supporteriez la séparation, et comment lui supporterait -d'être tout à fait abandonné dans le monde? Parce que, miss -Catherine... - ---Lui tout à fait abandonné! Nous séparer! s'écria-t-elle d'un -accent indigné; et qui donc pourra nous séparer, je vous prie? Non -pas: aussi longtemps que je vivrai, Ellen, aucune créature mortelle n'y -parviendra. Tous les Linton à la face du globe pourront s'anéantir -avant que je consente à abandonner Heathcliff. Oh! ce n'est pas cela -que j'entends, ce n'est pas cela que je veux dire! Je ne voudrais pas -être Madame Linton à ce prix. Il sera autant pour moi qu'il a toujours -été. Edgar devra se défaire de son antipathie, et le tolérer tout au -moins. Et c'est ce qu'il fera quand il saura mes véritables sentiments -envers lui. Nelly, je le vois maintenant, vous me trouvez une misérable -égoïste; mais avez-vous jamais songé que si Heathcliff et moi nous -mariions, nous serions des mendiants, tandis que si je me marie avec -Linton, je puis aider Heathcliff à s'élever et le mettre en dehors du -pouvoir de mon frère? - ---Avec l'argent de votre mari, miss Catherine; et vous ne trouverez pas -votre mari aussi docile que vous le pensez, et bien que je puisse à -peine en juger, je crois que ceci est le pire des motifs que vous m'avez -donnés pour devenir la femme du jeune Linton. - ---Ce n'est pas vrai, répondit-elle, c'est le meilleur! Les autres -étaient la satisfaction de mes caprices, et aussi pour Edgar, pour le -satisfaire; celui-ci au contraire est pour le bien d'une personne qui -comprend en elle mes sentiments envers Edgar et envers moi-même. Je ne -peux pas l'exprimer; mais sûrement, vous et chacun vous avez l'idée -qu'il y a ou qu'il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est -encore la vôtre. À quoi me servirait d'exister si j'étais toute -entière contenue dans mon corps? Mes grandes souffrances dans ce monde -ont été les souffrances d'Heathcliff, et j'ai guetté et senti chacune -d'elles depuis le commencement. Ma grande pensée dans ma vie, c'est lui -seul. Si tout le reste périssait et si lui restait, je continuerais à -exister; et si tout le reste subsistait et que lui fût anéanti, le -monde entier me deviendrait étranger; il ne me semblerait pas en faire -partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois, je -sens que le temps le changera seulement comme l'hiver change les arbres. -Mon amour pour Heathcliff ressemble à ces éternels rochers d'en bas: -il est une faible source de plaisirs sensibles, mais il est nécessaire. -Nelly, je suis Heathcliff! il est toujours, toujours, dans mon esprit; -non pas comme un plaisir pour moi-même, mais comme mon être propre! -Ainsi ne parlez plus de notre séparation; elle est impraticable et... - -Elle s'arrêta et cacha son visage dans les plis de ma jupe, mais je la -repoussai vivement, impatientée de sa folie. - ---Si je puis tirer un sens de vos non-sens, miss, dis-je, c'est -seulement pour me convaincre que vous êtes ignorante des devoirs que -vous entreprenez en vous mariant, ou bien que vous êtes une jeune tille -méchante et sans principes. Mais ne m'embarrassez plus de nouveaux -secrets, je ne vous promettrai pas de les garder. - ---Vous garderez celui-là? demanda-t-elle d'un air inquiet. - ---Non, je ne puis vous le promettre, répétai-je. - -Elle était sur le point d'insister lorsque l'entrée de Joseph mit une -fin à notre conversation. Catherine s'assit dans un coin, et se mit à -bercer Hareton pendant que je faisais le souper. Quand le souper fut -prêt, l'autre servante et moi commençâmes à nous quereller pour -savoir qui se chargerait d'en porter une portion à M. Hindley; et la -querelle ne fut pas tranchée avant que le souper ne fût devenu à peu -près froid. Nous convînmes alors de lui demander d'abord s'il voulait -avoir le souper, car nous craignions tout particulièrement d'arriver en -sa présence quand il avait été seul quelque temps. - ---Mais comment se fait-il qu'il ne soit pas revenu du champ à cette -heure-ci? Qu'est-ce qu'il peut faire, ce vilain paresseux! demanda le -vieux Joseph, cherchant des yeux Heathcliff. - ---Je vais l'appeler, répondis-je, il est dans la grange, j'en suis -sûre. - -J'allai et je l'appelai, mais je n'eus pas de réponse. En revenant dans -la cuisine, je murmurai tout bas à Catherine qu'il avait entendu une -bonne partie de ce qu'elle avait dit, que j'en étais sûre; et je lui -racontai comment je l'avais vu quitter la cuisine juste au moment où -elle se plaignait de la conduite de son frère envers lui. Épouvantée -elle s'élança, jeta l'enfant sur le banc, et courut elle-même -chercher son ami, sans prendre le loisir de se demander pourquoi elle -était si émue, ou de quelle façon ses paroles avaient dû affecter -Heathcliff. Elle resta absente si longtemps que Joseph proposa de ne -plus attendre. Il conjectura ingénieusement que les deux jeunes gens -restaient dehors pour éviter d'entendre ses interminables -bénédictions. Il affirma qu'ils étaient «assez mauvais pour avoir -toutes les vilaines manières». Et il ajouta à leur intention ce soir -là une prière spéciale à celles qu'il avait l'habitude de débiter -pendant un quart d'heure avant les repas; je crois même qu'il en aurait -entamé une autre encore aux grâces, si sa jeune maîtresse ne s'était -précipitée vers lui, lui ordonnant de courir bien vite le long de la -route, de découvrir Heathcliff, en quelque endroit qu'il fut allé, et -de le faire aussitôt rentrer. - ---J'ai besoin de lui parler, il le faut, avant que je remonte, dit-elle; -la porte est ouverte; il doit être quelque part très loin, car il n'a -pas répondu, bien que j'aie crié du haut du parc à moutons aussi fort -que j'ai pu. - -Joseph commença par faire des objections, mais la jeune fille -paraissait d'humeur trop sérieuse pour souffrir la contradiction, si -bien qu'à la fin, il mit son chapeau sur sa tête et s'en alla en -grommelant. Pendant ce temps Catherine marchait de long en large dans la -pièce, s'écriant: - ---Où est-il? Où peut-il être? Qu'est-ce donc que je vous ai dit, -Nelly? je l'ai oublié! A-t-il été vexé de ma mauvaise humeur cet -après-midi? Ma chère, dites-moi ce que j'ai dit pour le chagriner? Je -voudrais qu'il soit revenu. Je le voudrais vraiment! - ---Que de bruit pour rien! lui dis-je, tout en me sentant moi-même mal -à l'aise. Quelle bagatelle pour vous mettre hors de vous! Il n'y a -vraiment pas de quoi s'alarmer beaucoup, si Heathcliff s'est offert une -flânerie au clair de lune sur la lande, ou même s'il est allé se -coucher dans le grenier à foin, se trouvant trop maussade pour causer -avec nous. Je parierais qu'il est en train d'y dormir. Vous allez voir -si je ne l'y déniche pas. - -Je partis pour renouveler mes recherches, mais il n'en résulta que du -désappointement, et les recherches de Joseph eurent le même effet. - ---Ce gaillard va de mal en pis, observa-t-il en rentrant. Il a laissé -la porte grande ouverte, et le poney de Miss est sorti, a démoli deux -pièces de blé en marchant à travers, et s'en est allé tout droit -dans le pré. Vous verrez, le maître va faire tous les diables demain, -et il aura raison. Il est la patience même pour d'aussi insouciantes et -méchantes créatures, la patience même! Mais il ne sera pas toujours -ainsi, vous le verrez bien vous tous! Pour tout au monde vous devriez -éviter de le mettre hors de lui. - ---Avez-vous trouvé Heathcliff, vieil âne que vous êtes? interrompit -Catherine, l'avez-vous cherché, comme je vous l'ai ordonné? - ---J'aurais bien plutôt cherché le cheval, répondit-il, c'eût été -plus sensé. Mais impossible de chercher ni un homme ni un cheval par -une nuit comme celle-ci--noire comme une cheminée!--et Heathcliff n'a -pas fait un signe pour venir à mon coup de sifflet: possible qu'il soit -moins dur d'oreille avec vous. - -La soirée était vraiment très sombre pour un jour d'été; les nuages -semblaient annoncer le tonnerre, et je déclarai qu'il valait mieux que -nous restions tous assis: la pluie qui approchait ne manquerait pas de -le ramener à la maison sans autre embarras. Pourtant il n'y eut pas -moyen de persuader à Catherine de se tranquilliser. Elle continuait à -errer çà et là, de la porte de la maison à celle de la cuisine, dans -un état d'agitation qui n'admettait pas de repos; elle finit par -s'installer en permanence d'un côté du mur près de la route; là, -indifférente à mes remontrances et au tonnerre qui devenait plus fort -et aux larges gouttes qui commençaient à battre le sol autour d'elle, -elle restait, appelant de temps à autre, puis écoutant, et puis -pleurant de toutes ses forces. Ni Hareton ni aucun enfant n'aurait su -avoir une crise de larmes aussi parfaite. - -Vers minuit, tandis que nous étions encore sur pied, l'orage s'abattit -en pleine furie sur la maison. Il y eut un vent violent, avec de forts -coups de tonnerre, et soit par le vent soit par la foudre, un arbre fut -fendu au coin du bâtiment: une énorme branche tomba sur le toit, -renversa une partie de la cheminée de l'est, et projeta dans le foyer -de la cuisine des éclats de pierre et de suie. Nous crûmes que la -foudre même était tombée au milieu de nous; Joseph se jeta à genoux, -suppliant le Seigneur de se rappeler Noé et Loth, et, comme autrefois, -d'épargner les bons en écrasant les impies. Moi-même j'eus un peu le -sentiment que c'était un jugement du ciel à notre adresse. Le -coupable, dans mon esprit, était M. Earnshaw; et je me mis à secouer -le loquet de sa tanière pour m'assurer s'il était encore en vie. Il me -répondit assez bruyamment et d'une façon qui fit encore crier plus -fort qu'auparavant par mon compagnon qu'il fallait faire une large -distinction entre les saints tels que lui et les pécheurs tels que son -maître. Mais la tempête se passa en vingt minutes, nous laissant tous -intacts, à l'exception de Cathy, qui se trouva toute mouillée, dans -son obstination à refuser de s'abriter et à rester debout sans bonnet -et sans châle pour recevoir autant d'eau que possible sur ses cheveux -et ses vêtements. Enfin elle rentra et s'étendit sur le banc, toute -trempée tournant sa figure de l'autre côté, et la cachant entre ses -mains. - ---Eh bien, miss, criai-je, touchant son épaule; vous avez donc juré de -vous faire mourir? Savez-vous quelle heure il est? Minuit et demi. -Venez, venez au lit. Rien ne servirait d'attendre plus longtemps ce -stupide garçon; bien sûr qu'il sera allé à Gimmerton et qu'il y est -à présent. Il croit que nous ne l'aurons pas attendu si tard, ou du -moins que M. Hindley reste seul debout; et il aime mieux éviter de se -voir ouvrir la porte par le maître. - ---Non, non, il n'est pas à Gimmerton! dit Joseph. Je ne serais pas -surpris d'apprendre qu'il est au fond d'une fondrière. Cette visitation -céleste n'a pas été sans raison et je vous conseille de prendre -garde, miss, ça pourra bien être votre tour la prochaine fois. -Remercions Dieu pour toutes choses. Tout travaille ensemble au bien de -ceux qui sont choisis. Vous savez ce que dit l'Écriture!--Et il se mit -à citer différents textes, nous renvoyant aux chapitres et aux versets -ou nous pourrions les trouver. - -Après avoir vainement supplié l'obstinée jeune fille de se lever et -de retirer ses effets tout mouillés, je me décidai à laisser Joseph -prêcher et elle frissonner, et je m'en allai me coucher avec le petit -Hareton qui dormit aussi solidement que si tout le monde dormait autour -de lui. J'entendis Joseph continuer à lire un moment, puis monter -lentement l'échelle, et alors je m'endormis. - -Le lendemain, étant descendue un peu plus tard que d'ordinaire, je vis, -aux rayons du soleil pénétrant à travers les fentes des volets, Miss -Catherine encore assise auprès de la cheminée. La porte de la maison -était entr'ouverte, la lumière entrait par ses fenêtres sans volets. -Hindley était descendu et se tenait au foyer de la cuisine, hagard et -somnolent. - ---Qu'est-ce qui vous fait mal, Cathy? était-il en train de dire au -moment où j'entrais. Vous avez l'air aussi misérable qu'un petit chien -noyé. Pourquoi êtes si pâle et si abattue, enfant? - ---Je me suis mouillée, répondit-elle avec répugnance et j'ai froid, -voilà tout. - ---Oh, c'est sa faute à elle-même! m'écriai-je, en voyant que le -maître était ce matin-là assez sobre. Elle est restée exposée à -toute l'averse d'hier soir, et elle s'est tenue assise ici toute la -nuit, il m'a été impossible de la déterminer à monter. - -M. Earnshaw nous regardait avec surprise. Toute la nuit? répétait-il. -Qu'est-ce qui a pu la tenir debout? Ce n'est pas la peur de la foudre, -à coup sûr, car il y a des heures que l'orage est passé. - -Personne de nous n'avait envie de mentionner l'absence de Heathcliff, -aussi longtemps qu'il serait possible de la cacher; de sorte que je -répondis que je ne savais pas pourquoi elle s'était mis dans la tête -de ne pas se coucher, et elle-même ne dit rien. La matinée était -fraîche: j'ouvris la fenêtre et la chambre s'emplit des douces odeurs -du jardin; mais Catherine me cria d'un air fâché: - ---Ellen, fermez la fenêtre, je me meurs de froid. - -Et ses dents claquaient, tandis qu'elle se pelotonnait encore aux -cendres à peu près éteintes. - ---Elle est malade, dit Hindley, lui prenant le poignet. Je suppose que -c'est la raison pourquoi elle n'a pas voulu se coucher. Que le diable -l'emporte, je n'ai pas besoin d'être ennuyé par une nouvelle maladie -ici. Qu'est-ce qui vous a fait vous exposer à la pluie? - ---C'est de courir après les garçons, comme toujours, croassa Joseph, -profitant de notre hésitation pour mettre en jeu sa mauvaise langue. Si -j'étais de vous, maître, je leur fermerais la porte au nez à eux -tous, simples et gentils comme ils sont. Jamais vous ne pouvez sortir -sans que ce chat de Linton n'arrive ramper par ici; et Miss Nelly, -voilà encore une aimable fille! Elle reste assise à vous attendre dans -la cuisine; et quand vous entrez par une porte, elle sort par l'autre; -et alors notre grande dame s'en va se faire faire la cour de son côté. -Voilà une conduite exemplaire de rôder dans les champs après minuit, -avec ce vilain diable de gipsy de Heathcliff! Ils croient que je suis -aveugle, mais je ne le suis pas, non, rien de la sorte! J'ai vu le jeune -Linton venir et repartir et je vous ai vue, vous (il s'adressait -maintenant à moi) vous, bonne à rien, méchante sorcière, accourir -dans la maison dès que vous avez entendu le pas du cheval du maître -résonner sur la route. - ---Silence, écouteur aux portes! cria Catherine; pas de ces insolences -devant moi! C'est par hasard qu'Edgar Linton est venu ici hier, Hindley; -et c'est moi qui lui ai dit de s'en aller, parce que je savais que vous -n'aimeriez pas qu'il vous vit dans l'état où vous étiez. - ---Vous mentez, Catherine, cela est sûr, répondit son frère, et vous -êtes une niaise damnée. Mais laissons de côté Linton pour le moment; -et dites-moi si vous n'étiez pas avec Heathcliff la nuit dernière. -Allons, dites la vérité; ne craignez pas de lui nuire, car bien que je -le haïsse autant que jamais, il m'a rendu service en sauvant mon fils -et cela attendrit assez ma conscience pour m'empêcher de lui casser le -cou. Pour prévenir cet événement, je vais l'envoyer à son travail ce -matin même, et après qu'il sera parti, je vous conseille à tous de -prendre garde: je n'en aurai que plus d'humeur pour vous. - ---Je n'ai pas vu Heathcliff la nuit dernière, répondit Catherine, -commençant à sangloter amèrement; et si vous le chassez je partirai -avec lui. Mais peut-être n'en aurez vous jamais l'occasion, peut-être -est-il déjà parti. - -Là-dessus elle éclata, sous un accès de douleur qu'elle ne put -retenir, et le reste de ses paroles fut à peine articulé. - -Hindley versa sur elle un torrent d'injures méprisantes, et lui ordonna -de s'en aller aussitôt dans sa chambre, si elle ne voulait pas avoir -des raisons sérieuses de pleurer. Je la contraignis à obéir; et -jamais je n'oublierai la scène qu'elle fit lorsque nous arrivâmes dans -sa chambre: elle m'épouvanta. Je crus qu'elle devenait folle et je -priai Joseph de courir chercher le médecin. Ils se trouva que c'était -le commencement du délire; M. Kenneth, dès qu'il la vit, la déclara -dangereusement malade d'une fièvre. Il la soigna, et me dit de la -nourrir seulement de petit lait et de tisane, et de prendre garde -qu'elle ne se jette pas la tête la première par la fenêtre ou par -l'escalier; après quoi il s'en alla, car il avait fort à faire dans la -paroisse, ou les cottages étaient ordinairement séparés l'un de -l'autre de deux ou trois milles. Bien que je ne puisse pas dire que -j'aie été une garde-malade bien douce, et bien que Joseph et notre -maître ne valussent guère mieux, et bien que notre malade elle-même -lût aussi fatigante et entêtée qu'un malade peut l'être, elle finit -pourtant par aller mieux résister. La vieille Madame Linton nous fit -plusieurs visites, et c'est elle, à dire vrai, qui fit marcher les -choses comme il fallait, grondant et dirigeant chacun de nous; puis, -lorsque Catherine fut convalescente, elle insista pour l'emmener à -Thrushcross Grange, et nous lui fûmes tous reconnaissants de cette -délivrance. Mais la pauvre dame eut à se repentir de sa bonté, car -elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à peu de -jours l'un de l'autre. - -Notre jeune dame nous revint, plus insolente et plus passionnée et plus -hautaine que jamais. Heathcliff n'avait plus donné signe de vie depuis -le soir de l'orage; et un jour qu'elle m'avait agacée plus que de -coutume, j'eus le malheur de lui dire, ce qu'elle savait d'ailleurs -être vrai, que c'était elle qui avait été cause de son départ. -Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, elle cessa d'avoir avec moi -toute communication autre que celles que l'on a avec des domestiques. -Joseph fut traité de la même façon; il voulait continuer à parler à -sa guise et à la prêcher comme quand elle était une petite fille; et -elle, elle s'estimait à présent une femme, et notre maîtresse, et -elle pensait que sa récente maladie lui donnait le droit d'être encore -traitée avec plus d'égards. Le médecin avait dit qu'il ne fallait pas -la contrarier, il fallait donc la laisser faire; et ce n'était pas -moins qu'un meurtre, à ses yeux, de prétendre à lui résister et à -la contredire. Elle se tenait à l'écart de M. Earnshaw et de ses -compagnons. Conseillé par Kenneth, et terrifié par la perspective des -accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère lui accordait -tout ce qu'il lui plaisait de demander, et évitait généralement de -gêner son humeur. Il était plutôt trop indulgent pour ses caprices; -non par affection, mais par vanité: car il désirait ardemment la voir -apporter de l'honneur à la famille par une alliance avec les Linton; et -pourvu seulement qu'elle le laissât tranquille, il lui permettait de -marcher sur nous comme sur des esclaves. Edgar Linton, comme bien -d'autres ont été avant lui et seront après lui, était infatué de -lui-même; il s'imaginait être l'homme le plus heureux du monde, le -jour où il la conduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après -la mort de son père. - -Tout à fait contre mon désir, je dus me décider à quitter Wuthering -Heights et à l'accompagner ici. Le petit Hareton avait à peu près -cinq ans et je venais précisément de commencer à lui apprendre ses -lettres. Notre séparation fut triste, mais les larmes de Catherine -eurent plus de pouvoir que les nôtres. Quand elle vit que je refusais -de partir et que ses prières ne me touchaient pas, elle alla se -lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m'offrit des -gages abondants, le second m'ordonna de faire mes paquets, disant qu'il -n'avait plus besoin de femme dans sa maison, maintenant qu'il n'y avait -plus de maîtresse, et que, en ce qui touchait Hareton, le curé -l'entreprendrait de temps à autre. Et ainsi je n'avais pas à choisir, -il me fallait faire comme on voulait. Je dis au maître qu'il se -débarrassait de tout ce qu'il y avait de convenable dans sa maison -seulement pour courir un peu plus vite à sa ruine, j'embrassai Hareton, -je lui dis adieu, et depuis ce temps il a toujours été un étranger -pour moi; et c'est très bizarre à penser, mais je n'ai pas de doute -qu'il a aujourd'hui tout oublié d'Ellen Dean, et qu'il ne sait plus -qu'il a été un moment plus que le monde entier pour elle, et elle pour -lui. - -... À ce point de son récit, ma ménagère jeta par hasard un coup -d'œil sur la pendule de la cheminée et fut ébahie en s'apercevant -qu'il était une heure et demie. Elle ne voulut pas entendre parler de -rester une seconde de plus, et en vérité moi-même je me sentais assez -disposé à ajourner la suite de sa narration. Et maintenant qu'elle est -allée se reposer et que j'ai encore médité une heure ou deux, je vais -trouver le courage d'aller me coucher, moi aussi, en dépit de la -lourdeur douloureuse de ma tête et de mes membres. - - - - -CHAPITRE VII - - -Charmante introduction à la vie d'ermite! Quatre semaines de tortures, -d'excitation et de maladie! - -Oh, ces vents lugubres et ces sombres cieux du Nord, et ces chemins -impraticables et ces médecins de campagne jamais pressés! Et oh! cette -absence de toute figure humaine! et, pire que tout, la terrible -déclaration par laquelle Kenneth m'a fait entendre que je n'avais pas -à espérer de sortir avant le printemps! - -Pourquoi ne demanderais-je pas à Madame Dean de finir son récit? Je -vais sonner; elle sera enchantée de me trouver en état de causer -gaiement. - -... Madame Dean est venue. - ---Il faut encore attendre vingt minutes, monsieur, pour prendre la -médecine, commença-t-elle. - ---Au diable la médecine! Ce que je voudrais avoir... - ---Le docteur dit que vous devez attendre que la poudre soit dissoute. - ---De tout mon cœur: mais ne m'interrompez pas. Venez et asseyez-vous -ici. Laissez en repos cette amère phalange de fioles. Tirez votre -ouvrage de votre poche, là--et maintenant continuez l'histoire de M. -Heathcliff, depuis l'instant où vous l'avez laissée jusqu'au temps -présent. Est-il allé sur le continent terminer son éducation, pour -revenir un gentleman? ou bien a-t-il pris dans un collège une place de -servant, ou s'est-il sauvé en Amérique et a-t-il gagné de l'honneur -en combattant son pays nourricier? ou a-t-il trouvé un moyen plus -prompt de faire fortune sur les grandes routes de l'Angleterre? - ---Il est probable qu'il aura fait un peu de tout cela, M. Lockwood, mais -je ne puis vous en rien dire de certain. Je vous ai déjà dit que je ne -savais pas comment il avait gagné son argent; et j'ignore aussi par -quels moyens il s'est élevé au-dessus de l'ignorance sauvage où il -était enfoncé; mais, avec votre permission, je vais continuer à ma -façon, si vous croyez que cela doit vous amuser sans vous fatiguer. -Vous sentez-vous mieux, ce matin? - ---Beaucoup mieux. - ---Voilà une bonne nouvelle! Je suis donc allée à Thrushcross-Grange -avec miss Catherine, et j'eus l'agréable désappointement de voir -qu'elle se conduisait infiniment mieux que je ne l'aurais espéré. Elle -semblait presque trop amoureuse de M. Linton; et même à sa sœur elle -témoignait beaucoup d'affection. Tous deux d'ailleurs s'occupaient -beaucoup de lui être agréable. Ce n'était pas l'épine qui se -penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui -embrassaient l'épine. Aucune concession mutuelle: l'une se tenait toute -droite et les autres cédaient; et comment peut-on montrer de la -mauvaise humeur lorsqu'on ne rencontre ni opposition ni indifférence? -Je remarquai que M. Edgar avait une peur profonde de l'irriter. Il la -cachait devant elle; mais si par hasard il m'entendait lui répondre -vivement, ou s'il voyait quelqu'un des domestiques s'assombrir sur -quelque ordre trop impérieux venant d'elle, il montrait son trouble par -une grimace de déplaisir qu'il n'avait jamais lorsqu'il s'agissait -seulement de lui. Plus d'une fois il me parla durement de mon insolence -et m'avoua qu'un coup de couteau ne l'affligerait pas autant que de voir -sa femme fâchée. Et moi, pour ne pas faire de peine à un si bon -maître, j'appris à être moins vive; et pendant six mois, la poudre -resta aussi inoffensive que du sable, ne trouvant auprès d'elle aucun -feu pour la faire éclater. Catherine avait çà et là des moments de -tristesse et de silence que son mari respectait discrètement, les -attribuant à une altération de sa santé, résultat de sa maladie de -naguère; et de fait elle n'avait jamais eu auparavant de ces -abattements d'esprit; mais le retour du soleil était salué par un -retour pareil de sa gaîté. Je crois que je puis affirmer qu'ils -étaient vraiment en possession d'un bonheur tous les jours plus -profond. - -Ce bonheur cessa. Eh quoi, il faut bien que nous pensions à nous-mêmes -dans la vie, et ceux qui sont doux et généreux ont seulement une -façon plus juste d'être égoïstes que ceux qui cherchent à tout -dominer! Ce bonheur cessa lorsque les circonstances amenèrent les deux -parties à sentir que l'intérêt de l'une n'était pas le principal -objet de la pensée de l'autre. Par un doux soir de septembre, je -revenais du jardin avec un lourd panier de pommes que j'avais été -cueillir. La nuit était venue et la lune regardait par dessus la haute -muraille de la cour, faisant se jouer de vagues ombres sur les coins des -parties en saillie de la maison. Je déposai mon fardeau sur l'escalier -de la maison près de la porte de la cuisine, et je songeai à me -reposer, et je voulus respirer encore quelques instants cet air doux et -léger; je regardais le ciel, tournant le dos à la porte, lorsque -j'entends une voix dire derrière moi: «Nelly, est-ce vous?» C'était -une voix profonde, et dont l'accent m'était étranger; et pourtant il y -avait quelque chose dans la manière de prononcer mon nom qui me -semblait familier. Je me retournai pour voir qui m'avait parlé, un peu -effrayée, car les portes étaient fermées, et je n'avais vu personne -en m'approchant de l'escalier. Quelque chose remuait dans la porte; et -je distinguai un homme de haute taille, vêtu de noir, brun de visage et -de cheveux. Il était appuyé contre la porte et tenait ses doigts sur -le loquet comme s'il voulait ouvrir. Qui cela peut-il être? pensais-je: -M. Earnshaw? ce n'est pas sa voix. - ---Il y a une heure que j'attends ici, reprit cette voix, et tout depuis -lors a été autour de moi calme comme la mort. Je n'ai pas osé entrer. -Ne me reconnaissez-vous pas? Regardez, je ne suis pas un étranger. - -Un rayon éclaira ses traits, les joues creuses étaient à -demi-couvertes de favoris noirs; les sourcils bas, les yeux -profondément enfoncés et d'aspect étrange. Je me rappelai ces yeux. - ---Quoi m'écriai-je, ne sachant pas si je devais le regarder comme un -visiteur de ce monde, quoi! vous, revenu? Est-ce vraiment vous? - ---Oui, Heathcliff, répondit-il, levant sans cesse ses regards vers les -fenêtres, où se reflétait la lumière de la lune, mais sans que nulle -lumière parut du dedans. Sont-ils à la maison? Où est-elle? Nelly, -vous n'êtes pas contente? Vous n'avez pas besoin de vous troubler -ainsi. Est-elle ici? Parlez! J'ai besoin de lui dire un mot, à votre -maîtresse. Allez, et dites-lui que quelqu'un de Gimmerton désire la -voir. - ---Comment va-t-elle prendre la chose, m'écriai-je, que va-t-elle faire? -La surprise m'affole, elle va la mettre hors d'elle-même! Et vous êtes -Heathcliff! Mais si changé, non, c'est incompréhensible! Avez-vous -servi comme soldat? - ---Allez et portez mon message, m'interrompit-il impatiemment, je serai -en enfer tant que vous ne l'aurez pas fait. - -Il souleva le loquet et j'entrai; mais quand je fus près du parloir où -étaient M. et Madame Linton, je ne pus prendre sur moi de faire la -commission; enfin, je me résolus à entrer et à leur demander s'ils -voulaient avoir de la lumière: j'ouvris la porte. - -Ils étaient assis ensemble auprès d'une fenêtre, à travers laquelle -se montrait, derrière les arbres du jardin et du parc sauvage, la -vallée de Gimmerton, avec une longue ligne de brouillards en -tourbillon. Wuthering Heights s'élevait au-dessus de cette vapeur -d'argent, mais notre vieille maison était invisible, se trouvant -plutôt un peu sur l'autre penchant. Tout, la chambre et ses occupants -et la scène qu'ils contemplaient, tout semblait merveilleusement -paisible. J'eus de nouveau une répugnance à m'acquitter de ma -commission; et je me préparais à sortir après avoir simplement parlé -de la lumière, lorsqu'un sentiment de ma folie me força à revenir et -à murmurer:--Madame, quelqu'un de Gimmerton désire vous voir. - ---Qu'est-ce qu'il veut? demanda Madame Linton. - ---Je ne l'ai pas questionné, répondis-je. - ---C'est bien, fermez les rideaux, Nelly, et apportez le thé, je vais -revenir tout de suite. - -Elle quitta l'appartement; M. Edgar Linton me demanda qui c'était, d'un -ton insouciant. - ---Quelqu'un que Madame n'attend pas, ce Heathcliff, vous vous le -rappelez, monsieur, qui vivait autrefois chez M Earnshaw! - ---Quoi, le gipsy, le garçon de charrue? s'écria mon maître; pourquoi -n'avez-vous pas dit cela à Catherine? - ---Pardon, mais vous ne devez pas l'appeler par ces noms, lui -répondis-je; elle serait bien affligée de vous entendre. Son cœur a -failli se rompre quand il est parti, et je devine que son retour va -être une fête pour elle. - -M. Linton s'avança vers une fenêtre, donnant sur la cour. Il l'ouvrit, -et s'appuyant sur le rebord, s'écria vivement: «Chérie, ne restez pas -là debout, faites entrer cette personne, si c'est quelqu'un de -particulier.» Quelques minutes après j'entendis soulever le loquet et -Catherine s'élança, essoufflée et farouche, trop excitée pour -montrer son contentement; et en vérité, à voir sa figure, on aurait -plutôt supposé quelque terrible calamité. - ---Oh! Edgar, Edgar, gémit-elle, lui passant les bras autour du cou, oh -Edgar, mon chéri! C'est Heathcliff qui est revenu; c'est lui. Et elle -resserrait son embrassement jusqu'à l'étouffer. - ---Bien, bien! répondit son mari d'un ton fâché, ce n'est pas une -raison pour m'étrangler. Heathcliff ne m'a jamais fait l'impression -d'un trésor si merveilleux, et il n'y a pas de quoi perdre la tête. - ---Je sais que vous ne l'aimiez pas, fit Catherine, réprimant l'excès -de sa joie. Et pourtant, pour l'amour de moi, il faut que vous soyez -amis maintenant. Dois-je lui dire de monter? - ---Ici, dans le parloir? - ---Et où donc? demanda-t-elle. Il avait l'air vexé, et fit entendre que -la cuisine serait un endroit plus convenable, mais Madame Linton le -regardait d'une façon comique, à demi fâchée, à demi égayée de -son importunité. - ---Non, ajouta-t-elle après un moment, je ne peux pas rester assise dans -la cuisine. Ellen, mettez deux tables ici, une pour notre maître et -pour miss Isabella, qui sont l'aristocratie, l'autre pour Heathcliff et -pour moi-même, qui représentons les classes inférieures; cela vous -convient-il, mon cher, ou faut-il que je fasse allumer du feu dans une -autre chambre? Vous donnerez des ordres en conséquence, mais moi je -vais de nouveau courir en bas et m'occuper de mon hôte. Je crains que -ma joie ne soit trop grande pour que sa cause soit réelle. - -Elle allait de nouveau s'élancer dehors, mais Edgar l'arrêta: «Vous, -dit-il s'adressant à moi, faites-le monter, et vous, Catherine, tachez -de vous réjouir sans perdre la tête; il n'est pas nécessaire que -toute la maison vous voie accueillir comme un frère un domestique -échappé.» - -Je descendis et trouvai Heathcliff attendant sous le porche, et -évidemment sûr d'être invité à monter. Il me suivit sans rien dire, -et je l'introduisis en présence du maître et de la maîtresse dont les -joues allumées indiquaient un chaud entretien. Mais la figure de la -dame s'éclaira d'un tout autre sentiment lorsque son ami parut à la -porte: elle courut vers lui, prit ses deux mains, et le mena vers -Linton; puis elle saisit, malgré lui, les doigts de Linton et les -enfonça dans la main d'Heathcliff. Maintenant que la lumière du foyer -et des bougies révélait pleinement sa figure, je fus encore plus -surprise de la transformation d'Heathcliff. Il était devenu un homme de -haute taille, athlétique et bien constitué, à côté duquel mon -maître semblait tout à fait maigriot et comme un enfant. Son attitude -droite suggérait l'idée qu'il avait été dans l'armée. Ses traits -portaient une maturité d'expression et de dessin que n'avaient pas ceux -de M. Linton; il avait un air intelligent, et ne gardait aucune marque -de sa dégradation passée. Il y avait bien toujours dans ses sourcils -baissés et ses yeux pleins d'un feu sombre quelques reflets d'une -férocité à demi civilisée, mais elle était dominée, et ses -manières avaient même une certaine dignité; tout à fait -débarrassées de leur rudesse, mais toujours trop dures pour être -gracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne; il -resta une minute embarrassé, sans savoir comment il devait s'adresser -au garçon de charrue, comme il l'avait appelé. Heathcliff avait -laissé tomber sa main délicate, et se tenait debout, le regardant -froidement. - ---Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin; Madame Linton, en souvenir du -vieux temps, a désiré que je vous fasse un accueil cordial, et je suis -naturellement heureux de tout ce qui peut lui être agréable. - ---Et moi aussi, répondit Heathcliff, particulièrement si c'est quelque -chose où j'ai une part. Je resterai volontiers une heure ou deux. Il -s'assit en face de Catherine, qui tenait son regard fixé sur lui, comme -si elle craignait qu'il ne disparût si elle cessait un instant de le -regarder. Lui ne levait pas souvent ses yeux sur elle; un rapide coup -d'œil ça et là suffisait; mais ses yeux trahissaient sans cesse plus -distinctement le plaisir qu'il buvait dans ceux de son amie. Lui et elle -étaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentir -embarrassés. Mais il n'en était pas de même de M. Edgar; l'ennui -qu'il avait le faisait pâlir; et ce sentiment fut à son comble -lorsqu'il vit sa femme se lever, s'avancer vers Heathcliff, lui saisir -de nouveau les mains et rire comme une personne égarée. - ---Il va me sembler demain que ce n'a été qu'un rêve, criait-elle. Je -ne serai pas capable de croire que je vous ai vu et touché et entendu -une fois de plus! Et pourtant, méchant, vous ne méritez pas cette -bienvenue. D'être absent pendant trois ans, sans donner de vos -nouvelles, et sans jamais penser à moi! - ---J'y ai pensé un peu plus que vous à moi, murmura-t-il. J'ai appris, -il y a peu de temps, Cathy, la nouvelle de votre mariage; et tout à -l'heure, pendant que j'attendais dans cette cour, j'avais formé ce -projet: de jeter seulement un coup d'œil sur votre figure, de -recueillir un regard de surprise et peut être de plaisir, puis, de -régler mon compte avec Hindley; et alors de prévenir la loi en -m'exécutant moi-même. Votre bienvenue a fait sortir ces idées de mon -esprit; mais prenez garde de me rencontrer d'un autre air la prochaine -fois. Non, ne me chassez pas une seconde fois. Vous m'avez réellement -regretté, n'est-ce pas? Eh bien, vous aviez raison. J'ai eu à mener -une amère vie depuis que j'ai entendu pour la dernière fois votre -voix; et il faut que vous me pardonniez, car c'était seulement pour -vous que je combattais. - ---Catherine, si vous ne voulez pas que nous prenions notre thé froid, -venez à table, interrompit Linton, faisant son possible pour garder son -ton ordinaire et le degré de politesse convenable. M. Heathcliff aura -à faire une longue course, où qu'il veuille loger cette nuit, et -moi-même, j'ai soif. - -Elle prit sa place devant la théière; et miss Isabella vint au coup de -cloche; j'avançai des chaises pour tout le monde et je sortis. Le repas -dura à peine dix minutes. La tasse de Catherine resta vide, elle ne -pouvait ni manger ni boire. Edgar eut peine à avaler une bouchée. Leur -hôte ne prolongea pas son séjour ce soir-là au-delà d'une heure. -Quand il partit, je lui demandai s'il allait à Gimmerton. - ---Non, me répondit-il, à Wuthering Heights M. Earnshaw m'a invité -lorsque je lui ai fait visite ce matin. - -M. Earnshaw l'avait invité! Et il avait fait visite à M. Earnshaw! Je -méditais douloureusement cette phrase, après qu'il fut parti; -allait-il devenir un hypocrite, et ne rentrait-il dans le pays que pour -faire le mal sous un masque? Je songeais: j'avais au fond de mon cœur -le pressentiment qu'il aurait mieux valu qu'il ne revint pas. Vers le -milieu de la nuit, je fus réveillée de mon premier sommeil par Madame -Linton qui se glissa dans ma chambre, s'assit à côté de mon lit et me -tira par les cheveux pour m'empêcher de dormir. - ---Je ne peux pas rester en repos, Ellen, me dit-elle en manière -d'excuse. Et j'ai besoin d'une créature vivante pour me tenir compagnie -dans mon bonheur. Edgar est de mauvaise humeur parce que je suis dans la -joie d'une chose qui ne l'intéresse pas; il refuse d'ouvrir la bouche, -si ce n'est pour dire des choses mauvaises et sottes; et il m'a affirmé -que j'étais cruelle et égoïste parce que j'avais voulu lui parler -tandis qu'il était souffrant et avait sommeil. Il trouve toujours le -moyen d'être souffrant au moindre désagrément. Je lui ai dit quelques -phrases d'éloge sur Heathcliff; et lui, soit par migraine ou pour un -accès d'envie, s'est mis à pleurer: de sorte que je me suis relevée -et l'ai laissé dormir. - ---À quoi vous sert de faire l'éloge d'Heathcliff devant lui? -répondis-je. Dans leur enfance, ils avaient déjà une aversion l'un -pour l'autre, et son éloge ne rendrait pas Heathcliff moins furieux: -c'est la nature humaine. Ne parlez pas de lui à M. Linton si vous ne -voulez pas qu'une querelle ouverte se déclare entre eux. - ---Mais n'est-ce pas faire preuve d'une grande faiblesse? -poursuivit-elle. Je ne suis pas jalouse... je ne me sens jamais blessée -par l'éclat des cheveux blonds d'Isabella et la blancheur de sa peau, -et son élégance délicate, et la tendresse que toute la famille lui -témoigne. Même vous, Nelly, si nous avons par hasard une dispute, vous -prenez tout de suite le parti d'Isabella, et moi je cède comme une -bonne maman, je l'appelle ma chérie et je la flatte avec douceur. Cela -fait plaisir à son frère de nous voir en termes cordiaux, et à moi -aussi. Mais ils se ressemblent beaucoup, lui et elle; ils sont des -enfants gâtés et s'imaginent que le monde a été fait pour eux: et -bien que je les aime l'un et l'autre, je pense tout de même qu'une -petite punition pourrait les corriger. - ---Vous vous trompez, madame Linton, lui dis-je, c'est eux qui vous -aiment et qui sont indulgents pour vous, et je sais bien ce qui -arriverait si cela n'était pas. Vous pouvez bien aller jusqu'à leur -passer leurs petits caprices, aussi longtemps qu'ils n'ont pas d'autre -souci que de prévenir tous vos désirs; mais il se peut qu'il arrive, -à la fin, quelque chose ayant une égale importance pour les deux -parties, et alors ceux que vous appelez faibles sont bien capables -d'être aussi obstinés que vous. - ---Et alors nous aurons une lutte à mort, n'est-ce pas, Nelly? -reprit-elle en riant. Non, je vous le dis, j'ai tant de confiance dans -l'amour de Linton que je crois que je pourrais le tuer sans qu'il songe -à rien faire contre moi. - -Je l'engageai alors à ne lui avoir que plus de reconnaissance pour -cette affection. - ---C'est ce que je fais, me répondit-elle; mais lui n'a pas besoin de se -lamenter pour des bagatelles. C'est enfantin. Au lieu de fondre en -larmes parce que je lui ai dit que Heathcliff méritait à présent le -respect de chacun et que ce serait un honneur pour le premier gentleman -du pays d'être son ami, c'est lui qui aurait dû dire cela pour moi et -s'en réjouir par sympathie. Il faut qu'il s'accoutume à lui, et alors, -autant faire qu'il l'aime; quand je considère combien Heathcliff avait -de raisons pour le détester, je suis sûre qu'il s'est très bien -comporté envers lui. - ---Que pensez-vous de ce fait qu'il va à Wuthering Heights? demandai-je. -Il s'est réformé à tous les points de vue, au moins en apparence. Le -voici tout à fait comme un chrétien, tendant amicalement sa main -droite à ses ennemis tout alentour. - ---Il me l'a expliqué, répondit-elle, mais j'en suis étonnée autant -que vous. Il m'a dit qu'il était venu s'informer de moi auprès de -vous, supposant que vous résidiez toujours là-bas; Joseph l'a dit à -Hindley qui est sorti de la maison et s'est mis à le questionner sur ce -qu'il avait fait, et comment il avait vécu et qui enfin l'a invité à -entrer. Il y avait là plusieurs personnes assises à jouer aux cartes; -Heathcliff se joignit à elles, mon frère perdit de l'argent contre -lui, et le trouvant pourvu abondamment, lui demanda de revenir dans la -soirée, ce à quoi il consentit. Hindley est dans un état trop -désespéré pour mettre beaucoup de prudence à choisir ses relations; -il ne prend pas la peine de réfléchir aux causes qu'il pourrait avoir -pour ce métier d'un homme qu'il a bassement outragé. Mais Heathcliff -affirme que sa principale raison pour renouer connaissance avec son -ancien persécuteur est son désir de s'installer dans le voisinage de -la Grange et son attachement pour la maison où nous avons vécu -ensemble, et puis encore l'espoir que nous aurons plus d'occasions de -nous voir ainsi que s'il s'était fixé à Gimmerton. Il a l'intention -d'offrir de payer largement le droit de demeurer aux Heights; et il n'y -a pas de doute que la rapacité de mon frère l'amènera à accepter ces -conditions. Il a toujours été avide, si ce n'est que ce qu'il saisit -d'une main, il le rejette de l'autre. - ---Un joli endroit pour s'installer! dis-je; ne redoutez-vous pas les -conséquences, madame Linton? - ---Pas pour mon ami, répondit-elle; sa forte tête le tiendra à l'abri -du danger. Pour Hindley, oui, un peu; mais il ne peut pas devenir pire -qu'il est, et, à cause de moi, il ne peut lui arriver aucun mal -physique. L'événement de ce soir m'a réconciliée avec Dieu et -l'humanité. Je m'étais révoltée contre la Providence. Oh j'ai -enduré une souffrance très amère, Nelly! Si cet homme savait combien -j'ai souffert, il aurait honte d'assombrir la fin de mon mal avec cet -air indifférent. C'est ma bonté pour lui qui m'a poussée à souffrir -seule; si j'avais exprimé l'agonie que souvent je sentais, il se serait -mis à désirer son allègement avec autant d'ardeur que moi. N'importe, -le mal est fini et je ne veux pas me venger de sa folie; désormais, -j'aurai la force de tout supporter. Quand même la chose la plus basse -me frapperait sur une joue, non seulement j'offrirais l'autre, mais je -demanderais pardon d'avoir provoqué l'offense: et comme preuve, je vais -aller tout de suite faire la paix avec Edgar. Bonne nuit! Je suis un -ange! - -Elle me quitta dans cette conviction flatteuse, et je pus apprécier le -lendemain le succès de son entreprise. M. Linton, tout en paraissant -toujours un peu déprimé par l'exubérante vivacité de Catherine, non -seulement avait abjuré sa mauvaise humeur, mais ne risquait même -aucune objection à l'idée de la laisser aller avec Isabella à -Wuthering Heights dans l'après-midi; et elle, elle l'en récompensait -par un été de douceur et d'affection qui fit pour plusieurs jours de -la maison un paradis, maîtres et domestiques profitant également de ce -soleil qui brillait sans s'arrêter. - -Dans les premiers temps, Heathcliff--je devrais dire désormais M. -Heathcliff--n'usa qu'avec réserve de la liberté de venir à -Thrushcross Grange: il semblait vouloir juger jusqu'à quel point mon -maître supporterait son intrusion. Catherine, de son côté, avait cru -à propos de modérer l'expression de son plaisir en le recevant; et -c'est ainsi qu'il se constitua, par degrés, le droit de venir. Il -gardait beaucoup de la réserve qui l'avait caractérisé dans son -enfance, et cela lui permettait de réprimer toute démonstration trop -vive de ses sentiments. Le malaise de mon maître s'endormit et des -circonstances ultérieures vinrent lui donner quelque temps une autre -direction. - -Il trouva en effet une nouvelle source d'ennuis en constatant le fait -imprévu qu'Isabella Linton éprouvait une attraction soudaine et -irrésistible vers le nouvel hôte. Elle était alors une charmante -jeune dame de dix-huit ans enfantine dans ses manières, bien que -possédant un esprit fin, des sentiments subtils et aussi un caractère -mordant, pour peu qu'on l'irritât. Son frère, qui l'aimait tendrement, -fut ébahi de cette préférence fantastique. Laissant de côté la -honte d'une alliance avec un homme sans nom, et la possibilité pour sa -propre fortune, à défaut d'héritier mâle, de passer entre les mains -d'un tel individu, il avait assez de sens pour comprendre la disposition -réelle d'Heathcliff: pour savoir que, malgré les changements de son -extérieur, sa nature n'avait pas changé et ne pouvait changer. Et -cette nature l'épouvantait, le révoltait; un pressentiment le faisait -tressaillir à l'idée de lui confier Isabella. Sa répulsion aurait -été bien plus vive encore s'il s'était aperçu que l'amour de sa -sœur était né sans être sollicité, et s'adressait à un homme qui -n'y répondait en aucune façon: car lui, du moment qu'il avait -découvert ce penchant d'Isabella, il en avait mis la faute sur un -dessein prémédité d'Heathcliff. - -Nous avions tous remarqué depuis peu que miss Linton était très -agitée et soupirait après quelque chose. Elle devenait méchante et -fatigante, agaçant et rudoyant sans cesse Catherine, au risque -d'épuiser sa dose, très limitée, de patience. Nous excusions cette -humeur, jusqu'à un certain point, en la mettant sur le compte de la -maladie; car nous la voyions pâlir et dépérir à vue d'œil. Mais un -jour qu'elle avait été particulièrement impossible, refusant son -déjeuner, se plaignant du manque d'obéissance des domestiques, de la -sujétion où la tenait Catherine et de la négligence d'Edgar, -affirmant qu'elle avait pris froid parce que nous avions laissé les -portes ouvertes et éteint le feu du parloir pour la vexer, avec cent -autres accusations non moins frivoles, Madame Linton insista -péremptoirement pour qu'elle allât se coucher et après l'avoir -grondée de bon cœur, elle la menaça d'envoyer chercher le médecin. -Cette mention de Kenneth amena immédiatement Isabella à s'écrier que -sa santé était parfaite et que c'était seulement la dureté de -Catherine qui la rendait malheureuse. - ---Comment pouvez-vous dire que je sois dure, méchante enfant gâtée? -s'écria notre maîtresse, surprise de cette assertion déraisonnable. -À coup sûr vous êtes en train de perdre la raison. Quand ai-je été -dure, dites-moi? - ---Hier, sanglota Isabella, et maintenant. - ---Hier? et à quelle occasion? - ---Dans notre promenade sur la lande: vous m'avez dit de courir où je -voudrais pendant que vous marchiez avec Heathcliff. - ---Et c'est là ce que vous appelez ma dureté! dit Catherine en riant. -Je n'avais pas la moindre idée de vous donner à entendre que votre -compagnie était superflue: il nous était indifférent que vous fussiez -ou non avec nous; je pensais simplement que la conversation d'Heathcliff -n'aurait rien d'amusant pour vous. - ---Oh non, sanglota la jeune dame, vous vouliez m'éloigner parce que -vous saviez que j'aimais à être là. - ---A-t-elle sa raison? demanda Madame Linton, se tournant vers moi. Je -vais répéter notre conversation mot pour mot, Isabella; et vous -noterez, s'il vous plait, tous ceux de ses endroits qui auraient eu du -charme pour vous. - ---Je ne parle pas de la conversation, répondit-elle, je désirerais -d'être avec... - ---Eh bien? dit Catherine, voyant qu'elle hésitait à finir sa phrase. - ---Avec lui, et je ne veux pas être toujours congédiée, -continua-t-elle en s'allumant. Vous êtes comme un chien au râtelier, -Cathy, et vous voulez être toute seule à être aimée. - ---Et vous, vous êtes un impertinent petit singe! s'écria Madame Linton -stupéfaite. Mais je ne puis croire cette sottise. Il est impossible que -vous m'enviiez l'admiration de Heathcliff, que vous le considériez -comme une personne agréable; j'espère que je vous ai mal comprise, -Isabella? - ---Non, non! dit la jeune fille infatuée. Je l'aime plus que vous n'avez -jamais aimé Edgar; et lui aussi m'aimerait si vous vouliez le lui -permettre. - ---Alors, je ne voudrais pas être à votre place pour tout un royaume! -déclara Catherine avec emphase, et il me sembla bien qu'elle parlait -sérieusement. - ---Nelly, aidez-moi à la convaincre de sa folie. Dites-lui ce qu'est -Heathcliff: une créature abandonnée, sans raffinement, sans culture; -un aride désert d'ajoncs et de genêts. J'aimerais autant mettre ce -petit canari dans le parc par un jour d'hiver que de vous engager à -placer votre cœur sur lui. C'est une déplorable ignorance de son -caractère, enfant, et rien de plus, qui a fait entrer ce rêve dans -votre tête. Je vous en prie, ne vous imaginez pas qu'il cache, -derrière son extérieur sombre, des abîmes de bienveillance et -d'affection! Il n'est pas un diamant brut, une huître renfermant une -perle: il est un homme pareil à un loup, féroce et sans pitié. Jamais -je ne lui dis: «laissez celui-ci ou celui-là de vos ennemis en paix, -parce qu'il serait cruel ou peu généreux de leur faire du mal»; je -lui dis: «laissez-les en paix, parce que ne veux pas qu'il leur arrive -du mal.» Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabella, s'il -vous jugeait une charge un peu lourde. Je sais qu'il lui est impossible -d'aimer les Linton; et pourtant il serait tout à fait capable -d'épouser votre fortune et vos espérances! L'avarice monte en lui et -devient un péché dominant. Voilà mon portrait de lui! Et je suis son -amie, je le suis si bien, que s'il avait pensé sérieusement à vous -attraper, je me serais peut-être tue et vous aurais laissée tomber -dans ses filets. - -Miss Linton regardait sa belle-sœur avec indignation. - ---Honte, honte! répétait-elle d'un ton irrité: vous êtes pire que -vingt ennemis, venimeuse amie que vous êtes. - ---Ah, ainsi vous ne voulez pas me croire? dit Catherine, vous vous -imaginez que je parle par méchanceté ou par égoïsme? - ---Oui, j'en suis sûre, répliqua Isabella, et j'ai horreur de vous. - ---Bien, cria l'autre, essayez donc pour votre compte, si c'est votre -humeur; j'ai fait ce que je pouvais. - ---Et il faut que je subisse la peine de son égoïsme! sanglotait la -jeune fille, lorsque Madame Linton eut quitté la chambre. Tout, tout -est contre moi. Elle a détruit mon unique consolation. Mais ce qu'elle -a dit est faux, n'est-ce pas? M. Heathcliff n'est pas un démon; il a -une âme honnête et vraie, ou sans cela comment se serait-il souvenu -d'elle? - ---Croyez-moi, miss, lui dis-je, chassez-le de vos pensées. C'est un -oiseau de mauvais augure et pas du tout un compagnon pour vous. Madame -Linton a parlé sévèrement, et pourtant je ne puis la contredire. Elle -connaît mieux son cœur que moi ou tout autre, et jamais elle ne -consentirait à le représenter comme pire qu'il est. Des gens honnêtes -ne cachent pas leurs actions. Comment a-t-il vécu? Comment est-il -devenu riche? Pourquoi demeure-t-il à Wuthering Heights dans la maison -d'un homme qu'il déteste? On dit que M. Earnshaw va de mal en pis -depuis qu'il est arrivé. Ils restent assis ensemble toute la nuit; et -Hindley a emprunté de l'argent sur ses terres, et ne fait rien que -jouer et boire. - ---Vous êtes liguée avec les autres, Ellen! répondit-elle, je ne veux -pas écouter vos médisances. Quelle malveillance il faut que vous ayez -pour désirer me convaincre qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde! - -Serait-elle parvenue à se débarrasser de cette idée si on l'avait -laissée à elle-même ou bien aurait-elle continué à la nourrir sans -cesse, je ne puis le dire; mais elle eut peu de temps pour y -réfléchir. Le lendemain il y eut une séance de justice à la ville -voisine: mon maître fut obligé d'y assister, et M. Heathcliff, -prévenu de son absence, arriva plus tôt que de coutume. Catherine et -Isabella étaient assises dans la bibliothèque, fâchées l'une contre -l'autre, mais en silence: la demoiselle, inquiète de sa récente -indiscrétion, et de la révélation qu'elle avait faite de ses -sentiments dans un accès passager de passion; Catherine, après mûr -examen, réellement irritée contre sa compagne, et résolue à faire -cesser ses sarcasmes. Elle rit lorsqu'elle vit Heathcliff à travers la -fenêtre; j'étais en train de balayer le foyer et j'observai sur ses -lèvres un sourire méchant. Isabella, absorbée dans ses rêveries ou -dans un livre, resta jusqu'à ce que la porte s'ouvrit; et alors il fut -trop tard pour tenter de s'échapper, ce qu'elle aurait fait avec joie -si elle avait pu. - ---Entrez, voilà qui est bien! s'écria gaiement notre dame, disposant -une chaise près du feu. Voici deux personnes qui ont misérablement -besoin d'une troisième pour fondre la glace qui les sépare; et vous -êtes celle-là même que l'une et l'autre de nous voudrions choisir. -Heathcliff, je suis fière de pouvoir vous montrer à la fin quelqu'un -qui vous chérit plus que moi-même. J'espère que vous devez vous -sentir flatté! Non, ce n'est pas Nelly, ne regardez pas vers elle. Ma -pauvre petite belle-sœur se brise le cœur à contempler votre beauté -physique et morale. Il dépend de vous d'être le frère d'Edgar. Non, -non, Isabella, vous ne partirez pas! continua-t-elle, arrêtant avec un -enjouement affecté la jeune fille qui s'était levée, confondue et -indignée. Nous étions à nous quereller comme des chats à votre -sujet, Heathcliff, et j'étais battue en protestations d'admiration et -de dévotion; et de plus ma rivale, comme elle s'appelle, m'a informée -que si seulement je voulais me mettre un peu à l'écart, elle lancerait -dans votre âme une flèche qui vous fixerait pour toujours et enverrait -mon image à l'oubli éternel. - ---Catherine! dit Isabella, rappelant sa dignité, et dédaignant de -lutter pour s'arracher à l'étreinte nerveuse qui la retenait, je vous -serais reconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me -calomnier, même en plaisantant. M. Heathcliff, soyez assez bon pour -ordonner à votre amie de me lâcher, elle oublie que vous et moi ne -sommes pas des connaissances intimes, et ce qui l'amuse m'est pénible -à moi au-delà de toute expression. - -Comme l'autre ne répondait rien et restait assis, et semblait -absolument indifférent aux sentiments qu'elle pouvait avoir pour lui, -elle se retourna vers sa persécutrice et lui demanda sérieusement de -la laisser libre. - ---En aucune façon! répondit Madame Linton. Je ne veux pas être -nommée une seconde fois un chien au râtelier. Il faut que vous -restiez! Eh bien, Heathcliff, pourquoi ne manifestez-vous pas votre -satisfaction de mes agréables nouvelles? Isabella jure que l'amour -qu'Edgar a pour moi n'est rien en comparaison de celui qu'elle -entretient pour vous. Je suis sûre qu'elle a dit quelque chose de -pareil: n'est-ce pas, Ellen? Et elle a refusé de manger depuis notre -promenade d'avant-hier par rage de ce que je l'ai éloignée de votre -société. - ---Je suppose que vous la calomniez, dit Heathcliff tournant sa chaise de -leur côté. En tous cas, ce qu'elle désire en ce moment, c'est d'être -hors de ma société. - -Et il se mit à fixer durement l'objet de son discours comme on ferait -d'un animal étrange et répugnant que l'on croirait devoir examiner par -curiosité, en dépit de son aversion. La pauvre créature ne put -supporter cet examen; elle en pâlit et rougit, et, les yeux brillants -de larmes, elle mit toute la force de ses petits doigts à s'affranchir -de la ferme étreinte de Catherine. Puis, s'apercevant que, dès qu'elle -parvenait à soulever un des doigts qui la tenaient, un autre -s'abaissait, elle commença à se servir de ses ongles et griffa les -mains de son ennemie. - ---Voilà une tigresse! s'écria celle-ci, lui rendant enfin sa liberté. -Allez vous-en, pour l'amour de Dieu, et cachez votre maudite figure! -Quelle folie de révéler devant lui ces griffes! Ne pouvez-vous pas -deviner les conclusions qu'il va en tirer? Heathcliff! Voilà des -instruments d'exécution, il faut que vous preniez garde à vos veux. - ---Je les arracherais de ses doigts si jamais ils me menaçaient, -répondit brutalement Heathcliff, quand la porte se fut refermée -derrière la jeune fille. Mais quelle intention aviez-vous en agaçant -cette créature d'une telle façon, Cathy? vous ne disiez pas la -vérité, n'est-ce pas? - ---Je vous assure que si! Voilà plusieurs semaines qu'elle se meurt -d'amour pour vous; et elle m'a parlé de vous hier, et m'a couverte d'un -déluge d'injures parce que je lui représentais vos défauts en pleine -lumière dans le but de calmer sa passion. Mais n'y faites plus -attention; j'ai voulu punir son insolence, voilà tout. Je l'aime trop, -mon cher Heathcliff, pour vous laisser la saisir et la dévorer. - ---Et moi je l'aime trop peu pour essayer rien de pareil, dit-il. Vous -entendriez d'étranges choses si je vivais seule avec cette figure de -cire. Mon exercice plus ordinaire serait de peindre sur son blanc visage -les couleurs de l'arc-en-ciel et de noircir tous les jours ou tous les -deux jours ses yeux bleus; car ils ressemblent à ceux de Linton d'une -façon détestable. - ---Détestable! observa Catherine; mais ce sont des yeux de colombe, -d'ange! - ---Elle est l'héritière de son frère? demanda-t-il après un court -silence. - ---Je serais bien fâchée d'avoir à le penser, répondit la dame. Avec -l'aide du ciel il lui viendra bien une demi-douzaine de neveux qui lui -enlèveront ce titre. Et je vous conseille de détourner votre esprit de -ce sujet, quant à présent; vous êtes trop enclin à désirer le bien -de votre voisin; rappelez-vous que les biens de ce voisin-ci sont les -miens. - ---S'ils étaient les miens, ce serait encore la même chose, dit -Heathcliff. Mais Isabella peut être niaise, elle n'est pas folle, et -nous ferons bien d'écarter ce sujet, comme vous le proposez. - -Ils l'écartèrent en effet de leurs langues, et Catherine, -probablement, de ses pensées. L'autre, j'en suis certaine, y repensa -souvent dans le cours de cette soirée. Je le voyais se sourire à -lui-même, ou plutôt se ricaner, et tomber dans des rêveries de -mauvais augure dès que Madame Linton avait occasion de quitter -l'appartement. - -Je résolus d'observer ses mouvements. Mon cœur s'attachait -invariablement au parti du maître, de préférence à celui de -Catherine, et avec raison, me semblait-il; car lui était bon et -confiant et honorable, et elle, elle ne pouvait pas être appelée le -contraire de tout cela, mais elle se permettait une telle latitude que -j'avais peu de confiance dans ses principes et encore moins de sympathie -pour ses sentiments. Je souhaitai qu'il arrivât quelque chose qui pût -débarrasser tranquillement de M. Heathcliff à la fois les Heights et -la Grange, nous laissant comme nous étions avant son arrivée. Ses -visites étaient pour moi un continuel cauchemar, et aussi, je le -soupçonnais, pour mon maître. L'idée de son séjour aux Heights -était pour moi une oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait -abandonné ce troupeau galeux, et qu'une bête méchante rôdait entre -lui et le parc, attendant l'heure pour s'élancer et pour détruire. - - - - -CHAPITRE VIII - - -Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais -prise d'une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir -comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que -c'était un devoir d'avertir Hindley de la façon dont on parlait de -lui; mais d'autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes -invétérées, et désespérant de lui être utile, j'hésitais à -entrer de nouveau dans la triste maison. - -Un jour, j'eus occasion de passer la vieille porte, m'écartant un peu -de la route que je suivais pour aller à Gimmerton. C'était après dans -la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une -après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et -durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l'endroit où la -grand'route s'embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme -grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté -est G., et sur le sud-ouest T. G.. Cette pierre sert de poteau indicateur -pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune -sa tête grise, me rappelant l'été, et je ne sais pourquoi, mais je -sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations -d'enfance. C'était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a -vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant, -j'aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de -cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre; et, avec -toute la fraîcheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien -compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée -en avant, et sa petite main creusant le sable d'un morceau d'ardoise. - ---Pauvre Hindley! m'écriai-je involontairement. - -Je tressaillis, j'eus un moment l'idée que l'enfant levait sa tête et -me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu'une seconde, mais aussitôt -je sentis un besoin irrésistible d'aller aux Heights. Une superstition -me poussait à ne pas résister: si par hasard il était mort! -pensais-je, ou s'il doit mourir bientôt, et si ce que j'ai vu est un -signe de mort! À mesure que je m'approchais de la maison, je me sentais -plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu'enfin je fus -en vue. Mon apparition de tout à l'heure m'avait devancée, je la vis -debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première -idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant -sur les barreaux sa rude figure: mais un peu de réflexion me fit -comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que -je l'avais quitté, dix mois auparavant. - ---Dieu te bénisse, mon chéri! lui criai-je, oubliant à l'instant mes -folles alarmes. Hareton, c'est Nelly! Nelly ta nourrice. - -Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil. - ---Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je. - -Il leva son arme pour tirer; je commençai un discours pour l'apaiser, -mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet; et alors, -des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons -qui, soit qu'il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une -emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une -horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci -m'affligea plus que je n'en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je -tirai de ma poche une orange et l'offris pour me faire bien venir. -D'abord il hésita, puis, l'arracha de mes mains comme s'il imaginait -que j'avais l'intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en -montrai une autre, la tenant hors de sa prise. - ---Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon -garçon? lui demandai-je. Est-ce le curé? - ---Au diable le curé, et toi aussi! donne-moi ça! répliqua-t-il. - ---Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l'aurez, dis-je. -Quel est votre maître? - -Il me répondit: «Mon diable de père!» - ---Et qu'est-ce que vous apprenez de votre père? - -Il s'élança sur le fruit, je l'élevai hors de sa portée. - ---Et qu'est-ce qu'il vous apprend? demandai-je. - ---Rien, me dit-il, qu'à me tenir en dehors de son chemin. Mon père ne -peut rien me commander parce que je jure sur lui. - ---Ah! Et c'est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père? - ---Eh! non, grommela-t-il. - ---Qui alors? - ---Heathcliff. - -Je lui demandai s'il aimait M. Heathcliff. - ---Oui, je l'aime. - -Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des -phrases comme: «Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu'il -me donne, il le gronde de me gronder; il dit qu'il faut que je fasse -comme je veux.» - ---Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire? -poursuivis-je. - ---Non, j'ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées dans -sa gorge s'il entrait chez nous. C'est Heathcliff qui l'a promis. - -Je mis l'orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père -qu'une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte du jardin, -désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de -Hindley, c'est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai -aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans -m'arrêter, jusqu'à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi -effrayée que si j'avais fait sortir un gobelin. Ceci n'a pas grand -rapport avec l'affaire de Miss Isabella; et pourtant, c'est ce qui -m'encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de -faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de -s'étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage -domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton. - -Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune -demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle -n'avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi -elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand -soulagement. Je savais que Heathcliff n'avait pas l'habitude de -témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce -qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu'il l'aperçut, -sa première précaution fut de jeter un coup d'œil sur la maison. -J'étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m'étais -retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s'avancer vers elle et -lui dire quelque chose; elle semblait embarrassée, désireuse de s'en -aller; pour l'en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se -détourna: apparemment il lui avait fait une question où elle ne se -souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté -sur la maison; puis, supposant qu'on ne le voyait pas, le gredin eut -l'impudence de l'embrasser. - ---Judas! Traître! m'écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite, un -trompeur de parti-pris! - ---Qui est-ce, Nelly? dit la voix de Catherine derrière moi. - -J'avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir -entrer. - ---Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas! Ah! -il nous a vues, il vient ici, je me demande s'il aura le cœur de -trouver une excuse plausible pour cet amour qu'il témoigne à Miss -quand il vous a dit qu'il la haïssait. - -Madame Linton vit Isabella se délivrer de l'étreinte et courir dans le -jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J'avais peine à -m'empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine -insista d'un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire -sortir de la cuisine si j'osais être assez présomptueuse pour -intervenir avec ma langue insolente. - ---À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse! -criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à -quoi songez-vous de soulever ce tapage? Je vous ai dit de laisser -Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne -soyez las d'être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton -verrouille la porte contre vous. - ---Dieu le préserve d'essayer! répondit le noir vilain, que je -détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et -patient! Tous les jours j'ai une envie plus folle de l'envoyer au ciel! - ---Silence! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez pas. -Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête? Est-ce elle qui -est venue exprès sur votre chemin? - ---Que vous importe? grommela-t-il. J'ai le droit de l'embrasser si elle -veut et vous n'avez pas le droit de m'en empêcher. Je ne suis pas votre -mari, vous n'avez pas à être jalouse de moi. - ---Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis -jalouse pour vous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la -grimace. Si vous aimez Isabella, vous l'épouserez. Mais, l'aimez-vous? -Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre! Je -suis certaine que vous ne l'aimez pas. - ---Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec cet -homme? demandai-je. - ---Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec -décision. - ---On pourrait lui en épargner l'embarras, dit Heathcliff; on se -passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous, -Catherine, j'ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y -sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m'avez -traité d'une façon infernale, infernale, entendez-vous? Et si vous -vous flattez de l'idée que je ne m'en aperçois pas, vous êtes folle, -et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles, -vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir -sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire. -En attendant, je vous remercie de m'avoir dit le secret de votre -belle-sœur, je vous jure que j'en tirerai tout le parti possible, et -tenez-vous à l'écart! - ---Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là? s'écria Madame -Linton stupéfaite. Je vous ai traité d'une façon infernale et vous -voulez vous venger: comment l'entendez-vous, ingrat animal? Comment vous -ai-je traité d'une façon infernale? - ---Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d'un ton -moins véhément. Ce n'est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me -torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez -m'amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez -de m'injurier autant qu'il vous est possible. Après avoir rasé mon -palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une -maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je -pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à -Isabella, je me couperais la gorge. - ---Oh! le mal est que je ne suis pas jalouse, n'est-ce pas? cria -Catherine. Eh bien! je ne répète pas mon offre d'une femme, c'est -comme si l'on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la -sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette -fois. Edgar est remise de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre -venue; je commence à être rassurée et tranquille; et vous, impatient -de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle. -Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plait, et trompez sa sœur; -vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur -moi. - -La conversation cessa, Madame Linton s'assit auprès du feu, toute rouge -et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable; -elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les -bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c'est dans cette -situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se -demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas. - ---Ellen, dit-il quand j'entrai, avez-vous vu votre maîtresse? - ---Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est mise -hors d'elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je -crois qu'il est temps d'arranger ses visites sur un autre pied. On se -fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est -arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la -dispute qui avait suivi. J'imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup -à Madame Linton, à moins que l'envie ne lui prit de défendre son -hôte. Edgar Linton eut peine à m'écouter jusqu'au bout. - ---C'est intolérable, s'écria-t-il. Il est honteux qu'elle le -reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux -hommes de l'écurie, Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus -à causer avec ce bas ruffian; j'en ai assez. - -Il descendit, et ordonnant aux domestiques d'attendre dans le passage, -il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j'y avais -laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame -Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée. -Heathcliff s'était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa -tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches. -C'est lui qui le premier s'aperçut de l'entrée de Linton; il fit -rapidement signe à Catherine d'avoir à se taire, ce qu'elle fit, -s'arrêtant net, dès qu'elle vit elle-même son mari. - ---Qu'est-ce donc? dit Linton s'adressant à elle. Quelle idée vous -faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui -a été tenu par ce vaurien? Si vous ne vous en êtes pas fâchée, -c'est, je suppose, parce que c'est sa façon habituelle de parler. Vous -êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que -je finirai par m'y accoutumer moi-même. - ---Avez-vous donc écouté à la porte Edgar? demanda Catherine, sur un -ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de -l'insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au -premier discours, accompagna cette répartie d'un ricanement qui -semblait destiné à attirer sur lui l'attention de M. Linton, et il y -réussit; mais Edgar avait résolu de s'expliquer sans éclat de -passion. - ---Si j'ai tout supporté de vous jusqu'à présent, monsieur, dit-il -tranquillement, ce n'est pas que j'aie ignoré votre caractère -misérable et dégradé; mais je sentais que vous n'en étiez -responsable qu'en partie, et comme Catherine désirait conserver votre -connaissance, j'ai eu la folie d'y consentir. Mais votre présence est -un poison qui corromprait ce qu'il y a de meilleur. C'est pour cela et -afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai -dorénavant le droit d'entrer dans cette maison, et que j'exige en ce -moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai -dans la nécessité de vous y contraindre. - -Heathcliff mesura d'un regard plein de dérision la hauteur et la -largeur de celui qui l'interpellait. - ---Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court risque -de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je -regrette profondément que vous ne vailliez pas la peine d'être abattu. - -Mon maître jeta un coup d'œil vers le passage et me fit signe d'aller -chercher les hommes, n'ayant aucune envie de se risquer dans une -rencontre personnelle. J'obéis, mais Madame Linton, soupçonnant -quelque chose, me suivit, et, au moment où j'essayais de les appeler, -elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma. - ---Voilà de beaux moyens! dit-elle, en réponse au regard surpris et -irrité de son mari. Si vous n'avez pas le courage de l'attaquer, faites -vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l'envie de -simuler plus de valeur que vous n'en avez. Non, j'avalerai la clé -plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma -bonté pour chacun! Après ma constante indulgence pour la nature faible -de l'un et la nature mauvaise, méchante, de l'autre, je garde en -remerciement deux marques d'aveugle et stupide ingratitude. Edgar, -j'étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant -je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade, -pour vous punir d'avoir osé penser d'aussi mauvaises choses sur moi. - -Il n'y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le -maître. Il cessa d'arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci -l'ayant jetée dans le feu, il fut pris d'un tremblement nerveux en -même temps que sa figure devenait d'une pâleur mortelle. Il lui fut -impossible de retenir cet excès d'émotion, un mélange d'angoisse et -d'humiliation l'envahit complètement. Il s'appuya sur le revers d'un -siège et détourna son visage. - ---O ciel! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre de -chevalier, s'écria Madame Linton. Nous sommes vaincus! Nous sommes -vaincus: Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous -qu'un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris. -Réjouissez-vous! On ne vous fera pas de mal. Ce n'est pas un agneau que -vous êtes, mais une petite levrette gâtée. - ---Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait, -Cathy! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc -la chose peureuse et frissonnante que vous m'avez préférée! Je ne -voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner -avec mon pied, j'en aurais bien delà satisfaction. Est-ce qu'il pleure, -ou bien est-ce que la peur l'a fait s'évanouir? - -Le compagnon s'approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait -mieux fait de rester à distance, car, d'un saut, mon maître fut debout -et le frappa en plein sur la gorge d'un coup qui aurait abattu un homme -moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et -pendant qu'il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant -sur la cour, et revint par là vers la porte d'entrée. - ---Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici! cria Catherine. -Allez vous-en maintenant! il va revenir avec une poignée de pistolets -et une demi-douzaine d'assistants. S'il a entendu notre conversation, -bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m'avez joué un mauvais -tour, Heathcliff! Mais partez, hâtez-vous! - ---Supposez-vous que je vais m'en aller avec ce coup brûlant dans ma -gorge? tonna Heathcliff. Non, par l'enfer! Je veux écraser ses côtes -comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l'abats -pas à présent, je le tuerai une autre fois; si vous mettez du prix à -son existence, laissez-moi donc aller le trouver. - ---Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge; le -cocher et les deux jardiniers sont là; vous n'allez pas, bien sûr, -attendre qu'ils vous jettent hors d'ici! Chacun d'eux est armé d'une -trique; et il est bien probable que le maître sera en observation à la -fenêtre du parloir, pour voir s'ils remplissent ses ordres. - -Les jardiniers et le cocher étaient là en effet; mais Linton était -avec eux; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion, -Heathcliff résolut d'éviter une lutte contre ces inférieurs. Il -saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et -parvint à s'échapper au moment ou ils entraient. - -Madame Linton, très excitée, m'ordonna de l'accompagner en haut. Elle -ne savait pas la part que j'avais prise dans cette histoire, et j'étais -fort préoccupée de la garder dans son ignorance. - ---Je suis à peu près folle, Nelly! s'écria-t-elle en se jetant sur le -sofa. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de -m'éviter: c'est à elle qu'est dû tout ce tapage, et si elle ou -quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j'entrerais en fureur. -Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd'hui, que je suis en -danger d'être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il -m'a choquée et désolée affreusement. Je veux qu'il prenne l'alarme. -De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de -reproches et de plaintes; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu -sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne -Nelly? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette -affaire. Quel démon l'a pris de se mettre à écouter aux portes? Les -discours d'Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous -avez quittés; mais j'aurais vite fait de le détourner d'Isabella, et -le reste n'avait pas d'importance. Maintenant tout est remis au pire, -par cette folle envie d'entendre dire du mal de soi, qui hante certaines -gens comme un démon! Si Edgar n'avait pas écouté notre conversation, -il n'en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s'est -adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que -j'avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu'à m'enrouer, je n'ai plus -eu souci de ce qu'ils pouvaient se faire l'un à l'autre; d'autant plus -que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous -serions tous séparés l'un de l'autre pour Dieu sait combien de temps. -Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut -être lâche et jaloux, j'essaierai de briser leurs cœurs en brisant le -mien. Ce sera une prompte façon d'en finir, si je suis poussée à -bout. Mais c'est une conduite à réserver pour un cas désespéré; je -ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu'à présent il a -été discret, dans sa crainte de me provoquer; il faut que vous lui -représentiez le danger qu'il y aurait à quitter cette attitude, et que -vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la -frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de -votre figure cette expression d'apathie, et que vous paraissiez un peu -plus anxieuse à mon sujet. - -Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions -était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en -parfaite sincérité. Mais je pensai qu'une personne qui pouvait -spéculer à l'avance sur l'effet de ses crises de passion pouvait -aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur -soi-même dans les cas les plus excitants; et je n'avais aucune envie -d'alarmer son mari, comme elle disait, et d'ajouter encore à ses -ennuis, simplement pour servir l'égoïsme de la jeune femme. Aussi ne -dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir; mais -je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s'ils -reprendraient leur querelle. C'est lui qui commença à parler le -premier. - ---Restez où vous êtes, Catherine! dit-il sans aucune colère dans sa -voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour -un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier -avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements -de ce soir, vous avez l'intention de continuer votre intimité avec... - ---Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par -pitié, finissez-en pour maintenant! Votre sang toujours froid ne -connaît pas la fièvre; vos veines sont pleines d'eau gelée, mais les -miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser -encore plus vite. - ---Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M. -Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et -cette violence ne m'alarme pas. J'ai découvert que vous pouviez être -aussi stoïque qu'une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous -désormais abandonner Heathcliff ou moi? Il est impossible que vous -soyez en même temps son amie et la mienne; et j'ai absolument besoin de -savoir lequel des deux vous choisirez. - ---Et moi, j'ai besoin d'être laissée seule! s'écria Catherine d'un -ton furieux. Je l'exige; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir -debout? Edgar, laissez-moi. - -Elle tira la sonnette jusqu'à la briser, et j'entrai avec le plus de -calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l'humeur d'un -saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant -de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle -voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec -une expression soudaine d'inquiétude et de regret. Il me dit d'aller -chercher un peu d'eau, car elle n'avait plus de souffle pour parler. Je -rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui -jetai sur la figure; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide, -renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d'un coup livides, -prenaient l'aspect de la mort. Linton était terrifié. - ---Cela n'a pas d'importance, murmurai-je. Je voulais l'empêcher de -céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur. - ---Mais elle a du sang sur ses lèvres! dit-il en frissonnant. - ---Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis -comment, avant qu'il n'arrivât, elle avait pris la résolution d'avoir -une crise de fureur. J'eus l'imprudence de lui faire ce rapport à haute -voix, et elle m'entendit; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses -épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras -faisant saillie d'une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir -au moins quelques os brisés; mais elle ne fit que regarder autour -d'elle quelques instants, et s'élança hors de l'appartement. Le -maître m'ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu'à la porte de sa -chambre; mais elle m'empêcha d'y entrer en s'enfermant à clé. - -Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre -pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui -apporte son déjeuner dans sa chambre. - ---Non! répondit-elle d'un ton péremptoire. Je répétai la même -question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le -matin d'après. M. Linton de son côté passait son temps dans la -bibliothèque, sans s'informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu -une heure d'entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible -pour arracher d'elle l'expression du sentiment d'horreur que devaient -lui avoir inspiré les avances d'Heathcliff; mais il ne put avoir d'elle -que des réponses évasives, et dut clore l'examen sans avoir -satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si -elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne -prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle -et lui. - - - - -CHAPITRE IX - - -Pendant que Miss Linton errait dans le parc et le jardin, toujours -silencieuse et presque toujours en larmes, et pendant que son frère -restait enfermé parmi des livres qu'il n'ouvrait jamais, gardant sans -cesse, je suppose, un vague espoir que Catherine se repentirait de sa -conduite et viendrait d'elle-même lui demander pardon et chercher à se -réconcilier; et pendant qu'elle s'obstinait à jeûner, avec l'idée -sans doute que, à chaque repas, Edgar était prêt à étouffer de ne -pas la voir et que l'orgueil seul le retenait d'aller se jeter à ses -pieds; je continuais, moi, à m'occuper de mes devoirs de ménage, -convaincue que la Grange n'avait dans ses murs qu'une seule âme -sensée, et que celle-là était logée dans mon corps. Je ne répandais -pas mes condoléances sur la demoiselle ni mes supplications sur ma -maîtresse; et je ne faisais pas grande attention aux soupirs de mon -maître, qui avait soif d'entendre le nom de sa dame, depuis qu'il ne -pouvait plus entendre sa voix. Je résolus de les laisser en venir à -bout comme il leur plairait; et bien que ce fut un procédé d'une -lenteur fatigante, il me sembla enfin qu'il allait amener de bons -résultats. - -Le troisième jour, Madame Linton ouvrit sa porte, et, ayant épuisé -toute sa provision d'eau, en désira une nouvelle, en même temps qu'un -pot de tisane, car elle croyait qu'elle allait mourir. Je vis bien que -c'était là un discours destiné aux oreilles d'Edgar; et comme je ne -croyais pas qu'elle dit vrai, je le gardai pour moi, me contentant de -lui apporter du thé et du pain grillé. Elle mangea et but avec -empressement; puis elle retomba sur son oreiller en se tordant les mains -et en grommelant: «Oh! je veux mourir, criait-elle, puisque personne ne -se soucie de moi. Je regrette d'avoir mangé cela.» Un bon moment -après je l'entendis murmurer: «Non je ne veux pas mourir--il s'en -réjouirait--il ne m'aime pas du tout--il ne me regretterait jamais.» - ---Avez-vous besoin de quelque chose? madame, demandai-je, gardant -toujours mon attitude réservée, malgré son air de fantôme et -l'étrange exagération de ses manières. - ---Qu'est ce qu'il fait, cet être apathique? demanda-t-elle, en relevant -de son visage amaigri les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé en -léthargie, ou mort? - ---Nullement, répondis-je, si c'est de M. Linton que vous voulez parler. -Il va assez bien, je pense, bien que ses études l'absorbent plus qu'il -ne faudrait; il est tout le temps parmi ses livres, depuis qu'il n'a pas -d'autre société. - -Je n'aurais pas parlé de la sorte si j'avais connu son véritable -état, mais je ne pouvais me débarrasser de l'idée qu'elle jouait en -grande partie un rôle. - ---Parmi ses livres, cria-t-elle confondue, et je suis mourante! Au bord -du tombeau! Mon Dieu! Sait-il combien je suis changée? continua-t-elle, -regardant son image dans un miroir pendu au mur opposé. Est-ce là -Catherine Linton! Il s'imagine que je plaisante, que je joue une -comédie, peut-être! Ne pouvez-vous pas lui dire que c'est terriblement -sérieux? Nelly, si ce n'est pas trop tard, aussitôt que je saurai ses -sentiments, je choisirai entre ces deux partis: ou bien de me laisser -mourir tout de suite, ce qui ne sera un châtiment pour lui que s'il a -encore un cœur, ou bien de recouvrer la santé et de quitter le pays. -Ce que vous me dites sur lui, est-ce la vérité? Prenez garde. Est-il -réellement tout à fait indifférent au sujet de mon existence? - ---Eh! Madame, répondis-je, le maître n'a aucune idée que vous soyez -malade; et naturellement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir -de faim. - ---Vous ne me croyez pas? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai? -persuadez-le-lui! Parlez pour votre compte, dites que vous êtes sûre -que je le ferai. - ---Non, vous oubliez, Madame Linton que vous avez mangé ce soir avec -plaisir et que demain vous en sentirez les bons effets. - ---Si seulement j'étais certaine de me tuer ainsi, interrompit-elle, je -me tuerais aussitôt! Ces trois affreuses nuits, je n'ai pas fermé les -yeux, et oh! j'ai été torturée, j'ai été hantée, Nelly! Mais je -commence à m'imaginer que vous ne m'aimez pas. Comme c'est étrange! Je -pensais que, bien que tous se détestaient et se méprisaient l'un -l'autre, personne ne pouvait s'empêcher de m'aimer, et en quelques -heures, tous sont devenus mes ennemis; tous assurément, tous ceux -d'ici. Comme c'est terrible de mourir entourée par leurs froides -figures! Isabella, terrifiée et écœurée, ayant peur d'entrer dans la -chambre: ce serait si affreux de voir mourir Catherine! Et Edgar se -tenant debout solennellement à mon chevet pour me voir mourir, et alors -offrant des prières de remerciement à Dieu pour avoir remis la paix -dans sa maison, et s'en retournant à ses livres. Au nom du ciel, -qu'a-t-il donc à faire avec ses livres pendant que je suis en train de -mourir? - -Elle ne pouvait se faire à cette idée que je lui avais mise dans la -tête, de la résignation philosophique de M. Linton. À force de la -retourner, son irritation fiévreuse devint de la folie, et elle se mit -à déchirer l'oreiller avec ses dents; puis, se relevant toute -brûlante, elle désira avoir la fenêtre ouverte. Nous étions au -milieu de l'hiver, le vent soufflait violent du nord-ouest, et je -refusai de lui obéir. Les expressions qui se succédaient sur sa -figure, et les changements de ses humeurs commençaient à m'alarmer -sérieusement: je me rappelais sa première maladie, et comment le -docteur avait recommandé de ne pas la contrarier. Une minute -auparavant, elle était violente; maintenant mollement accoudée et sans -relever mon refus de lui obéir, elle paraissait trouver une distraction -enfantine à tirer les plumes de l'oreiller par les déchirures qu'elle -avait faites, et à les ranger suivant leurs différentes espèces. - ---Ceci est d'un dindon, se murmurait-elle à elle-même, et ceci d'un -canard sauvage; et ceci d'un pigeon. Ah! ils mettent des plumes de -pigeon dans l'oreiller--rien d'étonnant à ce que je ne puisse pas -mourir. - ---Laissez cette besogne d'enfant, lui dis-je, lui enlevant l'oreiller et -retournant les trous du côté du matelas, car elle enlevait maintenant -les plumes par poignées. Recouchez-vous et fermez vos yeux, vous -délirez. Voilà une moisson, le duvet vole comme de la neige! - -J'allais ça et là le ramassant. - ---Nelly, poursuivit-elle d'une voix rêveuse, je vois en vous une -vieille femme, vous avez des cheveux gris et les épaules courbées. Ce -lit est la cave des fées sous Penniston Crag, et vous êtes en train de -recueillir des boucles de follets pour mettre à mal nos génisses, et -vous prétendez, parce que je suis là, que ce sont seulement des -flocons de laine. Voilà à quoi vous en serez dans cinquante ans d'ici, -car je sais que vous n'êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas, -vous vous trompez, car j'ai conscience qu'il est nuit, et qu'il y a deux -chandelles sur la table qui font reluire l'armoire sombre comme du jais. - ---L'armoire? où est-elle, demandai-je; vous parlez dans votre sommeil? - ---Elle est contre le mur, comme toujours. Elle a un air étrange: j'y -vois une figure. - ---Il n'y a pas d'armoire dans la chambre, et jamais il n'y en a eu, -dis-je, me rasseyant: et je soulevai le rideau pour pouvoir l'observer. - ---Ne voyez-vous pas cette figure? demanda-t-elle, regardant fixement le -miroir. - -J'eus beau dire, je ne pus lui faire comprendre que c'était sa figure -à elle. Je me levai et le couvris d'un châle. - ---Elle est toujours derrière! poursuivit-elle avec anxiété, et elle a -bougé. Qui est-ce? J'espère qu'elle ne va pas sortir quand vous serez -partie. Oh Nelly, la chambre est hantée! J'ai peur d'être seule. - -Je pris sa main dans la mienne et lui ordonnai de se tranquilliser, car -une série de tressaillements la convulsaient, et elle tenait à garder -son regard fixé sur le miroir. - ---Il n'y a personne ici, insistai-je, c'était vous même, Madame -Linton: vous l'avez reconnu il y a un moment. - ---Moi-même! Et l'horloge sonne minuit! C'est vrai alors, que c'est -effrayant. - -Ses doigts ramassèrent les draps et les amoncelèrent sur ses yeux. Je -fis un effort pour aller vers la porte avec l'intention d'appeler son -mari, mais je fus ramenée en arrière par un cri perçant: le châle -était tombé du miroir. - ---Eh quoi, qu'est-ce qu'il y a, criai-je? Qu'est-ce qui la prend à -présent? Réveillez-vous. C'est la glace, le miroir, Mme Linton; et -c'est vous-même que vous y voyez, et me voilà moi aussi, à côté de -vous. - -Tremblante et égarée, elle me retenait fiévreusement, mais -l'expression d'horreur avait par degrés disparu de sa figure, sa -pâleur était remplacée par une rougeur de honte. - ---Oh chère! je croyais que j'étais à la maison, couchée dans ma -chambre à Wuthering Heights. Je suis si faible que mon cerveau s'est -troublé et que j'ai crié sans en avoir conscience. Ne dites rien, mais -restez avec moi. J'ai peur de dormir. - ---Un bon sommeil vous fera bien, madame, répondis-je, et j'espère que -ces souffrances vous empêcheront de recommencer à vous laisser mourir -de faim. - ---Oh si j'étais seulement dans mon lit, dans la vieille maison! -continua-t-elle amèrement, en se tordant les mains. Et ce vent qui -souffle dans les pins! Laissez-moi le sentir, il vient tout droit de la -lande, laissez-moi en avoir un souffle! - -Pour la calmer, j'entr'ouvris quelques secondes la fenêtre. Une brise -froide s'élança dans la chambre; je refermai et revins à mon poste. -À présent, elle était couchée tranquille, le visage baigné de -larmes. L'épuisement du corps avait entièrement dompté son esprit: -notre ardente Catherine ne valait pas mieux qu'un enfant pleurant. - ---Combien y a-t-il de temps que je me suis enfermée ici? -demanda-t-elle, revivant tout à coup. - ---C'était lundi soir, répondis-je, et nous sommes jeudi soir, ou -plutôt vendredi matin. - ---Quoi, de la même semaine! s'écria-t-elle; seulement si peu de temps! - ---C'est un temps assez long, pour ne vivre que d'eau froide et de -mauvaise humeur, observai-je. - ---Eh bien, il me semble qu'il y a un nombre d'heures terrible, -murmura-t-elle avec un accent de doute; il doit y avoir plus longtemps. -Je me rappelle que j'étais dans le parloir après leur dispute, et -qu'Edgar m'a cruellement provoquée, et que je me suis enfuie -désespérée dans cette chambre. Aussitôt que j'eus barré la porte, -une obscurité absolue s'abattit autour de moi et je tombai sur le -plancher. Je ne pouvais expliquer à Edgar combien j'étais certaine -d'avoir un accès, ou de devenir folle furieuse, s'il s'obstinait à me -vexer. Je n'avais aucun empire sur ma langue ni mon cerveau, et lui -peut-être ne devinait pas mon agonie; c'est à peine si j'ai eu assez -de sens pour essayer d'échapper à lui et à sa voix. Avant que je me -sois remise assez pour voir et entendre, il commença à faire sombre, -et, Nelly, je vais vous dire ce que j'ai pensé, et ce qui a continué -à me repasser dans l'esprit au point que j'ai craint pour ma raison. -Pendant que j'étais couchée là, avec ma tête contre ce pied de -table, et mes yeux discernant vaguement le carré gris, de la fenêtre, -il me sembla que j'étais à la maison, enfermée dans le lit aux -panneaux de chêne; et mon cœur souffrait de quelque grande souffrance -que je n'ai pu me rappeler en me réveillant. Je songeais et m'épuisais -pour découvrir ce que ce pouvait être et, chose très étrange, toutes -les sept dernières années de ma vie s'étaient effacées de mon -esprit. Je ne me rappelais même pas qu'elles eussent existé. J'étais -un enfant; mon père venait d'être enterré, ma misère naissait de la -séparation qu'avait ordonnée Hindley entre Heathcliff et moi. Pour la -première fois, je me trouvais couchée seule; et, m'éveillant d'un -sommeil désagréable après une nuit de larmes, je soulevai ma main -pour repousser les panneaux; ma main frappa la planche de cette table, -la fit glisser le long du tapis, et alors ma mémoire me revint tout -d'un coup; mon angoisse récente s'engloutit dans un paroxysme de -désespoir. Je ne puis dire pourquoi je me sentais si affreusement -misérable; ce doit avoir été un instant de folie, car il n'y a guère -de quoi. Mais de supposer qu'à douze ans, j'aie été privée des -Heights, et de tous mes liens d'autrefois, et de mon tout, comme -Heathcliff l'était à ce moment, et que j'aie été convertie tout à -coup en Madame Linton, la maîtresse de Thrushcross Grange et la femme -d'un étranger; une exilée, une bannie de ce qui avait été mon monde! -Vous faites-vous une idée de l'abîme où je roulais? Vous pouvez -secouer la tête, Nelly, c'est vous qui avez aidé à mon malheur. Vous -auriez dû parler à Edgar et le forcer à me laisser en paix. Oh, je -brûle! Je voudrais être de nouveau une jeune fille, à demi sauvage et -hardie et libre, et me riant des injures au lieu d'en être affolée. -Pourquoi suis-je si changée? Je suis sûre que je redeviendrais -moi-même si je pouvais me retrouver sur la bruyère de ces collines. -Rouvrez la fenêtre toute grande; laissez-la ouverte. Vite, pourquoi ne -bougez-vous pas? - ---Parce que je ne veux pas vous faire mourir en vous laissant prendre -froid. - ---Dites plutôt que vous ne voulez pas me donner une chance de vie, -reprit-elle d'un ton sombre. Pourtant, je puis encore m'aider moi-même: -je vais ouvrir. - -Et, se glissant hors du lit avant que j'aie pu l'en empêcher, elle -traversa la chambre d'un pas incertain, ouvrit vivement la fenêtre, et -se pencha dehors, sans souci de l'air glacial qui frappait ses épaules -comme un couteau. Je la menaçai, et enfin j'essayai de la forcer à se -retirer. Mais je vis bientôt que son délire lui avait donné une force -bien au-dessus de la mienne; car elle était en délire j'en fus -convaincue par la suite de ses actions et de ses discours. Il n'y avait -pas de lune, et toutes choses à l'entour reposaient dans une obscurité -brumeuse; pas une lumière ne brillait près ou loin, sans compter que -les lumières de Wuthering Heights n'étaient jamais visibles de là, et -cependant elle affirmait qu'elle les voyait reluire. - ---Regardez, criait-elle fiévreusement, voilà ma chambre avec la -chandelle allumée et les arbres que le vent agite; et l'autre chandelle -est dans le grenier de Joseph. Joseph veille très tard, n'est-ce pas? -Il attend que je revienne pour fermer la grand'porte. Eh bien, il -attendra encore un moment; c'est un dur voyage et j'ai le cœur triste -pour le faire; et il faut que nous passions aujourd'hui par le -cimetière de Gimmerton. Souvent nous avons bravé ensemble ses -fantômes et nous nous sommes encouragés l'un l'autre à nous tenir -debout parmi les tombes et à les appeler. Mais, Heathcliff, si je vous -y encourage maintenant, l'oserez-vous? Si vous le faites, je vous -garderai. Je ne veux pas rester seule étendue ici; ils peuvent -m'enterrer à douze pieds sous la terre, et abattre l'église sur moi, -je n'aurai pas de repos jusqu'à ce que vous soyez avec moi, non, -jamais! - -Elle s'arrêta, et reprit avec un étrange sourire: «Il hésite, il -aimerait mieux me voir venir à lui! Alors, trouvez un moyen, et pas par -ce cimetière! Comme vous êtes lent! Soyez content, vous m'avez -toujours suivie.» - -Comprenant qu'il était vain de raisonner contre sa folie, je me -demandais comment je pourrais saisir quelque chose pour la couvrir sans -cesser de la tenir, car je ne pouvais la laisser seule auprès de cette -fenêtre ouverte, quand, à ma consternation, j'entendis le loquet de la -porte se soulever et M. Linton entra. Il ne faisait que de descendre de -la bibliothèque; en passant dans le corridor, il avait remarqué notre -conversation et avait été attiré par la curiosité, ou la peur, et il -était entré pour voir ce que cela signifiait à une heure aussi -tardive. - ---Oh, monsieur, criai-je, en réponse à l'exclamation sortie de ses -lèvres devant le spectacle qu'il voyait, ma pauvre maîtresse est -malade et je ne puis absolument rien sur elle; venez, je vous en prie, -et persuadez-la d'aller au lit. Oubliez votre colère, car elle est -difficile à mener dans une autre voie que la sienne. - ---Catherine malade! dit-il, se hâtant vers nous. Fermez la fenêtre, -Ellen! Catherine, pourquoi?... Il se tut; l'apparence hagarde de Madame -Linton l'empêcha de parler et il ne put que promener d'elle sur moi un -regard d'horreur stupéfaite. - ---Elle est restée à s'agiter ici, continuai-je, sans presque rien -manger, et sans jamais se plaindre. Elle n'a voulu laisser entrer -personne jusqu'à ce soir, de sorte que nous n'avons pas pu vous -informer de son état, ne le connaissant pas nous-mêmes, mais ce n'est -rien. - -Je sentis que je donnais ces explications de la façon la plus gauche; -le maître fronça les sourcils. - ---Ce n'est rien, dites-vous, Ellen Dean? me répondit-il durement. Il -faudra pourtant que vous m'expliquiez plus clairement pourquoi vous -m'avez laissé dans l'ignorance de ceci! - -Et il prit sa femme dans ses bras, et la considéra avec angoisse. - -Elle d'abord ne parut pas le reconnaître; il était invisible à ses -yeux égarés. Pourtant son délire pouvait changer de sujet; cessant de -contempler la nuit au dehors, elle concentra par degrés son attention -sur lui, et finit par découvrir qui c'était qui la retenait. - ---Ah, vous voici venu, n'est-ce pas, Edgar Linton? dit-elle avec une -animation fâchée. Vous êtes une de ces choses que l'on trouve -toujours quand on en a le moins besoin, et jamais quand il faudrait. Je -suppose que nous allons avoir à présent une abondance de lamentations, -je vois bien que nous allons l'avoir; mais elles ne m'empêcheront pas -d'aller dans mon étroite maison là-bas, mon lieu de repos, où je me -suis engagée à être avant la fin du printemps. C'est là-bas, -entendez-vous, non parmi les Linton, sous le toit de la chapelle, mais -en plein air, avec une pierre en tête; et vous aurez à choisir pour -aller soit vers eux ou vers moi. - ---Catherine, qu'avez-vous fait? commença le maître, ne suis-je plus -rien pour vous? Aimez-vous vraiment ce misérable Heath.... - ---Silence! cria Madame Linton, silence en ce moment! Mentionnez ce nom -encore une fois et je termine l'affaire aussitôt en me jetant par la -fenêtre. Ce que vous touchez à présent, vous pouvez l'avoir, mais mon -âme sera au bas de cette colline avant que vous ne remettiez la main -sur moi. Je n'ai pas besoin de vous, Edgar, j'ai fini d'avoir besoin de -vous. Retournez à vos livres, je suis heureuse que vous possédiez une -consolation, car tout ce qui était à vous en moi s'est enfui. - ---Son esprit divague, monsieur, hasardai-je; elle a déliré toute la -soirée; mais laissez-la avoir du repos et une surveillance convenable, -et elle se remettra. Désormais, nous aurons à être plus prudents -quand il s'agira de la contrarier. - ---Je ne désire désormais aucun avis de vous, répondit M. Linton; vous -connaissiez la nature de votre maîtresse et vous m'avez encouragé à -la tourmenter. Et ne pas me dire un mot qui me fasse soupçonner comment -elle a été pendant ces trois jours, c'est vraiment manquer de cœur! -Des mois de maladie n'auraient pas causé un tel changement! - -Je commençai à me défendre moi-même, jugeant trop mauvais d'être -blâmée pour la perversité d'une autre. - ---Je savais que Madame Linton avait une nature impérieuse et obstinée, -criai-je, mais je ne savais pas que vous désiriez encourager la -sauvagerie de son caractère. Je ne savais pas que, pour lui être -agréable, j'aurais dû sourire à M. Heathcliff. J'ai rempli le devoir -d'une domestique fidèle en vous faisant mon rapport, et voici que je -touche vraiment les gages d'une domestique fidèle! Eh bien, j'y -prendrai garde la prochaine fois. La prochaine fois, vous aurez à vous -renseigner vous-même. - ---La prochaine fois que vous me ferez un rapport semblable, vous -quitterez mon service, Ellen Dean, répliqua-t-il. - ---Je suppose qu'alors vous préférez ne rien savoir de l'affaire? -monsieur Linton, dis-je. Heathcliff a votre permission pour venir faire -la cour à Miss, et pour entrer dans la maison dès que vous êtes -absent, dans le but d'empoisonner la maîtresse contre vous! - -Confuses qu'elles étaient, les pensées de Catherine s'appliquaient à -suivre notre conversation. - ---Ah! Nelly m'a trahie! s'écria-t-elle passionnément; Nelly est mon -ennemie cachée. Vous, sorcière! Laissez-moi aller vers elle et je la -ferai se repentir! - -Une manie furieuse s'allumait dans ses yeux; elle luttait -désespérément pour se dégager des bras de Linton. Je ne me sentais -nullement disposée à risquer l'événement; et je quittai la chambre, -prenant sur ma responsabilité d'aller chercher le secours du médecin. - -En traversant le jardin pour arriver à la route, à un endroit où est -enfoncé dans le mur un crochet à bride, je vis quelque chose de blanc -qui faisait des mouvements irréguliers, poussé évidemment par autre -chose que le vent. Malgré ma hâte, je m'arrêtai pour l'examiner, afin -de ne pas avoir à m'imaginer plus tard que c'était une apparition de -l'autre monde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en -découvrant, par le toucher plus que par la vue, le lévrier de Miss -Isabella, Fanny, suspendu à un mouchoir, et tout près d'étouffer. Je -m'empressai de relâcher l'animal et de le conduire au jardin. Je -l'avais vu suivre sa maîtresse dans sa chambre quand elle était allée -au lit; et je me demandais comment il pouvait être descendu là et -quelle méchante personne avait pu le traiter de la sorte. Pendant que -je détachais le mouchoir du crochet, il me sembla saisir à plusieurs -reprises le bruit de pas de chevaux galopant à quelque distance; mais -il y avait tant de choses pour occuper mes réflexions que c'est à -peine si j'accordai une pensée à cette circonstance, bien que ce fut -un bruit étrange, en ce lieu, à deux heures du matin. - -M. Kenneth, par bonheur, sortait justement de chez lui pour voir un -malade dans le village, au moment où j'arrivai; et le récit que je lui -fis de la maladie de Catherine Linton le détermina à m'accompagner -aussitôt à la Grange. C'est un homme simple et rude; il ne se fit pas -scrupule de me dire combien il doutait qu'elle survécût à cette -seconde attaque, à moins qu'elle ne se montrât plus soumise à sa -direction qu'elle n'avait fait auparavant. - ---Nelly Dean, dit-il, je ne puis m'empêcher de supposer qu'il y a à -cela une cause exceptionnelle. Que s'est-il passé à la Grange? On nous -a rapporté ici des choses singulières. Une fille solide et courageuse -comme Catherine ne tombe pas malade pour une bagatelle; comment cela -a-t-il commencé? - ---Le maître vous en informera, répondis-je; mais vous connaissez les -dispositions violentes des Earnshaw, et Madame Linton les possède -toutes. Ce que je puis vous dire, c'est que tout a commencé par une -querelle. Pendant une tempête de passion, elle a été frappée d'une -sorte d'accès. C'est du moins son explication à elle, car elle s'est -enfuie au plus fort de sa crise et s'est enfermée. Après cela, elle a -refusé de manger, et maintenant tantôt elle divague, et tantôt reste -dans un demi-sommeil; reconnaissant les personnes qui l'entourent, mais -ayant l'esprit rempli de toutes sortes d'idées et d'illusions. - ---M. Linton va être bien affligé? observa Kenneth. - ---Affligé? Il se brisera le cœur si quelque chose arrive! -répondis-je; ne l'alarmez pas plus que de nécessité. - ---Eh bien, je lui ai dit de prendre garde, dit le médecin, et il aura -à supporter la conséquence d'avoir négligé mon avertissement. -N'a-t-il pas été intime avec M. Heathcliff, ces temps derniers? - ---Heathcliff vient souvent à la Grange, répondis-je, bien que ce soit -plutôt parce que la maîtresse l'a connu autrefois que parce que le -maître aime sa compagnie. Mais à présent, il est débarrassé de -l'embarras de venir, et cela à cause de certaines aspirations -présomptueuses vers Miss Linton. J'ai peine à croire qu'on le reçoive -de nouveau. - ---Et est-ce que Miss Linton lui a tourné le dos? - ---Je ne suis pas dans sa confidence, répondis-je, répugnant à -continuer ce sujet. - ---Non, c'est une personne renfermée, remarqua-t-il en secouant la -tête; elle ne prend avis que d'elle-même. Mais elle est réellement -une petite folle. Je tiens d'une bonne autorité que, la nuit passée, -elle et Heathcliff se promenaient dans la plantation derrière votre -maison, vers deux heures; et il la pressait de ne pas rentrer dans la -maison, mais de monter sur son cheval et de partir avec lui. Celui qui -m'a rapporté ce fait m'a dit que la jeune fille n'avait pu faire cesser -ses instances qu'en donnant sa parole d'honneur d'être prête lors du -prochain rendez-vous; quand il doit avoir lieu, on ne l'a pas entendu; -mais vous devez presser M. Linton de faire bonne garde. - -Ces nouvelles ajoutèrent à mes frayeurs; je dépassai Kenneth, et -c'est en courant que je fis la plus grande partie du chemin de retour. -Le petit chien aboyait dans le jardin. Je perdis une minute pour lui -ouvrir la porte, mais au lieu d'aller vers la maison, il continua à -courir çà et là, reniflant l'herbe, et il se serait enfui sur la -route si je ne l'avais pas saisi et emporté avec moi. En entrant dans -la chambre d'Isabella, je vis mes soupçons confirmés; la chambre -était vide. Si j'avais pu la prévenir il y a quelques heures, la -maladie de Madame Linton aurait peut-être arrêté sa démarche -irréfléchie. Mais à présent, que faire? Il y avait bien une -possibilité de les surprendre en se mettant aussitôt à leur -poursuite; mais moi-même je ne pouvais les poursuivre, et je n'osais -pas mettre la maison en émoi, la remplir de confusion, et encore moins -dévoiler la chose à mon maître, absorbé qu'il était dans l'autre -malheur, et n'ayant plus de cœur de reste pour celui-là. Je ne vis -rien d'autre à faire que de me taire et de laisser prendre aux choses -leur cours naturel; et lorsque Kenneth arriva, je me fis de mon mieux -une contenance pour aller l'annoncer. Catherine couchée dormait d'un -sommeil agité; son mari avait réussi à calmer l'excès de frénésie; -maintenant il était appuyé au-dessus de l'oreiller, observant toutes -les ombres et tous les changements de sa figure. - -Le médecin, après avoir examiné le cas, exprima l'espoir d'une issue -favorable, si seulement nous pouvions maintenir autour de la malade une -tranquillité parfaite et constante. Mais il me dit ensuite à moi que -le danger qui menaçait n'était pas autant la mort que la folie -définitive. - -Je ne fermai pas l'œil de cette nuit, non plus que M. Linton. Nous ne -nous étions pas couchés. Le lendemain matin les domestiques se -levèrent avant l'heure habituelle, marchant à travers la maison d'un -pas furtif, et échangeant des murmures quand ils se rencontraient. -Chacun était debout, excepté Miss Isabella, et l'on commença à -s'étonner de la durée de son sommeil. Son frère me demanda si elle -n'était pas levée et parut impatient de la voir, froissé aussi du peu -d'anxiété qu'elle montrait pour l'état de sa belle-sœur. Je tremblai -à l'idée qu'il pouvait m'ordonner d'aller la chercher; mais le ciel -m'épargna l'angoisse d'être la première à révéler sa fuite. Une -des servantes, une fille insouciante qui était allée de bonne heure -faire une commission à Gimmerton, arriva toute essoufflée dans la -chambre, la bouche ouverte, criant: - ---Oh chère, chère! Qu'est-ce qui va nous arriver maintenant! Maître, -maître, notre jeune dame... - ---Taisez-vous! lui criai-je, enragée de cette attitude bruyante. - ---Parlez plus bas, Marie--de quoi s'agit-il? demanda M. Linton; -qu'est-ce qui est arrivé à votre jeune dame? - ---Elle est partie, elle est partie! Ce Heathcliff s'est enfui avec elle. - ---Ce n'est pas vrai! s'écria Linton, se levant tout agité. Cela ne -peut pas être; comment cette idée est-elle entrée dans votre tête? -Ellen Dean, allez la chercher! C'est incroyable, c'est impossible! - -En parlant, il entraînait la servante avec lui vers la porte, et lui -demandait de nouveau les raisons qu'elle avait pour faire cette -assertion. - ---Eh bien, j'ai rencontré sur le chemin, bredouilla-t-elle, le garçon -qui vient chercher le lait ici, et il m'a demandé si nous n'étions pas -dans l'embarras à la Grange. Je pensais qu'il voulait parler de la -maladie de madame, et je répondis oui. Alors il me dit: «On a envoyé -quelqu'un les poursuivre, n'est-ce pas?» Je le regardais avec -étonnement. Alors, voyant que je ne savais rien, il me dit comment un -gentleman et une dame avaient fait halte chez un forgeron, à deux -milles de Gimmerton, pour faire rattacher un fer à un cheval; et la -fille du forgeron étant allée voir qui c'était, il se trouva qu'elle -les connaissait lui et elle. Elle remarqua que l'homme mettait un -souverain en paiement dans la main de son père. La dame avait un -manteau sur sa figure; mais elle a demandé un verre d'eau, et, pendant -qu'elle buvait, le manteau est tombé, de sorte qu'on l'a vue très -distinctement. Heathcliff tenait les deux brides, et tous deux -essayaient de cacher leur figure dans le village, et allaient aussi vite -que la route le permettait. La fille n'a rien dit à son père, mais -elle l'a dit ce matin à tout Gimmerton en arrivant. - -Je courus pour la forme dans la chambre d'Isabella, je ne pus que -confirmer la triste nouvelle. M. Linton avait repris son siège auprès -du lit, lorsque je rentrai; il leva ses yeux vers moi, comprit la -signification des miens, et baissa la tête sans donner un ordre ni -prononcer un mot. - ---Allons-nous essayer de les surprendre et de la ramener? demandai-je. -Comment pourrions-nous faire? - ---Elle est partie de son gré, répondit le maître, elle avait le droit -de partir s'il lui plaisait. Ne me dérangez pas davantage à son sujet. -Désormais elle n'est ma sœur que de nom, et non parce que je la -désavoue, mais parce qu'elle m'a désavoué. - -Et ce fut tout ce qu'il dit sur cette matière; il ne lui arriva jamais -les jours suivants de faire une seule question, ni de mentionner sa -sœur en aucune façon, sauf pour m'ordonner d'envoyer tout ce qu'elle -avait à elle dans sa maison à sa nouvelle adresse, dès que je la -connaîtrais. - - - - -CHAPITRE X - - -Deux mois les fugitifs restèrent absents. Pendant ces deux mois, Madame -Linton traversa la crise d'une terrible fièvre cérébrale. Jamais une -mère n'aurait soigné son unique enfant avec autant d'attention -qu'Edgar en mettait à la soigner. Jour et nuit, il veillait, endurant -patiemment tous les ennuis que pouvaient infliger des nerfs irritables -et une raison ébranlée; et malgré que Kenneth lui eût affirmé que -ce qu'il sauvait du tombeau ne le récompenserait qu'en devenant pour -lui dans l'avenir une source constante d'anxiété, en d'autres termes, -qu'il avait sacrifié sa santé et sa force pour préserver une simple -ruine humaine; pourtant sa joie et sa reconnaissance furent infinies -lorsque la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Sans -interruption, il restait assis à côté d'elle, suivant tous les -degrés du retour à la santé physique, et se flattant de l'espoir que -l'esprit aussi allait reprendre sa santé coutumière. - -La première sortie qu'elle fit de sa chambre fut au commencement du -mois de mars suivant. M. Linton avait mis sur son oreiller ce matin-là -une poignée de fleurs de safran doré, et l'œil de la jeune femme, -depuis longtemps étranger à tout spectacle agréable, parut enchanté -de voir ces fleurs en s'éveillant. - ---Ce sont toujours elles qui fleurissent les premières aux Heights. -Elles me rappellent la brise délicate du dégel, et les chauds rayons -du soleil, et la neige presque fondue. Edgar, est-ce que le vent ne -souffle pas du sud, et est-ce que la neige n'est pas à peu près -partie? - ---Ici la neige est tout à fait partie, ma chérie, répondit M. Linton, -et je vois seulement deux taches blanches sur toute l'étendue des -landes. Le ciel est bleu et les alouettes chantent et les ruisseaux sont -pleins à déborder. Catherine, le printemps dernier, il y a un an, je -ne pensais qu'à vous avoir sous ce toit; et maintenant je voudrais que -vous soyez à un mille ou deux sur ces collines, l'air y souffle si -doux, je sens que cela vous guérirait. - ---Je ne serai plus là-bas qu'une fois, désormais, dit la malade, et -alors vous m'y laisserez et j'y resterai pour toujours. Le printemps -prochain, vous souhaiterez de nouveau de m'avoir sous ce toit, et vous -regarderez en arrière, et vous songerez que vous avez été heureux -aujourd'hui. - -Linton lui prodigua les meilleures caresses et essaya de l'égayer par -les paroles les plus tendres; mais elle, regardant vaguement les fleurs, -elle laissa, sans y faire attention, les larmes se recueillir dans ses -yeux et couler le long de ses joues. Nous savions qu'elle allait -vraiment mieux; aussi nous parut-il que cette dépression pouvait -provenir beaucoup d'une longue réclusion dans une même chambre, et -qu'il y avait chance de l'en guérir en lui faisant changer de place. Le -maître m'ordonna d'allumer du feu dans le parloir, déserté depuis -bien des semaines, et de mettre une chaise longue auprès de la -fenêtre, à l'endroit où donnait le soleil; cela fait, il la -descendit. Elle resta assise un long moment à jouir de la bonne -chaleur, et, comme nous nous y étions attendus, la vue des objets qui -l'entouraient la fit revivre: objets qui, tout en lui étant familiers, -étaient libres des souvenirs lugubres qui s'étaient attachés à sa -chambre de malade. Le soir venu, elle parut très épuisée; mais aucun -argument ne put la décider à retourner dans sa chambre, et j'eus à -arranger pour elle le sofa du parloir, en attendant qu'une autre chambre -lui fut préparée. Pour obvier à la fatigue de monter et de descendre -l'escalier, nous l'installâmes dans cette chambre-ci, où vous êtes à -présent, au même étage que le parloir; et bientôt elle se sentit -assez forte pour aller d'une chambre à l'autre, en s'appuyant sur le -bras d'Edgar. Ah! je pensais bien à présent qu'elle allait recouvrer -la santé, cette santé si espérée autour d'elle. Et il y avait une -double cause pour la désirer, car de l'existence de Catherine -dépendait celle d'une autre personne. M. Linton pourrait se réjouir de -la naissance d'un héritier, et ses terres seraient ainsi affranchies de -la griffe d'un étranger. - -J'aurais dû vous dire que, environ six semaines après son départ, -Isabella avait envoyé à son frère une courte note annonçant son -mariage avec Heathcliff. La note était sèche et froide; mais tout en -bas il y avait, griffonnée au crayon, une confuse apologie, et la -demande d'un bon souvenir et d'une réconciliation, si sa conduite -l'avait offensé. Elle affirmait qu'elle ne pouvait maintenant y -remédier, ni défaire ce qui était fait. Je crois que Linton ne -répondit rien. Quinze jours après, je reçus moi-même une longue -lettre qui me parut étrange, venant d'une fiancée à peine sortie de -sa lune de miel. Je vais vous la lire, car je l'ai conservée. Toutes -les reliques des morts qu'on a aimés sont précieuses. - - -Chère Ellen, - -«Je suis arrivée hier soir à Wuthering Heights où j'ai appris pour -la première fois que Catherine a été et est encore malade. Je suppose -donc qu'il serait impossible de lui écrire; et mon frère est ou trop -fâché ou trop désolé pour répondre à la lettre que je lui ai -envoyée. Il faut pourtant que j'écrive à quelqu'un, et n'ayant pas à -choisir, je m'adresse à vous. - -Informez Edgar que je donnerais le monde pour revoir son visage, que mon -cœur est revenu à Trushcross-Grange vingt-quatre heures après que je -l'ai quittée, et que c'est là qu'il est en ce moment, plein de chaude -tendresse pour lui et pour Catherine. Pourtant je ne puis l'y suivre; il -ne faut pas qu'ils m'attendent et je les laisse en tirer les conclusions -qu'ils voudront, pourvu seulement qu'ils n'attribuent pas ma conduite à -la faiblesse de ma volonté ou de mon affection. - -Le reste de la lettre est pour vous seule. Je veux vous demander deux -questions. D'abord, comment avez-vous fait pour garder les sentiments -généreux de la nature humaine pendant que vous résidiez ici? Je ne -vois aucun sentiment que les gens qui m'entourent partagent avec moi. - -La seconde question m'intéresse beaucoup: cet homme, ce M. Heathcliff, -est-il un homme? Si oui, est-il fou? Et si non, est-il un démon? Je ne -veux pas vous dire les raisons qui me font faire cette question; mais je -vous supplie de m'expliquer si vous le pouvez qui j'ai épousé, -c'est-à-dire quand vous viendrez me voir, et il faut que vous veniez -bientôt, Ellen. N'écrivez pas, mais venez, et rapportez-moi quelque -chose d'Edgar. - -Apprenez maintenant comment j'ai été reçue dans ma nouvelle maison. -C'est pour m'amuser que j'insiste sur des sujets tels que le manque de -confort extérieur. En réalité, ils ne m'occupent jamais, et je rirais -et danserais de joie si je découvrais que leur absence est ma seule -misère réelle, et que le reste n'est qu'un mauvais rêve. - -Le soleil se couchait derrière la Grange lorsque nous arrivâmes sur la -lande, il devait être six heures; mon compagnon s'arrêta une -demi-heure pour inspecter le parc et les jardins et probablement le lieu -lui-même; de sorte qu'il faisait nuit lorsque nous descendîmes de -cheval dans la cour pavée de la ferme, où votre vieux compagnon Joseph -sortit pour nous recevoir, s'éclairant d'une chandelle fumeuse. Il -s'acquitta de cette mission avec une courtoisie toute à son avantage. -D'abord il éleva sa torche au niveau de ma figure, fit une grimace -maligne, projeta sa lèvre inférieure, et se détourna; puis il prit -les deux chevaux et les conduisit à l'écurie, et reparut de nouveau -pour verrouiller la grand'porte, comme si nous vivions dans un château -féodal. - -Heathcliff s'arrêta pour lui parler et j'entrai dans la cuisine, un -trou sale et sans ordre que certainement vous ne reconnaîtriez pas, -tant il doit avoir changé depuis votre départ. Auprès du feu se -tenait un enfant à la mine canaille, solide dans ses membres et -malpropre dans ses vêtements, avec des yeux et une bouche qui -rappelaient Catherine. - ---Ceci est le neveu légal d'Edgar, pensais-je, et le mien aussi en un -sens. Je dois lui serrer la main et--oui--je dois l'embrasser. Il est -bon d'établir au début une bonne entente. - -Je m'approchai, et, en essayant de prendre son poing calleux, je lui -dis: - ---Comment allez-vous, mon chéri? - -Il répondit dans un jargon que je ne comprenais pas. - ---Est-ce que vous et moi nous serons amis, Hareton? repris-je. - -Un juron, et la menace de lancer Throttler sur moi si je ne -«décampais» pas, voilà ce que j'eus pour me récompenser de ma -persévérance. - ---Eh! Throttler, mon garçon, murmura le petit misérable réveillant -dans un coin un bouledogue à demi-sauvage. Et maintenant, veux-tu t'en -aller? demanda-t-il avec autorité. - -Toute effrayée, j'obéis: je m'installai sur le seuil pour attendre -l'arrivée des autres. M. Heathcliff continuait à ne pas se faire voir -et Joseph, que j'avais suivi à l'écurie et prié de m'accompagner, me -répondit qu'il avait autre chose à faire et continua son travail, sans -cesser de remuer ses lourdes mâchoires, avec un regard de mépris sur -ma toilette et ma contenance. - -Je fis le tour de la cour et j'arrivai à une autre porte ou je pris la -liberté de frapper, dans l'espoir de voir arriver un domestique plus -obligeant. Après un moment, la porte fut ouverte par un homme de haute -taille, sans cravate, et d'ailleurs extrêmement mal mis; ses traits -étaient cachés sous des masses de cheveux touffus; et ses yeux, eux -aussi, étaient comme des fantômes de ceux de Catherine, avec toute -leur beauté anéantie. - -«Qu'est-ce que vous faites ici, me demanda-t-il en grognant. Qui -êtes-vous? - ---Mon nom était Isabella Linton, répondis-je, vous m'avez vue -auparavant, monsieur, je viens d'épouser M. Heathcliff, et c'est lui -qui m'a conduite ici, avec votre permission, je suppose. - ---Ainsi, il est revenu? demanda le sauvage, avec des yeux de loup -affamé. - ---Oui, nous venons d'arriver, mais il m'a laissé à la porte de la -cuisine, et quand j'ai voulu entrer, votre petit garçon s'est mis en -sentinelle et m'a effrayée avec l'aide d'un bouledogue. - ---Le damné vilain a bien fait de tenir sa parole! grommela celui qui -devait être désormais mon hôte, explorant de l'œil les ténèbres -derrière moi avec l'espoir de découvrir Heathcliff; après quoi, il se -laissa aller à un monologue d'exécration et de menaces sur ce qu'il -aurait fait si le «démon» l'avait trompé. - -J'eus regret d'avoir tenté cette seconde entrée, et je songeais à -m'éloigner avant qu'il eût fini ses malédictions; mais il m'en -empêcha en me forçant d'entrer et en verrouillant de nouveau la porte. -Il y avait un grand feu, et c'était la seule lumière pour éclairer -l'énorme pièce dont le plancher était devenu d'un gris sale, de même -que tous les plats d'étain qui, dans mon enfance, ne manquaient jamais -d'attirer mes regards. Je demandai si je pouvais appeler la servante et -me faire conduire dans une chambre à coucher. M. Earnshaw ne répondit -pas. Il marchait de long en large avec ses mains dans ses poches, -paraissant avoir complètement oublié ma présence; il semblait si -profondément absorbé, et son aspect général dénotait tant de -misanthropie que je ne pus me décider à le déranger de nouveau. - -Vous ne serez pas surprise, Ellen, d'apprendre que je me sentais -particulièrement triste dans cette compagnie, à ce foyer -inhospitalier. Je songeais qu'à quatre milles de là était ma -délicieuse maison, contenant les seuls gens que j'aimais sur la terre, -mais que ces quatre milles, je ne pourrais jamais les franchir, comme si -c'était un océan qui nous séparait. Je me demandais où je pourrais -me tourner pour trouver une consolation; et (mais prenez garde de dire -cela à Edgar ou à Catherine) je sentis que mon plus grand chagrin -était de ne trouver personne qui veuille ou puisse être mon allié -contre Heathcliff. C'est presque avec joie que j'avais songé à notre -installation aux Heights; je m'imaginais que cette disposition me -permettrait de ne plus vivre seule avec lui; mais lui, il connaissait -les gens avec qui nous vivrions, et n'avait pas peur qu'ils se mêlent -de nos affaires. Je restais assise et songeais douloureusement. La -cloche sonna huit heures, puis neuf heures, et toujours mon compagnon -allait de long en large, la tête penchée sur la poitrine, et sans -émettre d'autre son qu'un grognement ou un juron de temps à autre. -J'écoutais pour découvrir une voix de femme dans la maison, et je -m'occupais à de terribles regrets et à d'affreuses prévisions, si -bien que je ne pus m'empêcher de soupirer et de pleurer. Earnshaw -s'arrêta en face de moi, et parut se rappeler ma présence; et moi, -profitant de son attention, je lui dis que j'étais fatiguée de mon -voyage, et que je le priais de me conduire vers la servante. - ---Mais nous n'en avons aucune, me répondit-il; il faudra que vous vous -arrangiez vous-même. - ---Mais alors, dites-moi ou je dois dormir? sanglotai-je. J'avais perdu -tout respect des convenances, écrasée par la fatigue et le chagrin. - ---Joseph vous montrera la chambre d'Heathcliff; ouvrez cette porte, il -est là. - -J'allais obéir, mais soudain il m'arrêta et ajouta, avec le ton le -plus singulier: «Soyez assez bonne pour fermer à clé et pour tirer le -verrou, ne l'oubliez pas! - ---Bien, dis-je. Mais pourquoi, M. Earnshaw?» Je ne pouvais me faire à -l'idée de m'enfermer moi-même dans une chambre avec Heathcliff. - ---Regardez ceci, me répondit-il en tirant de son gilet un bizarre -pistolet, avec un couteau attaché au canon. Voici un grand tentateur -pour un homme désespéré, n'est-ce pas? Chaque nuit, je ne puis -résister au désir de monter avec cette arme jusqu'à sa porte. Si -jamais je la trouve ouverte, c'en est fait de lui. Je le fais -invariablement, même si, à la minute d'avant, je me suis rappelé -mille raisons pour m'empêcher de le faire; c'est quelque démon qui me -pousse à contrarier mes propres desseins en le tuant. - -J'observais curieusement l'arme. Et une idée hideuse me frappa: combien -je serais puissante en possédant un tel instrument. Je le pris de sa -main, le touchai. L'expression de ma figure pendant cette seconde parut -l'étonner: il n'y découvrit pas l'horreur, mais l'envie. Il me retira -vite le pistolet des mains, ferma le couteau qui y était attaché, et -cacha le tout dans son gilet. - ---Il m'est indifférent que vous le lui disiez, fit-il. Mettez-le sur -ses gardes, et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes -nous sommes, puisque son danger ne vous choque pas. - ---Qu'est-ce donc que Heathcliff vous a fait? demandai-je. En quoi vous -a-t-il nui, pour autoriser cette haine mortelle? Ne serait-il pas plus -sage de lui ordonner de quitter la maison? - ---Non, tonna Earnshaw; s'il faisait mine de me quitter de nouveau, ce -serait un homme mort: persuadez-lui de le faire, si vous voulez le tuer. -Faudrait-il donc que je perde tout, sans une chance de le regagner? -Faudrait-il qu'Hareton devienne un mendiant? Damnation! Je veux ravoir -ce qu'il m'a pris, et je veux avoir aussi son or, et aussi son sang; et -c'est l'enfer qui aura son âme. - -Vous m'avez souvent parlé, Ellen, des habitudes de votre vieux maître. -Évidemment, il est sur la pente de la folie, du moins il y était la -nuit dernière. Je frissonnais à l'idée de l'approcher; et il me parut -que la maussaderie mal élevée du domestique était agréable en -comparaison. Earnshaw avait repris sa promenade songeuse, de sorte que -je pus tirer le verrou et m'enfuir dans la cuisine. Joseph était -penché sur le feu, en train de mêler quelque chose dans une marmite -dont le contenu commençait à bouillir. J'avais faim, je résolus que -le repas serait mangeable. Aussi, en criant d'une voix aiguë que je -voulais faire moi-même le porridge, je m'installai à la place de -Joseph, après avoir enlevé mon chapeau et mon amazone. - ---M. Earnshaw, dis-je, m'ordonne de m'arranger moi-même; c'est ce que -je vais faire, j'aurais trop peur de mourir de faim en faisant la dame -parmi vous. - -Indifférente aux lamentations de Joseph, je me mis vivement à -l'ouvrage, en soupirant au souvenir d'une période où un tel exercice -aurait été de ma part une simple plaisanterie. Ma façon de préparer -le porridge sembla indigner le vieux drôle, et son indignation grandit -encore lorsque je refusai de boire à même après le petit Hareton à -un pot de lait qu'on venait d'apporter. - ---Je veux avoir mon souper dans une autre chambre, dis-je; n'avez-vous -pas ici d'endroit que vous appeliez un parloir? - ---Parloir, répliqua-t-il d'un ton sarcastique, parloir? Non, nous -n'avons pas de parloir. Si vous n'aimez pas notre compagnie, il y a -celle des maîtres; si vous n'aimez pas celle des maîtres, il y a la -nôtre. - ---Alors, je vais remonter, répondis-je; montrez-moi une chambre. - -Je me servis du lait dans un pot; et je fis mine de monter; Joseph me -précéda en grommelant dans l'escalier, et nous montâmes au grenier; -il ouvrait une porte, çà et là, pour regarder les appartements qu'il -m'offrait. - ---Voici une chambre, me dit-il enfin; elle est assez bonne pour qu'on -puisse y manger un peu de porridge: il y a dans le coin un tas de blé, -c'est très propre; si vous avez peur de salir votre robe de soie, vous -n'avez qu'à étendre votre mouchoir. - -La chambre était une espèce de trou rempli d'une forte odeur de malt -et de grain; divers sacs contenant ces substances étaient empilés à -l'entour, laissant au milieu un large espace nu. - ---Eh quoi! homme, m'écriai-je, le regardant en face d'un air furieux, -ceci n'est pas une place pour dormir! Je désire voir ma chambre à -coucher. - ---Chambre à coucher? répéta-t-il avec son ton de moquerie. Vous voyez -toutes les chambres à coucher qu'il y a ici: voici la mienne. - -Il me désigna le second grenier, ne différant du premier que par ce -que les murs y étaient plus nus et qu'il y avait un grand lit bas et -sans rideaux, avec une couverture rouge au pied. - ---Qu'ai-je à faire de la vôtre? répliquai-je. Je suppose que M. -Heathcliff ne loge pas au grenier? - ---Oh, est-ce celle de M. Heathcliff que vous demandiez? cria-t-il, comme -s'il faisait une découverte toute nouvelle. Pourquoi ne pas l'avoir dit -tout de suite? Je vous aurais expliqué sur place que c'était justement -la seule chose que vous ne pouviez pas voir, car il la tient toujours -fermée, et personne n'y entre que lui. - ---Vous avez ici une maison admirable, Joseph, ne pus-je m'empêcher de -déclarer, et des habitants bien agréables; et je crois bien que -l'essence concentrée de tout ce qu'il y a de folie dans le monde a -envahi mon cerveau le jour où j'ai réuni mon sort aux leurs. Mais ce -n'est pas ce qui m'occupe à présent; il y a d'autres chambres. Pour -l'amour du ciel, soyez prompt, et laissez-moi m'installer quelque part! - -Il ne me fit pas de réponse, mais s'élança dans l'escalier de bois et -fit halte devant un appartement qui me parut bien être le meilleur de -la maison, malgré l'état de dégradation où il se trouvait. Je me -préparais à entrer et à en prendre possession lorsque mon guide -m'annonça que c'était la chambre du maître. Cependant, mon souper -s'était refroidi, mon appétit évanoui et ma patience épuisée. -J'insistai pour avoir aussitôt un lieu de refuge et des moyens de -repos. - ---Mais où diable voulez-vous qu'on vous mette? Que le seigneur nous -pardonne! Vous avez tout vu excepté la petite chambre d'Hareton. Il n'y -a pas un autre appartement dans toute la maison! - -Mortellement vexée, je jetai par terre le pot que je tenais et je -m'assis au pied de l'escalier, cachant ma tête dans mes mains. - -Joseph s'éloigna en grognant vers sa tanière, et emporta la lumière -avec lui. Je restai dans l'obscurité. Les réflexions que je fis dans -cette triste situation m'amenèrent à voir la nécessité de réprimer -mon orgueil et d'étouffer ma colère. Je trouvai un aide inattendu en -Throttler, en qui je reconnaissais maintenant un fils de notre vieux -Skulker; il avait passé son enfance à la Grange et c'était mon père -qui l'avait donné à M. Hindley. Il sembla me reconnaître, frotta son -nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta de dévorer le -porridge, tandis que moi-même sautais de marche en marche, essuyant -avec mon mouchoir le lait que j'avais répandu. À peine avions-nous -fini notre travail que j'entendis le pas d'Earnshaw dans le passage; le -chien se ramassa contre le mur, et moi-même me cachai dans une porte. -Mais il paraît que les efforts du chien à éviter la rencontre ne -furent pas heureux: car j'entendis quelque chose qui tombait, et un long -aboiement de souffrance. Tout de suite après, Joseph monta avec -Hareton, pour le coucher. C'était dans la chambre d'Hareton que j'avais -trouvé refuge; le vieux en me voyant me dit que je pouvais rester où -j'étais, et que l'enfant irait coucher ailleurs, cette nuit là. - -Joyeusement, je mis à profit cette nouvelle; et je n'étais pas encore -assise dans une chaise auprès du feu que déjà je m'endormis. Mon -sommeil fut profond et doux, bien que trop court. Car Heathcliff me -réveilla: il venait de rentrer, et me demanda, dans son aimable -manière, ce que je faisais là. Je lui expliquai la raison de ma longue -attente, et comme quoi il avait la clé de notre chambre dans sa poche. -L'adjectif notre parut l'offenser mortellement. Il jura que ce n'était -pas la mienne, ne le serait jamais, qu'il aimerait mieux.... Mais je ne -puis vous répéter son langage, ni vous décrire sa conduite -habituelle: il est ingénieux et infatigable dans son effort à me faire -horreur. Quelquefois il m'étonne avec une intensité qui efface mes -craintes; mais je vous assure qu'un tigre ou un serpent venimeux ne me -produirait pas une terreur égale à celle qu'il me cause. C'est lui qui -m'a annoncé la maladie de Catherine, accusant mon frère de l'avoir -causée, me promettant que j'aurai à souffrir à la place d'Edgar -jusqu'à ce qu'il trouve une prise directe sur lui. - -Je le hais, je suis malheureuse, j'ai été folle. Prenez bien garde de -souffler un mot de tout cela à qui que ce soit à la Grange. Je vous -attendrai tous les jours, ne me faites pas défaut. - - -ISABELLA. - - - - -CHAPITRE XI - - -Sitôt cette lettre lue, je m'en allai trouver le maître, et je -l'informai que sa sœur, arrivée aux Heights, venait de m'envoyer une -lettre pour m'exprimer son chagrin de la maladie de Madame Linton, et en -même temps son ardent désir de le voir; je lui dis aussi qu'Isabella -le priait de lui faire parvenir par mon entremise un gage de son pardon. - ---De mon pardon! s'écria Linton, mais je n'ai rien à lui pardonner, -Ellen. Vous pouvez aller cette après-midi à Wuthering Heights, si vous -voulez, et dire que je ne suis pas irrité, mais affligé de l'avoir -perdue; d'autant plus que je ne puis croire qu'elle soit jamais -heureuse. Pourtant, il est tout à fait hors de question que j'aille la -voir jamais; nous sommes séparés pour la vie; et si elle veut -réellement m'obliger, qu'elle persuade au vilain qu'elle a épousé de -quitter ce pays. - ---Et vous ne voudriez pas lui écrire un petit mot, monsieur? -demandai-je d'un ton suppliant. - ---Non, répondit-il, c'est inutile. Je n'aurai pas plus de communication -avec la famille d'Heathcliff que sa famille à lui avec la mienne. - -La froideur de M. Edgar me peina extrêmement; et tout le long du chemin -je me demandai comment j'arriverais à répéter ces paroles en leur -donnant un air plus cordial. Je crois bien qu'Isabella me guettait -depuis le matin; je la vis regarder par la fenêtre, tandis que je -remontais le jardin, et je lui fis signe de la tête, mais elle se -retira aussitôt comme si elle avait peur d'être remarquée. J'entrai -sans frapper. Je ne pouvais pas imaginer une scène aussi lugubre et -affreuse que celle que présentait cette maison jadis si gaie! Je dois -avouer que si j'avais été à la place de la jeune dame, j'aurais au -moins balayé le foyer et essuyé les tables avec un torchon. Mais elle -était déjà envahie de l'esprit contagieux de négligence qui -l'entourait. Sa jolie figure était blême et hagarde; ses cheveux -dépeignés, avec quelques boucles qui pendaient, et d'autres enroulées -autour de sa tête. Il est probable qu'elle n'avait pas touché à sa -toilette de la veille. Hindley n'était pas là. M. Heathcliff était -assis à table, retournant quelques papiers dans son portefeuille, mais -dès qu'il me vit il se leva, me demanda d'une façon amicale comment -j'allais, et m'offrit une chaise. Il était dans la maison la seule -créature qui eut un air décent, jamais même il n'avait eu meilleure -apparence. Les circonstances avaient si profondément altéré leurs -positions que lui aurait certainement semblé à un étranger un parfait -gentleman, et sa femme tout à fait une petite souillon. Elle s'avança -vers moi avec empressement, et me tendit une main pour prendre la lettre -attendue. Et comme je faisais: non, d'un signe de tête, elle ne me -comprit pas, me rejoignit dans un coin où j'étais allée déposer mon -bonnet et me pria tout bas de lui donner de suite ce que j'avais -apporté. Heathcliff devina le sens de sa manœuvre, et me dit: - ---Si, comme c'est certain, vous avez apporté quelque chose pour -Isabella, donnez-le-lui. Inutile d'en faire un secret, il n'y a pas de -secrets entre nous. - -Je crus que le meilleur était de dire tout de suite la vérité: «Je -n'ai rien apporté, dis-je. Mon maître m'a chargée de dire à sa sœur -qu'elle n'avait à attendre de lui pour le moment ni une lettre ni une -visite. Il vous envoie toute son affection, madame, et ses vœux pour -votre bonheur, et son pardon pour le chagrin que vous avez causé; mais -il pense que désormais sa maison et cette maison-ci doivent arrêter -toute communication, attendu qu'il n'en saurait sortir rien de bon.» - -Madame Heathcliff eut un léger tremblement des lèvres, mais elle alla -aussitôt se rasseoir près de la fenêtre. Son mari, debout sur la -pierre du foyer, se mit à me questionner au sujet de Catherine. Je lui -dis tout ce que je croyais à propos sur sa maladie, et il sut par -d'adroites questions, m'arracher la plupart des faits qui se liaient à -l'origine de nos malheurs. Je blâmai Catherine, comme elle le -méritait, pour avoir tout pris sur elle-même; et je terminai eu -espérant qu'il consentirait à suivre l'exemple de M. Linton et à -éviter tous rapports avec sa famille. - ---Madame Linton ne fait que recouvrer la santé, dis-je; elle ne sera -jamais comme elle a été, mais sa vie lui est rendue; et si vous avez -vraiment quelque attachement pour elle, vous éviterez de traverser de -nouveau son chemin, bien mieux, vous quitterez tout à fait ce pays, et -vous le ferez sans regret quand vous saurez que Catherine Linton est à -présent aussi différente de votre ancienne amie Catherine Earnshaw que -cette jeune dame l'est de moi-même. Son apparence est grandement -changée, son caractère encore davantage; et celui qui est forcé de -rester son compagnon n'aura désormais, pour le soutenir dans son -affection, que le souvenir de ce qu'elle a été, l'humanité, et un -sentiment du devoir. - ---Il est tout à fait possible, répliqua Heathcliff en se forçant à -paraître calme, tout à fait possible que votre maître n'ait pour le -soutenir, rien de plus que l'humanité et le sentiment du devoir: mais -est-ce que vous vous imaginez que je vais abandonner Catherine au devoir -et à l'humanité de son mari? et est-ce que vous pouvez comparer mes -sentiments pour Catherine à ceux de cet homme? Avant que vous ne -sortiez d'ici, je veux que vous me promettiez de m'arranger une entrevue -avec elle. Que vous y consentiez ou non, je veux la voir. Eh bien, que -dites-vous? - ---Je dis, M. Heathcliff, que vous ne devez pas le faire, et que jamais -vous ne le ferez par mon entremise. Une nouvelle rencontre entre vous et -notre maître la tuerait sûrement. - ---Avec votre aide, ceci peut être évité; et si un tel événement -devait arriver, s'il apportait un ennui de plus à l'existence de -Catherine, eh bien, j'y verrais le droit de pousser les choses à -l'extrême. Je veux que vous me disiez sincèrement si Catherine -souffrirait beaucoup de la perte de son mari: c'est cette peur qui me -retient. Et ici vous voyez la différence entre nos sentiments: je l'ai -toujours haï d'une haine qui a empoisonné ma vie, mais s'il avait -été à ma place, et moi à la sienne, jamais je n'aurais levé la main -contre lui: ne me croyez pas, si vous voulez. Jamais je ne l'aurais -chassé de la société de Catherine aussi longtemps qu'elle en aurait -eu envie. Dès le moment où elle aurait cessé d'en avoir envie, je -l'aurais tué, j'aurais arraché son cœur mais jusqu'à ce moment,--et -si vous ne me croyez pas, c'est que vous ne me connaissez pas,--je -serais mort plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête. - ---Et pourtant, interrompis-je, vous n'avez aucun scrupule à détruire -tout espoir de son parfait retour à la santé, en vous rappelant à -elle de nouveau, maintenant qu'elle vous a presque oublié, et en la -jetant dans un nouveau tumulte de discorde et de détresse! - ---Vous supposez qu'elle m'a presque oublié? O Nelly! Vous savez que ce -n'est pas vrai, vous savez aussi bien que moi que, pour une pensée -qu'elle donne à Linton, il y en a mille pour moi. Dans la période la -plus misérable de ma vie, j'ai eu une idée de cette espèce: elle m'a -hanté l'été dernier, lorsque je suis revenu ici, mais maintenant, il -ne faudrait pas moins que son assurance expresse pour m'y faire croire -de nouveau. Et alors, Linton ne serait plus rien, ni Hindley, ni tous -les rêves que j'ai jamais rêvés. Deux mots comprendraient tout mon -avenir: la mort et l'enfer; car si je perdais Catherine, l'existence -serait un enfer. Oui, j'étais fou d'imaginer un moment qu'elle -appréciait l'affection d'Edgar Linton plus que la mienne. Quand même -il l'aimerait avec toutes les puissances de son être mesquin, il ne -l'aimerait pas autant en quatre-vingts ans que moi en un jour. Et le -cœur de Catherine est aussi profond que le mien: il serait aussi facile -d'admettre que la mer puisse tenir dans ce pot, que de le croire capable -de concentrer sur lui toute l'affection de sa femme. Fi! c'est à peine -s'il lui est un peu plus cher que son chien ou son cheval. Il n'est pas -en lui d'être aimé comme moi; comment peut-elle aimer en lui ce qu'il -n'a pas? - ---Catherine et Edgar s'aiment autant qu'on peut s'aimer, s'écria -vivement Isabella. Personne n'a le droit de parler de cette façon, et -je ne puis entendre déprécier mon frère sans protester. - ---Votre frère vous aime énormément aussi, vous, n'est-ce pas? observa -Heathcliff d'un ton dédaigneux. Il vous abandonne à vous-même dans le -monde avec une aisance surprenante. - ---Il ne sait pas ce que je souffre, répondit-elle, je ne le lui ai pas -dit. - ---Alors vous lui avez dit quelque chose, vous avez écrit, n'est-ce pas? - ---J'ai écrit pour dire que j'étais mariée, vous avez vu la lettre. - ---Et rien depuis? - ---Non. - ---Ma jeune dame ne semble pas avoir profité à changer de position, -dis-je. Évidemment il lui manque l'amour de quelqu'un; de qui, je le -devine; mais peut être ne dois-je pas le dire. - ---Et moi je devine que c'est le sien, dit Heathcliff; elle devient une -pure souillon; elle est fatiguée d'avoir essayé de me plaire trop -tôt. Vous me croiriez à peine: mais le matin même de notre mariage -elle pleurait pour retourner chez elle. Mais n'importe, pour n'être pas -très propre, elle n'en conviendra que mieux à cette maison; et j'aurai -bien soin de l'empêcher de me faire honte en se montrant au dehors. - ---Mais monsieur, dis-je, j'espère que vous prendrez en considération -que Madame Heathcliff a l'habitude d'être soignée et servie, et -qu'elle a été élevée comme une fille unique à qui chacun était -prêt à obéir. Il faut que vous lui permettiez d'avoir une fille pour -s'occuper de ses affaires, et que vous la traitiez avec bonté. Quelle -que soit votre idée de M. Edgar, pour ce qui est d'elle, vous ne pouvez -pas douter qu'elle n'ait une grande puissance d'affection: car sans cela -elle n'aurait pas abandonné les élégances, et les commodités, et les -amitiés de son ancienne maison pour se fixer de plein gré avec vous -dans un désert comme celui-ci. - ---Elle a abandonné tout cela sous le coup d'une illusion, me -répondit-il; elle se figurait que j'étais un héros de roman, et elle -attendait de mon dévouement chevaleresque des indulgences sans limites. -Je puis à peine la regarder comme une créature raisonnable, tant elle -a persisté à se former une idée fabuleuse de mon caractère, et à -agir en conséquence. Mais je crois qu'enfin elle commence à me -connaître; je n'aperçois plus les petits sourires et les grimaces qui -m'exaspéraient d'abord, ni cette incapacité absolue de croire que je -parlais sérieusement, lorsque je lui disais mon opinion sur elle. Il -lui a fallu une perspicacité merveilleuse pour découvrir que je ne -l'aimais pas. J'ai cru pour un temps que nulle leçon ne le lui -apprendrait! Et maintenant encore à peine si elle l'a appris; car ce -matin elle m'a annoncé comme une nouvelle à sensation que j'avais -réussi à me faire haïr d'elle. Est-ce vrai, au moins, et puis-je me -fier à votre assertion, Isabella? Êtes-vous sûre de me haïr? Si je -vous laisse seule une demi-journée, ne reviendrez-vous pas vers moi -avec des soupirs et des cajoleries? Je crois qu'elle aurait préféré -que j'eusse l'air tendre, devant vous, Nelly: cela blesse sa vanité que -l'on sache les choses comme elles sont. Mais il m'est égal que l'on -sache que toute la passion a été d'un côté, je n'ai jamais dit un -mensonge là-dessus. Elle ne peut pas m'accuser de lui avoir une seule -fois témoigné une douceur trompeuse. La première chose qu'elle me vit -faire en sortant de la Grange, fut de pendre son petit chien; et -lorsqu'elle voulut plaider pour lui, je lui répondis que je souhaitais -de voir pendus tous les êtres qui lui appartenaient, excepté un: et je -crois qu'elle a pris cette exception pour elle-même. Mais aucune -brutalité ne pouvait la dégoûter; je suppose qu'elle a une admiration -innée pour la brutalité, à la condition que sa précieuse personne -soit à l'abri de l'injure. Eh bien, n'était-ce pas le dernier mot de -l'absurdité, de l'idiotie, pour cette pitoyable, vile et basse -créature, de rêver que je puisse l'aimer? Dites à vôtre maître, -Nelly, que dans toute ma vie, je n'ai jamais rencontré un être aussi -abject qu'elle. Elle dépare même le nom de Linton, et souvent j'ai dû -m'arrêter faute d'invention dans l'expérience que je faisais de ce -qu'elle pouvait supporter. Mais dites-lui aussi, pour mettre à l'aise -son cœur de frère et de maître, que je me maintiens strictement dans -les limites de la loi. J'ai toujours évité de donner à sa sœur le -droit de réclamer une séparation; et, ce qui est mieux, elle ne serait -reconnaissante à personne de nous séparer. D'ailleurs, si elle voulait -s'en aller, elle le pourrait; le tort que méfait sa présence dépasse -le plaisir que je trouve à la tourmenter. - ---M. Heathcliff, dis-je, ceci est le discours d'un égaré; votre femme -sans doute est convaincue que vous êtes fou, et c'est pour cette raison -qu'elle vous a supporté jusqu'à présent; mais maintenant que vous -dites qu'elle peut partir, sûrement elle profitera de la permission. -Vous n'êtes pas assez ensorcelée, madame, n'est-ce pas, pour rester -avec lui de votre gré? - ---Prenez garde, Ellen! répondit Isabella, les yeux allumés de haine. -Ne croyez pas un seul mot de ce qu'il dit. C'est un démon menteur, un -monstre, et non un être humain. Il m'a déjà dit auparavant que je -pouvais le quitter, et je l'ai essayé, mais jamais je n'oserais -recommencer. Seulement, Ellen, promettez-moi que vous ne rapporterez pas -un mot de son infâme discours à Edgar ou à Catherine. Ce qu'il -désire, c'est d'amener Edgar au désespoir; il dit qu'il s'est marié -avec moi pour obtenir du pouvoir sur lui; et il ne l'obtiendra pas, je -préfère mourir. J'espère, je demande qu'il oublie sa diabolique -prudence, et qu'il me tue. Le seul plaisir que j'imagine est de mourir -ou de le voir mort. - ---Bien, cela suffit pour aujourd'hui, dit Heathcliff. Si vous êtes -appelée devant une cour de justice, vous vous rappellerez ce langage, -Nelly! Non, vous n'êtes pas en état de vous garder vous-même, -Isabella, et comme je suis votre protecteur légal, il faut que je vous -retienne sous ma garde, si déplaisante que soit cette obligation. À -présent, montez là-haut, j'ai quelque chose à dire à Ellen Dean en -particulier. Ceci n'est pas le chemin: là-haut, je vous dis! Eh, c'est -par ici qu'on monte là-haut, enfant! - -Il la saisit et la jeta hors de la chambre; puis il revint vers moi, -murmurant: «Je n'ai pas de pitié, pas de pitié! Plus les vers se -débattent, plus j'ai envie de les écraser.» - ---Comprenez-vous ce que signifie le mot de pitié? dis-je, me hâtant de -reprendre mon bonnet; en avez-vous jamais senti l'ombre, dans la vie? - ---Laissez cela sur la table, interrompit Heathcliff en apercevant mon -intention de partir. Vous n'allez pas vous en aller encore. Venez -maintenant ici, Nelly: il faut ou que je vous persuade ou que je vous -contraigne à m'aider dans l'accomplissement de mon désir de voir -Catherine, et cela sans délai. Je vous jure que je ne médite aucune -mal; je n'entends causer aucun trouble, ni exaspérer ou insulter M. -Linton. Je tiens seulement à entendre de la bouche de Catherine comment -elle se trouve et pourquoi elle a été malade, et à savoir si je ne -puis pas faire quelque chose pour elle. La nuit dernière, je suis -resté six heures dans le jardin de la Grange, et j'y reviendrai cette -nuit; et toutes les nuits, et tous les jours, je rôderai autour de la -maison jusqu'à ce que je trouve une occasion d'entrer. Si Edgar Linton -me rencontre, je n'hésiterai pas à le jeter par terre, et à le battre -suffisamment pour être assuré qu'il me laissera tranquille pendant mon -séjour dans sa maison. Si les domestiques me résistent, je les -menacerai avec ces pistolets! Mais ne vaudrait-il pas mieux m'empêcher -d'entrer en contact avec eux, ou avec leur maître? Et vous le pourriez -si facilement! Je vous préviendrais sitôt arrivé, vous me laisseriez -entrer en cachette dès qu'elle serait seule, et vous nous surveilleriez -jusqu'à mon départ, la conscience tout à fait calme, avec l'idée -d'empêcher un malheur. - -Je protestai contre l'idée de jouer ce rôle de trahison dans la maison -où j'étais employée; et j'insistai en outre sur la façon cruelle et -égoïste dont il détruisait, pour sa satisfaction personnelle, la -tranquillité de Madame Linton. «L'incident le plus banal l'agite -péniblement, dis-je, elle est tout nerfs, et je suis sûre qu'elle ne -pourrait pas supporter la surprise de vous voir. Ne persistez pas, -monsieur; ou bien je serai forcée d'informer mon maître de vos -desseins; et il prendra ses mesures pour mettre sa maison et ceux qui -l'habitent à l'abri de telles intrusions.» - ---Dans ce cas, je prendrai moi-même mes mesures pour vous mettre à -l'abri, femme! s'écria Heathcliff. Vous ne sortirez pas de Wuthering -Heights avant demain matin. C'est pure folie de dire que Catherine ne -pourra pas supporter ma vue; et pour ce qui est de la surprendre, c'est -justement ce que je ne veux pas; il faut que vous la prépariez, que -vous lui demandiez si je puis venir. Vous dîtes qu'elle ne mentionne -jamais mon nom et qu'on ne lui en fait jamais mention. À qui -parlerait-elle de moi, puisque je suis un sujet maudit dans la maison? -Elle croit que vous êtes tous des espions pour le compte de son mari. -Oh! je suis sûr qu'elle est en enfer parmi vous. Je devine par son -silence tout ce qu'elle doit sentir. Vous dites qu'elle est souvent -inquiète et anxieuse; est-ce une preuve de tranquillité? Vous dites -que son esprit est dérangé: comment par le diable pourrait-il en être -autrement, dans sa terrible solitude? Et cette insipide, cette chétive -créature qui la soigne par devoir et par humanité! Par pitié et par -charité! Il pourrait aussi bien planter un chêne dans un pot de fleurs -et s'attendre à le voir pousser, que de croire qu'il la rendra à la -santé et à la force avec ses misérables soins. Réglons l'affaire -tout de suite: voulez-vous rester ici et que je me fraye un chemin vers -Catherine par dessus Linton et sa valetaille? Ou bien voulez-vous être -mon amie, et faire ce que je vous demande? Décidez, car je vois pas de -raison pour hésiter une minute si vous persistez dans votre méchante -sottise obstinée. - ---Eh bien, M. Lockwood, j'ai raisonné et je me suis plainte, et -cinquante fois je lui ai refusé; mais à la longue il m'a forcée à -consentir. Je me suis engagée à porter une lettre de lui à ma -maîtresse; et au cas où celle-ci donnerait son consentement, je lui -promis de l'avertir de la prochaine absence de Linton pour qu'il puisse -venir; moi-même ne serais pas là, ni aucun des domestiques. Était-ce -bien ou mal? Je crains que ce n'ait été mal, malgré les avantages -apparents. J'ai pensé qu'en cédant je préviendrais une autre -explosion; j'ai pensé aussi que cela pourrait créer une crise -favorable dans la maladie mentale de Catherine: et puis je me rappelais -de quelle dure façon M. Edgar m'avait défendu de lui faire des -rapports; enfin j'essayais de calmer toutes mes vives inquiétudes en me -répétant que cette trahison, si la chose méritait un nom aussi -sévère, serait la dernière. Pourtant, mon retour fut plus triste que -ne l'avait été mon voyage; et j'eus bien des hésitations avant de -prendre sur moi de mettre le billet dans la main de Madame Linton. - - -...--Mais voici Kenneth; je vais descendre et lui dire à quel point -vous êtes mieux. Mon histoire est comme on dit chez nous, et peut -attendre jusqu'à un autre jour. - ---Sèche et lugubre! pensais-je, tandis que la brave femme descendait -pour recevoir le médecin; et pas précisément celle que j'aurais -voulue pour m'amuser. Mais n'importe, je goûterai jusqu'au bout -l'amère tisane de Madame Dean; et tout d'abord je veux savoir ce qu'il -en est de la fascination qui brille dans les yeux de Catherine. Ce -serait vraiment curieux si je devenais amoureux de cette jeune personne, -et si la fille recommençait l'histoire de la mère. - - - - -CHAPITRE XII - - -Encore une semaine passée, et tous les jours je me rapproche davantage, -de la santé et du printemps! J'ai maintenant entendu toute l'histoire -de mon voisin, en différentes séances, dès que ma ménagère pouvait -se distraire d'occupations plus importantes. Je vais continuer le récit -dans ses propres termes, seulement un peu condensé. Elle est, somme -toute, une excellente conteuse, et je ne me crois pas capable -d'améliorer son style. - ---Le soir même de ma visite aux Heights, reprit-elle, je savais bien -que M. Heathcliff était aux alentours de la Grange; et j'évitais de -sortir parce que je portais encore sa lettre dans ma poche, et ne -voulais pas être menacée ou tracassée davantage. Ne pouvant deviner -l'impression qu'en aurait Catherine, je m'étais résolue à ne pas la -lui remettre avant que mon maître ne fût sorti pour quelque course; et -la conséquence fut que je ne pus la lui remettre avant trois jours. Le -quatrième jour était un dimanche, et je profitai du départ de toute -la maison pour l'église pour porter ma lettre dans la chambre de ma -maîtresse. Il n'y avait qu'un domestique et moi; et, contrairement à -l'habitude, je laissai les portes ouvertes; puis sachant qui allait -venir, et voulant tenir ma promesse, je dis à mon compagnon que la -maîtresse désirait beaucoup avoir des oranges, et qu'il devait courir -au village pour en acheter. Il partit et je montai. - -Madame Linton était assise, suivant son habitude, dans le retrait de la -fenêtre ouverte; elle était vêtue d'un peignoir blanc avec un léger -châle sur ses épaules. Sa chevelure longue et épaisse avait été en -partie coupée au début de sa maladie, et maintenant elle la portait -simplement peignée en petites tresses sur les tempes et le cou. Comme -je l'avais dit à Heathcliff, son apparence était changée; mais quand -elle était calme, ses traits acquéraient une beauté surnaturelle. -L'éclat de ses yeux avait été remplacée par une douceur rêveuse et -mélancolique; ils ne donnaient plus l'impression de regarder partout -alentour, mais semblaient toujours portés au-delà, bien loin -au-delà--vous auriez dit hors du monde. Et puis la pâleur de sa face, -qui avait cessé depuis peu d'être hagarde, et l'expression -particulière qui venait de son état mental, tout cela, tout en -rappelant douloureusement les causes qui le faisaient naître, tout cela -ajoutait à l'intérêt touchant qu'elle éveillait; et tout cela, pour -moi du moins, réfutait toutes les preuves d'une convalescence, et la -montrait comme un être condamné à périr. - - -Un livre était ouvert devant elle, sur le rebord de la fenêtre, et un -vent à peine perceptible agitait par intervalles ses pages. Je crois -que c'était Linton qui l'avait mis là; car jamais elle n'essayait de -se divertir en lisant, ou en s'occupant de quelque façon, et souvent il -passait des heures à essayer d'attirer son attention sur un sujet qui -jadis l'avait amusée. Elle se rendait bien compte des intentions de son -mari, et dans ses meilleures humeurs, elle supportait tranquillement ces -efforts, témoignant seulement de leur inutilité par un soupir de -fatigue, jusqu'à ce qu'enfin elle l'arrêtait, par un sourire et un -baiser pleins de mélancolie. D'autres fois, elle se détournait -vivement, cachait son visage dans ses mains, ou même le repoussait avec -colère; et alors, il avait bien soin de la laisser seule, étant -assuré de ne lui faire aucun bien. - - -Les cloches de la chapelle de Gimmerton sonnaient encore, et le courant -rapide et plein du ruisseau dans la vallée arrivait aux oreilles comme -une caresse, remplaçant doucement le murmure du feuillage qui, l'été, -ne manquait pas d'entourer la Grange de sa légère musique. À -Wuthering Heights aussi, on entendait ce bruit du ruisseau, dans les -jours tranquilles qui suivaient une grande averse, ou une saison de -pluie obstinée. Et c'est seulement à Wuthering Heights que Catherine -pensait en l'écoutant, si du moins elle pensait ou écoutait en aucune -façon; car elle avait ce regard vague et lointain dont je vous ai -parlé, et ne semblait reconnaître les choses ni par l'oreille ni par -les yeux. - ---Voici une lettre pour vous, madame Linton, dis-je, mettant doucement -le papier dans la main qui reposait sur son genou. Il faut que vous la -lisiez tout de suite, parce qu'on attend une réponse. Dois-je briser le -cachet? - ---Oui, répondit-elle, sans changer la direction de se yeux. - -Je l'ouvris; c'était un très court billet. - ---Maintenant, dis-je, lisez-le. - -Elle retira sa main et le laissa tomber. Je le lui remis entre les -doigts, et j'attendis qu'il lui plût d'y jeter les yeux; mais comme le -temps se passait sans qu'elle eut l'air d'y faire attention: - ---Voulez-vous que je vous le lise, madame, dis-je? c'est de M. -Heathcliff. Elle tressaillit, un souvenir passa vaguement dans son -regard, et je vis qu'elle luttait pour ressaisir ses idées. Elle -souleva la lettre et sembla la parcourir; et lorsqu'elle arriva à la -signature, elle eut un soupir; et pourtant je vis qu'elle ne s'était -rendu aucun compte de son contenu; car, quand je lui demandai la -réponse, elle se contenta de me montrer le nom et de me regarder avec -une anxiété triste et curieuse. - ---Eh bien, il désire vous voir, dis-je, devinant qu'elle cherchait un -interprète; il est maintenant dans le jardin, et s'impatiente de savoir -quelle réponse je lui apporterai. - -Tandis que je parlais, je remarquai un grand chien étendu sur l'herbe -au soleil; je le vis lever l'oreille comme s'il allait aboyer, puis -l'abaisser, et annoncer par un mouvement de sa queue l'approche de -quelqu'un qu'il ne considérait pas comme un étranger. Madame Linton se -pencha en avant et écouta, retenant son souffle. La minute d'après, un -pas traversa le corridor; la maison ouverte était pour Heathcliff une -chose trop tentante pour qu'il eût pu s'empêcher d'y entrer; -probablement il avait supposé que je voulais ne pas tenir ma promesse, -et s'était ainsi résolu à se fier à son audace. Avec une anxiété -croissante, Catherine regardait vers l'entrée de sa chambre. Comme il -n'avait pas trouvé de suite l'appartement où nous étions, elle me fit -signe de le faire entrer, mais déjà il avait trouvé avant que je -n'arrive à la porte, et en un moment il était près d'elle, et la -tenait embrassée. - -Il ne dit pas un mot, et ne lâcha pas son étreinte pendant cinq -minutes, et pendant ce temps il lui donna plus de baisers qu'il n'en -avait jamais donnés, j'en suis sûre, dans toute sa vie jusque là; -mais c'était ma maîtresse qui lui avait donné le premier baiser, et -je voyais clairement qu'il ne pouvait se résigner à la regarder au -visage. Dès l'instant où il l'avait aperçue, il avait été comme moi -frappé de la certitude qu'il n'y avait aucun espoir pour elle de -recouvrer la santé, qu'elle était condamnée à mourir. - ---Oh Cathy! Oh, ma vie! Comment pourrai-je le supporter? - -Ce fut la première phrase qu'il dit, et sur un ton qu'il ne cherchait -pas à déguiser, son désespoir; puis il la fixa d'un air si sérieux -que je crus que l'intensité même de son regard le ferait pleurer; mais -ses yeux brûlaient d'angoisse et restaient secs. - ---Eh quoi? demanda Catherine, s'appuyant de nouveau au dos de son -fauteuil, et répondant à son regard, le sourcil tout d'un coup -froncé; son humeur ne cessait pas de changer au cours des caprices les -plus divers. Vous et Edgar, vous avez brisé mon cœur, Heathcliff. Et -tous les deux vous venez pour vous plaindre de la chose devant moi, -comme si c'était de vous qu'il y avait à avoir pitié. Je n'aurai pas -pitié de vous, pour ce qui est de moi, vous m'avez tuée, et vous -l'avez fait exprès, je pense. Comme vous êtes fort! Combien d'années -comptez-vous vivre encore après que je serai morte? - -Heathcliff s'était agenouillé pour l'embrasser; il essaya de se -relever, mais elle saisit ses cheveux et le retint agenouillé. - ---Je voudrais pouvoir vous tenir ainsi jusqu'à ce que nous soyons morts -l'un et l'autre, dit-elle amèrement. Je ne me soucie pas de vos -souffrances. Qu'importe que vous souffriez? Est-ce que je ne souffre -pas, moi? Allez-vous m'oubliez? Allez-vous être heureux quand je serai -dans la terre? Direz-vous, dans vingt ans d'ici: «Ceci est le tombeau -de Catherine Earnshaw. Je l'ai aimée autrefois et j'ai souffert de la -perdre, mais c'est fini. J'en ai aimé bien d'autres depuis; mes enfants -me sont plus chers qu'elle ne l'a été, et quand je mourrai, au lieu de -me réjouir d'aller vers elle, je m'affligerai d'être forcé de les -quitter.» Direz-vous cela, Heathcliff? - ---Ne me torturez pas alors que je suis aussi fou que vous! cria-t-il, -relevant brusquement la tête et grinçant des dents. - -Tous deux formaient pour un spectateur indifférent tableau étrange et -terrible. Catherine pensait sans doute que le ciel serait pour elle une -terre d'exil, si, avec son corps mortel, elle perdait aussi son -caractère moral. Sur ses joues pâles brillait une lumière sauvage et -vindicative; ses lèvres étaient décolorées et ses yeux brillants; et -elle gardait dans ses doigts fermés quelques boucles des cheveux -qu'elle venait d'étreindre. Son compagnon, se soulevant d'une main, de -l'autre lui avait pris le bras; et la douceur qu'il y mettait était si -peu proportionnée à celle qu'exigeait sa condition, que je vis qu'il -avait laissé quatre marques bleues très distinctes sur la chair de -Catherine. - ---Êtes-vous possédée d'un démon, poursuivit-il furieusement, pour me -parler de cette façon alors que vous êtes mourante? Songez-vous que -toutes ces paroles s'enfonceront dans mon souvenir et me rongeront -toujours davantage après que vous m'aurez quitté. Vous savez bien que -vous mentez en disant que je vous ai tuée: vous savez, Catherine, que -je ne pourrai jamais vous oublier. Ne suffit-il pas à votre infernal -égoïsme de songer que, pendant que vous-même reposerez en paix, je me -tordrai dans les tourments de l'enfer? - ---Je ne reposerai pas en paix, gémit Catherine, rappelée à un -sentiment de faiblesse physique par les battements violents et inégaux -de son cœur, battements que l'on pouvait voir et entendre dans l'excès -de son agitation. Elle ne dit pas un mot de plus jusqu'à la fin de la -crise; alors elle reprit un ton plus doux: - ---Je ne vous souhaite pas de plus grands tourments que les miens, -Heathcliff. Je désire seulement que nous ne nous séparions jamais; et -si une de mes paroles vous revient plus tard pour vous désoler, songez -que sous la terre je ressens la même désolation, et pardonnez-moi pour -l'amour de moi! Venez ici et remettez-vous à genoux! Vous ne m'avez -jamais fait de mal dans votre vie. Mais si maintenant vous vous fâchez, -cela sera pire à vous rappeler que mes dures paroles! Ne voulez-vous -pas revenir de nouveau vous mettre ici? Venez. - -Heathcliff s'avança vers le dos de son fauteuil et s'y appuya, mais -sans laisser voir sa figure, qui était livide d'émotion. Elle se -retourna pour le regarder, mais lui, se détournant tout d'un coup, -marcha vers la cheminée où il se tint sans rien dire, nous montrant le -dos. Madame Linton le suivait d'un regard soupçonneux, chaque mouvement -éveillait en elle un nouveau sentiment. Après une pause prolongée, -elle reprit, s'adressant à moi, avec un ton de désappointement -indigné: - ---Oh, vous voyez, Nelly, il ne voudrait pas se relâcher un moment pour -m'empêcher de mourir! Voilà comment je suis aimée! Eh bien, -n'importe. Ceci n'est pas mon Heathcliff. Je continuerai à aimer le -mien et à le prendre avec moi: il est dans mon âme. Et, ajouta-t-elle -d'un air rêveur, la chose qui me tourmente le plus, c'est, après tout, -cette sombre prison. Je suis fatiguée d'être enfermée ici. Il me -tarde de m'échapper vers ce monde glorieux, et d'y être toujours; d'y -être réellement, au lieu de le voir confusément à travers des larmes -et de soupirer vers lui d'entre les murs d'un cœur malade. Nelly, vous -pensez que vous êtes mieux et que vous êtes plus heureuse que moi, -avec votre force et votre santé; vous me plaignez, mais bientôt cela -va changer. C'est moi qui vous plaindrai. Je serai incomparablement -au-delà et au-dessus de vous tous. Je m'étonne qu'il ne soit pas près -de moi! - -Et elle continua, s'adressant à elle-même: «Je pensais qu'il le -désirait. Heathcliff, chère âme, vous ne devriez pas être de -mauvaise humeur à présent. Venez avec moi, Heathcliff!» - -Dans son empressement, elle se leva et s'appuya sur le bras du fauteuil. -Alors il se retourna vers elle, et je vis qu'il avait l'air absolument -désespéré. Ses yeux, larges et humides, finirent pas se fixer -obstinément sur elle; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un -instant ils se tinrent ainsi à distance; et puis de quelle façon ils -se rejoignirent, je pus à peine le voir, mais Catherine fit un saut, et -il la saisit, et ils furent unis dans un embrassement dont je crus bien -que ma maîtresse ne sortirait pas vivante; en fait, il me semblait -qu'elle avait perdu tout sentiment. Il se jeta sur le siège le plus -voisin, et comme je m'approchais précipitamment pour voir si elle ne -s'était pas évanouie, il grinça des dents contre moi, écuma comme un -chien enragé, et la serra contre lui avec une jalousie rapace. Il ne -semblait plus être une créature de notre espèce; il ne comprenait pas -ce que je lui disais, de sorte que je me tins là en silence, -cruellement embarrassée. - -Un mouvement de Catherine me rassura un peu; elle leva la main pour -l'embrasser et pour rapprocher sa joue de la sienne; lui de son côté -la couvrait de caresses folles, lui disant: - ---Vous m'apprenez maintenant combien cruelle, cruelle et fausse vous -avez été. Pourquoi m'avez-vous méprisé? Pourquoi avez-vous trahi -votre cœur, Cathy? Je n'ai pas un mot pour vous soulager, et vous le -méritez. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui, vous pouvez m'embrasser -et pleurer, et appeler mes baisers et mes larmes; ils vous brûleront, -ils vous damneront. Vous m'aimiez, alors quel droit aviez-vous de -m'abandonner? Quel droit, répondez-moi, pour le misérable caprice que -vous avez ressenti envers Linton? Alors que ni la misère et la -dégradation, ni la mort, ni rien de ce que Dieu ou Satan auraient pu -nous infliger ne nous auraient séparés, vous, de votre plein gré, -vous l'avez fait. Ce n'est pas moi qui ai brisé votre cœur, c'est -vous-même. Et c'est tant pis pour moi si je suis fort. Ai-je besoin de -vivre? Quelle espèce de vie me restera-t-il lorsque vous... Oh Dieu! -Aimeriez-vous à vivre avec votre âme dans la tombe? - ---Laissez-moi seule, laissez-moi seule! sanglota Catherine. Si j'ai eu -des torts, c'est d'eux que je meurs. Cela suffit! Vous m'avez -abandonnée aussi, et je ne vous ai pas fait de reproches! Je vous -pardonne, pardonnez-moi! - ---Il est difficile de pardonner quand on voit ces yeux et que l'on tâte -ces mains décharnées, répondit-il. Embrassez-moi de nouveau et ne me -laissez pas voir vos yeux. Je vous pardonne ce que vous m'avez fait à -moi. J'aime _mon_ meurtrier, mais _le vôtre_, comment le puis-je? - -Ils se turent, leurs visages, appuyés l'un sur l'autre, et mouillés -chacun des larmes de l'autre. Du moins je suppose que tous deux -pleuraient, car il me sembla que dans une occasion comme celle-là, -Heathcliff lui-même pouvait pleurer. - -Pendant ce temps, je me sentais très mal à l'aise, car l'après-midi -s'avançait, l'homme que j'avais envoyé au village était revenu de sa -course, et je pouvais distinguer, dans la vallée, la foule qui déjà -sortait de la chapelle de Gimmerton. - ---Le service est fini, annonçai-je, mon maître sera ici dans une -demi-heure. - -Heathcliff grogna un juron et serra plus étroitement contre lui -Catherine, qui restait immobile. - -Bientôt j'aperçus un groupe de domestiques avançant dans le sentier -du côté de la cuisine. M. Linton n'était pas loin derrière eux, il -ouvrit la porte lui-même et entra lentement, sans doute pour jouir le -plus longtemps possible de l'aimable après-midi et de cette brise aussi -douce qu'un vent d'été. - ---Le voici arrivé! m'écriai-je. Pour l'amour de Dieu, hâtez-vous de -descendre! Vous ne rencontrerez personne sur le grand escalier. -Hâtez-vous, et restez parmi les arbres jusqu'à ce qu'il soit bien -entré. - ---Il faut que je parte, Cathy, dit Heathcliff, cherchant à se détacher -des bras de sa compagne. Mais si je vis, je vous verrai encore une fois -avant votre sommeil. Je ne m'éloignerai pas à cinq yards de votre -fenêtre. - ---Vous ne devez pas partir, répondit-elle, le retenant aussi solidement -que sa force le permettait, vous ne partirez pas, je vous le dis. - ---Pour une heure seulement? - ---Pas pour une minute. - ---Il le faut. Linton va être ici dans un instant, persista le visiteur -alarmé. - -Il s'était levé et il commençait à se délivrer violemment de ses -mains, mais elle s'attacha plus fortement à lui; il y avait dans sa -figure une résolution folle. - ---Non! cria-t-elle, oh ne partez pas, ne partez pas! C'est la dernière -fois! Edgar ne nous fera pas de mal. Heathcliff, je mourrai, je mourrai! - ---Au diable, le voilà! cria Heathcliff retombant sur son siège. -Silence, ma chérie, ne dis rien! Ne dis rien, Catherine, je vais -rester. S'il pouvait me tuer ici, je mourrais avec une bénédiction sur -mes lèvres. - -Et les voilà embrassés de nouveau. J'entendis mon maître monter les -escaliers, une sueur froide parut à mon front: j'étais terrifiée. - ---Voulez-vous donc écouter ses bavardages? dis-je passionnément. Elle -ne sait pas ce qu'elle dit. Voulez-vous la perdre parce qu'elle n'a pas -assez d'esprit pour céder elle-même? Relevez-vous! Vous pouvez vous -délivrer à l'instant. Ceci est l'action la plus diabolique que vous -ayez jamais commise. Nous sommes tous perdus, maître, maîtresse et -servante. - -Je me tordais les mains, et je pleurais; et M. Linton hâtait le pas en -entendant le bruit. Pourtant, au milieu de mon agitation j'étais -sincèrement heureuse d'observer que les bras de Catherine s'étaient -relâchés et que sa tête pendait sur ses épaules. - ---Elle est évanouie ou morte, pensais-je, et c'est tant mieux, mieux -vaut qu'elle soit morte, plutôt que d'être un fardeau et une cause de -malheurs pour tout le monde. - -Blanc d'étonnement et de rage, Edgar s'élança vers son hôte -inattendu. Ce qu'il voulait faire, je ne puis le dire; mais l'autre -arrêta du premier coup toute démonstration en plaçant dans ses bras -la forme inanimée de Catherine. - ---Regardez ceci, dit-il, et si vous n'êtes pas un démon, secourez-la -d'abord, puis vous pourrez me parler. Il entra dans le parloir et -s'assit. M. Linton fit appel à moi et, avec une extrême difficulté, -nous parvînmes à ranimer la jeune dame. Mais elle était toute -égarée; elle soupirait, gémissait, et ne reconnaissait personne. -Edgar, dans son anxiété pour elle, oublia l'ami détesté. Et moi, à -la première occasion, j'allai le supplier de partir, lui affirmant que -Catherine allait mieux et que je lui ferais savoir dans la matinée -comment elle avait passé la nuit. - ---Je ne refuse pas de sortir de la maison, me répondit-il, mais je -resterai dans le jardin, et vous, Nelly, n'oubliez pas de tenir votre -parole demain. Je serai là, sous ces mélèzes. Rappelez-vous votre -promesse, ou bien je fais de nouveau une visite ici, que Linton y soit -ou non. - -À travers la porte entr'ouverte il jeta un rapide coup d'œil dans la -chambre, et, s'étant assuré que ce que je disais était vrai, il -délivra la maison de sa fatale présence. - - - - -CHAPITRE XIII - - -C'est ce jour là vers minuit que naquit la Catherine que vous avez vue -à Wuthering Heights: elle est venue au monde à sept mois, toute -chétive, et, deux heures après, la mère est morte, sans avoir repris -assez conscience d'elle-même pour regretter Heathcliff ou pour -reconnaître Edgar. - -Un grand supplément de chagrin, je crois, était pour lui de se voir -laissé sans un héritier. Je pensais à cela avec grand regret, tandis -que je regardais la petite orpheline et je reprochais mentalement au -vieux Linton d'avoir laissé sa fortune à sa petite fille et non à son -fils. Quel enfant mal accueilli c'était, la pauvre créature! Elle -aurait pu crier jusqu'à en mourir sans que personne y prit garde -pendant ces premières heures de sa vie. Plus tard il est vrai nous -rachetâmes cette négligence, mais les débuts de sa vie ont été -aussi mornes et sans amitié que le sera probablement sa fin. - -Le matin suivant, pendant qu'il faisait au dehors brillant et gai, le -soleil entra doucement à travers les persiennes de la chambre -silencieuse, et éclaira le lit d'une tendre lumière. Edgar Linton -était là, la tête posée sur l'oreiller et les yeux fermés. Ses -traits jeunes et beaux étaient presque aussi morts que ceux de la forme -étendue près de lui; mais son immobilité à lui était celle de -l'épuisement après l'angoisse, celle de Catherine exprimait une paix -parfaite. Son front était sans rides, ses paupières fermées, ses -lèvres portaient l'expression d'un sourire: un ange ne pourrait pas -être plus beau. Et je prenais ma part du calme infini où je la voyais; -jamais mon esprit n'avait été dans une disposition plus sainte que -pendant que je considérais cette tranquille image du repos divin. Je -répétais instinctivement les paroles qu'elle avait dites quelques -heures auparavant: «Infiniment au-delà et au-dessus de nous tous! -Qu'il soit encore sur la terre ou qu'il soit dans le ciel, son esprit -habite maintenant avec Dieu.» - -Je ne sais pas si c'est un trait qui m'est particulier, mais je suis -presque toujours heureuse quand je veille dans la chambre d'un mort, -pourvu que je n'aie pas à côté de moi quelqu'un qui se lamente et se -désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent -briser, et je sens une certitude d'un monde infini et sans ombre, où la -vie est éternelle en durée, où l'amour est complet et la joie -parfaite. Je vis à cette occasion combien il y avait d'égoïsme, même -dans un amour comme celui de M. Linton, cet amour qui le faisait se -désespérer si vivement de cette délivrance bénie de Catherine. À -coup sûr, si l'on songeait à l'existence agitée et impatiente qu'elle -avait menée, on pouvait se demander si elle avait mérité, pour finir, -un refuge de paix. On pouvait en douter dans les moments de la froide -réflexion, mais non pas là, en présence de son corps; ce corps -affirmait son entière tranquillité, et semblait attester qu'un repos -pareil était échu à l'âme qui l'avait habité. - -Le maître semblait dormir; peu de temps après le lever du soleil, je -quittai la chambre et sortis à l'air pur et rafraîchissant; les -domestiques pensèrent que je voulais secouer l'engourdissement de ma -veille prolongée; en réalité, je voulais surtout voir M. Heathcliff. -S'il était resté toute la nuit parmi les mélèzes, il n'avait pu rien -entendre du bruit qui s'était fait à la Grange, à moins peut-être -qu'il n'ait perçu le galop du messager envoyé à Gimmerton. S'il -s'était rapproché de la maison, le mouvement des lumières et le bruit -des portes ouvertes et refermées devait l'avoir averti que tout -n'était pas en ordre à l'intérieur. Je désirais, et en même temps -craignais de le rencontrer. Je sentais qu'il fallait dire la terrible -nouvelle, et j'avais hâte d'en avoir fini; mais comment le faire, je ne -le savais pas. Il était là, appuyé contre un vieux frêne, son -chapeau à terre, et ses cheveux tout humides de la rosée qui s'était -amassée sur les branches pleines de bourgeons, et qui tombait à petits -coups autour de lui. Il avait dû rester longtemps debout dans cette -position, car je vis un couple de merles qui passaient et repassaient à -peine à trois pieds lui, occupés à faire leur nid, et ne faisant pas -plus attention à sa présence que s'il était une bûche. À mon -approche, ils s'envolèrent; lui leva les yeux vers moi: - ---Elle est morte, me dit-il; je ne vous ai pas attendue pour -l'apprendre; enlevez votre mouchoir, ne pleurnichez pas devant moi! Que -le diable vous emporte tous! Elle n'a pas besoin de vos larmes. - -Je pleurais autant pour lui que pour elle; il nous arrive de prendre en -pitié des créatures qui ne connaissent la pitié ni pour eux ni pour -d'autres. Tout de suite en apercevant son visage, j'avais compris qu'il -connaissait la catastrophe; et comme ses lèvres remuaient et que ses -yeux étaient baissés, l'idée folle m'avait prise que son cœur -s'était humilié et qu'il priait. - ---Oui, elle est morte, répondis-je, étouffant mes sanglots et séchant -mes joues. Elle est, j'espère, allée au ciel, où chacun de nous peut -aller la rejoindre si nous y faisons attention autant qu'il le faut, et -si nous abandonnons les voies mauvaises pour suivre le bien. - ---Est-ce donc qu'elle a pris les mesures qu'il convenait, elle aussi? -demanda Heathcliff, essayant de railler. Est-elle morte comme une -sainte? Allons, donnez-moi la véritable histoire de la chose. Comment, -est-ce que... - -Il essaya de prononcer le nom, mais ne put y parvenir; et, comprimant -ses lèvres, il eut un combat silencieux avec son agonie intérieure, -tout en continuant à défier ma sympathie par un regard immobile et -féroce. Comment est-elle morte? reprit-il enfin, obligé, malgré son -endurcissement, de chercher un appui derrière lui, car, après -l'effort, il tremblait jusqu'au bout des doigts. - -Pauvre malheureux, pensais-je; vous avez un cœur et des nerfs tout -comme les autres hommes! Pourquoi prenez-vous ce soin à les cacher? -Votre orgueil ne parviendra pas à aveugler Dieu. - ---Elle est morte aussi tranquillement qu'un agneau, répondis-je tout -haut. Elle a poussé un soupir, puis s'est redressée comme un enfant -qui se réveille, et s'est remise à dormir. Cinq minutes après, j'ai -senti un petit battement de son cœur, et c'était fini. - ---Et a-t-elle... a-t-elle fait mention de moi? demanda-t-il, mais en -hésitant, et comme s'il craignait que ma réponse à cette question ne -lui révélât des détails qu'il ne pourrait pas supporter d'apprendre. - ---Elle n'a pas une seule fois repris ses sens et n'a reconnu personne -depuis l'instant où vous l'avez quittée. Maintenant elle repose avec -un doux sourire sur ses traits, et ses dernières idées ont erré vers -les anciens jours de bonheur. Sa vie s'en est allée dans un rêve -charmant; puisse-t-elle s'éveiller aussi agréablement dans l'autre -monde. - ---Puisse-t-elle s'éveiller dans les tourments! s'écria-t-il avec une -véhémence terrible, frappant du pied, et tombé dans un paroxysme -soudain d'irrésistible passion. Eh quoi, elle est une menteuse jusqu'au -bout! Où est-elle? Pas ici, pas dans le ciel, pas disparue; où? Oh, -vous m'avez dit que vous ne vous souciiez pas de mes souffrances! Et moi -je fais une prière, je la répète jusqu'à ce que ma langue -s'engourdisse: Catherine Earnshaw, puissiez-vous ne pas trouver le repos -aussi longtemps que je serai en vie! Vous m'avez dit que je vous ai -tuée: hantez-moi, alors! Ceux que l'on a tués hantent leurs -meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes de morts ont erré sur -la terre. Soyez toujours avec moi, prenez n'importe quelle forme, -rendez-moi fou! Seulement ne me laissez pas dans cet abime, où je ne -peux pas vous trouver. Oh! Dieu! c'est impossible! Je ne peux pas vivre -sans ma vie! Je ne peux pas vivre sans mon âme! - -Il frappa sa tête contre le tronc noueux de l'arbre, et, relevant ses -yeux, il hurla, non comme un homme, mais comme une bête sauvage qu'on -conduit à la mort. Je remarquai des taches de sang sur l'écorce de -l'arbre, et je vis que sa main et son front en portaient aussi; très -probablement la scène que je venais de voir était une répétition -d'autres qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je me trouvais répugnée -plutôt qu'apitoyée; pourtant, il m'en coûtait de le quitter ainsi. -Mais dans le moment où il reprit assez conscience de lui-même pour -s'apercevoir que je le voyais, il me cria de m'éloigner et j'obéis. Je -compris qu'il n'était pas de mon pouvoir de le calmer ou de le -consoler. - -Les funérailles de Madame Linton furent fixées au vendredi qui suivit -sa mort; jusque là, son cercueil resta découvert, dans le grand salon, -jonché de fleurs et de feuilles. C'est là que Linton passa ses jours -et ses nuits, veillant la morte sans prendre aucun repos; et -(circonstance que j'étais seule à connaître) Heathcliff, lui aussi, -les passa sans dormir, caché dans le jardin. Je n'eus aucune -communication avec lui; mais je me rendais bien compte qu'il ferait tout -son possible pour entrer, et le soir du mardi, pendant que mon maître -épuisé s'était vu forcé de se retirer pour quelques heures, j'ouvris -l'une des fenêtres, émue de sa persévérance, et voulant lui donner -une chance d'adresser un dernier adieu à l'image pâlie de son idole. -Il ne manqua pas de profiter de cette occasion, mais il le fit très -brièvement, et avec tant de prudence que nul bruit ne vint trahir son -passage. En vérité, moi-même ne m'en serais pas aperçue si je -n'avais trouvé la draperie dérangée autour du visage de la morte, et -si je n'avais ramassé sur le plancher une boucle de cheveux blonds, -attachés par un fil d'argent: cheveux qui provenaient d'un médaillon -suspendu au cou de Catherine. Heathcliff avait ouvert le médaillon et -jeté les cheveux de Linton qui y étaient contenus, les remplaçant par -une boucle brune de ses cheveux à lui. J'enroulai ensemble les deux -boucles et les renfermai toutes deux. - -M. Earnshaw fut naturellement invité aux obsèques de sa sœur; il -n'envoya pas d'excuse, mais ne vint pas, de sorte que, à l'exception de -son mari, le cortège funèbre fut uniquement composé de fermiers et de -domestiques. Isabella n'avait pas été invitée. - -À la grande surprise des gens du village, Catherine ne fut enterrée ni -dans la chapelle de famille des Linton, ni auprès des tombes de sa -famille à elle; son tombeau fut creusé sur un tertre vert dans un coin -du cimetière, à un endroit où le mur est si bas que la bruyère et -l'airelle de la lande ont fini par l'envahir, et que la poussière de la -tombe la cache presque en entier. Son mari repose maintenant au même -endroit; ils n'ont l'un et l'autre qu'une simple pierre debout, et à -leurs pieds une plaque grise, pour marquer la place de leurs corps. - - - - -CHAPITRE XIV - - -Ce même vendredi marqua pour tout un mois la fin des beaux jours. Dans -la soirée le temps changea; le vent souffla du sud au nord-est, -apportant d'abord la pluie, puis le grésil et la neige. Le lendemain -matin, personne ne se serait douté qu'il y avait eu trois semaines de -bel été; les primevères, les safrans étaient cachés sous la neige, -les alouettes ne chantaient plus, et les jeunes feuilles des arbres -étaient battues et noircies. Et combien lugubre, froide et déplaisante -se traîna cette journée! Mon maître restait dans sa chambre; je -m'étais installée dans le parloir solitaire, que j'avais converti en -nursery: et je me tenais là, assise avec une petite poupée vivante et -gémissante sur mes genoux, la berçant de temps à autre, ou bien -regardant les flocons qui continuaient à tomber et qui bloquaient la -fenêtre sans rideaux. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un -entra tout essoufflé et qui riait. Ma colère, pour un instant, fut -plus grande que mon étonnement. Je supposai que c'était l'une des -servantes, et je lui criai de cesser de rire. - ---Finissez, finissez donc; comment avez-vous le courage de montrer votre -gaieté ici? Que dirait M, Linton s'il vous entendait. - ---Excusez-moi, me répondit une voix familière, mais je sais qu'Edgar -est dans son lit et je ne peux pas me retenir. - -Là-dessus, mon interlocutrice s'avança vers le feu, toute tremblante -et portant la main à son côté. - ---J'ai couru tout le long du chemin depuis Wuthering Heights, -poursuivit-elle après une pause. Impossible de compter le nombre des -chutes que j'ai faites. Oh! j'ai mal partout. Ne vous inquiétez pas, je -vous expliquerai la chose dès que j'en aurai la force; mais ayez tout -de suite l'obligeance de descendre et de commander une voiture pour me -conduire à Gimmerton et de dire à une servante de prendre quelques -vêtements dans ma garde-robe. - -La visiteuse était Madame Heathcliff. Son apparence n'avait rien qui -expliquât son rire. Ses cheveux ruisselaient sur ses épaules -dégouttant de neige et d'eau. Elle portait son costume de jeune fille, -qui convenait mieux, à son âge qu'à sa position, un petit manteau -avec les manches courtes, et elle avait la tête et le cou nus. Le -manteau était de soie fine, et la pluie l'avait collé à son corps; -ses pieds avaient pour les protéger des petites pantoufles très -minces. Joignez à tout cela une profonde entaille sous l'une des -oreilles, entaille que le froid seul empêchait de saigner abondamment, -une figure pâle, toute pleine de traces de coups, et un corps à peine -en état de se porter, et vous comprendrez que ma première frayeur ne -fut pas diminuée quand j'eus le loisir de l'examiner. - ---Ma chère jeune dame, m'écriai-je, je ne sortirai pas d'ici et -n'entendrai rien avant que vous ayez enlevé chacun de vos vêtements et -mis à leur place des effets secs; et comme certainement vous ne pouvez -pas aller cette nuit à Gimmerton, il est inutile de commander la -voiture. - ---Il faut absolument que j'y aille, dit-elle, à pied ou à cheval; mais -je consens volontiers à m'habiller plus décemment. Ah! voyez comme -cette neige me descend maintenant dans le cou! - -Elle insista pour que je fasse comme elle voulait, et c'est seulement -après que le cocher eut reçu l'ordre de se tenir prêt, et une -servante d'empaqueter quelques effets indispensables, c'est alors -seulement qu'elle m'autorisa à panser sa plaie et à l'aider à se -changer. - ---Et maintenant, Ellen, me dit-elle, lorsque j'eus fini et qu'elle se -trouva assise près du feu avec une tasse de thé devant elle, -asseyez-vous en face de moi et mettez à l'écart le baby de la pauvre -Catherine, je ne veux pas le voir. Ne croyez pas que je ne me soucie pas -de Catherine, parce que je me suis comportée si follement quand je suis -entrée. J'ai pleuré, aussi, et amèrement; personne n'a eu autant que -moi de raisons pour pleurer. Nous nous sommes séparées fâchées, vous -vous rappelez, et je ne puis me le pardonner; mais il m'était -impossible de sympathiser même sur ce point avec lui, cette bête -brute. Oh! donnez-moi le tisonnier! Voici la dernière chose de lui que -j'aie sur moi.» Elle fit glisser la bague d'or de son doigt et la jeta -sur le plancher. «Je veux l'écraser, poursuivit-elle en la frappant -avec un dépit enfantin, et puis je veux la brûler.» Et elle prit -l'objet tout tordu et le jeta dans les charbons. Voilà, il pourra en -acheter une autre s'il me rattrape de nouveau! Il serait capable de -venir me chercher ici, pour exaspérer Edgar. Je n'ose pas rester, de -crainte que cette idée ne passe dans sa tête maudite. Et puis Edgar -n'a pas été bon pour moi, n'est-ce pas? Je ne veux pas venir implorer -son assistance, ni lui apporter encore de nouveaux ennuis. La -nécessité seule m'a forcée à chercher un abri ici; et encore si je -n'avais pas su que je ne risquais pas de le rencontrer, je me serais -arrêtée à la cuisine, je me serais lavé la figure, je me serais -chauffée, je vous aurais fait dire de m'apporter ce dont j'avais -besoin, et je serais partie n'importe où, ailleurs, hors de l'atteinte -de ce monstre, de ce démon incarné. Ah! il était dans une telle rage! -S'il m'avait attrapée! C'est bien dommage que Earnshaw ne soit pas son -égal en force, je ne me serais pas sauvée avant de l'avoir vu -démolir, si Hindley avait été capable de le faire. - ---Allons, miss, interrompis-je, ne parlez pas si vite, vous allez -défaire le mouchoir mouillé que j'ai mis autour de votre figure et -l'entaille va saigner de nouveau. Buvez votre thé et prenez haleine, et -cessez de rire: le rire est tristement hors de propos sous ce toit, et -aussi dans votre condition. - ---C'est vrai, reprit-elle. Écoutez donc cet enfant, il ne cesse pas de -gémir: éloignez-le de moi pendant une heure, je ne puis rester ici -plus longtemps. - ---Je sonnai et remis l'enfant à une servante; puis je lui demandai ce -qui l'avait portée à s'échapper de Wuthering Heights dans de telles -conditions, et où elle avait l'intention d'aller, puisqu'elle refusait -de rester avec moi. - ---Je devrais et je voudrais rester, me répondit-elle, pour consoler -Edgar et pour prendre soin de l'enfant, et aussi parce que la Grange est -ma maison, en droit. Mais je vous dis qu'il ne m'y laisserait pas! -Croyez-vous qu'il supporterait de me voir devenir grasse et gaie, et de -songer que nous sommes tranquilles ici, sans prendre aussitôt la -résolution d'empoisonner notre bonheur? - -«Or, j'ai maintenant la satisfaction d'être sûre qu'il me déteste au -point qu'il souffre sérieusement à me voir ou à m'entendre. -L'aversion que je lui inspire est assez forte pour que je sois sûre -qu'il ne me poursuivra pas à travers l'Angleterre si je parviens à -m'échapper; il faut donc que je m'enfuie bien loin d'ici. Je suis -revenue de mon premier désir d'être tuée par lui; je voudrais plutôt -qu'il se tuât lui-même. Il a fait tout ce qu'il fallait pour éteindre -mon amour, et ainsi je suis à mon aise. Je peux encore me rappeler -combien je l'ai aimé, et je peux m'imaginer que je l'aimerais encore -si... mais non, non. Si même il m'avait adorée, sa nature diabolique -se serait montrée en quelque façon. Il faut que Catherine ait eu un -goût bien pervers pour l'estimer, le connaissant si bien! Le monstre, -s'il pouvait être effacé de la création aussi bien que de mon -souvenir!» - ---Taisez-vous, dis-je, il est cependant une créature humaine! Soyez -plus charitable, il y a encore des hommes plus méchants. - ---Il n'est pas une créature humaine, et n'a aucun droit à ma charité. -Je lui ai donné mon cœur, il l'a pris et blessé à mort, puis me l'a -rejeté. C'est avec le cœur que l'on sent, Ellen, et puisqu'il a -détruit mon cœur, je n'ai plus le pouvoir de rien sentir pour lui. - -«Et je ne le voudrais pas, quand même il en hurlerait à son jour de -mort, et quand même il pleurerait des larmes de sang pour sa Catherine. -Non certes, je ne le voudrais pas». - -Et ici Isabella se mit à pleurer, mais aussitôt, essuyant ses larmes, -elle reprit: - ---Vous m'avez demandé ce qui m'a enfin obligée à fuir? C'est que je -suis parvenue à exciter sa fureur à un degré plus grand encore que -celui de sa méchanceté. Il s'est excité jusqu'à oublier la prudence -diabolique dont il se vantait et il a procédé à une violence -meurtrière. Le plaisir que j'ai éprouvé à me voir capable de -l'exaspérer a réveillé enfin mon instinct de conservation; et si -jamais je retombe entre ses mains, je lui ménage une vengeance à sa -taille. - -«Hier, comme vous savez, M. Earnshaw devait venir à l'enterrement. -Dans cette intention, il se tint relativement sobre; mais la -conséquence en fut que ce changement d'habitude lui donna des humeurs -noires, et qu'au lieu d'aller à l'église, il s'assit près du feu et -se mit à avaler des potées de gin et de brandy. - -«Heathcliff--je frissonne rien qu'à le nommer--avait été un -étranger pour la maison depuis dimanche jusqu'à ce matin. Si ce sont -les anges qui l'ont nourri, ou son parent de l'enfer, je ne puis le -dire, mais il y a près d'une semaine qu'il n'a pas mangé avec nous. Il -revenait parfois le soir et montait dans sa chambre, où il s'enfermait -au verrou--comme si quelqu'un rêvait de désirer sa compagnie!--et là -il faisait on ne sait quelles prières, adressées sans doute au démon, -jusqu'à ce que sa voix s'enrouait dans son gosier. Alors il se relevait -et descendait de nouveau tout droit vers la Grange. Je m'étonne -qu'Edgar n'ait pas envoyé chercher un constable et ne l'ait pas fait -arrêter. Pour moi, si chagrinée que je fusse au sujet de Catherine, il -m'était impossible de ne pas regarder cette période de délivrance de -mon oppression comme des jours de fête. - -«J'avais recouvré assez de force d'esprit pour écouter sans pleurer -les éternelles leçons de Joseph, et pour me mouvoir à travers la -maison avec plus de liberté. Ce Joseph et le petit Hareton sont les -plus détestables compagnons qu'il y ait au monde. J'aimais mieux être -assise avec Hindley, à écouter ses terribles discours, qu'avec le -«petit maître» et son odieux précepteur, le sinistre vieillard. -Quand Heathcliff était dans la maison, j'étais souvent forcée de -rechercher leur société dans la cuisine ou de mourir de froid parmi -les chambres humides et inhabitées. Mais quand il n'était pas là, -comme c'était le cas cette semaine, j'installais une table et une -chaise à un coin du foyer dans la grande chambre, sans nul souci de ce -que faisait M. Earnshaw, qui d'ailleurs n'intervenait jamais dans mes -arrangements. Il est maintenant plus tranquille qu'il n'avait l'habitude -de l'être, pourvu seulement qu'on ne le provoque pas, plus abattu et -moins furieux. Joseph affirme que c'est un homme changé, que le -Seigneur a touché son cœur, et qu'il est sauvé «comme par le feu». -J'ai vainement cherché à découvrir des signes de ce changement -favorable, mais ce n'est pas mon affaire. - -«Hier soir, j'étais assise dans mon coin à lire quelques vieux -livres, et je restai ainsi jusque vers minuit. Il me semblait si affreux -de remonter me coucher pendant que cette neige sauvage soufflait au -dehors, et que mes pensées me ramenaient sans cesse vers le cimetière -et la tombe nouvellement creusée. J'osais à peine lever les yeux de la -page que je lisais, sûre que j'étais d'y voir aussitôt apparaître -cette mélancolique scène. Hindley était assis en face de moi, la -tête appuyée sur sa main, peut-être méditait-il sur le même sujet. -Il avait cessé de boire avec tant d'excès, et pendant deux ou trois -heures il n'eut ni un mouvement ni une parole. Il n'y avait pas d'autre -bruit dans la maison que le hurlement du vent contre les fenêtres, le -craquement des charbons dans le feu, et le cliquetis de l'éteignoir -avec lequel de temps à autre je mouchais la chandelle. Hareton et -Joseph devaient probablement dormir dans leur lit. En un mot, il faisait -très triste, et tout en lisant je soupirais, car il me semblait que -toute la joie s'était évanouie du monde pour n'y jamais rentrer. - -«Le cruel silence fut enfin interrompu par le bruit du loquet de la -cuisine. Heathcliff était revenu de sa veillée plus tôt que de -coutume, à cause sans doute de l'orage soudain. La porte de la cuisine -avait été verrouillée en dedans, et nous l'entendîmes faire le tour -pour rentrer par l'autre porte. Je me levai, et j'imagine que mes traits -portaient clairement l'expression de mes sentiments, car mon compagnon, -qui avait tenu ses yeux fixés sur la porte, se retourna pour me -regarder. - ---Je vais le retenir dehors cinq minutes, s'écria-t-il, vous y -consentez? - ---Ah! si c'est pour moi, vous pouvez le laisser dehors toute la nuit, -répondis-je. Mettez la clé dans la serrure et tirez le verrou. - -«Earnshaw le fit, avant que son hôte fut arrivé devant la porte, puis -il revint vers moi, installa son fauteuil de l'autre côté de ma table -et s'y appuya, cherchant dans mes yeux une sympathie pour la haine -brûlante qui étincelait dans les siens. Comme il avait à la fois le -regard et les sentiments d'un meurtrier, il ne put découvrir en moi la -sympathie qu'il cherchait, mais il en vit assez pour l'encourager à -parler. - ---Vous et moi, dit-il, nous avons un grand compte à régler avec cet -homme-là. Si nous n'étions pas des lâches, nous pourrions nous -arranger pour l'acquitter. Êtes-vous aussi douce que votre frère? -Voulez-vous endurer jusqu'au bout sans essayer une seule fois de rendre -ce qu'on vous fait? - ---Je suis déjà lasse d'endurer, répondis-je, et j'accueillerais avec -joie une façon de rendre qui ne retomberait pas sur moi-même, mais la -ruse et la violence sont des lancés à deux pointes; elles blessent -ceux qui y ont recours plus encore que leurs ennemis. - ---La ruse et la violence sont un juste retour pour la ruse et la -violence! cria Hindley. Madame Heathcliff, je ne vous demande de rien -faire que de rester tranquille et d'être muette. Dites-moi maintenant, -le pouvez-vous? Je suis sûr que vous auriez autant de plaisir que moi -à voir finir l'existence de ce démon. Il sera votre mort si vous ne le -dominez, et il sera ma ruine. Que le diable emporte le maudit vilain! Il -frappe à la porte comme s'il était déjà le maître ici. Promettez-moi -de vous taire, et avant trois minutes, vous êtes délivrée. - -«Il prit sur sa poitrine l'objet dont je vous ai parlé dans ma lettre, -et se prépara à éteindre la chandelle, mais je l'écartai de lui, et -je saisis son bras. - ---Je ne me tairai pas, dis-je, vous ne devez pas le toucher. Laissez la -porte fermée et restez tranquille. - ---Non, j'ai formé ma résolution, et, par Dieu, je l'exécuterai! cria -cet être désespéré. Je vous rendrai ce service en dépit de -vous-même, et je ferai justice à Hareton! Et vous ne devez pas vous -troubler la tête pour me protéger. Catherine est morte, personne au -monde ne me regrettera ou n'aura honte si je me coupe la gorge en cet -instant, et il est temps de faire une fin. - -«Je ne pouvais songer à lutter, non plus qu'à raisonner, avec lui: -autant aurait valu lutter avec un ours ou raisonner avec un fou. La -seule ressource qui me restait fut de courir vers une fenêtre et de -prévenir la victime projetée du sort qui l'attendait. - ---Vous feriez mieux de chercher abri quelque autre part cette nuit! -m'écriai-je d'un ton un peu triomphant. M. Earnshaw est résolu à vous -tuer si vous persistez à vouloir entrer. - ---Vous feriez mieux d'ouvrir la porte, vous... répondit-il, m'appelant -d'une expression élégante que vous me dispenserez de répéter. - ---Je ne me mêlerai pas de l'affaire, répondis-je, entrez et soyez tué -si cela vous plaît, j'ai fait mon devoir. - -«Là-dessus, je refermai la fenêtre et revins tranquillement prendre -ma place près du feu. Earnshaw jura furieusement contre moi, -m'affirmant que j'aimais encore le vilain et m'appelant de toutes sortes -de noms pour me faire honte de la bassesse d'esprit que je montrais. Et -moi, dans le secret de mon cœur, je songeais quelle bénédiction ce -serait pour lui si Heathcliff pouvait le mettre hors de cette vie de -misères, et quelle bénédiction ce serait pour moi s'il envoyait -Heathcliff vers le séjour qui lui revient de droit. Pendant que je -nourrissais ces réflexions, la croisée qui était derrière moi fut -jetée sur le sol par un coup de Heathcliff, dont je vis paraître dans -l'espace vide la noire figure. Les grilles de la fenêtre étaient trop -rapprochées pour lui permettre de passer l'épaule, et je souriais, me -croyant en sûreté. Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de -neige, et ses dents aiguës de cannibale, aiguisées encore par le froid -et la colère, brillaient dans l'obscurité. - ---Isabella, laissez-moi entrer, ou bien vous vous en repentirez, -hurla-t-il. - ---Je ne puis pas commettre un meurtre, répondis-je; M. Hindley se tient -en sentinelle avec un couteau et un pistolet chargé. - ---Laissez-moi entrer par la porte de la cuisine. - ---Hindley y sera avant moi, répondis-je. Et puis quel pauvre amour est -le vôtre, qui ne peut pas supporter une averse de neige! Aussi -longtemps qu'a brillé la lune de l'été, vous nous avez laissés en -paix dans nos lits, mais dès le premier souffle du vent d'hiver, il -faut déjà que vous vous abritiez. Heathcliff, si j'étais de vous, -j'irais m'étendre sur le tombeau de Catherine, et je m'y laisserais -mourir comme un chien fidèle. Le monde à présent ne vaut sûrement -pas la peine que vous y viviez, n'est-ce pas? Vous m'avez clairement -persuadé que Catherine était l'unique joie de votre vie; je ne puis -imaginer comment vous avez l'idée de lui survivre. - ---Il est là, n'est-ce pas? cria Hindley, courant à la fenêtre. Si je -puis passer mon arme, je vais l'attraper. - -«J'ai peur, Ellen, que vous me trouviez méchante, mais vous ne savez -pas tout, donc ne me jugez pas. Pour rien au monde je n'aurais prêté -la main à un attentat sur sa vie, mais de désirer qu'il fut mort, je -ne pouvais m'en empêcher; aussi fus-je affreusement désappointée et -terrifiée des conséquences de mon provocant discours, lorsque je vis -Heathcliff se jeter sur l'arme d'Earnshaw, et la lui arracher des mains. -Le pistolet partit, et le couteau qui y était attaché s'enfonça dans -le poing même d'Earnshaw. Heathcliff l'en retira par force, coupant la -chair sur son passage, et le mit tout sanglant dans sa poche. Alors il -prit une pierre, en frappa la grille qui séparait les deux croisées, -et sauta dans la maison. Son adversaire était tombé par terre, -évanoui sous la douleur excessive et le flot de sang qui coulait d'une -artère. Le ruffian le foula aux pieds et frappa à plusieurs reprises -sa tête contre les dalles, me retenant d'une main pour m'empêcher -d'appeler Joseph. Par une force surnaturelle d'empire sur soi, il -s'abstint d'achever sa victime, et quand il fut essoufflé, il -s'arrêta, traîna sur le banc de bois le corps, qui paraissait -inanimé. Puis il déchira la manche de la veste d'Earnshaw et lia la -blessure avec une rudesse brutale, ne cessant pas de jurer. Me sentant -libre, je courus aussitôt chercher le vieux domestique, qui finit par -comprendre mon hâtif récit, et se précipita au bas de l'escalier. -Qu'est-ce qu'il y a à faire maintenant? répétait-il. - ---Il y a ceci, tonna Heathcliff, que votre maître est fou, et que s'il -vit encore un mois de plus, je renverrai dans un asile. - ---Et ainsi vous avez commis le meurtre sur lui! s'écria Joseph, levant -ses mains et ses yeux en signe d'horreur. Si jamais j'ai vu un spectacle -comme celui-ci! Puisse le Seigneur!... - -«Heathcliff le poussa et le fit tomber à genoux au milieu du sang, -qu'il lui ordonna d'essuyer; mais lui, au lieu de faire rien de pareil, -il joignit ses mains et commença une prière dont les phrases bizarres -me firent rire. J'étais dans une condition d'esprit à n'être choquée -de rien; j'étais aussi désespérée et aussi indifférente que sont, -à ce que l'on dit, les malfaiteurs au pied de la potence. - ---Ah! je vous avais oubliée! me dit mon tyran. C'est vous qui allez -faire cela. «Allons, à terre! Et vous conspirez avec lui contre moi, -n'est-ce pas, vipère? Là, voilà de l'ouvrage pour vous!» Il me -secoua jusqu'à faire craquer mes dents et me jeta à côté de Joseph -qui, ayant terminé à la hâte ses prières, se leva, jurant qu'il -allait partir tout de suite pour la Grange. M. Linton était un -magistrat, et quand bien même il aurait perdu cinquante femmes, il ne -pouvait manquer de venir faire une enquête. Joseph paraissait si -obstiné dans sa résolution que Heathcliff jugea utile d'obtenir de mes -lèvres le récit de ce qui s'était passé. Il se tint sur moi, me -posant, avec un regard plein de malveillance, des questions auxquelles -je répondais à contre-cœur. Il fallut beaucoup de peine pour -persuader au vieux Joseph que Heathcliff n'était pas l'agresseur. Et -comme M. Earnshaw donna bientôt à entendre qu'il était encore vivant, -Joseph s'empressa de lui administrer une dose de brandy, qui ne tarda -pas à rendre au blessé le mouvement et la conscience. Heathcliff, -ayant constaté que son adversaire ne se doutait pas du traitement qu'il -avait reçu pendant son évanouissement, se contenta de lui déclarer -qu'il avait été ivre jusqu'au délire. Il lui dit qu'il n'attacherait -pas d'autre importance à son atroce conduite, mais l'engagea à aller -se coucher. À ma grande joie, lui-même nous quitta, après nous avoir -donné ce judicieux conseil, et Hindley s'étendit sur la pierre du -foyer. Je rentrai moi-même dans ma chambre, m'étonnant d'avoir pu -échapper à si peu de frais. - -«Ce matin, en descendant, environ une demi-heure avant midi, je trouvai -M. Earnshaw assis auprès du feu, malade à mourir, tandis que son -mauvais génie, presque aussi décharné et minable, s'appuyait contre -la cheminée. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir envie de manger, -de sorte que, après avoir attendu que tout fût froid sur la table, je -commençai seule. Rien ne m'empêcha de manger à mon aise; et de temps -à autre, en apercevant mes compagnons silencieux, j'éprouvais un -certain sentiment de satisfaction et de supériorité à découvrir en -moi le calme d'une conscience tranquille. Quand j'eus fini, je pris la -liberté tout à fait exceptionnelle de me rapprocher du feu, de faire -le tour du siège d'Earnshaw, et de m'agenouiller dans un coin à côté -de lui. - -«Heathcliff ne s'inquiéta pas de mes mouvements et je pus le -considérer aussi librement que si son corps avait été changé en -pierre. Son front, qui m'était autrefois apparu si viril et que je -trouve maintenant si diabolique, était voilé d'un nuage lourd; ses -yeux noirs étaient presque éteints par l'insomnie et peut-être aussi -par les larmes; ses lèvres avaient perdu leur ricanement féroce et -étaient marquées d'une expression d'indicible tristesse. S'il s'était -agi de tout autre que de lui, je me serais couvert la figure en -présence d'une telle douleur. Mais dans son cas, j'en étais heureuse; -et pour ignoble que cela paraisse d'insulter un ennemi malheureux, je ne -pouvais manquer la chance de le piquer. Sa faiblesse était le seul -moment où il m'était permis de goûter le plaisir de rendre le mal -pour le mal. Hindley voulut avoir de l'eau; je lui en tendis un verre et -lui demandai comment il se trouvait. - ---Pas aussi mal que je le voudrais, répondit-il, mais sans parler de -mon bras, chaque pouce de mon corps est aussi malade que si j'avais -lutté avec une légion de diablotins. - ---Oui, cela n'a rien d'étonnant, lis-je alors. Catherine aimait à dire -qu'elle se tenait entre vous et la douleur corporelle et qu'il y avait -certaines personnes qui éviteraient de vous blesser par crainte de -l'offenser. Il est heureux que les morts ne se relèvent pas de leurs -tombeaux, sans quoi, la nuit dernière, elle aurait assisté à une -scène bien répugnante! N'êtes-vous pas blessé et brisé partout sur -la poitrine et aux épaules? - ---Je ne puis dire, répondit-il, mais que prétendez-vous? A-t-il osé -me frapper quand j'étais à terre? - ---Il a marché sur vous, il vous a battu et vous a secoué contre les -dalles, répondis-je tout bas; et sa bouche était impatiente de vous -déchirer avec ses dents, et cela parce qu'il n'est homme qu'à demi, -et, pour le reste, démon. - -«M. Earnshaw se prit comme moi à considérer notre ennemi commun, qui, -absorbé dans son angoisse, semblait insensible à tout autour de lui. - ---Oh, si seulement Dieu voulait me donner la force de l'étrangler dans -ma dernière agonie, c'est avec joie que j'irais en enfer! grommelait le -misérable Hindley, faisant des efforts pour se relever, dans son -impatience, et retombant désespéré avec la certitude de son -infériorité. - ---Non, il suffit qu'il ait tué l'un de vous, fis-je observer très -haut. À la Grange, chacun sait que votre sœur vivrait encore sans M. -Heathcliff. Après tout, il vaut encore mieux être haï qu'aimé par -lui. Quand je me rappelle combien nous étions heureux, combien -Catherine était heureuse avant son retour, je me sens obligée à -maudire ce jour fatal. - -«Très probablement Heathcliff fit plus d'attention à la vérité de -ce que je venais de dire qu'à la personne qui l'avait dit. Son -attention fut excitée, car ses yeux se remplirent de larmes et il tira -de sa poitrine de profonds soupirs. Je le regardais en face avec un rire -de dédain. Ses yeux, ces deux fenêtres d'enter, brillèrent un moment -de mon côté, mais avec quelque chose de si noyé et de si amorti que -je n'eus pas peur de me risquer à un nouveau rire. - ---Allez-vous-en dans votre chambre et éloignez-vous de ma vue, dit -Heathcliff. - -«C'est du moins ce que je devinai qu'il dit, car ses paroles étaient -à peine compréhensibles. - ---Je vous demande pardon, repris-je, mais j'aimais Catherine moi aussi, -et son frère réclame des secours que pour l'amour d'elle je veux lui -donner. Maintenant qu'elle est morte, je la revois en Hindley. Hindley a -exactement les mêmes yeux, et.... - ---Allez-vous-en, misérable idiote, avant que je ne vous batte à mort! -cria-t-il en faisant un mouvement. - ---Mais alors, poursuivis-je, me tenant prête à m'enfuir, si la pauvre -Catherine avait eu confiance en vous et si elle avait pris le titre -ridicule, méprisable et dégradant de Madame Heathcliff, elle aurait -elle aussi présenté bientôt un tableau semblable, elle n'aurait pas -supporté en silence votre abominable conduite, sa haine et son dégoût -auraient trouvé une voix. - -«Le dossier du banc et la personne d'Earnshaw s'interposaient entre lui -et moi, de sorte que, au lieu d'essayer de m'atteindre, il prit sur la -table un couteau et me le jeta à la tête. Je reçus le coup derrière -l'oreille, mais je rejetai le couteau, courus vers la porte et lui -adressai une phrase qui, j'espère, dut entrer plus avant que n'avait -fait son projectile. La dernière vue que j'ai eue de lui a été un -élan furieux qu'il a pris et où il a été arrêté par l'étreinte de -Hindley, si bien que tous deux sont tombés sur le sol, empêtrés l'un -dans l'autre. Dans ma course à travers la cuisine, j'ordonnai à Joseph -d'aller rejoindre son maître, je secouai Hareton occupé à jouer dans -le corridor, et, heureuse comme une âme échappée du Purgatoire, je -sautais, je volais tout le long du sentier; et fâchée de ses détours, -je finis par couper court à travers la lande, guidée par la lumière -de la Grange. Et certes je préférerais être condamnée à un éternel -séjour dans les régions infernales qu'à un séjour seulement d'une -nuit de plus sous le toit de Wuthering Heights.» - -Isabella cessa de parler et prit une tasse de thé; puis elle se leva, -m'ordonna de lui mettre son bonnet et un grand châle que j'avais -apporté, puis, sourde à ma prière de rester encore une heure, elle -monta sur une chaise, baisa les portraits d'Edgar et de Catherine, et, -après m'avoir embrassée à mon tour, descendit vers la voiture, -accompagnée par Fanny qui aboyait de joie d'avoir retrouvé sa -maîtresse. Elle partit et jamais plus elle ne devait revoir ces -environs; mais une correspondance en règle s'établit entre elle et mon -maître dès que les affaires furent mieux fixées. Je crois qu'elle est -allée demeurer dans le sud, près de Londres, et que c'est là que lui -est né un fils, quelques mois après son évasion. Cet enfant fut -baptisé Linton, et dès les premières fois qu'elle en parla, elle nous -le représenta comme une créature maladive et irritable. - -M. Heathcliff, me rencontrant un jour dans le village, me demanda où -elle habitait. Je refusai de le lui dire. Il répliqua que ma -précaution était vaine, mais qu'Isabella devait bien se garder de -venir chez son frère et que celui-ci, s'il tenait à la conserver, -devait la détourner de venir chez lui. Malgré mon refus de lui donner -aucune information, il découvrit, par quelque autre domestique, à la -fois le lieu de son séjour et l'existence de l'enfant. Pourtant, il ne -fit rien pour la tourmenter, en raison sans doute de son aversion pour -elle. Il me demandait souvent des nouvelles de l'enfant quand il me -rencontrait; lorsqu'il apprit le prénom qu'on lui avait donné, il -ricana un sourire et me dit: - ---Ils veulent donc que je le haïsse aussi, n'est-ce pas? - ---Je ne crois pas qu'ils désirent que vous sachiez quelque chose à son -sujet, répondis-je. - ---Mais je saurai l'avoir quand j'en aurai besoin, reprit Heathcliff, ils -peuvent y compter. - -Par bonheur, la mère mourut avant que ce moment n'arrivât: c'était -environ treize ans après la mort de Catherine, et le petit Linton avait -alors un peu plus de douze ans. - -Le jour qui suivit la visite inattendue d'Isabella, je ne trouvai pas -l'occasion de parler à mon maître; il évitait toute conversation et -semblait hors d'état de discuter quoi que ce soit. Quand je pus me -faire entendre de lui, je vis qu'il avait plaisir à apprendre que sa -sœur avait abandonné son mari. Il détestait ce dernier avec une -intensité que l'on n'aurait jamais attendue d'une nature si douce. - -Ce sentiment se joignit à son chagrin pour le transformer en un parfait -ermite. Il évitait le village en toute occasion et passait une vie -entièrement recluse dans les limites de son parc et de ses terres, vie -variée seulement par de solitaires promenades sur la lande et des -visites au tombeau de sa femme, généralement le soir, ou le matin de -très bonne heure, pour être sûr de ne rencontrer personne. Mais il -était trop bon pour être longtemps tout à fait malheureux. Il n'avait -pas prié, lui, pour être hanté par l'âme de Catherine! Le temps lui -apporta la résignation, et une mélancolie plus douce que la joie -vulgaire. Il se rappelait la mémoire de la morte avec un amour ardent -et tendre et il aspirait avec confiance vers un monde meilleur où il ne -doutait pas qu'elle ne fût allée. - -Dans la vie réelle, il trouva également une consolation et des -affections. Je vous ai dit que pendant les premiers jours il semblait -indifférent à la petite chose que sa femme lui avait laissée en -partant: cette froideur se fondit aussi vite que la neige en avril, et -avant que sa fille ne put balbutier une parole ou faire un pas, l'enfant -régnait déjà en tyran sur son cœur. Elle s'appelait Catherine, mais -jamais son père ne la nommait de son nom en entier, de même qu'il -n'avait jamais voulu abréger le prénom de la première Catherine, -probablement parce que Heathcliff avait l'habitude de le faire. La -petite était toujours appelée Cathy: cela la distinguait pour lui de -sa mère, et pourtant la rattachait à elle. - -La fin de Hindley Earnshaw fut telle qu'on pouvait l'attendre; elle -suivit de six mois à peine celle de sa sœur. Nous autres à la Grange, -jamais nous n'avons très bien su quel a été son état pendant ces six -mois; tout ce que j'ai appris, je l'ai su lorsqu'il m'a fallu aller -aider aux préparatifs des funérailles. M. Kenneth arriva le premier -annoncer l'événement à mon maître. - ---Eh bien, Nelly, me dit-il un matin, entrant à cheval dans notre cour, -de trop bonne heure pour que je n'en fusse pas alarmée; c'est à votre -tour et au mien d'être en deuil à présent. Devinez-vous qui est mort? - ---Et qui donc? demandai-je inquiète. - ---Devinez, me répondit-il en descendant et en attachant la bride de son -cheval à un crochet près de la porte. Et préparez le coin de votre -tablier, je suis certain que vous en aurez besoin. - ---Ce n'est pas M. Heathcliff, à coup sûr? m'écriai-je. - ---Eh quoi! auriez-vous des larmes pour lui? Non, Heathcliff est un jeune -gaillard, il a l'air tout fleuri aujourd'hui. Je viens justement de le -voir. Il engraisse rapidement depuis qu'il a perdu sa moitié. - ---Qui est-ce alors, M. Kenneth? répétai-je avec impatience. - ---Hindley Earnshaw! Votre vieil ami Hindley, mon méchant compère, bien -que depuis longtemps il soit devenu trop sauvage pour moi. Là! Je vous -avais bien dit qu'il y aurait des larmes! Mais égayez-vous. Il est mort -fidèle à son caractère, ivre comme un lord. Pauvre garçon, j'en suis -bien affligé aussi. On ne peut pas s'empêcher de regretter un vieux -compagnon, bien qu'il m'ait souvent joué les plus vilains tours. Il -avait à peine trente ans, votre âge tout juste; qui aurait pensé que -vous étiez nés la même année? - -J'avoue que ce coup fut plus grand pour moi que celui même de la mort -de Madame Linton: d'anciens souvenirs remontaient en foule à mon cœur. -Je m'assis sur le seuil et je pleurai cruellement, incapable de conduire -moi-même M. Kenneth auprès de mon maître. Je ne pouvais m'empêcher -de me demander si le pauvre homme était mort de mort naturelle, et -cette idée me tourmentait si obstinément que je résolus de demander -la permission d'aller à Wuthering Heights et d'aider aux préparatifs -de l'enterrement. M. Linton eut beaucoup de répugnance à consentir, -mais je sus lui exposer avec éloquence dans quelles conditions -misérables devait se trouver le cadavre et je lui dis que mon vieux -maître et frère de lait avait bien droit à mes services. Je lui -rappelai en outre que le petit Hareton était le neveu de sa femme et -que, en l'absence de toute parenté plus proche, c'est lui qui aurait à -prendre le rôle de tuteur, qu'il aurait aussi à s'enquérir de l'état -de la propriété et de toutes les affaires de son beau-frère. Il -était hors d'état en ce moment de s'occuper de tout cela, mais il -m'ordonna d'en parler à son avocat et pour finir, il me permit d'aller -aux Heights. Son avocat avait été aussi celui d'Earnshaw; j'allai tout -de suite le voir à Gimmerton et lui demandai de m'accompagner. Mais il -secoua la tête, me dit qu'il fallait laisser Heathcliff seul, et que, -quand on connaîtrait la vraie situation, Hareton se trouverait aussi -pauvre qu'un mendiant. - ---Son père est mort très endetté, toute sa propriété est -hypothéquée et la seule chance qui reste à son héritier naturel, est -de toucher assez le cœur du créancier pour que celui-ci soit amené à -user de douceur avec lui. - -En arrivant aux Heights, j'expliquai que j'étais venue pour veiller à -ce que tout se fit convenablement, et Joseph, qui avait l'air -suffisamment éploré, se montra heureux de ma venue. M. Heathcliff dit -qu'il ne voyait pas qu'on eût besoin de moi, mais que je pouvais rester -et régler les funérailles, si cela me plaisait. - ---En bonne justice, le corps de ce fou devrait être enterré dans le -carrefour sans cérémonie d'aucune sorte. Comme il m'est arrivé de le -perdre de vue dix minutes, hier après-midi, il a profité de cet -intervalle pour verrouiller contre moi les deux portes et il a passé -toute la nuit à boire pour se faire mourir. Ce matin, l'entendant -ronfler comme un cheval, nous sommes entrés et nous l'avons trouvé -ici, couché sur le banc: on aurait pu l'écorcher et le scalper sans le -réveiller. J'ai envoyé chercher Kenneth, mais avant qu'il ne fût -venu, la bête était changée en charogne. Non seulement il était -mort, mais déjà il était froid et raide et vous comprenez qu'il n'eut -pas été utile de se donner plus de peine à son endroit. - -J'insistai pour que les funérailles fussent décentes. M. Heathcliff me -dit que en cela encore je pouvais agir à ma guise; seulement il me -rappela que l'argent pour toute cette affaire sortirait de sa poche à -lui. Il conservait une attitude indifférente, n'indiquant ni joie ni -chagrin; si l'on pouvait y lire quelque chose, c'était comme une vague -satisfaction d'avoir proprement achevé une besogne difficile. Une fois, -en vérité, je remarquai dans sa mine quelque chose comme du triomphe: -ce fut à l'instant où l'on emportait le cercueil hors de la maison. Il -avait eu l'hypocrisie de s'habiller en deuil et avant de suivre le -cortège avec Hareton, il fit monter sur la table le petit malheureux et -lui murmura avec un accent particulier: - ---Et maintenant, mon brave garçon, vous êtes à moi. Et nous verrons -bien si un arbre ne devient pas aussi tordu qu'un autre, quand c'est -toujours le même vent qui souffle sur les deux. - -La naïve petite créature prit plaisir à ce discours; il joua avec les -favoris de Heathcliff et lui tapota la joue. Mais moi, qui avais deviné -ce que le drôle voulait dire, je fis sèchement observer qu'il fallait -que l'enfant retournât avec moi à Thrushcross Grange. - ---Il n'y a rien au monde, dis-je à Heathcliff, qui soit moins à vous -que lui. - ---Est-ce aussi l'avis de Linton? demanda-t-il. - ---Sans doute, c'est lui qui m'a ordonné de prendre l'enfant avec moi. - ---Eh bien, dit le drôle, nous ne discuterons pas la question -maintenant. Mais j'ai une envie de me faire la main en dressant un jeune -garçon; ainsi donc, déclarez à votre maître que s'il veut m'enlever -celui-ci, il faudra que je le remplace par mon propre fils. Je ne -m'engage pas à laisser partir Hareton sans discussion, mais vous pouvez -être tout à fait sûrs que, s'il part, je ferai venir l'autre. «Ayez -bien soin de dire cela à votre maître.» - -Cette menace suffisait pour nous lier les mains. Edgar Linton, à qui je -la rapportai, ne parla plus d'intervenir. - -L'hôte nouvellement venu était maintenant le maître de Wuthering -Heights. - -Il prouva à l'attorney, qui le prouva à son tour à M. Linton, que -Earnshaw avait engagé jusqu'au moindre yard de ses terres pour avoir de -quoi subvenir à sa manie de jeu, et que tout cela se trouvait engagé -entre ses mains à lui, Heathcliff. De cette façon, Hareton, qui aurait -dû être le premier gentleman du voisinage, fut condamné à une -dépendance absolue vis-à-vis de l'ennemi invétéré de son père, et -c'est ainsi qu'il vit dans la maison comme un domestique, privé même -de l'avantage de toucher des gages, et tout à fait incapable de se -faire droit à lui-même, à cause de son manque de relations, et de -l'ignorance ou il est du tort qu'on lui a fait. - - - - -DEUXIÈME PARTIE - - -CHAPITRE PREMIER - - -Les douze années qui suivirent cette période, continua Madame Dean, -furent les plus heureuses de ma vie: mes plus grands ennuis pendant ces -années furent ceux que me causèrent les petites indispositions de la -jeune Catherine, indispositions que tout enfant, riche ou pauvre, ne -peut manquer de connaître. Pour le reste, dès son sixième mois elle -était poussée comme un petit mélèze, et deux ans ne s'étaient pas -écoulés depuis la mort de Madame Linton qu'elle pouvait déjà marcher -et parler à sa façon. Elle était la créature la plus séduisante qui -jamais ait apporté l'éclat du soleil dans une maison désolée: une -réelle beauté de figure avec les jolis yeux noirs des Earnshaw, mais -le teint clair et les petits traits et les blonds cheveux bouclés des -Linton. Son caractère était hautain, mais nullement dur, et son cœur -était extrêmement sensible dans ses affections. Par sa capacité -d'intense attachement, elle rappelait sa mère; pourtant elle ne lui -ressemblait pas, car elle pouvait être douce comme une colombe. Elle -avait une voix caressante et une expression pensive, ses colères -n'étaient jamais furieuses, son amour, avait autant de tendresse que de -profondeur. Il faut bien avouer cependant qu'elle avait quelques -défauts, avec toutes ces qualités: ainsi un penchant à être -insolente, et cette humeur capricieuse qui ne manque jamais de naître -chez les enfants trop gâtés, qu'ils soient d'ailleurs bons ou -méchants. Lorsqu'il arrivait à un domestique de la vexer, c'était -toujours: «je le dirai à papa», et si son père la blâmait, même -d'un regard, on avait une affaire terrible. Je ne crois pas qu'il lui -ait jamais adressé un mot un peu dur. Il s'était seul chargé de toute -son éducation, et en avait fait un amusement. Elle, de son côté, -curieuse et d'esprit vif, ne pouvait manquer d'être une bonne -écolière: elle apprenait rapidement et faisait honneur à ses leçons. - -Jusqu'à treize ans, jamais elle n'avait dépassé seule les limites du -parc. En de rares occasions, M. Linton l'avait prise avec lui à un -mille ou deux de sa maison, mais il ne la confiait à personne autre. -Gimmerton était pour elle un nom vide de sens, la chapelle était le -seul édifice dont elle se fut approchée et où elle fût entrée, en -outre de sa propre maison. Wuthering Heights et M. Heathcliff -n'existaient pas pour elle, elle vivait dans une parfaite réclusion et -semblait en être parfaitement heureuse. - -Je vous ai dit que Madame Heathcliff avait vécu à peu près une -douzaine d'années après qu'elle avait quitté son mari. Sa famille -était d'une constitution délicate, ni elle ni Edgar n'avaient la rude -santé que vous rencontrerez généralement dans ces régions. Ce que -fut sa dernière maladie, je ne le sais pas, mais je conjecture que ce -fut la même dont son frère est mort, une espèce de fièvre, lente au -début, mais incurable et mortelle. Elle écrivit à son frère pour -l'informer de l'issue probable d'une maladie dont elle souffrait depuis -quatre mois, et pour le prier de ne pas refuser de venir la voir, car -elle avait bien des choses à régler, et elle désirait lui faire ses -adieux et laisser le petit Linton en sûreté entre ses mains. Elle -espérait que Linton pourrait rester avec lui comme il était resté -avec elle, son père n'ayant sans doute aucun désir de se charger de -son entretien ni de son éducation. Mon maître n'hésita pas un instant -à se rendre à sa demande. Pour désagréable qu'il lui fût -d'ordinaire de quitter sa maison, il partit aussitôt, recommandant -Catherine à toute ma vigilance. - -Trois semaines après, une lettre encadrée de noir vint nous annoncer -le jour du retour de M. Edgar. Isabella était morte, il m'ordonnait de -préparer une robe de deuil pour sa fille, et de tout arranger pour -recevoir son jeune neveu. Catherine sauta de joie à l'idée de revoir -son père, et se livra aussi aux plus brillantes prévisions sur les -innombrables qualités de son cousin. Enfin ce fut le soir tant attendu -de l'arrivée. Dès le matin, l'enfant s'était occupée à mettre en -ordre ses petites affaires: et maintenant, vêtue de sa nouvelle robe -noire, (la pauvre créature ne pouvait guère s'affliger beaucoup de la -mort de sa tante) elle ne cessait pas de m'agacer pour me forcer à me -promener avec elle tout le long de la propriété, jusqu'à ce que nous -voyions arriver son père. - ---Linton a six mois de moins que moi, observait-elle, tandis que nous -errions lentement à l'ombre des arbres. Comme ce sera charmant de -l'avoir pour compagnon de jeu! Tante Isabella a envoyé à papa une -belle boucle des cheveux de son fils: ils étaient plus clairs que les -miens et tout aussi fins. Je les ai soigneusement gardés dans une -petite boîte de verre et j'ai souvent songé au plaisir que j'aurais à -voir la tête dont ils provenaient. Oh! je suis heureuse! Et papa, le -cher, cher papa! Venez, Ellen, courons, venez vite! - -Elle courait, revenait, courait de nouveau, faisait ainsi plusieurs -tours avant que mon pas tranquille ne fût arrivé à la porte du parc. -Alors elle s'asseyait sur le petit banc plein d'herbe, et là, elle -essayait d'attendre patiemment. Mais c'était impossible, elle ne -pouvait pas rester une minute en repos. - ---Comme ils sont longs, criait-elle; ah! je vois de la poussière sur le -chemin, c'est eux qui viennent! Quand donc seront-ils ici? Ne -pouvons-nous pas sortir un peu, rien que la moitié d'un mille, Ellen? -Ne le refusez pas, seulement jusqu'à ce bouquet d'arbres, au tournant. - -Je refusai obstinément; enfin son impatience trouva son terme, nous -vîmes s'approcher la voiture des voyageurs. Miss Cathy se mit à crier -et à étendre les bras dès qu'elle aperçut par la portière la figure -de son père. Lui-même ne mit pas moins d'empressement à descendre -vers elle, et longtemps ils n'eurent de pensées que l'un pour l'autre. -Pendant qu'ils échangeaient leurs caresses, je jetai un regard à -l'intérieur de la voiture pour voir le petit Linton. Il était endormi -dans un coin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrures comme si on -avait été en hiver. C'était un garçon pâle, chétif et efféminé, -que l'on aurait pu prendre pour le frère plus jeune de mon maître, -tant la ressemblance était forte; mais il y avait dans son aspect -quelque chose d'une maussaderie maladive que jamais Edgar n'avait eue. -Ce dernier s'aperçut de ma curiosité, et, après m'avoir serré la -main, il me dit de refermer la portière et de ne pas déranger -l'enfant, que le voyage avait fatigué. Cathy aurait bien voulu le voir -à son tour, mais son père lui dit de venir, et ils marchèrent -ensemble à travers le parc, pendant que je courais en avant prévenir -les domestiques. - ---Et maintenant, chérie, dit M. Linton à sa fille, lorsqu'ils -s'arrêtèrent au bas des marches de la maison, sachez que votre cousin -n'est pas fort ni gai comme vous, et rappelez-vous qu'il vient de perdre -sa mère: ne vous attendez donc pas à le voir tout de suite jouer et -courir avec vous, et ne le fatiguez pas en lui parlant beaucoup; -laissez-le tranquille au moins ce soir, voulez-vous? - ---Oui, oui, papa, répondit Catherine, mais je veux le voir, et il n'a -pas une seule fois regardé à la portière. - -La voiture s'arrêta. L'enfant fut réveillé et porté à terre par son -oncle. - ---Voici votre cousine Cathy, Linton, dit mon maître, mettant l'une dans -l'autre les mains des enfants. Elle vous aime déjà, mais ayez bien -soin de ne pas la chagriner en pleurant, ce soir. Essayez maintenant -d'être gai. Le voyage est fini et vous n'avez pas autre chose à faire -qu'à vous reposer et à vous amuser à votre aise. - ---Alors, laissez-moi aller au lit! répondit l'enfant, peu soucieux des -saluts de Catherine, et mettant ses doigts dans ses yeux pour essuyer -des larmes toutes prêtes. - ---Allons, allons, voilà un brave enfant! murmurai-je pendant que je le -faisais entrer. Vous allez la faire pleurer aussi; voyez combien elle a -de chagrin pour vous. - -Je ne sais pas si c'était par compassion pour lui, mais sa cousine -faisait une aussi triste figure que lui-même en revenant vers son -père. Tous trois montèrent dans la bibliothèque, où le thé était -déjà servi. Je retirai le bonnet et le manteau de l'enfant et je -l'installai sur une chaise près de la table; mais il ne fut pas plus -tôt assis qu'il se mit à pleurer de nouveau. Mon maître lui demanda -ce qu'il avait. - ---Je ne peux pas rester assis sur une chaise, sanglota l'enfant. - ---Alors, allez vous mettre sur le sofa, et Ellen vous apportera du thé, -répondit patiemment son oncle. - -J'eus le sentiment qu'il avait été très éprouvé pendant le voyage -par la société de cet enfant inquiet et souffreteux, qui, à ce -moment, se releva lentement de sa chaise et s'étendit sur le canapé. -Cathy vint placer à côté de lui un tabouret, où elle s'assit avec sa -tasse. D'abord elle ne dit rien. Mais cela ne pouvait durer, et bientôt -elle se mit à caresser les cheveux de son petit cousin, et à baiser -ses joues et à lui offrir du thé dans sa soucoupe comme à un bébé. -Ceci lui plut, car il n'était guère autre chose qu'un bébé; il -sécha ses yeux et ses traits s'éclairèrent dans un faible sourire. - ---Oh! cela ira très bien, me dit le maître après les avoir observés -une minute; très bien, si seulement nous pouvons le garder, Ellen. La -compagnie d'un enfant de son âge ne peut tarder à lui inspirer un -nouvel esprit; et à désirer d'être fort, il finira par le devenir. - ---Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je en moi-même, et j'eus le -triste pressentiment qu'il n'y avait guère à l'espérer. Fallait-il -donc que cet être chétif allât vivre à Wuthering Heights? Entre son -père et Hareton, quelle compagnie et quelle instruction il allait -trouver! Mes pressentiments se réalisèrent bientôt, plus tôt que je -n'aurais pensé. Le thé fini, j'avais fait monter les enfants, et -après que Linton s'était endormi (car il ne voulut pas me laisser le -quitter avant qu'il fût endormi), j'étais redescendue. Je me tenais -près de la table dans le salon, préparant une bougie pour M. Edgar, -lorsqu'une servante arriva de la cuisine m'informer que le domestique de -M. Heathcliff, Joseph, était à la porte et désirait parler au -maître. «Je vais d'abord lui demander ce qu'il veut, dis-je toute -tremblante. Une heure bien invraisemblable pour déranger les gens, et -au moment même où ils reviennent d'un long voyage! Je ne crois pas que -le maître puisse le voir aujourd'hui. - -Cependant, Joseph avait traversé la cuisine et se présentait -maintenant à l'entrée du salon. Il était vêtu de ses habits du -dimanche, avec sa figure la plus solennelle et la plus aigre et, tenant -d'une main son chapeau, de l'autre son bâton, il était en train de se -nettoyer les pieds sur le paillasson. - ---Bonsoir, Joseph, dis-je froidement. Quelle affaire vous amène ici ce -soir? - ---C'est à M. Linton que je dois parler, répondit-il, en m'écartant -dédaigneusement de la main. - ---M. Linton se prépare à aller au lit, à moins que vous n'ayez -quelque chose de très particulier à lui dire, je suis sûre qu'il ne -pourra pas vous entendre maintenant. Vous ferez mieux de vous asseoir -ici et de me confier votre message. - ---Où est sa chambre? poursuivit le personnage, examinant la rangée des -portes fermées. - -Je vis bien qu'il était décidé à refuser ma médiation: très à -contre-cœur, j'entrai dans la bibliothèque, et j'annonçai cet -intempestif visiteur, conseillant à M. Linton de l'ajourner au -lendemain. Mais M. Linton n'eut pas le temps de m'y autoriser, car -Joseph était monté derrière moi, et, se précipitant dans -l'appartement, s'était planté au bout de la table, ses deux poings -serrés sur la tête de sa canne. D'une voix très haute, comme s'il -s'attendait à de l'opposition, il commença: - ---Heathcliff m'a envoyé chercher son garçon, et je ne dois pas revenir -sans lui. - -Edgar Linton resta une minute sans parler. Une expression d'extrême -chagrin envahit ses traits; il aurait eu pitié de l'enfant par lui -seul, quand même il ne se serait pas rappelé les frayeurs et les -espoirs d'Isabella, et ses vœux inquiets pour son fils, et la façon -dont elle l'avait recommandé à ses soins. La perspective de livrer -l'enfant le peinait amèrement, et il cherchait dans son cœur un moyen -de l'éviter. Mais aucun projet ne s'offrit à lui. Il savait que de -manifester le moindre désir de le garder n'aurait fait que rendre plus -péremptoire la réclamation d'Heathcliff. Il ne lui restait qu'à se -résigner. Pourtant, il ne voulut pas réveiller l'enfant de son -sommeil. - ---Dites à M. Heathcliff, répondit-il d'un ton calme, que son fils ira -demain à Wuthering Heights. Il est au lit et trop fatigué à cette -heure pour faire encore une telle course. Vous pouvez lui dire aussi que -la mère de Linton a désiré qu'il restât sous ma garde et que, du -moins à présent, sa santé est très précaire. - ---Non, dit Joseph, prenant un air d'autorité, non, cela ne signifie -rien. Heathcliff ne tient aucun compte de la mère ni de vous non plus; -il veut avoir son garçon, et il faut que je le prenne tout de suite. - ---Vous ne le prendrez pas ce soir, répondit Linton avec décision. -Descendez aussitôt et allez répéter à votre maître ce que je vous -ai dit. Ellen, montrez-lui le chemin. Allez. - -Et, poussant du bras le vieillard indigné, il en débarrassa la -chambre, puis ferma la porte. - ---Très bien, cria Joseph, se retirant lentement. Demain, Heathcliff -viendra lui-même, et vous le mettrez dehors si vous l'osez. - - - - -CHAPITRE II - - -Pour empêcher cette menace de se réaliser, M. Linton m'ordonna, le -lendemain matin, de conduire l'enfant chez son père sur le poney de -Catherine, et il me dit: «Comme nous n'aurons aucune influence sur sa -destinée, bonne ou mauvaise, il ne faut pas que vous disiez à ma fille -où il est allé. Il est impossible désormais qu'elle ait des relations -avec lui et il vaut mieux qu'elle ne sache pas qu'il est dans le -voisinage, car alors elle n'aurait plus de repos et ne songerait qu'à -faire visite aux Heights. Vous lui direz simplement que le père de son -cousin l'a envoyé chercher en hâte et que nous avons dû le laisser -partir.» - -L'enfant parut très fâché d'être réveillé à cinq heures du matin, -et surpris d'apprendre qu'il lui fallait se préparer à un nouveau -voyage; mais j'adoucis la chose en lui disant qu'il allait passer -quelque temps avec son père qui, dans son impatience de le voir, -n'avait pu se résigner à attendre qu'il fût entièrement reposé. - ---Mon père? s'écria Linton, singulièrement embarrassé, maman ne m'a -jamais dit que j'avais un père. Où demeure-t-il? J'aimerais mieux -rester ici avec mon oncle. - ---Il demeure tout près d'ici, répondis-je, tout juste derrière ces -collines, si près que vous pourrez venir ici à pied quand vous serez -en train. Et vous devez être heureux de rentrer dans votre maison et de -voir votre père. Il faut que vous essayiez de l'aimer comme vous aimiez -votre mère et alors lui aussi vous aimera. - ---Mais pourquoi n'ai-je pas entendu parler de lui auparavant? Pourquoi -maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme tout le monde? - ---Ses affaires le retenaient dans le Nord, répondis-je, tandis que -votre mère était forcée par sa santé à résider dans le Midi. - ---Et pourquoi maman ne m'a-t-elle jamais parlé de lui? Elle m'a souvent -parlé de mon oncle, et il y a longtemps que j'ai appris à l'aimer. -Mais comment ferai-je pour aimer papa? Je ne le connais pas. - ---Oh! dis-je, tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère aura -sans doute pensé que si elle vous parlait trop souvent de votre père, -vous auriez le désir d'être avec lui. Mais hâtons-nous, une promenade -à cheval par une si belle matinée est bien préférable à une heure -de sommeil de plus. - ---Et, est-ce qu'elle viendra avec nous, la petite fille que j'ai vue -hier? - ---Pas à présent, répondis-je. - ---Et mon oncle? - ---Non plus, c'est moi qui vous conduirai. - -Je fis de mon mieux pour le convaincre du mal qu'il y aurait à montrer -de la répugnance pour rencontrer son père; mais il refusa obstinément -de faire sa toilette, et j'eus à appeler mon maître pour m'aider à le -tirer hors du lit. Enfin la pauvre créature fut mise sur pied, avec -toutes sortes d'espérances trompeuses sur la courte durée de son -séjour chez son père. Un lui promit que MM. Edgar et Cathy iraient lui -faire visite, et maintes autres choses que j'inventais et lui répétais -tout le long de la route. La pure beauté de l'air, l'éclat du soleil, -la douceur du cheval, finirent après un instant par triompher de sa -mauvaise humeur. Il se mit à me questionner sur sa nouvelle maison et -ses habitants. - ---Est-ce que Wuthering Heights est un endroit aussi agréable que -Thrushcross-Grange? me demanda-t-il en se retournant pour jeter un -dernier regard sur la vallée, d'où montait un léger brouillard -estompant de laine blanche le bleu du ciel. - ---Les Heights ne sont pas si entourés d'arbres, ni tout à fait si -grands, répondis-je, mais on a une très belle vue du pays, et puis -l'air est plus sain pour vous, plus frais et plus sec. Il est possible -que dans les premiers temps, la maison vous paraisse vieille et sombre, -malgré que ce soit une maison respectable, la meilleure après la -Grange dans toute la contrée. Et puis vous aurez de si belles courses -à faire sur la lande! Hareton Earnshaw, qui est le cousin de Miss Cathy -et par suite un peu le vôtre, vous montrera les endroits les plus -agréables. Quand le temps sera beau, vous pourrez apporter un livre et -étudier dans un vert retrait; et puis, de temps à autre, votre oncle -viendra faire une promenade avec vous; il lui arrive souvent de se -promener sur ces collines. - ---Et comme quoi est-il, mon père? demanda-t-il. Est-il aussi jeune et -aussi beau que mon oncle? - ---Il est aussi jeune, mais il a les cheveux et les yeux noirs, et l'air -plus sombre; il est aussi plus grand et plus fort. Il est possible, que -d'abord il ne vous paraisse pas si doux et si bon, parce que ses -manières sont tout autres; mais rappelez-vous d'être franc et cordial -avec lui, et naturellement il vous aimera mieux qu'aucun oncle, puisque -vous êtes son fils. - ---Les cheveux et les yeux noirs? murmurait Linton. Je ne puis me -l'imaginer. Alors, je ne suis pas comme lui, n'est-ce pas? - ---Pas beaucoup, répondis-je. - -Et en moi-même, je songeais qu'il aurait fallu répondre: «pas du -tout», et je considérais avec regret le teint pâle et les formes -frêles de mon compagnon, et ses grands yeux languides, les yeux de sa -mère, mais privés de tout ce qu'il y avait chez Isabella de brillant -esprit, sauf lorsque, par instants, une impression maladive venait -animer le regard de l'enfant. - ---Comme c'est étrange, qu'il ne soit jamais venu nous voir, maman et -moi! poursuivait Linton. M'a-t-il jamais vu? S'il m'a vu, c'est quand -j'étais tout enfant. Je ne me rappelle pas une seule chose de lui! - ---Hé, Master Linton, dis-je, trois cents milles sont une grande -distance, et dix ans n'ont pas pour une personne d'âge la longueur -qu'ils ont pour vous. Il est probable que M. Heathcliff se proposait de -venir tous les étés, mais sans jamais trouver une occasion convenable, -et maintenant, il est trop tard. Ne le troublez pas de questions sur ce -sujet, cela le fâcherait sans profit. - -L'enfant fut tout occupé à ses propres pensées jusqu'au terme du -voyage. Lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte du jardin, je le -regardai pour saisir ses impressions. Il observait avec une attention -solennelle le fronton sculpté, et les fenêtres et les buissons de -groseilles, et les sapins tordus; après quoi il secoua la tête, comme -si ses sentiments intimes désapprouvaient tout à fait l'apparence -extérieure de son nouveau séjour. Mais il eut le sens d'ajourner ses -plaintes, avec l'espoir que l'intérieur pourrait apporter une -compensation. Avant qu'il fût descendu de cheval, j'allai ouvrir la -porte; il était six heures et demie; la famille venait de finir de -déjeuner et la servante était occupée à desservir la table. Joseph -se tenait debout auprès de la chaise de son maître et lui racontait -quelque chose sur un cheval boiteux. Hareton se préparait à aller -faire les foins. - ---Holà, Nelly! dit M. Heathcliff en m'apercevant, je craignais d'avoir -à descendre moi-même à la Grange pour aller chercher ce qui -m'appartient; mais vous me l'avez apporté, n'est-ce pas? - -Il se leva et alla vers la porte: Hareton et Joseph le suivirent, tout -allumés de curiosité. Le pauvre Linton jetait sur ces trois figures un -regard épouvanté. - ---À coup sûr, dit Joseph, après une grave inspection, il vous -ressemble, maître, et voilà votre garçon. - -Heathcliff poussa un rire de mépris. - ---Dieu! quelle beauté! Quelle aimable et charmante créature! -s'écria-t-il; on me l'aura nourri de limaçons et de petit lait, -n'est-ce pas, Nelly? Que le diable m'emporte, c'est pire que je ne -pensais, et le diable sait que je ne m'attendais pas à grand'chose! - -Je fis descendre de cheval, puis entrer dans la maison, l'enfant -tremblant et égaré. Il ne comprenait pas tout à fait la signification -du discours de son père, ou bien ne se rendait pas compte qu'il en -était l'objet; en vérité, il n'était pas encore certain que cet -étranger sarcastique et dur fût son père. Mais il se serra contre moi -avec un tremblement croissant; et comme M. Heathcliff avait pris un -siège et l'avait appelé vers lui, il cacha son visage sur mon épaule -et se mit à pleurer. - ---Allons, allons, dit Heathcliff, étendant la main vers lui et -l'attirant vivement entre ses genoux, puis le prenant par le menton. Pas -de ces folies! Nous n'allons pas vous faire mal, Linton: c'est votre -nom, n'est-ce pas? Ah! vous êtes bien entièrement l'enfant de votre -mère! Où est ma part en vous, petit poulet pleurnichard? - -Il enleva le bonnet de l'enfant, et, rejeta en arrière ses épaisses -boucles blondes; puis il tâta les maigres bras et les petits doigts de -son fils qui, pendant cet examen, cessa de pleurer, et leva ses grands -yeux bleus sur son examinateur. - ---Me connaissez-vous? demanda Heathcliff, après avoir constaté que -tous les membres de l'enfant étaient également faibles et frêles. - ---Non, dit Linton avec une peur vague. - ---Non! Quelle honte que votre mère n'ait jamais cherché à éveiller -votre pitié filiale envers moi! Eh bien, apprenez que vous êtes mon -fils; et votre mère était une méchante coquine de vous laisser dans -l'ignorance du sort de votre père. Allons, ne reculez pas et ne -rougissez pas de cette façon, malgré que ce soit toujours une façon -de montrer que vous avez du sang rouge. Soyez un bon garçon, et nous -nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée, vous pouvez vous -asseoir, sinon retournez à la Grange. Je devine bien que vous aurez à -y rapporter tout ce que vous avez entendu et vu, et le plus tôt sera le -mieux. - ---Eh bien, répondis-je, j'espère que vous serez bon pour l'enfant, M. -Heathcliff, faute de quoi vous ne le garderez pas longtemps; et il est -le seul parent que vous ayez désormais dans le monde, ne l'oubliez pas. - ---Je serai très bon pour lui, soyez sans crainte, dit-il en riant. -Seulement, j'entends que personne autre ne soit bon pour lui, je veux -avoir le monopole de ses affections. Et pour inaugurer mes bons -procédés, Joseph, apporter à cet enfant quelque chose pour déjeuner. -Hareton, infernal veau, allez à votre ouvrage! Oui, Nelly, ajouta-t-il, -quand ils furent partis, mon fils est l'héritier présomptif de la -Grange, et je ne veux pas qu'il meure avant d'être assuré d'avoir sa -succession. De plus, il est à moi, et je veux avoir le triomphe de voir -mon descendant maître de leurs biens. C'est la seule considération qui -pourra me faire supporter ce petit drôle: car je le méprise pour -lui-même et je le hais pour les souvenirs qu'il fait revivre. Mais -cette considération suffit: mon enfant sera aussi en sûreté chez moi, -et élevé aussi soigneusement, que celui de votre maître chez lui. -J'ai une chambre là-haut, toute prête pour lui, dans le style le plus -élégant. J'ai aussi engagé un tuteur, qui doit venir trois fois par -semaine, de vingt milles d'ici, pour lui enseigner ce qu'il voudra -apprendre. J'ai ordonné à Hareton de lui obéir. En fait, j'ai -arrangé toutes choses pour préserver en lui le supérieur et le -gentleman. Je regrette seulement qu'il mérite si peu tout ce -dérangement: si je pouvais désirer quelque bonheur dans ce monde, -c'était de trouver en lui un digne objet de fierté, et je suis -amèrement désappointé avec ce petit misérable tout pâlot et tout -geignant. - -Pendant qu'il parlait, Joseph revint avec un plat de porridge au lait, -et le plaça devant Linton, qui considéra cette nourriture domestique -avec un regard d'aversion et déclara qu'il ne pouvait pas le manger. Je -vis que le vieux domestique partageait pleinement le mépris de son -maître pour l'enfant, mais qu'il se trouvait obligé de garder pour lui -son sentiment, à cause du désir d'Heathcliff de voir son fils -respecté de ses inférieurs. - ---Vous ne pouvez pas le manger? répéta-t-il, regardant en face le -petit Linton, et baissant la voix pour ne pas être entendu. Mais Master -Hareton n'a jamais mangé autre chose quand il était petit; et ce qui -était assez bon pour lui doit être assez bon pour vous, il me semble. - ---Je n'en mangerai pas, répondit Linton d'un ton hargneux. Enlevez cela -d'ici. - -Joseph prit le plat avec un geste indigné et vint nous l'apporter.--Y -a-t-il quelque chose de mauvais dans cette nourriture? demanda-t-il en -la présentant à Heathcliff. - ---Et qu'est-ce qu'il y aurait de mauvais? - ---Ah! fit Joseph, c'est que ce garçon a le goût difficile et dit qu'il -ne peut pas en manger. Mais sa mère était comme lui. - ---Ne me parlez pas de sa mère, dit le maître d'un ton lâché; -donnez-lui quelque chose qu'il puisse manger, voilà tout. - ---Quelle est sa nourriture ordinaire, Nelly? - -J'indiquai du lait chaud ou du thé; et des ordres furent donnés en -conséquence à la servante. - ---Allons, me dis-je, l'égoïsme de son père contribuera du moins à -lui rendre la vie confortable. Heathcliff se rend compte de la -constitution délicate de l'enfant et de la nécessité de le bien -traiter. M. Edgar sera consolé en apprenant que les choses ont pris -cette tournure. - -Comme je n'avais pas d'excuse pour rester plus longtemps, je sortis, me -glissant hors de la chambre, pendant que Linton était occupé à -repousser timidement les avances d'un gros chien de berger. Mais le -garçon était trop en alerte pour ne pas me voir, et comme je fermais -la porte, je l'entendis pleurer en répétant avec frénésie: - ---Ne me quittez pas!--Je ne veux pas rester ici! je ne veux pas rester -ici! - -J'entendis alors que l'on soulevait, puis qu'on laissait retomber le -loquet; on se refusait à le laisser sortir. Je montai sur le cheval et -le mis au trot. Ainsi se termina ma courte surveillance. - - - - -CHAPITRE III - - -Nous eûmes bien de l'embarras avec Cathy ce jour là; elle s'était -levée toute joyeuse, impatiente de rejoindre son cousin; et lorsqu'elle -apprit son départ, elle eut des larmes et des lamentations si -passionnées qu'Edgar lui-même fut obligé, pour la calmer, d'affirmer -que Linton ne tarderait pas à revenir: «Si seulement je puis -l'obtenir» ajouta-t-il, et c'était ce qu'il n'espérait guère. Cette -promesse ne put la rassurer tout à fait; mais le temps eu plus de -pouvoir; et la jeune fille, tout en demandant parfois à son père quand -Linton reviendrait, finit par oublier complètement ses traits. - -Toutes les fois que j'avais l'occasion de rencontrer à Gimmerton la -servante de Wuthering Heights, je lui demandais comment allait l'enfant, -car il vivait aussi retiré que Catherine elle-même, et jamais on ne le -voyait. J'appris de cette femme qu'il continuait à être de faible -santé et de fatigante compagnie. M. Heathcliff semblait le prendre sans -cesse davantage en aversion, tout en se donnant quelque peine pour -cacher son sentiment; il avait delà répugnance pour le son de sa voix, -et ne pouvait se résoudre à rester dans une même chambre avec lui. -Rarement le père et l'enfant se parlaient. Linton apprenait ses leçons -et passait ses soirées dans un petit appartement qu'on avait appelé le -parloir; le reste de la journée il ne sortait pas de son lit, ayant -toujours des toux, et des rhumes, et des douleurs de toutes sortes. - ---Et jamais je n'ai connu une créature si peu courageuse, ajouta la -femme, ni si préoccupée d'elle-même. «Si je laisse la fenêtre -ouverte un peu tard dans la soirée, il se plaint, comme si un souffle -d'air devait le tuer. Il demande à avoir du feu au milieu de l'été; -et la fumée de la pipe de Joseph est du poison pour lui; et il faut -toujours qu'il ait des sucreries et des friandises, et toujours du lait, -sans s'occuper de ce qui reste pour nous. Il est là, enveloppé dans -son manteau de fourrures et assis dans son fauteuil près du feu, à -grignoter; et si, par compassion, Hareton vient l'amuser--car Hareton -est d'une nature rude, mais pas méchant--ils ne manquent pas de se -séparer bientôt, l'un avec des jurons et l'autre avec des larmes. Je -crois que, si ce n'était pas son fils, le maître autoriserait -volontiers Earnshaw à le battre; et je suis sûre qu'il serait capable -de le mettre à la porte s'il connaissait seulement la moitié des -commodités dont il s'entoure. Mais, sans doute pour ne pas courir le -danger d'en être tenté, jamais il n'entre dans le parloir; et si le -petit Linton fait des manières devant lui, il l'envoie aussitôt dans -sa chambre.» - -Je devinai, d'après ces paroles, que le manque de toute sympathie avait -rendu le jeune Heathcliff égoïste et désagréable, à supposer qu'il -ne l'ait pas été de naissance; et ainsi mon intérêt pour lui -décrût, malgré que je continuasse à plaindre son sort, et à -regretter qu'on ne l'eût pas laissé avec nous. M. Edgar m'encourageait -à obtenir des renseignements: il pensait beaucoup à son neveu et -aurait couru de grands risques pour le voir. Il me dit une fois de -demander à la servante si le petit Linton allait jamais à Gimmerton. -Mais la servante me répondit qu'il n'y était allé que deux fois, à -cheval, en compagnie de son père, et que les deux fois il s'était -plaint d'être tout courbaturé pendant les jours qui avaient suivi. -Deux ans après l'arrivée du petit, cette servante quitta la maison et -fut remplacée par une autre que je ne connais pas. - -La vie se poursuivit à la Grange, de la même gentille façon -qu'autrefois, jusqu'à ce que Miss Cathy eut seize ans. Nous ne fêtions -jamais l'anniversaire de sa naissance, parce que c'était aussi -l'anniversaire de la mort de ma défunte maîtresse. Son père ne -manquait jamais de passer cette journée seul, dans la bibliothèque; le -soir tombant, il allait jusqu'au cimetière de Gimmerton, et souvent -prolongeait son absence au-delà de minuit. Catherine se trouvait donc -ce jour-là abandonnée à elle-même. Le 20 mars fut, cette année-là -une admirable journée de printemps. Après que son père se fut -retiré, la jeune fille descendit, habillée pour sortir, et me demanda -de faire avec elle une promenade sur la lande; M. Linton l'y avait -autorisée, pourvu que la promenade fut courte et ne dépassât pas une -heure. - ---Ainsi, hâtez-vous, Ellen, me cria-t-elle. Je sais où je veux aller: -il y a un endroit où s'est fixée toute une colonie d'oiseaux, et je -veux voir s'ils ont fait leurs petits. - ---Mais cela doit être très loin, répondis-je. - ---Non, du tout, j'y suis allée avec papa. - -Je mis mon bonnet et sortis, sans plus songer à la chose. Elle sautait -devant moi, puis retournait me rejoindre, et de nouveau s'élançait en -avant comme un jeune lévrier. Moi-même étais toute heureuse à -écouter chanter les alouettes, et à jouir de la douce chaleur du -soleil, et à considérer ma délicieuse petite amie, avec ses boucles -dorées volant sur ses épaules, et ses joues brillantes comme des roses -sauvages, et ses yeux tout rayonnants de plaisir parfait. Elle était -véritablement comme un ange, dans ce temps-là. - ---Eh bien, lui dis-je, où donc sont vos oiseaux, miss Cathy? Nous -devrions y être arrivées et nous sommes déjà très loin du parc. - ---Oh, un petit peu plus loin, un tout petit peu plus loin, Ellen! me -répondait-elle. Vous n'avez qu'à monter cette petite colline, et avant -que vous ne soyez arrivée de l'autre côté, j'aurai fait lever les -oiseaux. - -Mais il y avait tant de collines à grimper que je finis par me sentir -fatiguée, et lui dis de nous arrêter et de revenir à la maison. Mais -elle, qui s'était avancée très loin de moi, soit qu'elle n'ait pas pu -ou pas voulu m'entendre, elle continua à courir en avant, et je fus -forcée de la suivre. Enfin elle disparut dans un creux, et avant que -j'eusse pu la revoir, elle était au moins à deux milles plus près de -Wuthering Heights que de sa maison; et je vis la jeune fille arrêtée -par deux personnes dont l'une me parut devoir être M. Heathcliff -lui-même. - -Cathy avait été prise sur le fait de ravager, ou tout au moins -d'explorer, les nids des grouses. Les Heights étaient la propriété -d'Heathcliff, et celui-ci réprimandait la jeune fille. - ---Je n'en ai ni trouvé ni pris un seul, disait celle-ci au moment où -je m'approchais. Je n'avais aucune intention d'en prendre, mais papa -m'avait dit qu'il y en avait une quantité ici, et je voulais seulement -voir les œufs. - -Heathcliff me regarda avec un sourire méchant, laissant voir qu'il -savait à qui il avait à faire; après quoi il demanda à la jeune -fille qui était son papa. - ---M. Linton de Thrushcross-Grange, répondit-elle. Et je suppose que -vous ne m'auriez pas parlé de cette façon si vous aviez su qui -j'étais. - ---Ainsi vous supposez que monsieur votre papa est hautement estimé et -respecté? fit Heathcliff d'un ton sarcastique. - ---Et vous, qui êtes-vous? demanda Catherine, le considérant -curieusement. Et cet homme-ci, est-ce votre fils? - -Elle désigna Hareton que les années n'avaient fait que rendre plus -grand et plus fort, sans lui rien enlever de sa gaucherie et de sa -rudesse. - ---Miss Cathy, interrompis-je, il y aura bientôt trois heures que nous -sommes sorties, au lieu d'une, il faut que nous rentrions. - ---Non, cet homme n'est pas mon fils, répondit-il après m'avoir -écarté de la main. Mais j'ai un fils que vous avez, je crois, déjà -vu. Et bien que votre nourrice soit si pressée, je crois que vous et -elle ne vous trouverez pas mal d'un peu de repos. Ne voulez-vous pas -traverser ce coin de bruyères et entrer un instant dans ma maison? Vous -pouvez être sûres d'y être bienvenues. - -Je murmurai à Catherine qu'elle ne devait en aucune façon accepter -cette proposition. - ---Et pourquoi? demanda-t-elle tout haut. Je suis fatiguée de courir et -le terrain est trop mouillé de rosée pour que je puisse m'asseoir ici. -Allons-y, Ellen. Et puis cet homme dit que j'ai vu son fils. Je suppose -qu'il se trompe; mais je devine ou il demeure: dans cette ferme que l'on -voit en revenant de Pennistone Crags, n'est-ce pas? - ---Oui, en effet. Allons Nelly, taisez-vous! Hareton, allez en avant avec -la fille, et vous, Nelly, vous allez marcher avec moi. - ---Non, je ne veux pas qu'elle entre chez vous! m'écriai-je, -m'efforçant de délivrer mon bras qu'il avait saisi. Mais la jeune -fille était déjà presque aux pierres de la porte, courant à toute -volée. Le compagnon qu'on lui avait désigné n'avait pas eu la -prétention de l'escorter et, arrivé à la route, il l'avait quittée. - ---M. Heathcliff, dis-je, ceci est très mal, car vous savez bien que ce -n'est pas dans une bonne intention. Maintenant elle va voir Linton, et -tout raconter aussitôt que nous serons revenus, et c'est sur moi que -retombera tout le blâme. - ---Je tiens à ce qu'elle voie Linton, répondit-il; il a justement -meilleure apparence tous ces jours-ci, et il ne lui arrive pas souvent -d'être en état d'être vu. Et puis, nous aurons vite fait de lui -persuader de tenir la visite secrète; où est le mal là-dedans! - ---Le mal est que son père va me détester s'il apprend que je lui ai -permis d'entrer dans votre maison, et puis je suis convaincue que vous -avez un mauvais dessein en l'encourageant à entrer chez vous. - ---Mon dessein, répondit-il, est aussi honnête que possible. Le voici -d'ailleurs en entier, Nelly: c'est que les deux cousins puissent devenir -amoureux l'un de l'autre et se marier. Vous voyez que j'agis -généreusement envers votre maître; sa fille n'a rien en vue, et, si -elle seconde mes désirs, elle deviendra tout de suite mon héritière -en commun avec Linton. - ---Mais si Linton meurt, répondis-je--et sa vie est bien peu -sûre--Catherine sera l'héritière. - ---Non, nullement. Il n'y a aucune clause dans le testament qui -l'établisse. La propriété de mon fils me reviendra à moi, mais, pour -prévenir les querelles, je désire leur union, et je suis résolu à la -faire. - ---Et moi, je suis résolue à ne laisser jamais ma maîtresse -s'approcher de nouveau de votre maison! répliquai-je, au moment où -nous arrivions à la porte, où Miss Cathy nous attendait. - -Heathcliff m'ordonna de rester tranquille, et, nous précédant dans le -sentier, alla nous ouvrir la porte. Catherine le regarda à plusieurs -reprises, comme si elle n'arrivait pas à savoir ce qu'elle devait -penser de lui. Mais lui ne manquait pas de sourire lorsqu'il rencontrait -son regard, et d'adoucir sa voix en lui parlant. J'eus même la folie de -m'imaginer que la mémoire de sa mère pourrait le désarmer en sa -faveur et l'empêcher de lui faire du tort. Linton se tenait debout -près du foyer; il venait de rentrer d'une promenade dans les champs, -car il avait encore le bonnet sur la tête, et était en train de -demander à Joseph des bottines plus sèches. L'âge l'avait fait -grandir: il allait avoir seize ans dans quelques mois. Ses traits -étaient restés jolis, ses yeux et son teint étaient devenus plus -brillants qu'auparavant, mais d'un éclat tout passager, et dû -seulement à la bonne influence de l'air et du soleil. - ---Eh bien, qui est-ce? demanda M. Heathcliff, se tournant vers Cathy. -Pouvez-vous le dire à présent? - ---Votre fils? dit-elle, après les avoir considérés l'un et l'autre. - ---Oui, oui, répondit-il; mais est-ce la première fois que vous le -voyez? Songez-y! Ah! Vous avez la mémoire courte. Linton, ne vous -rappelez-vous pas votre cousine, que vous teniez tant à revoir quand -vous êtes arrivé ici? - ---Quoi, Linton! s'écria-t-elle à ce nom, toute allumée de joyeuse -surprise. Est-ce le petit Linton? Mais il est plus grand que moi! -Êtes-vous Linton? - -Le jeune homme s'avança et se fît reconnaître: elle l'embrassa avec -ardeur, et tous deux furent surpris des changements que le temps leur -avait apportés. Catherine avait alors atteint toute la taille qu'elle a -aujourd'hui, ses formes étaient à la fois pleines et élancées, ses -membres élastiques comme l'acier, et son aspect général étincelait -de santé et de vie. Quant à Linton, ses regards et ses mouvements -étaient languides; ses formes bien grêles, mais il y avait dans ses -manières une grâce qui adoucissait ces défauts et les empêchait de -déplaire. Après avoir échangé avec lui de nombreuses marques -d'affection, sa cousine s'avança vers M. Heathcliff, qui restait près -de la porte, paraissant tout occupé à regarder au dehors, mais en -réalité n'ayant d'attention que pour les observer. - ---Mais alors, vous êtes mon oncle! s'écria-t-elle. Il me semblait bien -que je vous aimais, bien que vous fussiez d'humeur désagréable. -Pourquoi ne venez-vous pas faire visite à la Grange avec Linton? De -vivre tant d'années si près l'un de l'autre et de ne jamais se voir, -c'est bien étrange. Pourquoi avez-vous fait cela? - -Elle s'était levée sur le bout des pieds pour l'embrasser. - ---Je suis allé à la Grange une fois ou deux avant que vous ne fussiez -née, répondit Heathcliff. Et maintenant, au diable; si vous avez des -baisers à dépenser, donnez-les à Linton; sur moi ils sont perdus. - ---Méchante Ellen! s'écria Catherine, se retournant vers moi avec ses -caresses. Méchante Ellen d'avoir essayé de m'empêcher d'entrer! Mais -désormais je ferai cette promenade tous les matins: je le puis, -n'est-ce pas, mon oncle? Et de temps en temps j'amènerai papa. Ne -serez-vous pas heureux de nous voir? - ---Naturellement, répondit l'oncle avec une grimace mal contenue et qui -témoignait de son aversion pour les deux visiteurs proposés. Mais -attendez, poursuivit-il en se retournant vers Cathy: il vaut mieux que -je vous dise la chose tout de suite. M. Linton a un préjugé contre -moi. Il nous est arrivé jadis de nous quereller très durement; et si -vous lui parlez de venir ici, il ne manquera pas de vous interdire -aussitôt toute visite. Si donc vous avez quelque souci de voir votre -cousin, à l'avenir, il faut que vous n'en disiez pas un mot: venez si -vous voulez, mais n'en parlez pas. - ---Et pourquoi vous êtes-vous querellés? demanda Catherine un peu -abattue. - ---Il me jugeait trop pauvre pour épouser sa sœur, et il fut fâché -quand je l'eus obtenue; son orgueil était blessé et jamais il ne me le -pardonnera. - ---Cela est mal, dit la jeune fille, et il faudra qu'un jour je le lui -dise. Mais Linton et moi n'avons aucune part dans votre querelle. Si -c'est ainsi; je ne viendrai pas ici, mais il faudra que Linton vienne à -la Grange. - ---Ce sera trop loin pour moi, murmura son cousin; de faire quatre milles -à pied me tuerait. Non, mais vous, Miss Catherine, venez ici de temps -à autre, pas tous les matins, mais une ou deux fois par semaine. - -Le père lança à son fils un regard d'amer mépris. - ---J'ai bien peur, Nelly, d'en être pour ma peine, murmura-t-il. Miss -Catherine, comme le drôle l'appelle, finira par découvrir ce qu'il -vaut et par l'envoyer au diable. Ah! si ç'avait été Hareton! -Savez-vous que vingt fois par jour j'envie Hareton, si dégradé qu'il -soit? J'aurais adoré ce garçon s'il n'avait pas été ce qu'il est. -Mais je crois que celui-là est à l'abri de l'amour de votre jeune -dame. Et pour ce misérable avorton, nous comptons que ça ne durera -guère passé dix-huit ans. Oh! l'insipide créature! Il est tout -occupé à sécher ses pieds, et ne daigne même pas la regarder!... -Linton! - ---Oui, père, répondit l'enfant. - ---N'avez-vous rien à montrer à votre cousine dans les environs, pas -même un lapin ou un nid de belettes? Conduisez-la dans le jardin avant -de changer de souliers, et puis dans l'étable pour voir votre cheval. - ---Cela ne vous serait-il pas plus agréable de vous asseoir ici? demanda -Linton à Catherine, d'un ton qui exprimait bien sa répugnance à se -mouvoir de nouveau. - ---Je ne sais pas, répondit-elle en jetant un regard sur la porte, comme -si sa nature même l'entraînait à agir. - -Lui, resta assis et se rapprocha du feu. Heathcliff se leva, alla dans -la cuisine, puis dans la cour, appelant Hareton. Hareton répondit, et -tous deux rentrèrent dans la maison. Le jeune homme était allé se -laver, comme en témoignaient l'éclat de ses joues et l'humidité de -ses cheveux. - ---Oh! je veux vous le demander à vous, mon oncle, cria Miss Cathy. Ce -garçon n'est pas mon parent, n'est-ce pas? - ---Si fait, répondit-il, c'est le neveu de votre mère. Ne vous -plaît-il pas? - -Catherine avait une expression bizarre, en continuant à le regarder. - ---N'est-ce pas un joli garçon? poursuivit Heathcliff. - -L'impertinente demoiselle se dressa sur ses pieds et murmura quelque -chose à l'oreille de son oncle. Celui-ci se mit à rire, et Hareton -s'assombrit; je compris qu'il était très sensible aux manques -d'égards qu'il soupçonnait, et qu'il avait une vague notion de son -infériorité. Mais son maître ou gardien le rasséréna en s'écriant: - ---Vous serez le favori parmi nous, Hareton, elle dit que vous êtes -un... - ---Quoi donc? - ---Enfin quelque chose de très flatteur. Allez faire avec elle le tour -de la ferme. Et rappelez-vous de vous conduire comme un gentleman; pas -de mauvaises paroles, n'est-ce pas? Et quand la jeune dame ne vous -regardera pas, ne la dévisagez pas, pour vous cacher ensuite la figure -dès qu'elle tournera les yeux sur vous. Quand vous parlerez, parlez -lentement, et sortez vos mains de vos poches. Allez, et amusez-la de -votre mieux. - -Le couple sorti, Heathcliff le considéra par la fenêtre. Earnshaw -tenait constamment sa figure détournée et semblait considérer, avec -la curiosité d'un étranger ou d'un artiste, le paysage environnant. -Catherine le regardait à la dérobée, d'un regard qui n'exprimait pas -une bien vive admiration. Après quoi elle se mettait en devoir de -chercher une source d'amusement autour d'elle, et sautillait gaiement en -fredonnant une chanson. - ---J'ai lié sa langue, me dit Heathcliff. Il ne risquera pas une seule -syllabe de toute la promenade. Nelly, vous vous rappelez ce que j'étais -à son âge, ou plutôt quand j'avais quelques années de moins que lui. -M'avez-vous vu un air si stupide? - ---Oh! bien pire, répondis-je, parce qu'avec cela vous étiez plus -maussade. - ---Ce garçon me fait bien du plaisir, poursuivit-il, songeant tout haut. -Il a réalisé mon attente. S'il était un sot de naissance, mon plaisir -aurait été moindre de moitié. Mais il n'est pas sot, et je peux -sympathiser avec tous ses sentiments, les ayant éprouvés moi-même. Je -sais par exemple exactement ce qu'il souffre en cet instant et ce n'est -rien en comparaison de ce qu'il aura encore à souffrir. Et jamais il ne -sera capable de sortir de son abîme de grossièreté et d'ignorance. Je -l'ai enchaîné de plus près que sa canaille de père n'avait fait pour -moi, je l'ai fait descendre plus bas, car je lui ai fait trouver son -orgueil dans son abrutissement. Je lui ai appris à mépriser comme -mesquin et misérable tout ce qui était au-dessus de l'animalité. Ne -pensez-vous pas que Hindley serait fier de son fils s'il pouvait le -voir, presque aussi fier que je le suis du mien? La différence est -seulement que l'un est de l'or employé comme pierre de pavage, tandis -que l'autre est du plomb poli pour singer l'argent. Mais le meilleur de -tout cela est que Hareton m'adore. Vous avouerez qu'en cela j'ai -enfoncé Hindley! Si cet animal défunt pouvait se lever de son tombeau -et me reprocher mes torts envers son enfant, j'aurais l'amusement de -voir le susdit enfant le repousser, et s'indigner de ce qu'il ose s'en -prendre au seul ami qu'il ait sur la terre! - -Cependant notre jeune compagnon, qui était assis trop loin de nous pour -pouvoir nous entendre, commença à manifester des symptômes -d'embarras, comme s'il se repentait d'avoir refusé la société de -Catherine par peur d'une petite fatigue. Son père remarqua les regards -qu'il lançait à la fenêtre, et la façon hésitante dont il étendait -la main pour prendre son chapeau. - ---Levez-vous, paresseux! lui cria-t-il d'un ton qu'il voulait cordial. -Courez après eux! Ils sont tout juste au coin, près de la ruche. - -Linton recueillit ses forces et sortit. Au même moment, par la fenêtre -ouverte, j'entendis que Cathy demandait à son peu sociable compagnon ce -que signifiait l'inscription au-dessus de la porte. Hareton leva la -tête, puis la secoua comme un véritable clown. - ---C'est quelque maudite écriture, répondit-il; je ne puis la lire. - ---Vous ne pouvez la lire! s'écria Catherine. Je le peux moi, c'est de -l'anglais, mais je voudrais savoir pourquoi c'est ici. - -Linton se mit à ricaner. Ce fut la première manifestation de gaieté -que je vis chez lui. - ---Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sa cousine; auriez-vous pu -croire à l'existence d'un pareil âne? - ---A-t-il perdu les sens, demanda sérieusement Miss Cathy, ou bien -est-il idiot? Voilà deux fois que je le questionne, et chaque fois il a -un air si stupide qu'il ne paraît pas me comprendre. En tout cas j'ai, -moi, bien de la peine à le comprendre. - -Linton renouvela son rire, et jeta un regard de sarcasme sur Hareton, -qui, à coup sûr, ne paraissait pas dans ce moment tout à fait dénué -de compréhension. - ---C'est une pure affaire de paresse, observa Linton; n'est-ce pas vrai, -Earnshaw? Ma cousine se figure que vous êtes idiot. Vous voyez -maintenant quelle est la conséquence de votre mépris pour les livres! -Avez-vous remarqué, Catherine, sa terrible façon de prononcer? - ---Eh bien, et où diable est le mal? grommela Hareton, qui faisait moins -d'embarras pour répondre à son compagnon de tous les jours. - ---Quel besoin avez-vous, de faire intervenir le diable dans cette -phrase? ricana Linton. Papa vous a dit d'éviter les mauvaises paroles, -et vous ne pouvez pas ouvrir la bouche sans en lâcher une. Essayez donc -un peu de vous conduire comme un gentleman. - ---Si tu n'étais pas une fille, plutôt qu'un garçon, je te jetterais -à terre à l'instant, misérable avorton! répliqua le jeune homme -furieux, se retirant la figure brûlée de rage et de douleur; il avait -conscience d'être insulté et ne savait comment y répondre. - -M. Heathcliff, qui avait entendu comme moi cette conversation, sourit en -voyant s'éloigner Hareton; mais il y eut ensuite dans son regard une -répugnance singulière pour le couple bavard, qui continuait à causer -près de la porte. Linton exposait, avec assez d'animation, les fautes -et les défauts d'Hareton, racontant toutes sortes d'anecdotes à -l'appui; et la jeune fille s'amusait de ses railleuses et méprisantes -paroles, sans prendre garde à la méchanceté d'âme qu'elles -témoignaient. Je commençais à détester Linton plus qu'à le -plaindre, et à excuser son père en quelque façon du peu de cas qu'il -faisait de lui. - -Nous restâmes ainsi jusqu'à l'après-midi, car il m'avait été -impossible de faire partir plus tôt Miss Catherine; mais, par bonheur, -mon maître n'avait pas quitté son appartement et ne savait rien de -notre absence prolongée. Pendant que nous rentrions à la maison, -j'aurais voulu expliquer à la jeune fille le caractère des gens que -nous venions de quitter; mais elle s'était fourré dans la tête que -j'avais des préventions contre eux. - ---Ah! ah! criait-elle, vous prenez le parti de papa, Ellen, vous êtes -partiale, sans cela vous ne m'auriez pas entretenue tant d'années dans -l'idée que Linton demeurait très loin d'ici. Je suis très fâchée; -mais j'ai tant de plaisir, que je ne puis le faire voir. «Seulement, je -veux que vous vous taisiez au sujet de mon oncle; rappelez-vous qu'il -est mon oncle et je vais gronder papa pour s'être querellé avec lui.» - -Je dus renoncer à essayer de la convaincre de son erreur. Ce soir là, -elle ne dit rien de sa visite, parce qu'elle ne vit pas M. Linton. Mais -le jour suivant, tout fut dévoilé, à mon grand chagrin, encore que, -dans ma tristesse, j'eusse la joie de penser que M. Linton porterait -mieux que moi le fardeau d'avoir à diriger et à prévenir sa fille. -Mais il était trop timide pour lui fournir des raisons satisfaisantes, -dans la défense qu'il lui faisait d'entrer en relation avec les -Heights, et Catherine ne se contentait pas à moins d'excellentes -raisons. - ---Papa, s'écria-t-elle dès le matin en l'embrassant, devinez qui j'ai -vu hier dans ma promenade sur la lande! Ah! papa, vous avez tressailli, -vous avez senti que vous aviez eu tort, n'est-ce pas! Mais écoutez, -j'ai vu... mais écoutez et vous allez voir comment j'ai découvert la -chose. Et Ellen, qui est liguée avec vous et qui me défendait toujours -d'espérer le retour de Linton! - -Elle raconta fidèlement l'excursion et ses conséquences; et mon -maître, tout en jetant de temps à autre vers moi un regard de -reproche, n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce qu'elle eût fini son -récit. Alors, il la tira vers lui et lui demanda si elle savait -pourquoi il lui avait caché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser -que c'était pour la priver d'un plaisir inoffensif? - ---Mais, c'est parce que vous n'aimez pas M. Heathcliff, répondit-elle. - ---Alors vous croyez que j'ai plus de souci de mes propres sentiments que -des vôtres, Cathy? Non, ce n'est pas parce que je déteste M. -Heathcliff, c'est parce que M. Heathcliff me déteste et que c'est un -homme diabolique, trouvant son plaisir à blesser ou à ruiner ceux -qu'il déteste, dès qu'ils lui en fournissent la moindre occasion. Je -savais que vous ne pouviez pas rester en relations avec votre cousin -sans entrer en contact avec lui. Et comme je savais qu'il vous -détesterait à cause de moi, j'ai pris mes précautions, dans votre -intérêt, pour que vous ne puissiez pas revoir Linton. J'avais -l'intention de vous expliquer cela un jour, quand vous seriez plus -âgée, mais maintenant je regrette d'avoir tant tardé. - ---Mais M. Heathcliff a été tout à fait cordial, papa! fit observer -Catherine, qui n'avait pas l'air convaincue. Lui, n'a fait aucune -objection à ce que nous nous voyions. Il m'a dit que je pourrais venir -dans sa maison tant que je voudrais, seulement que je ne devais pas vous -le dire, parce que vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne -pouviez pas lui pardonner son mariage avec ma tante Isabella. Et c'est -vrai, c'est vous même qu'il faut blâmer dans cette affaire. Lui, il -consent à nous laisser enfin devenir amis, Linton et moi, et vous, vous -le refusez. - -Voyant qu'il n'y avait pas à espérer d'être cru sur parole, mon -maître esquissa rapidement à sa fille la conduite d'Heathcliff à -l'égard d'Isabella, et la manière dont Wuthering Heights était devenu -sa propriété. Il ne pouvait supporter de parler longtemps sur ce -sujet, éprouvant toujours pour son ancien ennemi la même horreur et la -même haine, depuis la mort de Madame Linton. Il songeait toujours que, -sans lui, sa femme vivrait encore, et c'est ainsi qu'à ses yeux -Heathcliff paraissait comme un meurtrier. Miss Cathy, qui ne connaissait -d'autres mauvaises actions que ses petites désobéissances, injustices -ou colères, dont elle ne manquait jamais de se repentir le lendemain, -fut atterrée de cette noirceur d'âme qui pouvait couver une vengeance -pendant des années et poursuivre obstinément ses plans sans l'ombre -d'un remords. Elle parut si profondément impressionnée et choquée de -ce nouvel aspect de la nature humaine, que M. Edgar jugea inutile de -poursuivre ce sujet; il se contenta d'ajouter qu'il lui expliquerait -plus tard pourquoi il voulait qu'elle évitât la maison et la famille -de cet homme, lui disant de reprendre son ancienne vie, en attendant, et -de ne plus songer à son aventure de ce jour là. - -Catherine embrassa son père et s'assit tranquillement pendant une heure -ou deux, suivant l'habitude, pour travailler à ses leçons; puis, elle -accompagna son père dans la visite qu'il fit à ses terres, et toute la -journée se passa comme d'habitude; mais le soir, quand elle se fut -retirée dans sa chambre et que j'allai l'aider à se déshabiller, je -la trouvai agenouillée et pleurant au bord de son lit. - ---Oh! fi! le vilain enfant, m'écriai-je. S'il vous était jamais -arrivé d'avoir un chagrin réel, vous auriez honte de perdre une seule -larme pour cette petite contrariété. On voit bien que vous n'avez -jamais eu l'ombre d'une vraie douleur. Supposez pour une minute que -votre père et moi nous sommes morts et que vous êtes seule au monde: -qu'est-ce que vous éprouverez alors? Comparez l'occasion présente avec -une affliction comme celle là et soyez reconnaissante aux amis que vous -avez, au lieu d'en souhaiter de nouveaux. - ---Ce n'est pas pour moi que je pleure, Ellen, c'est pour lui. Il -s'attendait à me revoir demain et il va être si désappointé! il -m'attendra et je ne viendrai pas! - ---Quelle folie! croyez-vous qu'il pense autant à vous que vous pensez -à lui? N'a-t-il pas la compagnie d'Hareton? Personne au monde ne -pleurerait de perdre une connaissance à peine entrevue deux fois. -Linton devinera ce qui en est et ne se souciera pas davantage de vous. - ---Mais ne puis-je pas lui écrire une note pour lui dire pourquoi je ne -peux pas venir? demanda-t-elle, se dressant debout. Je voudrais -seulement lui envoyer ces livres que j'ai promis de lui prêter? Il a -tant désiré les avoir. - ---Non, en vérité, non, répondis-je, d'un ton décidé. Il n'aurait -qu'à vous répondre et cela n'aurait plus de fin. Non, Miss Catherine, -il faut que vos relations cessent tout à fait; papa le veut et je -veillerai à ce qu'il en soit ainsi. - ---Mais pourtant, une simple petite note? reprit la jeune fille d'un air -suppliant. - ---Silence, l'interrompis-je, et allez au lit. - -Elle me jeta un regard si maussade que je voulus d'abord ne pas -l'embrasser comme je faisais tous les soirs; j'arrangeai son lit et -refermai sa porte; mais bientôt j'eus un repentir, et revins doucement -sur mes pas. Voilà que je trouve la jeune fille debout à sa table avec -une feuille de papier blanc devant elle et un crayon à la main, sans -qu'elle ait eu le temps de se cacher assez vite pour me cacher ce -qu'elle faisait. - ---Vous ne trouverez personne pour porter cela, Catherine, dis-je, si -vous l'écrivez; et maintenant je vais éteindre votre bougie. - -C'est ce que je fis, malgré une tape sur la main que me donna Catherine -et un cri de «méchante créature!» qu'elle m'octroya. Après quoi je -la quittai dans une de ses pires humeurs. La lettre fut terminée et -portée à sa destination par un laitier qui venait du village; mais je -n'appris cela que longtemps après. Les semaines se passèrent et Cathy -reprit son humeur habituelle; elle aimait seulement désormais à se -dérober dans les coins; et souvent, lorsque je m'approchais d'elle tout -d'un coup pendant qu'elle lisait, elle tressaillait et fermait le livre, -pour m'empêcher de le voir; et parfois je découvrais des coins de -feuillets de papier sortant d'entre les pages. Elle imagina aussi de -descendre de sa chambre très tôt le matin et de rôder autour de la -cuisine comme si elle attendait l'arrivée de quelque chose. Dans un -cabinet de la bibliothèque, elle avait un petit tiroir où elle -fourrageait pendant des heures et dont elle avait toujours soin -d'emporter la clé avec elle. - -Un jour, pendant qu'elle examinait ce tiroir, j'observai moi-même que -les jouets et les bibelots qu'il avait contenus en dernier lieu avaient -été remplacés par des paquets de papiers pliés. Cette découverte -excitant ma curiosité et mes soupçons, je décidai de connaître les -mystérieux trésors de Catherine. Le soir, dès que la jeune fille et -son père furent bien installés en haut, je cherchai et trouvai sans -peine parmi les clés une clé qui allât à la serrure du tiroir. Je -pris dans mon tablier tout ce qui s'y trouvait et l'emportai dans ma -chambre pour l'examiner à loisir. Quoi que j'eusse pu soupçonner, je -fus surprise de découvrir que ces papiers formaient une énorme -correspondance,--presque journalière évidemment,--écrite par Linton -Heathcliff en réponse à des lettres de Catherine. Les premières -étaient embarrassées et courtes; mais par degrés, elles cédaient la -place à de très abondantes lettres d'amour, folles, comme il convenait -à l'âge de leur auteur, mais avec des touches çà et là qui me -parurent empruntées. J'en gardai autant qu'il me parut nécessaire, les -liai dans un mouchoir et les mis de côté, après quoi je refermai le -tiroir vide. - -Le lendemain, suivant son habitude, ma jeune dame descendit de très -bonne heure et vint à la cuisine. Je la vis s'avancer vers la porte -lorsqu'arriva un certain petit garçon chargé d'emporter le lait, et je -vis qu'elle mettait quelque chose dans la poche de sa jaquette et -qu'elle en retirait quelque chose. Je fis le tour par le jardin et -guettai le passage du messager. Celui-ci eut la fâcheuse idée de -lutter pour défendre ce qu'il portait, de sorte que tout le lait se -trouva répandu par terre; mais je parvins à lui arracher la lettre, et -après l'avoir menacé des plus sérieuses conséquences s'il -persévérait, je restai sous le mur, à parcourir la composition -amoureuse de Miss Cathy, qui me parut plus simple et plus éloquente que -celles de son cousin. Je rentrai pensive à la maison. Comme la journée -était humide et que la jeune fille ne pouvait s'amuser à errer dans le -parc, sitôt son travail fini, je la vis aller vers le tiroir. Son père -était assis à la table avec un livre; moi de mon côté, je m'étais -mise à arranger les franges d'un rideau, sans perdre des yeux la jeune -fille. Jamais un oiseau trouvant vide à son retour le nid qu'il avait -laissé plein de ses joyeux petits, jamais il n'exprima un désespoir -plus complet par ses cris et ses battements d'ailes, que Miss Cathy par -son seul «oh!» et le changement de ses traits. M. Linton leva la -tête. - ---Qu'est-ce que c'est, ma chérie, vous êtes vous blessée? dit-il, lui -donnant à entendre par le ton de sa voix que du moins ce n'était pas -lui qui avait découvert la cachette. - ---Non, papa, murmura-t-elle I Ellen, Ellen! venez avec moi dans ma -chambre, je suis malade. - -J'obéis et la suivis. - ---Oh, Ellen! C'est vous qui les avez prises! s'écria-t-elle aussitôt -que nous fûmes seules, en se mettant à genoux. Oh! rendez-les moi et -jamais, jamais je ne recommencerai. Ne le dites pas à papa. Vous ne -l'avez pas dit à papa, Ellen, n'est-ce pas? J'ai été très méchante, -mais je ne le serai plus. - -Je restai grave et sévère, et lui ordonnai de se relever. - ---Ainsi, m'écriai-je, Miss Cathy, vous êtes allée assez loin, il me -semble et vous avez vraiment de quoi être honteuse. Ah! vous avez là -de beaux morceaux à étudier pendant vos heures de loisir; cela -vaudrait la peine d'être imprimé. Et que supposez-vous que pensera -votre père quand je lui montrerai ces lettres; car vous n'imaginez pas -que je garderai cachés vos ridicules secrets. Fi! Et c'est évidemment -vous qui avez commencé, car lui, j'en suis sûre, n'en aurait pas eu -l'idée. - ---Non, non, sanglota Catherine, dont le cœur se brisait; jamais je n'ai -eu l'idée de l'aimer avant que... - ---De l'aimer! m'écriai-je, en mettant à ce mot tout le mépris que je -pouvais. De l'aimer! A-t-on jamais entendu rien de pareil. C'est comme -si je disais que j'aime le meunier, qui vient une fois par an chercher -le grain. Un bel amour, en vérité! Un garçon que vous avez vu deux -fois, et pas plus de quatre heures en tout. Voilà le paquet; je vais -aller le porter à votre père dans la bibliothèque et nous verrons ce -qu'il pense de cet amour! - -Elle s'élança pour reprendre ses précieuses lettres, mais je les tins -au-dessus de ma tête. Alors elle se mit à me supplier avec frénésie -de les brûler, de faire tout plutôt que de les montrer. Et comme, en -effet, j'étais aussi disposée à rire qu'à gronder, considérant tout -cela comme de petites folies d'enfants, je fini par céder et lui dis: - ---Si je consens à les brûler, me promettez-vous de ne plus jamais -envoyer ni recevoir une lettre, ni un livre, ni des boucles de cheveux, -ni des bagues, ni des jouets? - ---Jamais nous ne nous envoyons de jouets! cria Catherine, blessée dans -sa fierté. - ---Alors, ni quoi que ce soit, ma jeune dame. Si vous ne voulez pas me le -promettre, je descends chez votre père. - ---Je vous le promets! Ellen, fit-elle en s'attachant à ma robe. Oh! -jetez les dans le feu, vite, vite. - -Mais quand je m'approchai du feu pour leur préparer une place, le -sacrifice lui parut trop cruel. Elle me conjura de lui en garder une ou -deux. - -Je dénouai le mouchoir et jetai les lettres dans le feu. - ---Je veux en avoir une, méchante sorcière! cria-t-elle, plongeant sa -main dans le feu pour en retirer quelques fragments à demi-consumés. - ---Très bien, et moi je veux en avoir aussi quelques-unes pour montrer -à votre père, répondis-je, reprenant ce qui restait des lettres et me -dirigeant vers la porte. - -Alors elle rejeta au feu les feuilles noircies et me pressa de hâter le -sacrifice. Quand ce fut fini, je secouai les cendres, les enterrai sous -un seau de charbon; et elle, sans rien dire, se retira dans sa chambre. -Je descendis dire à mon maître que la crise de la jeune dame était -presque passée, mais que je jugeais qu'il valait mieux pour elle rester -quelque temps étendue. Elle refusa de dîner, mais elle descendit pour -le thé, pâle et les yeux rouges, mais en somme paraissant tout à fait -soumise. Le lendemain matin, je répondis à la lettre de Linton par une -petite note ou j'avais mis: «Master Heathcliff est prié de ne plus -envoyer de communications à Miss Linton, celle-ci étant dans -l'impossibilité de les recevoir.» Et depuis lors le petit garçon vint -à la ferme les poches vides. - - - - -CHAPITRE IV - - -L'été s'enfuit et la première partie de l'automne. C'était déjà -passé la Saint Michel, mais la moisson était tardive, cette -année-là, et beaucoup de nos champs n'avaient pas encore été -débarrassés de leur blé. M. Linton et sa fille aimaient à se -promener parmi les moissonneurs; et comme ils restaient jusqu'à la nuit -et que les soirées étaient fraîches et humides, mon maître prit un -mauvais rhume qui se fixa obstinément dans sa poitrine et le confina -dans la maison pour tout l'hiver, presque sans interruption. - -La pauvre Cathy, toute remuée de son petit roman, était devenue plus -triste et plus maussade lorsqu'elle avait dû y renoncer. Son père -insistait pour qu'elle lût moins et prit plus d'exercice. Comme il ne -pouvait lui tenir compagnie, je crus de mon devoir de le remplacer -autant que possible auprès d'elle; mais c'est à peine si je pouvais -économiser une heure ou deux sur mes nombreuses occupations pour -l'accompagner, et puis je savais que ma société lui était bien moins -agréable que celle de son père. - -Une après-midi d'octobre ou du début de novembre--une après-midi -fraîche et humide où le ciel bleu était à demi caché par des nuages -gris s'élevant rapidement de l'ouest,--je priai ma jeune dame d'avancer -l'heure de sa promenade, l'averse ne pouvant manquer d'arriver. Elle -refusa et je dus, à contre-cœur, revêtir un manteau et prendre un -parapluie pour l'accompagner dans une petite course jusqu'au bout du -parc: c'était la promenade où elle se bornait d'ordinaire quand elle -avait l'esprit très abattu, et cela lui arrivait invariablement -lorsqu'elle avait deviné que son père allait plus mal. Elle marchait -tristement sous le vent froid, sans plus songer à courir ni à sauter. -Je cherchais autour de moi quelque moyen de détourner sa pensée vers -des choses plus gaies. - ---Regardez, Miss, m'écriai-je, désignant du doigt un renfoncement, -auprès des racines d'un arbre tout tordu. L'hiver n'est pas encore -arrivé ici. Voilà une petite fleur, la dernière de cette multitude de -campanules qui coloraient de lilas ce gazon en juillet. Voulez-vous -grimper et la cueillir pour la montrer à papa? - -Catherine considéra longtemps la fleur solitaire et toute tremblante; -puis elle me répondit: - ---Non je ne veux pas y toucher; mais comme elle a l'air mélancolique, -n'est-ce pas, Ellen? - -Elle refusa de courir, de se distraire en aucune façon, de temps à -autre, il me parut qu'elle levait ses mains vers son visage, comme pour -essuyer des larmes. - ---Catherine, pourquoi pleurez-vous? chérie, lui demandai-je en appuyant -mon bras sur son épaule. Il ne faut pas pleurer parce que votre père a -un rhume; il faut se réjouir de ce que ce ne soit rien de pire. - ---Oh! mais ce sera quelque chose de pire, me dit-elle. Et que ferai-je -quand papa et vous m'aurez quittée et que je serai toute seule? Je ne -puis oublier vos paroles, Ellen; elles me résonnent toujours dans -l'oreille. Comme la vie sera changée, comme ce inonde me paraîtra -lugubre lorsque papa et vous serez morts! - ---Personne ne peut dire si ce n'est pas vous qui mourrez la première, -répondis-je. C'est mal de prévoir le malheur. Espérons qu'il se -passera des années et des années avant qu'aucun de nous ne meure: -votre père est jeune, et moi je suis forte, j'ai à peine quarante-cinq -ans. Ma mère a vécu quatre-vingts ans, et s'est bien portée jusqu'au -bout. - ---Mais ma tante Isabella était plus jeune que papa, me dit la jeune -fille en me regardant, avec un espoir timide d'être mieux consolée. - ---Votre tante n'a eu ni vous ni moi pour prendre soin d'elle, -répondis-je. Elle n'était pas aussi heureuse que M. Linton et n'avait -pas autant de raisons pour vivre. Tout ce que vous avez à faire, c'est -d'être pleine d'attentions pour votre père, et de l'égayer en vous -montrant heureuse à ses yeux, et d'éviter de lui donner de l'anxiété -sur aucun sujet. Rappelez-vous cela, Cathy! Je ne vous cache pas que -vous pourriez le tuer si vous étiez farouche et indocile, et si vous -entreteniez une affection folle pour le fils d'un homme qui voudrait le -voir mort. - ---Je n'ai souci de rien au monde, excepté de la maladie de papa, me -répondit la jeune fille, et tout le reste m'est indifférent en -comparaison. Et jamais, jamais, je n'aurai un acte ni une parole pour le -vexer. Je l'aime plus que moi-même, Ellen; et je le sais par ceci, que -toutes les nuits je prie pour qu'il meure avant moi, parce que j'aime -mieux que le chagrin de survivre soit pour moi que pour lui. - -Pendant que nous parlions, nous nous étions approchées d'une porte qui -ouvrait sur la route; ma jeune dame, ravivée de nouveau, grimpa et -s'installa au sommet du mur, faisant de son mieux pour atteindre les -plus hautes fleurs d'un églantier. Son chapeau tomba sur la route dans -le mouvement qu'elle fit; et comme la porte était fermée, elle -résolut de se laisser tomber du mur pour aller le chercher. Mais la -remontée ne fut pas aussi facile; les pierres étaient polies et bien -cimentées, les buissons qui bordaient le mur étaient trop peu solides -pour fournir un bon appui. Si bien que je l'entendis rire, et me crier -d'aller chercher la clé, si je ne voulais pas qu'elle fit le tour du -parc jusqu'à la loge du portier. - ---Restez où vous êtes, répondis-je, j'ai mon trousseau de clés dans -ma poche; peut-être y en a-t-il une qui pourra aller à cette porte; -sinon, j'irai chercher la bonne. - -Mais ce fut vainement que j'essayai tour à tour toutes les clés, et je -me préparais déjà à courir de toutes mes forces à la maison lorsque -je fus arrêtée par le bruit du trot d'un cheval qui s'approchait. - ---Qui est-ce là? murmurai-je. - ---Ellen, quel malheur que vous ne puissiez pas ouvrir la porte! me dit -tout bas ma compagne alarmée. - ---Oh! Miss Linton, cria la voix profonde du cavalier, je suis heureux de -vous voir, ne soyez pas trop pressée d'entrer, car j'ai une explication -à vous demander. - ---Je ne veux pas vous parler, M. Heathcliff, répliqua Catherine. Papa -dit que vous êtes un méchant homme, et que vous nous haïssez, lui et -moi, et Ellen dit la même chose. - ---Ceci n'a rien à voir dans l'affaire, dit Heathcliff, je ne hais pas -mon fils, je suppose, et c'est à son sujet que je réclame votre -attention. Oui, vous avez de quoi rougir. Il y a deux ou trois mois, -n'aviez-vous pas l'habitude d'écrire à Linton, et de jouer à l'amour -avec lui, hein? Vous méritiez tous les deux d'être battus pour cela, -mais vous surtout, qui étiez l'ainée, et aussi la moins sensible, à -ce qu'il parait. J'ai mis la main sur vos lettres, et, à la moindre -insolence de votre part, je les enverrai à votre père. Je suppose que -vous vous êtes fatiguée à ce divertissement et que vous y avez -renoncé, n'est-ce pas? Eh bien, vous avez causé la perte de Linton. -Lui était sérieux, et vraiment amoureux. Aussi vrai que je vis, il est -en train de mourir pour vous. En vain Hareton n'a pas cessé de le -plaisanter pendant six semaines, ni moi d'employer des mesures plus -sérieuses pour le tirer de sa sottise; il va plus mal tous les jours, -et il sera mort avant l'été, si vous ne venez pas à son secours. - ---Comment pouvez-vous mentir aussi effrontément à cette pauvre enfant? -m'écriai-je de l'intérieur du parc; je vous en prie, continuez votre -chemin! Comment pouvez-vous raconter délibérément de pareilles -faussetés? Miss Cathy, je vais forcer la serrure avec une pierre; -n'allez pas croire ces vilaines folies. Vous sentez bien en vous-même -qu'il est impossible que l'on meure d'amour pour une personne -étrangère. - ---Je ne savais pas que l'on nous écoutait, murmura le vilain, surpris. -Digne Madame Dean, je vous aime, mais je n'aime pas la duplicité de -votre conduite. Comment pouvez-vous mentir si effrontément, et affirmer -que je hais cette pauvre enfant, et inventer des histoires fantastiques -pour l'empêcher d'entrer chez moi? Catherine Linton, ma bonne -demoiselle, je serai absent de chez moi toute cette semaine, allez aux -Heights, et voyez si je n'ai pas dit la vérité. Je vous jure sur mon -salut que mon fils est en train de mourir, et que nul que vous ne peut -le sauver. - -La serrure céda et je me montrai sur la route. - ---Je vous jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff, avec un dur -regard à mon adresse. Le chagrin et le désappointement sont en train -d'avancer sa mort. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser aller aux -Heights, vous pouvez y aller vous-même. Mais pour ma part, je ne puis -pas être de retour avant huit jours; et je pense que votre maître -lui-même, dans ces conditions, ne s'opposerait pas à ce qu'elle fasse -visite à son cousin. - ---Venez, rentrons, dis-je, prenant Cathy par le bras et la forçant -presque à rentrer, car je la voyais hésitante, et considérais toute -troublée les traits de son interlocuteur, où rien ne trahissait sa -rase intime. Il rapprocha son cheval de la porte, et se penchant, -ajouta: - ---Miss Catherine, je dois vous avouer que j'ai peu de patience avec -Linton et que Hareton et Joseph en ont moins encore. Il a besoin de -bonté autant que d'amour, et une bonne parole de vous serait pour lui -le meilleur remède. Ne faites donc pas attention aux avertissements -cruels de Madame Dean; soyez généreuse et faites votre possible pour -venir le voir. Il rêve de vous jour et nuit, et ne peut s'ôter de -l'esprit que vous le détestez, ne recevant de vous ni lettre ni visite. - -Je refermai la porte et poussai une pierre pour tenir lieu, en -attendant, de la serrure brisée; après quoi, ouvrant mon parapluie, -j'en couvris Cathy, car la pluie commençait à goutter à travers les -feuilles des arbres, et nous avertissait de rentrer sans délai. Notre -hâte nous empêcha d'échanger aucun commentaire sur la rencontre avec -Heathcliff, mais je devinai d'instinct, qu'il y avait désormais sur -Catherine un double nuage sombre. Ses traits étaient si tristes qu'ils -ne paraissaient pas être les siens; évidemment elle considérait ce -qu'elle venait d'entendre comme tout à fait exact. - -Lorsque nous rentrâmes, M. Linton s'était déjà retiré dans sa -chambre. Cathy courut pour s'informer de lui, mais il s'était endormi. -Alors elle revint et me pria de m'asseoir avec elle dans la -bibliothèque. Nous prîmes le thé ensemble, après quoi elle -s'étendit sur le tapis du foyer et me dit de ne pas lui parler, car -elle était très lasse. Je pris un livre et j'affectai de lire. Dès -qu'elle me supposa toute absorbée par ma lecture, elle recommença à -pleurer en silence: cela semblait à présent sa distraction favorite. -Je la laissai tranquille un moment, puis je me mis à tourner en -ridicule les assertions de M. Heathcliff, mais l'effet produit par ses -paroles avait été trop fort et je ne pus rien contre lui. - ---Il se peut que vous ayez raison, Ellen, répondit-elle, mais je ne me -sentirai pas à l'aise tant que je ne saurai pas ce qui en est. Et de -plus il faut que je dise à Linton que ce n'est pas ma faute si je ne -lui écris plus, et que je ne suis pas changée à son égard. - -La colère, les protestations auraient été inutiles devant cette -crédulité obstinée. Nous nous séparâmes fâchées ce soir-là. - - - - -CHAPITRE V - - -Peu de temps après, je tombai malade, et c'est seulement au bout de -trois semaines que je fus en état de quitter ma chambre et de marcher -un peu dans la maison. La première fois que je pus rester assise dans -la soirée, je priai Catherine de me faire la lecture, ayant encore la -vue très affaiblie. Nous étions dans la bibliothèque, après que M. -Edgar était remonté. La jeune fille se rendit à ma prière, un peu à -contre cœur, me sembla-t-il. Je supposai que le genre de livres que -j'aimais ne lui plaisait pas, et je lui demandai de choisir elle-même -ce qui lui conviendrait. Sa lecture dura près d'une heure, après quoi -vinrent de fréquentes questions: - ---Ellen, n'êtes-vous pas fatiguée? Ne feriez-vous pas mieux de vous -coucher à présent? Vous vous rendrez malade à rester debout si -longtemps, Ellen. - ---Non, non, chérie, je ne suis pas fatiguée, répétais-je. - -Alors elle eut recours à une autre méthode pour me montrer le -déplaisir que lui donnait son occupation. Elle se mit à bailler et à -étendre les bras: - ---Ellen, disait-elle, je suis fatiguée. - ---Eh bien, cessez de lire et causons, répondis-je. - -Mais ce fut pis encore; elle soupira et s'agita et regarda sa montre -jusqu'à huit heures, puis s'en alla dans sa chambre, écrasée de -sommeil, à en juger par ses yeux lourds, et la façon dont elle ne -cessait pas de les frotter. Le soir suivant, elle parut encore plus -impatiente; le troisième soir, elle se plaignit d'un mal de tête, et -me quitta tout de suite. Sa conduite me parut étrange; et après être -restée seule quelque temps, je résolus de monter chez elle pour -m'informer de son état et pour la prier de venir plutôt s'étendre sur -le sofa. Mais, en haut comme en bas, nulle trace de Catherine. Les -domestiques m'affirmèrent ne l'avoir pas vue. J'écoutai à la porte de -M. Edgar: tout était silencieux. Je revins dans sa chambre, éteignis -ma chandelle, et m'assis à la fenêtre. - -La lune brillait; une légère couche de neige couvrait le sol; je me -dis que peut-être la jeune fille avait eu l'idée de faire un tour dans -le jardin pour se rafraîchir. Je découvris une figure qui rampait le -long du mur du parc, à l'intérieur; mais ce n'était pas ma jeune -maîtresse, et un rayon de lumière qui l'éclaira me fit reconnaître -l'un des valets. Cet homme resta là assez longtemps, l'œil fixé sur -la route; puis je le vis sortir très vite, comme s'il avait découvert -quelque chose, et reparaître de nouveau, conduisant le poney de -Catherine; et je vis celle-ci, qui venait de descendre de cheval, et -marchait à côté de lui vers la maison. Bientôt elle entra par la -porte vitrée du salon et se glissa sans bruit jusqu'à sa chambre où -je l'attendais. Elle ferma doucement la porte, secoua la neige de ses -bottines, dénoua son chapeau; elle allait retirer son manteau lorsque -tout d'un coup je me levai et lui révélai ma présence. La surprise la -tint un instant pétrifiée; elle poussa un cri inarticulé et se tint -immobile. - ---Ma chère miss Catherine, dis-je, trop inquiète pour la gronder -durement, où êtes-vous allée à cette heure? Et pourquoi essayez-vous -de me tromper? Où avez-vous été? Parlez. - ---J'ai été à l'extrémité du parc. Je ne vous ai pas trompée. - ---Et nulle autre part? - -Elle murmura: «Non.» - ---Oh! Catherine, m'écriai-je tristement, vous savez que vous avez mal -agi; vous n'auriez pas consenti sans cela à me mentir. C'est cela qui -me chagrine. J'aimerais mieux être malade trois semaines que de vous -entendre mentir de parti pris. - -Elle s'élança vers moi, et, fondant en larmes, elle jeta ses bras -autour de mon cou. - ---Eh bien, Ellen, me dit-elle, j'ai si peur que vous ne vous fâchiez! -Promettez moi de ne pas vous fâcher et vous saurez la vérité. Il me -coûte de la cacher. - -Nous nous assîmes près de la fenêtre, je lui assurai que je ne la -gronderais pas, quel que fut son secret, que d'ailleurs je devinais. -Alors elle commença: - -«Je suis allée à Wuthering Heights, Ellen, et je n'ai pas un seul -jour manqué d'y aller, depuis que vous êtes tombée malade, excepté -les deux premiers jours que vous avez quitté votre chambre. J'ai donné -à Michel des livres et des images pour qu'il prépare le poney tous les -soirs et je ramène à l'écurie; rappelez-vous de ne pas le gronder non -plus, lui. J'arrivais aux Heights à six heures et demie, j'y restais -généralement jusqu'à huit heures et puis je revenais au galop à la -maison. Ce n'était pas pour m'amuser que j'y allais; souvent j'étais -malheureuse tout le temps. De temps à autre seulement j'étais -heureuse; peut-être une fois par semaine. - -«À ma seconde visite, le lendemain du jour où nous sommes allées -ensemble aux Heights, Linton semblait de très bonne humeur. Zillah la -servante, nous avait préparé un bon feu, et nous avait dit que nous -pouvions faire ce qui nous plaisait, Joseph étant allé à une réunion -pieuse, et Hareton Earnshaw étant en train de chasser avec ses chiens -(de chasser dans nos bois et de nous tuer nos faisans, à ce que j'ai -appris depuis). Zillah m'apporta du vin chaud et des biscuits. Linton -était assis dans le fauteuil, et moi dans la petite chaise auprès du -feu, et nous rimes et nous causâmes gaiement, et nous trouvâmes cent -choses à nous dire: devisant sur ce que nous aimerions à faire et où -nous aimerions à aller l'été. Mais je ne veux pas vous répéter -cela, car vous le trouveriez puéril. - -«Après être restée assise près d'une heure, je considérai la -grande chambre avec son plancher lisse et sans tapis, et je songeai -combien il serait agréable d'y jouer si nous enlevions la table: je dis -alors à Linton d'appeler Zillah pour nous aider, et je lui proposai de -jouer à colin-maillard. Mais lui s'y refusa, et consentit seulement à -jouer à la balle. Nous trouvâmes deux balles dans une armoire, parmi -une masse de vieux jouets. L'une était marquée C et l'autre H; -j'aurais voulu avoir le C parce que cela pouvait signifier Catherine, et -le H aurait convenu pour Heathcliff, qui est le nom de mon cousin. Mais -la balle marquée H était décousue, de sorte que Linton n'en a pas -voulu. Pourtant je l'ai battu toutes les fois, sur quoi il s'est remis -à être de mauvaise humeur et à tousser, et s'en est retourné à son -fauteuil. Ce soir-là pourtant il n'eut pas de peine à reprendre sa -gaîté. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons--de vos -chansons, Ellen--; quand je fus obligée de partir, il me pria et me -supplia de revenir le lendemain soir, et je le lui promis. Le poney et -moi, nous revînmes à la maison aussi vite que l'air, et jusqu'au matin -je rêvai de Wuthering Heights et de mon doux cousin chéri. - -«Le lendemain matin, je me sentis triste; un peu parce que vous alliez -mal, et un peu parce que j'eusse désiré que mon père connût et -approuvât mes excursions. Mais après le thé il y eut un beau clair de -lune, et à mesure que j'avançais vers les Heights, la nuit devenait -plus claire. «Je vais donc avoir de nouveau une heureuse soirée, -pensais-je, et ce qui me ravit bien davantage, mon gentil Linton aussi -en aura une.» Je trottais le long de leur jardin lorsque Earnshaw vint -à ma rencontre, prit ma bride, et m'invita à entrer par la porte -principale. Il caressa le cou de Minny, me dit que c'était une bonne -bête, et me parut désirer que je lui adresse la parole. Mais je lui -dis seulement de laisser mon cheval, s'il ne voulait pas recevoir un -coup de pied. À quoi il me répondit avec son accent vulgaire que ce ne -serait pas un grand mal s'il en recevait un, en même temps qu'il -considérait avec dédain les petites jambes du poney. J'avais presque -envie de lui en faire faire l'expérience, mais il s'était avancé pour -ouvrir la porte, et au moment où il soulevait le loquet, il regarda -l'inscription marquée sur le fronton, puis me dit, avec un mélange -stupide de gaucherie et de vanité: - ---Miss Catherine, je peux lire ça, à présent! - ---C'est merveilleux, m'écriai-je; je vous en prie, faites-moi voir -comme vous êtes devenu fort. - -«Il épela, syllabes par syllabes, le nom de Hareton Earnshaw. - ---Et les lettres écrites? m'écriai-je, voyant bien qu'il s'était -arrêté net. - ---Je ne puis les déchiffrer encore, répondit-il. - ---Oh! l'âne que vous êtes! dis-je, riant de bon cœur de son échec. - -«Le fou me regarda avec une grimace, comme s'il se demandait s'il -devait partager mon hilarité, et s'il fallait l'attribuer à une -agréable familiarité, ou, comme c'était vraiment le cas, à du -mépris. Je le soulageai de son doute en reprenant toute ma gravité et -en lui ordonnant de s'en aller, parce que j'étais venue pour voir -Linton et non pas lui. Il rougit, ôta sa main du loquet, et s'éloigna, -parfaite image de la vanité mortifiée. Je suppose qu'il s'imaginait -être un personnage aussi accompli que Linton, parce qu'il pouvait -épeler son nom, et qu'il était absolument déconfit de voir que je ne -pensais pas de même sur son compte. - -«Quand j'entrai, Linton était couché sur le banc; il se releva à -demi pour me souhaiter la bienvenue. - ---Je suis malade ce soir, Catherine, ma chérie, me dit-il; il faudra -que vous parliez tout le temps et que je vous écoute. Venez, -asseyez-vous près de moi. J'étais sûr que vous tiendriez votre -parole, et il faudra que vous me donniez de nouveau la même promesse -avant de partir. - -«Je savais qu'il fallait ne pas l'agacer, malade comme il était; de -sorte que je lui parlai doucement, et ne lui fis aucune question, et -évitai de l'irriter en aucune façon. J'avais apporté pour lui -quelques uns de mes plus beaux livres, et sur sa prière, je commençais -à lui faire la lecture lorsque Earnshaw ouvrit vivement la porte, -s'avança droit vers nous, saisit Linton par le bras et l'arracha de son -banc. - ---Va-t-en dans ta chambre! lui dit-il d'une voix que la passion rendait -à peine articulée. Prends-la avec toi, puisqu'elle est venue pour te -voir, mais tu ne m'empêcheras pas de rester dans cette chambre. Allez -vous en tous les deux! - -Il jura après nous, et sans laisser à Linton le temps de répondre, le -jeta pour ainsi dire dans la cuisine; et comme j'y allais derrière mon -cousin, il me suivit, les poings fermés, comme s'il voulait me battre. -J'avais dans ma frayeur laissé tomber un volume; il me le lança du -pied, et ferma la porte sur nous. Dans la cuisine, j'entendis éclater -un rire méchant et lugubre, et j'aperçus en me retournant cet odieux -Joseph, qui se tenait debout, frottant ses mains osseuses et tout -grelottant. - ---J'étais sûr qu'il vous ferait sortir! C'est un garçon admirable! Il -a le bon esprit en lui. Il sait, eh il sait aussi bien que moi, qui -devrait être le maître ici, hé! hé! hé! il vous a fait déguerpir -proprement, hé! hé! hé! - ---Où faut-il que nous allions? demandai-je à mon cousin, sans faire -attention à la moquerie du vieux misérable. - -«Linton était pâle et tremblant. Il n'était pas joli à voir en ce -moment, Ellen, oh non! Il était effrayant, sa maigre figure et ses -grands yeux avaient une expression de fureur folle et impuissante. Il -saisit la poignée de la porte et se mit à la secouer, mais elle était -fermée du dedans. - ---Si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai, je vous tuerai, -hurlait-il. Démon, démon! Je vous tuerai! je vous tuerai. - -«Joseph fit entendre de nouveau son rire croassant. - ---Ah, ah! voilà le père! cria-t-il, ceci vient du père. Nous avons -toujours en nous quelque chose qui nous vient des deux côtés. Ne fais -pas attention, Hareton, mon garçon, n'aie pas peur, il ne pourra pas -t'attraper! - -«Je saisis les mains de Linton et me mis en devoir de lui faire quitter -la poignée de la porte, mais il se mit à crier si affreusement que je -dus le laisser faire. À la fin ses cris furent étouffés par un -terrible accès de toux; le sang jaillit de sa bouche, et il tomba sur -le sol. Je m'élançai dans la cour, malade de terreur, et me mis à -appeler Zillah le plus fort que je pus. Elle finit par m'entendre; elle -accourut, me demanda ce qu'il y avait. Sans pouvoir lui répondre, je -l'entraînai dans la cuisine, où Earnshaw était venu se rendre compte -du mal qu'il avait causé et se préparait à transporter dans sa -chambre la pauvre créature. Zillah et moi nous montâmes l'escalier -derrière lui; mais sur la dernière marche il m'arrêta, me dit que je -n'entrerais pas et qu'il me fallait retourner chez moi. Et comme je -m'écriais qu'il avait tué Linton et que je voulais entrer, Joseph -ferma la porte, me déclara que je ne ferais rien de pareil et me -demanda si j'avais envie d'être aussi folle que mon jeune cousin. Je -restai là à pleurer jusqu'à ce que la servante revint. Elle m'affirma -que Linton serait mieux, dans un instant, et, me prenant par le bras, -elle me porta presque dans la maison. - -«Ellen, j'étais prête à m'arracher les cheveux. Je sanglotais et -pleurais à me rendre aveugle; et le misérable Hareton se tenait en -face de moi, me parlant de temps à autre pour me certifier que ce -n'était pas de sa faute. À la fin, effrayé par l'assurance que je lui -donnais que je raconterais la chose à papa et qu'il serait emprisonné -et pendu, il commença à pleurnicher, et s'empressa de sortir pour -cacher sa lâche émotion. Mais je n'en avais pas fini avec lui; lorsque -je dus enfin partir, après quelques pas sur la route, je le vis tout à -coup surgir de l'ombre, arrêter Minny, et porter la main sur moi. - ---Miss Catherine, me dit-il, je suis bien fâché; mais c'est vraiment -trop méchant... - -«Je lui donnai un coup de ma cravache, m'imaginant qu'il avait -peut-être l'intention de m'assassiner. Il me laissa partir, criant un -de ses affreux jurons, et je galopai jusqu'à la maison, à demi-folle. - -«Je ne suis pas venue vous dire bonne nuit ce soir-là, et le lendemain -je ne suis pas allée aux Heights. J'avais une énorme envie d'y aller, -mais j'étais étrangement excitée; parfois je craignais d'apprendre -que Linton ne fût mort, et d'autres fois je frissonnais à l'idée de -rencontrer Hareton. Le troisième jour, n'en pouvant plus, je me -décidai à partir. Je sortis vers cinq heures, à pied, m'imaginant que -cela me permettrait de pénétrer sans être vue jusqu'à la chambre de -Linton. Mais les chiens ne manquèrent pas de donner vent de mon -arrivée. Zillah me reçut, et, me disant que le garçon allait de mieux -en mieux, me conduisit dans un petit appartement propre et bien tapissé -ou, à mon inexprimable joie, j'aperçus Linton couché sur un petit -sofa et lisant un de mes livres. Mais il ne voulut ni m'adresser la -parole ni me regarder, pendant une heure entière, Ellen: il est comme -ça avec son malheureux caractère. Et je fus tout à fait confuse -lorsque, ouvrant enfin la bouche il me déclara que c'était moi qui -avait occasionné l'affaire de l'autre jour, et que Hareton n'en était -pas coupable. Hors d'état de répondre tranquillement à une pareille -absurdité, je me levai et fis mine de sortir. Alors il m'appela -faiblement par mon nom, mais je ne voulus pas me retourner, et le -lendemain, ce fut la seconde fois que je n'allai pas aux Heights; -j'étais presque résolue à n'y plus retourner. Mais c'était si -misérable de me coucher et de me relever sans avoir jamais de ses -nouvelles que ma résolution ne tarda pas à s'évanouir. Je me mis en -route le soir d'après. - ---Le jeune maître est dans la maison, me dit Zillah en m'apercevant. -J'entrai: Earnshaw était là aussi, mais il quitta la chambre -aussitôt. Linton était assis dans le grand fauteuil, à demi endormi. -Je m'avançai vers le feu, et je lui dis d'un ton aussi sérieux que -possible: - ---Comme vous ne m'aimez pas, Linton, et que vous pensez que je viens -pour vous nuire chaque fois que je viens, ceci sera notre dernière -rencontre. Disons-nous adieu, et expliquez à M. Heathcliff que vous -n'avez aucun désir de me voir pour qu'il n'ait plus à inventer de -nouveaux mensonges sur ce sujet. - ---Asseyez-vous et ôtez votre chapeau, Catherine, me répondit-il. Vous -êtes tellement plus heureuse que moi que vous devriez être meilleure. -Papa me parle assez de mes défauts et me montre assez de mépris pour -me donner des doutes sur moi-même. Je me demande souvent si je ne suis -pas en vérité l'être indigne qu'il prétend, et alors je me sens -triste et plein d'amertume, et je hais tout le monde. Oui, je suis -indigne et méchant presque toujours, et vous pouvez si vous le voulez -me dire adieu, cela vous débarrassera d'un ennui. Seulement, Catherine, -faites-moi cette justice, croyez bien que si je pouvais être aussi -doux, aussi bon et aussi aimable que vous, je le serais; et que -j'aimerais mieux encore avoir celles-là de vos qualités que votre -santé et votre bonheur. Mais croyez bien que votre bonté m'a fait vous -aimer plus profondément que si je méritais votre amour, et tout en -n'étant pas capable de ne pas vous laisser voir ma nature, je le -regrette et je m'en repens, je le regretterai et je m'en repentirai -toujours. - -«Je sentis qu'il disait vrai et que j'avais le devoir de lui pardonner -cette fois et les suivantes. Nous fûmes réconciliés, mais nous ne -cessâmes pas de pleurer, lui et moi, tout le temps de ma visite. Ce -n'est pas seulement de chagrin que je pleurais, mais tout de même -j'étais bien chagrine de voir qu'il avait cette nature pervertie. -Jamais il ne laissera ceux qu'il aime être à l'aise et jamais il ne -sera à l'aise lui-même. Depuis ce soir-là, c'est toujours dans son -petit parloir que je suis allée, car son père est rentré aux Heights -dès le jour suivant. - -«Trois fois en tout, je crois, il nous est arrivé d'être gais et -confiants comme le premier soir; mes autres visites ont été tristes, -troublées tantôt par son égoïsme et son dépit, tantôt par ses -souffrances. Mais j'ai appris à tout supporter de sa part. M. -Heathcliff m'évite manifestement; c'est à peine si je l'ai vu. -Dimanche dernier, pourtant, étant venue plus tôt que de coutume, je -l'entendis qui grondait cruellement le pauvre Linton de sa conduite de -la veille envers moi. Je ne puis dire comment il l'avait connue, à -moins qu'il n'ait écouté à la porte. Linton s'était en effet conduit -d'une façon assez agaçante, mais cela ne regardait que moi, et -j'interrompis la leçon de M. Heathcliff en entrant et en le lui disant. -Il a éclaté de rire et est parti, déclarant qu'il était heureux de -voir que je prenais la chose de cette façon. Depuis, j'ai dit à Linton -de parler plus bas quand il aurait à me dire des choses désagréables. -Et maintenant, Ellen, vous savez tout. M'empêcher de retourner aux -Heights, ce serait rendre très malheureuses deux personnes, tandis que, -si vous consentez à n'en rien dire à papa, mes visites ne dérangeront -la tranquillité de personne. Vous ne le direz pas, n'est-ce pas? Ce -serait sans cœur de votre part.» - ---Je me déciderai là-dessus demain matin, miss Catherine, -répondis-je. La question mérite d'être étudiée, je vous laisse vous -reposer et je vais réfléchir. - -Je fis mes réflexions tout haut, en présence de mon maître: j'allai -le trouver en sortant de chez la jeune fille, et je lui racontai -l'histoire, à l'exception du genre de conversation que Catherine avait -eue avec son cousin, évitant aussi de faire aucune allusion à Hareton. -M. Linton fut alarmée! désespéré plus qu'il ne voulut le -reconnaître. Le lendemain matin, en même temps que Catherine apprit ma -trahison, elle apprit que c'en était fini de ses visites secrètes. -Elle eut beau pleurer et s'indigner de l'interdiction, et implorer son -père d'avoir pitié de Linton, tout ce qu'elle obtint pour la consoler -fut la promesse que son père écrirait et donnerait au jeune homme la -permission de venir à la Grange; quant à recevoir la visite de -Catherine aux Heights, il n'y devait plus songer. - - - - -CHAPITRE VI - - -Ces choses se sont passées l'hiver dernier, monsieur, continua Madame -Dean, il y a à peine un an de cela. L'hiver dernier, je ne pensais -guère que, douze mois après, j'aurais à raconter ci ces aventures à -un étranger. Mais qui sait combien de temps vous serez un étranger? -Vous êtes trop jeune pour vous résigner à vivre toujours seul, et -j'ai l'idée qu'on ne peut pas voir Catherine Linton et ne pas l'aimer. -Vous souriez, mais pourquoi avez-vous l'air si animé et si intéressé -lorsque je vous parle d'elle? Et pourquoi m'avez-vous demandé de -suspendre son portrait au-dessus de votre cheminée? Et pourquoi... - ---Arrêtez, ma chère dame, m'écriai-je. Il pourrait se faire que moi -je l'aime, mais elle, voudrait-elle m'aimer? J'en doute trop pour -risquer mon repos d'esprit en me laissant aller à la tentation. Mais -continuez votre histoire. Catherine s'est-elle rendue à l'ordre de son -père? - ---Oui, reprit la brave femme. Son affection pour son père restait -toujours le plus fort de ses sentiments, et puis il lui avait parlé -sans colère, avec la profonde tendresse d'un homme qui est sur le point -d'abandonner son trésor au milieu des dangers, sans pouvoir lui laisser -d'autre guide que le souvenir de ses paroles. Quelques jours après il -me dit: - ---Je voudrais que mon neveu écrive ou qu'il vienne ici. Dites-moi -sincèrement ce que vous pensez de lui. Est-il changé en mieux, et y -a-t-il des chances qu'il s'améliore en devenant un homme? - ---Il est très délicat, monsieur, répondis-je, et j'ai de la peine à -croire qu'il vive longtemps. Mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il -ne ressemble pas à son père, et si par malheur Miss Cathy venait à -l'épouser, il n'échapperait pas à son contrôle, à moins qu'elle ne -fut indulgente jusqu'à la folie. D'ailleurs, monsieur, vous aurez bien -le temps encore de faire connaissance avec lui et de voir ce qui en est, -il est encore si jeune. - -Edgar soupira et, s'avançant vers la fenêtre, regarda du côté du -cimetière de Gimmerton. L'après-midi était brumeuse, mais le soleil -de février brillait confusément, et l'on pouvait distinguer les deux -sapins et les quelques tombes éparses. - ---J'ai souvent prié, dit Edgar se parlant à lui-même, pour demander -que ce qui arrive soit prochain; et maintenant je commence à -tressaillir et à en avoir peur. Je pensais que le souvenir de l'heure -où j'étais descendu de ces collines en qualité de fiancé serait -moins doux pour moi que l'espoir de les remonter bientôt pour être à -jamais déposé là-haut! Ellen, j'ai été très heureux avec ma petite -Cathy, dans les soirs d'hiver et dans les matins d'été; elle a été -près de moi comme un espoir vivant. Mais j'ai été bien heureux aussi -en rêvant seul parmi ces pierres, près de la vieille église, en -m'étendant, pendant les longues soirées de juin, sur l'herbe qui -recouvre le tombeau de sa mère, et en me figurant que déjà j'étais -moi-même dessous. Que puis-je faire pour Cathy? Comment dois-je la -quitter? Je ne m'arrête pas un instant à ce fait que Linton est le -fils d'Heathcliff, et il m'est indifférent que ce soit lui qui me -prenne ma fille, s'il doit la consoler de ma perte. Ce que je ne veux -pas, seulement, c'est que Heathcliff arrive à ses fins, et triomphe en -me dérobant mon dernier bonheur. Mais si Linton est un être indigne, -s'il n'est qu'un faible jouet dans les mains de son père, je ne puis -lui abandonner Catherine. Et, si dur que cela me soit de réfréner son -bouillant esprit, il me faudra persévérer à l'attrister tant que je -vivrai et à la laisser seule quand je mourrai. La pauvre chérie; -j'aimerais mieux pouvoir la sacrifier à Dieu, et la déposer dans la -terre avant moi! - ---Offrez-la à Dieu dès maintenant, monsieur, répondis-je, -remettez-vous en à sa Providence. Je resterai jusqu'au bout son amie et -sa conseillère. Mais Catherine est une brave fille; jamais elle ne fera -le mal volontairement, et ceux qui font leur devoir finissent toujours -par être récompensés. - -Le printemps avançait, mon maître avait repris ses promenades sur ses -terres avec Catherine, mais, en vérité, il ne retrouvait pas ses -forces. Le jour anniversaire des dix-sept ans de Catherine, il ne fit -pas sa visite au cimetière. Le temps était pluvieux, et il me dit -qu'il remettrait la chose à un autre jour. Il écrivit de nouveau à -Linton, lui faisant part de son vif désir de le voir; et, si le jeune -malade avait été en état de se présenter, je suis sûre que son -père l'aurait autorisé à venir. Les choses étant ce qu'elles -étaient, Linton répondit à son oncle que son père lui refusait -l'autorisation de venir à la Grange; mais que le bon souvenir de son -oncle le remplissait de joie, qu'il avait bien l'espoir de le rencontrer -un jour dans ses promenades et de lui demander en personne à ne plus -être si entièrement séparé de sa cousine, il finissait même par -demander que M. Linton lui donnât un rendez-vous quelque part dans la -campagne, et y vint avec sa fille. - -Malgré les sentiments qu'il éprouvait pour son neveu, Edgar ne put -consentir à cette requête, étant hors d'état d'accompagner -Catherine. Il répondit que peut-être à l'été on se verrait, et -qu'en attendant il le priait de continuer à écrire de temps à autre. -Linton n'y manqua pas. Il est probable qu'il aurait rempli toutes ses -lettres de lamentations sur son triste sort aux Heights, si son père -n'avait pas tenu à être au courant de la correspondance et ne l'avait -pas forcé à ne parler que de son amitié et de son amour. - -Le jeune Linton et son père avaient dans Catherine une alliée -puissante; ou persuada enfin à mon maître d'autoriser les deux jeunes -gens à se promener ensemble dans la campagne, une fois par semaine, -sous ma surveillance: lui-même, loin d'aller mieux, se sentait plus -faible tous les jours. Bien qu'il eût déjà réservé pour sa fille -une portion de sa fortune, il avait naturellement le désir de lui voir -conserver la maison de ses ancêtres; et il ne considérait la chose -comme possible que si Catherine se mariait avec son cousin. Il ne se -doutait pas que ce dernier allait aussi mal que lui-même; personne -d'ailleurs ne s'en doutait, je crois, car aucun médecin n'allait aux -Heights et nous n'avions personne pour nous instruire de l'état du -jeune homme. Moi-même, je commençais à m'imaginer que mes -pressentiments étaient faux, et que Linton Heathcliff se rétablissait, -puisqu'il proposait de faire des promenades sur la lande et paraissait -si attaché à sa poursuite amoureuse. C'est plus tard seulement que -j'appris avec quelle cruauté tyrannique Heathcliff avait traité son -enfant mourant, et comment il l'avait contraint à cette apparente bonne -humeur, par des procédés d'autant plus pressants qu'il sentait plus -proche le danger de voir déjoués ses avides projets. - - - - -CHAPITRE VII - - -On était déjà au milieu de l'été lorsque M. Edgar donna enfin son -consentement aux rendez-vous et que Catherine et moi nous nous mîmes en -route pour la première entrevue. Le temps était lourd et brûlant, -mais il n'y avait pas à craindre de pluie, et nous avions pris -rendez-vous auprès de la grande borne, sur le carrefour des deux -routes. En arrivant à cet endroit nous trouvâmes un petit berger que -l'on avait envoyé vers nous et qui nous dit que Master Linton était de -l'autre côté de la colline et qu'il nous priait d'aller le rejoindre -un peu plus loin. - ---Voilà déjà que Master Linton a outrepassé la première injonction -de son oncle, dis-je; car M. Edgar nous a ordonné de rester sur le -territoire de la Grange, et voilà que nous allons en sortir. - ---Eh bien! nous retournerons nos chevaux dès que nous serons arrivées -à lui, répondit la jeune fille, et nous ferons notre excursion du -côté de la maison. - -Mais lorsque nous arrivâmes à l'endroit où il était, à peine à un -quart de mille des Heights, nous trouvâmes qu'il n'avait pas de cheval -avec lui, de sorte que Catherine dut descendre. Le jeune homme était -couché sur la bruyère en nous attendant, et ne se releva que lorsque -nous fûmes tout près de lui. Il avait tant de peine à marcher et -était si pâle que je m'écriai aussitôt: - ---Hé, Master Heathcliff, vous n'êtes pas en état de vous promener ce -matin. Comme vous avez mauvaise mine! - -Catherine l'observait avec surprise et chagrin, le cri de joie qu'elle -allait pousser s'était changé en un cri d'effroi; et au lieu de le -complimenter de ce rendez-vous si longtemps retardé, elle ne put que -lui demander s'il se sentait plus mal qu'à l'ordinaire. - ---Non, mieux, mieux! murmura-t-il tout tremblant, s'appuyant sur elle de -toute sa force, pendant que ses grands yeux bleus la considéraient d'un -air craintif. - ---Mais vous avez été plus mal, insista sa cousine; plus mal que -lorsque je vous ai vu la dernière fois, vous avez maigri! - ---Je suis fatigué. Il fait trop chaud pour marcher. Asseyons-nous ici. -Souvent le matin je me sens malade; papa dit que c'est la croissance. - -Peu satisfaite de ces explications, Catherine s'assit et il s'étendit -près d'elle. - ---Ceci est quelque chose comme votre paradis idéal, dit-elle, avec un -effort pour être gaie. Vous rappelez-vous que nous avons discuté un -jour l'endroit où chacun de nous aimerait le mieux être? La semaine -prochaine, si vous le pouvez, nous descendrons jusqu'au parc de la -Grange, et je vous montrerai mon idéal à moi. - -Linton ne paraissait passe rappeler de quoi elle parlait. Il était -d'ailleurs évident qu'il éprouvait alors une grande difficulté à -entretenir une conversation quelconque. Son manque d'intérêt pour les -sujets qu'elle soulevait, et son absolue incapacité à en proposer -d'autres, étaient si manifestes que la jeune fille ne put cacher son -désappointement. Toute la personne et toutes les manières de son -cousin avaient subi un changement singulier. Ses mauvaises humeurs -avaient été remplacées par une apathie complète, par la disposition -morose et égoïste d'un malade inguérissable, repoussant la -consolation, et prêt à regarder comme une insulte la gaîté d'autrui. -Catherine comprit aussi bien que moi que notre compagnie lui faisait -l'effet d'une punition plutôt que d'une récompense; et elle ne se fit -pas scrupule de proposer bientôt qu'on se séparât. Cette proposition -eut pour effet de secouer la léthargie de Linton, et de le mettre dans -un état d'agitation extraordinaire. Il jeta un regard épouvanté du -côté des Heights, et la supplia de rester encore une demi-heure. - ---Mais je suppose, dit Catherine, que vous serez plus à l'aise chez -vous qu'ici, et je vois bien que ni mes paroles ni mes chansons ne -peuvent vous amuser aujourd'hui. Vous êtes devenu bien plus sage que -moi, durant ces six mois, et vous avez désormais peu de goût pour mes -divertissements. Sans cela, si je pouvais vous amuser, je resterais bien -volontiers. - ---Restez pour vous reposer, répondit-il; et, Catherine, ne pensez pas -ou ne dites pas que je suis très mal portant, c'est le temps lourd et -la chaleur qui m'ont étourdi, d'autant plus que j'ai marché jusqu'ici -et que cela m'a très fatigué. Dites à mon oncle que je me porte assez -bien, voulez-vous? - ---Je lui dirai que vous m'avez dit cela, Linton, mais je ne pourrai pas -lui affirmer que c'est vrai, répondit ma jeune maîtresse, toute -surprise de cette étrange obstination dans un mensonge évident. - ---Et soyez ici de nouveau jeudi prochain, poursuivit-il, en évitant ses -regards. Et remerciez mon oncle de vous avoir permis de venir, -remerciez-le bien, Catherine. Et, si vous rencontriez mon père, et s'il -vous demandait de mes nouvelles, ne lui laissez pas supposer que j'ai -été très silencieux et très stupide, et n'ayez pas l'air si abattue, -car il se fâcherait. - ---Oh, dit Catherine, je ne me soucie pas de le fâcher! - ---Mais moi je m'en soucie, murmura le jeune homme avec un frisson. Ne le -provoquez pas contre moi, Catherine, car il est très dur. - ---Est-il, en effet, si sévère pour vous, master Heathcliff, -demandai-je? S'est-il fatigué de l'indulgence, et sa haine, de passive -qu'elle était, est-elle devenue active? - -Linton me regarda, mais sans me répondre. Les deux jeunes gens -restèrent assis à côté l'un de l'autre pendant encore quelques -minutes, pendant lesquelles il ne fit que retenir des soupirs -d'épuisement et de souffrance. Vainement Catherine essaya de le -distraire en se mettant à cueillir des airelles: elle vit qu'il ne -fallait pas même songer à lui en offrir. - ---Il y a bien une demi-heure, maintenant, Ellen, me dit-elle enfin à -l'oreille, je ne vois pas pourquoi nous resterions, il est tout endormi, -et papa doit nous attendre. - ---Eh bien, nous ne pouvons pas le laisser endormi, attendez qu'il se -réveille et soyez patiente. Vous étiez bien pressée de partir, mais -votre désir de revoir le jeune Linton s'est vite évaporé. - ---Et pourquoi désirait-il me voir? lui répondit Catherine. Il me -plaisait davantage autrefois dans ses plus méchantes humeurs qu'il ne -fait à présent dans ces dispositions bizarres. Il a l'air de remplir -une tâche qu'on lui a imposée par force. Mais je n'ai aucune envie de -venir pour faire plaisir à Heathcliff, quelques raisons qu'il puisse -avoir pour contraindre son fils à l'ennui de ces rendez-vous. Et, tout -en me réjouissant de savoir qu'il se porte mieux, je suis bien chagrine -de voir qu'il soit devenu moins agréable, et moins attaché à moi. - ---Ainsi vous croyez qu'il se porte mieux? dis-je. - ---Oui; vous vous rappelez comme autrefois il parlait sans cesse de ses -souffrances? Il n'est pas tout à fait bien, comme il m'a dit de le dire -à papa, mais assurément il va bien mieux. - ---En cela je ne suis pas de votre avis, observai-je, et je croirais -plutôt que son état a bien empiré. - -Linton s'était réveillé de son assoupissement, et nous demanda d'un -air terrifié si quelqu'un ne l'avait pas appelé par son nom. - ---Non, dit Catherine, à moins que ce ne soit dans vos rêves, mais je -ne puis concevoir comment vous pouvez faire pour dormir dehors dans la -matinée. - ---Il m'a semblé entendre mon père, reprit-il en continuant à jeter -autour de lui un regard effrayé. Vous êtes sûre que personne n'a -parlé? - ---Absolument sûre, répondit Catherine; il n'y avait qu'Ellen et moi -qui étions en train de discuter sur votre santé. Êtes-vous -réellement plus fort, Linton, que lorsque nous nous sommes séparés -cet hiver? Oui, il y a au moins une chose qui a faibli en vous, votre -affection pour moi. Dites, allez-vous vraiment mieux? - -Les larmes jaillirent des yeux de Linton, tandis qu'il répondait: - ---Oui, oui, je vais mieux. - -Et, toujours obsédé par cette voix imaginaire, son regard continuait -à errer çà et là. Cathy se leva. - ---Il faut que nous nous séparions aujourd'hui, dit-elle, et je ne puis -vous cacher que j'ai été tristement désappointée par ce rendez-vous. -Je n'en parlerai à personne qu'à vous: non que j'aie peur de M. -Heathcliff. - ---Taisez-vous, murmura Linton; pour l'amour de Dieu, taisez-vous! Il -vient. - -Et il s'attacha au bras de Catherine, s'efforçant de la retenir. Mais -elle, en attendant annoncer l'approche de M. Heathcliff, elle se -dégagea rapidement et appela son poney qui vint aussitôt. - ---Je serai ici jeudi prochain, cria-t-elle en sautant à cheval. Adieu! -Vite, Ellen! - -C'est ainsi que nous primes congé de lui; à peine s'aperçut-il de -notre départ, absorbé qu'il était par l'idée de l'approche de son -père. - -Avant même que nous fussions arrivées à la Grange, le déplaisir de -Catherine se changea en une sensation très embarrassée de pitié et de -regret, où se mêlaient des doutes vagues et cruels sur la situation -réelle, tant physique que morale, de Linton. Mon maître nous demanda -le compte rendu de notre excursion. Et miss Catherine lui transmit -fidèlement les remerciements de son neveu, passant sur le reste sans -insister; et moi-même j'ajoutai peu de chose à ce qu'elle avait dit, -ne sachant guère ce qu'il fallait cacher et ce qu'il fallait révéler. - - - - -CHAPITRE VIII - - -Une semaine se passa encore, chaque jour amenant un nouveau changement -dans l'état d'Edgar Linton. Nous aurions bien voulu continuer à -laisser Catherine dans ses illusions, mais la vivacité même de son -esprit suffisait à la détromper; elle devinait la chose en secret, et -ne cessait pas de méditer sur l'affreuse probabilité que chaque jour -transformait davantage en une certitude. Lorsque le jeudi revint, elle -n'eut pas le courage de faire mention de sa sortie; mais j'y songeais -pour elle et j'obtins la permission de la faire partir. La bibliothèque -où son père passait tous les jours quelques heures et la chambre où -il couchait étaient devenus pour elle l'univers tout entier. Les -veilles et le chagrin l'avaient rendue toute pâle, et mon maître -l'envoya bien volontiers vers ce rendez-vous, où il espérait qu'elle -trouverait un heureux changement d'air et de société: se consolant à -l'idée qu'il ne la laisserait pas entièrement seule après sa mort. - -Il s'imaginait toujours que, de même que son neveu lui ressemblait au -physique, il devait lui ressembler au moral. Et moi, par une faiblesse -excusable, j'évitais de le corriger de cette erreur, me demandant quel -bien il y aurait à troubler ses derniers instants par la révélation -de choses qu'il n'aurait aucun moyen de modifier. - -Nous ajournâmes notre excursion jusqu'à l'après-midi. Une après-midi -dorée d'août: le souffle des collines était si plein de vie qu'il -semblait qu'il aurait suffi à un mourant de le respirer pour revivre. -La figure de Catherine ressemblait au paysage qui nous entourait, les -ombres et la lumière s'y succédaient d'un instant à l'autre; mais les -ombres duraient plus longtemps, et son pauvre petit cœur se reprochait -même ces oublis momentanés de ses soucis. - -Nous aperçûmes Linton nous attendant au même endroit où nous -l'avions vu la fois précédente. Ma jeune maîtresse descendit de -cheval et me dit que, comme elle était résolue à ne rester que très -peu de temps, je ferais mieux de tenir le poney et de rester moi-même -à cheval. Mais je m'y refusai, ne voulant pas perdre de vue une seule -minute la charge qui m'était confiée. Master Heathcliff nous reçut -avec une grande animation mais avec une animation qui ressemblait -davantage à de la peur qu'à du plaisir. - ---Il est tard, dit-il, parlant par saccades et avec peine. Votre père -n'est-il pas très malade? Je pensais que vous ne viendriez pas. - ---Pourquoi ne pas être franc? lui cria Catherine, et ne pas me dire -tout de suite que vous n'aviez pas besoin de me voir? Il est bien -étrange, Linton, que pour la seconde fois vous m'ayez fait venir ici -dans la seule intention de nous chagriner l'un et l'autre. - -Linton frissonna et jeta sur elle un regard demi-honteux, -demi-suppliant, mais cette conduite énigmatique ne put désarmer -l'humeur de sa cousine. Mon père est très malade, dit-elle; et -pourquoi ai-je dû quitter son chevet? Pourquoi ne m'avez-vous pas -envoyé quelqu'un pour me délivrer de ma promesse, puisque vous -désiriez que je ne la tienne pas? Allons, je désire une explication: -j'ai perdu toute envie de jouer et de badiner, et je ne suis pas -disposée à me prêter à vos affectations. - ---Mes affectations! murmura-t-il. Pour l'amour du ciel, Catherine, -n'ayez pas l'air si fâchée! Méprisez-moi autant que vous voudrez; je -suis un être lâche et misérable; on ne saurait assez me mépriser; -mais je suis trop bas pour votre colère. Réservez votre haine pour mon -père et contentez-vous du mépris pour moi. - ---Folie, cria Catherine exaspérée, quel vilain garçon! Tenez! Il -tremble comme si réellement j'allais le battre. Vous n'avez pas besoin -de réclamer le mépris, Linton, chacun est tout disposé à vous -l'offrir de lui-même. Laissez-moi! Je vais retourner à la maison. -Lâchez ma robe! Si j'avais pitié de vous, vous vous moqueriez de ma -pitié. Ellen, dites-lui combien sa conduite est odieuse. - -La face convulsée dans une expression d'agonie, Linton s'était jeté -sur le sol, comme s'il avait été saisi d'une terreur insensée. - ---Oh! gémissait-il, je ne puis supporter cela! Catherine, Catherine, je -suis un traître et je n'ose pas vous le dire! Si vous m'abandonnez, -sûrement je serai tué! Chère Catherine, ma vie est entre vos mains; -et si comme vous me l'avez dit, vous m'aimez, la chose ne peut pas vous -déplaire. Ainsi vous n'allez pas vous en aller? Bonne, douce, chère -Catherine! Et peut-être que vous voudrez bien consentir, et qu'il me -laissera mourir avec vous! - -Ma jeune maîtresse, en voyant l'intensité de ses angoisses, se baissa -pour le soulever. Son vieux sentiment d'indulgente tendresse prit le -dessus sur sa mauvaise humeur et une extrême émotion l'envahit. - ---Consentir à quoi? demanda-t-elle. À rester? Avant tout, dites-moi le -sens de cet étrange discours. Soyez calme et franc et avouez tout de -suite ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriez pas me faire de -tort, Linton, n'est-ce pas? Vous ne permettriez pas qu'un ennemi me -nuise, si vous pouviez l'empêcher? Vous ne pouvez trahir lâchement vos -meilleurs amis. - ---Mais mon père m'a menacé, murmura le jeune homme en serrant ses -doigts amincis; et j'ai peur de lui, j'ai peur! Je n'ose pas vous dire. - ---Eh bien, dit Catherine avec une compassion dédaigneuse, gardez votre -secret. Je ne suis pas lâche, moi, je n'ai pas peur. - -Sa générosité provoqua chez Linton un nouvel accès de larmes; il -pleurait, il lui baisait les mains, sans trouver le courage de parler. -Je réfléchissais à ce que pouvait bien être ce mystère, lorsque, -entendant un petit bruit, je levai les yeux et aperçus M. Heathcliff -qui descendait des Heights et était arrivé presque tout contre nous. -Il ne jetait pas un seul regard vers mes compagnons, bien qu'il fût -assez près d'eux pour entendre les sanglots de son fils; mais, me -saluant avec le ton presque cordial qu'il avait toujours à ma -disposition, il me dit: - ---Quel plaisir de vous rencontrer si près de ma maison, Nelly! Comment -cela va-t-il à la Grange? Le bruit court qu'Edgar Linton est sur son -lit de mort: peut-être a-t-on exagéré sa maladie? - ---Non, répondis-je, mon maître est mourant; c'est trop vrai. Ce sera -une triste chose pour nous tous, mais une bénédiction pour lui. - ---Combien de temps croyez-vous qu'il dure? - ---Je ne sais pas. - ---C'est que, poursuivit-il en regardant le jeune couple qui se tenait -immobile à quelques pas de lui, ce garçon que vous voyez là semble -avoir juré d'empêcher mes projets; et je serai reconnaissant à son -oncle de se hâter et de partir avant lui. Mais holà, est-ce qu'il y a -longtemps qu'il joue à ce jeu de pleurnichage? Je lui ai pourtant -donné quelques leçons là-dessus! Est-il en général assez animé -avec miss Linton? - ---Animé? répondis-je; oh non, il a fait voir au contraire la plus -grande détresse. Dans l'état où il est, au lieu d'errer sur les -collines avec son amoureuse, il devrait bien plutôt être dans son lit, -entre les mains d'un médecin. - ---Il y sera dans un jour ou deux, murmura Heathcliff. Mais d'abord... -Allons, levez-vous, Linton, levez-vous! cria-t-il. Relevez-vous tout de -suite! - -Linton, épouvanté, fit des efforts désespérés pour obéir, mais il -était sans forces et je le vis retomber avec un cri sourd. M. -Heathcliff s'avança vers lui et l'aida à se lever. - ---Allons, lui dit-il d'un ton féroce, je vais me fâcher, et prenez -garde à vous si vous ne domptez pas ce vilain esprit. Allons, -levez-vous tout de suite. - ---Oui, mon père, sanglotait-il, j'ai fait comme vous le désiriez, je -vous assure. Catherine vous dira que j'ai... que j'ai été gai. Ah! -restez près de moi, Catherine, donnez-moi votre main. - ---Prenez la mienne, dit son père, et tenez-vous debout. Là! Elle vous -prêtera son bras. Miss Linton, soyez assez bonne pour marcher avec lui -jusqu'à la maison, voulez-vous? il frissonne dès que je le touche. - ---Linton, mon chéri, murmura Catherine, je ne puis pas aller à -Wuthering Heights, papa me l'a défendu. Il ne vous fera pas de mal: -pourquoi avez-vous si peur? - ---Je ne puis pas rentrer dans cette maison, répondit-il, je n'y -rentrerai pas sans vous. - ---Arrêtez, cria son père. Nous allons respecter les scrupules filiaux -de Catherine. Nelly, ramenez mon fils et je vais m'empresser de suivre -votre conseil au sujet du médecin. - ---Vous ferez bien, répondis-je, mais il faut que je reste avec ma -maîtresse, et m'occuper de votre fils n'est pas mon affaire. - ---Eh bien alors, dit Heathcliff vous allez me forcer à m'en occuper -moi-même et à le faire crier. Venez ici, mon héros! Voulez-vous -rentrer en ma compagnie? - -Il se rapprocha de nouveau de la fragile créature et fit mine de -vouloir la saisir; mais Linton, se reculant, se cramponna à sa cousine -et la supplia de l'accompagner, d'un ton passionné qui n'admettait pas -le refus. Nous atteignîmes ainsi le seuil de la maison; Catherine entra -et je restai à l'attendre, espérant qu'elle allait sortir après avoir -installé son cousin dans un fauteuil. Mais M. Heathcliff, me poussant -en avant, me cria: - ---Ma maison n'est pas frappée de la peste, Nelly, et j'ai dans l'idée -d'être hospitalier aujourd'hui. Asseyez-vous; et laissez-moi fermer la -porte. - -Il la ferma à clé. J'étais inquiète. - ---Je veux que vous ayez du thé avant de rentrer, reprit-il; je suis -seul ici. Hareton est parti conduire du bétail, et Zillah et Joseph -font une partie de plaisir. Miss Linton, asseyez-vous près de lui. Je -vous donne ce que j'ai: le présent ne vaut guère la peine d'être -accepté, mais je n'ai pas autre chose à offrir. C'est Linton que je -veux dire. Comme elle me regarde! - -Et il maugréa quelques phrases qu'il conclut ainsi, en frappant la -table: Par le diable, je les hais! - ---Je n'ai pas peur de vous! s'écria Catherine, dressée en face de lui, -ses yeux noirs éclatants de passion et de résolution. Donnez-moi cette -clé, je veux l'avoir! Je ne veux ni boire ni manger ici, quand il me -faudrait mourir de faim. - -Heathcliff tenait la clé de la maison dans sa main. La hardiesse de la -jeune fille le surprit, et peut-être lui rappela-t-elle la voix et le -regard de la personne dont elle en avait hérité. Cathy se jeta sur la -clé et parvint presque à la lui retirer des doigts; mais il reprit -bien vite possession de lui-même et la retint. - ---Allons, Catherine Linton, dit-il, tenez-vous tranquille, ou bien je -vous jette par terre et cela rendra folle madame Dean. - -Indifférente à cette avertissement, elle se jeta de nouveau sur sa -main pour avoir la clé. - ---Je veux m'en aller! répétait-elle en faisant des efforts inouïs. - -Voyant que ses ongles ne faisaient pas d'effet, elle voulut se servir de -ses dents. Alors Heathcliff rouvrit tout d'un coup la main et laissa -prendre la clé, mais au moment où Catherine la saisissait, il empoigna -la jeune fille de l'autre main, l'attira à lui et lui administra sur la -tête une série de tapes terribles. - -À la vue de cette violence diabolique je m'élançai furieuse. - ---Vilain, m'écriai-je, vilain! - -Mais un coup dans la poitrine m'arrêta et faillit m'étouffer. - -Catherine, enfin lâchée, porta ses deux mains à ses tempes comme si -elle voulait s'assurer que ses oreilles n'avaient pas été enlevées. -Elle tremblait comme un roseau, la pauvre chérie, et s'appuyait contre -la table, absolument égarée. - ---Vous voyez que je sais châtier les enfants, ricana Heathcliff, en se -baissant pour ramasser la clé qui était tombée à terre. Allez -maintenant vers Linton comme je vous l'ai dit, et pleurez à votre aise. -Je serai votre père demain, et bientôt le seul père que vous aurez; -et puisque vous êtes si forte, vous aurez tous les jours l'occasion de -goûter de ces douceurs, si je retrouve encore cette méchante humeur -dans vos yeux. - -Cathy avait couru vers moi, s'était agenouillée, et avait appuyé en -pleurant sa joue brûlante sur ma main. Son cousin se tenait immobile -sur un coin du banc, se félicitant sans doute de ce que la correction -était tombée sur un autre que lui. M. Heathcliff se leva et fit le -thé lui-même; lorsqu'il l'eût fait, il m'en offrit une tasse. - ---Secouez votre spleen, me dit-il, et prenez soin de votre nourrisson et -du mien. Ce thé n'est pas empoisonné, bien que ce soit moi qui l'ai -préparé. Je vais sortir et aller chercher vos chevaux. - -Notre première pensée, lorsqu'il fut parti, fut de trouver quelque -part une sortie. Nous essayâmes la porte de la cuisine, les fenêtres: -impossible. - ---Master Linton, criai-je, voyant que nous étions bel et bien -emprisonnées: vous savez ce que projette votre vilain père, et vous -allez nous le dire, ou je vous traite comme il traite votre cousine. - ---Oui, Linton, vous devez nous le dire! dit Catherine. C'est par amitié -pour vous que je suis venue, et vous seriez trop ingrat si vous -refusiez. - ---Donnez-moi du thé, et alors je vous le dirai! répondit Linton. -Tenez, Catherine, vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse, je ne -veux pas boire cela. Donnez m'en une autre. - -Catherine lui donna une autre tasse et essuya sa figure. - ---Eh bien, papa veut que nous nous mariions, poursuivit Linton, après -avoir bu quelques gorgées, et comme il craint que votre père ne nous -laisse pas nous marier maintenant, et qu'il a peur que je ne meure si -nous tardons, il a résolu que nous nous marierions demain matin, après -être restés ici toute la nuit; et si vous faites comme il le veut, -vous pourrez retourner chez vous demain, et me prendre avec vous. - ---Vous prendre avec elle! misérable créature, m'écriai-je, et vous, -vous marier avec elle! Eh bien, ou cet homme est fou, ou il nous croit -folles! Et est-ce que vous vous imaginez que cette belle jeune fille va -se lier à un petit singe agonisant comme vous? - ---Rester toute la nuit ici! fit Catherine en parcourant la chambre des -yeux. Non Ellen, je brûlerai plutôt cette porte, mais je sortirai. - -Malgré les supplications de Linton, elle s'acharnait à vouloir sortir -à tout prix, lorsque notre geôlier rentra. - ---Vos chevaux sont partis, me dit-il. Eh quoi, Linton, vous pleurnichez -de nouveau? Qu'est-ce qu'elles vous ont encore fait? Allons, assez, -montez vous coucher! Zillah n'est pas là; il faudra vous déshabiller -vous même. Voyons, taisez-vous; une fois dans votre chambre, vous -n'avez pas à avoir peur, je ne me rapprocherai pas de vous. Il se -trouve par hasard que vous vous êtes assez bien conduit. Maintenant je -me charge du reste. - -Linton sortit à la façon piteuse et défiante d'un chien qui s'attend -à être battu sur le pas de la porte. Heathcliff s'approcha alors du -foyer où Catherine et moi nous tenions sans rien dire. - ---Ah dit-il, vous n'avez pas peur de moi? Eh bien, vous savez déguiser -votre courage, car vous avez l'air terriblement effrayées. - ---Je suis effrayée maintenant, répondit-elle, parce que si je reste -ici, papa en sera malheureux. M. Heathcliff, laissez-moi rentrer à la -maison; je vous promets d'épouser Linton. Papa le veut, et je l'aime. -Pourquoi voudriez-vous me forcer à faire ce que je consens à faire de -moi-même? - ---Qu'il ait donc l'audace de vous forcer! m'écriai-je. Dieu merci, il y -a une loi dans le pays! - ---Silence, dit le vilain, au diable avec vos clameurs! Miss Linton, ce -sera pour moi une vive joie de penser que votre père est malheureux: -vous ne pouviez trouver un meilleur moyen de me déterminer à vous -garder ici. Quant à votre promesse d'épouser Linton, je prendrai soin -que vous la teniez: car vous ne quitterez pas mon toit avant que la -chose ne soit faite. - ---Alors, envoyez Ellen pour faire savoir à papa que je suis en -sûreté, supplia Catherine toute en larmes, ou bien mariez-moi tout de -suite! Pauvre papa! Ellen, il va croire que nous sommes perdues! -Qu'allons-nous faire? - ---Bah! il va croire simplement que vous êtes fatiguées de le soigner -et que vous vous êtes sauvées pour vous offrir un peu d'amusement, -répondit Heathcliff. Pleurez à votre aise. Autant que je puis en -juger, ce sera dans la suite votre principal divertissement. Ah! Linton -a tout ce qu'il faut pour bien jouer le tyran! - ---Vous avez bien raison, répondis-je. Expliquez le caractère de votre -fils. Montrez sa ressemblance avec vous; de cette façon, j'espère que -miss Catherine y regardera à deux fois avant de l'épouser. - ---Oh! cela n'a pas d'importance à présent! répondit Heathcliff. Il -faudra qu'elle l'accepte pour mari, ou qu'elle reste prisonnière ici, -et vous avec elle, jusqu'à ce que votre maître meure. Je peux vous -tenir parfaitement cachées ici. Et si vous en doutez, encouragez-la à -rétracter sa promesse. - ---Je ne veux pas la rétracter, dit Catherine, je veux bien me marier à -l'instant même, si je puis aller ensuite à Thrushcross-Grange. M. -Heathcliff, vous ne voudriez pas par méchanceté détruire à jamais -tout mon bonheur? Voyez, je me mets à genoux devant vous, je ne ferai -rien pour vous irriter. N'avez-vous donc jamais aimé personne dans -votre vie, mon oncle? - ---Retirez-vous d'ici, ou je vais vous battre, cria Heathcliff, la -repoussant brutalement. Je vous hais. - -Il se secoua comme si toute sa chair frémissait d'aversion; il recula -sa chaise; et comme j'ouvrais la bouche pour commencer un filet -d'injures, il me fit taire dès le milieu de la première phrase en me -menaçant de m'enfermer toute seule dans une chambre à la première -syllabe que je dirais. La nuit venait. Nous entendîmes un bruit de voix -à la porte du jardin. Notre hôte qui n'avait rien perdu de sa -présence d'esprit, courut aussitôt dehors. Il y eut une conversation -de deux ou trois minutes, puis il revint seul. - ---Je pensais que c'était votre cousin Hareton, dis-je à Catherine. Je -voudrais qu'il vint, qui sait s'il ne prendrait pas notre parti? - ---C'étaient trois domestiques de la Grange envoyés pour vous chercher, -dit Heathcliff, qui m'avait entendue. Vous auriez pu ouvrir une fenêtre -et appeler; mais je jurerais que cette chatte est heureuse que vous ne -l'ayez pas fait. Elle est contente d'être forcée de rester, j'en suis -sûre. - -En apprenant la chance que nous avions manquée, nous nous laissâmes -aller l'une et l'autre à notre chagrin et il nous laissa nous lamenter -jusqu'à neuf heures. Puis il nous ordonna de monter par la cuisine à -la chambre de Zillah, et je soufflai à la jeune fille d'obéir, dans -l'espoir que nous pourrions nous échapper par une fenêtre, mais la -fenêtre était étroite comme celles du rez de chaussée et la porte du -grenier était fermée. Catherine et moi restâmes ainsi jusqu'au -lendemain, sans dormir ni nous coucher, et sans échanger autre chose -que des soupirs. - -À sept heures, Heathcliff vint et demanda si miss Linton était levée. -Elle courut aussitôt à la porte et répondit: Oui.--Alors venez, -dit-il, et il la tira dehors. Je m'étais levée pour la suivre, mais il -referma la porte sur moi. Je demandai à être relâchée. - ---Prenez patience, me répondit-il, je vous ferai monter votre déjeuner -dans un instant. - -Je frappai du poing les panneaux, et j'entendis Catherine demander -pourquoi j'étais enfermée. Le monstre répondit qu'il me faudrait -encore rester ainsi une heure, et puis ils s'éloignèrent. Je restai en -effet ainsi deux ou trois heures; à la fin j'entendis un bruit de pas, -mais ce n'était pas Heathcliff. - ---Je vous ai apporté quelque chose à manger, me dit une voix, et quand -la porte se fut ouverte, j'aperçus Hareton, qui m'apportait une -nourriture suffisante pour ma journée. - ---Prenez cela, dit-il, en déposant la chose entre mes mains. - ---Restez une minute! - ---Non, cria-t-il en se retirant, sans égards pour toutes les prières -que je pouvais lui adresser. - -Et c'est ainsi que je restai enfermée toute la journée, et toute la -nuit suivante, et cinq nuits et quatre jours, sans voir personne autre -que Hareton qui venait tous les matins. Et c'était bien un geôlier -modèle: maussade et muet, rebelle à tous mes efforts pour toucher sa -justice ou sa compassion. - - - - -CHAPITRE IX - - -L'après-midi du cinquième jour, j'entendis un pas différent et je vis -entrer Zillah, couverte de son châle écarlate, avec un bonnet de soie -noire sur la tête et un panier au bras. - ---Ah! Dieu! Madame Dean! s'écria-t-elle, eh bien, on parle de vous à -Gimmerton! Je vous croyais perdue dans le marais de Blackhorse, jusqu'à -ce que M. Heathcliff m'a dit tout à l'heure que vous aviez été -retrouvée et logée ici. Bien sûr que vous aurez atterri à une île? -Et combien de temps êtes-vous restée dans l'eau? - ---Votre maître est un vrai brigand, fis-je, mais il répondra de sa -conduite. Il ne lui servira de rien d'avoir répandu cette fable. - ---Que voulez-vous dire? demanda Zillah; ce n'est pas une fable, tout le -monde dans le village dit que vous vous êtes perdues dans le marais. -Quand je suis arrivée ici, je demande à M. Earnshaw si ce n'était pas -triste, que vous et Miss Catherine vous fussiez perdues. Il m'a -regardée comme s'il avait mal entendu. Mais M. Heathcliff avait bien -entendu, lui, et c'est lui qui m'a dit: «Si elles ont été dans le -marais, Zillah, elles en sont dehors à présent. Nelly Dean est en ce -moment logée dans votre chambre. Vous pouvez lui dire de descendre -quand vous y monterez. Voici la clé. J'ai voulu la forcer à rester ici -jusqu'à ce qu'elle ait tout à fait repris ses sens. Vous pouvez lui -dire d'aller tout de suite à la Grange, si elle en est capable, et -d'annoncer de ma part que la jeune dame s'y rendra à temps pour -assister aux funérailles de M. Edgar. - ---M. Edgar n'est pas mort! m'écriai-je. Oh Zillah! Zillah! - ---Non, non, rasseyez-vous, ma bonne dame; vous êtes encore malade. Il -n'est pas mort; le docteur Kenneth, que j'ai rencontré sur le chemin, -croit qu'il pourra encore durer un jour. - -Au lieu de me rasseoir, je profitai de ce que le chemin était libre -pour m'élancer dans l'escalier. En entrant dans la maison, je cherchai -autour de moi quelqu'un qui pût me renseigner sur Catherine. La chambre -était toute pleine de soleil et la porte restait large ouverte; mais je -ne voyais personne. Je me demandais s'il fallait m'en aller tout de -suite ou chercher ma maîtresse, lorsqu'une petite toux attira mon -attention du côté du foyer. Je vis Linton couché sur le banc, occupé -à sucer un bâton de sucre candi et observant mes mouvements d'un -regard apathique. - ---Où est Miss Catherine? lui demandai-je d'un ton rude. Est-elle -partie? - ---Non, répondit-il, elle est en haut; et nous ne la laisserons pas -sortir. - ---Vous ne voulez pas la laisser sortir, petit idiot? m'écriai-je. -Indiquez-moi tout de suite sa chambre, ou je vous ferai siffler une -bonne fois. - ---C'est papa qui vous ferait siffler si vous essayiez d'y aller, -répondit-il. Il me dit que je n'ai pas à être doux avec Catherine: -qu'elle est ma femme, et qu'il est honteux qu'elle désire me quitter. -Il me dit qu'elle me hait et désire ma mort pour avoir mon argent; mais -elle ne l'aura pas et elle n'ira pas chez elle. Jamais elle n'ira. Elle -peut pleurer à être malade autant qu'il lui plaira. - -Il reprit sa première occupation, fermant les yeux comme s'il voulait -s'endormir. - ---Maître Heathcliff, repris-je, avez-vous oublié toute la bonté de -Catherine pour vous l'hiver dernier, lorsque vous affirmiez que vous -l'aimiez et qu'elle tous apportait des livres et vous chantait des -chansons, et souvent venait par le vent et la neige pour vous voir? Vous -sentiez bien qu'elle était cent fois trop bonne pour vous. Et -maintenant vous croyez les mensonges que vous raconte votre père, -malgré que vous sachiez qu'il vous déteste tous les deux. Et vous -êtes avec lui contre elle. Voilà de belle reconnaissance! - -Les coins de la bouche de Linton s'abaissèrent et il ôta de ses -lèvres le sucre candi. - ---Est-ce donc par haine pour vous qu'elle est venue à Wuthering -Heights? poursuivis-je. Réfléchissez donc un peu pour votre compte. -Quant à votre argent, elle ne sait même pas que vous en avez. Et vous -dites qu'elle est malade, et vous la laissez seule, ici, dans une maison -étrangère, vous qui avez éprouvé combien il est pénible d'être -négligé de tous: ah! vous êtes un garçon égoïste et sans cœur! - ---Je ne puis rester avec elle, répondit-il avec mauvaise humeur. Elle -pleure tant que je ne puis le supporter. Et elle ne veut pas s'arrêter, -malgré que je la menace d'appeler mon père. Je l'ai appelé une fois -et il lui a promis de l'étrangler si elle ne se tenait pas tranquille. -Mais elle a recommencé dès l'instant où il avait quitté la chambre, -gémissant et soupirant toute la nuit. - ---M. Heathcliff est-il sorti? demandai-je, voyant qu'il n'y avait à -espérer aucune sympathie chez cette misérable créature. - ---Il est dans la cour; il cause avec le docteur Kenneth qui dit que mon -oncle est en train de mourir pour de bon, cette fois. J'en suis heureux, -parce que je serai le maître de la Grange après lui. Catherine parlait -toujours de sa maison; mais cette maison n'est pas à elle, elle est à -moi; papa dit que tout ce qu'elle a est à moi. Tous ses beaux livres -sont à moi. Elle m'a offert de m'en faire cadeau, et de ses beaux -oiseaux, et de son poney, si je voulais lui avoir la clé de notre -chambre et la laisser sortir, mais je lui ai dit qu'elle n'avait rien à -me donner puisque tout cela était à moi. Alors elle s'est mise à -pleurer; elle a pris une petite peinture qu'elle portait à son cou, et -m'a dit qu'elle me donnerait cela: c'étaient deux portraits dans un -cadre d'or, d'un côté sa mère et de l'autre mon oncle, quand ils -étaient jeunes. C'était hier. Je lui dis que ces portraits étaient à -moi aussi et j'essayai de les lui enlever. La méchante créature ne -voulut pas me les laisser prendre. Elle me poussa et me blessa. Je me -mis à crier, quand elle entendit s'approcher papa, elle partagea le -cadre en deux et me donna le portrait de sa mère. Elle essaya de cacher -l'autre, mais quand j'eus expliqué à papa de quoi il s'agissait, il -m'enleva le portrait que j'avais et ordonna à Catherine de me donner -celui qu'elle avait gardé. Alors, comme elle refusait, il l'abattit par -terre, lui enleva le portrait et l'écrasa sous ses pieds. - ---Et cela vous plaisait-il de la voir ainsi frappée? - ---J'en frémis, répondit-il: je tremble dès que je vois mon père -frapper un chien ou un cheval, tant il le fait durement. Pourtant, -d'abord je fus content, car elle avait mérité d'être punie pour -m'avoir poussé; mais quand papa fut parti, elle m'appela à la fenêtre -et me montra sa joue coupée en dedans, et sa bouche toute remplie de -sang. Puis elle ramassa les morceaux du portrait et s'assit, la face -contre le mur, et depuis lors elle ne m'a pas dit un mot; je me demande -parfois si ce n'est pas la douleur qui l'empêche de parler. Cette -pensée me fait de la peine, mais elle est une vilaine créature pour -pleurer ainsi sans cesse, et puis elle est si pâle et si farouche -qu'elle me fait peur. - ---Et il vous serait impossible d'avoir la clé, si vous le vouliez, -demandai-je? - ---Je peux l'avoir quand je suis en haut, répondit-il, mais je ne puis -monter en ce moment. - ---Mais en quel endroit est-elle? - ---Oh! cria-t-il; je ne puis vous dire où elle est! C'est notre secret. -Personne, ni Hareton ni Zillah ne doit le savoir. Mais allons, vous -m'avez fatigué. Allez-vous-en!» - -Il s'enfonça la figure sur les bras et referma les yeux. - -Je jugeai que le meilleur était de partir sans voir M. Heathcliff et de -ramener du monde avec moi de la Grange pour faire sortir ma jeune -maîtresse. En me voyant rentrer, l'étonnement des domestiques et leur -joie furent grands; et lorsqu'ils apprirent que leur petite maîtresse -était en vie, ils furent sur le point d'aller le crier à la porte de -M. Edgar; mais c'est une chose dont je voulais me charger moi-même. -Combien ces quelques jours l'avaient changé! Il était couché, -attendant la mort, comme une image de la tristesse et de la -résignation. Il avait l'air très jeune. En réalité il avait -trente-neuf ans, mais on lui en aurait donné dix de moins. Il pensait -à Catherine et murmurait son nom. Lui prenant la main: - ---Catherine va venir, mon cher maître, lui dis-je; elle est en vie et -se porte bien; et j'espère qu'elle sera ici ce soir. - -À cette nouvelle, il se souleva à demi, jeta un regard joyeux tout -autour delà chambre, puis retomba évanoui. Dès qu'il eut repris ses -sens, je lui racontai notre visite forcée et notre détention aux -Heights. Je lui dis que Heathcliff nous avait forcées à entrer. Je -parlai aussi peu que possible de Linton, et j'évitai de décrire la -brutale conduite de son père. - -M. Edgar devina que son ennemi voulait assurer à son fils, ou plutôt -s'assurer à soi-même, sa fortune personnelle. Mais pourquoi Heathcliff -n'avait pas attendu sa mort, c'était une chose qu'il ne pouvait -comprendre, ne sachant pas que son neveu était, lui aussi, menacé de -mourir. Il sentit qu'en tous cas il ferait mieux de changer son -testament; et au lieu de laisser la fortune de Catherine à sa -disposition, il résolut de la confier à des tuteurs, qui en feraient -usage pour elle pendant sa vie; et pour ses enfants après elle, si elle -en avait. De cette façon, la fortune de Catherine ne pouvait échoir à -M. Heathcliff, en cas de mort de Linton. - -Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un homme pour aller chercher -l'attorney, et quatre autres, suffisamment armés, pour aller demander -ma jeune dame à son geôlier. L'homme envoyé à Gimmerton revint le -premier; il nous dit que M. Green, l'avocat, était sorti, et qu'il -avait dû l'attendre deux heures; et puis que M. Green lui avait dit -qu'il avait à faire quelque chose de pressé au village, mais qu'il -viendrait la nuit à la Grange. Les quatre hommes envoyés aux Heights -revinrent également seuls. Ils rapportèrent que Catherine était trop -malade pour quitter sa chambre, et que Heathcliff ne leur avait pas -permis de la voir. Je grondai les imbéciles d'avoir écouté cette -fable, et sans rien dire à mon maître, je résolus de retourner -moi-même aux Heights le lendemain matin, avec toute une bande, et de -faire une vraie tempête, jusqu'à ce qu'on nous ait rendu la -prisonnière. - -Par bonheur, ce voyage et cet ennui me furent épargnés. J'étais -descendue à trois heures pour chercher de l'eau, lorsque j'entendis un -coup frappé à la porte d'entrée. Je pensai que c'était Green, et -comme il n'y avait personne pour ouvrir, je me hâtai d'y aller -moi-même. La lune brillait claire au dehors. Ce n'était pas -l'attorney. C'était ma douce petite maîtresse, qui sauta à mon cou en -sanglotant. - ---Ellen, Ellen, papa est-il vivant? - ---Oui, m'écriai-je, oui mon ange, que Dieu soit loué puisque vous -êtes de nouveau avec nous! - -Elle voulait, toute essoufflée qu'elle était, courir droit à la -chambre de M. Linton; mais je la forçai à s'asseoir, et à prendre -quelque chose, et à laver sa pâle figure. Puis je lui dis que j'irais -la première annoncer son arrivée, et je la suppliai de dire qu'elle -espérait être heureuse avec le jeune Heathcliff, ce qu'elle me promit -malgré sa répugnance. Je ne voulus pas assister à leur entretien, et -je restai un quart d'heure en dehors de la chambre. Mais tout se passa -tranquillement: le désespoir de Catherine fut aussi silencieux que la -joie de son père. - -Celui-ci mourut en extase, oui, M. Lockwood. Baisant la joue de sa -fille, il murmura: - ---Je vais vers elle; et vous, enfant chérie, vous viendrez nous -rejoindre! - -Après quoi il ne fit plus un mouvement, et ne cessa pas de la -considérer avec un regard radieux jusqu'à ce que son pouls s'arrêta -insensiblement. - -Soit qu'elle eût dépensé toutes ses larmes, ou que son chagrin fût -trop lourd pour leur donner issue, Catherine resta assise sans pleurer -toute la nuit, et toute la journée, auprès du lit de mort. Je finis -par la forcer à descendre et à prendre un peu de repos; et il est -heureux que j'y aie réussi, car, à l'heure du diner, nous vîmes -arriver l'attorney, qui était allé chercher ses instructions à -Wuthering Heights. Green s'était vendu à M. Heathcliff: ainsi -s'expliquait son retard à obéir à l'appel de mon maître, qui, -heureusement, n'eut pas le loisir d'occuper ses derniers instants à des -soucis terrestres. M. Green prit sur lui de donner tous les ordres dans -la maison. Il congédia tous les domestiques, excepté moi. Il voulait -pousser l'autorité qu'on lui avait déléguée jusqu'à insister pour -qu'Edgar Linton ne fut pas enterré à côté de sa femme, mais avec sa -famille, à la chapelle. Toutefois le testament, qui était formel -là-dessus, et mes bruyantes protestations, finirent par avoir gain de -cause. On pressa les funérailles. Catherine, désormais Madame Linton -Heathcliff, était autorisée à rester à la Grange jusqu'à ce que le -corps de son père en fût sorti. - -Elle me raconta que son angoisse avait enfin décidé Linton à se -compromettre pour la délivrer. Elle avait entendu les gens que j'avais -envoyés se disputer à la porte, et la réponse d'Heathcliff avait -achevé de la désespérer. Linton, qui pour rien au monde n'aurait osé -aller chercher la clé, eut la ruse de faire le tour de clé à la porte -sans la fermer; et quand vint l'heure d'aller au lit, il demanda à -coucher avec Hareton, ce qui lui fut tout de suite accordé. Catherine -s'enfuit avant le petit jour. N'osant pas se heurter aux portes, pour ne -pas éveiller les chiens, elle visita les chambres vides et examina les -fenêtres; c'est ainsi qu'elle arriva par bonheur dans la chambre de sa -mère, dont la fenêtre, étant toute proche d'un arbre, lui rendit -l'évasion possible. - - - - -CHAPITRE X - - -Le soir qui suivit les funérailles, ma jeune dame et moi étions -assises dans la bibliothèque, occupées à de pénibles méditations. -Nous convînmes que ce qui pouvait arriver de mieux à Catherine serait -d'être autorisée à demeurer à la Grange, au moins aussi longtemps -que vivrait Linton; celui-ci demeurerait avec nous et je resterais -chargée du ménage. L'arrangement était trop favorable pour que nous -puissions espérer beaucoup de le voir réalisé, et pourtant j'avais un -vague espoir, et nous étions en train de combiner un plan, lorsqu'une -des servantes congédiées, qui n'était pas partie encore, entra -précipitamment et nous dit que ce démon d'Heathcliff était dans la -cour: elle nous demanda si elle devait lui fermer la porte au nez. - -Quand même nous aurions été assez folles pour y songer, nous n'en -aurions pas eu le temps. Heathcliff ne prit pas la peine de frapper ou -de s'annoncer; il était le maître, et il usa de son privilège pour -entrer tout droit sans dire un mot; après quoi il fit sortir la -servante et ferma la porte. - -C'était la même chambre où il avait été introduit comme hôte -dix-huit ans auparavant; la même lune brillait à travers la fenêtre, -et au dehors s'étendait le même paysage d'automne. Nous n'avions pas -allumé de bougie, mais tout l'appartement était éclairé, et l'on -voyait même les portraits sur le mur: la tête splendide de Madame -Linton et la tête gracieuse de son mari. Heathcliff s'avança vers le -foyer. Le temps ne l'avait guère changé lui non plus. C'était le -même homme, avec son visage sombre, plus pâle et plus affermi; sa -stature était un peu plus forte, voilà tout. En le voyant, Catherine -s'était levée et avait fait un mouvement pour sortir. - ---Halte! lui dit-il, l'arrêtant par le bras. Plus d'escapades! Où -voudriez-vous aller? Je suis venu vous chercher pour vous ramener; et -j'espère que vous serez une fille obéissante et que vous -n'encouragerez plus mon fils à me désobéir. J'ai été embarrassé -pour le punir, quand je vous ai vue partir; c'est une telle toile -d'araignée, qu'il suffirait de le toucher pour l'anéantir. Mais vous -verrez à son regard qu'il a eu son affaire. Avant-hier soir, je l'ai -descendu de sa chambre et installé dans un fauteuil; et je suis -simplement resté deux heures, seul, à côté de lui. Depuis lors -j'imagine qu'il doit me voir souvent, même absent. Hareton me dit que -la nuit il s'éveille et crie pendant des heures et vous appelle pour le -protéger contre moi. Ainsi, que vous aimiez ou non votre précieux -mari, il faut que vous veniez. C'est vous qui aurez désormais à vous -occuper de lui; je vous transmets ce soin entièrement. - ---Pourquoi ne pas laisser Catherine demeurer ici, fis-je, et ne pas lui -envoyer Master Linton? Comme vous les haïssez tous les deux, ils ne -vous manqueront pas. - ---Je suis en quête d'un locataire pour la Grange, et puis je veux avoir -mes enfants près de moi. Et puis, cette fille me doit son service en -échange du pain qu'elle mangera. Je ne suis pas disposé à -l'entretenir dans le luxe et la paresse, lorsque Linton ne sera plus -là. Allons, hâtez-vous de vous préparer, et ne me forcez pas à agir. - ---Non, dit Catherine. Linton est tout ce que j'ai à aimer dans le -monde; et bien que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me le -rendre odieux, vous ne pourrez pas faire que nous nous haïssions. Et je -vous défie de lui faire du mal pendant que je serai près de lui, et je -vous défie de me faire peur. - ---Vous êtes un adversaire plein de morgue, répondit Heathcliff, mais -je vous déteste assez pour ne jamais lui faire du mal; je veux que -votre tourment dure jusqu'au bout. Ce n'est pas moi qui vous le ferai -haïr, mais sa propre petite nature. - ---Je sais qu'il a une mauvaise nature, dit Catherine; il est votre fils. -Mais je suis heureuse d'en avoir une meilleure, pour pardonner; et puis -je sais qu'il m'aime, et pour cette raison je l'aime. Vous, M. -Heathcliff, vous n'avez personne pour vous aimer; et si misérables que -vous nous fassiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votre -cruauté vient de ce que vous l'êtes plus que nous. Car vous êtes -misérable, n'est-ce pas? Solitaire comme le démon et envieux comme -lui! Personne ne vous aime, personne ne pleurera pour vous quand vous -mourrez; je ne voudrais pas être vous! - -Catherine dit cela avec une sorte de triomphe lugubre; elle semblait -s'être décidée à entrer dans l'esprit de sa future famille et à -tirer plaisir, du chagrin de ses ennemis. - ---Vous vous repentirez amèrement si vous restez ici une minute de plus, -dit son beau-père. Allez, sorcière, et emportez vos affaires! - -Elle sortit, le regardant avec mépris. En son absence, je commençai à -demander la place de Zillah aux Heights, offrant de lui céder la mienne -à la Grange, mais il ne voulut pas en entendre parler. Il me dit de me -taire, et alors pour la première fois fit l'inspection de la chambre. -Ayant considéré le portrait de Madame Linton, il me dit: - ---Je veux avoir cela à la maison. Non pas que j'en aie besoin, mais... -il se retourna tout à coup vers le feu et poursuivit avec une -expression que j'appellerai un sourire, faute d'un meilleur nom: - ---Je vais vous dire ce que j'ai fait hier. J'ai dit au fossoyeur qui -creusait la tombe de Linton d'enlever la terre de dessus son cercueil à -elle, et je l'ai ouvert. Je crus d'abord que j'allais rester là -toujours; quand j'ai revu son visage--car c'est encore son visage!--le -fossoyeur eut bien à faire de me faire relever; mais il me dit qu'il -fallait empêcher que l'air ne soufflât dessus. Mais j'ai laissé un -des côtés du cercueil non scellé, et j'ai fait promettre à l'homme -de me mettre à côté d'elle dans le cercueil quand mon tour viendra. -De cette façon, Linton ne pourra pas s'y reconnaître. - ---Vous avez très mal agi. Monsieur Heathcliff, m'écriai-je. -N'aviez-vous pas honte de déranger les morts? - ---Je n'ai dérangé personne, Nelly, répondit-il, et je me suis donné -du soulagement à moi-même. Je vais être beaucoup plus tranquille -maintenant et vous aurez bien plus de chances que je reste sous la terre -quand une fois j'y serai. La déranger, elle? Non, c'est elle qui m'a -dérangé, jour et nuit, pendant dix-huit ans, sans cesse, sans remords, -jusqu'à la nuit dernière, où enfin j'ai été tranquille. J'ai rêvé -que je dormais mon dernier sommeil, à côté d'elle, mon cœur immobile -contre le sien et mes joues glacées contre les siennes. - ---Et si vous l'aviez trouvée réduite à rien dans son cercueil, de -quoi auriez-vous rêvé, demandai-je? - ---De me changer en terre avec elle, et d'en être encore plus heureux, -me répondit-il: supposez-vous que j'aie peur d'un changement de cette -sorte? Je m'attendais à le trouver en soulevant le couvercle, mais -j'aime mieux savoir qu'il ne commencera que lorsque je serai là pour le -partager. Et puis, jamais je n'aurais pu perdre l'étrange sentiment qui -me hantait, si je n'avais pas revu sa calme figure. Vous savez combien -j'ai été égaré lorsqu'elle est morte: je ne cessai pas de la -supplier de revenir vers moi. Je crois fortement aux esprits, j'ai la -conviction qu'ils peuvent exister parmi nous. Le jour de son -enterrement, il neigeait. Dans la soirée, je vins au cimetière: il -faisait un triste temps d'hiver; tout, à l'entour, était solitaire. -Sûr que personne ne viendrait me déranger, et sachant que deux yards -de terre seuls me séparaient d'elle, je me dis: «Je veux l'avoir de -nouveau dans mes bras. Si elle est froide, je penserai que c'est ce vent -du Nord qui me glace, et si elle est sans mouvement, je penserai qu'elle -dort.» Je pris un grand couteau et commençai à faire mon travail, -après avoir enlevé la terre. Le bois commençait à craquer lorsqu'il -me sembla entendre le soupir de quelqu'un qui se serait penché vers -moi, debout au bord du tombeau. «Si seulement je peux ouvrir ceci, -murmurai-je, je souhaite qu'on puisse nous recouvrir de terre tous les -deux» et je travaillais avec plus d'ardeur encore. Il y eut un autre -soupir, tout à mon oreille. Je savais bien qu'il n'y avait là aucune -créature vivante en chair et en os; mais de même que, la nuit, vous -percevez l'approche d'un être vivant sans pouvoir le distinguer, de -même je sentais avec certitude que Cathy était là, non pas sous moi, -mais sur la terre. J'éprouvai tout à coup un énorme soulagement; et -je laissai là mon terrible ouvrage. Sa présence était avec moi: elle -me tint compagnie pendant que je comblais la tombe, et me ramena chez -moi. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j'étais sûr de la voir et -je ne pouvais m'empêcher de lui parler. Et arrivant aux Heights, je -trouvai la porte fermée et je me rappelle que ce maudit Earnshaw et ma -femme voulurent m'empêcher d'entrer. Je me rappelle que je me suis à -peine arrêté un instant en bas et que je me suis élancé dans -l'escalier, dans sa chambre où j'étais sûr qu'elle était. Je fis -impatiemment le tour de la chambre: je la sentais près de moi, je -pouvais presque la voir et pourtant je ne la voyais pas. Je dois avoir -eu une sueur de sang, tant j'ai souffert et gémi, tant je l'ai -suppliée de me laisser la voir un instant. Mais non, elle n'a pas -voulu. Elle s'est montrée un démon pour moi, comme elle l'avait -souvent fait de son vivant, et depuis lors, quelquefois plus, -quelquefois moins, j'ai toujours été la victime de cette indicible -torture. Mes nerfs, depuis, sont toujours restés dans un tel état -d'excitation que, s'ils n'avaient pas été solides comme des câbles, -ils seraient maintenant dans l'état de ceux de Linton. Quand j'étais -assis dans la maison avec Hareton, il me semblait que, en sortant, -j'allais la rencontrer; lorsque je me promenais sur la lande, j'étais -sûr que j'allais la rencontrer en rentrant aux Heights. Mais le pire -était quand je voulais dormir dans ma chambre: impossible de rester -couché. Dès l'instant où je fermais les yeux, elle était en dehors -de la fenêtre, ou se glissait le long des panneaux, ou bien elle -entrait dans la chambre, ou même elle reposait sa chère tête sur le -même oreiller qu'autrefois; et il fallait absolument que j'ouvre les -yeux pour la voir. Et ainsi je les ouvrais et les refermais cent fois -par nuit, et toujours pour être désappointé. Cela m'avait mis hors de -moi. Souvent il m'arrivait de grogner tout haut, si bien que ce vieux -scélérat de Joseph ne peut pas manquer de croire que le diable s'est -installé dans ma conscience. Mais maintenant, depuis que je l'ai vue, -je suis calmé, un peu calmé. Ah! c'est une étrange façon de tuer un -homme, cheveu par cheveu, en l'affolant pendant dix-huit ans du fantôme -d'une espérance! - -M. Heathcliff s'arrêta et s'essuya le front, où se collaient ses -cheveux trempés de sueur. Ses yeux regardaient fixement les cendres -rouges du feu. Les sourcils relevés aux tempes rendaient l'expression -de sa figure moins sinistre, mais lui donnaient un air singulier de -trouble et de tension morale. C'est à peine s'il s'adressait à moi en -parlant et je me gardais de répondre. Après un court repos, il se -remit à méditer sur le portrait, le décrocha et l'appuya contre le -sofa pour mieux le voir. Il était plongé dans cette occupation lorsque -Catherine rentra, annonçant qu'elle était prête et qu'on sellait le -poney. - ---Envoyez-moi cela aux Heights demain, me dit Heathcliff en désignant -le portrait. Puis, se tournant vers elle: «Vous pouvez vous passer de -votre poney; la soirée est belle et à Wuthering Heights, vous n'aurez -pas besoin de poney. Les courses que vous aurez à faire, vous pourrez -les faire à pied. Allons, venez! - ---Adieu, Ellen! murmura ma chère petite maîtresse. Elle m'embrassa et -je sentis que ses lèvres étaient froides comme la glace. Venez me -voir, Ellen, ne l'oubliez pas! - ---Ayez bien soin de ne rien faire de pareil, madame Dean, interrompit -son nouveau père; quand j'aurai à vous parler, je viendrai ici, je -n'ai pas besoin de vos visites chez moi. - -Il fit signe à Catherine de marcher devant, et elle obéit, jetant -derrière elle un regard qui me coupa le cœur. Par la fenêtre, je les -vis descendre le long du jardin. Heathcliff avait pris le bras de -Catherine sous le sien, malgré la résistance de la jeune fille et il -l'entraînait rapidement sous les arbres de l'allée. - - - - -CHAPITRE XI - - -J'ai fait une visite aux Heights, mais je n'ai pas vu Catherine depuis -son départ. Joseph m'a retenue à la porte lorsque je suis venue et n'a -pas voulu me laisser passer, me disant que Madame Linton était -souffrante et que le maître était sorti. J'ai eu des nouvelles par -Zillah, sans quoi je saurais à peine s'ils sont vivants ou morts. Elle -croit Catherine fière et je devine à sa façon d'en parler qu'elle ne -l'aime pas. Ma jeune dame, en arrivant aux Heights, lui avait demandé -de l'aider, mais M. Heathcliff le lui a défendu et c'est pour avoir -obéi à cet ordre qu'elle s'est attiré le mépris de Catherine. J'ai -eu une longue conversation avec Zillah, il y a à peu près six -semaines, peu de temps avant votre arrivée; et voici ce qu'elle m'a -dit: - -«La première chose qu'a faite Madame Linton en arrivant aux Heights, a -été de monter l'escalier sans même me dire bonsoir et de s'enfermer -dans la chambre de Linton, où elle est restée jusqu'au matin. Le -lendemain, pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner, -elle est entrée dans la maison et a demandé en frissonnant si l'on ne -pourrait pas envoyer chercher le médecin, son cousin étant très -malade. - ---Nous savons cela, répondit Heathcliff; mais sa vie ne vaut pas un -liard et je ne voudrais pas dépenser un liard pour lui. - ---Mais moi je ne sais pas ce qu'il y a à faire, dit-elle, et si -personne ne m'aide, il va mourir. - ---Sortez de la chambre, cria le maître, et que je n'entende plus un mot -à son sujet! Personne ici ne s'inquiète de ce qui lui arrive; si vous -vous en inquiétez, soignez-le, sinon, enfermez-le dans sa chambre et -laissez-le tranquille. - -«Comment ils se sont arrangés ensemble, je ne puis le dire. J'imagine -que Linton a dû s'agiter et gémir jour et nuit et qu'il ne lui a -guère laissé de repos: je l'ai deviné à la pâleur de sa figure et -à voir ses yeux tout alourdis. Parfois elle venait à la cuisine d'un -air égaré et paraissait hésiter à demander mon assistance; mais je -n'avais pas envie de désobéir à mon maître, je n'ose jamais lui -désobéir, Madame Dean; je pensais bien que c'était mal de ne pas -envoyer chercher Kenneth, mais je n'avais pas de conseil à donner, ni -le droit de me plaindre, et j'ai toujours refusé de m'en mêler. Une ou -deux fois, après que nous étions tous couchés, il m'est arrivé -d'avoir à rouvrir ma porte et je l'ai vue assise toute en larmes au -haut de l'escalier. Une nuit enfin, elle s'est décidée à venir dans -ma chambre et m'a épouvantée en me disant: «Prévenez M. Heathcliff -que son fils est en train de mourir; je suis sûre qu'il l'est, cette -fois. Allez tout de suite et prévenez-le.» Après quoi, elle sortit. - -«En recevant son message, M. Heathcliff poussa un juron, alluma une -chandelle et marcha vers leur chambre; je le suivis, Madame Heathcliff -était assise à côté du lit, les mains repliées sur ses genoux. Son -beau-père s'approcha, tint la lumière près de la figure de Linton, le -regarda, le toucha, puis se retourna vers elle: - ---Eh bien, Catherine, dit-il, comment vous sentez-vous? - -«Elle restait muette. - ---Comment vous sentez-vous, Catherine? répéta-t-il. - ---Il est sauvé et je suis libre, répondit-elle: je devrais me sentir -bien, mais vous m'avez laissée si longtemps seule à lutter contre la -mort que je ne sens plus et ne vois plus que la mort. Je me sens comme -morte. - -«Et elle en avait l'air aussi. Je lui ai donné un peu de vin, puis le -maître, après avoir renvoyé Hareton que le bruit avait attiré, -ordonna à Joseph de porter le cadavre dans sa chambre, me dit de -rentrer dans la mienne et laissa la jeune dame toute seule. - -«Le lendemain matin, il me chargea de lui dire qu'elle eût à -descendre pour le déjeuner. Mais je la trouvai déshabillée et sur le -point de se coucher. Elle me dit qu'elle était malade, ce qui ne me -surprit guère.» - -Cathy resta dans sa chambre une quinzaine, à ce que m'a dit Zillah, qui -venait la voir deux fois par jour, mais qui voyait toujours ses efforts -affectueux fièrement et promptement repoussés. - -Heathcliff vint la voir une fois, pour lui montrer le testament de -Linton. Le jeune homme léguait toute sa fortune et toute la partie -mobilière de la fortune de sa femme à son père; c'est pendant -l'absence de Catherine qu'il avait été forcé à rédiger cet acte. -Étant mineur, il ne pouvait disposer des terres, mais, M. Heathcliff -les a réclamées et gardées, tant les siennes que celles de sa femme; -je suppose qu'il en avait le droit, mais en tout cas, il est bien sûr -que Catherine, sans argent et sans amis, ne peut rien pour le contrarier -dans sa possession. Zillah m'a encore dit que, pendant ces quinze jours, -personne ne s'était informé d'elle. La première fois qu'elle -descendit dans la maison, ce fut un dimanche après-midi. «Quand je lui -apportai son dîner, elle me dit en pleurant qu'elle ne pouvait pas -rester davantage au froid, et je lui répondis que le maître allait -partir pour Trushcross-Grange et qu'il ne fallait pas que ma présence -ou celle d'Earnshaw l'empêchât de descendre; et en effet, aussitôt -qu'elle eut entendu le trot du cheval d'Heathcliff, elle apparut toute -vêtue de noir et ses cheveux blonds tombant simplement sur ses -épaules. - -«Joseph, poursuivit Zillah, était parti pour l'église et je restais -seule avec Hareton, à qui je dis que, comme notre jeune maîtresse -allait descendre pour nous tenir compagnie, il ferait bien de laisser -pour le moment son travail de poudre et de nettoyage de fusil. À cette -nouvelle, il rougit, jeta un coup d'œil sur ses mains et ses -vêtements, et fit disparaître en une minute toutes les traces de son -travail. Devant ses efforts pour être présentable, je ne pus -m'empêcher de rire, de lui offrir mes services et de railler sa -confusion, ce qui le mit de mauvaise humeur et le fit jurer. - -«La jeune dame entra, froide comme un glaçon et hautaine à son -ordinaire. Je me levai et lui offris ma place dans le fauteuil, mais -elle se détourna de moi. Earnshaw aussi s'était levé, lui disait de -venir sur le banc et de s'asseoir tout près du feu; il lui dit qu'il -était sûr qu'elle devait être gelée. - ---J'ai été gelée pendant un mois et plus, répondit-elle de son ton -le plus méprisant. Après quoi elle prit une chaise et la plaça à une -certaine distance de nous. Lorsqu'elle se fut réchauffée, elle fit des -yeux le tour de la chambre; elle découvrit un certain nombre de livres -sur le dressoir, se releva, essaya de les atteindre; mais ils étaient -trop haut. Alors son cousin, après avoir observé quelque temps ses -efforts, trouva enfin le courage de l'aider; il prit les livres et les -lui tendit. - -«C'était une grande avance pour le garçon. Elle ne le remercia pas, -mais je vis bien qu'il était tout heureux de ce qu'elle eût accepté -son assistance. Il se hasarda à se tenir derrière elle tandis qu'elle -examinait ces livres et même à montrer du doigt certaines choses qui -amusaient son imagination dans les vieilles images. Elle retirait -vivement le livre pour lui faire lever le doigt, mais il ne s'en -troublait pas, et se contentait de la considérer elle-même au lieu du -livre. Son attention se concentra par degrés à observer la chevelure -épaisse et soyeuse de la jeune dame: sa figure, il ne pouvait la voir, -pas plus qu'elle ne le voyait. Alors, sans se rendre compte peut-être -de ce qu'il faisait, attiré comme un enfant par une chandelle, il se -mit à caresser doucement une boucle de ces cheveux. Il lui aurait -enfoncé un couteau dans le cou qu'elle n'aurait pas été plus saisie. - ---Allez-vous-en tout de suite! Comment osez-vous me toucher? Pourquoi -vous arrêtez-vous derrière moi? Je ne puis vous souffrir! Je vais -rentrer dans ma chambre si vous m'approchez encore. - -«M. Hareton se recula d'un air hébété; il s'assit sur le banc et la -regarda pendant une demi-heure encore, continuant à parcourir les -volumes. Enfin il s'approcha de moi et me dit tout bas: - ---Voulez-vous la prier de nous faire la lecture, Zillah? Je suis ennuyé -de ne rien faire et j'aime, j'aimerais tant à l'entendre lire! Mais ne -lui dites pas que c'est moi qui l'ai demandé, demandez-le de -vous-même. - ---M. Hareton désirerait que vous nous fassiez la lecture, madame, -dis-je aussitôt. Il vous en serait bien obligé. - -«Elle fronça le sourcil et, sans nous regarder, répondit: - ---M. Hareton et vous tous, vous aurez la bonté de comprendre que je -rejette toute prétention à l'obligeance ou à l'affection que vous -avez l'hypocrisie de m'offrir; je vous méprise et ne veux avoir rien à -dire à personne d'entre vous. Alors que j'aurais donné ma vie pour une -bonne parole, ou même pour voir la figure de l'un de vous, vous vous -êtes tous tenus à l'écart. Mais, je ne veux pas me plaindre à vous. -J'ai été attirée ici par le froid, mais je n'y suis pas venue pour -vous amuser, ni pour jouir de votre société. - ---Qu'aurais-je pu faire? demanda Earnshaw. Comment étais-je à blâmer? - ---Oh! vous, c'est autre chose, répondit Madame Heathcliff; ce n'est -pas, en effet, votre absence qui m'a affligée beaucoup. - ---Mais je me suis offert plus d'une fois, répondit-il, tout animé à -cette insolence, et j'ai demandé à M. Heathcliff de me laisser veiller -à votre place. - ---Taisez-vous. Je sortirai d'ici, j'irai n'importe où, plutôt que -d'avoir dans l'oreille votre désagréable voix. - -«Hareton murmura qu'elle pouvait bien aller au diable, et ne se gêna -plus pour reprendre ses occupations. Il s'était mis maintenant à -parler librement, et la jeune dame avait été sur le point de se -retirer; mais le froid était trop fort, il fallut bien qu'elle se -résignât, malgré tout son orgueil, à notre compagnie. Je m'arrangeai -seulement en sorte qu'elle n'eût plus à mépriser mes tonnes -intentions; toujours, depuis lors, j'ai été aussi sèche -qu'elle-même, et elle n'a personne pour l'aimer parmi nous et ne -mérite personne: qu'on lui dise le moindre mot, la voilà qui se replie -sur elle-même, sans égard pour qui que ce soit. Elle ne se gêne pas -avec le maître lui-même. Plus on la blesse, plus elle prend de -venin.» - - -«D'abord, me dit en terminant Madame Dean, j'eus l'idée d'abandonner -ma place ici, de prendre une petite maison et de décider Catherine à -venir y demeurer avec moi; mais M. Heathcliff ne lui permettrait cela -pas davantage qu'il ne permettrait à Hareton de vivre de son côté. Je -ne vois pas d'autre remède pour elle à présent qu'un second mariage; -et cela, il n'est pas en mon pouvoir de l'arranger.» - - -C'est ainsi que finit l'histoire de Madame Dean. En dépit des -prophéties du médecin, je reprends rapidement mes forces; et bien que -ce soit seulement la seconde semaine de janvier, je me propose de monter -à cheval dans un jour ou deux et d'aller à Wuthering-Heights pour -informer le propriétaire que je vais passer à Londres les six mois -prochains et qu'il aura à se trouver un autre locataire, après -octobre. Pour rien au monde, je ne voudrais vivre un second hiver dans -ce pays. - - - - -CHAPITRE XII - - -La journée d'hier a été claire, calme et froide. Je suis allé aux -Heights, comme j'en avais l'intention; ma femme de ménage m'a supplié -de me charger d'un petit mot d'elle pour sa jeune maîtresse et je n'ai -pas cru devoir refuser. La porte de la maison était ouverte, mais la -grande porte était verrouillée comme à ma dernière visite. Je -frappai et appelai Earnshaw, qui était dans le jardin, et qui vint -m'ouvrir. Le gaillard est un très beau type de rustre, mais il a l'air -de faire son possible pour ne pas profiter de ses avantages. - -Je lui demandai si M. Heathcliff était chez lui. Il me répondit qu'il -n'y était pas, mais qu'il rentrerait pour le dîner. Il était onze -heures, je lui annonçai mon intention d'entrer et d'attendre: sur quoi -il jeta aussitôt sa pioche et m'accompagna, remplissant l'office d'un -chien de garde bien plutôt que d'un hôte. Nous entrâmes ensemble. -Catherine était là, occupée à préparer des légumes pour le repas; -elle paraissait plus maussade et moins animée que la première fois que -je l'avais vue. C'est à peine si elle leva les yeux pour me voir entrer -et aussitôt elle se remit à son travail avec le même dédain des -formes ordinaires de la politesse. - -Elle ne paraît pas si aimable que Madame Dean voudrait me le faire -croire, pensais-je. C'est une beauté, c'est vrai, mais pas du tout un -ange. - -Earnshaw, lui ordonna durement de porter ses affaires dans la cuisine. -«Portez-les vous-même», dit-elle, en les écartant sur la table; puis -elle se retira près de la fenêtre, sur une chaise, et se mit à -découper des figures d'oiseaux et d'animaux dans des épluchures de -raves. Je m'approchai d'elle, comme si je voulais voir le jardin et je -laissai adroitement tomber sur ses genoux la note de Madame Dean. Mais -elle me demanda tout haut: «Qu'est-ce que c'est que cela?» et le jeta -par terre. - ---C'est une lettre de votre vieille connaissance, la ménagère de la -Grange, répondis-je, effrayé de penser que l'on pouvait croire à un -billet de moi-même. En apprenant la provenance du papier, Catherine fit -un effort pour le ramasser, mais Hareton la repoussa, saisit le billet -et le mit dans son gilet, disant qu'il fallait d'abord que M. Heathcliff -le vit. Alors, Catherine, sans rien dire, se détourna, tira son -mouchoir et se l'appliqua sur les yeux. Son cousin, après avoir lutté -un instant pour retenir ses bons sentiments, sortit la lettre et la jeta -à côté d'elle sur le plancher, le plus grossièrement qu'il put. -Catherine la ramassa et la lut avec empressement; puis elle me fit -quelques questions au sujet des habitants, humains et autres, de son -ancienne maison; et, jetant un coup d'œil vers les collines, elle -murmura: - -«J'aimerais tant à descendre la côte, sur mon cher poney! Oh! je suis -lasse, je suis au bout, Hareton!» Et elle appuya sa tête charmante -contre le mur avec un soupir, et elle tomba dans une façon de tristesse -inconsciente, sans se soucier de nous. - ---Madame Heathcliff, dis-je après un silence, vous ne vous doutez pas -que je vous connais, et si intimement qu'il me paraît tout drôle de -rester ainsi à côté de vous en étranger. Ma femme de ménage ne se -fatigue pas de me parler de vous et de faire votre éloge; elle sera -bien désappointée si je reviens sans nouvelles de vous et si je lui -dis que vous avez lu sa lettre sans rien répondre. - -Mon discours l'étonna. Elle me demanda: - ---Est-ce qu'Ellen vous aime? - ---Oui, certes, répondis-je, après une hésitation. - ---Dites-lui, reprit-elle, que j'aurais voulu répondre à sa lettre, -mais que je n'ai rien pour écrire, pas même un livre d'où je puisse -déchirer une feuille. - ---Pas de livres? m'écriai-je. Comment pouvez-vous vivre sans livres? - ---J'étais toujours à lire, quand j'en avais, dit Catherine, et M. -Heathcliff ne lit jamais, de sorte qu'il s'est mis dans la tête de -détruire mes livres. Pendant des semaines, je n'en ai pas vu un. Une -fois, seulement, j'ai mis la main sur la bibliothèque théologique de -Joseph, à sa grande colère; et une autre fois, Hareton, j'ai trouvé -un stock de livres caché dans votre chambre, quelques livres de latin -et de grec, des livres de contes et de poésies, ces derniers rapportés -par moi de la Grange. Vous me les avez volés, simplement pour le -plaisir de m'en priver. Ils ne peuvent vous être d'aucun usage, -évidemment, vous les avez cachés pour empêcher que personne n'en -tirât profit. Peut-être est-ce vous qui, par jalousie, avez conseillé -à M. Heathcliff de me priver de mes livres? Mais j'ai la plupart -d'entre eux écrits dans ma tête et dans mon cœur, et de ceux-là vous -ne pouvez pas me priver. - -En entendant ainsi révéler le secret de ses accaparements -littéraires, Earnshaw devint d'un rouge pourpre. - ---M. Hareton désire sans doute élargir ses connaissances, dis-je, -venant à son aide. Ce n'est pas de l'envie, mais de l'émulation qu'il -éprouve à votre égard. Il deviendra très fort d'ici quelques -années. - ---Et il veut que je devienne une sotte en attendant, répondit -Catherine. Oui, je l'entends qui essaie d'épeler et de lire; il fait -assez de fautes! Je voudrais que vous puissiez répéter la petite -scène d'hier, c'était extrêmement drôle. Je vous ai entendu tourner -et retourner le dictionnaire pour chercher les mots difficiles, et jurer -devant l'impossibilité de comprendre. - -Le jeune homme, gêné au possible, ne trouva pas d'autre issue que de -rire lui-même. Je me rappelai ce que m'avait dit Madame Dean sur la -façon dont ses premiers essais d'instruction avaient été rabroués. - ---Mais, dis-je, Madame Heathcliff, nous avons tous eu des commencements -et nous avons balbutié sur le seuil; si nos maîtres s'étaient moqués -de nous au lieu de nous aider, nous continuerions encore. - ---Oh! répondit-elle, je ne cherche pas à limiter ses connaissances; -mais il n'a pas le droit de s'approprier ce qui est à moi et de le -rendre ridicule par ses fautes et sa mauvaise prononciation. Ces livres, -prose et vers, sont consacrés pour moi par d'autres souvenirs, et je ne -puis souffrir de les voir dégradés et profanés dans sa bouche. Sans -compter qu'il a choisi, entre toutes, mes pièces favorites, celles que -j'aime le mieux répéter, et cela comme par malice délibérée. - -Je vis la poitrine d'Hareton se soulever une minute en silence, sous le -poids de la mortification et de la colère. Puis il sortit, et revint -avec une demi-douzaine de livres qu'il jeta dans le tablier de -Catherine, en s'écriant: - ---Prenez-les, je ne veux plus jamais ni les lire ni y penser. - ---Je n'en veux plus maintenant, répondit-elle, leur souvenir se mêle -maintenant au vôtre, et je les hais. Elle ouvrit l'un d'eux au hasard -et se mit à lire quelques lignes sur le ton pleurard d'un débutant, -puis éclata de rire, et voulut recommencer cette comédie. - -Mais l'amour-propre du jeune homme ne put en supporter davantage. Je -m'étais détourné, mais j'entendis le bruit d'un coup destiné à la -faire taire. Après quoi il ramassa les livres et les jeta dans le feu. -Je lus sur sa figure tout le chagrin qu'il avait à s'en séparer. Sans -doute, en les voyant brûler, il se rappelait le plaisir qu'il en avait -déjà tiré et songeait à celui qu'il s'était promis d'en tirer -encore. Jusqu'au moment où Catherine avait traversé son chemin, il -s'était contenté du travail quotidien et des rudes plaisirs de la vie -animale. Ensuite la honte de son dédain et l'espoir de son approbation -l'avaient excité à des aspirations plus hautes; et voilà que ses -efforts produisaient exactement l'effet contraire. - ---Oui, c'est tout le bien qu'une brute comme vous peut retirer de ces -livres! dit Catherine, furieuse, suivant de l'œil les progrès du feu. - ---Vous feriez mieux de vous taire, à présent! répondit Hareton. - -Son agitation était au comble, et il allait sortir de la chambre, n'y -tenant plus, lorsqu'il croisa M. Heathcliff qui entrait, et qui lui mit -la main sur l'épaule. - ---Eh bien, qu'est-ce qu'il y a, mon garçon? demanda-t-il. - ---Rien, rien, dit-il en s'éloignant. - -Heathcliff le suivit des yeux et poussa un soupir. - ---C'est étrange, murmura-t-il, quand je cherche sur sa figure les -traits de son père, c'est elle que je trouve tous les jours davantage. -Comment diable peut-il lui ressembler si fort? C'est à peine si je -supporte sa vue. - -Il baissa les yeux et s'avança d'un air songeur. Il y avait en lui une -expression inquiète et anxieuse que je n'avais jamais remarquée -auparavant: de plus il paraissait maigri. En le voyant par la fenêtre, -sa belle-fille s'était aussitôt enfuie dans la cuisine, de sorte que -je restai seul. - ---Je suis heureux de voir que vous pouvez enfin sortir, M. Lockwood, me -dit-il en réponse à mon salut. Je me suis demandé plus d'une fois ce -qui avait bien pu vous amener dans cette solitude. - ---Un caprice, j'en ai peur, monsieur, répondis-je, et c'est encore un -caprice qui m'en fait partir. Je retournerai à Londres la semaine -prochaine; et je ne crois pas que je pourrai vivre ici désormais. - ---Oh vraiment! Êtes-vous déjà fatigué d'être loin du monde? Mais si -vous venez ici pour plaider votre droit à ne pas payer un loyer dont -vous ne voulez pas profiter, c'est peine perdue: je ne me relâche -jamais d'exiger de chacun ce qui m'est dû. - ---Je ne viens plaider rien de pareil! m'écriai-je piqué. «Si vous le -voulez-bien, je vais régler tout de suite la chose avec vous.» Et je -tirai mon portefeuille de ma poche. - ---Non, non, répondit-il froidement, ce n'est pas si pressé. -Asseyez-vous et dînez avec nous. Un hôte que l'on est assuré de ne -plus revoir peut en général être bien accueilli. Catherine, apportez -le dîner. Où êtes-vous? - -Catherine reparut, avec un paquet de couteaux et de fourchettes. - ---Vous aurez à dîner avec Joseph, lui murmura Heathcliff à part, et -vous resterez dans la cuisine jusqu'à ce qu'il soit parti. - -Entre M. Heathcliff, sombre et maussade, et Hareton absolument muet, je -fis un assez triste repas. Je partis de bonne heure. J'aurais voulu -sortir par derrière, pour revoir encore Catherine et pour vexer le -vieux Joseph; mais Hareton reçut l'ordre d'amener mon cheval à la -porte, et mon hôte lui-même m'escorta jusqu'au seuil. - -«Quelle sinistre vie on mène dans cette maison! pensais-je en m'en -retournant. Comme c'eût été quelque chose de plus qu'un conte magique -pour madame Linton Heathcliff, si nous nous étions aimés, comme le -désirait sa bonne nourrice, et si nous avions émigré ensemble dans -l'atmosphère bruyante de la capitale! - - - - -ÉPILOGUE - - -En septembre, j'ai été invité à chasser chez un ami dans le Nord; en -me rendant chez lui, il m'arriva de passer à quinze milles de -Gimmerton. L'hôtelier de l'auberge ou je m'étais arrêté s'occupait -à faire boire mes chevaux lorsque passa sur la route une voiture -d'avoine verte fraîchement coupée. - ---Tiens, fit l'aubergiste, ça vient de Gimmerton. La moisson y est -toujours de trois semaines en retard. - ---Gimmerton? répétai-je, me rappelant mon séjour dans cette -localité. Est-ce loin d'ici? - ---Il y a bien quatorze milles par les collines, et le chemin est dur. - -Une soudaine envie me prit de revoir Trushcross-Grange. Il était à -peine midi, et je pensai que je pouvais aussi bien passer la nuit sous -mon propre toit que dans une auberge. De toute façon, il m'aurait fallu -y retourner pour régler mes comptes de loyer. J'ordonnai donc à mon -domestique de s'enquérir du chemin, et trois heures après nous étions -à Gimmerton. - -Je laissai mes chevaux dans le village et je descendis seul la vallée. -La grise chapelle me parut plus grise et plus solitaire, le cimetière -plus abandonné. Je vis un troupeau broutant l'herbe courte sur les -tombes. Le temps était chaud et doux, et je jouissais infiniment du -paysage qui s'étendait au-dessus et au-dessous de moi. Rien de plus -lugubre en hiver, mais rien de plus charmant en été que ces champs -coupés de collines, et ces fortes senteurs de bruyère. - -J'arrivai à la Grange avant le coucher du soleil, et je frappai; ne -recevant pas de réponse, j'entrai dans la cour. Sous le porche, une -fille de neuf ou dix ans était assise tricotant, et à côté d'elle -une vieille femme, qui fumait sa pipe d'un air songeur. - ---Madame Dean est-elle ici? demandai-je à la vieille. - ---Madame Dean? Non. Elle ne demeure pas ici; elle est là-haut aux -Heights. - ---Alors c'est vous qui gardez la maison? - ---Oui, je garde la maison. - ---Eh bien, je suis M. Lockwood, le maître d'ici. Avez-vous une place -pour me loger, je voudrais rester pour la nuit. - ---Le maître! s'écria-t-elle toute surprise. Hé! personne ne savait -que vous alliez venir. Vous auriez dû envoyer un mot. Il n'y a rien de -prêt dans la maison! - -Elle quitta sa pipe et entra toute affairée, suivie de la jeune fille. -Pour la rassurer, je lui dis de me préparer simplement un coin où je -puisse m'asseoir pour souper et un lit pour dormir. Inutile de balayer -et d'épousseter, seulement un bon feu et des draps bien secs. - ---Et tout va bien aux Heights? demandai-je. - ---Oui, autant que j'en sais quelque chose. - -J'aurais voulu lui demander encore pourquoi Madame Dean avait quitté la -Grange, mais je la vis trop émue de mon retour; de sorte que je la -quittai et m'avançai lentement vers la demeure de M. Heathcliff, ayant -derrière moi l'éclat du soleil couchant, et devant moi la douce lueur -de la lune qui se levait. Je n'eus ni à grimper par-dessus la porte ni -à frapper pour me la faire ouvrir: elle céda sous ma main. Je fus -frappé de ce progrès. - -Les portes et les fenêtres étaient ouvertes; pourtant, comme c'est -l'usage dans les districts des mines de charbon, un beau feu rouge -illuminait la cheminée. La maison de Wuthering Heights est si grande -que les habitants pouvaient toujours se mettre à l'abri de l'excessive -chaleur du foyer. Avant d'entrer, j'entendis deux personnes qui se -parlaient, tout près d'une fenêtre. - ---_Contraire_, disait une voix, douce comme une clochette d'argent. -C'est la troisième fois que je vous le répète, âne que vous êtes. -Je ne vous le dirai plus. Tâchez de vous en souvenir, ou bien je vous -tire les cheveux. - ---Eh bien, _contraire_, alors, répondit une autre voix plus profonde, -mais adoucie. Et maintenant embrassez-moi pour mes bonnes intentions. - ---Non. Je veux d'abord que vous lisiez tout le passage correctement sans -une seule faute. - -La lecture recommença: celui qui lisait était un jeune homme habillé -convenablement, et assis à une table avec un livre devant lui. Son beau -visage brillait de plaisir, et ses yeux ne cessaient de se promener -impatiemment de la page du livre vers une petite main blanche qui -s'appuyait sur son épaule et qui, de temps à autre, le rappelait à -son travail par une petite tape sur la joue. La propriétaire de cette -main se tenait derrière: ses légères boucles blondes se mêlaient par -intervalles aux cheveux noirs du jeune homme, et son visage...,--il -était heureux qu'il ne pût voir ce visage, car jamais il n'aurait pu -faire attention à ce qu'il lisait. Je pouvais le voir, moi, par la -fenêtre, et je me mordais la lèvre de dépit d'avoir laissé passer la -chance de faire quelque chose de plus que de le regarder. - -La leçon se termina, non sans, de nouvelles fautes. L'élève réclama -cependant sa récompense, et reçut au moins cinq baisers, que -d'ailleurs il rendit généreusement. Alors le couple s'avança vers la -porte, et se prépara à sortir pour faire un tour sur la lande. Je -supposai que le cœur d'Hareton, sinon sa bouche, m'enverrait au fond de -l'enfer si je le dérangeais dans cet heureux moment; et je me -détournai pour chercher un refuge dans la cuisine. Là aussi je trouvai -l'entrée libre, et je vis à la porte ma vieille amie Nelly Dean, qui -cousait en fredonnant une chanson, tandis que dans le fond se tenait le -vieux Joseph, interrompant sans cesse une lecture pieuse pour se -plaindre de la perversité universelle. - -En me reconnaissant, Madame Dean se dressa sur ses pieds, et me cria: - ---Hé, M. Lockwood, Dieu vous bénisse! Quelle idée avez-vous eue de -revenir de cette façon? Tout est fermé à Thrushcross-Grange. Vous -auriez dû me prévenir. - ---Oh! je me suis arrangé déjà pour passer la nuit à la Grange, -répondis-je, je repars demain. Mais comment êtes-vous transportée -ici, Madame Dean? Dites-le moi! - ---Zillah est partie, peu de temps après votre départ; et M. Heathcliff -m'a fait venir ici pour y rester jusqu'à votre retour. - ---Je suis venu ici, dis-je, pour régler mon compte avec votre maître. - ---Quel compte, monsieur, me dit Nelly, me conduisant dans la maison? - ---Au sujet de mon loyer. - ---Oh! alors, c'est avec Madame Heathcliff que vous aurez à traiter, ou -plutôt avec moi, car elle n'a pas encore appris à diriger les -affaires, et je la remplace, faute de quelqu'un de mieux. - -Et comme elle voyait la surprise dans mes yeux: - ---Ah! dit-elle, il paraît que vous n'avez pas appris la mort -d'Heathcliff? - ---Heathcliff mort! m'écriai-je, et il y a longtemps? - ---À peu près trois mois: mais asseyez-vous, laissez-moi prendre votre -chapeau, et je vais tout vous raconter. Et si vous ne voulez rien -manger, buvez au moins un coup de notre bonne ale, vous avez l'air -fatigué. - -Elle sortit aussitôt pour aller chercher la boisson promise, et -j'entendis Joseph demander si ce n'était pas un scandale qu'elle eût -des poursuivants à son âge, s'il n'était pas honteux de voir vider -ainsi les caves du maître, etc. Mais Nelly ne prit pas la peine de lui -répondre et revint une minute après, apportant un magnifique broc -d'argent dont je louai le contenu comme il convenait. C'est alors que -j'entendis la fin de l'histoire d'Heathcliff. - -«Quinze jours environ après votre départ, dit Madame Dean, je fus -mandée aux Heights. Ma première entrevue avec Catherine me chagrina -beaucoup, je la trouvai si changée! M. Heathcliff ne m'expliqua pas les -motifs qu'il avait pour modifier sa conduite à mon égard; il me dit -seulement qu'il avait besoin de moi, qu'il était las de voir Catherine, -et qu'il fallait que je fasse mon possible pour la garder avec moi dans -le petit parloir. D'abord ma jeune maîtresse parut charmée de cet -arrangement. Je lui apportai de la Grange un grand nombre de livres, et -d'autres objets, qui avaient jadis servi à l'amuser. Je me flattais que -sa situation allait devenir plus tolérable, mais mon illusion ne fut -pas de longue durée. Catherine ne tarda pas à devenir irritable et -inquiète. D'une part, on lui défendait de sortir du jardin, et il lui -coûtait d'être ainsi renfermée à l'étroit pendant que le printemps -rayonnait. D'autre part, les soins du ménage m'obligeaient à la -quitter souvent, et alors elle souffrait de rester seule. Plutôt que de -demeurer sans compagnie, elle préférait aller se quereller avec Joseph -dans la cuisine. Souvent Hareton était lui aussi forcé de chercher -abri dans la cuisine; et bien qu'il fut toujours maussade et silencieux, -elle changea peu à peu d'attitude envers lui et ne put se résigner à -le laisser seul. Elle lui parlait, le raillait de sa sottise et de sa -paresse, s'étonnait de voir qu'il pût supporter la vie qu'il menait, -et rester toute une soirée à regarder le feu. - ---Il est tout à fait comme un chien, n'est-ce pas, Ellen, me -disait-elle, ou comme un cheval de trait! Il fait son ouvrage, mange sa -nourriture, et dort éternellement! Quel vide et lugubre esprit il doit -avoir! Vous arrive-t-il jamais de rêver, Hareton? Et alors, de quoi -pouvez-vous bien rêver? Mais vous n'êtes seulement pas capable de me -parler! - -«Et elle le regardait, mais lui ne voulait ni ouvrir la bouche ni lever -les yeux sur elle. - ---Il est peut-être en train de rêver maintenant, poursuivit-elle, -demandez-le-lui, Ellen. - ---M. Hareton va demander au maître de vous faire monter dans votre -chambre, si vous ne vous tenez pas tranquille, dis-je. - ---Je sais pourquoi Hareton ne parle jamais, quand je suis dans la -cuisine, s'écriait-elle une autre fois. Il a peur que je ne rie de lui. -Ellen, qu'en pensez-vous? Il s'est mis une fois à apprendre à lire; et -comme je me moquais, il a brûlé ses livres et arrêté son éducation. -N'était-il pas fou? - ---Et n'étiez-vous pas méchante, vous? dis-je. Répondez-moi à cela. - ---Oui, peut-être l'ai-je été en effet, mais je n'aurais pas pensé -qu'il en fût si maussade. Hareton, si je vous donnais un livre, -maintenant, le prendriez-vous? Je vais essayer. - -«Elle lui mit dans la main le livre qu'elle lisait, mais il le rejeta, -en murmurant qu'il allait lui casser le cou si elle ne le laissait pas -tranquille. - ---Eh bien, dit-elle, je vais le mettre là dans le tiroir de la table, -et je vais aller me coucher. - -«Mais je lui appris le lendemain à son grand désappointement, que le -jeune homme n'avait pas touché à son livre, et cette comédie -recommença souvent par la suite sans plus de succès. Dans les belles -soirées de printemps, Hareton était toujours en chasse, et Catherine -gémissait et soupirait, et me suppliait de lui parler, et se sauvait -quand je commençais. Elle pleurait, disant qu'elle était fatiguée de -vivre, et que sa vie était inutile. - -«M. Heathcliff, qui devenait de plus en plus insociable, avait presque -chassé Earnshaw de la grande chambre. Au commencement de mars, un -accident força le jeune homme à rester à demeure dans la cuisine. Le -canon de son fusil éclata, et le blessa assez gravement au bras. -Catherine parut heureuse de l'avoir toujours dans la maison; en tout -cas, elle jugea sa chambre du premier étage encore plus insupportable -et s'ingénia pour trouver de la besogne à la cuisine. - -«Le lundi de Pâques, Joseph partit pour la foire de Gimmerton avec du -bétail. Earnshaw était assis, morose comme d'ordinaire, dans le coin -de la cheminée, et ma petite maîtresse se distrayait à faire des -dessins sur les fenêtres, à fredonner des chansons, à lancer des -regards impatients sur son cousin qui fumait tranquillement en -contemplant le feu. Tout d'un coup je la vis s'approcher du jeune homme -et je l'entendis lui parler. - ---J'ai découvert, Hareton, que j'ai besoin.... que je serais -heureuse..., que j'aimerais à ce que vous fussiez mon cousin -maintenant, si vous n'aviez pas été si dur et de si mauvaise humeur -pour moi. - -«Hareton ne répondit pas. - ---Hareton, Hareton, m'entendez-vous? poursuivit-elle. - ---Allez au diable! - ---Je veux que vous m'écoutiez, d'abord. Je ne sais comment faire pour -que vous m'adressiez la parole et vous faites exprès de ne pas -comprendre. Vous savez bien que quand je vous traite de stupide, cela ne -veut pas dire que je vous méprise. Allons, il faudra que vous fassiez -attention à moi, Hareton. - ---Je ne veux avoir rien à faire avec vous et votre sale orgueil et vos -tours de démon! répondit-il. Je veux aller en enfer corps et âme, -avant de me retourner de votre côté. Allons, éloignez-vous de moi, -tout de suite! - -«Catherine fronça le sourcil et se retira du côté de la fenêtre en -se mordant les lèvres, affectant de fredonner. - ---Vous devriez être amis, avec votre cousine, monsieur Hareton, dis-je, -puisqu'elle se repent de sa conduite envers vous. Cela vous ferait un -grand bien. Sa compagnie ferait de vous un autre homme. - ---Sa compagnie, s'écria-t-il, alors qu'elle me hait et ne me croit pas -capable de nettoyer ses souliers! Non, quand ce serait pour être roi, -je ne voudrais pas rechercher de nouveau ses bonnes grâces. - ---Ce n'est pas moi qui vous hais, c'est vous qui me haïssez, dit -Catherine toute en larmes. Vous me haïssez autant et plus que fait M. -Heathcliff. - ---Vous êtes une damnée menteuse! Pourquoi alors me serais-je exposé -à sa colère, cent fois, en prenant votre parti? - ---Je ne savais pas que vous ayez pris mon parti, répondit-elle, en se -séchant les yeux, et mon malheur me rendait amer pour chacun. Mais -maintenant je vous remercie et vous demande pardon. Que puis-je faire de -plus? - -«Elle revint vers le foyer et lui tendit franchement la main, puis -voyant qu'il serrait les poings sans répondre, elle se baissa, et le -baisa légèrement sur la joue. Je hochai la tête en signe de reproche, -ce qui la rendit très honteuse. - ---Que pouvais-je faire d'autre, Ellen? me dit-elle. Il ne voulait ni me -serrer la main, ni regarder de mon côté. Il fallait bien que je lui -montre en quelque façon que je l'aime et que je veux que nous soyons -amis. - -«Si Hareton fut convaincu par ce baiser, je ne puis le dire, je vis -seulement qu'il était gêné de cacher son visage et ne savait où -tourner les yeux. - -«Catherine s'occupa ensuite à envelopper de papier un beau livre, et, -l'ayant lié d'un ruban, et ayant inscrit dessus l'adresse, «à M. -Hareton Earnshaw», elle me pria de porter ce présent à son -destinataire. - ---Et dites-lui que s'il consent à le prendre, je viendrai lui apprendre -à le lire, tandis que s'il refuse, je monterai dans ma chambre et ne -lui adresserai jamais plus la parole. - -«Je fis la commission, surveillée par ma jeune maîtresse. Hareton ne -voulut pas ouvrir les doigts, de sorte que je déposai le livre sur ses -genoux, mais il ne fit non plus aucun effort pour le rejeter. Lorsque -Catherine entendit enfin qu'il enlevait la couverture, elle s'élança, -vint tranquillement s'asseoir à côté de lui. Il tremblait, et sa -figure étincelait. - ---Dites que vous me pardonnez, Hareton! Vous pouvez me rendre si -heureuse en disant ce petit mot. - -«Il murmura quelque chose d'incompréhensible. - ---Et vous serez mon ami? demanda Catherine. - ---Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre vie, et plus -vous me connaîtriez, plus vous auriez honte; et c'est ce que je ne peux -souffrir. - ---Ainsi, vous ne voulez pas être mon ami? dit-elle, avec un sourire -doux comme le miel, en se serrant contre lui. - -«Je n'entendis plus aucun mot distinct, mais en me retournant, -j'aperçus, penchées sur les pages du livre, deux figures si radieuses -que je vis bien que le traité avait été ratifié des deux côtés, et -que désormais les ennemis étaient devenus des alliés. - -«Le livre était plein de belles images, de sorte que les deux jeunes -gens restèrent immobiles à les regarder jusqu'au retour de Joseph. -Celui-ci fut tout surpris en apercevant Catherine assise à côté de -Hareton et la main appuyée sur son épaule. Il força Hareton à aller -rejoindre Heathcliff dans la maison, et comme Catherine promettait à -son cousin de lui apporter le lendemain d'autres livres, et voulait -laisser celui-là sur la cheminée: - ---Tous les livres que vous laisserez, je les porterai au maître, dit -Joseph, et il n'y a guère chance que vous les retrouviez. Mais Cathy -lui assura que sa bibliothèque à lui paierait pour le mal qu'il ferait -à la sienne; et, passant en souriant auprès d'Hareton, elle remonta -dans sa chambre, plus légère de cœur qu'elle n'avait jamais été -auparavant sous ce toit. - -«Ainsi engagée, l'intimité grandit rapidement, malgré mille petites -interruptions d'un instant. Earnshaw n'était pas commode à civiliser -et ma jeune maîtresse n'était ni un philosophe, ni un modèle de -patience; mais leurs deux esprits tendaient au même but, de sorte -qu'ils finirent par y arriver. - ---Vous le voyez, M. Lockwood, c'était assez facile de gagner le cœur -de Madame Heathcliff. Mais maintenant je suis heureuse que vous ne -l'ayez pas essayé. L'union de ces deux êtres couronnera tous mes -vœux; et il n'y aura pas une femme plus heureuse que moi dans toute -l'Angleterre le jour de leurs noces. - -«Un lundi matin, et comme Earnshaw était encore forcé de rester à la -maison à cause de son accident, Catherine descendit avant moi et alla -rejoindre son cousin dans le jardin. Lorsque j'allai les trouver pour -les prévenir que le déjeuner était prêt, je vis qu'elle avait -persuadé au jeune homme d'arracher un grand nombre de buissons et de -planter à la place des fleurs rapportées de la Grange. - -«Je fus terrifiée de la dévastation qu'ils avaient accomplie dans une -petite demi-heure; les noirs buissons de cassis qu'ils venaient -d'arracher faisaient la joie de Joseph, et je pensais bien qu'il serait -furieux. - ---Là! Tout cela va être montré au maître! m'écriai-je. Quelle -excuse aurez-vous pour avoir pris de telles libertés? Nous allons avoir -une belle explosion sur la tête! M. Hareton, je m'étonne que vous -n'ayez pas plus d'esprit; vous êtes fou de l'écouter ainsi! - ---J'avais oublié que ces buissons étaient à Joseph, répondit -Earnshaw très embarrassé; mais je vais lui dire que c'est moi qui ai -tout fait. - -«Nous prenions toujours nos repas avec M. Heathcliff. Je tenais la -place de maîtresse de la maison pour servir le thé et pour découper. -Catherine était généralement assise à côté de moi; mais ce -jour-là, elle s'était mise près d'Hareton, et je vis bien qu'elle -n'aurait pas plus de discrétion dans son amitié qu'elle n'en avait eu -dans son hostilité. - ---Prenez garde au moins de ne pas trop causer avec votre cousin, lui -murmurai-je à l'oreille. Cela ennuierait M. Heathcliff et il serait -furieux contre vous deux. - ---Soit, je ne lui causerai pas, répondit-elle. - -«Mais la minute d'après, elle s'était installée à côté de lui, et -trempait des primevères dans son plat de porridge. - -«Lui, n'osait pas lui parler, ni même la regarder; mais elle -continuait à l'agacer, si bien qu'il fut deux fois sur le point -d'éclater de rire. Je fronçai le sourcil; elle s'arrêta, jeta un coup -d'œil sur le maître, dont l'esprit semblait occupé de toute autre -chose que de nous; mais bientôt elle se retourna et recommença ses -folies. - -«Hareton ayant cette fois poussé un rire contenu, M. Heathcliff -tressaillit et ses yeux firent rapidement le tour de la table. Catherine -le considérait avec son regard habituel, un regard inquiet, mais plein -de défi, et qu'il abhorrait. - ---Vous avez de la chance d'être hors de ma portée! cria-t-il. Quel -démon vous possède pour que vous me regardiez constamment avec ces -yeux d'enfer? Détournez vos yeux, et ne me faites pas souvenir -désormais de votre existence. Je croyais vous avoir guérie de -l'habitude de rire! - ---C'était moi, murmura Hareton. - ---Que dites-vous? demanda le maître. - -«Hareton regarda son assiette et ne dit rien. M. Heathcliff, après -l'avoir considéré un instant, reprit sa rêverie interrompue. Le -déjeuner était à peu près achevé, et les deux jeunes gens -s'étaient mis prudemment à l'écart, lorsque Joseph se montra à la -porte, la lèvre tremblante et les yeux furieux, et déclara longuement -qu'il voulait s'en aller, qu'il ne pouvait pas supporter davantage une -pareille cruauté. - ---Allons, allons, idiot, interrompit Heathcliff, assez! De quoi vous -plaignez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos querelles avec Nelly. -Elle peut vous jeter dans le trou à charbon sans que je m'en soucie. - ---Ce n'est pas Nelly! répondit Joseph. Si méchante qu'elle soit, Dieu -merci, elle ne serait pas capable de voler l'âme de personne. C'est -cette maudite petite reine-là, qui a ensorcelé notre garçon avec ses -yeux hardis et ses manières provocantes. Il a oublié tout ce que j'ai -fait pour lui et il a été arracher toute une rangée de mes plus beaux -cassis dans le jardin. - ---Cet animal est-il ivre? demanda M. Heathcliff. Hareton, est-ce à vous -qu'il en a? - ---J'ai arraché deux ou trois buissons, répondit le jeune homme, mais -je vais les replanter. - ---Et pourquoi les avez-vous arrachés? - -«Catherine intervint. - ---Nous voulions planter là quelques fleurs. Je suis la seule personne -à blâmer, car c'est moi qui l'ai voulu. - ---Et qui diable vous a donné la permission de toucher à quoi que ce -soit ici? demanda son beau-père stupéfait. Et qui vous a ordonné de -lui obéir? ajouta-t-il en se tournant vers Hareton. - -«Ce dernier restait muet; sa cousine répondit: - ---Vous ne devriez pas me refuser quelques pouces de terre, vous qui -m'avez pris toutes mes terres! - ---Vos terres, insolente souillon! Jamais vous n'en avez eu! - ---Et mon argent aussi, poursuivit-elle, en lui lançant son regard -irrité. - ---Silence! Allez-vous en! - ---Et aussi les terres d'Hareton, et son argent! poursuivit la jeune -femme hors d'elle-même. Hareton et moi sommes amis maintenant, et je -lui dirai tout à votre sujet. - -«Le maître parut un instant confondu. Il devint très pâle et se -leva, sans cesser de la considérer avec une expression de haine -mortelle. - ---Si vous me frappez, Hareton vous frappera! dit-elle. Ainsi vous feriez -mieux de rester assis. - ---Si Hareton ne vous chasse pas d'ici, je le frapperai à mort! tonna -Heathcliff. Maudite sorcière! Osez-vous prétendre à l'exciter contre -moi? Hors d'ici! Entendez-vous! Emmenez-la dans la cuisine! Je vais la -tuer, Ellen Dean, si vous me laissez la revoir. - -«Hareton essaya tout bas de lui persuader de s'en aller. - ---Chassez-la d'ici, cria Heathcliff d'un ton de voix sauvage. Allez-vous -perdre votre temps à lui parler? - -«Et il s'approcha pour exécuter lui-même son ordre. - ---Il ne vous obéira plus désormais, méchant homme, dit Catherine, et -bientôt il vous détestera autant que je le fais. - ---Chut! Chut! murmura le jeune homme d'un ton de reproche; je ne veux -pas vous entendre lui parler ainsi. - ---Mais vous ne souffrirez pas qu'il me frappe, lui cria-t-elle? - ---Alors, venez. - -«Mais il était trop tard: Heathcliff l'avait saisie dans ses mains. - ---Et maintenant, vous, allez-vous en! dit-il à Earnshaw. Satanée -sorcière! Cette fois elle m'a provoqué au delà de ce que je pouvais -supporter et je vais la faire s'en repentir à jamais. - -«Il l'avait empoignée par les cheveux, et Hareton essayait vainement -de la lui enlever, le suppliant de ne pas lui faire de mal cette fois -encore. Les yeux noirs d'Heathcliff étincelaient; il semblait prêt à -la mettre en pièces, et je venais à mon tour à la rescousse lorsque -je vis tout à coup ses doigts se relâcher; maintenant il la tenait -simplement par le bras et la regardait dans les yeux. Puis il lui cacha -les yeux avec ses mains, se recueillit un instant, et finit par lui dire -avec assez de calme. - ---Il faut que vous appreniez à éviter de me passionner, ou bien il -m'arrivera vraiment de vous tuer un jour. Allez avec Madame Dean et -restez avec elle. Quant à Hareton Earnshaw, si je le vois vous -écouter, je l'enverrai chercher son pain où il pourra le trouver. -Votre amitié pour lui fera de lui un mendiant. Nelly, emmenez-la, et -qu'on me laisse seul. - -«M. Heathcliff resta seul dans la chambre jusqu'au diner. J'avais -conseillé à Catherine de diner en haut, mais aussitôt qu'il vit son -siège vide, il m'envoya la chercher. Il ne parla à personne, mangea -très peu, et sortit tout de suite après, en donnant à entendre qu'il -ne reviendrait pas avant le soir. - -«Pendant son absence, les deux nouveaux amis s'installèrent dans la -maison. Tout d'un coup, j'entendis que Hareton grondait durement sa -cousine parce qu'elle s'était offerte à lui révéler la conduite de -son beau-père envers son père à lui. Il dit qu'il ne souffrirait pas -un mot de blâme contre M. Heathcliff. Quand même celui-ci serait le -diable, cela n'importait; il serait de son parti. Il lui dit qu'il -préférait la voir dire du mal de lui-même, comme elle faisait -auparavant, que de M. Heathcliff. Catherine allait se fâcher, mais il -trouva le moyen de la retenir en lui demandant si elle aimerait qu'il -lui dise du mal de son père à elle. Elle parut alors comprendre -qu'Earnshaw était attaché au maître par des liens assez forts pour -que la raison ne puisse les dénouer, par des chaînes qu'avait forgées -l'habitude, et qu'il serait cruel d'essayer de briser. Depuis lors, elle -fit preuve de son bon cœur en évitant aussi bien les plaintes que les -expressions d'antipathie à l'égard d'Heathcliff; et je ne crois pas en -vérité que, à dater de ce jour, elle ait prononcé une seule phrase -contre son oppresseur en présence du jeune homme. - -«Ce petit désaccord réglé, ils redevinrent amis, et s'occupèrent de -leur mieux, elle comme maîtresse, lui comme élève. Je vins m'asseoir -près d'eux quand j'eus fini mon ouvrage et je me sentis si heureuse de -les voir ainsi que je ne fis pas attention à la fuite du temps. Vous le -savez, ils m'apparaissaient tous les deux un peu comme mes enfants; -d'elle, j'avais été fière en tous temps; et j'étais sûre maintenant -que lui aussi serait pour moi une source de satisfaction. Sa nature -honnête, intelligente et ardente dissipa rapidement les nuages -d'ignorance et de dégradation où on l'avait maintenu. Son esprit en -s'éclairant éclaira ses traits, rendit leur expression plus vive et -plus noble. Je pouvais à peine croire que c'était le même individu -que j'avais vu à la même place, si sauvage et si inculte, un an -auparavant. Pendant qu'ils travaillaient et que je les admirais, le -maître rentra. Il arriva à l'improviste, et put voir en plein notre -groupe avant que nous ayons songé à lever les yeux. - -C'est seulement lorsqu'il fut tout près que les deux jeunes gens -s'aperçurent de sa présence. Peut-être n'avez-vous jamais remarqué -que leurs yeux sont tout à fait semblables? Ils ont tous les deux les -yeux de Catherine Earnshaw. Notre Catherine n'a pas d'autre trait de -ressemblance avec sa mère, excepté la largeur du front, et une -disposition des narines qui lui donne l'air hautain, qu'elle le veuille -ou non. Hareton au contraire ressemble beaucoup à sa tante; et cette -ressemblance était alors particulièrement frappante, à cause de -l'activité exceptionnelle de ses sens et de son esprit à ce moment. -Peut-être est-ce cette ressemblance qui désarma M. Heathcliff: il -s'était avancé derrière le foyer avec une agitation manifeste; mais -il se calma aussitôt qu'il rencontra les yeux du jeune homme. Il lui -prit le livre des mains, regarda la page ouverte, puis le rendit sans -aucune observation, en faisant signe simplement à Catherine de -s'éloigner. Son compagnon ne tarda pas à sortir derrière elle, et -j'allais m'éloigner aussi lorsque le maître m'ordonna de rester avec -lui. - ---Voilà une bien pauvre conclusion, n'est-ce pas? me dit-il, après un -instant de réflexion. J'amasse des leviers et des pioches pour démolir -les deux maisons, et je me prépare à agir comme un hercule, et puis -lorsque tout est prêt et en mon pouvoir, je ne me trouve plus la force -d'enlever une seule tuile du toit. Mes anciens ennemis ne m'ont pas -vaincu; ce serait au contraire maintenant le moment précis pour me -venger sur ceux qui les représentent, et je pourrais le faire, et -personne ne pourrait m'en empêcher. Mais à quoi bon? Je ne me soucie -pas de frapper: je ne veux pas prendre la peine de lever la main. Ne -croyez pas que j'aie trouvé cette occasion de me montrer magnanime: -j'ai simplement perdu la faculté de trouver du plaisir à leur -destruction, et je ne veux pas avoir la fatigue de détruire quoi ce -soit. - -«Nelly, je sens venir en moi un changement singulier. Je prends si peu -d'intérêt à ma vie journalière que c'est à peine si j'ai l'idée de -manger et de boire. Ces deux êtres qui viennent de quitter cette -chambre sont les seuls objets qui gardent pour moi une apparence -matérielle distincte; et cette apparence me cause une peine infinie. -D'elle, je ne veux rien dire, mais je souhaiterais vivement qu'elle -devint invisible, sa présence n'éveille en moi que des sensations qui -m'affolent. Lui, c'est d'une autre façon qu'il m'émeut; et cependant, -si je pouvais le faire sans avoir l'air d'être fou, je ne le reverrais -pas. - -«Il y a cinq minutes, Hareton m'a semblé une incarnation de ma -jeunesse. Sa ressemblance saisissante avec Catherine le rattachait -terriblement à elle. Mais ce n'est pas là la raison la plus puissante: -car qu'est-ce qui n'est pas rattaché à elle pour moi? Est-il une chose -qui ne me la rappelle pas? Je ne puis baisser les yeux vers ce plancher -sans voir ses traits dessinés sur les dalles. Dans chaque nuage, dans -chaque arbre, je suis environné de son image: elle remplit l'air la -nuit, et reparaît le jour au fond de toutes choses. Les figures les -plus ordinaires des hommes et des femmes, ma propre figure, me raillent -en me la faisant voir. Le monde entier est une collection terrible de -souvenirs me faisant songer qu'elle a existé et que je l'ai perdue. Eh -bien! la vue d'Hareton a été pour moi le fantôme de mon impérissable -amour, de mes efforts farouches pour maintenir mon droit, de ma -dégradation et de mon orgueil, de mon angoisse et de mon bonheur. - -«Mais c'est folie de vous répéter ces idées: vous comprendrez -comment, malgré ma répugnance à rester toujours seul, sa société -loin d'être pour moi un bienfait, aggrave encore mon supplice; et c'est -en partie cela qui me rend indifférent à la façon dont il se comporte -avec sa cousine. Il m'est, impossible désormais de faire attention à -eux.» - ---Mais que voulez-vous dire par un changement, M. Heathcliff? dis-je, -effrayée de ses paroles. «Jamais je ne l'avais jugé en danger de -perdre la raison ni la santé. Il était aussi fort et bien portant que -d'ordinaire; et pour ce qui est de sa raison, il s'était complu dès -l'enfance à insister sur les idées sombres et à entretenir -d'étranges imaginations. Il pouvait bien avoir une monomanie au sujet -de sa défunte idole; mais sur tous les autres points, son esprit était -aussi solide que le mien. - ---Ce changement, je ne le connaîtrai que lorsqu'il sera venu; je n'en -ai encore qu'un vague pressentiment. - ---Vous ne vous sentez pas malade, n'est-ce pas? demandai-je. - ---Non, Nelly, pas du tout. - ---Vous n'avez pas peur de mourir, non plus? - ---Peur? Oh non, répliqua-t-il. Je n'ai ni la peur, ni le -pressentiment, ni l'espoir de mourir. Avec ma constitution robuste et -mon train de vie tempéré, il est probable que je resterai vivant -jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un cheveu blanc sur ma tête. Et -pourtant, je ne puis continuer à rester dans cette condition. C'est -seulement par force que je puis faire les actes les plus insignifiants, -noter une personne vivante ou morte qui ne se rattache pas à mon idée -constante. Je n'ai qu'un seul désir, et tout mon être tend à le -réaliser. J'y ai tendu si longtemps et si fermement que je suis -convaincu que je pourrai le réaliser, et bientôt, parce qu'il a -dévoré mon existence. Dieu! C'est une longue lutte et je voudrais -qu'elle soit finie. - -«Il se mit à marcher dans la chambre, se murmurant à lui-même des -choses terribles, si bien que je penchai à croire comme l'avait dit -Joseph, que sa conscience avait fait un enfer dans son cœur. Je me -demandai comment cela finirait car j'étais sûre que c'était là -maintenant son état ordinaire, malgré que personne à le voir ne -l'eût deviné. Il était alors exactement le même que lorsque vous -l'avez vu, M. Lockwood, seulement plus épris encore de solitude, et -peut-être encore plus laconique en société. - - -«Pendant quelques jours après cette soirée, M. Heathcliff évita de -nous rencontrer à table, sans jamais consentir cependant à en exclure -Hareton et Cathy. Il ne voulait pas céder entièrement à ses -sentiments, et préférait s'absenter, ne mangeant guère plus qu'une -fois par jour. - -«Une nuit, lorsque tout le monde était couché, je l'entendis -descendre et sortir. Le lendemain matin, il était encore absent. Nous -étions en avril, le temps était doux et chaud, l'herbe aussi verte que -pouvaient la rendre telle les pluies et le soleil; et les deux pommiers -nains près du mur étaient tout en fleurs. Après le déjeuner, -Catherine voulut absolument porter ma chaise et me faire asseoir avec -mon ouvrage sous les sapins qui bordent la maison; et elle demanda à -Hareton, qui s'était tout à fait remis de son accident, de lui -arranger son petit jardin, transporté dans ce coin à la suite des -plaintes de Joseph. Je jouissais commodément des senteurs du printemps -et de la douceur du ciel bleu lorsque je vis ma jeune dame, qui était -allée près de la grand'porte pour chercher des pieds de primevères, -revenir en courant, et nous informer que M. Heathcliff revenait. «Et il -m'a parlé, ajouta-elle, d'un air confondu.» - ---Que vous a-t-il dit, demanda Hareton? - ---Il m'a dit de me sauver aussi vite que je pouvais; mais il avait une -figure si différente de l'ordinaire que je me suis arrêtée un moment -pour le regarder. - ---Comment cela? - ---Eh bien, il avait l'air presque brillant et joyeux; non, pas presque, -mais très excité, et très gai, répondit-elle. - ---C'est, alors, que les promenades nocturnes lui font du bien, -remarquai-je d'un ton insouciant, mais en réalité, je n'étais pas -moins surprise qu'elle, et j'avais hâte de constater la vérité de ce -qu'elle venait de dire. Je trouvai un prétexte pour rentrer dans la -maison. Heathcliff se tenait debout sur la porte: il était pâle et il -tremblait; mais certainement il avait dans les yeux un étrange éclat -joyeux qui altérait l'aspect de sa figure. - ---Voulez-vous déjeuner? lui demandai-je. Vous devez avoir faim après -avoir rôdé toute la nuit. - ---Non, je n'ai pas faim, répondit-il, détournant la tête et me -parlant avec mépris comme s'il devinait que je cherchais à pénétrer -les raisons de sa bonne humeur. - ---Je ne crois pas que ce soit bon pour vous de sortir la nuit, lui -fis-je observer: pas en tous cas pendant cette saison humide. Je -prévois que vous allez attraper un rhume ou une fièvre, vous avez -l'air d'avoir quelque chose. - ---Rien que ce que je peux supporter, répondit-il, et même avec grand -plaisir, pourvu que vous me laissiez seul. Allez vous-en, et ne -m'ennuyez pas. - -«J'obéis, et je remarquai en passant qu'il respirait avec une violence -inouïe. - -«Ce jour-là, il s'assit à table avec nous» et reçut de mes mains -une assiette chargée jusqu'au bord, comme s'il voulait se rattraper de -son jeûne du matin. - ---Je n'ai ni rhume ni fièvre, Nelly, fit-il, par allusion à mon -discours du matin; et je suis prêt à faire honneur à la nourriture -que vous allez me donner. - -Il avait pris son couteau et sa fourchette et commençait à manger -lorsque tout d'un coup son excitation parut tomber. Il déposa le -couteau et la fourchette sur la table, jeta un coup d'œil du côté de -la fenêtre, puis se leva et sortit. Nous le vîmes marcher de long en -large dans le jardin, pendant que nous terminions notre dîner; Earnshaw -nous dit qu'il voulait aller le rejoindre et lui demander pourquoi il ne -voulait pas dîner: il avait peur de l'avoir offensé en quelque façon. - ---Eh bien, va-t-il venir? demanda Catherine en voyant revenir son -cousin. - ---Non, répondit-il, mais il n'est pas fâché; en vérité il avait -plutôt l'air heureux; seulement je l'ai impatienté en lui adressant -une seconde fois la parole, et alors il m'a dit de retourner vous -rejoindre. - -«Je mis son assiette au chaud; et, après une heure ou deux, il rentra, -sans paraître calmé en aucune façon. Il avait la même expression -anormale de joie sous ses sourcils noirs, le même teint pâle, et de -temps à autre il laissait voir ses dents dans un vague sourire. Il -tremblait, non comme on tremble de froid ou de faiblesse, mais plutôt -d'une vibration incessante et régulière. - -«Je ne me retins plus de savoir ce qu'il avait. - ---Avez-vous appris de bonnes nouvelles, M. Heathcliff? Vous avez l'air -plus animé que de coutume? - ---Et d'où? D'où pourrais-je avoir une bonne nouvelle? Je suis -simplement excité par la faim, et avec cela je ne peux pas manger. - ---Votre dîner est là, répondis-je; pourquoi ne le mangeriez-vous pas? - ---Non, pas maintenant, murmura-t-il rapidement. J'attendrai le souper. -Et, Nelly, une fois pour toutes, laissez-moi vous prier de prévenir -Hareton et les autres qu'ils aient à se tenir à l'écart de mon -chemin. Je veux n'être dérangé par personne: je veux avoir cet -endroit pour moi seul. - ---Y a-t-il quelque nouvelle raison à ce bannissement? demandai-je. -Dites-moi ce qui vous rend si singulier, M. Heathcliff. Où êtes-vous -allé la nuit dernière? Ce n'est pas par vaine curiosité que je vous -fais cette question. - ---Si, c'est par curiosité, fit-il avec un rire; mais, n'importe, je -vais y répondre. La nuit dernière, j'étais sur le seuil de l'Enfer. -Aujourd'hui, je suis en vue du Ciel. J'y ai mes yeux fixés: à peine -trois pas pour m'en séparer. Et maintenant, vous feriez mieux de vous -en aller. - -«C'est ce que je fis en effet, plus perplexe qu'auparavant, après -avoir balayé le foyer et nettoyé la table. - -«Il resta dans la maison toute cette après-midi et personne ne -dérangea sa solitude jusqu'à ce que, à huit heures, je crus devoir me -permettre de lui apporter de la lumière et son souper. Il s'appuyait -contre le rebord d'une fenêtre ouverte, mais il ne regardait pas dehors -et avait le visage tourné vers l'intérieur sombre de l'appartement. Le -feu s'était éteint; la chambre était remplie de l'air doux et humide -du soir; et le calme était si grand que non seulement on pouvait -distinguer le murmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais encore le -bruit de son frottement contre les galets ou les larges pierres qu'il -rencontrait sur son chemin. En entrant, je me mis à fermer les volets -des fenêtres, jusqu'à ce que je parvins à la fenêtre où il s'était -appuyé. - ---Puis-je fermer ceci? demandai-je pour l'éveiller, car il restait -immobile. - -«La lumière éclaira ses traits pendant que je lui parlais. Oh! M. -Lockwood, je ne puis vous dire le frisson terrifié que me causa ce -rapide coup d'œil! Ces yeux noirs et profonds! Ce sourire et cette -pâleur de spectre! Je crus voir, non pas M. Heathcliff, mais un -fantôme; et, dans mon épouvante, je baissai la chandelle de façon -qu'elle s'éteignit. - ---Oui, fermez, me répondit-il d'une voix familière. Mais voyez comme -vous êtes maladroite. Pourquoi teniez-vous la chandelle de cette -façon? Allons, faites vite et rapportez-en une autre. - -«Je me hâtai en effet, affolée, je sortis, et, n'osant pas rentrer, -je dis à Joseph que le maître lui ordonnait d'apporter de la lumière -et de rallumer le feu. - -«Joseph partit avec des cendres chaudes pour rallumer le feu; mais -aussitôt il revint, rapportant et les cendres et le souper. Il -m'annonça que M. Heathcliff allait se coucher et ne voulait pas manger -jusqu'au lendemain. Nous l'entendîmes en effet monter aussitôt -l'escalier; il n'alla pas dans sa chambre habituelle, mais entra dans -celle du lit à panneaux: la fenêtre de cette chambre est assez large -pour qu'on puisse passer à travers, et je soupçonnai Heathcliff de -méditer de nouveau une excursion nocturne dont il ne voulait pas que -nous nous apercevions. - -«Après une nuit traversée des rêves les plus horribles, je me levai -et j'allai dans le jardin pour voir s'il y avait des traces de pas sous -la fenêtre. Mais non, il n'y en avait aucune. «Il est resté ici la -nuit, pensai-je, tout ira bien aujourd'hui.» Je préparai le déjeuner -à l'ordinaire, et je dis à Hareton et à Catherine de ne pas attendre -l'arrivée du maître. - -«Ils aimèrent mieux déjeuner dehors sous les arbres et j'allai leur -disposer une petite table à cette intention. - -«En rentrant, je trouvai M. Heathcliff descendu. Il causait avec Joseph -des affaires de la ferme: il lui donnait des indications claires et -détaillées, mais il parlait très vite, tournait sans cesse la tête -de côté, et gardait toujours cette expression exaltée, plus forte -même que la veille. Lorsque Joseph quitta la chambre, il s'assit à sa -place ordinaire et je mis un bol de café devant lui. Il fit un geste -pour le rapprocher de lui, puis reposa ses bras sur la table et se mit -à observer avec un soin infini un endroit déterminé du mur en face de -lui; ses yeux mobiles étincelaient, et il paraissait si intéressé à -ce qu'il voyait que parfois il s'arrêtait une demi-minute pour -respirer. - ---Allons, m'écriai-je, lui mettant un morceau de pain dans la main, -buvez votre café pendant qu'il est chaud, il y a près d'une heure -qu'il attend. - -«Il ne fit pas attention à moi, et pourtant il sourit. J'aurais -préféré le voir grincer des dents que sourire de cette façon. - ---M. Heathcliff! Mon maître! m'écriai-je; pour l'amour de Dieu, ne -regardez pas comme si vous voyiez une vision surnaturelle. - ---Pour l'amour de Dieu, ne criez pas si fort, me répondit-il. Regardez -alentour, et dites-moi si nous sommes seuls? - ---Naturellement, nous sommes seuls. - -«Pourtant je lui obéis involontairement comme si je n'en étais pas -tout à fait sûre. Lui cependant éloigna le pain et la cuiller, et -s'accouda sur la table pour regarder plus à son aise. - -«Je m'aperçus alors que ce n'était pas le mur qu'il regardait, car -son regard avait l'air d'être dirigé sur quelque chose de très -éloigné. Et la chose qu'il voyait, quelle qu'elle fut, paraissait à -la fois lui donner un plaisir et une peine infinis: car sa figure avait -une expression où l'angoisse se mêlait avec le ravissement. J'eus beau -lui rappeler son abstinence prolongée de toute nourriture; lorsqu'il -faisait un mouvement pour prendre un morceau de pain, ses doigts se -détendaient avant de le saisir, et retombaient sur la table, inertes. - -«Et comme je continuais mes instances, il s'irrita, me demanda pourquoi -je ne le laissais pas prendre son temps, me dit que la prochaine fois -j'aurais à le laisser déjeuner seul et à m'en aller. Après quoi il -quitta la maison, descendit vivement le sentier du jardin et disparut -par la grand'porte. - -«Il ne revint qu'après minuit, et, au lieu d'aller se coucher, il -s'enferma dans l'appartement du bas. Ne pouvant dormir, j'écoutai, et -je finis par me lever et par descendre. Je distinguai le pas de M. -Heathcliff se promenant de long en large. De temps à autre il rompait -le silence pour pousser un profond soupir pareil à un grognement. Il -murmurait aussi des mots incohérents, mais le seul que je pus saisir -était le nom de Catherine, prononcé sur un ton bas et grave, comme -celui d'une personne présente à qui il aurait parlé. Je n'eus pas le -courage d'entrer dans la chambre, mais, voulant le tirer de sa rêverie, -je me mis à préparer le feu de la cuisine et à gratter les cendres. -Il s'aperçut du bruit plus tôt que je n'avais pensé. Il ouvrit -immédiatement la porte et dit: - ---Nelly, venez ici; est-ce déjà le matin? Venez avec votre lumière. - ---Voilà quatre heures qui sonnent, répondis-je. Vous avez sans doute -besoin d'une chandelle pour remonter dans votre chambre? - ---Non, je ne veux pas remonter dans ma chambre, dit-il. Venez, et -allumez-moi le feu, et faites tout ce qu'il y a à faire dans la maison. - -«J'apportai un soufflet, et je m'assis près du foyer. Lui cependant -continuait à marcher, et ses lourds soupirs se succédaient si pressés -qu'ils semblaient avoir remplacé sa respiration accoutumée. - ---Au point du jour, j'enverrai chercher Green, me dit-il; je veux -l'interroger sur certains détails de législation tandis que je peux -encore accorder une pensée à ces matières, et agir avec un peu de -calme. Je n'ai pas encore écrit mon testament, et je ne puis décider -ce que je dois faire de ma propriété. Je voudrais pouvoir l'anéantir -de la surface de la terre. - ---Ne parlez pas ainsi, M. Heathcliff. Attendez encore avec votre -testament: vous aurez encore le temps de vous repentir de vos nombreuses -injustices. Jamais je n'aurais pensé que vos nerfs se détraqueraient, -et cependant ils sont singulièrement détraqués maintenant, et presque -entièrement par votre propre faute. La façon dont vous avez passé ces -trois dernières nuits aurait abattu l'homme le plus fort. Prenez -quelque nourriture et quelque repos. Vous n'avez qu'à vous regarder -dans une glace pour voir combien vous avez besoin de l'une et de -l'autre. Vos joues sont creuses, et vos yeux pleins de sang; vous êtes -comme une personne qui meurt de faim et qui perd la vue par manque de -sommeil. - ---Ce n'est pas ma faute si je ne puis dormir ni me reposer; je vous -assure que ce n'est nullement par un dessein prémédité. Je le ferai -aussitôt que je pourrai. Mais vous pourriez aussi bien dire à un homme -qui lutte dans l'eau de se reposer à quelque distance du rivage. Il -faut d'abord que j'y parvienne, et alors je me reposerai. Pour M. Green, -soit, n'en parlons plus; et quant à me repentir de mes injustices, je -n'ai pas fait d'injustices et ne me repens de rien. Je suis trop -heureux; et cependant, je ne suis pas assez heureux. Le bonheur de mon -âme tue mon corps, sans se satisfaire lui-même. - ---Heureux, maître? m'écriai-je. Étrange bonheur! Si vous vouliez -m'écouter sans vous mettre en colère je vous donnerais un conseil qui -pourrait vous rendre plus heureux. - ---Qu'est-ce que c'est? Donnez. - ---Vous savez, dis-je, M. Heathcliff, que depuis l'âge de treize ans -vous avez mené une vie égoïste et peu chrétienne; et c'est à peine, -probablement, si vous avez tenu une Bible dans vos mains pendant tout ce -temps. Vous devez avoir oublié le contenu de ce livre. Croyez-vous -qu'il serait mauvais d'envoyer chercher un ministre ou quelqu'un pour -vous l'expliquer, pour vous montrer combien vous vous êtes écarté de -ses préceptes? - ---Je suis plutôt content que fâché de ce que vous me dites, Nelly, -car vous me faites songer à vous indiquer de quelle façon je veux -être enterré. Je veux que l'on me porté au cimetière le soir. Vous -pourrez, si vous voulez, m'accompagner avec Hareton; et vous aurez soin -de veiller à ce que le fossoyeur obéisse à mes instructions au sujet -des deux cercueils. Aucun ministre n'a besoin de venir, et il n'y a -besoin de rien dire sur mes restes. Je vous répète que j'ai presque -atteint mon ciel à moi, et celui des autres ne me tente en aucune -façon. - -«Aussitôt, qu'il entendit se lever les autres membres de la famille, -il se retira dans sa tanière, et je respirai plus librement. Mais -l'après-midi, tandis que Joseph et Hareton étaient à leur ouvrage, il -entra dans la cuisine, et, d'un air égaré, me dit de venir m'asseoir -dans la maison parce qu'il avait besoin de quelqu'un avec lui. Je -refusai, lui disant simplement que l'étrangeté de ses discours et de -ses manières m'épouvantait, et que je n'avais ni assez de nerfs ni -assez de courage pour rester seule avec lui. - ---Je crois que vous me prenez pour un démon, dit-il, avec son sinistre -sourire: je vous apparais comme quelque chose de trop horrible pour -vivre sous un toit humain. Puis se tournant vers Catherine, qui se -trouvait là, et qui se cacha derrière moi à son approche, il ajouta, -en raillant à demi: - ---Voulez-vous venir, vous, petite poulette? Je ne vous ferai pas de mal. -Mais non! Pour vous je me suis rendu pire que le diable. Eh bien, il y -en a une qui n'aura pas peur de m'accompagner. Par Dieu! elle est -impitoyable. Oh, par l'enfer! c'est infiniment trop à supporter pour la -chair et le sang, même pour les miens! - -«Il ne demanda plus la société de personne. Au crépuscule, il monta -dans sa chambre, et pendant toute la nuit, et longtemps dans la -matinée, nous l'entendîmes grogner et se murmurer à lui-même. -Hareton désirait entrer; mais je lui dis d'aller chercher M. Kenneth et -qu'il entrerait avec lui. Lorsque le médecin arriva, il trouva la porte -verrouillée. Heathcliff nous dit d'aller au diable, qu'il se portait -mieux et voulait rester seul. - -«La soirée qui suivit fut très humide, il ne cessa pas de pleuvoir -jusqu'au matin. Ce matin-là, en faisant le tour de la maison, je vis -que la fenêtre de la chambre d'Heathcliff était grande ouverte, et que -la pluie y tombait tout droit. «Il est impossible qu'il soit dans son -lit, me dis-je. Ces averses l'auraient pénétré de part en part.» Et -je me résolus à aller hardiment voir ce qui en était. - -«Avec une autre clé, je parvins à ouvrir la porte; je défis les -panneaux du lit. M. Heathcliff était là, couché sur son dos. Ses yeux -rencontrèrent les miens d'un regard si pénétrant et si ferme que je -tressaillis; il me sembla de plus qu'il souriait. Je ne pouvais penser -qu'il fût mort; mais son visage et sa gorge étaient tout trempés de -pluie; les draps du lit étaient humides; et lui restait parfaitement -immobile. Le volet, dans son mouvement, avait écorché une de ses -mains; et aucun sang ne sortait de l'écorchure. Lorsque je pris cette -main dans la mienne, le doute ne fut plus possible: Heathcliff était -mort. - -«Je fermai la fenêtre; j'écartai de son front ses longs cheveux -noirs, j'essayai de fermer ses yeux, pour éteindre et cacher à tous -cet effrayant regard exultant. Mais les yeux ne voulurent pas se fermer, -et semblèrent railler mes efforts. Je vis aussi une raillerie dans ses -lèvres entrouvertes et ses dents blanches. Prise d'un nouvel accès de -frayeur, j'appelai Joseph. Mais Joseph, après avoir su ce qui en -était, se refusa résolument à intervenir. - ---Le diable a emporté son âme, cria-t-il, et il peut bien prendre sa -carcasse par dessus le marché sans que je m'en soucie. - -«Après quoi il tomba sur ses genoux, leva les mains, et remercia le -ciel de ce que le maître légitime fût remis dans ses droits. - -«Le pauvre Hareton, celui qui avait été le plus maltraité, fut aussi -celui qui souffrit le plus. Il resta assis toute la nuit près du corps, -pleurant amèrement. Il pressait les mains de Heathcliff, baisait cette -figure sarcastique et sauvage que tout le monde excepté lui évitait -même de regarder. - -«Nous l'enterrâmes comme il l'avait désiré, au grand scandale de -tout le voisinage. Tout le cortège était composé d'Earnshaw et de -moi, du fossoyeur, et de six hommes pour porter le cercueil. Les six -hommes partirent après avoir déposé le corps dans la fosse; nous -restâmes seuls pour voir la terre tomber sur lui. Hareton planta, par -dessus, du gazon vert, qui est à présent aussi frais et aussi -verdoyant que sur les tombes voisines; j'espère donc que celui qui en -est recouvert dort avec le même calme. Mais les gens du pays, si vous -les interrogez, vous jureront sur la bible qu'il revient, il y en a qui -disent qu'ils l'ont rencontré près de l'église, d'autres sur la -lande; d'autres même dans la maison. Il y a un mois, j'allais un soir -à la Grange, par un temps de ténèbres et de tonnerre; et juste au -tournant des Heights je rencontrai un petit garçon qui avait un mouton -et deux agneaux devant lui. Il pleurait: lorsque je lui demandai ce -qu'il avait, il me dit que «là-bas, sous les arbres, il y avait -Heathcliff et une femme, et qu'il n'osait pas passer devant eux.» - -«Je ne vis rien, mais ni le mouton ni lui ne voulaient avancer. Sans -doute ces fantômes étaient nés de ses rêveries, à la suite de ce -qu'il avait entendu dire à ses parents et à ses compagnons. Depuis -lors, pourtant, je n'aime plus à sortir seule la nuit, ni à rester -seule dans cette sombre maison; et je serai bien heureuse quand, nous -rentrerons à la Grange. - ---Alors ils vont à la Grange? demandai-je. - ---Oui, répondit Madame Dean, dès qu'ils seront mariés, c'est-à-dire -après le nouvel an. - ---Et qui est-ce qui vivra ici? - ---Eh bien, Joseph prendra soin de la maison; et il y aura peut-être un -garçon pour lui tenir compagnie. Il vivra dans la cuisine, et le reste -sera fermé. - ---À l'usage des fantômes qui voudront l'habiter? dis-je. - ---Non, M. Lockwood, dit Nelly en secouant la tête. Je crois que les -morts dorment en paix; mais il n'est pas bon d'en parler avec -légèreté.» - -À ce moment, la grand'porte s'ouvrit: les deux promeneurs revenaient. - ---Eux, ils n'ont peur de rien, murmurai-je en les regardant par la -fenêtre. «Ensemble, ils braveraient Satan et ses légions.» Je me -sentis une fois de plus irrésistiblement poussé à les éviter, et -laissant un petit souvenir dans la main de Madame Dean, je quittai la -maison. - -Sur mon chemin, je fis un petit détour du côté du cimetière. Après -avoir cherché quelque temps, je découvris les trois pierres debout à -l'entrée de la lande; celle du milieu grise et à demi cachée sous la -bruyère, celle d'Edgar Linton légèrement recouverte de gazon et de -mousse, celle d'Heathcliff encore presque nue. - -J'errais autour d'elles, sous ce beau ciel, j'observai les vers se -glissant dans l'herbe, j'écoutai la douce brise qui agitait les -feuilles, et je me demandai comment quelqu'un pouvait imaginer un -sommeil inquiet à ceux qui dormaient sous cette terre si tranquille. - - - - -FIN - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT *** - -***** This file should be named 63193-0.txt or 63193-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/1/9/63193/ - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale -de France.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. 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Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/63193-0.zip b/old/63193-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 5084ae3..0000000 --- a/old/63193-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63193-h.zip b/old/63193-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index eb19b48..0000000 --- a/old/63193-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63193-h/63193-h.htm b/old/63193-h/63193-h.htm deleted file mode 100644 index 6e7c501..0000000 --- a/old/63193-h/63193-h.htm +++ /dev/null @@ -1,13013 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Un amant, by Emily Brontë. - </title> - <style type="text/css"> - -body { - margin-left: 10%; - margin-right: 10%; -} - - h1,h2,h3,h4,h5,h6 { - text-align: center; /* all headings centered */ - clear: both; -} - -p { - margin-top: .51em; - text-align: justify; - margin-bottom: .49em; -} - -.p2 {margin-top: 2em;} -.p4 {margin-top: 4em;} -.p6 {margin-top: 6em;} - -hr { - width: 33%; - margin-top: 2em; - margin-bottom: 2em; - margin-left: auto; - margin-right: auto; - clear: both; -} - -hr.tb {width: 45%;} -hr.chap {width: 65%} -hr.full {width: 95%;} - -hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} -hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;} - -ul.index { list-style-type: none; } -li.ifrst { margin-top: 1em; } -li.indx { margin-top: .5em; } -li.isub1 {text-indent: 1em;} -li.isub2 {text-indent: 2em;} -li.isub3 {text-indent: 3em;} - -table { - margin-left: auto; - margin-right: auto; -} - - .tdl {text-align: left;} - .tdr {text-align: right;} - .tdc {text-align: center;} - -.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ - /* visibility: hidden; */ - position: absolute; - left: 92%; - font-size: smaller; - text-align: right; -} /* page numbers */ - -.linenum { - position: absolute; - top: auto; - right: 10%; -} /* poetry number */ - -.blockquot { - margin-left: 5%; - margin-right: 10%; -} - -.sidenote { - width: 10%; - padding-bottom: .5em; - padding-top: .5em; - padding-left: .5em; - padding-right: .5em; - margin-left: .5em; - float: left; - clear: left; - margin-top: .5em; - font-size: smaller; - color: black; - background: #eeeeee; - border: dashed 1px; -} - -.bb {border-bottom: solid 2px;} - -.bl {border-left: solid 2px;} - -.bt {border-top: solid 2px;} - -.br {border-right: solid 2px;} - -.bbox {border: solid 2px;} - -.center {text-align: center;} - -.right {text-align: right;} - -.smcap {font-variant: small-caps;} - -.u {text-decoration: underline;} - -.gesperrt -{ - letter-spacing: 0.2em; - margin-right: -0.2em; -} - -em.gesperrt -{ - font-style: normal; -} - -.caption {font-weight: bold;} - -/* Images */ -.figcenter { - margin: auto; - text-align: center; -} - -.figleft { - float: left; - clear: left; - margin-left: 0; - margin-bottom: 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 1em; - padding: 0; - text-align: center; -} - -.figright { - float: right; - clear: right; - margin-left: 1em; - margin-bottom: - 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 0; - padding: 0; - text-align: center; -} - -/* Notes */ -.footnotes {border: dashed 1px;} - -.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} - -.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} - -.fnanchor { - vertical-align: super; - font-size: .8em; - text-decoration: - none; -} - -.actor {font-size: 0.8em; - text-align: center;} - -/* Poetry */ -.poem { - margin-left:10%; - margin-right:10%; - text-align: left; -} - -.poem br {display: none;} - -.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} - -/* Transcriber's notes */ -.transnote {background-color: #E6E6FA; - color: black; - font-size:smaller; - padding:0.5em; - margin-bottom:5em; - font-family:sans-serif, serif; } - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Un amant - -Author: Emily Brontë - -Translator: Teodor de Wyzewa - -Release Date: September 13, 2020 [EBook #63193] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale -de France.) - - - - - - -</pre> - - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<img src="images/amant_cover.jpg" width="500" alt="" /> -</div> - - -<h3>ÉMILY BRONTË</h3> - - -<h2>UN AMANT</h2> - - -<h4>TRADUCTION FRANÇAISE</h4> - -<h5>PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION</h5> - -<h4>Par T. DE WYZEWA</h4> - - -<h4>PARIS</h4> - -<h5>LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER</h5> - -<h4>PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS</h4> - -<h5>38, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33</h5> - -<h5>1892</h5> - -<hr class="r5" /> - -<h4>TABLE DE MATIÈRES</h4> -<p><a href="#PROLOGUE">PROLOGUE</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a><br /> -<a href="#PREMIERE_PARTIE">PREMIÈRE PARTIE</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_PREMIER_I">CHAPITRE PREMIER</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_II_I">CHAPITRE II</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_III_I">CHAPITRE III</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_XIII">CHAPITRE XIII</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_XIV">CHAPITRE XIV</a><br /> -<a href="#DEUXIEME_PARTIE">DEUXIÈME PARTIE</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_PREMIER_II">CHAPITRE PREMIER</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_II_II">CHAPITRE II</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_III_II">CHAPITRE III</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_IV_II">CHAPITRE IV</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_V_II">CHAPITRE V</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_VI_II">CHAPITRE VI</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_VII_II">CHAPITRE VII</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_VIII_II">CHAPITRE VIII</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_IX_II">CHAPITRE IX</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_X_II">CHAPITRE X</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_XI_II">CHAPITRE XI</a><br /> -<a href="#CHAPITRE_XII_II">CHAPITRE XII</a><br /> -<a href="#EPILOGUE">ÉPILOGUE</a></p> - -<hr class="r5" /> - -<p><br /></p> - -<p>Le roman d'Émily Brontë porte en anglais le titre de <i>Wuthering -Heights</i>: c'est le nom d'une ferme où se passe l'action principale. Ce -nom signifie littéralement la <i>Colline battue du vent.</i> On aurait pu -trouver, pour le traduire en beau français, vingt expressions -ingénieuses; mais aucune traduction n'aurait rendu l'effet de grandeur -tragique du titre anglais. Le titre français que nous avons choisi aura -du moins le mérite d'être simple et sans prétention. Nous n'avons -fait aucun autre changement au livre d'Émily Brontë; à peine si nous -nous sommes permis de couper, dans les premiers chapitres, quelques -passages épisodiques qui embarrassaient le récit.</p> - -<p style="margin-left: 60%;">(<i>Note des traducteurs</i>).</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4>ÉMILY BRONTË</h4> - - -<p>C'est M. Émile Montégut qui, en même temps qu'il révélait au public -français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité -en France le nom d'Emily Brontë, la sœur cadette de l'auteur de <i>Jane -Eyre.</i> Voici comme il parlait d'elle, en 1847, dans un article de la -<i>Revue des Deux-Mondes</i>:</p> - -<p>Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur -tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n'a -pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être -que celui de Charlotte: il était, en tout cas, plus primesautier, plus -naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de <i>génial.</i> Dans -l'ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les -plus remarquables sont celles qu'elle a faites. Toutes ont beaucoup -d'élévation; celles d'Emily seules ont de l'accent.</p> - -<p>Du seul ouvrage en prose d'Emily Brontë, de son roman <i>Wuthering -Heights</i>, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut -disait:</p> - -<p><br /></p> - -<p>D'un bout à l'autre, la terreur domine, et nous assistons à une -succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui -de la houille qui brûle. La sombre imagination d'Emily fait défiler -devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des -personnages et des scènes d'autant plus effroyables que la terreur -qu'ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas -d'apparitions ni d'événements merveilleux, mais de passions féroces -ou d'instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte: -ils ont l'apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais -bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur -vous, vous fascinent et vous troublent. L'effet poétique produit est -d'autant plus grand que l'auteur n'apparaît jamais derrière ses -personnages. Emily raconte sobrement, brièvement; son énergique -fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui -se joue de la peur.</p> - -<p>... J'ai parlé du talent qu'avait Charlotte pour surprendre les -perversités cachées de l'âme; mais enfin les perversités qu'elle -décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous -tous. Emily va beaucoup plus loin: elle devine le secret des passions -criminelles, elle regarde d'un œil avide le jeu des passions coupables. -Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous -défier de ne pas les aimer.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Le seul rappel de ce jugement de M. Montégut suffira, je pense, pour -attirer sur le roman d'Emily Brontë la curiosité des lecteurs -français d'aujourd'hui. Mais il n'en allait pas de même en 1857. Ce -que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce -n'était pas la peinture de «passions féroces et d'instincts -criminels». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop -de talent «pour surprendre les perversités cachées de l'âme», ils -préféraient les romans plus familiers de Mistress Gaskell, dont le nom -risquerait d'être maintenant oublié si elle n'avait, entre deux -récits, publié un excellent ouvrage biographique sur la famille -Brontë. Quant au roman d'Emily, <i>Wuthering Heights</i>, la recommandation -de M. Montégut ne paraît avoir inspiré le désir de le traduire à -aucune des innombrables dames suisses ou polonaises qui, de 1850 à -1870, ont encombré nos librairies de romans <i>adaptés</i> de l'anglais. -Pendant que nos jeunes critiques s'ingéniaient à nous présenter -Shelley, Rossetti, Swinburne, dont il pouvait être à tout le -moins entendu d'avance que le génie nous resterait toujours -incompréhensible, personne ne s'est avisé de reprendre l'étude de ce -livre singulier, qui demeure aujourd'hui, après quarante ans, le -produit le plus excentrique de la littérature anglaise. Notre public a -continué quelque temps à croire que l'auteur de <i>Jane Eyre</i> était la -seule miss Brontë qui méritait d'être connue: après quoi il a -oublié même l'auteur de <i>Jane Eyre</i>, pour essayer de s'intéresser aux -romans de George Eliot. Les réputations étrangères ont toujours plus -vite fait, en France, de nous fatiguer que de nous séduire.</p> - -<p>En Angleterre le roman d'Emily Brontë est loin d'être aussi -parfaitement inconnu. C'est même un des livres dont il se vend, tous -les ans, le plus grand nombre d'exemplaires et un nombre plus grand -d'année en année. Mais, si chacun l'a lu, personne n'en parle, tout au -moins dans les journaux, les revues, les recueils d'essais, les -histoires de la littérature. Il semblerait que ce soit une gêne pour -la réserve anglaise d'avoir à nommer en public ce livre bizarre ou -s'étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants -grandie jusqu'à un tragique sublime, une passion amoureuse toute -frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité.</p> - -<p>Dans un pays où le roman est considéré de plus en plus comme un genre -de dames et de demoiselles, on évite d'insister sur un roman aussi peu -fait pour l'édification morale ou l'inoffensive récréation des -familles: sans compter que <i>Wuthering Heights</i> est l'œuvre d'une jeune -fille qui, n'ayant jamais rien su de la vie, a inventé de toutes -pièces le sujet et les caractères, et qui a ainsi laissé l'exemple -d'une imagination en vérité très originale, mais nullement telle que -des parents anglais en peuvent souhaiter chez leurs filles.</p> - -<p>De temps à autre seulement, certains écrivains d'une hardiesse -éprouvée osent proclamer leur admiration pour le génie d'Emily -Brontë. C'est ainsi que, en 1877, dans un de ces essais où la noblesse -de l'intention et l'abondance des métaphores suppléent de leur mieux -à l'absence de tous arguments critiques, M. Swinburne a eu le courage -d'affirmer la supériorité de <i>Wuthering Heights</i> sur les plus fameux -romans de George Eliot, alors au comble de sa faveur près du public -anglais. Bien avant lui, d'ailleurs, et dès 1848, c'est-à-dire -l'année même de la mort d'Emily Brontë, un poète d'une vigueur de -raison et d'une délicatesse de sentiment tout à fait remarquables, -Sidney Dobell, avait rendu hommage, dans la revue <i>le Palladium</i>, au -génie du romancier nouveau, qui n'était connu encore que sous son -pseudonyme d'Ellis Bell. Il y a quelques années enfin, en 1883, miss -Mary Robinson a consacré à Emily Brontë un volume de la collection -des <i>Eminent Women</i>, un volume plein de détails curieux, que vient -relever tout le long des pages un souffle très particulier d'admiration -cordiale et discrète. Mais ce sont là des exceptions. Le nom d'Emily -Brontë continue à être, en Angleterre, de ceux qu'on n'aime pas à -citer, comme le nom de ce Thomas de Quincey à qui ses compatriotes ne -pardonneront jamais, non point, certes, ses habitudes d'ivrognerie, -d'ailleurs très problématiques, mais ce qu'il y a eu au fond de son -mobile esprit de fuyant et d'un peu ténébreux.</p> - -<p><i>Wuthering Heights</i> date de 1848, il y a plus de quarante ans; mais -Emily était si peu au courant des habitudes littéraires de son temps, -qu'elle n'y a mis aucun de ces artifices romanesques alors à la mode et -qui aujourd'hui nous rendent si malaisée la lecture des romans de -Charlotte, la sœur aînée. Ce qui a pu paraître aux contemporains -gaucherie et inexpérience, la simplicité du sujet, l'absence -d'intrigues, le petit nombre des personnages, la constante répétition -de scènes pareilles dans des cadres pareils, j'imagine que c'est cela -même qui a sauvé de la poussière du temps et nous a gardé si vivante -cette œuvre, seule dans son genre, qui tient à la fois de la chronique -villageoise et de la plus sombre tragédie lyrique.</p> - -<p>Mais de juger dans son ensemble le roman d'Emily Brontë, M. Montégut -s'en est chargé, dans l'article que j'ai cité plus haut, et il l'a -fait mieux infiniment qu'il ne me serait possible de le faire. Il a -donné aussi, dans le même article, une courte analyse du sujet de -<i>Wuthering Heights</i>: encore n'est-il point d'analyse qui puisse faire -concevoir une juste idée d'un roman où l'intérêt est tout moral et -consiste dans la minutieuse peinture des mille nuances d'une très -étrange passion. Mais il m'a semblé que ce serait encore une façon -d'apprécier et de juger ce roman que de montrer l'âme attirante et -mystérieuse dont il est le produit. Dans un temps où il suffit à -Mademoiselle Marie Bashkirtseff de laisser voir à outrance le détail -de ses excentricités pour devenir quelque chose comme la Vierge d'une -religion nouvelle, j'ai pensé que la native et bien involontaire -singularité de l'auteur de <i>Wuthering Heights</i> pourrait valoir quelque -sympathie à cette pâle jeune fille, la plus chère pour moi entre -toutes celles dont on aperçoit l'image dans les livres. Aussi bien le -livre excellent de miss Mary Robinson m'offre-t-il de la manière la -plus parfaite tous les traits de cette image: il n'y a pas un fait -important de la vie d'Emily qui ne s'y trouve rapporté, à la place et -sous le jour qui conviennent.</p> - -<p class="center"> *<br /> -* *</p> - -<p>Emily Brontë est née en 1818, à Thornton, mais elle avait à peine -deux ans lorsque ses parents s'établirent à Haworth, dans le -Yorkshire, où l'on peut bien dire que s'est passé tout ce qu'elle a -vécu de sa vie.</p> - -<p>Son père, le Révérend Patrick Brontë, B. A. (de son vrai nom -Prunty), était né en Irlande de parents irlandais: par lui s'est -transmis à Emily et à son frère Branwell ce pur sang celtique qui -les fait voir si différents des natures anglo-saxonnes dans chacun des -traits de leur esprit et de leur caractère. C'était au surplus un -niais et un assez pauvre sire que le Révérend Patrick Brontë: -incapable d'affection et pour ses parents, dont il n'a jamais daigné -s'enquérir dès qu'il eut quitté l'Irlande, et pour sa femme, qu'il a -traitée avec une froideur et une dureté constantes, et pour ses -enfants, dont il se prenait seulement de temps à autre à soupçonner -l'existence. Après s'être frayé de son mieux un petit chemin, il -s'était reposé dans un égoïsme plein de fatuité; il jugeait les -choses de très haut, ne tolérant pas d'être contredit, et vivait -isolé parmi les siens, tout occupé à la lecture et à la discussion -des journaux politiques, à la préparation de ses sermons et à la -composition de fâcheux poèmes, dont le plus notable est une <i>Épitre -Révérend J. B., qui voyageait pour sa santé.</i></p> - -<p>Sa femme, Maria Branwell, était la fille d'un petit marchand de -Penzance, dans les Cornouailles, et la nièce d'un collègue et ami de -Patrick Brontë, peut-être ce même J. B., qui voyageait pour sa -santé. Elle s'était mariée à vingt-deux ans, en 1812; en 1820, elle -est morte, laissant un fils, Branwell Brontë, et cinq filles, Maria, -Élisabeth, Charlotte, Emily et Anne. Une personne douce, résignée, -au demeurant insignifiante, telle semble avoir été la mère d'Emily: -sa fille a hérité d'elle le germe de la maladie qui l'a tuée, -peut-être aussi cette tendresse rêveuse et pleine de mélancolie dont -la face s'aperçoit dans ses poèmes et quelques passages de son roman.</p> - -<p>J'ai eu l'occasion, il y a deux ans, de visiter ce village d'Haworth où -a vécu depuis 1820 la famille Brontë. C'était un jour de septembre, -et la vieille cathédrale d'York m'était apparue le matin toute -rajeunie sous un clair soleil. Mais lorsque le train qui m'amenait -s'arrêta dans la gare de Haworth, je cherchai vainement le soleil parmi -les gros nuages que le vent remplaçait à tout instant l'un par -l'autre. Ce vent, un sombre vent froid et sonore, c'est le souvenir le -plus vif que j'ai conservé de Haworth; c'est le même vent qui souffle -en permanence sur les <i>Wuthering Heights</i>, les collines orageuses où -habitent les héros du roman d'Emily; c'est le même qui souffle dans -les âmes de ces héros, secouant comme des nuages les terribles -passions de leurs cœurs. J'eus le sentiment aussi que le soleil ne -devait jamais éclairer d'une bien franche lumière ce village désolé, -qui s'allongeait au flanc d'une colline sauvage, et je crus deviner -pourquoi les scènes de tranquille bonheur brillaient elles-mêmes d'un -jour si malingre dans les romans qu'Emily et ses deux sœurs avaient -conçus là. Je montai l'unique rue jusqu'au sommet de la colline où -s'élève, entourée de bruyères, la maison du révérend pasteur. Là -s'est faite l'éducation d'Emily, là s'est formée son âme. Et il est -naturel qu'elle ait aimé profondément ce lugubre paysage, car c'est -lui, à coup sûr, qui a le plus contribué à créer l'énergique, -silencieuse et passionnée personne qu'elle a été.</p> - -<p>Lorsque la petite Emily vint avec ses parents habiter le presbytère de -Haworth, sa mère commençait déjà à souffrir du mal dont elle devait -mourir. Les six enfants ne la voyaient presque jamais. Ils ne voyaient -que de loin en loin leur digne père, qui, ayant la digestion difficile, -avait imaginé de se faire servir ses repas dans sa chambre. De temps à -autre seulement il daignait venir prendre le thé dans le salon avec ses -enfants; encore était-ce pour se faire lire par une de ses filles les -articles des journaux et pour s'entretenir des menus événements de la -politique courante. Ni livres d'histoires à images, ni poupées, ni -jeux d'aucune sorte, Emily et ses sœurs ne connurent rien de pareil. -À quinze ans, Emily ne savait aucun jeu, et un jour que des enfants du -village étaient venus au presbytère, on vit les grandes filles du -pasteur leur demander avec curiosité comment on devait s'y prendre pour -jouer.</p> - -<p>Les six enfants, d'ailleurs, vivaient ensemble et ne se quittaient pas. -L'aînée des filles, Marie, s'était peu à peu habituée à les -conduire: «Elle était bonne comme une mère, rapporte une vieille -femme de Haworth, qui a veillé Madame Brontë dans sa maladie. Mais -jamais aussi il n'y a eu d'aussi parfaits enfants. Je les croyais -bêtes, tant ils différaient de tout ce que j'avais vu. M. Brontë leur -avait interdit de manger de la viande, par le motif que lui-même, dans -son enfance, n'avait été nourri que de pommes de terre; et ils ne -mangeaient que des pommes de terre, mais jamais je ne les ai vus -désirer autre chose. Ils étaient tranquilles et bons; Emily était la -plus jolie.»</p> - -<p>Cette existence dura encore un an après la mort de la mère. Les -enfants continuaient à dormir tous dans la même chambre, à se nourrir -de pommes de terre, et à avoir pour distraction principale la lecture -des journaux. En 1822, la sœur de leur mère, miss Branwell, vint -prendre la direction du ménage; sa venue, d'ailleurs, ne modifia guère -la manière de vivre des enfants, d'Emily surtout, que miss Branwell ne -put jamais se résoudre à aimer.</p> - -<p>Jamais enfants ne furent à ce point privés de tous les avantages de -l'enfance; jamais il n'y eut d'enfants qui eussent été si peu enfants. -À cinq ans, Emily, à qui son père demandait, par manière d'exercice -intellectuel, comment il convenait de traiter Branwell s'il était trop -bruyant, répondit qu'il fallait «d'abord raisonner avec lui, puis, au -cas où il refuserait d'entendre, le fouetter». À six ans, elle -écrivait des contes fantastiques, pleins déjà d'imaginations sombres.</p> - -<p>Et les journées se passaient, monotones, muettes, lugubres. Les petites -filles se levaient à cinq heures, balayaient, surveillaient le -déjeuner, prenaient une leçon d'anglais avec leur père et une leçon -de couture avec leur tante; le reste du temps, c'était la promenade sur -la bruyère, la lente promenade toujours recommencée. Les six enfants -marchaient côte à côte, tantôt commentant les dernières nouvelles -des affaires d'Orient, tantôt se racontant à tour de rôle de -terribles histoires, sous le vent qui soufflait.</p> - -<p>En septembre 1824, Emily et Charlotte furent mises en pension à -Cowan-Bridge, dans une école où étaient déjà leurs deux sœurs -aînées. C'était une de ces écoles-géhennes comme on peut en voir -dans les romans de Dickens, à moins que l'on ne prenne la peine -d'explorer soi-même les petites villes de France ou d'Angleterre, car -on s'aperçoit alors que Dickens n'a rien exagéré, que la civilisation -n'a rien changé, et qu'il reste encore de par le monde une foule de ces -bagnes où l'on affame, torture et abrutit, sans aucun motif -compréhensible, les petites filles et les petits garçons. L'école de -Cowan-Bridge avait été fondée avec grand tapage dans le but -d'instruire et de former aux belles manières les filles des clergymen -de l'Église établie. Les petites Brontë ne cessèrent pas d'y -souffrir de la faim, du froid, des courants d'air; le personnel de la -maison ne se relâcha d'oublier leur existence que pour les battre et -les tourmenter. Elles ne se plaignaient pas, faute d'avoir à qui se -plaindre; mais les deux aînées, Marie et Élisabeth, furent prises -coup sur coup d'une fièvre de consomption et moururent. Puis une -épidémie de fièvre typhoïde se répandit dans la pension. Les -élèves mouraient dans les dortoirs ou bien fuyaient l'école, -emmenées en hâte par leurs parents. Seules, Charlotte et Emily -Brontë restaient là, et si elles n'apprenaient pas grand chose de ce -que doivent connaître les filles des clergymen de l'Église établie, -elles apprenaient du moins à considérer la vie comme une façon de -sombre pensionnat, où le seul devoir des élèves était de souffrir en -silence, avec quelque chose qu'on appelait la mort pour seule -récréation. Un jour vint enfin où la direction de Cowan-Bridge -comprit elle-même la nécessité de congédier ces deux sœurs qui -maigrissaient, dépérissaient et allaient mourir comme leurs aînées. -M. Brontë, malgré tout l'ennui qu'il dut avoir de ce dérangement, se -décida enfin à aller chercher ses filles. Peut être est-ce pour se -distraire des soucis de ce voyage qu'il composa, avec toute sorte de -citations de saint Paul, une épître en vers <i>à jeune clergyman -nouvellement ordonné.</i></p> - -<p>Il ramena les deux petites à Haworth, où ce furent alors pour Emily -d'heureuses années, toutes employées aux travaux du ménage, aux -leçons, aux promenades sur la bruyère en compagnie de Branwell, le -frère chéri. Tous ceux qui avaient occasion de venir au presbytère, -les servantes, les amies de Charlotte, les paysans de Haworth, tout le -monde jugeait Emily supérieure en toute façon au reste de la famille, -plus intelligente, meilleure, plus belle aussi, avec sa grande taille -mince, ses épais cheveux noirs, ses yeux d'un vert sombre, son teint -pâle, et cette large bouche aux lèvres rouges et saillantes qu'animait -souvent un étrange sourire. C'était elle qui soignait les malades, -elle qui portait les secours aux pauvres, elle qui prenait dans ses bras -les enfants du village et qui habillait leurs poupées. Mais à mesure -qu'elle avançait en âge, chacun était plus frappé de la voir -toujours rester silencieuse, comme s'il lui eût été impossible -d'exprimer en paroles la profonde gaieté juvénile qui se reflétait -dans ses yeux. Elle se taisait, répondant à peine d'un signe de tête -aux questions des siens, s'enfuyant dès qu'un étranger approchait de -la maison. Jamais elle ne prenait part, comme ses sœurs, aux leçons du -dimanche, jamais elle ne parlait aux gens du pays.</p> - -<p>Cette attitude finit par inquiéter la famille Brontë. On imagina, pour -y remédier, d'envoyer de nouveau la jeune fille dans une pension. La -pension, cette fois, était accueillante et gaie; Emily s'y trouvait -avec sa sœur Charlotte et sous la direction d'une amie de celle-ci. -Mais à peine y était-elle qu'elle se mit à dépérir, toujours -muette, résignée, appliquée à ses devoirs: elle y serait morte, si -Charlotte ne l'avait ramenée à Haworth. Un an après, nouvel exil. -Emily prit une place d'institutrice à Halifax: elle y passa un hiver, -puis s'en revint à ses bruyères, incapable décidément de jamais -trouver de l'emploi en dehors de la maison paternelle.</p> - -<p>De 1837 à 1842, Emily resta seule à Haworth, avec son père et sa -tante. Elle s'occupait du ménage, soignait la vieille servante Tabby, -qui s'était cassé la jambe, surveillait l'éducation de ses chiens, de -ses chats et de ses poules, et, aux heures de liberté, courait parmi -les bruyères, sous le vent qui soufflait. Pendant les vacances, la -famille se réunissait, et la joyeuse vie d'autrefois recommençait. -Personne autant qu'Emily ne paraissait s'y plaire.</p> - -<p>Il y avait aussi, dans ces années, un desservant (<i>curate</i>) qui -venait souvent dans la maison des Brontë et qui semble avoir fait sur -Emily une impression assez vive. C'était un beau jeune homme plein de -galanterie, et miss Ellen Nussey, l'amie des demoiselles Brontë, a -raconté à miss Mary Robinson que sa présence au presbytère mettait -dans les yeux d'Emily un éclat inaccoutumé.</p> - -<p class="center"> *<br /> -* *</p> - -<p>Le bonheur d'Emily devait être de peu de durée. En 1842, sur les -instances de Charlotte, la pauvre fille se laissa mener à Bruxelles, -où un maître de pension s'offrait à compléter son éducation, et -notamment à lui apprendre le français. La compagnie de sa sœur -n'empêcha pas ce séjour en Belgique d'être pour Emily un affreux -exil. Comme partout et toujours, c'est elle qui là-bas parut la mieux -douée, la plus intéressante et la plus belle des deux sœurs. «Sa -faculté d'imagination était si vive, elle avait un tel art pour se -représenter les scènes et les caractères, et son raisonnement était, -en outre, si serré, que je la croyais destinée à l'avenir le plus -haut.» C'est en ces termes que parlait d'elle, plus tard, le maître de -pension bruxellois. Mais il se plaignait en même temps de cette nature -sombre, concentrée, inabordable, qu'il lui avait vue tout le temps -qu'il l'avait connue. Des dames anglaises qui habitaient aux environs de -Bruxelles se trouvèrent forcées à rompre toutes relations avec les -demoiselles Brontë, qu'elles avaient d'abord invitées chez elles: -Emily ne leur disait pas un mot; elle restait des heures dans leur -salon, immobile et les yeux baissés. Elle étudiait consciencieusement -le français, le dessin, la musique; elle étonnait ses maîtres par la -sûreté et la rapidité de ses progrès; mais sa tristesse de jour en -jour s'aggravait. Elle n'avait d'autre consolation que d'écrire des -vers, à l'insu de tous, et de lire Hoffmann, dont les noires inventions -concordaient avec les rêves tragiques qu'elle portait en elle.</p> - -<p>À l'hiver de 1843, miss Branwell, la tante, mourut, et Emily revint -s'installer à Haworth, auprès de son père. Rien au monde, désormais, -ne devait plus l'amener à quitter ses bruyères; mais il ne semble pas -qu'elle y ait rapporté la joie intérieure qui l'avait remplie avant -son exil. Elle n'avait plus aux durs travaux de la maison l'entrain de -naguère. Des images, sans doute des projets de romans et de poèmes, se -pressaient dans son cerveau: et peut-être s'affligeait-elle aussi de ce -tempérament insociable qui l'empêchait, comme ses sœurs, de subvenir -aux besoins de la famille; peut-être avait-elle un pressentiment des -angoisses qui l'attendaient.</p> - -<p>Ces angoisses devaient commencer dès l'année suivante. Le frère -bien-aimé, Branwell Brontë, après s'être fait chasser de vingt -emplois pour son ivrognerie et sa négligence, avait enfin obtenu une -place de précepteur dans une famille où sa sœur Anne était -institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève; la chose avait -été découverte, et le jeune homme s'était enfui à Haworth, fou -d'amour, désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait -de cette femme passionnément désirée. Et, de retour chez son père, -il n'eut d'autre soulagement que de s'enivrer sans relâche, joignant -l'ivresse de l'opium à celle de l'eau-de-vie. Ses sœurs Charlotte et -Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent de lui -avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu'elle -le voyait plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle -resta seule debout dans la maison jusqu'au milieu de la nuit, parfois -jusqu'au matin, pour attendre le retour de son frère, qui s'attardait -dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens dormaient: elle -veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore, -sans doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le -bruit des pas du malheureux, elle allait à sa rencontre, le conduisait -à sa chambre, subissait sans impatience ses injures et ses -imprécations. Nul doute qu'elle ait copié d'après l'abrutissement de -Branwell l'abrutissement d'Earnshaw, un des plus singuliers personnages -de son roman; mais nul doute aussi, comme l'ajustement observé miss -Robinson, que les confidences de ce fou éperdu d'amoureuse passion lui -aient servi à concevoir les éclats sauvages de l'amour d'Heathcliff.</p> - -<p>C'est dans ces mornes nuits d'attente solitaire qu'elle écrivit -quelques-uns de ses plus beaux poèmes. L'habitude d'écrire des vers en -cachette, elle l'avait prise depuis longtemps: et lorsque jadis son -frère et Charlotte l'encombraient de détails sur l'envoi qu'ils -avaient fait de leurs médiocres vers aux célébrités du jour et sur -les réponses qu'ils en avaient reçues, personne ne se doutait qu'elle -aussi avait des vers qu'elle aurait pu montrer, de véritables vers, -débordant d'une étonnante frénésie lyrique.</p> - -<p>C'est Charlotte qui, par hasard, dans l'automne de 1845, découvrit le -cahier des poèmes de sa sœur. Celle-ci fut d'abord très fâchée de -cette indiscrétion: on la força pourtant à laisser joindre ses vers -à ceux de ses deux sœurs dans un recueil qu'on voulait publier. Le -recueil parut. Charlotte ne manqua pas de l'envoyer à tous ceux qui, -dans les trois royaumes, pouvaient rendre compte d'un livre. Mais -personne, ou à peu près, ne rendit compte de ce livre-là; seuls, deux -ou trois petits journalistes signalèrent des vers d'un certain Ellis -Bell (c'était le pseudonyme d'Emily) comme se distinguant des vers qui -les entouraient par un accent assez nouveau.</p> - -<p>Il n'y a en effet aucun rapport entre les vers d'Ellis Bell et ceux de -ses deux sœurs. La facture y est souvent un peu embarrassée, mais les -sentiments sont d'une originalité si profonde que je ne connais pas de -poèmes anglais ayant une saveur aussi absolument personnelle. Un seul -sujet, à dire vrai: le désir de mourir; mais, à l'appui de ce sujet, -une façon de philosophie panthéiste et pessimiste, des images d'une -noblesse superbe et le plus étrange accent de morne tristesse -découragée que l'on puisse imaginer.</p> - -<p>Voici, par exemple, un petit poème que je voudrais qu'on lise dans le -texte anglais:</p> - -<p><br /></p> - -<p>Les richesses, je les tiens en maigre estime; et l'amour je me ris de le -dédaigner; et le désir de la renommée n'a été qu'un rêve qui s'est -évanoui avec le matin.</p> - -<p>Et si je prie, la seule prière qui agite mes lèvres, pour moi-même, -est: «Laissez-moi ce cœur que je porte à présent, et rendez-moi la -liberté.»</p> - -<p>Oui, à mesure que mes jours s'écoulent, c'est là tout ce que je -demande; dans la vie et dans la mort, une âme libre de chaînes, avec -du courage pour supporter.</p> - -<p><br /></p> - -<p>L'insuccès du recueil de poèmes, loin de décourager Charlotte, lui -donna la résolution de s'imposer de suite à l'attention du public par -un livre d'une lecture plus facile. Elle conçut le plan d'un roman, ce -médiocre <i>Professeur</i>, qu'elle devait plus tard refondre dans son -<i>Villette.</i> Et comme elle s'était promis de traîner avec elle ses deux -sœurs à la fortune et à la gloire, elle leur enjoignit de se mettre -elles aussi, chacune à un roman. Anne écrivit l'ennuyeuse histoire -d'<i>Agnes Grey</i>; Emily écrivit <i>Wuthering Heights.</i></p> - -<p>Elle l'écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à -attendre le retour de son frère, pendant que le bruit monotone du vent -rendait plus lugubre encore le lugubre silence de la maison endormie. Le -jour, courant sur la bruyère, elle méditait le plan, combinait les -épisodes. À l'influence de son tempérament se joignaient les -souvenirs de Maturin et d'Hoffmann, ceux aussi des sombres histoires de -famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant à -demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre -intéressant. La figure d'Heathcliff se dressait devant elle: et -j'imagine que quelque chose dans sa chair et ses nerfs lui faisait -trouver plaisir à concevoir ce singulier amant, contenu et passionné, -féroce et humble, le seul amant qu'il aurait fallu à une âme comme la -sienne. Le soir, elle écrivait ce qu'elle avait imaginé dans le jour. -Elle essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine, -aux menus détails de la vie des Linton; mais tout à coup elle -entendait au dehors des bruits de pas, des jurons, des appels: et avant -que son frère ne fût installé dans son lit, elle assistait à de -terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris de -folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords. -Lorsqu'elle voulait ensuite se remettre à l'histoire de Catherine, -c'est Heathcliff qui s'imposait à elle, avec son âme toute pleine des -sauvages passions dont elle venait de percevoir l'écho dans les -discours avinés de Branwell.</p> - -<p>Il faut ajouter qu'elle écrivit <i>Wuthering Heights</i> au milieu des -embarras les plus affreux. L'argent manquait de plus en plus, le père -perdait la vue. Anne, la sœur cadette, dépérissait, atteinte -mortellement, et chaque jour l'indigne Branwell cessait davantage de -ressembler à un être humain.</p> - -<p>Quand le livre fut fini, Charlotte l'envoya avec les deux autres chez un -éditeur. Mais personne ne daigna remarquer le romancier nouveau. Emily -ne lut jamais un compte-rendu de son roman. Elle n'eut pour l'en -complimenter que ses sœurs, qui paraissent avoir été au premier abord -plutôt scandalisées que séduites, et son frère Branwell, qui imagina -de se vanter au cabaret d'être lui-même le véritable auteur de -<i>Wuthering Heights</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Et tandis que Charlotte et Anne s'étaient remises déjà à d'autres -ouvrages, Emily, quand elle eut achevé son roman, renonça pour -toujours à la littérature. Elle s'attacha toute, plus activement que -par le passé, aux soins du ménage. Elle soigna son père, elle adoucit -l'agonie de son frère, qui mourut debout entre ses bras. À l'automne -de 1848, elle fut prise elle-même d'une vilaine toux; mais elle refusa -d'y faire attention, ou de consulter un médecin. «Rien ne sert de la -questionner, écrivait Charlotte; elle ne répond pas un mot. Et il est -encore plus inutile de lui recommander des remèdes: elle ne veut rien -prendre.»</p> - -<p>Pourtant, et malgré le sincère désir de la mort qu'elle a toujours -laissé voir, Emily se sentait si nécessaire dans la maison qu'elle -s'acharnait à vivre. On ne put obtenir qu'elle renonçât à une seule -de ses occupations ordinaires. «Je n'ai jamais rien vu qui lui -ressemblât, écrivait encore Charlotte. Plus forte qu'un homme, plus -simple qu'un enfant. Le seul point affreux était que, pleine de -sollicitude pour les autres, pour elle-même elle n'avait aucune pitié. -De ses mains tremblantes, de ses jambes affaiblies, de ses pauvres yeux -fatigués, elle exigeait le même service que quand elle était bien -portante. Et c'était un supplice inexprimable d'être là auprès -d'elle, d'assister à tout cela, et de ne rien oser lui dire.»</p> - -<p>Le 15 décembre 1848, Emily, qui la veille encore avait pris froid dans -une promenade sur les bruyères, s'obstina cependant à vouloir se -lever. Elle commença à se peigner, assise près du feu. Le peigne -tomba de ses mains; elle essaya de se baisser pour le ramasser, mais -elle était trop faible, elle ne put. Sa toilette finie, elle descendit -au salon et se mit à un ouvrage de couture. Vers deux heures, elle -était si pâle que ses sœurs la supplièrent d'aller se coucher. Elle -refusa d'un signe de tête, fit un effort pour se lever, s'appuya sur le -sofa. Elle était morte.</p> - -<p class="center"> *<br /> -* *</p> - -<p>Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de -l'église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu'elle a si -passionnément aimée. Son âme aussi, j'imagine, doit avoir obtenu la -permission d'y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était -impossible. Je crois bien même l'y avoir vue, dans la visite que j'ai -faite à la petite église du village: c'était une âme pâle et douce, -tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi; mais -quand je voulus l'approcher, je ne vis plus rien.</p> - -<p>Je me réjouis pourtant de la savoir là, et j'en vins à envier -l'heureux destin qui lui était échu. Elle n'a point connu, comme sa -sœur Charlotte, les fortes émotions de la renommée; mais le désir de -la renommée n'a été pour elle «qu'un rêve léger qui s'est évanoui -avec le matin». Et la voici en revanche qui possède un privilège plus -rare, la fidèle amitié de cœurs pareils au sien. Je n'oublierai pas -de quelle touchante manière son nom me fut révélé pour la première -fois. C'était à Dresde, sur la terrasse de Brühl, un soir d'été, il -va quatre ou cinq ans. L'orchestre du Belvédère jouait des valses dans -le lointain; une odeur tranquille me venait des jardins, par delà le -fleuve; et la jeune Anglaise avec qui je causais voulut bien m'avouer -que, entre tous les romans, celui qu'elle préférait était <i>Wuthering -Heights</i>, d'Emily Brontë. Elle eut pour me faire cet aveu un gracieux -sourire un peu gêné, et baissa la tête, toute rougissante, comme s'il -s'était agi d'une confidence trop hardie. Mais bientôt elle reprit -courage: elle me récita, j'en jurerais, le roman tout entier; elle me -peignit le caractère d'Emily Brontë; elle me dit comment ses amies et -elle s'étaient promis de garder toujours un culte exclusif à cette -noble mémoire. Oui, plus de quarante ans après sa mort, Emily excite -encore dans les âmes des jeunes filles de son pays de pieux -enthousiasmes. Et tandis que sa sœur Charlotte et George Eliot et -Mistress Browning entrent peu à peu dans l'oubli, tous les jours -arrivent de nouvelles guirlandes au tombeau de cette Emily Brontë, qui -«joignait à l'énergie d'un homme la simplicité d'un enfant».</p> - - -<p style="margin-left: 60%;">T. DE WYZEWA.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Il résulterait pourtant d'une lettre de Charlotte, publiée dans -le <i>Macmillan's Magazine</i> de juillet 1891, que Branwell ne connut -jamais rien des romans de ses sœurs, avant ni après leur publication. -Il y aurait peut-être lieu à réviser le procès de ce Branwell, -chez qui je déplore seulement un goût exagéré pour la fréquentation -des commis-voyageurs.</p></div> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4>UN AMANT</h4> - - -<h4><a id="PROLOGUE">PROLOGUE</a></h4> - - -<h4><a id="CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></h4> - - -<p style="margin-left: 60%;">1801</p> - - -<p>Je reviens d'une visite à mon propriétaire, le seul voisin dont -j'aurai à m'occuper ici. Voilà assurément un beau pays! Je ne crois -pas que dans toute l'Angleterre j'eusse pu trouver un endroit aussi -complètement à l'écart de la société! Un parfait paradis de -misanthrope; et M. Heathcliff et moi formons justement la paire qui -convient pour nous partager cette désolation. Un gaillard étonnant! Il -ne se doutait pas combien mon cœur brûlait de sympathie pour lui tout -à l'heure, tandis que je voyais ses yeux noirs se remuer si -soupçonneux sous leurs sourcils, et ses doigts, avec un geste de -résolution jalouse, s'enfoncer plus profondément encore dans son -gilet, à l'annonce de mon nom.</p> - -<p>—M. Heathcliff? dis-je.</p> - -<p>Un signe de tête fut sa seule réponse.</p> - -<p>—M. Lockwood, votre nouveau fermier, monsieur. J'ai pris l'honneur -de vous faire visite le plus tôt possible, après mon arrivée, pour vous -exprimer l'espoir que je ne vous ai pas gêné par ma persévérance à -solliciter le droit d'occuper Thrushcross Grange; j'ai entendu dire, -hier, que vous aviez eu quelque idée...</p> - -<p>—Thrushcross Grange m'appartient, monsieur, dit-il en -m'interrompant; je ne permettrais à personne de me gêner si je pouvais -l'empêcher. Entrez!</p> - -<p>Cet «entrez» fut prononcé les dents fermées, et exprima plutôt le -sentiment d' «allez au diable»; même la porte sur laquelle il -s'appuyait ne manifesta, à ces mots, aucun mouvement sympathique. Et -j'imagine que ces circonstances furent ce qui me détermina à accepter -l'invitation: je me sentais intéressé pour un homme qui me paraissait -plus exagérément réservé encore que moi-même.</p> - -<p>Lorsqu'il vit le poitrail de mon cheval pousser légèrement la -barrière, il sortit sa main pour enlever la chaîne; après quoi il me -précéda le long de la chaussée montante d'un air grognon, marchant -devant moi; et lorsque nous entrâmes dans la cour: «Joseph, cria-t-il, -prenez le cheval de M. Lockwood, et montez du vin!»</p> - -<p>Nous avions évidemment là tout le personnel des domestiques: c'est la -réflexion que me suggéra cet ordre de mon hôte. Rien d'étonnant à -ce que l'herbe pousse entre les pavés et à ce qu'il n'y ait pour -couper les haies que les bêtes du troupeau.</p> - -<p>Joseph était un homme d'un certain âge: non, un vieil homme; très -vieux peut-être, bien que très vert.</p> - -<p>—Que le Seigneur nous aide, grognait-il tout bas, avec un ton de -rogue déplaisir, tandis qu'il me débarrassait de mon cheval; et il me -regardait en même temps dans la figure d'un air si aigre que je -conjecturais charitablement qu'il avait besoin de l'aide de Dieu pour -digérer son diner et que sa pieuse exclamation n'avait aucun rapport -avec ma visite inattendue.</p> - -<p><i>Wuthering Heights</i> est le nom de la demeure de M. Heathcliff: -<i>Wuthering</i> étant un adjectif provincial très significatif pour -décrire le tumulte atmosphérique auquel est exposé cet endroit dans -les temps d'orage. Un vent pur et réconfortant, ils doivent l'avoir -là-haut en toute saison; on peut juger de la puissance du vent du nord -soufflant par dessus la haie, par la pente excessive des quelques sapins -rabougris contigus à la maison et par une rangée d'épines -décharnées qui tendent leurs membres toutes dans un même sens, comme -si elles mendiaient l'aumône du soleil. Heureusement l'architecte a -pris la précaution de bâtir solidement la maison, les étroites -fenêtres sont profondément enfoncées dans le mur, et il y a de -grandes pierres en saillie pour protéger les coins.</p> - -<p>Avant de passer le seuil de la porte, je m'arrêtai pour admirer une -quantité de sculptures grotesques répandues sur le fronton, et -particulièrement à l'entour de la porte principale; au-dessus de cette -porte, parmi un enfer de griffons émiettés et d'impudents petits -monstres, je découvris la date 1500 et le nom «<i>Hareton Earnshaw</i>». -J'aurais volontiers fait quelques commentaires, et demandé au morose -propriétaire une courte histoire du lieu; mais son attitude à la porte -m'a paru réclamer mon entrée hâtive ou mon départ définitif; et je -ne voulais pas aggraver son impatience avant d'avoir examiné -l'intérieur de sa retraite. Une marche nous introduisit dans le salon -de la famille, sans la moindre trace d'antichambre ou de passage -intermédiaire; c'est ce salon qu'ils appellent ici plus spécialement -la maison. Il comprend généralement la cuisine et le parloir; mais je -crois qu'à Wuthering Heights la cuisine a été forcée de se retirer -dans un autre quartier; du moins ai-je distingué très loin à -l'intérieur de la maison une jacasserie de langues et un brouhaha -d'ustensiles culinaires; tandis que je n'ai observé aucun signe -dénotant que l'on rôtisse, que l'on cuise ou que l'on fasse bouillir -dans la large cheminée, non plus que je n'ai vu sur ses murs aucun -reflet de casseroles de cuivre ou de passoires d'étain. En vérité, -une de ses extrémités reflétait brillamment à la fois la lumière et -la chaleur d'une rangée d'immenses plats d'étain, entresemés de -cruches et de pots d'argent faisant comme des tours alignées sur un -vaste pressoir de chêne, tout à fait dans le haut. Au-dessus de la -cheminée étaient accrochés divers vieux fusils préhistoriques et une -paire de pistolets de cheval; de plus, en manière d'ornement, trois -petites corbeilles étaient alignées le long du rebord, peintes en -couleurs très voyantes. Le plancher était d'une pierre tendre et -blanche: les sièges avaient des dos très élevés, ils étaient d'une -forme primitive, et peints en vert: j'en vis un ou deux noirs et massifs -qui reluisaient dans l'ombre. Dans une sorte de voûte sous le dressoir -reposait une énorme chienne d'arrêt rouge foncé, entourée par un -essaim de petits chiens piaillants, et je vis d'autres chiens logeant -dans d'autres recoins.</p> - -<p>L'appartement et ce qui le remplissait n'aurait eu rien d'extraordinaire -s'ils avaient appartenu à un paisible fermier du nord, avec une mine -têtue et des membres robustes avantageusement dessinés par une culotte -courte et des guêtres. Un tel individu, assis dans son fauteuil, sa -cruche d'ale écumant sur la table ronde devant lui, vous pouvez le voir -partout dans un circuit de cinq ou six milles autour de ces collines, -pour peu que vous entriez chez lui tout de suite après dîner. Mais M. -Heathcliff forme un singulier contraste avec sa demeure et sa façon de -vivre. Il a l'aspect d'un gipsy à la peau noire; tandis que son costume -et ses manières sont d'un gentleman, c'est-à-dire autant d'un -gentleman que celles de plus d'un squire de province; un peu négligé -peut-être, mais ne paraissant pas désavantageusement dans sa -négligence, parce qu'il a une figure droite et agréable, et aussi un -peu morose. Il est possible que quelqu'un le soupçonne d'un orgueil -exagéré; mais j'ai en moi une corde sympathique qui me dit que ce -n'est rien de pareil: je sais par instinct que sa réserve vient d'une -aversion pour les expansions démonstratives des sentiments, pour les -manifestations de bienveillance mutuelle. Cet homme doit aimer et haïr -également sous le couvert, et il doit estimer comme une espèce -d'impertinence qu'on lui rende son amour ou sa haine. Mais non, je vais -trop vite; je le revêts trop libéralement de mes propres qualités. Il -se peut que M. Heathcliff ait, pour se tenir à l'écart lorsqu'il -rencontre une soi disant connaissance, des raisons toutes différentes -de celles qui me déterminent moi-même. Je veux espérer que ma -constitution est unique dans son genre; ma chère mère avait coutume de -me dire que je n'arriverais jamais à avoir un intérieur confortable, -et l'été dernier encore, je fis voir que j'étais en effet -parfaitement indigne d'en avoir un.</p> - -<p>Pendant que je jouissais d'un mois de beau temps au bord de la mer, le -hasard me jeta dans la compagnie d'une créature pleine de séductions: -une vraie déesse à mes yeux, aussi longtemps qu'elle ne fit aucune -attention à moi. Je ne lui dis jamais mon amour de vive voix; mais, si -les regards ont un langage, le plus pur idiot aurait pu deviner que -j'étais amoureux par dessus la tête; enfin elle me comprit; elle me -répondit par un regard—le plus doux de tous les regards imaginables. -Et moi, que fis-je? Je l'avoue avec honte; je me renfonçai froidement -en moi-même comme un colimaçon; à chaque regard, je me retirais -davantage, jusqu'à ce qu'enfin la pauvre innocente en vint à douter de -ses sens, et tonte remplie de confusion de son erreur supposée, -persuada à sa mère de partir. Par ce curieux retour de mes -dispositions, j'ai gagné la réputation d'un être délibérément -pervers; réputation combien injuste, moi seul puis l'apprécier.</p> - -<p>Je pris un siège à l'extrémité de la pierre de foyer opposée à -celle vers laquelle mon propriétaire s'était avancé; et je remplis un -intervalle de silence en essayant de caresser la mère chienne, qui -avait quitté sa nursery et qui, comme une louve, se glissait derrière -mes jambes, sa lèvre relevée et ses dents blanches guettant l'occasion -de happer. Ma caresse provoqua un long et guttural grognement.</p> - -<p>—Vous feriez mieux de laisser le chien tranquille, grogna à -l'unisson M. Heathcliff, prévenant d'un coup de pied des démonstrations -plus méchantes. Elle n'est pas accoutumée à être gâtée, ni traitée en -favorite. Puis, marchant à grands pas vers une porte de côté, il cria -de nouveau: Joseph!</p> - -<p>Joseph marmotta indistinctement quelque chose des profondeurs de la -cave, mais ne fit nullement mine de monter: de sorte que son maître -descendit vers lui, me laissant en tête-à-tête avec la chienne mal -élevée et une paire d'affreux chiens de berger velus, qui partageaient -avec elle une surveillance jalouse de tous mes mouvements. N'avant -aucune envie d'entrer en contact avec leurs crocs, je restai -tranquillement assis; mais imaginant qu'ils ne comprendraient pas des -insultes tacites, je me laissai aller, pour mon malheur, à cligner de -l'œil et à faire des grimaces au trio; et il y eut je ne sais quel -aspect de ma physionomie qui irrita la chienne si vivement qu'elle entra -tout d'un coup dans un accès de fureur et sauta sur mes genoux. Je la -jetai par terre et me hâtai d'interposer la table entre nous. Cet -événement mit en émoi l'essaim tout entier; une demi-douzaine de -diables à quatre pattes, d'âges et de dimensions divers, sortirent de -repaires cachés pour envahir le centre où nous étions. Je sentis que -mes talons et les pans de mon manteau avaient particulièrement à -souffrir de l'assaut; et, parant aussi efficacement que je le pouvais -avec le tisonnier les plus grands de mes adversaires, je me vis -contraint à demander à haute voix l'assistance de quelqu'un de la -maison pour rétablir la paix.</p> - -<p>M. Heathcliff et son homme montaient l'escalier de la cave avec un -flegme tout à fait vexant; je ne pense pas que leurs mouvements aient -été d'une seconde plus rapides qu'à l'ordinaire, bien que le foyer -fut littéralement une tempête de bruits et de bagarres. Par bonheur un -habitant de la cuisine mit plus d'empressement: une corpulente dame avec -un bonnet retroussé, les bras nus et les joues enflammées, se -précipita au milieu de nous en brandissant une poêle à frire; elle -fit un tel usage de cette arme et de sa langue que l'orage cessa comme -par magie, et qu'elle seule resta, haletante comme la mer après un -grand vent, lorsque son maître entra en scène.</p> - -<p>—De quoi diable s'agit-il? me demanda-t-il en me regardant d'une -façon que je supportai difficilement après ce traitement peu -hospitalier.</p> - -<p>—De quoi diable il s'agit, en vérité! grognai-je. Le troupeau de -porcs possédés du démon n'aurait pas eu en lui de pires esprits que -ces animaux qui vous appartiennent, monsieur. Vous pourriez aussi bien -laisser un étranger avec une nichée de tigres!</p> - -<p>—Ils ne s'attaqueront pas aux personnes qui ne touchent à rien, -répliqua-t-il, mettant la bouteille devant moi, et rajustant la table -déplacée. Les chiens ont raison d'être vigilants. Vous prenez un -verre de vin?</p> - -<p>—Non, merci.</p> - -<p>—Pas mordu, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Si je l'avais été, j'aurais laissé mon cachet sur le mordeur.</p> - -<p>La figure de M. Heathcliff se détendit comme pour un ricanement.</p> - -<p>—Allons, allons, me dit-il, vous êtes agité, M. Lockwood. Allons, -prenez un peu de vin. Les hôtes sont si rares dans cette maison, que -moi et mes chiens, je l'avoue volontiers, nous savons à peine comment -les recevoir. À votre santé, monsieur!</p> - -<p>Je m'inclinai et retournai la politesse; je commençais à comprendre -qu'il serait fou de rester à faire la moue pour les méfaits d'une -bande d'affreux chiens; sans compter que je sentais la nécessité de ne -pas fournir au gaillard un plus long amusement à mes dépens, depuis -que son humeur prenait cette tournure. Lui,—poussé probablement par -la considération prudente de la folie qu'il y avait à offenser un bon -fermier—se relâcha un peu dans sa façon laconique de supprimer les -pronoms et les verbes auxiliaires, et amena ce qu'il supposait être -pour moi un sujet intéressant: un discours sur les avantages et les -désavantages de ma retraite présente. Je le trouvai très intelligent -sur les sujets que nous abordâmes; et, avant de repartir, je me sentis -assez encouragé pour promettre spontanément une autre visite pour -demain. Il me parut évident que Heathcliff ne désirait guère voir se -répéter mon intrusion chez lui. J'irai cependant. C'est une chose -étonnante comme je me sens sociable, comparé à lui.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></h4> - - -<p>L'après-midi d'hier s'était annoncée brumeuse et froide. J'avais à -moitié envie de la passer au coin de mon feu, au lieu d'errer parmi les -bruyères et la boue pour aller à Wuthering Heights. Pourtant, en -remontant dans ma chambre après mon dîner (N. B. je dîne entre midi -et une heure; la femme de ménage, une respectable matrone, prise avec -la maison comme une de ses dépendances, n'a pas voulu comprendre la -demande que je lui ai faite d'être servi à cinq heures) donc quand -j'avais remonté mon escalier avec cette paresseuse intention et que -j'entrais dans ma chambre, je vis une servante qui s'y tenait -agenouillée, entourée de brosses et de seaux à charbon, et qui -provoquait une fumée infernale en jetant des potées de cendres pour -éteindre la flamme. Ce spectacle me chassa aussitôt; je pris mon -chapeau, et, après une marche de quatre milles, j'arrivai à la porte -du jardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiers -flocons d'une averse de neige.</p> - -<p>Sur ce sommet de la colline tout exposé aux vents, la terre était -durcie par une gelée noire, et il soufflait un air qui faisait -frissonner tous mes membres. Ne pouvant enlever la chaîne, je sautai -par dessus, et, courant tout le long de la chaussée dallée que bordent -des buissons de groseilliers épars çà et là, je me mis à frapper -pour qu'on m'ouvrit. Je frappai si longtemps sans résultat que mes -jointures en furent meurtries et que les chiens hurlèrent.</p> - -<p>—Maudits habitants! m'écriai-je en moi-même, vous méritez par -votre grossière inhospitalité d'être à jamais isolés de toute l'espèce -humaine. Moi du moins, je ne tiendrais pas ma porte barrée pendant le -jour! n'importe, je veux entrer! Ainsi résolu, je saisis le loquet et -le secouai violemment. Joseph, le domestique à la figure vinaigrée, -projeta sa tête par une fenêtre ronde de la grange.</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous voulez? cria-t-il, le maître est là-bas dans -la basse-cour. Faites le tour par le bout du jardin si vous êtes venu pour -lui parler.</p> - -<p>—Est-ce qu'il n'y a personne dans la maison pour ouvrir la porte? -criai-je à mon tour en manière de réponse.</p> - -<p>—Il n'y a personne que madame, et elle ne vous ouvrira pas, quand -même vous continueriez votre tapage jusqu'à la nuit.</p> - -<p>—Pourquoi? Est-ce que vous ne pouvez pas lui dire qui je suis, -hein, Joseph?</p> - -<p>—Non, pas moi! je ne m'en mêle pas! murmura la tête en -s'effaçant.</p> - -<p>La neige commençait à tomber très épaisse. J'avais saisi la poignée -de la porte pour faire une nouvelle tentative, lorsqu'un jeune homme -sans manteau, portant une fourche sur son épaule, apparut dans la cour -derrière moi. Il me héla de le suivre; et après avoir traversé une -lingerie et un espace pavé contenant un hangar à charbon, une pompe et -un perchoir à pigeons, nous arrivâmes enfin dans l'énorme appartement -chaud et gai où j'avais été reçu la première fois. Il brillait -délicieusement, des rayons d'un immense feu composé de charbon, de -tourbe et de bois: et auprès de la table préparée pour un abondant -repas du soir, j'eus le plaisir d'apercevoir la «madame», un -personnage dont jamais auparavant je n'avais encore soupçonné -l'existence. Je saluai et j'attendis, pensant qu'elle m'offrirait de -prendre un siège. Elle, cependant, me regardait, adossée à sa chaise, -et restait muette et sans mouvement.</p> - -<p>—Un dur temps, remarquai-je. J'ai peur, madame Heathcliff, que la -porte ne subisse la conséquence de la façon indolente dont vos domestiques -font leur service: j'ai eu bien du travail pour les amener à -m'entendre.</p> - -<p>Elle continuait à ne pas ouvrir la bouche. Je la fixais, elle me fixait -aussi; en tous cas, elle tenait ses yeux attachés sur moi d'une façon -froide et sans regard, infiniment embarrassante et désagréable.</p> - -<p>—Asseyez-vous, me dit d'un ton bourru le jeune homme, il ne va pas -tarder à rentrer.</p> - -<p>J'obéis; je fis: hem! j'appelai la vilaine Junon qui daigna, à cette -seconde entrevue, agiter l'extrémité de sa queue, pour me faire signe -qu'elle avouait me reconnaître.</p> - -<p>—Une belle bête, repris-je. Avez-vous l'intention de vous séparer -des petits, madame?</p> - -<p>—Ils ne sont pas à moi, dit l'aimable hôtesse, d'un ton moins -engageant encore que celui qu'aurait mis Heathcliff à une telle -réponse.</p> - -<p>—Ah, vos favoris sont parmi ceux-là! continuai-je, me tournant -vers un coussin sombre où je voyais quelque chose comme des chats.</p> - -<p>—Un singulier choix pour des favoris, observa-t-elle avec -dédain.</p> - -<p>Je n'avais pas de chance: c'était un tas de lapins morts. Je -recommençai à faire: hem! et je me rapprochai du foyer, répétant ma -réflexion sur la rudesse de la soirée.</p> - -<p>—Vous n'auriez pas dû sortir, me dit la dame en même temps qu'elle -se levait et prenait sur la cheminée deux des paniers peints.</p> - -<p>Dans la position qu'elle occupait jusque-là, elle avait été à -l'écart de la lumière; maintenant, j'avais une idée distincte de -l'ensemble de sa figure et de sa contenance. Elle était mince et -paraissait à peine avoir cessé d'être une jeune fille: une forme -admirable et le visage le plus exquis que j'aie jamais eu le plaisir de -contempler; des traits petits, très blonde avec des boucles jaunes ou -plutôt dorées flottant librement sur son col délicat, et des yeux -qui, s'ils avaient eu une expression plus avenante, auraient été -irrésistibles; mais par bonheur pour mon cœur aisément inflammable, -le seul sentiment qu'ils exprimaient était quelque chose -d'intermédiaire entre le mépris et une sorte de désespoir qu'il -semblait singulièrement peu naturel de découvrir là. Les paniers -étaient presque impossibles à atteindre pour elle, et je fis un -mouvement pour l'aider; mais elle se tourna vers moi comme ferait un -avare vers quelqu'un qui voudrait l'aider à compter son or.</p> - -<p>—Je n'ai pas besoin de votre aide, me dit-elle d'un ton cassant, -je les prendrai moi-même.</p> - -<p>—Je vous demande pardon, me hâtai-je de répondre.</p> - -<p>—Avez-vous été invité à prendre du thé? me demanda-t-elle, tandis -qu'elle attachait un tablier sur sa jupe noire, d'une propreté -irréprochable, et qu'elle se tenait debout, avec une cuiller pleine de -feuilles de thé appuyée sur le pot.</p> - -<p>—Je serais heureux d'en avoir une tasse, répondis-je.</p> - -<p>—Avez-vous été invité? me répéta-t-elle.</p> - -<p>—Non, dis-je, souriant à demi. Mais vous êtes précisément la -personne qu'il convient pour m'inviter.</p> - -<p>Elle retira sa main avec le thé, la cuiller et tout, et reprit sa place -sur sa chaise avec un air d'humeur; son front se rida, et sa petite -lèvre inférieure toute rouge s'avança comme celle d'un enfant prêt -à pleurer.</p> - -<p>Dans l'intervalle, le jeune homme avait revêtu sa personne d'une veste -décidément très râpée; et se dressant devant l'éclat du feu, il me -regardait toujours du coin de l'œil, absolument comme s'il y avait eu -entre nous quelque mortelle injure restée sans vengeance. Je -commençais à me demander s'il était ou non un domestique; sa manière -de se vêtir et sa manière de parler étaient également rudes, -entièrement dénuées de l'air de supériorité que l'on pouvait -observer chez M. et Madame Heathcliff. Les boucles épaisses et brunes -de ses cheveux étaient raides et incultes, ses moustaches faisaient un -crochet sauvage sur ses joues, et ses mains étaient calleuses et noires -comme celles d'un valet de ferme ordinaire; et pourtant son attitude -était libre, presque hautaine, et il ne montrait rien de l'assiduité -d'un domestique auprès de la dame de la maison. Dans l'absence de tout -indice clair sur sa condition, je pensais que le meilleur était de -m'abstenir de prendre garde à sa curieuse conduite; et cinq minutes -après, l'entrée de Heathcliff me releva en quelque mesure de -l'embarras de ma position.</p> - -<p>—Vous le voyez, monsieur, je suis venu, suivant ma promesse, -m'écriai-je, prenant un ton joyeux; et je crains bien d'être fortement -éprouvé dans une demi-heure, à supposer que vous veuillez me donner -abri jusque-là.</p> - -<p>—Une demi-heure! dit-il, secouant les flocons blancs qui -couvraient ses vêtements; il est bien étonnant que vous choisissiez le plus -épais d'une tempête de neige pour faire vos promenades! Savez-vous que vous -courez le risque de vous perdre dans les marais? Les gens à qui ces -landes sont familières s'égarent souvent eux-mêmes par des soirées -comme celles-ci, et je peux vous certifier qu'il n'y a pas pour le -moment la moindre chance que le temps change.</p> - -<p>—Peut-être puis-je trouver un guide parmi vos garçons: il -resterait à la Grange jusqu'à demain matin, Pouvez-vous m'en procurer un?</p> - -<p>—Non, je ne peux pas.</p> - -<p>—Oh! vraiment! eh bien alors il faudra que je m'en remette à ma -propre sagacité.</p> - -<p>—Hem!</p> - -<p>—Est-ce que vous allez faire le thé? demanda l'homme à la veste -râpée, transportant de moi sur la jeune dame son regard féroce.</p> - -<p>—Est-ce qu'il faut lui en donner? demanda-t-elle, s'adressant à -Heathcliff.</p> - -<p>—Préparez-le, voulez-vous? fut la réponse, prononcée avec tant de -sauvagerie que je tressaillis. Le ton qu'il mit à ces mots révélait -décidément une nature méchante. Je ne me sentais plus du tout porté -à appeler Heathcliff un admirable gaillard. Quand les préparatifs du -thé furent achevés, il m'invita avec un: «et maintenant, monsieur, -approchez votre chaise». Tous, y compris le rustique jeune homme, nous -nous installâmes autour de la table: un austère silence régnait -tandis que nous mangions.</p> - -<p>Je songeais que si j'avais causé le nuage c'était aussi mon devoir de -faire un effort pour le chasser. Ces gens-là ne pouvaient pas rester -toute la journée si sombres et si taciturnes; et il était impossible, -quelque mauvaise que fut leur humeur naturelle, que leur renfrognement -de ce soir-là fut leur contenance de tous les jours.</p> - -<p>—Il est étrange, commençai-je, dans l'intervalle entre le moment -où j'avais avalé une tasse de thé et celui où j'en reçus une seconde, -il est étrange comment la coutume peut façonner nos goûts et nos -idées. Bien des gens ne pourraient pas imaginer le bonheur possible -dans une vie aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M. -Heathcliff; et cependant j'ose dire que, entouré par votre famille, et -avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à -votre cœur...</p> - -<p>—Mon aimable dame! m'interrompit-il avec un ricanement. Et où -est-elle, je vous prie, mon aimable dame?</p> - -<p>—Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire.</p> - -<p>—Ah bien! oh! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la -fonction d'un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights -maintenant que son corps n'y est plus? Est-ce cela?</p> - -<p>Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J'aurais dû voir qu'il y -avait une trop grande disproportion dans l'âge des deux parties pour -qu'il fut vraisemblable de les croire mari et femme. L'un avait près de -quarante ans: une période de vigueur intellectuelle où il est rare que -les hommes se complaisent dans l'illusion de faire des mariages d'amour -avec des jeunes filles: c'est un rêve qui leur est réservé pour les -consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L'autre n'avait pas -l'air d'avoir encore dix-sept ans.</p> - -<p>Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair: ce gaillard -derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et -de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari, -Heathcliff junior, naturellement. «Voilà la conséquence de s'enterrer -vivant: elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu'il y eut au -monde de meilleurs partis. Une vraie pitié: je dois trouver un moyen de -l'amener à regretter son choix!» Cette dernière réflexion pourra -sembler vaniteuse. Elle ne l'était pas: mon voisin me frappait par -quelque chose de presque repoussant; et je savais par expérience que -j'étais pour ma part très tolérablement attrayant.</p> - -<p>—Madame Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff confirmant -ma conjecture. En parlant, il dirigeait sur elle un regard très -particulier: un regard de haine, à moins qu'il n'ait une disposition -anormale des muscles faciaux qui les empêche d'interpréter le langage -de son âme comme ceux des autres hommes.</p> - -<p>—Ah, certainement, je vois maintenant; c'est vous qui êtes -l'heureux possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je, me tournant -vers mon voisin.</p> - -<p>Ce fut pis qu'avant, le jeune homme devint rouge sang, et serra son -poing, avec toutes les apparences de projeter un assaut. Mais il sembla -bientôt revenir à lui et étouffa l'orage dans un brutal juron -murmuré à mon adresse, mais que cependant je pris soin de ne pas -remarquer.</p> - -<p>—Pas de chance dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte; -ni l'un ni l'autre de nous deux n'avons le privilège de posséder votre -bonne fée; son possesseur est mort. Je vous ai dit qu'elle était ma -belle-fille; il faut donc qu'elle ait épousé mon fils.</p> - -<p>—Et ce jeune homme est...</p> - -<p>—Pas mon fils, à coup sûr!</p> - -<p>Heathcliff sourit de nouveau comme si c'était tout de même une trop -forte plaisanterie de lui attribuer la paternité de cet ours.</p> - -<p>—Mon nom est Hareton Earnshaw, grommela l'autre, et je vous -conseillerais de le respecter.</p> - -<p>—Je ne vous ai témoigné aucun manque de respect, répondis-je, -riant intérieurement de la dignité avec laquelle il s'annonçait -lui-même.</p> - -<p>Il fixa ses yeux sur moi plus longtemps que je ne me souciais de le -dévisager en échange, par peur d'être tenté ou de souffleter ses -oreilles ou de rendre trop manifeste mon hilarité. Je commençai à me -trouver incontestablement déplacé dans cet agréable cercle de -famille. La déplaisante atmosphère spirituelle grandit et fit plus que -neutraliser le confort physique qui rayonnait autour de moi; et je -résolus de bien réfléchir avant de m'engager une troisième fois sous -ce toit.</p> - -<p>L'occupation de manger étant terminée, et personne ne prononçant un -mot d'une conversation un peu sociable, je m'approchai d'une fenêtre -pour examiner le temps. Je vis un spectacle lugubre. Une nuit noire -descendait prématurément, le ciel et les collines se mêlaient dans un -amer tourbillon de vent et de neige suffocante.</p> - -<p>—Je ne crois pas qu'il me soit possible de rentrer chez moi -maintenant sans un guide, ne pus-je me retenir de m'écrier. Les chemins -doivent déjà être ensevelis sous la neige; et quand même ils seraient -découverts, j'aurais peine à les distinguer à un pas devant moi.</p> - -<p>—Hareton, faites rentrer cette douzaine de moutons sous le porche -de la grange: ils seront couverts par la neige si on les laisse dans leur -parc pendant la nuit; et mettez une planche sur le devant, dit -Heathcliff.</p> - -<p>—Comment dois-je faire? repris-je avec une irritation -croissante.</p> - -<p>Pas de réponse à ma question; regardant autour de moi, je vis -seulement Joseph qui apportait un seau de porridge pour les chiens, et -Madame Heathcliff qui, appuyée au-dessus du feu, se divertissait à -brûler une boîte d'allumettes qu'elle venait de faire tomber de dessus -la cheminée en y remettant la boîte à thé. Joseph, ayant déposé -son fardeau, se livrait à un examen critique de la chambre, et -marmonnait dans des tous craquants: «Je me demande comment vous pouvez -faire pour rester ici à paresser pendant qu'ils sont tous à travailler -dehors, mais vous êtes une rien du tout; inutile de parler; jamais vous -ne vous corrigerez de vos mauvaises habitudes et vous irez tout droit au -diable comme votre mère avant vous.»</p> - -<p>Je m'imaginai pour un instant que cette pièce d'éloquence s'adressait -à moi, et ma rage étant arrivée à son comble, je marchai vers le -vieux gredin avec l'intention de le lancer dehors, mais Madame -Heathcliff m'arrêta par sa réponse.</p> - -<p>—Scandaleux vieil hypocrite, répliqua-t-elle, n'avez-vous pas peur -de voir vous-même votre corps emporté par le diable toutes les fois que -vous mentionnez son nom? Je vous avertis de cesser de me provoquer ou -bien je demanderai votre enlèvement à Satan comme une faveur -particulière.</p> - -<p>Joseph effrayé se hâta de sortir.</p> - -<p>Maintenant nous étions seuls; j'essayai d'intéresser la belle jeune -femme à ma détresse.</p> - -<p>—Madame Heathcliff, lui dis-je avec chaleur, je pense que vous -m'excuserez de vous déranger, car avec votre figure, je suis sûr que -vous ne pouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques signes -qui puissent me faire reconnaître mon chemin pour rentrer chez moi: je -n'ai pas plus d'idée pour savoir comment je pourrai y rentrer que vous -n'en auriez sur la façon d'aller à Londres.</p> - -<p>—Prenez le chemin par où vous êtes venu, répondit-elle, se cachant -dans un fauteuil, avec une chandelle à côté, et un livre ouvert -devant elle. C'est un conseil sommaire, mais le meilleur que je puisse -vous donner.</p> - -<p>—Alors, il s'ensuit que je suis forcé de rester ici?</p> - -<p>—C'est une affaire que vous pourrez arranger avec votre hôte, je -n'ai rien à y voir.</p> - -<p>—J'espère que cela vous apprendra à ne plus faire d'aussi -imprudentes promenades sur ces collines! cria, de l'entrée de la cuisine, -la dure voix de Heathcliff. Pour ce qui est de rester ici, je ne tiens pas -d'installation pour les visiteurs; il faudra, si vous voulez rester, que -vous partagiez le lit de Hareton ou celui de Joseph.</p> - -<p>—Je peux dormir sur une chaise dans cette chambre, -répondis-je.</p> - -<p>—Non, non, un étranger est un étranger, qu'il soit riche ou -pauvre; il ne me convient pas de laisser quelqu'un déranger cet endroit -quand je n'y suis pas, dit le misérable.</p> - -<p>Sous cette insulte, ma patience fut à bout. J'eus une expression de -dégoût, et je courus derrière lui dans la cour, ou plutôt derrière -Earnshaw, tant ma confusion était grande. Il faisait si noir que je ne -pouvais distinguer les moyens de sortir; et comme j'errais tout -alentour, je pus entendre un autre spécimen de leur aimable conduite -les uns pour les autres. Dans le premier instant, le jeune homme -paraissait disposé à me venir en aide.</p> - -<p>—Je veux aller avec lui jusqu'au parc, disait-il.</p> - -<p>—Vous allez aller avec lui jusqu'au diable! s'écria son maître, à -moins que ce ne soit pas son maître. Et qui est-ce qui restera pour -surveiller les chevaux, hein?</p> - -<p>—La vie d'un homme est une chose plus importante que l'abandon -momentané des chevaux; il faut que quelqu'un aille avec lui, murmura -Madame Heathcliff avec plus de bonté que je n'en aurais attendu d'elle.</p> - -<p>—Pas sur votre ordre! répliqua Hareton. Si vous le prenez sous -votre protection, vous feriez mieux de rester tranquille.</p> - -<p>—Alors, j'espère que son spectre vous hantera; et j'espère que M. -Heathcliff ne trouvera jamais d'autre fermier jusqu'à ce que la Grange -soit en ruines, répondit-elle vivement.</p> - -<p>—Écoutez, écoutez, elle est en train de les maudire! murmura -Joseph, dans la direction duquel je me trouvais courir.</p> - -<p>Il était assis à portée de l'ouïe, occupé à traire les vaches sous -la lumière d'une lanterne. Je m'emparai de cette dernière sans aucune -cérémonie, et, criant que je la renverrais dans la matinée, je courus -à la poterne la plus voisine.</p> - -<p>—Monsieur, monsieur, il vole la lanterne! clama le vieux, en même -temps qu'il me poursuivait. Hé, Gnasher; hé chiens, hé, Wolf, -tenez-le, tenez-le!</p> - -<p>Au moment où j'ouvrais la petite porte, deux monstres velus -s'élancèrent sur ma gorge, me faisant tomber et éteignant la -lumière, pendant qu'un hurrah ou se mêlaient la voix de Heathcliff et -celle de Hareton vint mettre le comble à ma rage et à mon humiliation. -Par bonheur, les bêtes semblaient attacher plus d'importance à étirer -leurs pattes, à aboyer et à agiter leurs queues qu'à me dévorer -vivant; mais elles ne me permirent pas de me relever et je dus rester -étendu jusqu'à ce qu'il plut à leurs méchants maîtres de me -délivrer. Alors, tête nue et tremblant de colère, j'ordonnai à ces -mécréants de me laisser sortir; je leur dis qu'il y avait danger pour -eux à me retenir une minute de plus, et j'y ajoutai diverses menaces de -représailles, dont la profonde violence aurait été du goût du Roi -Lear.</p> - -<p>La véhémence de mon agitation amena un copieux saignement de nez; et -Heathcliff continua à rire, et moi à gronder. Je ne sais pas comment -la scène se serait terminée s'il ne s'était pas trouvé là une -personne à la fois plus raisonnable que moi-même et plus bienveillante -que mon partenaire. Cette personne était Zillah, la robuste femme de -ménage, qui à la fin était sortie de la maison pour s'enquérir de la -nature du tapage. Elle s'imagina que quelqu'un de la maison avait usé -de violence avec mot; et n'osant pas s'en prendre à son maître, elle -tourna son artillerie vocale contre le plus jeune des deux gredins.</p> - -<p>—Eh bien, M. Earnshaw, s'écria-t-elle, voilà encore du bel ouvrage -que vous avez fait! Est-ce que nous allons maintenant assassiner les -gens sur la pierre même de notre porte? Je vois que cette maison ne me -conviendra jamais; regardez le pauvre garçon; il étouffe quasiment. -Fi! fi! cela ne peut pas continuer ainsi. Rentrez et j'arrangerai cela; -là, tenez-vous tranquille.</p> - -<p>Avec ces mots, elle versa tout à coup un pot d'eau glacée sur mon cou -et m'entraîna dans la cuisine. M. Heathcliff nous y suivit; sa gaieté -accidentelle n'avait pas tardé à disparaître, pour céder la place à -son air morose accoutumé.</p> - -<p>Je me sentais extrêmement malade, étourdi et faible; et ainsi je me -trouvai absolument contraint à accepter un logement sous son toit. Il -dit à Zillah de me donner un verre de brandy, puis passa dans la -chambre, pendant qu'elle murmurait ses condoléances sur ma triste -aventure; et, lorsque j'eus obéi à ses ordres, ce qui eut pour effet -de me faire un peu revivre, elle me conduisit me coucher.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></h4> - - -<p>Pendant qu'elle m'accompagnait dans l'escalier, elle me recommanda de -cacher la chandelle et de ne pas faire de bruit, parce que son maître -avait des idées étranges sur la chambre où elle voulait me mettre et -ne consentait pas volontiers à y laisser loger quelqu'un. Je lui en -demandai la raison. Elle répondit qu'elle ne savait pas: elle n'était -dans la maison que depuis un an ou deux; et les gens y avaient tant -d'allures bizarres qu'elle ne pouvait pas commencer maintenant à être -curieuse.</p> - -<p>Trop anéanti pour être moi-même bien curieux, je fermai solidement la -porte, et jetai un regard autour de la chambre en quête du lit; tout le -mobilier consistait dans une chaise, un porte-manteau et une grande -armoire de chêne avec, tout près du haut, des carrés découpés -ressemblant à des fenêtres de calèche. Lorsque je me fus approché de -cette construction et que je l'eus regardée en-dedans, je découvris -que c'était une singulière espèce de lit à la vieille mode, très -ingénieusement imaginée pour rendre inutile à chaque membre de la -famille d'avoir une chambre à lui. En fait, cela formait un petit -cabinet isolé; et le rebord d'une fenêtre comprise dans l'installation -servait de table. J'ouvris les panneaux, j'entrai avec ma lumière, je -les refermai de nouveau; et je me sentis rassuré contre la vigilance de -Heathcliff ou de tout autre.</p> - -<p>Excité comme je l'étais, je fus longtemps incapable de m'endormir: et -le sommeil, lorsqu'il vint, m'apporta les plus horribles cauchemars. Il -me sembla que j'avais les pieds et les mains enchaînés, et que je me -mettais à crier tout haut dans une frénésie de terreur.</p> - -<p>À ma grande confusion, je découvris que mon cri n'était pas une -imagination: j'entendis des pas pressés s'approcher de la porte de ma -chambre; quelqu'un l'ouvrit d'une main vigoureuse et je vis une lumière -briller, par les carrés disposés au sommet de mon lit. J'étais assis, -encore tremblant, et essuyant la sueur de mon front: le nouveau venu -semblait hésiter et se murmurait quelque chose à lui-même. Enfin il -dit à demi-voix, d'un ton qui prouvait qu'il ne s'attendait pas à une -réponse: «Y a-t-il quelqu'un ici?» Je jugeai qu'il valait mieux -avouer ma présence, car j'avais reconnu la voix de Heathcliff et je -craignais qu'il ne poursuivit ses recherches si je ne répandais rien. -Dans cette intention, je me tournai et j'ouvris les panneaux. Je -n'oublierai pas de sitôt l'effet produit par mon geste.</p> - -<p>Heathcliff était debout à l'entrée, vêtu seulement d'une chemise et -d'un pantalon, avec une chandelle s'égouttant sur ses doigts, et le -visage aussi blanc que le mur derrière lui. Le premier craquement du -panneau le fit tressaillir comme un choc électrique, la lumière -s'échappa de sa main et tomba à quelques pas de lui, et son émoi -était si extrême qu'il put à peine la ramasser.</p> - -<p>—C'est seulement votre hôte, monsieur! criai-je, désireux de lui -épargner l'humiliation de montrer plus longtemps sa lâcheté. J'ai eu -le malheur de crier dans mon sommeil, sous l'effet d'un cauchemar -terrible. Je suis fâché de vous avoir dérangé.</p> - -<p>—Oh! que Dieu vous confonde, monsieur Lockwood, je voudrais vous -voir au diable! commença mon hôte, mettant la chandelle sur une chaise, -dans l'impossibilité où il était de la tenir lui-même. Et qui est-ce -qui vous a introduit dans cette chambre? continua-t-il, enfonçant ses -ongles dans les paumes de ses mains, et grinçant des dents pour -arrêter les convulsions des mâchoires. Qui est-ce? J'ai bonne envie de -mettre celui-là à la porte à l'instant même.</p> - -<p>—C'est votre servante Zillah, répondis-je, m'empressant de -descendre du lit et de reprendre mes vêtements. Je ne me plaindrai pas -beaucoup si vous la chassez, M. Heathcliff; car elle le mérite abondamment. -Je suppose qu'elle avait besoin d'avoir une preuve de plus que cet endroit -a été hanté, et qu'elle se l'est offerte à mes dépens. Eh bien oui, -il l'est; il est tout rempli de spectres et de gobelins. Vous avez bien -raison de le tenir fermé.</p> - -<p>—Que pouvez-vous bien entendre en me parlant de cette façon? tonna -Heathcliff avec une véhémence sauvage. Comment, comment osez-vous, -sous mon toit? Dieu! il est fou pour parler ainsi! (Et il frappa son -front avec rage).</p> - -<p>Je ne savais pas si je devais me montrer froissé de ces paroles ou -poursuivre mon explication; mais il me sembla si profondément affecté -que je pris pitié et détaillai à mon hôte l'histoire de mes rêves.</p> - -<p>Pendant que je parlais, Heathcliff peu à peu se reculait dans l'ombre -du lit, il finit par s'asseoir derrière, presque entièrement caché à -ma vue. Pourtant, sa respiration irrégulière et entrecoupée me fit -deviner qu'il luttait pour vaincre un excès d'émotion violente. Ne -voulant pas lui laisser voir que je l'entendais, je continuai ma -toilette le plus bruyamment que je le pouvais, je consultais ma montre, -et monologuais sur la longueur de la nuit: «Pas encore trois heures! -j'aurais juré qu'il en était six.» Le temps stagne ici: bien sûr que -nous nous sommes couchés à huit heures.</p> - -<p>—Toujours à neuf heures en hiver, et le lever à quatre, dit mon -hôte, arrêtant un grognement; je supposai en même temps, par l'ombre -du mouvement de son bras, qu'il essuyait une larme dans ses yeux. M. -Lockwood, ajouta-t-il, allez dans ma chambre: vos cris ont envoyé au -diable mon sommeil pour cette nuit.</p> - -<p>—Le mien aussi, répondis-je. Je vais me promener dans la cour -jusqu'à ce qu'il fasse jour, puis je partirai; et vous n'avez pas besoin de -craindre que je recommence mon invasion. Je suis maintenant tout à fait -guéri du désir de chercher le plaisir dans la société, que ce soit -à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit apprendre à trouver -en lui-même une compagnie suffisante.</p> - -<p>—Charmante compagnie! murmura Heathcliff. Prenez la chandelle et -allez où il vous plaira, je vous rejoins à l'instant. Toutefois, n'allez -pas dans la cour, les chiens sont déchaînés; et pour ce qui est de la -maison—Junon y monte la garde, et—non, vous pouvez seulement -vous promener le long des escaliers et des passages. Mais sortez! je viens -dans deux minutes.</p> - -<p>J'obéis, c'est-à-dire que je quittai la chambre, mais alors, ne -sachant pas où conduisait l'étroit couloir, je me tins tranquille, et -j'assistai involontairement à un trait de superstition de mon -propriétaire, qui démentait d'une façon bien étrange son bon sens -apparent. Je le vis marcher vers le lit, ouvrir violemment le treillage -et en même temps qu'il le tirait, éclater dans un furieux accès de -larmes. «Entre, entre, disait-il en sanglotant. Cathy, viens! oh viens -une fois encore. Oh chérie de mon cœur, entends-moi cette fois enfin, -Catherine!» Le spectre se montra capricieux comme tous les spectres; il -ne donna aucun signe de vie; mais par la fenêtre la neige et le vent -entraient en tourbillons sauvages; je les ressentais, même à l'endroit -où j'étais, et ils éteignirent la lumière.</p> - -<p>Il y avait une telle angoisse dans le jaillissement de douleur qui -accompagnait cette extravagance que ma compassion me fit passer sur sa -folie, et que je m'éloignai, à demi fâché d'avoir entendu tout cela, -vexé surtout d'avoir avoué mes ridicules cauchemars, puisqu'il en -était résulté cette agonie; mais le pourquoi de ce qui était -arrivé, je ne pouvais le comprendre. Je descendis avec précaution dans -les régions basses de la maison et j'aboutis à l'arrière-cuisine, où -quelques charbons encore un peu brillants, et que j'eus soin de ramasser -en un tas compact, me permirent de rallumer ma chandelle. Rien ne -remuait, excepté un chat gris qui sortit des cendres en rampant et me -salua avec un miaulement plaintif.</p> - -<p>Deux bancs circulaires enfermaient presque entièrement le foyer; sur -l'un d'eux je m'étendis, et Grimalkin grimpa sur l'autre. Nous -sommeillâmes de compagnie jusqu'à ce que notre retraite fût envahie -et que Joseph se montra. Il jeta un regard sinistre sur la petite flamme -que j'avais excitée à reluire entre les deux chenets; il précipita le -chat du poste élevé où il se tenait, et se mettant lui-même à sa -place, il commença l'opération de bourrer de tabac une énorme pipe. -Ma présence dans son sanctuaire lui parut évidemment un trait -d'impudence trop honteux pour être remarqué; il appliqua -silencieusement sa pipe à ses lèvres, croisa les bras et souffla la -fumée. Je le laissai jouir sans trouble de sa volupté; quand il eut -poussé sa dernière colonne de fumée, et émis un profond soupir, il -se leva, s'en alla aussi solennellement qu'il était venu. Un pas plus -élastique entra ensuite; cette fois, j'ouvris ma bouche pour un -«bonjour» mais je la refermai sans achever ma formule; car c'était -Hareton Earnshaw, qui s'acquittait <i>sotto voce</i> de ses oraisons, dans -une série de jurons dirigés contre tous les objets qu'il touchait, -pendant qu'il fouillait dans un coin à la recherche d'une bêche ou -d'une pelle, sans doute pour se creuser un chemin dans la neige. Il jeta -un regard sur le banc, dilata ses narines, et pensa qu'il était aussi -inutile d'échanger des civilités avec moi qu'avec mon compagnon le -chat. Je devinai par la vue de ses préparatifs que la sortie était -enfin permise, et, quittant ma dure couche, je fis un mouvement pour le -suivre. Il s'en aperçut et désigna une porte intérieure avec le bout -de sa bêche, me donnant à entendre par un son inarticulé que c'était -le lieu où je devais aller si je changeais de place. Cette porte -donnait dans la <i>maison</i> où je trouvai les femmes déjà en mouvement. -Zillah produisait d'énormes flammes dans la cheminée avec un colossal -soufflet; pendant que Madame Heathcliff, agenouillée sur le foyer, -lisait un livre à la lumière du feu. Elle tenait sa main entre la -chaleur de la fournaise et ses yeux, et semblait toute absorbée dans -son occupation, ne s'arrêtant que pour gronder la servante de la -couvrir d'étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien qui -approchait son nez trop près de sa figure. Je fus surpris de voir que -Heathcliff était là aussi. Il se tenait près du feu, me tournant le -dos; et je compris qu'il venait de faire une scène orageuse à la -pauvre Zillah, celle-ci interrompant à tout moment son travail pour -relever le coin de son tablier, et pour pousser des grognements -irrités.</p> - -<p>—Et vous; vous indigne..., éclatait Heathcliff au moment où -j'entrais, se tournant vers sa belle-fille, vous voilà encore avec -votre paresse! Tous les autres gagnent leur pain, et vous, vous vivez de -ma charité. Mettez de côté ces balivernes, et trouvez quelque chose -à faire. Je vous ferai expier la calamité de vous avoir toujours sous -mes yeux, entendez-vous, maudite coquine!</p> - -<p>—Je mettrai de côté mes balivernes, parce que vous pouvez me -forcer à le faire si je refuse, répondit la jeune dame fermant son livre et -le jetant sur une chaise. Mais quant à faire quelque chose, je ne ferai -rien que ce qui me plaira, dussiez-vous en perdre la langue à force de -jurer.</p> - -<p>Heathcliff leva son bras, et la jeune femme, qui paraissait en -connaître le poids, s'empressa de se mettre à l'abri. N'ayant aucun -désir d'assister pour me distraire à une bataille de chat et de chien, -je m'avançai d'un pas vif, comme si j'étais heureux de prendre ma part -de la chaleur du foyer, et tout à fait ignorant de la dispute -interrompue. Chacun d'ailleurs eut assez de tenue pour suspendre les -hostilités. M. Heathcliff enfonça ses poings dans ses poches pour les -garantir de la tentation; Madame Heathcliff plissa ses lèvres et marcha -vers un siège assez éloigné, où elle tint sa parole en jouant, -pendant tout le reste de mon séjour, le rôle d'une statue. Ce séjour -d'ailleurs ne fut pas long. Je me refusai à partager leur déjeuner, et -au premier rayon du jour, je m'empressai de m'échapper vers le plein -air, qui était maintenant clair, tranquille et froid.</p> - -<p>Mon propriétaire me cria de m'arrêter avant que je fusse arrivé au -fond du jardin et m'offrit de m'accompagner jusqu'au bout du marais. Et -c'est un bonheur qu'il l'ait fait, car tout le dos de la colline -n'était qu'un houleux océan blanc: les hauteurs et les affaissements -causés par la neige n'indiquant en aucune façon des hauteurs et des -affaissements correspondants dans le sol. Il y avait ainsi plusieurs -puits que la neige avait entièrement nivelés; et des rangées -entières de remblais avaient été effacées de la carte que ma -promenade de la veille avait laissée imprimée dans mon esprit. J'avais -remarqué d'un côté de la route, à des intervalles de six ou sept -yards, une ligne de pierres dressées, qui se prolongeait tout le long -de la steppe; elles avaient été dressées et barbouillées de chaux -afin de servir de guides dans les ténèbres, ou encore dans les cas -comme celui-ci, de façon que l'on pût distinguer le sentier ferme des -marais profonds qui s'étendaient sur les deux côtés; mais à -l'exception de points sales qui émergeaient un peu çà et là, toute -trace de leur existence avait disparu; et mon compagnon fut souvent -forcé de m'avertir de tourner sur la droite ou sur la gauche, alors que -je m'imaginais suivre correctement les détours du chemin.</p> - -<p>Nous échangeâmes fort peu de mots. Il s'arrêta à l'entrée de -Thrushcross Park, me disant qu'il n'y avait plus d'erreur à faire -depuis là. Nos adieux se bornèrent à un rapide salut; et je continuai -mon chemin, me fiant à mes propres ressources, car la loge du portier -est à présent inoccupée. La distance de cette porte à la Grange est -de deux milles, mais je crois bien que je me suis arrangé pour la faire -de quatre, tantôt me perdant parmi les arbres, tantôt m'enfonçant -jusqu'au cou dans la neige: divertissement que ne peuvent apprécier que -ceux qui en ont fait l'expérience. En tout cas et quoi qu'il en soit de -mes errements, l'horloge sonnait midi lorsque je rentrai chez moi; et -cela donnait exactement une moyenne d'une heure par mille pour le chemin -ordinaire de Wuthering Heights.</p> - -<p>La dépendance humaine de ma maison et ses satellites s'élancèrent -pour me souhaiter la bienvenue, s'écriant en tumulte qu'elles avaient -désespéré de moi; toutes conjecturaient que j'avais péri la nuit -dernière; et elles étaient en train de se demander par quel moyen on -s'y prendrait pour aller à la découverte de mes restes. Je leur -ordonnai de rester tranquilles, à présent qu'elles me voyaient de -retour, et, gelé jusqu'au cœur, je m'élançai dans l'escalier. -Arrivé au premier, je revêtis des vêtements secs; et, après avoir -marché dans ma chambre trente ou quarante minutes pour restaurer la -chaleur animale, je me suis installé dans mon cabinet, faible comme un -petit chat: presque trop faible pour jouir de la gaie flambée et du -café fumant que m'a préparé ma servante.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="PREMIERE_PARTIE">PREMIÈRE PARTIE</a></h4> - -<p><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_PREMIER_I">CHAPITRE PREMIER</a></h4> - - -<p>Quelles vaines girouettes nous sommes! Moi qui avais résolu de me tenir -indépendant de toute relation sociale, et remerciais mon étoile de -m'avoir enfin amené dans un endroit où ces relations étaient à peu -près impraticables, moi, misérable créature sans force, après avoir -lutté jusqu'au soir contre l'abattement et la solitude, je fus enfin -obligé de céder, et, sous prétexte de m'informer des choses -nécessaires à mon installation, j'invitai Madame Dean, quand elle -m'apporta le souper, à s'asseoir pendant que je mangerais, avec -l'espoir sincère d'avoir une conversation en règle, et d'être ou -agréablement réveillé ou tout à fait endormi par ses discours.</p> - -<p>—Il y a très longtemps que vous vivez ici? commençai-je; ne -m'avez-vous pas dit seize ans?</p> - -<p>—Dix-huit, monsieur; je suis venue quand ma maîtresse s'est -mariée, pour prendre soin d'elle: et quand elle est morte, le maître m'a -retenue pour faire le ménage.</p> - -<p>—En vérité?</p> - -<p>Une pause suivit. Elle n'était pas bavarde, j'en avais bien peur, si ce -n'est sur ses propres affaires, et celles-là ne m'intéressaient -guère. Pourtant, après avoir réfléchi quelques minutes, ses poings -sur ses genoux et avec un nuage de méditation sur sa dure physionomie, -elle s'écria:</p> - -<p>—Ah! les temps ont bien changé depuis!</p> - -<p>—Ah! fis-je, vous avez dû voir beaucoup de changements, je -suppose?</p> - -<p>—Oui, et des malheurs aussi, répondit-elle.</p> - -<p>—Oh, pensai-je, je vais tourner la conversation sur la famille de -mon propriétaire! un excellent sujet à mettre en train. «Et cette jolie -veuve, je serais heureux de savoir son histoire: d'apprendre si elle est -une indigène du pays ou, ce qui est plus probable, une étrangère que -les habitants des Heights ne veulent pas reconnaître pour parente.» Je -demandai donc à Madame Dean pourquoi Heathcliff avait quitté -Thrushcross Grange, et préférait vivre dans une situation et une -résidence si manifestement inférieures. «N'est-il pas assez riche -pour tenir la maison en bon ordre?» demandai-je.</p> - -<p>—Riche, monsieur! Il a, personne ne sait combien d'argent, et tous -les ans davantage. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison -plus belle que celle-ci; mais il est très serré, très avare; et s'il -était venu s'établir à Thrushcross Grange, l'idée qu'il aurait pu -gagner quelques centaines de plus en louant cette maison à un bon -locataire l'aurait rendu trop malheureux. Il est bien étrange que des -gens soient si avides quand ils sont seuls dans le monde!</p> - -<p>—Mais il avait un fils, je crois?</p> - -<p>—Oui, il en avait un, il est mort.</p> - -<p>—Et cette jeune dame, Madame Heathcliff, est sa veuve?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—D'où vient-elle?</p> - -<p>—Eh, monsieur, c'est la fille de mon ancien maître: Catherine -Linton était son nom de jeune fille. Je l'ai nourrie, pauvre créature; je -voudrais que M. Heathcliff vienne s'établir ici et alors nous pourrions -être ensemble de nouveau.</p> - -<p>—Alors, continuai-je, le nom de mon prédécesseur à Thrushcross -Grange était Linton?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Et qui est cet Earnshaw, Hareton Earnshaw, qui vit avec M. -Heathcliff? Sont-ils parents?</p> - -<p>—Non; c'est le neveu de feue Madame Linton.</p> - -<p>—Le cousin de la jeune dame, alors?</p> - -<p>—Oui; et son mari était aussi son cousin: l'un du côté de la mère, -l'autre du côté du père. Heathcliff s'est marié avec la sœur de M. -Linton.</p> - -<p>—J'ai vu le nom d'Earnshaw gravé sur le fronton de la maison, à -Wuthering Heights. Est-ce une vieille famille?</p> - -<p>—Très vieille, monsieur, et Hareton est le dernier d'entre eux, de -même que notre miss Cathy est la dernière de nous, je veux dire des -Linton. Avez-vous été à Wuthering Heights? Je vous demande pardon de -vous interroger, mais j'aimerais tant à savoir comment elle est!</p> - -<p>—Madame Heathcliff? Elle avait très bonne mine, et était très -jolie; mais elle ne m'a pas semblé très heureuse.</p> - -<p>—Oh, la chère, ce n'est pas étonnant! Et comment avez-vous jugé le -maître?</p> - -<p>—Un homme plutôt rude, madame Dean; n'est-ce pas son -caractère?</p> - -<p>—Rude comme le tranchant d'une scie, et dur comme de la pierre de -porphyre! Moins vous aurez affaire avec lui, mieux cela vaudra.</p> - -<p>—Il faut qu'il ait eu des hauts et des bas dans la vie pour être -devenu un tel rustre. Savez-vous quelque chose de son histoire?</p> - -<p>—Je sais tout sur lui, Monsieur, excepté où il est né, et qui -étaient ses parents, et comment il a gagné son argent pour commencer. -Et Hareton a été indignement privé de l'héritage qui lui revenait! -Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse qui ne devine -pas combien il a été spolié.</p> - -<p>—Eh bien, madame Dean, ce serait une action charitable de votre -part de me dire quelque chose sur mes voisins. Je sens que je ne pourrai -pas dormir si je me couche; ayez donc l'obligeance de vous asseoir, et de -me parler pendant une heure.</p> - -<p>—Oh! certainement monsieur. Je vais seulement chercher quelque -chose pour coudre, et alors je resterai assise ici aussi longtemps qu'il -vous plaira. Mais vous avez pris froid; je vous ai vu frissonner; et il -faut que vous buviez un peu de tisane pour chasser cela.</p> - -<p>La digne femme s'empressa, pendant que je me pelotonnais plus près du -feu. J'avais la tête brûlante et le reste du corps gelé; en outre je -sentais mes nerfs et mon cerveau excités presque jusqu'au ton de la -folie. Tout cela fit que je me trouvai non pas tant mal à l'aise que -plutôt inquiet, comme je le suis encore, au sujet des effets possibles -des incidents d'hier et aujourd'hui. Cependant, ma ménagère revint, -avec un bol fumant et un panier à ouvrage; et ayant placé le premier -de ces objets sur la cheminée, elle s'installa dans son siège, -évidemment charmée de me trouver si sociable.</p> - -<p><br /></p> - -<p>—Avant de venir vivre ici, commença-t-elle, sans attendre une -nouvelle invitation à raconter son histoire, j'étais presque toujours à -Wuthering Heights. Ma mère avait nourri M. Hindley Earnshaw, le père -d'Hareton, et j'avais pris l'habitude de jouer avec les enfants; je -faisais aussi les commissions; j'aidais aux foins et j'étais accrochée -à la ferme, toujours prête pour toute besogne qu'on voulait me donner. -Un beau matin d'été—c'était, je me rappelle, au commencement de la -moisson—M. Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage; -et après avoir dit à Joseph ce qu'il y avait à faire ce jour-là, il se -tourna vers Hindley, Cathy et moi—car j'étais assise avec eux, -mangeant mon porridge—et il dit, parlant à son fils: «Mon bon petit -homme, je vais à Liverpool aujourd'hui, qu'est-ce qu'il faut que je -vous apporte? Vous pouvez choisir ce qui vous plaira, seulement que ce -soit quelque chose de petit, car j'aurai à aller et revenir à pied: -soixante milles dans chaque sens, c'est long à épeler.» Hindley -demanda un violon. Alors il se tourna vers miss Cathy; elle avait à -peine six ans, mais elle pouvait monter sur tous les chevaux de -l'écurie, et elle choisit un fouet. Le maître ne m'oublia pas non -plus; car il avait un bon cœur, bien qu'il fût quelquefois un peu -sévère. Il me promit de m'apporter plein mes poches de pommes et de -poires, après quoi il embrassa ses enfants, dit adieu, et partit.</p> - -<p>Cela nous sembla long à nous tous, les trois jours de son absence; et -souvent la petite Cathy demanda quand il serait revenu. Madame Earnshaw -l'attendait pour souper le troisième soir, et elle ajournait le repas -d'heure en heure. Pourtant, il ne faisait aucun signe d'arriver, si bien -qu'à la fin les enfants se fatiguèrent de descendre à la porte pour -regarder. Il se fit noir, la vieille maîtresse aurait voulu qu'ils -allassent se coucher, mais ils demandèrent en pleurant la permission -d'attendre; et juste vers onze heures, le loquet de la porte fut -tranquillement soulevé, et le maître entra. Il se jeta dans un siège, -riant et grognant, et leur ordonna à tous de se tenir à distance, car -il était à peu près tué, et ne recommencerait pas une telle marche -pour les trois royaumes.</p> - -<p>—Et, par là-dessus, être chargé à mort! dit-il, ouvrant son grand -manteau qu'il tenait enroulé dans ses bras. Vois ici, femme! Je n'ai -jamais été autant battu par quelque chose dans ma vie: mais il faut -tout de même que vous le preniez comme un don de Dieu, bien qu'il soit -presque aussi noir que s'il venait du diable.</p> - -<p>Nous l'entourâmes, et par dessus la tête de miss Cathy, j'aperçus un -enfant aux cheveux très noirs, sale et vêtu de haillons: assez gros -pour être capable aussi bien de marcher que de parler. De visage, il -avait l'air plus vieux que Catherine; et pourtant quand on le mit sur -ses pieds, il ne sut que regarder autour de lui, et répéta sans cesse -un baragouin que personne ne pouvait comprendre. Je fus effrayée et -Madame Earnshaw parut prête à jeter l'enfant à la porte. Elle -s'emporta, demandant comment son mari avait pu avoir l'idée d'amener -dans la maison ce marmot gipsy, alors qu'ils avaient déjà leurs deux -enfants à nourrir et à protéger. Qu'est-ce qu'il en tendait faire -avec ça, et était-il devenu fou? Le maître essaya d'expliquer la -chose, mais il était réellement à moitié mort de fatigue, et tout ce -que je pus distinguer, parmi les gronderies de sa femme, fut le récit -de la façon dont il avait trouvé cet enfant, mourant de faim, et sans -asile, et quasi-muet, dans les rues de Liverpool. Il l'avait ramassé et -s'était enquis de son possesseur. Pas une âme ne savait à qui il -appartenait; et comme son argent et son temps étaient également -limités, il pensa que le meilleur était de l'emmener tout de suite -avec lui, plutôt que de s'exposer à cause de lui à d'inutiles -dépenses en ville, car il avait pris la résolution de ne pas -l'abandonner dans l'état où il l'avait trouvé. Enfin la conclusion -fut que ma maîtresse se calma, et que M. Earnshaw me dit de laver le -nouveau venu, de lui donner des effets propres, et de le mettre à -dormir avec les enfants.</p> - -<p>Hindley et Cathy se contentèrent de regarder et d'écouter jusqu'à ce -que la paix fut revenue; mais alors tous deux commencèrent à fouiller -dans les poches de leur père, en quête des cadeaux qu'il leur avait -promis. Hindley était déjà un garçon de quatorze ans, mais quand il -sortit ce qui avait été un violon et qui s'était écrasé en morceaux -dans le manteau, il se mit à pleurer tout haut; et Cathy, quand elle -apprit que le maître avait perdu son fouet en s'occupant de -l'étranger, témoigna de sa mauvaise humeur en grinçant des dents et -en crachant sur la sotte petite chose; elle gagna pour sa peine un -soufflet afin d'apprendre de meilleures manières.</p> - -<p>Ils refusèrent d'avoir l'enfant avec eux dans leur lit ou même dans -leur chambre; et comme je n'en avais pas davantage envie, je le mis sur -le perron de l'escalier, espérant qu'il serait parti dans la matinée. -Par hasard, ou bien attiré peut-être en entendant sa voix, le petit -monstre rampa vers la porte de M. Earnshaw, et c'est là que celui-ci le -trouva en quittant sa chambre. On fit une enquête pour savoir comment -il y était venu, je fus obligée d'avouer; et, en récompense de ma -lâcheté et de ma cruauté, on me renvoya de la maison.</p> - -<p>Ce fût la première introduction de Heathcliff dans la famille. En -revenant quelques jours après (car je ne considérais pas mon -bannissement comme perpétuel) je vis qu'ils l'avaient baptisé -Heathcliff: c'était le nom d'un fils mort tout enfant, et ce nom lui a -toujours servi, depuis, à la fois de prénom et de nom de famille. Miss -Cathy et lui étaient maintenant très intimes, mais Hindley le -haïssait. Et pour dire la vérité, je faisais comme lui; et nous le -tourmentions honteusement, car je n'étais pas assez raisonnable pour -sentir mon injustice, et la maîtresse ne prononçait jamais un mot en -sa faveur quand elle le voyait injurié.</p> - -<p>Il semblait un enfant maussade, mais patient, endurci peut-être par -l'habitude aux mauvais traitements. Il subissait les coups de Hindley -sans fermer les yeux ni verser une larme; et quand je le pinçais, il se -contentait d'avoir un soupir et d'ouvrir ses yeux plus grands, comme -s'il s'était blessé par accident et que personne ne fût à blâmer. -Cette résignation rendit furieux le vieil Earnshaw, quand il découvrit -comment son fils persécutait «le pauvre enfant orphelin», comme il -l'appelait. Il s'attacha étrangement à Heathcliff, croyant tout ce -qu'il disait (il faut ajouter qu'il disait très peu de choses et -généralement la vérité) et le gâtant bien plus que Cathy, qui -était trop malfaisante et trop entêtée pour être une favorite. C'est -ainsi que, dès les premiers temps, Heathcliff entretint dans la maison -de mauvais sentiments; à la mort de Madame Earnshaw, qui arriva moins -de deux ans après, le jeune maître avait déjà appris à regarder son -père comme un oppresseur plutôt qu'un ami, et Heathcliff comme un -usurpateur de l'affection de son père et de ses privilèges propres; et -tous les jours il devenait plus amer en réfléchissant à ces -injustices. Je sympathisai quelque temps avec lui; mais quand les -enfants tombèrent malades de la rougeole et que j'eus à les garder, et -à me charger tout d'un coup des occupations d'une femme, mes idées -changèrent. Heathcliff fut malade dangereusement; et dans les pires -moments de sa maladie, il voulait toujours m'avoir à son chevet: je -suppose qu'il sentait que je lui faisais beaucoup de bien et qu'il -n'avait pas assez d'esprit pour deviner que je le faisais par ordre. -Pourtant, je dois le dire, c'était l'enfant le plus tranquille que -jamais nourrice eût veillé. La différence entre lui et les autres me -força à être moins partiale. Cathy et son frère me harassaient -terriblement; lui restait sans se plaindre, comme un mouton: bien que ce -fut plutôt par dureté que par douceur naturelle.</p> - -<p>Il guérit et le médecin affirma que c'était en grande mesure grâce -à moi, et me loua de mes bons soins. Je fus très fière de ces -éloges, je me radoucis envers celui qui m'avait donné l'occasion de -les mériter; et ainsi Hindley perdit son dernier allié. Pourtant il -m'était impossible d'arriver à aimer Heathcliff, et je me demandais -souvent ce que mon maître trouvait à admirer si fort dans ce garçon -maussade qui jamais, autant que je me rappelle, n'eut un signe de -gratitude pour le payer de son indulgence. Il n'était pas insolent pour -son bienfaiteur, mais simplement insensible: pourtant il savait -parfaitement l'empire qu'il avait sur son cœur, et se rendait compte -qu'il n'avait qu'à parler pour que toute la maison fut obligée de -céder à son désir. Je me rappelle, par exemple, comment M. Earnshaw -acheta un jour une paire de pouliches à la foire de la paroisse, et en -donna une à chacun des deux garçons. Heathcliff prit la plus belle; -mais bientôt sa bête devint boiteuse; et quand il s'en aperçut, il -dit à Hindley: «Il faut que vous changiez de cheval avec moi, le mien -ne me plaît pas, et si vous ne consentez pas, je dirai à votre père -que vous m'avez battu trois fois cette semaine, et je lui montrerai mon -bras qui est noir jusqu'à l'épaule.» Hindley tira la langue et lui -donna des coups de poing sur les oreilles. «Vous ferez mieux de faire -tout de suite ce que je vous demande, continua Heathcliff, s'échappant -jusqu'à la porte (car ils étaient dans l'étable) vous serez forcé de -toute façon de le faire, et si je parle de ces coups ils vous seront -rendus avec intérêts.—Va-t-en, chien! cria Hindley, le menaçant avec -un poids de fer dont on se servait pour peser les pommes de terre et le -foin.—Jetez, répliqua l'autre sans bouger, et alors je dirai comment -vous vous êtes vanté que vous me mettriez à la porte dès qu'il -serait mort, et nous verrons bien s'il ne vous met pas à la porte tout -de suite, vous.» Hindley lui jeta le poids, qui l'atteignit dans la -poitrine. Il tomba, mais se releva immédiatement, sans haleine et blanc -comme un mort; et si je ne l'avais pas empêché, il serait allé tout -de suite trouver le maître, de qui il aurait obtenu pleine vengeance en -laissant l'état où il était plaider pour lui, et en dénonçant celui -qui en était l'auteur. «Alors, prends ma pouliche, Gipsy! dit le jeune -Earnshaw, et puisse-t-elle te casser le cou: prends-la et sois damné, -toi mendiant et intrus; et dérobe à mon père tout ce qu'il a; -seulement, après, montre-lui ce que tu es, enfant de Satan. Et prends -ceci, j'espère que cela fera sortir ton cerveau de ta tête!»</p> - -<p>Heathcliff était parti détacher la bête, et la mettre dans sa stalle -à lui; il passait derrière elle lorsque Hindley conclut son discours -en le jetant à ses pieds, et, sans rester pour voir si son espoir -était rempli, s'enfuit aussi vite qu'il put. Je fus stupéfaite de -constater avec quelle froideur l'enfant se ramassa et poursuivit son -intention; faisant l'échange des selles et de tout, et puis s'asseyant -sur une botte de foin pour laisser se dissiper, avant d'entrer dans la -maison, le mal de cœur que lui avait occasionné le coup violent qu'il -avait reçu. Je n'eus pas de peine à lui persuader de me laisser mettre -ses blessures sur le compte du cheval: il se souciait peu de ce que l'on -dirait, dès qu'il avait ce qu'il désirait. Et en vérité, il lui -arrivait si rarement de se plaindre de scènes comme celles-là que je -crus réellement qu'il n'était pas vindicatif: en quoi je me trompais -entièrement, Monsieur, comme vous le verrez bientôt.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_II_I">CHAPITRE II</a></h4> - - -<p>Avec le temps, M. Earnshaw commença à baisser. Il avait toujours été -actif et bien portant, mais sa force le quitta tout d'un coup; et du -jour où il fut confiné au coin de son feu, il devint affreusement -irritable. Un rien le vexait, et il lui suffisait de soupçonner un -manque de respect à son autorité pour le faire entrer dans un accès -de fureur. C'était le cas surtout si quelqu'un essayait de s'imposer à -son favori ou de le dominer: il ne pouvait souffrir qu'un seul mot -désagréable lui fût adressé; il semblait s'être mis dans l'esprit -que, parce que lui-même aimait Heathcliff, tout le monde le détestait -et songeait à le maltraiter. Et ce fut un désavantage pour le garçon, -car aucun de nous ne voulait irriter le maître, de sorte que nous -complaisions à sa partialité et cette complaisance fut un riche -aliment pour l'orgueil et pour l'humeur noire de l'enfant. Pourtant nous -ne pouvions faire autrement; deux ou trois fois, Hindley ayant -manifesté son mépris pour Heathcliff en présence de son père, le -vieillard furieux saisit son bâton pour le frapper, et frémit de rage -en voyant son impuissance.</p> - -<p>À la fin, notre curé (car nous avions un curé qui gagnait sa vie en -donnant des leçons aux petits Linton et Earnshaw et en cultivant -lui-même son morceau de terre) ce curé suggéra que le jeune homme -devrait être mis au collège; et M. Earnshaw y consentit, bien qu'à -regret, car il dit que Hindley était un être nul et ne prospérerait -jamais.</p> - -<p>J'espérais cordialement que désormais nous aurions la paix. Je me -chagrinais de penser que le maître avait à souffrir de sa bonne -action. J'imaginais que son mécontentement provenait de ses ennuis de -famille; telle était également son opinion à lui, mais en vérité, -monsieur, c'était sa nature qui baissait. Pourtant nous aurions pu -continuer à vivre d'une façon assez supportable si ce n'était deux -personnes, miss Cathy et Joseph le domestique: ce dernier aussi, vous -l'avez vu là-haut, évidemment. C'était et c'est sans doute encore le -plus odieux et le plus arrogant pharisien qui ait jamais saccagé une -bible pour y prendre toutes les promesses pour lui-même et pour en -lancer les malédictions à ses voisins. Par son adresse à faire des -sermons et de pieux discours, il parvint à produire une grande -impression sur M. Earnshaw; et plus le maître allait s'affaiblissant, -plus était grande l'influence de Joseph. Il ne cessait pas de -l'importuner pour qu'il prit soin de son âme et pour qu'il tint -sévèrement ses enfants. Il l'encouragea à considérer Hindley comme -un réprouvé et, tous les soirs, il grommelait régulièrement une -longue série de fables contre Heathcliff et Catherine: il avait -toujours soin de flatter la faiblesse d'Earnshaw en mettant la plus -grosse part du blâme sur la jeune fille.</p> - -<p>Il est bien sûr que Catherine avait des façons telles que je n'en -avais jamais vues chez une enfant; et elle nous mettait tous hors de -patience cinquante fois par jour et davantage; depuis l'heure où elle -descendait jusqu'à l'heure où elle allait se coucher, nous n'étions -pas sûrs une minute qu'elle ne fût pas à faire quelque mal. Son -esprit était toujours excité, sa langue toujours en train. Elle -chantait, riait, persécutait quiconque ne faisait pas comme elle. -C'était une plante sauvage et maligne; mais elle avait l'œil le plus -agréable, le sourire le plus doux et le pied le plus léger de la -paroisse; et après tout, je crois qu'elle n'avait pas mauvaise -intention, car lorsqu'une fois elle vous avait fait pleurer pour de bon, -il était rare qu'elle ne vint pas vous tenir compagnie et vous obliger -à vous calmer pour la consoler. Elle aimait beaucoup trop Heathcliff. -La plus grande punition que nous pouvions inventer pour elle était de -la tenir séparée de lui. En jouant, elle se plaisait à faire la -petite maîtresse, usant librement de ses mains et commandant à ses -compagnons; c'est ce qu'elle fit avec moi, mais je ne pouvais pas -souffrir qu'on me donnât des ordres et je le lui fis savoir.</p> - -<p>Or, M. Earnshaw n'admettait pas les plaisanteries de la part de ses -enfants: il avait toujours été grave et sévère avec eux; et -Catherine de son côté ne concevait pas que son père fut plus mal -disposé et moins patient dans son état de souffrance qu'il n'était -auparavant. Les reproches acariâtres qu'elle en reçut éveillèrent en -elle un méchant désir de le provoquer. Elle n'était jamais si -heureuse que lorsque nous étions tous à la gronder à la fois, et -qu'elle nous défiait avec son fier regard impertinent, et ses paroles -toutes prêtes; tournant en ridicule les malédictions religieuses de -Joseph, me harcelant, et faisant la chose même que son père haïssait -le plus: lui montrant que sa prétendue insolence à elle avait plus de -pouvoir sur Heathcliff que sa bonté, à lui, que le garçon était -prêt à faire en toute chose ce qu'elle lui ordonnait, tandis qu'il -n'obéissait à ses ordres à lui que s'ils s'accordaient avec son -propre désir. Après s'être conduite aussi mal que possible toute la -journée, quelquefois elle allait vers lui le soir et essayait de le -dorloter pour faire la paix. «Non Cathy, disait le vieillard, je ne -peux pas t'aimer; tu es pire que ton frère. Va, dis tes prières, -enfant, et demande pardon à Dieu. Je doute que ta mère et moi -puissions expier la façon dont nous t'avons élevée.» D'abord ces -paroles la faisaient pleurer, mais ensuite, à être toujours -repoussée, elle s'endurcit, et elle se contentait de rire quand je lui -conseillais de dire qu'elle regrettait ses fautes et en demandait -pardon.</p> - -<p>Mais l'heure vint enfin qui termina sur cette terre les souffrances de -M. Earnshaw. Il mourut tranquillement dans sa chaise, un soir d'octobre, -assis au coin du feu. Un vent violent soufflait autour de la maison et -s'engouffrait dans la cheminée, avec un bruit sauvage; pourtant, il ne -faisait pas froid et nous étions tous ensemble: moi, à quelque -distance du foyer, occupée à tricoter, Joseph lisant sa bible près de -la table, car dans ce temps-là les domestiques avaient l'habitude de -s'asseoir dans la maison, l'ouvrage fini. Miss Cathy avait été malade, -et c'est ce qui fait qu'elle se tenait tranquille; elle s'appuyait -contre le genou de son père, et Heathcliff était couché par terre -avec sa tête dans le tablier de la jeune fille. Je me rappelle que le -maître, avant de tomber dans un assoupissement, caressa ses beaux -cheveux et lui dit: «Pourquoi ne peux-tu pas toujours être une bonne -fille?» Et elle tourna sa figure vers lui, et répondit: «Pourquoi ne -pouvez-vous pas toujours être un bon homme, père?» Mais aussitôt -qu'elle le vit vexé de nouveau, elle baisa sa main et dit qu'elle -allait chanter pour l'endormir. Elle se mit à chanter très bas, -jusqu'à ce que les doigts du vieux maître s'échappèrent des siens, -et que sa tête s'affaissa sur sa poitrine. Alors je lui dis de se taire -et de ne pas bouger par crainte de l'éveiller. Nous nous tûmes comme -des souris pendant une pleine demi heure, et nous aurions continué plus -longtemps, si Joseph, ayant fini son chapitre, ne s'était levé, et -n'avait dit qu'il devait éveiller le maître pour réciter les prières -et aller au lit. Il s'avança, l'appela par son nom et le toucha à -l'épaule; mais le vieillard restait immobile, de sorte qu'il prit la -chandelle et le regarda. Je vis bien qu'il y avait quelque chose qui -allait mal quand il remit sa lumière sur la table et que, saisissant -les enfants chacun par un bras, il leur murmura de monter, et de ne pas -faire de bruit, ajoutant qu'ils auraient à dire leurs prières tout -seuls ce soir-là, parce que lui-même avait autre chose à faire.</p> - -<p>—Je veux auparavant dire bonne nuit à mon père, dit Catherine, lui -passant les bras autour du cou avant que nous ayons pu l'en empêcher. -La pauvre créature découvrit tout de suite le malheur; elle gémit: -«Oh, il est mort, Heathcliff, il est mort!» Et tous deux se mirent à -pleurer, le cœur brisé.</p> - -<p>Je joignis mes sanglots aux leurs, amers et sonores, mais Joseph nous -demanda à quoi nous pensions de hurler de cette façon sur un saint -dans le ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton -pour chercher le médecin et le curé. Je ne pouvais pas deviner à quoi -servirait l'un ou l'autre dans ce moment; pourtant, je partis, par le -vent et la pluie, et je ramenai avec moi l'un des deux, le médecin; -l'autre dit qu'il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer -l'affaire, je courus à la chambre des enfants; leur porte était -entrebâillée, je vis qu'ils ne s'étaient pas couchés, bien qu'il fut -passé minuit; mais ils étaient plus calmes et n'avaient pas besoin de -moi pour les consoler. Les petites âmes se réconfortaient l'une -l'autre avec des pensées meilleures que toutes celles que j'aurais pu -leur suggérer; aucun curé dans le monde n'a jamais fait une aussi -belle peinture du ciel que celle qu'ils en faisaient dans leur innocente -conversation; et pendant que je les écoutais en sanglotant, je ne -pouvais m'empêcher de souhaiter que nous fussions tous ensemble en -sécurité là-haut.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_III_I">CHAPITRE III</a></h4> - - -<p>M. Hindley revint pour l'enterrement; et,—chose qui nous étonna et -fit jaser les voisins à droite et à gauche—il amena une femme avec -lui. Ce qu'elle était, et où elle était née, il ne nous en a jamais -informés; probablement qu'elle n'avait ni argent ni nom pour la -recommander, sans quoi il n'aurait pas tenu son union cachée de son -père.</p> - -<p>Ce n'était pas une femme qui aurait jamais troublé la maison pour sa -propre part. Tous les objets qu'elle vit, du moment où elle passa le -seuil, semblèrent l'enchanter, et aussi toutes les circonstances qui -eurent lieu autour d'elle, excepté les préparatifs de l'enterrement et -la présence des veilleurs funèbres. Je la crus à moitié niaise, par -la conduite qu'elle eut dans cette occasion. Elle courut dans sa chambre -et me fît y venir avec elle, alors que j'aurais dû habiller les -enfants; et là elle se tenait assise, frissonnante et tordant ses -mains, et demandant à plusieurs reprises: «Est-ce qu'ils sont partis, -à présent?» Alors elle commença à décrire avec une émotion -hystérique l'effet que lui produisait la vue du noir; et elle -tressaillit, et elle trembla, et enfin elle eut une crise de larmes. -Quand je lui demandai ce qu'il y avait, elle me répondit qu'elle ne -savait pas, mais qu'elle sentait une telle peur de mourir! Elle me -sembla aussi peu exposée à mourir dans ce moment que moi-même. Elle -était plutôt mince, mais jeune, le teint frais, et ses yeux -étincelaient comme des diamants. Je remarquai bien, il est vrai, que la -montée des escaliers la faisait respirer très vite, que le moindre -bruit soudain lui donnait le frisson, et qu'elle avait de temps à autre -une toux pénible; mais je ne savais rien de ce que présageaient ces -symptômes et rien ne me portait à sympathiser avec elle. Dans ce pays, -voyez-vous, M. Lockwood, nous n'avons pas l'habitude de nous attacher -aux étrangers, à moins qu'ils ne s'attachent à nous les premiers. Le -jeune Earnshaw avait considérablement changé pendant les trois années -de son absence; il était devenu plus maigre, avait perdu sa couleur, -parlait et s'habillait d'une toute autre façon. Le jour même de son -retour, il dit à Joseph et à moi que nous aurions désormais à -demeurer dans l'arrière-cuisine et à lui laisser la maison. Il voulait -même tapisser et faire couvrir de papier une petite chambre étroite -qui serait devenue un parloir; mais sa femme exprima tant de plaisir à -la vue du plancher blanc et de l'énorme cheminée toute brillante, et -des plats d'étain, et de la case aux faïences, et du chenil, et du -large espace qu'il y avait pour se mouvoir dans cette chambre où ils se -tenaient d'habitude, que son mari crut son projet inutile à la -commodité de sa femme, et y renonça.</p> - -<p>Elle témoigna du plaisir aussi à trouver une sœur parmi ses nouvelles -connaissances; et elle bavarda avec Catherine, et l'embrassa, et courut -partout avec elle, et lui donna des quantités de cadeaux, au -commencement. Pourtant son affection se fatigua très vite, et quand -elle devint aigre, Hindley devint tyrannique. Quelques mots d'elle, -témoignant de son antipathie pour Heathcliff, suffirent pour réveiller -en lui sa haine d'autrefois envers le garçon. Il le chassa de sa -compagnie et le rejeta dans celle des domestiques, le priva des leçons -du curé, exigea que désormais il travaillât dehors, le forçant à -besogner aussi durement qu'aucun autre garçon dans la ferme.</p> - -<p>Dans les premiers temps, Heathcliff supporta assez sa dégradation, -parce que Cathy lui enseignait ce qu'elle apprenait, et travaillait ou -jouait avec lui dans les champs. Tous deux promettaient de devenir rudes -comme des sauvages; le jeune maître ne s'occupait absolument pas de -leur conduite, ni de ce qu'ils, faisaient, de sorte qu'ils n'avaient pas -affaire à lui. Il ne les aurait pas même forcés à aller à l'église -le dimanche; mais Joseph et le curé le réprimandaient de son -insouciance toutes les fois que les enfants manquaient le service, et -lui, en conséquence, ne manquait pas d'ordonner que l'on battît -Heathcliff et que l'on privât Catherine de dîner ou de souper. Mais -c'était un de leurs amusements principaux de se sauver dans les marais -le matin et d'y rester toute la journée, et la punition qui suivait -était une risée pour eux. Le curé pouvait imposer à Catherine autant -de chapitres qu'il voulait à apprendre par cœur, et Joseph pouvait -battre Heathcliff jusqu'à avoir mal au bras; les deux enfants -oubliaient tout dans la minute où ils se retrouvaient ensemble, ou du -moins dans la minute où ils avaient exécuté quelque mauvais plan de -vengeance; plus d'une fois j'ai pleuré en moi-même à les voir pousser -tous les jours plus insouciants de tout, tandis que moi je n'osais pas -dire une syllabe, par crainte de perdre le peu de pouvoir que je gardais -encore sur ces créatures délaissées. Un dimanche soir, il arriva -qu'on les chassa de la grande chambre, parce qu'ils avaient fait du -bruit ou pour quelque petite offense de cette sorte; et quand j'allai -les appeler pour le souper, je ne pus les découvrir nulle part. Nous -fouillâmes la maison, en haut et en bas, la cour et les étables, ils -étaient introuvables. À la fin, Hindley, furieux, nous dit de -verrouiller les portes et jura que personne ne les laisserait rentrer -cette nuit-là. Tout le monde alla se coucher; et moi, trop inquiète -pour me mettre au lit, j'ouvris ma fenêtre et je passai ma tête pour -écouter, malgré la pluie, bien résolue à les laisser tout de même -entrer, s'ils revenaient. Après un moment, je distinguai des pas qui -montaient dans le chemin, et la lumière d'une lanterne brilla à -travers la porte. Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les -empêcher d'éveiller M. Earnshaw en frappant. Il n'y avait là que -Heathcliff, et je me sentis trembler en le voyant seul.</p> - -<p>—Où est miss Catherine? m'écriai-je précipitamment; pas -d'accident, j'espère?</p> - -<p>—À Thrushcross-Grange, répondit-il, et j'y serais aussi, mais ils -n'ont pas eu l'air disposés à me demander de rester.</p> - -<p>—Eh bien, vous allez en attraper, lui dis-je, vous ne serez jamais -content tant qu'on ne vous enverra pas à votre affaire; qu'est-ce -diable qui a pu vous faire rôder jusqu'à Thrushcross-Grange?</p> - -<p>—Laissez-moi me débarrasser de mes vêtements mouillés et je vous -raconterai tout sur cette aventure, Nelly, répondit-il.</p> - -<p>Je lui dis de prendre garde à ne pas éveiller le maître, et pendant -qu'il se déshabillait et que j'attendais pour éteindre la chandelle, -il poursuivit:</p> - -<p>—Cathy et moi, nous nous sommes échappés de la lingerie pour faire -une course en liberté, et comme nous apercevions de loin les lumières -de la Grange, nous eûmes l'idée d'aller voir si les Linton passaient -leur soirée du dimanche à se tenir debout dans les coins pendant que -leur père et leur mère restaient assis à boire et à manger, et à -chanter et à rire, et à brûler leurs yeux devant le feu. Croyez-vous -qu'ils le fassent? ou bien qu'ils lisent des sermons, et qu'ils soient -catéchisés par leur domestique, et qu'on leur fasse apprendre une -colonne de noms de l'Écriture s'ils ne répondent pas proprement?</p> - -<p>—Il est probable que non, répondis-je. Ce sont sans doute de bons -enfants, et ils ne méritent pas le traitement que vous recevez pour -votre mauvaise conduite.</p> - -<p>—Ne faites pas de morale, Nelly, me dit-il, quelle folie! Nous -courûmes du sommet des Heights jusqu'au parc sans nous arrêter; et -Catherine fut complètement battue dans la course parce qu'elle était -nu-pieds. Vous aurez demain à chercher ses souliers dans la boue. Nous -rentrâmes par le trou d'une haie; nous nous trouvâmes un chemin à -tâtons dans le sentier, et nous nous plantâmes sur une pelouse de -fleurs au-dessus de la fenêtre du salon. La lumière descendait de là -sur nous, on n'avait pas mis les volets, et les rideaux n'étaient -baissés qu'à moitié. Tous deux, en nous tenant debout sur le -rebord du mur et en nous appuyant à la saillie, nous pouvions regarder -à l'intérieur; et nous avons vu—ah! comme c'était beau!—un -endroit splendide tapissé de rouge, et des chaises et des tables couvertes -en rouge, et un beau plafond blanc bordé d'or, au centre duquel pendait, -attaché avec des chaînes d'argent, un grand candélabre tout -étincelant de petites bougies qui brillaient doucement. Les vieux M. et -Madame Linton n'y étaient pas; Edgar et sa sœur avaient la chambre -entièrement pour eux. Ne devaient-ils pas être heureux? À leur place, -nous nous serions crus dans le ciel! Et maintenant, devinez un peu ce -que vos bons enfants étaient en train de faire? Isabella—je pense -qu'elle a onze ans, un an de moins que Cathy—était étendue à -l'extrémité de la chambre, hurlant comme si des sorcières lui -enfonçaient des aiguilles brûlantes dans la peau. Edgard était debout -dans le foyer, pleurant en silence, et au milieu de la table était -assis un petit chien, agitant sa patte et piaillant; nous comprîmes, à -leurs accusations mutuelles, qu'ils venaient presque de couper cette -patte en deux à force de la tirer chacun de son côté. Les idiots! -C'était là leur plaisir! De se quereller à qui tiendrait dans sa main -cette petite bête, et chacun de se mettre à pleurer parce que, tous -les deux, après se l'être disputée, refusaient de la prendre. Nous -riions bien de ces créatures! Nous les méprisions! Quand me -prendrez-vous à désirer ce que Catherine désire? Quand nous -verrez-vous nous divertissant à hurler, et à sangloter, et à nous -rouler par terre tout le long d'une chambre? Pour un millier de vies, je -ne voudrais pas échanger ma condition ici pour celle d'Edgard Linton à -Thrushcross-Grange, pas même si j'avais le privilège d'attacher Joseph -au plus haut pignon, et de peindre le fronton de la maison avec le sang -de Hindley!</p> - -<p>—Silence, interrompis-je. Mais vous ne m'avez pas encore dit, -Heathcliff, pourquoi vous avez laissé Catherine là-bas.</p> - -<p>—Je vous ai dit que nous étions en train de rire, répondit-il. Les -Linton nous ont entendus, et d'un commun accord, tous deux se sont -précipités vers la porte. Il y a eu un silence, et puis un cri: «Oh, -maman, maman, oh papa! oh maman, venez ici; oh papa, oh!» Je vous -assure qu'ils n'ont fait que miauler de cette façon là. Alors nous -avons fait un bruit terrible pour les effrayer encore davantage, et puis -nous avons sauté en bas du rebord parce que nous entendions quelqu'un -tirer la barre de la porte et que nous sentions que le meilleur était -de nous sauver. Je tenais Cathy par la main et je la pressais de courir -quand tout d'un coup elle est tombée. Elle a murmuré: «Cours, -Heathcliff, cours, ils ont lâché le bouledogue, le voilà qui me -tient.» Le chien l'avait saisie au cou-de-pied, Nelly; j'entendais son -affreux ronflement. Et elle, elle ne criait pas, oh non, elle aurait -dédaigné de crier quand même elle aurait été embrochée sur les -cornes d'un taureau furieux. Mais moi je criais; je vociférais assez de -jurons pour anéantir tous les démons de la chrétienté; et j'ai pris -une pierre que je lui ai jetée dans la gueule, en faisant tout mon -possible pour la lui enfoncer dans la gorge. À la fin, un sot de -domestique est venu avec une lanterne, en criant: «Tiens bon, Skulker, -tiens bon!» Mais il a été forcé de changer de ton quand il a vu le -jeu de Skulker. Le chien était étouffé; son énorme langue rouge -pendait longue d'un demi-pied en dehors de sa gueule et ses lèvres -écumaient d'une bave de sang. L'homme a relevé Cathy. Elle était -malade: non de peur, j'en suis certain, mais de souffrance. Il l'a -emportée dans la maison et je les ai suivis, grognant des exécrations -et des menaces de vengeance. «Eh! bien! Robert, quelle prise? criait -Linton à l'entrée.—Skulker a attrapé une petite fille, monsieur; et -voici un garçon, dit-il en m'empoignant, qui a l'air d'un méchant -vagabond! Sans doute que les voleurs voulaient les faire passer par la -fenêtre, afin qu'ils ouvrent la porte au reste de la clique, quand tout -le monde serait endormi, pour qu'ils puissent nous assassiner à leur -aise. Taisez-vous, vous, petit voleur mal embouché, vous irez aux -galères pour ce coup-là; M. Linton, ne lâchez pas votre fusil.—Non, -non, Robert, dit le vieux fou, les canailles ont su que j'ai touché mes -rentes hier; ils ont pensé qu'ils auraient proprement leur affaire. -Entrez, je vais leur arranger une réception. Tiens, John, attache la -chaîne. Jenny, donnez un peu d'eau à Skulker. Venir provoquer un -magistrat dans sa forteresse, et un dimanche encore! Ou s'arrêtera leur -insolence? Oh ma chère Marie, regardez un peu! N'ayez pas peur, ce -n'est qu'un petit garçon: il est vrai que le diable ricane ouvertement -sur sa figure; ne serait-ce pas rendre service à la contrée que de le -pendre tout de suite avant qu'il ne puisse montrer sa nature dans ses -actes comme il le fait dans sa mine?» Il m'attira sous le chandelier et -Madame Linton mit ses lunettes sur son nez et leva ses bras au ciel pour -témoigner de son horreur. Les lâches enfants s'encouragèrent aussi à -ramper plus près, et j'entendis Isabella bégayer: «Quelle chose -affreuse! Mettez-le dans la cave, papa, il ressemble tout à fait au -fils du diseur de bonne aventure qui m'a volé mon faisan apprivoisé. -N'est-ce pas, Edgar?»</p> - -<p>Pendant qu'ils étaient en train de m'examiner, Cathy est revenue à -elle; elle a entendu ce dernier discours et elle s'est mise à rire. -Edgar Linton, après l'avoir longtemps considérée, trouva enfin assez -de présence d'esprit pour la reconnaître. Ils nous ont vus à -l'église, vous savez bien qu'il soit rare que nous les rencontrions -ailleurs. Il a dit tout bas à sa mère:</p> - -<p>—Mais c'est miss Earnshaw! et voyez comme Skulker l'a mordue!</p> - -<p>—Miss Earnshaw? Quelle folie! s'est écriée la dame. Miss Earnshaw -rôdant à travers le pays avec un gipsy! Et pourtant, mon cher, -l'enfant est en deuil, sûrement c'est elle; et elle peut rester -boiteuse pour toujours.</p> - -<p>—Quelle coupable insouciance de la part de son frère! s'écria M. -Linton, détournant ses regards de moi sur Catherine. J'ai d'ailleurs -entendu de Shielders (c'était le nom du curé, monsieur) qu'il la -laisse croître tout à fait comme une petite païenne. Mais qui est -celui-ci? Où a-t-elle ramassé ce compagnon? Oh! oh! je suis sûr que -c'est cette étrange acquisition qu'a faite notre feu voisin dans son -voyage à Liverpool, un petit Lascar, ou bien quelque enfant de parias -américains ou espagnols.</p> - -<p>—Un méchant garçon, en tout cas, remarqua la vieille dame, et pas -du tout fait pour une maison convenable! «Avez-vous entendu son langage, -Linton? Je suis effrayée de penser que mes enfants aient pu -l'entendre.»</p> - -<p>—Je recommençai à jurer—ne vous fâchez pas, Nelly,—et -alors on a ordonné à Robert de me faire sortir. J'ai refusé de m'en aller -sans Cathy, mais il m'a entraîné dans le jardin, m'a mis de force cette -lanterne dans la main, m'a assuré que M. Earnshaw serait informé de ma -conduite, et après m'avoir ordonné de marcher tout droit ici, a -refermé la porte. Les rideaux formaient encore une fente à un de leurs -coins, et je repris ma station pour espionner; parce que si Catherine -avait désiré retourner à la maison, j'avais l'intention de secouer -leur grand carreau de verre en un million de fragments pour peu qu'ils -eussent refusé de la laisser partir. Mais elle était assise -tranquillement sur le sofa. Madame Linton la débarrassa du manteau gris -de la laitière que nous avions emprunté pour notre excursion. Elle -secouait la tête et lui faisait des remontrances, je suppose: Cathy -était une jeune lady, et ils faisaient une distinction entre la façon -de la traiter et celle de me traiter moi-même. Alors la servante lui a -apporté un bassin d'eau chaude et lui a lavé les pieds; M. Linton lui -a préparé un grand verre de négus et Isabella lui a mis dans le pan -de sa robe tous les gâteaux qu'elle avait sur une assiette, pendant -qu'Edgar restait à distance, bouche béante. Après cela, ils ont -séché et peigné ses beaux cheveux, ils lui ont donné une paire -d'énormes pantoufles, et l'ont traînée auprès du feu; et quand je -suis parti, elle était aussi gaie qu'elle pouvait l'être, partageant -sa nourriture entre le petit chien et Skulker, dont elle pinçait le nez -en même temps qu'elle mangeait; elle allumait une étincelle de vie -dans les vides yeux bleus des Linton, un vague reflet de sa chère -figure enchanteresse. Je vis qu'ils étaient stupides d'admiration; elle -est si infiniment supérieure à eux, à tout le monde sur la terre, -n'est-ce pas vrai, Nelly?</p> - -<p>—Il va sortir de cette affaire plus de choses que vous n'en -prévoyez, répondis-je, le couvrant et éteignant la lumière. «Vous êtes -incurable, Heathcliff, et M. Hindley va être forcé de recourir à des -mesures extrêmes; vous verrez si je me trompe.» Mes paroles se -trouvèrent plus vraies que je n'aurais désiré. Cette malheureuse -aventure rendit Earnshaw furieux. En outre, M. Linton, pour améliorer -les choses, nous fit lui-même une visite le lendemain, et il débita au -jeune maître un tel sermon sur la voie funeste dans laquelle il menait -sa famille, que M. Hindley en fut très excité, et crut devoir -considérer sérieusement la situation. Heathcliff ne fut pas battu; -mais on lui déclara qu'au premier mot qu'il dirait à miss Catherine, -on le mettrait dehors; et Madame Earnshaw entreprit de forcer sa -belle-sœur à la réserve qui convenait, sitôt qu'elle serait -rentrée, se promettant d'y employer l'art et non la force, car par la -force elle ne serait jamais arrivée à rien.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></h4> - - -<p>Cathy resta cinq semaines à Thrushcross Grange, jusqu'à Noël. Cet -intervalle suffit pour la guérir entièrement de sa blessure à la -cheville, et par la même occasion, ses manières s'améliorèrent -beaucoup. Notre maîtresse lui faisait de fréquentes visites, et -commençait son plan de réforme en essayant d'exciter l'amour-propre et -la dignité de la jeune fille à force de belles robes et de flatteries. -À cela elle réussit aisément, de sorte que, au lieu d'une petite -sauvage farouche et échevelée, sautant par la maison, et se démenant -pour nous mettre tous hors d'haleine, nous vîmes descendre d'un joli -poney noir une personne très digne, avec des boucles de cheveux bruns -apparaissant sous une toque ornée d'une plume, et vêtue d'un long -manteau de laine, qu'elle était forcée de retenir avec les deux mains -pour pouvoir marcher. Hindley l'aida à descendre de son cheval, -s'écriant d'un air ravi: «Eh quoi, Cathy, vous voilà tout à fait une -beauté! J'aurais eu peine à vous reconnaître: vous avez maintenant -l'air d'une dame. Isabella Linton n'est rien en comparaison d'elle, -n'est-ce pas vrai, Frances?—Isabella n'a pas ses avantages naturels, -répliqua sa femme; mais il faut qu'elle soit sage, et ne recommence pas -ici à être une petite sauvage. Ellen, aidez miss Catherine à se -déshabiller. Restez tranquille, ma chère, vous allez déranger vos -boucles, laissez-moi dénouer votre chapeau.»</p> - -<p>J'enlevai le manteau, et au-dessous, je vis briller une longue robe de -soie, des bas blancs et des bottines vernies; ses yeux étincelaient -gaîment quand elle vit les chiens accourir en bondissant pour lui -souhaiter la bienvenue; mais c'est à peine si elle osa les toucher par -crainte qu'ils ne salissent ses beaux vêtements. Elle me baisa -gentiment: j'étais toute couverte de farine à faire les gâteaux de -Noël et il n'aurait pas fait bon de m'embrasser; après quoi, elle -regarda tout autour d'elle pour chercher Heathcliff. Monsieur -et Madame Earnshaw étaient très inquiets de la façon dont ils se -rencontreraient, pensant qu'on pourrait alors se rendre compte en -quelque mesure de la difficulté qu'il y aurait à séparer les deux -amis.</p> - -<p>Heathcliff fut d'abord malaisé à découvrir. Si lui et les autres ne -prenaient aucun soin de lui avant le départ de Catherine, ç'avait -été dix fois pire depuis. Personne que moi-même, n'avait l'attention -de lui dire qu'il était sale, et de le forcer à se laver, au moins une -fois par semaine; et il est rare que les enfants de son âge trouvent -d'eux-mêmes du plaisir dans le savon et l'eau; aussi, pour ne pas -parler de ses vêtements qui avaient traîné trois mois dans la boue et -la poussière, et de son épaisse chevelure jamais peignée, sa figure -et ses mains étaient affreusement sales. Il avait bien raison de se -cacher derrière le siège, en apercevant cette brillante et gracieuse -demoiselle qui entrait dans la maison, au lieu de l'inculte -contre-partie de lui-même qu'il attendait. «Est-ce que Heathcliff -n'est pas ici? demanda-t-elle, retirant ses gants, et laissant voir des -doigts d'une blancheur admirable.»</p> - -<p>—Heathcliff, vous pouvez avancer, cria M. Hindley, joyeux de sa -déconfiture, et heureux de voir dans quel état le répugnant garnement -serait forcé de se présenter. Vous pouvez venir et souhaiter la -bienvenue à miss Catherine, comme les autres domestiques.</p> - -<p>Cathy, apercevant son ami dans sa retraite, s'élança pour l'embrasser; -en une seconde, elle déposa sept ou huit baisers sur sa joue; puis elle -s'arrêta, se recula, et éclata de rire en s'écriant: «Eh, quelle -noire et méchante figure vous avez, et combien drôle et laid! Mais -c'est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabella Linton. Eh -bien, Heathcliff, m'avez-vous oubliée?»</p> - -<p>Elle avait quelque raison pour faire cette question, car la honte et -l'orgueil avaient jeté une ombre sur la contenance du garçon et le -tenaient immobile.</p> - -<p>—Serrez-lui la main, Heathcliff, dit M. Earnshaw d'un ton de -condescendance. Une fois par hasard, c'est permis.</p> - -<p>—Je ne veux pas, répondit le garçon, retrouvant enfin sa langue; -je ne veux pas rester ici pour qu'on rie de moi. Je ne le supporterai -pas!</p> - -<p>Et il voulut s'échapper, mais Cathy le saisit de nouveau.</p> - -<p>—Je n'ai pas eu l'intention de rire de vous, lui dit-elle; je n'ai -pas pu m'en empêcher; Heathcliff, serrez-moi la main, au moins. De quoi -êtes-vous grognon? C'était seulement que vous aviez l'air singulier. -Si vous voulez laver votre figure et brosser vos cheveux, ce sera -parfait: mais vous êtes si sale!—Elle regardait avec intérêt les -doigts tout poussiéreux qu'elle tenait dans les siens, et aussi sa -robe, que le contact d'Heathcliff n'avait pas dû embellir.</p> - -<p>—Vous n'aviez pas besoin de me toucher! répondit-il, suivant ses -regards et retirant sa main. Je serai aussi sale qu'il me plaira; et -j'aime à être sale, et je serai sale.</p> - -<p>Là-dessus, il s'élança la tête la première hors de la chambre, au -grand amusement du maître et de la maîtresse, et aussi au grand émoi -de Catherine, qui ne pouvait comprendre comment ses remarques avaient -fait pour produire une telle explosion de mauvaise humeur.</p> - -<p>Après avoir rempli auprès de la nouvelle venue le rôle de femme de -chambre, et avoir mis mes gâteaux dans le four, et avoir égayé la -maison et la cuisine avec de grands feux comme il convenait pour la -veillée de Noël, je me préparais à m'asseoir en chantant des noëls, -toute seule; sans faire attention à l'affirmation de Joseph qui -considérait les rythmes joyeux que j'avais pris comme constituant de -vraies chansons. Lui s'était retiré pour prier à part dans sa -chambre; et Monsieur et Madame Earnshaw occupaient l'attention de la -demoiselle en lui montrant toutes sortes de petites babioles qu'ils -avaient achetées pour qu'elle en fît présent aux Linton, en -reconnaissance de leurs bontés. On avait invité Isabella et Edgar à -passer la journée du lendemain à Wuthering Heights, et l'invitation -avait été acceptée, à une seule condition: Madame Linton avait -demandé que ses chéris eussent à être tenus soigneusement séparés -de ce «misérable garçon mal embouché».</p> - -<p>C'est dans ces circonstances que je restai seule au coin du feu. Je -savourais la riche odeur des épices qui cuisaient; j'admirais les -instruments de cuisine tout reluisants, l'horloge somptueuse enfermée -dans un couvercle de bois de houx, les cruches d'argent rangées -sur un plateau et prêtes pour être remplies d'ale chaud avant -le dîner; et par-dessus tout, la pureté sans tâche de ce qui était -particulièrement confié à mes soins, du plancher récuré et bien -balayé. J'admirais intérieurement chacun de ces objets autant qu'il -convenait; puis je me rappelais comment le vieil Earnshaw avait -l'habitude de venir quand tout était en place, et de m'appeler une -petite fille bien adroite et de glisser un schilling dans ma main comme -cadeau de Noël; et de là je vins à penser à son attachement pour -Heathcliff, à la peur qu'il avait que l'enfant n'eut à souffrir après -sa mort de la négligence des siens; et cela me conduisit naturellement -à considérer la situation présente du pauvre garçon; et au lieu de -chanter je sentis une envie de pleurer. Pourtant, je me dis bientôt -qu'il serait plus sage d'essayer de réparer quelques-uns des torts -commis envers Heathcliff que de verser des larmes sur eux: je me levai -et allai dans la cour pour le chercher; je le trouvai caressant le poil -lustré du nouveau poney dans l'étable, et nourrissant les autres -bêtes à son habitude.</p> - -<p>—Hâtez-vous, Heathcliff, lui dis-je, on est si bien dans la -cuisine, et Joseph est remonté; hâtez-vous, et laissez-moi vous habiller -gentillement avant que miss Cathy ne sorte de sa chambre, et alors vous -pourrez vous asseoir ensemble, avec tout le foyer pour vous deux, et -avoir une longue causette jusqu'au moment de vous coucher.</p> - -<p>Il continuait son travail sans tourner une seule fois la tête vers -moi.</p> - -<p>—Venez, viendrez-vous? continuai-je; il y a un petit gâteau pour -chacun de vous, qui sera prêt dans un instant; et vous avez besoin -d'une demi-heure pour vous habiller.</p> - -<p>J'attendis cinq minutes, mais n'obtenant aucune réponse, je le quittai. -Catherine soupa avec son frère et sa belle-sœur. Joseph et moi, nous -nous joignîmes pour un repas tout à fait insociable, assaisonné de -reproches, d'un côté, et d'insolence de l'autre. Le gâteau et le -fromage d'Heathcliff restèrent sur la table toute la nuit pour les -fées. Il s'arrangea pour continuer son travail jusqu'à neuf heures, -après quoi il s'en alla, muet et sombre, dans sa chambre. Cathy resta -debout très tard, ayant un monde de choses à ordonner pour la -réception de ses nouveaux amis; une fois elle vint dans la cuisine pour -parler à son ami d'autrefois; mais il n'y était pas, de sorte qu'elle -se contenta de demander ce qu'il avait, et sortit. Le lendemain matin, -le garçon se leva de bonne heure, mais comme c'était un jour de fête, -il s'enfuit avec sa mauvaise humeur vers les bruyères et ne reparut que -lorsque la famille fut partie pour l'église. Le jeûne et la réflexion -semblaient l'avoir amené à un meilleur esprit. Il resta quelques -instants accroché autour de moi, puis, s'étant armé de tout son -courage, il s'écria tout à coup:</p> - -<p>—Nelly, faites-moi propre, j'ai l'intention d'être bon.</p> - -<p>—Il est bien temps, Heathcliff, lui dis-je, vous avez fâché -Catherine: elle regrette d'être revenue. C'est comme si vous étiez -jaloux d'elle parce qu'on pense plus à elle qu'à vous.</p> - -<p>L'idée d'être jaloux d'elle était incompréhensible pour lui; mais -l'idée de la voir fâchée, il la comprenait assez clairement.</p> - -<p>—Est-ce qu'elle vous l'a dit, qu'elle était fâchée? demanda-t-il -d'un air très sérieux.</p> - -<p>—Elle a pleuré quand je lui ai dit que vous étiez reparti ce -matin.</p> - -<p>—Eh bien moi j'ai pleuré hier soir, répliqua-t-il, et j'avais plus -de raisons pour pleurer qu'elle.</p> - -<p>—Oui, vous aviez cette raison que vous alliez au lit avec un cœur -orgueilleux et un estomac vide. Les gens fiers entretiennent en eux de -mauvais chagrins. Mais si vous avez honte de votre méchante humeur, il -faut que vous demandiez pardon, voyez-vous, quand elle va rentrer. Vous -aurez à aller la trouver et à offrir de l'embrasser, et à lui -dire—vous savez mieux que moi ce qu'il y a à lui dire,—seulement -faites-le de bon cœur, et non pas comme si vous croyiez que sa grande -toilette a fait d'elle une étrangère. Et maintenant, malgré que j'aie -à préparer le dîner, je vais dérober un moment pour vous arranger, -si bien qu'Edgar Linton aura tout à fait l'air d'une poupée à côté -de vous. C'est d'ailleurs l'air qu'il a. Vous êtes plus jeune, et -pourtant, je le jurerais, vous êtes plus haut et deux fois aussi large -des épaules; vous pourriez l'abattre par terre en un clin d'œil. Ne -sentez-vous pas que vous le pourriez?</p> - -<p>La figure d'Heathcliff s'éclaira un moment, puis elle s'obscurcit de -nouveau, et il eut un soupir.</p> - -<p>—Mais, Nelly, si je l'abattais par terre vingt fois, cela ne le -rendrait pas moins joli, ni moi davantage. Ce que je voudrais, ce serait -d'avoir des cheveux blonds et la peau fine, et d'être aussi bien vêtu -et aussi bien élevé que lui, et d'avoir une chance d'être aussi riche -qu'il doit l'être.</p> - -<p>—Et de crier pour appeler maman à chaque instant, ajoutai-je, et -de trembler si un petit paysan levait son poing sur vous, et de rester -assis à la maison toute la journée pour une méchante averse? Oh -Heathcliff, vous montrez là un bien pauvre esprit. Venez à la glace, -et je vais vous montrer ce que vous devriez désirer. Voyez-vous ces -deux lignes entre vos yeux et ces épais sourcils qui, au lieu d'être -relevés et arqués, sont baissés par le milieu; et cette paire de -méchants yeux noirs de vrai diable, si profondément enfoncés, qui -jamais n'ouvrent franchement leurs fenêtres, et qui regardent -en-dessous comme des espions de l'enfer? Consentez et apprenez à -caresser comme il faut ces boucles maussades, à ouvrir franchement vos -paupières, et à changer ces diables en deux anges, confiants et -innocents, ne soupçonnant rien, et voyant partout des amis là où il -n'est pas certain qu'ils ont affaire à des ennemis. Ne gardez pas cette -expression d'un vieux chien vicieux qui a l'air de savoir que les coups -de pied qu'il reçoit sont ce qui lui est dû, et qui cependant déteste -le monde entier aussi bien que celui qui donne les coups de pied, pour -la peine qu'on lui fait souffrir.</p> - -<p>—Autrement dit, je dois désirer d'avoir les grands yeux bleus et -le front découvert d'Edgar Linton, répliqua-t-il. Eh bien c'est ce que je -fais, mais ce n'est pas ce qui me permettra de les avoir.</p> - -<p>—Un bon cœur vous aidera à avoir une bonne figure, mon garçon, -continuai-je, quand même vous seriez un vrai nègre, et un mauvais -cœur changera la meilleure figure en quelque chose de pire que ce qu'il -y a de plus laid. Et maintenant que nous avons fini de nous laver, de -nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne pensez pas que vous -êtes plutôt un joli garçon? Je vous le dis, moi, que vous en êtes -un. Qui sait si votre père n'était pas un empereur de Chine, et votre -mère une reine indienne, l'un et l'autre capables d'acheter, avec leur -revenu d'une semaine, Wuthering Heights et Thrushcross-Grange d'un seul -coup? Et vous avez été volé par de méchants matelots et amené en -Angleterre. Si j'étais à votre place, je me ferais une haute idée de -ma naissance, et l'idée de ce que j'aurais été d'abord me donnerait -du courage et de la dignité pour supporter l'oppression d'un petit -fermier.</p> - -<p>Je bavardais de cette façon, et Heathcliff perdait par degrés son air -soucieux, et commençait à avoir une figure tout à fait aimable, -lorsque notre conversation fut interrompue par un bruit sourd qui -remontait dans la route et entrait dans la cour. Il courut à la -fenêtre et moi à la porte, juste à temps pour voir les deux Linton -descendre de la voiture de famille, enveloppés de manteaux et de -fourrures, et pour voir les Earnshaw sauter en bas de leurs chevaux, car -il leur arrivait souvent l'hiver d'aller à cheval à l'église. -Catherine prit par la main chacun des enfants et les conduisit dans la -maison, et les installa devant le feu, qui ne tarda pas à mettre des -couleurs vives sur leurs pâles visages.</p> - -<p>Je pressai mon compagnon de se hâter à présent d'aller montrer son -aimable humeur, et il y consentit volontiers; mais la malchance voulut -que, au moment où il ouvrait d'un côté la porte de la cuisine, -Hindley l'ouvrait de l'autre côté. Ils se rencontrèrent, et le -maître, irrité de le voir propre et gai, ou peut-être désireux de -garder la promesse faite à Madame Linton, le fit reculer d'une poussée -soudaine et ordonna d'un ton fâché à Joseph de garder le gaillard -hors de la chambre, de l'envoyer au grenier jusqu'à la fin du dîner:</p> - -<p>—Il ne manquera pas de fourrer ses doigts dans les tartes et de -voler les fruits, si on le laisse seul à la cuisine une minute.</p> - -<p>—Non, monsieur, ne pus-je m'empêcher de répondre, il ne touchera à -rien pour ce qui est de lui, et je suppose qu'il faut qu'il ait sa part -des friandises aussi bien que nous.</p> - -<p>—C'est de ma main qu'il aura sa part, si je l'attrape à descendre -avant la nuit, cria Hindley. Dehors, vagabond; eh quoi, vous faites -l'essai du peigne, hein? Attendez que je vous débarrasse de ces -élégantes boucles, voyez un peu si je ne pourrais pas les tirer pour -les allonger.</p> - -<p>—Elles sont déjà assez longues, observa le jeune Linton qui -s'était approché de la porte et regardait à la dérobée. Je m'étonne -qu'elles ne lui donnent pas mal à la tête. C'est comme s'il avait une -crinière de pouliche au-dessus des yeux.</p> - -<p>Il avait hasardé cette remarque sans aucune intention injurieuse; mais -la violente nature d'Heathcliff n'était pas préparée à endurer -l'ombre d'une impertinence de la part de quelqu'un qu'il semblait depuis -lors haïr comme un rival. Il saisit une soupière pleine de sauce de -pommes chaude, la première chose qui lui tomba sous la main, et la -lança en plein sur la figure et le cou du petit Linton; celui-ci -commença aussitôt une lamentation qui fit accourir Isabella et -Catherine. Hindley Earnshaw empoigna le coupable et le conduisit à sa -chambre; et là sans doute il lui administra un dur remède pour le -guérir de son accès de passion, car, en revenant, il était rouge et -essoufflé. Je pris un torchon et je frottai avec un peu de dépit le -nez et la bouche d'Edgar, affirmant que cela lui apprendrait à se -mêler des affaires d'autrui. Sa sœur commença à pleurer et à -demander à rentrer à la maison, et Cathy se tenait là, confuse, -rougissant pour tout le monde.</p> - -<p>—Vous n'auriez pas dû lui parler, dit-elle au jeune Linton. Il -était de mauvaise humeur et maintenant vous avez gâté votre visite; et il -sera battu, je le hais d'être battu! Je ne pourrai pas manger mon -dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar?</p> - -<p>—Je ne lui ai pas parlé, sanglotait l'enfant s'échappant de mes -mains, et achevant de se nettoyer avec son mouchoir de batiste. J'ai -promis à maman de ne pas lui dire un mot.</p> - -<p>—Allons, ne pleurez pas, répondit Catherine dédaigneusement, on ne -vous a pas tué. Soyez sage, voilà mon frère qui vient, restez -tranquille! Silence, Isabella, est-ce que quelqu'un vous a blessée, -vous?</p> - -<p>—Allons, allons, enfants, asseyez-vous à vos places, cria Hindley, -accourant. Cette brute d'enfant m'a joliment échauffé. La prochaine -fois, maître Edgar, prenez la loi dans vos poings, cela vous donnera de -l'appétit.</p> - -<p>L'aspect et l'odeur du festin rendirent à la petite bande sa -tranquillité d'esprit. Tous avaient faim après leur course; et comme -il ne leur était arrivé aucun mal réel, ils n'eurent pas de peine à -se consoler. M. Earnshaw distribuait d'abondantes portions, et la -maîtresse les égayait par l'entrain de sa causerie. Je restai debout -derrière sa chaise. Je souffrais de voir Catherine, les yeux secs et -l'air indifférent, commencer à couper l'aile d'une oie placée devant -elle. «C'est une enfant sans cœur, pensais-je; comme elle oublie -légèrement les souffrances de son ancien compagnon de jeu! Je ne -l'aurais pas imaginée si égoïste.» Elle porta une bouchée à ses -lèvres, puis la reposa de nouveau. Ses joues rougirent et je vis les -larmes jaillir de ses yeux. Elle fit glisser à terre sa fourchette, et -se hâta de se baisser sous la table pour cacher son émotion. Je ne -pouvais pas continuer à l'appeler une fille sans cœur, car je vis -qu'elle était toute la journée dans le purgatoire, et qu'elle -s'épuisait à trouver une occasion de rester seule, ou de rendre une -visite à Heathcliff, qui avait été enfermé par le maître, comme je -le découvris en essayant de lui monter en secret un plat de nourriture.</p> - -<p>Le soir, il y eut une danse. Cathy demanda alors à ce qu'il fut remis -en liberté, parce qu'Isabella Linton n'avait pas de partenaire; mais -ses efforts furent vains, et c'est moi qui fus désignée pour remplir -la place vacante. L'excitation de l'exercice nous débarrassa de tout -chagrin, et notre plaisir fut accru par l'arrivée de la fanfare de -Gimmerton, en tout plus d'une quinzaine: une trompette, un trombone, des -clarinettes, des bassons, des cors français et une basse-viole, sans -parler des chanteurs. Ils vont à la ronde dans toutes les maisons -respectables et reçoivent des cadeaux tous les Noëls, et nous -estimâmes comme une joie de premier ordre de pouvoir les entendre. -Quand les Noëls d'usage furent chantés, nous les installâmes à -chanter des chansons et des lais. Madame Earnshaw aimait la musique, de -sorte qu'ils nous en donnèrent en abondance.</p> - -<p>Catherine l'aimait aussi; mais elle dit qu'on l'entendrait plus -doucement du haut de l'escalier, et elle monta dans l'obscurité; je la -suivis. On ferma la porte d'en bas, car il y avait tant de monde que -personne n'avait remarqué notre absence. Cependant Cathy, sans -s'arrêter au haut de l'escalier, était montée jusqu'au grenier où -l'on avait enfermé Heathcliff, et s'était mise à l'appeler. Pendant -un moment, il refusa obstinément de répondre; elle persévéra et -finit par le persuader de communiquer avec elle à travers les planches. -Je laissai les pauvres créatures causer à leur aise, jusqu'au moment -où je supposai que les chants allaient cesser et les chanteurs prendre -de nouveau quelques rafraîchissements; alors je grimpai à l'échelle -pour la prévenir. Mais au lieu de la trouver dehors, j'entendis sa voix -à l'intérieur. Le petit singe avait rampé par la lucarne de l'une des -chambres, le long du toit, dans la lucarne de l'autre, et ce fut avec la -plus grande difficulté que je pus la décider à sortir. Quand elle -vint, Heathcliff vint avec elle, et elle insista pour que je le prenne -dans la cuisine: l'autre domestique, Joseph, étant allé à Gimmerton -pour ne pas entendre le bruit de notre infernale psalmodie, comme il se -plaisait à l'appeler. Je leur dis que je n'entendais en aucune façon -encourager leurs tours, mais que, comme le prisonnier n'avait rien -mangé depuis le dîner de la veille, je consentirais à le laisser -cette fois tricher devant M. Hindley. Il descendit, je l'installai sur -une chaise près du feu, et lui offris une quantité de bonnes choses, -mais il était malade et ne pouvait guère manger, et mes efforts pour -le faire manger furent inutiles. Il appuya ses deux coudes sur ses -genoux, son menton dans ses mains, et resta plongé dans une méditation -muette. Quand je lui demandai le sujet de ses pensées, il me répondit -gravement:</p> - -<p>—Je suis en train d'essayer de déterminer comment je pourrai -repayer Hindley. Peu m'importe le temps qu'il faudra attendre, pourvu que -j'y arrive à la fin. J'espère qu'il ne mourra pas avant que j'y arrive.</p> - -<p>—Vous n'avez pas honte, Heathcliff! dis-je. C'est à Dieu de punir -les méchants; nous, nous devons apprendre à pardonner.</p> - -<p>—Non, Dieu n'aurait pas la satisfaction que j'aurai, répondit-il. -Je voudrais seulement connaître le meilleur moyen. Laissez-moi seul, et je -vais le combiner: quand je pense à cela, je ne sens pas ma peine.</p> - -<p>—«Mais, monsieur Lockwood, j'oublie que ces contes ne peuvent -guère vous divertir. Je suis désolée de songer comment j'ai pu avoir l'idée -de bavarder de cette façon; et votre tisane est froide, et vous penchez -la tête pour aller vous coucher. J'aurais pu vous dire l'histoire de -Heathcliff, ou du moins tout ce que vous avez besoin d'en savoir, en une -demi-douzaine de mots.» S'interrompant ainsi, ma ménagère se leva, et -fit mine de mettre son ouvrage de côté, mais je me sentais incapable -de bouger du foyer, et j'étais bien loin d'avoir sommeil:—Restez -assise, Madame Dean, lui criai-je, restez assise encore une demi-heure. -Vous avez très bien fait de me raconter cette histoire à loisir; c'est -la méthode que j'aime, et il faudra que vous la finissiez dans le même -style. Il n'y a pas un des caractères que vous avez mentionnés qui ne -m'intéresse plus ou moins.</p> - -<p>—Mais l'horloge va sonner onze heures, monsieur.</p> - -<p>—N'importe, je n'ai pas l'habitude de me coucher de bonne heure. -Une heure ou deux, c'est bien assez pour une personne qui reste au lit -jusqu'à dix heures.</p> - -<p>—Vous ne devriez pas rester couché jusqu'à dix heures. La matinée -est déjà passée à cette heure-là. Une personne qui n'a pas fait à -dix heures la moitié de l'ouvrage de sa journée court risque de -laisser l'autre moitié à demi-inachevée.</p> - -<p>—Pourtant, madame Dean, reprenez votre siège, car demain j'ai -l'intention de prolonger la nuit jusqu'à midi. Je me prédis pour tout -le moins un gros rhume.</p> - -<p>—J'espère que non, monsieur. Eh bien, il faudra que vous me -permettiez de sauter par-dessus quelque trois ans; pendant cet espace de -temps, Madame Earnshaw...</p> - -<p>—Non, non, je ne permettrai rien de tel. Connaissez-vous cette -humeur dans laquelle, si vous êtes assis seul, et qu'un chat lèche son -petit devant la cheminée, sous vos yeux, vous vous intéressez si -sérieusement à l'opération qu'il suffit que le chat néglige -seulement une oreille de son petit pour vous mettre hors de vous?</p> - -<p>—Une humeur affreusement paresseuse, j'ose dire.</p> - -<p>—Au contraire, très active, jusqu'à fatiguer. Et c'est mon humeur -en ce moment, aussi je vous prie de continuer très en détail. Je -m'aperçois que les gens de ces pays acquièrent sur les gens des villes -la supériorité qu'une araignée dans une prison a sur une araignée -dans un cottage, au point de vue des habitants qui les considèrent. Et -pourtant, cet accroissement d'attractions n'est pas entièrement dû à -la situation du témoin. Les gens d'ici vivent d'une façon plus -sérieuse, plus intime, ils s'occupent moins de la surface, du -changement, et des frivolités extérieures. J'imagine qu'un amour -durant toute une vie est presque possible ici; tandis que jusqu'à -présent j'ai toujours refusé de croire à la possibilité d'un amour -quelconque de plus d'un an de durée.</p> - -<p>—Oh! nous sommes les mêmes ici que partout ailleurs, observa -Madame Dean, quelque peu embarrassée par mon speech.</p> - -<p>—Excusez-moi, répondis-je; vous, ma bonne dame, vous êtes un -démenti frappant à cette assertion. Sauf quelques expressions provinciales -de peu d'importance, vous n'avez aucune trace des manières que j'étais -habitué à considérer comme particulières à votre classe. Je suis -sûr que vous avez pensé beaucoup plus que la généralité des -domestiques. Le manque d'occasion de dépenser votre vie en vaines -bagatelles vous a forcée à cultiver vos facultés de réflexion.</p> - -<p>Madame Dean se mit à rire.</p> - -<p>—À coup sûr, je me considère comme une personne sage et -raisonnable, dit-elle, mais ce n'est pas pour avoir vécu sur ces collines, -et pour avoir vu les mêmes figures et les mêmes actions d'un bout à l'autre -de l'année. C'est que j'ai subi une forte discipline qui m'a enseigné -la sagesse; et puis, j'ai lu beaucoup plus que vous ne pourriez le -supposer, M. Lockwood. Il n'y a pas un livre dans cette bibliothèque -que je n'aie regardé et dont je n'aie tiré quelque chose: excepté -cette rangée de livres grecs et latins, et ces livres français; et -encore ceux-là, je les connais par ce que j'en ai vu dans les autres: -c'est ce que vous pouvez attendre de la fille d'un pauvre homme. -Pourtant, si vous désirez que je poursuive mon histoire à la façon -d'une vraie commère, je veux bien continuer; et au lieu de sauter trois -ans, je me contenterai de passer à l'été suivant, l'été de 1778, -c'est-à-dire il y a à peu près vingt-trois ans.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></h4> - - -<p>—Un beau matin de juin est né mon premier petit nourrisson, le -dernier de l'ancienne famille des Earnshaw. Nous étions occupées aux foins -dans un champ éloigné lorsque la fille qui avait l'habitude de nous -apporter à déjeuner est accourue, une heure à l'avance, traversant la -prairie et remontant la ruelle, et m'appelant tout le temps qu'elle -courait.</p> - -<p>—Oh! un si grand bébé, cria-t-elle, le plus beau qui ait jamais -vécu! Mais le docteur dit que Madame doit s'en aller: il dit qu'elle a -été poitrinaire depuis plusieurs mois. Je l'ai entendu le dire à M. -Hindley: et maintenant elle n'a rien pour la garder en vie, et elle sera -morte avant l'hiver. Il faut que vous rentriez à la maison tout de -suite. C'est vous qui aurez à être sa nourrice, Nelly: à le nourrir -de sucre et de lait et à prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais -bien être à votre place, parce que cet enfant sera tout à fait à -vous quand il n'y aura plus Madame.</p> - -<p>—Mais est-ce qu'elle est très malade? demandai-je, jetant mon -râteau et attachant mon bonnet.</p> - -<p>—Je devine qu'elle doit l'être; mais elle a l'air si brave, -répondit la fille, et elle parle comme si elle avait l'idée de vivre pour -voir l'enfant devenir un homme. Elle a perdu la tête de joie, l'enfant est -si beau! Si j'étais à sa place, je suis sûre que je ne mourrais pas; -je me sentirais mieux portante rien qu'à le regarder, malgré le -médecin.</p> - -<p>«J'étais vraiment folle de le voir. Dame Archer a descendu le -chérubin pour le montrer au maître de la maison, et sa figure avait -juste commencé à s'éclairer lorsque voilà le médecin qui s'avance -et qui dit:</p> - -<p>—Earnshaw, c'est une bénédiction que votre femme ait été épargnée -pour vous laisser ce fils. Lorsqu'elle est venue, j'ai eu le sentiment -que nous ne la garderions pas; et maintenant, je dois vous le dire, -l'hiver va probablement la finir. Ne vous effrayez pas et ne vous en -désolez pas trop, il n'y a pas de remède; et puis, vous auriez dû -être plus avisé que de choisir un pareil jonc de fille!</p> - -<p>—Et qu'est-ce que le maître a répondu, demandai-je?</p> - -<p>—Je crois bien qu'il a juré, mais je n'y ai pas fait attention; je -m'efforçais pour voir l'enfant.</p> - -<p>Et elle recommença à le décrire d'un ton extasié. J'étais aussi -excitée qu'elle et je courus bien vite à la maison pour l'admirer pour -mon compte, et pourtant j'étais très triste au sujet d'Hindley. Il -n'avait de place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et -lui-même, il adorait sa femme et je ne pouvais pas m'imaginer comment -il supporterait sa perte.</p> - -<p>En arrivant à Wuthering-Heights, je le vis debout sur la porte, et je -lui demandai au passage comment allait l'enfant.</p> - -<p>—Tout prêt à courir, Nelly, nous répondit-il en exhibant un -sourire joyeux.</p> - -<p>—Et la maîtresse? me hasardai-je à demander, le médecin dit -qu'elle est...</p> - -<p>—Au diable le médecin! fit-il en devenant tout rouge. Frances va -très bien, elle sera tout à fait remise la semaine prochaine. Est-ce que -vous montez? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si seulement elle -promet de ne pas parler. Je l'ai laissée parce qu'elle ne voulait pas -se taire, et qu'il faut qu'elle se taise; dites-lui que M. Kenneth a dit -qu'il fallait rester tranquille.</p> - -<p>Je fis la commission auprès de Madame Earnshaw; elle semblait avoir un -peu de délire, et me répondit gaiement:</p> - -<p>—C'est à peine si j'ai dit un mot, Ellen, et alors il s'en est -allé deux fois en pleurant. C'est bien, dites-lui que je promets de ne pas -parler; mais cela ne m'empêchera pas de lui sourire!</p> - -<p>Pauvre âme! Jusqu'à la dernière semaine avant sa mort, cette joyeuse -humeur ne lui a jamais manqué, et son mari persistait obstinément, -non, furieusement à observer que sa santé s'améliorait tous les -jours. Lorsque Kenneth l'avertit que ses remèdes étaient inutiles à -ce degré de la maladie, et qu'il ne voulait pas l'exposer à d'autres -dépenses en continuant à la soigner, il répliqua:</p> - -<p>—Je sais que c'est inutile, elle va très bien, elle n'a plus -besoin de vos soins. Elle n'a jamais été poitrinaire. Ce n'était qu'une -fièvre, et elle est partie. Son pouls est aussi lent que le mien et ses -joues aussi fraîches.</p> - -<p>Il dit la même histoire à sa femme et elle sembla le croire; mais une -nuit, pendant qu'elle s'appuyait sur son épaule et lui disait qu'elle -croyait ne pas pouvoir se lever le lendemain, un accès de toux la prit, -un accès très léger. Hindley la souleva dans ses bras, elle passa ses -deux mains autour de son cou, sa figure changea: elle était morte.</p> - -<p>Comme la fille l'avait prédit, le petit Hareton tomba complètement -entre mes mains. M. Earnshaw, en ce qui touchait son enfant était -content pourvu qu'il le vit en bonne santé et ne l'entendit pas -pleurer; mais lui-même devenait désespéré, et son chagrin était de -cette sorte qui n'admet pas les lamentations. Il ne pleurait ni ne -priait, mais ne faisait que maudire et défier, exécrant Dieu et les -hommes, et s'adonnant à une affreuse dissipation. Les domestiques ne -pouvaient supporter longtemps sa conduite tyrannique et méchante: -Joseph et moi étions les deux seuls qui consentions à rester. Je -n'avais pas le cœur de quitter ma charge, et puis vous savez que -j'avais été sa sœur de lait, de sorte que j'excusais sa conduite plus -volontiers que n'aurait fait un étranger. Joseph restait pour malmener -les fermiers et les ouvriers, et parce que sa vocation était d'être -là où il avait une abondance de méchancetés à réprouver.</p> - -<p>Les mauvaises façons et la mauvaise société du maître formaient un -bel exemple pour Catherine et pour Heathcliff. La façon dont il -traitait ce dernier aurait suffi pour faire un diable d'un saint. Et en -vérité on aurait dit que le garçon était possédé de quelque chose -de diabolique à cette époque. Il faisait ses délices de voir Hindley -se dégrader à jamais, et tous les jours, sa sauvagerie, sa férocité -devenaient plus marquées. Je ne pourrais seulement pas vous dire à -moitié quelle infernale maison nous avions. Le curé avait cessé de -venir et personne de convenable ne s'approchait de nous, à la fin, à -moins d'excepter les visites que faisait Edgar Linton à miss Cathy. À -quinze ans, celle-ci était la reine de la contrée, elle n'avait pas sa -pareille et devenait une créature superbe et hautaine. J'avoue que je -ne l'aimais pas, une fois son enfance passée, et souvent je la vexais -en essayant d'abattre son arrogance; et pourtant elle n'eut jamais -d'aversion pour moi. Elle avait une constance extraordinaire pour ses -attachements anciens; même Heathcliff tenait inaltérablement sa place -dans son affection, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, eut -toujours beaucoup de peine à produire sur elle une impression aussi -profonde. C'est lui qui a été mon dernier maître: voilà son portrait -au-dessus de la cheminée. Auparavant, il était pendu d'un côté et -celui de sa femme de l'autre; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi -vous auriez pu voir un peu comment elle était. Pouvez-vous distinguer -quelque chose dans ceci?</p> - -<p>Madame Dean éleva la chandelle et je pus distinguer une figure aux -traits doux, et offrant une ressemblance extrême avec la jeune dame des -Heights, mais plus pensive et d'une expression plus aimable. C'était -vraiment une image charmante. Les longs cheveux blonds s'enroulaient -légèrement sur les tempes, les yeux étaient larges et sérieux, la -figure presque trop gracieuse. Je n'étais pas étonné de savoir que -Catherine Earnshaw avait pu oublier son premier ami pour celui-ci, mais -je me demandais plutôt comment cet homme-ci, pour peu que son esprit -ait correspondu à sa personne, avait pu s'éprendre de Catherine -Earnshaw telle que je l'imaginais.</p> - -<p>—Un bien agréable portrait, dis-je à ma ménagère, est-ce -ressemblant?</p> - -<p>—Oui, mais il avait bien meilleur air quand il était animé. Ceci -est sa figure de tous les jours; en général, il manquait de feu.</p> - -<p>Catherine avait conservé ses relations avec Linton depuis les cinq -semaines de son séjour parmi eux; et comme elle n'était pas tentée en -leur compagnie de montrer les côtés rudes de sa nature, et comme elle -avait assez de raison pour avoir honte d'être rude, en présence d'une -aussi constante amabilité, elle en avait imposé à la vieille dame et -au gentleman et à M. Linton, sans y penser, par son ingénieuse -cordialité; elle avait gagné l'admiration d'Isabelle et le cœur et -lame de son frère. Ces acquisitions l'avaient flattée dès le début, -pleine d'ambition comme elle était, et l'avaient conduite à adopter un -caractère doux, sans qu'elle ait eu précisément l'intention de -tromper personne. Dans cette maison où elle avait entendu Heathcliff -traité de «jeune ruffian vulgaire» et de «pire qu'une brute», elle -prenait bien soin de ne pas agir comme lui: mais à la maison, elle -n'avait que peu d'envie de pratiquer une politesse qui aurait seulement -fait rire d'elle, et de restreindre une nature déréglée, alors qu'il -ne pouvait en résulter pour elle ni crédit ni louange.</p> - -<p>M. Edgar avait rarement le courage de faire des visites ouvertes à -Wuthering Heights. La réputation d'Earnshaw le terrifiait, et il -tremblait à l'idée de le rencontrer; et pourtant nous faisions -toujours, quand il venait, notre possible pour le recevoir poliment; le -maître lui-même évitait de l'offenser, sachant pourquoi il venait; et -s'il ne pouvait pas être gracieux, il se retirait de son passage. Je -crois plutôt que sa venue là-bas déplaisait à Catherine: elle -n'était pas artificieuse, n'aimait pas à jouer à la coquette et -voulait évidemment empêcher ses deux amis de se rencontrer; car -lorsque Heathcliff exprimait devant Linton le mépris qu'il avait pour -lui, elle ne pouvait pas avoir l'air à moitié d'accord avec lui, comme -elle faisait quand Linton témoignait du dégoût et de l'antipathie -pour Heathcliff; elle n'osait pas traiter ces sentiments avec -indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon n'avait -aucune importance pour elle. J'ai ri souvent de ses perplexités, et de -ses embarras secrets, qu'elle s'efforçait vainement de cacher à ma -moquerie. Ceci semble le fait d'une mauvaise nature: mais elle était si -fière qu'il semblait vraiment impossible d'avoir pitié de sa détresse -aussi longtemps qu'elle ne serait pas amenée à plus d'humilité. Enfin -elle se décida à avouer et à me faire sa confidence; il n'y avait -personne autre dont elle put faire sa conseillère.</p> - -<p>Une après-midi, M. Hindley était parti et Heathcliff s'en était -autorisé pour se donner congé. Il avait alors atteint, je crois, -l'âge de seize ans, et sans avoir une mauvaise figure, ni manquer -d'intelligence, il ne laissait pas de causer une impression de -répulsion physique et morale dont il ne reste plus aucune trace dans -son aspect d'à présent. D'abord, il avait, avec le temps, perdu tout -le bénéfice de sa première éducation: un travail incessant et -pénible, commencé de bonne heure et terminé tard, avait éteint en -lui toute curiosité pour le savoir et tout amour des livres ou de -l'étude. Son sentiment de supériorité, autrefois inculqué en lui par -la faveur du vieux M. Earnshaw, s'était effacé. Longtemps il lutta -pour égaler Catherine dans ses études, et quand il céda, ce fut avec -un regret poignant, bien que silencieux: mais il dut céder -complètement; et rien ne put prévaloir pour lui faire faire un seul -pas en avant, dès qu'une fois il eut senti la nécessité de rester en -arrière. En même temps, son apparence physique se mit d'accord avec sa -dégradation mentale: il prit une démarche gauche et lourde, un regard -vulgaire; sa réserve naturelle s'exagéra et devint une morosité -insociable, excessive au point de lui donner un air idiot; et il faut -croire qu'il prenait un méchant plaisir à exciter l'aversion plutôt -que l'estime des rares personnes qui le connaissaient.</p> - -<p>Catherine et lui continuaient à rester toujours ensemble dans les -moments de répit que lui laissait son travail; mais il avait cessé de -lui exprimer son affection en paroles et il se refusait à ses caresses -avec une colère soupçonneuse, comme s'il avait conscience qu'on ne -pouvait avoir aucun plaisir à lui prodiguer de telles marques -d'affection. Dans l'occasion que je vous disais, il vint à la maison -pour annoncer son intention de ne rien faire. J'étais en train d'aider -miss Cathy à s'habiller: elle n'avait pas prévu qu'il aurait l'idée -de se reposer ce jour-là, et, s'imaginant qu'elle aurait toute la place -pour elle seule, elle avait trouvé le moyen d'informer M. Edgar de -l'absence de son frère: elle se préparait alors à le recevoir.</p> - -<p>—Cathy, est-ce que vous êtes occupée cet après-midi, demanda -Heathcliff, est-ce que vous allez quelque part?</p> - -<p>—Non, il pleut.</p> - -<p>—Alors, pourquoi avez-vous mis cette robe de soie? Personne ne va -venir ici, j'espère?</p> - -<p>—Pas que je sache, murmura Miss: mais vous devriez être déjà aux -champs, Heathcliff, il est une heure, je vous croyais parti.</p> - -<p>—Hindley ne nous délivre pas souvent de sa maudite présence, -observa le garçon, je ne travaillerai plus aujourd'hui, je resterai avec -vous.</p> - -<p>—Oh! mais Joseph le dira! Vous feriez mieux d'aller travailler.</p> - -<p>—Joseph est en train de charger de la chaux de l'autre côté de -Pennistone Crags: «ça le retiendra jusqu'à la nuit, et il ne saura -rien». Il s'approcha du feu et s'assit. Catherine réfléchit un -instant, les sourcils froncés, elle jugea nécessaire de préparer les -voies.</p> - -<p>—Isabella et Edgar Linton ont parlé de venir cet après-midi, -dit-elle, après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les -attends guère; mais il se peut qu'ils viennent, et s'ils viennent, vous -courez le risque d'être grondé inutilement.</p> - -<p>—Commandez à Ellen de dire que vous êtes occupée. Cathy, ne me -chassez pas pour ces pitoyables et odieux amis que vous avez-là. Je -suis souvent sur le point de me plaindre de ce qu'ils......, mais je ne -veux pas.</p> - -<p>—De ce qu'ils quoi? cria Catherine, le regardant d'un air troublé. -Oh Nelly, ajouta-t-elle vivement en arrachant sa tête de mes mains, vous -avez peigné mes cheveux dans le mauvais sens. C'est assez, laissez-moi -seule. De quoi êtes-vous sur le point de vous plaindre, Heathcliff?</p> - -<p>—De rien, seulement regardez cet almanach sur le mur, dit-il en -montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre: voyez, les -croix sont pour marquer les soirées que vous avez passées avec les -Linton, les points, pour marquer celles que vous avez passées avec moi. -Voyez-vous? J'ai marqué tous les jours.</p> - -<p>—Oui, quelle folie! comme si j'y faisais attention! répondit -aigrement Catherine. Et quel est le sens de tout cela?</p> - -<p>—De montrer que moi, j'y fais attention, dit Heathcliff.</p> - -<p>—Et voudriez-vous que je reste toujours assise avec vous? -demanda-t-elle, s'irritant toujours davantage. Quel profit y -gagnerais-je? De quoi pouvez-vous causer? Un muet ou un enfant feraient -plus pour m'amuser que vous ne faites.</p> - -<p>—Vous ne m'avez jamais dit auparavant que je parlais trop peu ou -que vous vous déplaisiez en ma compagnie, Cathy! s'écria Heathcliff, très -agité.</p> - -<p>—Il n'y a pas de compagnie du tout quand les gens ne savent rien, -ni ne disent rien, murmura-t-elle.</p> - -<p>Son compagnon s'était levé, mais il n'eut pas le temps d'exprimer -davantage ses sentiments, car le pas d'un cheval résonna sur les -dalles, et, après avoir frappé doucement, le jeune Linton entra, la -figure toute brillante de joie d'avoir été ainsi mandé à -l'improviste. Il est évident que Catherine dut remarquer la différence -entre ses deux amis, dans ce moment où l'un entrait et l'autre sortait. -C'était un contraste comme celui que vous voyez lorsque vous passez -d'un pays à charbon aride et montueux, dans une belle et fertile -vallée. La voix et la façon de saluer n'étaient pas moins -différentes que la figure. Edgar avait une manière de parler douce et -délicate, et il prononçait ses mots comme vous le faites, -c'est-à-dire avec moins de rudesse que nous ne le faisons ici, et plus -mollement.</p> - -<p>—Je ne suis pas en avance, n'est-ce pas? dit-il en me lançant un -regard, car je m'étais mise à essuyer la vaisselle et à ranger -quelques tiroirs à l'autre bout du dressoir.</p> - -<p>—Non, répondit Catherine.</p> - -<p>—Que faites-vous là, Nelly?</p> - -<p>—Mon ouvrage, miss, répondis-je.</p> - -<p>Il faut vous dire que M. Hindley m'avait recommandé de me mettre -toujours en tiers dans ces visites privées de Linton.</p> - -<p>Elle fit un pas derrière moi et me murmura d'un ton taché:</p> - -<p>—Enlevez loin d'ici vous-même et vos torchons; quand il y a de la -compagnie à la maison, les domestiques ne commencent pas à faire des -nettoyages dans la chambre où ils sont.</p> - -<p>—L'occasion est bonne à présent que mon maître est sorti, -répondis-je tout haut; il n'aime pas que je remue toutes ces choses en -sa présence. Je suis sûre que M. Edgar m'excusera.</p> - -<p>—Et moi, c'est vous que je n'aime pas pour y toucher en ma -présence, s'écria impérieusement la jeune dame sans laisser à son hôte le -temps de parler: depuis la petite discussion avec Heathcliff, elle avait -vainement cherché à reprendre son égalité d'humeur.</p> - -<p>—J'en suis bien fâchée, miss Catherine, fut ma réponse, et je me -remis assidûment à mon travail.</p> - -<p>Elle, supposant qu'Edgar ne pourrait la voir, m'arracha le torchon des -mains et me pinça rageusement le bras en le tordant sous son étreinte. -Je vous ai déjà dit que je ne l'aimais pas et que je trouvais plutôt -du plaisir à mortifier de temps à autre sa vanité; de plus, elle -m'avait fait beaucoup de mal en me pinçant, de sorte que je me levai de -sur mes genoux et me mis à crier:</p> - -<p>—Oh, miss, voilà un tour déloyal! Vous n'avez aucun droit de me -pincer et je n'ai pas l'intention de le supporter.</p> - -<p>—Je ne vous ai pas touchée, créature menteuse! cria-t-elle, -pendant que ses doigts frémissaient du désir de recommencer et que ses -oreilles rougissaient de rage. Elle n'avait jamais eu le pouvoir de -cacher sa passion, et celle-ci ne manquait jamais de la mettre en feu -tout entière.</p> - -<p>—Et qu'est-ce que ceci, alors? répondis-je, lui montrant pour la -réfuter une marque d'un rouge bien caractérisé.</p> - -<p>Elle tapa du pied, hésita un moment, puis irrésistiblement poussée -par le mauvais esprit qui était en elle, me frappa sur la joue, d'un -coup cinglant qui me remplit de larmes les deux yeux.</p> - -<p>—Catherine, chère amie, Catherine, s'entremit Linton, grandement -choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole -avait commise.</p> - -<p>—Quittez la chambre, Ellen! me répéta la jeune miss toute -tremblante.</p> - -<p>Le petit Hareton qui me suivait partout et qui était assis à côté de -moi sur le plancher, se mit à pleurer lui-même dès qu'il vit mes -larmes et à sangloter des plaintes contre la méchante tante Cathy, ce -qui eut pour effet de tourner sa colère contre ce malheureux petit -être: elle le saisit par l'épaule et se mit à le secouer jusqu'à ce -que le pauvre enfant devint d'une pâleur livide et qu'Edgar, sans -savoir ce qu'il faisait, prit les mains de la jeune fille pour le -délivrer. En un moment l'une des mains lâcha prise, et le jeune homme -stupéfait se la sentit appliquée sur son oreille d'une façon qu'il ne -pouvait prendre pour de la plaisanterie. Il se recula, consterné. Je -soulevai Hareton dans mes bras et m'en allai avec lui dans la cuisine, -mais en laissant ouverte la porte de communication, car j'étais -curieuse de savoir comment ils se mettraient d'accord. Le visiteur -outragé s'avança vers l'endroit où il avait placé son chapeau, pâle -et la lèvre tremblante.</p> - -<p>—C'est parfait, me dis-je à moi-même. Soyez averti, et partez. Il -est bien heureux que vous ayez pu avoir une idée de ses dispositions -naturelles.</p> - -<p>—Où allez-vous? demanda Catherine s'avançant vers la porte?</p> - -<p>Il se détourna et essaya de passer.</p> - -<p>—Vous ne devez pas partir! s'écria-t-elle énergiquement.</p> - -<p>—Je le dois et je partirai, répondit Linton d'une voix, -sourde.</p> - -<p>—Non, fit-elle obstinément, en lui saisissant le bras, pas encore, -Edgar Linton, asseyez-vous, vous ne devez pas me quitter dans cette -humeur, je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas que vous -me rendiez malheureuse.</p> - -<p>—Puis-je rester après que vous m'avez frappé? demande Linton.</p> - -<p>Catherine se taisait.</p> - -<p>—Vous m'avez effrayé et rendu honteux pour vous, poursuivit Edgar. -Je ne reviendrai plus ici.</p> - -<p>Les yeux de la jeune fille commençaient à briller et ses paupières à -devenir humides.</p> - -<p>—Et vous avez menti de parti délibéré, dit-il.</p> - -<p>—Non, s'écria Catherine, recouvrant la parole, je n'ait rien fait -de parti délibéré. Eh bien, partez si vous voulez, allez vous-en. Et -maintenant je vais pleurer, me rendre malade à force de pleurer.</p> - -<p>Elle s'affaissa sur ses genoux, appuyée à un siège, et se mit à -pleurer sérieusement. Edgar persévéra dans sa résolution jusqu'à ce -qu'il se trouva dans la cour: arrivé-là, il hésita, si bien que je me -résolus à l'encourager.</p> - -<p>—Miss est terriblement méchante, monsieur, lui criai-je, aussi -mauvaise que jamais ne le fut enfant gâté: vous feriez mieux de vous -en retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour vous -faire de la peine.</p> - -<p>Le pauvre garçon jetait un regard suppliant à travers la fenêtre; il -possédait le pouvoir de partir juste autant qu'un chat possède celui -d'abandonner une souris tuée à moitié ou un oiseau à moitié mangé.</p> - -<p>—Ah, pensais-je, il n'y aura rien qui puisse le sauver, il est -condamné, et marche à sa perte.</p> - -<p>Et c'était vrai, il se retourna tout d'un coup, rentra en courant dans -la maison, ferma la porte derrière lui, et quand j'entrai, un moment -après, pour les avertir que Earnshaw venait d'arriver ivre-mort et -prêt à tout assommer (ce qui était sa disposition ordinaire dans cet -état) je vis que la querelle avait eu simplement pour effet une -intimité plus étroite, avait brisé les contraintes de la timidité -juvénile, et les avait mis en état de jeter le déguisement de -l'amitié pour s'avouer leur amour.</p> - -<p>La nouvelle de l'arrivée de M. Hindley chassa bien vite Linton vers son -cheval et Catherine vers sa chambre. Moi-même, je m'en allai cacher le -petit Hareton, et décharger le fusil de chasse du maître, dont il -aimait à jouer dans ses états de folie, au grand danger de tous ceux -qui provoquaient ou même attiraient un peu trop son attention; j'avais -formé le projet d'enlever la décharge, pour l'empêcher de nuire si -l'envie le prenait de tirer.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></h4> - - -<p>Il entra, vociférant de terribles jurons, et il me surprit en train de -cacher son fils dans le buffet de la cuisine. Hareton éprouvait la -même terreur devant l'affection sauvage ou la fureur folle de son -père: et en effet dans l'un des cas, il courait chance d'être -étouffé à mort sous ses embrassements, et dans l'autre, d'être jeté -au feu ou lancé contre le mur; aussi la pauvre créature restait-elle -parfaitement tranquille partout où il me plaisait de la mettre.</p> - -<p>—Enfin, je l'ai trouvé! cria Hindley, me tirant en arrière par la -peau du cou comme un chien. Par le ciel et l'enfer, vous avez juré -entre vous d'assassiner cet enfant. Je sais maintenant comment il se -fait que je ne le vois jamais. Mais avec le secours de Satan, je vous -ferai avaler le couteau à découper, Nelly! Vous n'avez pas besoin de -rire, car je viens justement de fourrer Kenneth, la tête la première, -dans le marais de Blackhorse, et deux est la même chose qu'un seul, et -j'ai besoin de tuer quelqu'un d'entre vous, je n'aurai pas de repos que -je ne l'aie fait.</p> - -<p>—Mais je n'aime pas le couteau à découper, M. Hindley, -répondis-je, il a servi à couper des rouges. J'aimerais mieux être -fusillée, si vous le voulez.</p> - -<p>—Vous aimeriez mieux être damnée, et c'est ce que vous serez. Il -n'y a pas de loi en Angleterre qui puisse empêcher un homme de tenir sa -maison propre, et la mienne est abominable. Ouvrez votre bouche.</p> - -<p>Il tenait le couteau dans sa main et poussait sa pointe entre mes dents, -mais pour ma part, je n'étais jamais bien effrayée de ses folies. Je -crachai et j'affirmai que le couteau avait un goût détestable, que je -ne voudrais le prendre pour rien au monde.</p> - -<p>—Oh, dit-il en me lâchant, je vois que ce hideux petit vilain -n'est pas Hareton, je vous demande pardon, Nelly. Si c'était lui, il -mériterait d'être écorché vif pour ne pas courir vers moi me -souhaiter la bienvenue et pour hurler comme si j'étais un gobelin. -Petit ours sans cœur, viens ici! Je t'apprendrai à tromper un tendre -père. Eh bien, ne croyez-vous pas que le garçon serait plus joli si on -le tondait, si on lui coupait les oreilles? Cela rend un chien plus -farouche, donnez-moi des ciseaux, quelque chose de farouche, et de -propre. Sans compter que c'est une affectation infernale, une vanité -diabolique de tenir à nos oreilles; nous sommes suffisamment des ânes -sans elles. Silence, enfant, silence! Eh quoi, c'est mon chéri! Sèche -tes yeux, voilà une joie, embrasse-moi. Eh, quoi, il ne veut pas? -Baise-moi, Hareton, baise-moi, damnation! Par Dieu, et on voudrait que -j'élève un tel monstre! Aussi vrai que je suis vivant, je vais casser -le cou de ce marmot.</p> - -<p>Le pauvre Hareton piaillait et se débattait de toutes ses forces dans -les bras de son père; il redoubla ses cris lorsqu'il se vit emporté -sur l'escalier.</p> - -<p>Je me mis à crier qu'il allait effrayer l'enfant et lui donner des -convulsions, et je courus à sa rescousse. Au moment où je m'approchais -d'eux, Hindley s'appuyait sur la balustrade, penché en avant, écoutant -un bruit au-dessous de lui; il avait évidemment oublié ce qu'il tenait -dans ses mains. «Qui est là!» demanda-t-ii, entendant quelqu'un -s'approcher du pied de l'escalier. Moi aussi je me penchai en avant, car -j'avais reconnu le pas de Heathcliff et je voulais lui faire signe de ne -pas avancer, mais au moment même où je cessais de le regarder, Hareton -fit tout à coup un saut, se délivra de la main insouciante qui le -retenait, et tomba. À peine nous eûmes le temps d'éprouver un frisson -d'horreur, que déjà nous vîmes que le petit malheureux était sain et -sauf. Heathcliff arrivait au-dessous de l'escalier juste au moment -critique; mû par une impulsion instinctive, il arrêta l'enfant dans sa -descente, et l'ayant mis à terre sur ses pieds, leva la tête pour -découvrir l'auteur de l'accident. Un avare qui s'est débarrassé pour -cinq schillings d'un billet de loterie et qui découvre le lendemain -qu'il a perdu au marché cinq mille livres, ne peut pas faire une figure -plus désolée que Heathcliff en apercevant au-dessus de l'escalier M. -Earnshaw. Plus clairement que ne l'auraient pu des paroles, le visage de -Heathcliff exprimait une angoisse intense d'avoir lui-même laissé se -perdre une occasion de vengeance. S'il avait fait nuit, je crois bien -qu'il aurait essayé de réparer sa faute en écrasant la tête -d'Hareton sur les degrés, mais nous avions été tous témoins de son -salut, et déjà j'étais en bas avec ma précieuse charge pressée -contre mon cœur. Hindley descendait plus lentement, désolé et ahuri.</p> - -<p>—C'est votre faute, Ellen, me dit-il, vous auriez dû le garder -loin de ma vue, vous auriez dû me le retirer des mains. Est-ce qu'il est -blessé?</p> - -<p>—Blessé? m'écriai-je furieuse! s'il n'est pas tué, il en restera -idiot pour la vie. Oh! je m'étonne que sa mère ne se lève pas dans -son tombeau pour voir de quelle façon vous en usez avec lui. Vous êtes -pire qu'un païen; traiter de cette façon votre chair et votre sang!</p> - -<p>Il essaya de toucher l'enfant, qui, se trouvant maintenant avec moi, -avait tout de suite fini d'écouler sa terreur en sanglots. Pourtant au -premier doigt que son père mit sur lui, il se reprit à crier plus fort -qu'auparavant et à se débattre comme s'il allait entrer en -convulsions.</p> - -<p>—Vous ne le toucherez pas, continuai-je. Il vous hait, tout le -monde ici vous hait, c'est la vérité; une heureuse famille que vous avez, -et un bel état où vous êtes arrivé!</p> - -<p>—J'arriverai encore à un plus beau, Nelly! ricana cet homme égaré, -qui avait recouvré sa dureté naturelle. À présent, emmenez loin -d'ici vous-même et cet enfant. Et vous, Heathcliff, écoutez, -éloignez-vous aussi, tout à fait hors de prise de mes mains et de mes -oreilles. Je ne voudrais pas vous tuer ce soir, si ce n'est peut-être -en mettant le feu à la maison; mais cela dépendra de ma fantaisie.</p> - -<p>En parlant ainsi, il prit une bouteille de brandy dans le dressoir et -s'en remplit un verre.</p> - -<p>—Non, ne le faites pas, suppliai-je, M. Hindley, prenez garde. -Ayez pitié pour cet infortuné garçon, si vous n'avez aucun souci de -vous-même.</p> - -<p>—N'importe qui vaudra mieux pour lui que moi, répondit-il.</p> - -<p>—Ayez pitié de votre âme, lui dis-je essayant de lui arracher le -verre des mains.</p> - -<p>—Non pas! au contraire, j'aurai grand plaisir à l'envoyer à la -perdition, histoire de punir son auteur, cria le blasphémateur. Voici -pour sa parfaite damnation!</p> - -<p>Il but l'eau-de-vie, et nous ordonna avec impatience de nous en aller, -concluant cet ordre par une série d'horribles imprécations, si -affreuses que c'est à peine si j'ose me les rappeler.</p> - -<p>—C'est grand'pitié qu'il ne puisse pas se tuer lui-même à force de -boire! observa Heathcliff, murmurant à son tour des malédictions quand -la porte fut fermée. Il fait bien tout ce qu'il peut dans ce but, mais -sa constitution est plus forte. M. Kenneth dit qu'il parierait sur sa -jument que ce monstre survivra à tout le monde de ce côté de -Gimmerton, et ne s'en ira à la tombe que comme un pécheur couvert -d'années; à moins que quelque heureux hasard l'abatte, en dehors du -cours des choses ordinaires.</p> - -<p>J'allai dans la cuisine, et je m'assis pour faire dormir mon petit -agneau. Je supposais que Heathcliff s'en était allé dans la grange; -mais j'appris plus tard qu'il s'était contenté d'aller à l'autre -côté de la chambre, et que là il s'était abattu sur un banc, adossé -au mur, loin du feu; il y était resté sans rien dire.</p> - -<p>J'étais occupée à bercer Hareton sur mes genoux en fredonnant une -chanson lorsque Miss Cathy, qui m'avait entendue de sa chambre, passa la -tête à la porte et murmura.</p> - -<p>—Êtes-vous seule, Nelly?</p> - -<p>—Oui, miss, répondis-je.</p> - -<p>Elle entra et s'approcha du foyer. Je la regardai, supposant qu'elle -allait me dire quelque chose. L'expression de sa figure semblait -embarrassée et anxieuse. Ses lèvres étaient à demi-entr'ouvertes, -comme si elle voulait parler, mais au lieu d'une phrase, c'est un soupir -qui s'en échappa. Je n'avais pas oublié sa conduite récente et je -repris ma chanson.</p> - -<p>—Où est Heathcliff? dit-elle m'interrompant.</p> - -<p>—À son ouvrage dans l'étable, lui répondis-je.</p> - -<p>Heathcliff ne me contredit pas; peut-être s'était-il assoupi.</p> - -<p>De nouveau suivit un long silence pendant lequel je vis une larme ou -deux descendre de la joue de Catherine et tomber sur le plancher. -«Aurait-elle un regret de sa honteuse conduite? me demandais-je. Voilà -qui serait nouveau; mais elle fera comme elle voudra pour arriver à son -sujet, je ne l'y aiderai pas.»—Mais non, elle ne s'inquiétait guère -d'aucun sujet, sauf de ce qui la touchait elle-même.</p> - -<p>—Oh, chère, fit-elle, je suis très malheureuse!</p> - -<p>—Quelle pitié, vous êtes difficile à satisfaire; tant d'amis et si -peu de soucis, et vous ne pouvez pas vous tenir pour contente!</p> - -<p>—Nelly, voulez-vous me garder un secret? poursuivit-elle, -s'agenouillant auprès de moi et levant sur moi ses yeux caressants, -avec un de ces regards qui chassent la mauvaise humeur lors même qu'on -a les meilleures raisons pour s'y laisser aller.</p> - -<p>—Votre secret vaut-il la peine qu'on le garde? demandai-je d'un -ton moins maussade.</p> - -<p>—Oui, et il me tourmente, et il faut que je m'en épanche. J'ai -besoin de savoir ce que je dois faire. Edgar Linton m'a demandé aujourd'hui -d'être sa femme, et je lui ai donné une réponse. Mais avant que je -vous dise si cette réponse a été un consentement ou un refus, -dites-moi, vous, ce qu'elle aurait dû être.</p> - -<p>—En vérité, miss Catherine, comment puis-je le savoir? -répondis-je. Si je songe à la manifestation que vous avez faite en sa -présence cet après-midi, je peux dire à coup sûr qu'il aurait été sage pour -vous de le refuser; car pour avoir demandé votre main après cette scène, -il faut qu'il soit, ou désespérément stupide, ou bien le plus -téméraire des fous.</p> - -<p>—Si vous parlez de cette façon, je ne vous dirai rien de plus, -répondit-elle aigrement en se relevant. J'ai accepté sa demande, -Nelly. Bien vite, dites-moi si j'ai eu tort.</p> - -<p>—Vous l'avez acceptée! Alors à quoi bon discuter ce sujet? Vous -avez engagé votre parole et ne pouvez pas la retirer.</p> - -<p>—Mais dites si j'ai eu raison de le faire! dites, s'écria-t-elle -d'un ton irrité en tordant ses mains et en fronçant ses sourcils.</p> - -<p>—Il y a bien des choses à considérer avant de pouvoir répondre -convenablement à cette question. D'abord et avant tout, aimez-vous M. -Edgar?</p> - -<p>—Qui peut y remédier? Naturellement, je l'aime, répondit-elle.</p> - -<p>Alors je lui fis subir l'interrogatoire suivant:</p> - -<p>—Pourquoi l'aimez-vous, miss Cathy?</p> - -<p>—Quelle folie! je l'aime; cela suffit.</p> - -<p>—Nullement, dites pourquoi.</p> - -<p>—Eh bien, parce qu'il est beau et qu'il est agréable d'être -avec lui.</p> - -<p>—Mauvais! déclarai-je.</p> - -<p>—Et parce qu'il est jeune et gai.</p> - -<p>—Mauvais aussi.</p> - -<p>—Et parce qu'il m'aime.</p> - -<p>—Ceci est indifférent.</p> - -<p>—Et puis il sera riche et j'aimerai à être la plus grande dame du -voisinage et je serai fière d'avoir un tel mari.</p> - -<p>—Voilà le pire de tout. Et maintenant dites comment vous -l'aimez.</p> - -<p>—Comme chacun aime. Vous êtes niaise, Nelly.</p> - -<p>—Pas du tout, répondez.</p> - -<p>—J'aime le sol sous ses pieds et l'air sur sa tête, et tout ce -qu'il touche, et tout ce qu'il dit. J'aime tous ses regards et toutes ses -actions, et lui tout entier. Voilà.</p> - -<p>—Et pourquoi!</p> - -<p>—Non, vous en faites une plaisanterie, c'est très méchant! Ce -n'est pas une plaisanterie pour moi, dit la jeune dame en se renfrognant et -en se retournant vers le feu.</p> - -<p>—Je suis loin de plaisanter, miss Catherine, répondis-je. Vous -aimez M. Edgar parce qu'il est beau et jeune, et riche et qu'il vous aime. -Ce dernier trait pourtant n'a pas d'importance, car il est probable que -vous l'aimeriez sans cela, et que même avec cela vous ne l'aimeriez -pas, s'il ne possédait pas les autres qualités.</p> - -<p>—Oui, cela est sûr: j'aurais seulement pitié de lui, ou peut-être -je le haïrais s'il était laid et grotesque.</p> - -<p>—Mais il y a plusieurs autres jeunes gens beaux et riches dans le -monde, il y en a de plus beaux et de plus riches que lui; qu'est-ce qui -vous empêcherait de les aimer?</p> - -<p>—S'il y en a, ils sont hors de mon chemin. Je n'en ai rencontré -aucun comme Edgar.</p> - -<p>—Vous pourrez en rencontrer; et puis, Edgar ne sera pas toujours -beau, ni jeune, et il peut ne pas toujours être riche.</p> - -<p>—Il l'est maintenant, et je n'ai à faire qu'au présent, je -voudrais que vous parliez d'une façon un peu raisonnable.</p> - -<p>—Eh bien, ceci tranche la question; si vous n'avez à faire qu'au -présent, mariez-vous avec M. Linton.</p> - -<p>—Je n'ai pas besoin de votre permission pour cela; à coup sûr il -faut que je me marie avec lui, mais vous ne m'avez pas encore dit si -j'avais raison.</p> - -<p>—Parfaitement raison, si on a raison de se marier seulement pour -le présent. Et maintenant, dites-moi de quoi vous pouvez être -malheureuse. Votre frère sera enchanté, la vieille dame et le vieux -monsieur ne feront pas d'objections, je pense; vous vous échapperez -d'une maison incommode et en désordre pour aller dans une autre qui -sera riche et respectable; et vous aimez Edgar, et Edgar vous aime. Tout -semble simple et facile: où donc est l'obstacle?</p> - -<p>—Ici! et là! répondit Cathy mettant une main sur son front et -l'autre sur sa poitrine: dans l'endroit quel qu'il soit ou demeure l'âme. -Dans mon âme et dans mon cœur, je suis convaincue que j'ai tort.</p> - -<p>—Voilà qui est bien étrange; je ne vous comprends pas.</p> - -<p>—C'est mon secret. Mais si vous voulez ne pas vous moquer de moi, -je vous l'expliquerai. Je ne puis le faire distinctement, mais je vous -donnerai un sentiment de ce que je sens.</p> - -<p>Elle s'assit de nouveau près de moi, sa figure était devenue plus -triste et plus grave, et ses mains jointes tremblaient.</p> - -<p>—Nelly, est-ce qu'il vous arrive de rêver des rêves bizarres? -dit-elle tout à coup après quelques minutes de réflexion.</p> - -<p>—Oui, de temps à autre, répondis-je.</p> - -<p>—Et à moi aussi. J'ai rêvé dans ma vie des rêves qui depuis ne -m'ont jamais quittée et ont changé mes idées; ils se sont infiltrés -en moi partout, comme le vin dans l'eau, et ils ont altéré la couleur -de mon esprit. En voici un, je vais vous le dire; mais prenez bien soin -de ne sourire d'aucune de ses parties.</p> - -<p>—Oh, ne me le dites pas, miss Cathy! criai-je. Notre vie est déjà -assez lugubre sans qu'il y ait encore besoin d'appeler des fantômes et -des visions pour nous tourmenter. Allons, allons, soyez gaie et pareille -à vous-même. Regardez le petit Hareton! Il ne rêve de rien de -terrible. Comme il sourit doucement dans son sommeil!</p> - -<p>—Oui, et comme son père jure doucement dans sa solitude! Vous vous -le rappelez, n'est-ce pas, quand il était juste semblable à cette petite -chose joufflue, à peu près aussi jeune et aussi innocent. Et pourtant -Nelly, je veux vous obliger à m'écouter; mon histoire n'est pas -longue, et je ne me sens pas la force d'être gaie cette nuit.</p> - -<p>—Je ne veux pas l'entendre, je ne veux pas l'entendre, répétai-je -vivement.</p> - -<p>J'étais alors superstitieuse au sujet des rêves, et je le suis encore, -et puis Catherine avait dans son aspect quelque chose de sombre et -d'anormal qui me fit craindre un récit où je verrais une prophétie, -ou la prédiction d'une terrible catastrophe. Elle fut vexée, mais ne -continua pas. Il me sembla qu'elle choisissait un autre sujet, et je -l'entendis reprendre, quelques minutes après:</p> - -<p>—Si j'étais au ciel, Nelly, je serais extrêmement misérable.</p> - -<p>—Parce que vous n'êtes pas digne d'y aller, répondis-je; tous les -pécheurs seraient misérables dans le ciel.</p> - -<p>—Mais ce n'est pas du tout pour cela. J'ai une fois rêvé que j'y -étais.</p> - -<p>—Je vous répète que je ne veux pas écouter vos rêves, miss -Catherine; je vais aller me coucher, l'interrompis-je de nouveau.</p> - -<p>Elle rit et me retint, car j'avais fait un mouvement pour me lever.</p> - -<p>—Ce n'est rien, me dit-elle, je voulais seulement vous dire que le -ciel ne m'avait pas paru être ma maison, et que je me brisais le cœur à -pleurer pour revenir sur la terre, et que les anges en ont été si -irrités qu'ils m'ont chassée du ciel et jetée sur la bruyère, tout -en haut d'ici, et que je me suis éveillée en tressaillant de joie. -Ceci suffira pour vous expliquer mon secret. Ce n'est pas plus mon -affaire d'épouser Edgar Linton que d'aller dans le ciel, et, si le -méchant homme d'ici n'avait pas mis Heathcliff dans un état si bas, je -n'y aurais jamais songé. Ce serait me dégrader que d'épouser -Heathcliff maintenant, de sorte qu'il ne saura jamais combien je l'aime, -et cela non pas parce qu'il est beau, Nelly, mais parce qu'il est plus -moi que moi-même. De quelque substance que soient faites nos âmes, la -sienne et la mienne sont pareilles, et celle de Linton est aussi -différente de la nôtre qu'un rayon de lune d'un éclair ou la glace du -feu.</p> - -<p>Avant que ce discours ne fût fini, je m'étais aperçue de la présence -d'Heathcliff. Le bruit d'un léger mouvement m'avait fait tourner la -tête, et je l'avais vu se lever de son banc et sortir sans bruit. Il -avait écouté jusqu'au moment où il avait entendu Catherine dire qu'il -serait dégradant pour elle de se marier avec lui, et à ce moment il -était parti sans en entendre davantage. Ma compagne, assise à terre, -n'avait pu remarquer ni sa présence, ni son départ; mais moi je fis un -mouvement et lui imposai silence.</p> - -<p>—Pourquoi cela? demanda-t-elle, regardant nerveusement autour -d'elle.</p> - -<p>—Voici Joseph qui arrive, prenant occasion du bruit des roues sur -la route, et Heathcliff va rentrer avec lui. Je me demande si, en ce moment -même, il n'était pas à la porte?</p> - -<p>—Oh, il est impossible qu'il m'ait écoutée à la porte! dit-elle: -donnez-moi Hareton pendant que vous préparez le souper, et quand vous -aurez fini, invitez-moi à souper avec vous. J'ai besoin de tricher avec -ma conscience troublée et d'être convaincue que Heathcliff n'a aucune -idée de ces choses. Il n'en a aucune, n'est-ce pas? Il ne sait pas ce -que c'est que d'être amoureux?</p> - -<p>—Je ne vois pas de raison pour qu'il ne le sache pas aussi bien -que vous; et si c'est <i>vous</i> qui êtes son choix, il sera la créature -la plus malheureuse qui jamais soit née. Dès que vous deviendrez Madame -Linton, il perdra amitié et amour et tout. Vous-êtes vous demandé -comment vous supporteriez la séparation, et comment lui supporterait -d'être tout à fait abandonné dans le monde? Parce que, miss -Catherine...</p> - -<p>—Lui tout à fait abandonné! Nous séparer! s'écria-t-elle d'un -accent indigné; et qui donc pourra nous séparer, je vous prie? Non -pas: aussi longtemps que je vivrai, Ellen, aucune créature mortelle n'y -parviendra. Tous les Linton à la face du globe pourront s'anéantir -avant que je consente à abandonner Heathcliff. Oh! ce n'est pas cela -que j'entends, ce n'est pas cela que je veux dire! Je ne voudrais pas -être Madame Linton à ce prix. Il sera autant pour moi qu'il a toujours -été. Edgar devra se défaire de son antipathie, et le tolérer tout au -moins. Et c'est ce qu'il fera quand il saura mes véritables sentiments -envers lui. Nelly, je le vois maintenant, vous me trouvez une misérable -égoïste; mais avez-vous jamais songé que si Heathcliff et moi nous -mariions, nous serions des mendiants, tandis que si je me marie avec -Linton, je puis aider Heathcliff à s'élever et le mettre en dehors du -pouvoir de mon frère?</p> - -<p>—Avec l'argent de votre mari, miss Catherine; et vous ne trouverez -pas votre mari aussi docile que vous le pensez, et bien que je puisse à -peine en juger, je crois que ceci est le pire des motifs que vous m'avez -donnés pour devenir la femme du jeune Linton.</p> - -<p>—Ce n'est pas vrai, répondit-elle, c'est le meilleur! Les autres -étaient la satisfaction de mes caprices, et aussi pour Edgar, pour le -satisfaire; celui-ci au contraire est pour le bien d'une personne qui -comprend en elle mes sentiments envers Edgar et envers moi-même. Je ne -peux pas l'exprimer; mais sûrement, vous et chacun vous avez l'idée -qu'il y a ou qu'il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est -encore la vôtre. À quoi me servirait d'exister si j'étais toute -entière contenue dans mon corps? Mes grandes souffrances dans ce monde -ont été les souffrances d'Heathcliff, et j'ai guetté et senti chacune -d'elles depuis le commencement. Ma grande pensée dans ma vie, c'est lui -seul. Si tout le reste périssait et si lui restait, je continuerais à -exister; et si tout le reste subsistait et que lui fût anéanti, le -monde entier me deviendrait étranger; il ne me semblerait pas en faire -partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois, je -sens que le temps le changera seulement comme l'hiver change les arbres. -Mon amour pour Heathcliff ressemble à ces éternels rochers d'en bas: -il est une faible source de plaisirs sensibles, mais il est nécessaire. -Nelly, je suis Heathcliff! il est toujours, toujours, dans mon esprit; -non pas comme un plaisir pour moi-même, mais comme mon être propre! -Ainsi ne parlez plus de notre séparation; elle est impraticable et...</p> - -<p>Elle s'arrêta et cacha son visage dans les plis de ma jupe, mais je la -repoussai vivement, impatientée de sa folie.</p> - -<p>—Si je puis tirer un sens de vos non-sens, miss, dis-je, c'est -seulement pour me convaincre que vous êtes ignorante des devoirs que -vous entreprenez en vous mariant, ou bien que vous êtes une jeune tille -méchante et sans principes. Mais ne m'embarrassez plus de nouveaux -secrets, je ne vous promettrai pas de les garder.</p> - -<p>—Vous garderez celui-là? demanda-t-elle d'un air inquiet.</p> - -<p>—Non, je ne puis vous le promettre, répétai-je.</p> - -<p>Elle était sur le point d'insister lorsque l'entrée de Joseph mit une -fin à notre conversation. Catherine s'assit dans un coin, et se mit à -bercer Hareton pendant que je faisais le souper. Quand le souper fut -prêt, l'autre servante et moi commençâmes à nous quereller pour -savoir qui se chargerait d'en porter une portion à M. Hindley; et la -querelle ne fut pas tranchée avant que le souper ne fût devenu à peu -près froid. Nous convînmes alors de lui demander d'abord s'il voulait -avoir le souper, car nous craignions tout particulièrement d'arriver en -sa présence quand il avait été seul quelque temps.</p> - -<p>—Mais comment se fait-il qu'il ne soit pas revenu du champ à cette -heure-ci? Qu'est-ce qu'il peut faire, ce vilain paresseux! demanda le -vieux Joseph, cherchant des yeux Heathcliff.</p> - -<p>—Je vais l'appeler, répondis-je, il est dans la grange, j'en suis -sûre.</p> - -<p>J'allai et je l'appelai, mais je n'eus pas de réponse. En revenant dans -la cuisine, je murmurai tout bas à Catherine qu'il avait entendu une -bonne partie de ce qu'elle avait dit, que j'en étais sûre; et je lui -racontai comment je l'avais vu quitter la cuisine juste au moment où -elle se plaignait de la conduite de son frère envers lui. Épouvantée -elle s'élança, jeta l'enfant sur le banc, et courut elle-même -chercher son ami, sans prendre le loisir de se demander pourquoi elle -était si émue, ou de quelle façon ses paroles avaient dû affecter -Heathcliff. Elle resta absente si longtemps que Joseph proposa de ne -plus attendre. Il conjectura ingénieusement que les deux jeunes gens -restaient dehors pour éviter d'entendre ses interminables -bénédictions. Il affirma qu'ils étaient «assez mauvais pour avoir -toutes les vilaines manières». Et il ajouta à leur intention ce soir -là une prière spéciale à celles qu'il avait l'habitude de débiter -pendant un quart d'heure avant les repas; je crois même qu'il en aurait -entamé une autre encore aux grâces, si sa jeune maîtresse ne s'était -précipitée vers lui, lui ordonnant de courir bien vite le long de la -route, de découvrir Heathcliff, en quelque endroit qu'il fut allé, et -de le faire aussitôt rentrer.</p> - -<p>—J'ai besoin de lui parler, il le faut, avant que je remonte, -dit-elle; la porte est ouverte; il doit être quelque part très loin, car il -n'a pas répondu, bien que j'aie crié du haut du parc à moutons aussi fort -que j'ai pu.</p> - -<p>Joseph commença par faire des objections, mais la jeune fille -paraissait d'humeur trop sérieuse pour souffrir la contradiction, si -bien qu'à la fin, il mit son chapeau sur sa tête et s'en alla en -grommelant. Pendant ce temps Catherine marchait de long en large dans la -pièce, s'écriant:</p> - -<p>—Où est-il? Où peut-il être? Qu'est-ce donc que je vous ai dit, -Nelly? je l'ai oublié! A-t-il été vexé de ma mauvaise humeur cet -après-midi? Ma chère, dites-moi ce que j'ai dit pour le chagriner? Je -voudrais qu'il soit revenu. Je le voudrais vraiment!</p> - -<p>—Que de bruit pour rien! lui dis-je, tout en me sentant moi-même -mal à l'aise. Quelle bagatelle pour vous mettre hors de vous! Il n'y a -vraiment pas de quoi s'alarmer beaucoup, si Heathcliff s'est offert une -flânerie au clair de lune sur la lande, ou même s'il est allé se -coucher dans le grenier à foin, se trouvant trop maussade pour causer -avec nous. Je parierais qu'il est en train d'y dormir. Vous allez voir -si je ne l'y déniche pas.</p> - -<p>Je partis pour renouveler mes recherches, mais il n'en résulta que du -désappointement, et les recherches de Joseph eurent le même effet.</p> - -<p>—Ce gaillard va de mal en pis, observa-t-il en rentrant. Il a -laissé la porte grande ouverte, et le poney de Miss est sorti, a démoli -deux pièces de blé en marchant à travers, et s'en est allé tout droit -dans le pré. Vous verrez, le maître va faire tous les diables demain, -et il aura raison. Il est la patience même pour d'aussi insouciantes et -méchantes créatures, la patience même! Mais il ne sera pas toujours -ainsi, vous le verrez bien vous tous! Pour tout au monde vous devriez -éviter de le mettre hors de lui.</p> - -<p>—Avez-vous trouvé Heathcliff, vieil âne que vous êtes? interrompit -Catherine, l'avez-vous cherché, comme je vous l'ai ordonné?</p> - -<p>—J'aurais bien plutôt cherché le cheval, répondit-il, c'eût été -plus sensé. Mais impossible de chercher ni un homme ni un cheval par -une nuit comme celle-ci—noire comme une cheminée!—et Heathcliff -n'a pas fait un signe pour venir à mon coup de sifflet: possible qu'il soit -moins dur d'oreille avec vous.</p> - -<p>La soirée était vraiment très sombre pour un jour d'été; les nuages -semblaient annoncer le tonnerre, et je déclarai qu'il valait mieux que -nous restions tous assis: la pluie qui approchait ne manquerait pas de -le ramener à la maison sans autre embarras. Pourtant il n'y eut pas -moyen de persuader à Catherine de se tranquilliser. Elle continuait à -errer çà et là, de la porte de la maison à celle de la cuisine, dans -un état d'agitation qui n'admettait pas de repos; elle finit par -s'installer en permanence d'un côté du mur près de la route; là, -indifférente à mes remontrances et au tonnerre qui devenait plus fort -et aux larges gouttes qui commençaient à battre le sol autour d'elle, -elle restait, appelant de temps à autre, puis écoutant, et puis -pleurant de toutes ses forces. Ni Hareton ni aucun enfant n'aurait su -avoir une crise de larmes aussi parfaite.</p> - -<p>Vers minuit, tandis que nous étions encore sur pied, l'orage s'abattit -en pleine furie sur la maison. Il y eut un vent violent, avec de forts -coups de tonnerre, et soit par le vent soit par la foudre, un arbre fut -fendu au coin du bâtiment: une énorme branche tomba sur le toit, -renversa une partie de la cheminée de l'est, et projeta dans le foyer -de la cuisine des éclats de pierre et de suie. Nous crûmes que la -foudre même était tombée au milieu de nous; Joseph se jeta à genoux, -suppliant le Seigneur de se rappeler Noé et Loth, et, comme autrefois, -d'épargner les bons en écrasant les impies. Moi-même j'eus un peu le -sentiment que c'était un jugement du ciel à notre adresse. Le -coupable, dans mon esprit, était M. Earnshaw; et je me mis à secouer -le loquet de sa tanière pour m'assurer s'il était encore en vie. Il me -répondit assez bruyamment et d'une façon qui fit encore crier plus -fort qu'auparavant par mon compagnon qu'il fallait faire une large -distinction entre les saints tels que lui et les pécheurs tels que son -maître. Mais la tempête se passa en vingt minutes, nous laissant tous -intacts, à l'exception de Cathy, qui se trouva toute mouillée, dans -son obstination à refuser de s'abriter et à rester debout sans bonnet -et sans châle pour recevoir autant d'eau que possible sur ses cheveux -et ses vêtements. Enfin elle rentra et s'étendit sur le banc, toute -trempée tournant sa figure de l'autre côté, et la cachant entre ses -mains.</p> - -<p>—Eh bien, miss, criai-je, touchant son épaule; vous avez donc juré -de vous faire mourir? Savez-vous quelle heure il est? Minuit et demi. -Venez, venez au lit. Rien ne servirait d'attendre plus longtemps ce -stupide garçon; bien sûr qu'il sera allé à Gimmerton et qu'il y est -à présent. Il croit que nous ne l'aurons pas attendu si tard, ou du -moins que M. Hindley reste seul debout; et il aime mieux éviter de se -voir ouvrir la porte par le maître.</p> - -<p>—Non, non, il n'est pas à Gimmerton! dit Joseph. Je ne serais pas -surpris d'apprendre qu'il est au fond d'une fondrière. Cette visitation -céleste n'a pas été sans raison et je vous conseille de prendre -garde, miss, ça pourra bien être votre tour la prochaine fois. -Remercions Dieu pour toutes choses. Tout travaille ensemble au bien de -ceux qui sont choisis. Vous savez ce que dit l'Écriture!—Et il se mit -à citer différents textes, nous renvoyant aux chapitres et aux versets -ou nous pourrions les trouver.</p> - -<p>Après avoir vainement supplié l'obstinée jeune fille de se lever et -de retirer ses effets tout mouillés, je me décidai à laisser Joseph -prêcher et elle frissonner, et je m'en allai me coucher avec le petit -Hareton qui dormit aussi solidement que si tout le monde dormait autour -de lui. J'entendis Joseph continuer à lire un moment, puis monter -lentement l'échelle, et alors je m'endormis.</p> - -<p>Le lendemain, étant descendue un peu plus tard que d'ordinaire, je vis, -aux rayons du soleil pénétrant à travers les fentes des volets, Miss -Catherine encore assise auprès de la cheminée. La porte de la maison -était entr'ouverte, la lumière entrait par ses fenêtres sans volets. -Hindley était descendu et se tenait au foyer de la cuisine, hagard et -somnolent.</p> - -<p>—Qu'est-ce qui vous fait mal, Cathy? était-il en train de dire au -moment où j'entrais. Vous avez l'air aussi misérable qu'un petit chien -noyé. Pourquoi êtes si pâle et si abattue, enfant?</p> - -<p>—Je me suis mouillée, répondit-elle avec répugnance et j'ai froid, -voilà tout.</p> - -<p>—Oh, c'est sa faute à elle-même! m'écriai-je, en voyant que le -maître était ce matin-là assez sobre. Elle est restée exposée à -toute l'averse d'hier soir, et elle s'est tenue assise ici toute la -nuit, il m'a été impossible de la déterminer à monter.</p> - -<p>M. Earnshaw nous regardait avec surprise. Toute la nuit? répétait-il. -Qu'est-ce qui a pu la tenir debout? Ce n'est pas la peur de la foudre, -à coup sûr, car il y a des heures que l'orage est passé.</p> - -<p>Personne de nous n'avait envie de mentionner l'absence de Heathcliff, -aussi longtemps qu'il serait possible de la cacher; de sorte que je -répondis que je ne savais pas pourquoi elle s'était mis dans la tête -de ne pas se coucher, et elle-même ne dit rien. La matinée était -fraîche: j'ouvris la fenêtre et la chambre s'emplit des douces odeurs -du jardin; mais Catherine me cria d'un air fâché:</p> - -<p>—Ellen, fermez la fenêtre, je me meurs de froid.</p> - -<p>Et ses dents claquaient, tandis qu'elle se pelotonnait encore aux -cendres à peu près éteintes.</p> - -<p>—Elle est malade, dit Hindley, lui prenant le poignet. Je suppose -que c'est la raison pourquoi elle n'a pas voulu se coucher. Que le diable -l'emporte, je n'ai pas besoin d'être ennuyé par une nouvelle maladie -ici. Qu'est-ce qui vous a fait vous exposer à la pluie?</p> - -<p>—C'est de courir après les garçons, comme toujours, croassa -Joseph, profitant de notre hésitation pour mettre en jeu sa mauvaise -langue. Si j'étais de vous, maître, je leur fermerais la porte au nez à eux -tous, simples et gentils comme ils sont. Jamais vous ne pouvez sortir -sans que ce chat de Linton n'arrive ramper par ici; et Miss Nelly, -voilà encore une aimable fille! Elle reste assise à vous attendre dans -la cuisine; et quand vous entrez par une porte, elle sort par l'autre; -et alors notre grande dame s'en va se faire faire la cour de son côté. -Voilà une conduite exemplaire de rôder dans les champs après minuit, -avec ce vilain diable de gipsy de Heathcliff! Ils croient que je suis -aveugle, mais je ne le suis pas, non, rien de la sorte! J'ai vu le jeune -Linton venir et repartir et je vous ai vue, vous (il s'adressait -maintenant à moi) vous, bonne à rien, méchante sorcière, accourir -dans la maison dès que vous avez entendu le pas du cheval du maître -résonner sur la route.</p> - -<p>—Silence, écouteur aux portes! cria Catherine; pas de ces -insolences devant moi! C'est par hasard qu'Edgar Linton est venu ici hier, -Hindley; et c'est moi qui lui ai dit de s'en aller, parce que je savais que -vous n'aimeriez pas qu'il vous vit dans l'état où vous étiez.</p> - -<p>—Vous mentez, Catherine, cela est sûr, répondit son frère, et vous -êtes une niaise damnée. Mais laissons de côté Linton pour le moment; -et dites-moi si vous n'étiez pas avec Heathcliff la nuit dernière. -Allons, dites la vérité; ne craignez pas de lui nuire, car bien que je -le haïsse autant que jamais, il m'a rendu service en sauvant mon fils -et cela attendrit assez ma conscience pour m'empêcher de lui casser le -cou. Pour prévenir cet événement, je vais l'envoyer à son travail ce -matin même, et après qu'il sera parti, je vous conseille à tous de -prendre garde: je n'en aurai que plus d'humeur pour vous.</p> - -<p>—Je n'ai pas vu Heathcliff la nuit dernière, répondit Catherine, -commençant à sangloter amèrement; et si vous le chassez je partirai -avec lui. Mais peut-être n'en aurez vous jamais l'occasion, peut-être -est-il déjà parti.</p> - -<p>Là-dessus elle éclata, sous un accès de douleur qu'elle ne put -retenir, et le reste de ses paroles fut à peine articulé.</p> - -<p>Hindley versa sur elle un torrent d'injures méprisantes, et lui ordonna -de s'en aller aussitôt dans sa chambre, si elle ne voulait pas avoir -des raisons sérieuses de pleurer. Je la contraignis à obéir; et -jamais je n'oublierai la scène qu'elle fit lorsque nous arrivâmes dans -sa chambre: elle m'épouvanta. Je crus qu'elle devenait folle et je -priai Joseph de courir chercher le médecin. Ils se trouva que c'était -le commencement du délire; M. Kenneth, dès qu'il la vit, la déclara -dangereusement malade d'une fièvre. Il la soigna, et me dit de la -nourrir seulement de petit lait et de tisane, et de prendre garde -qu'elle ne se jette pas la tête la première par la fenêtre ou par -l'escalier; après quoi il s'en alla, car il avait fort à faire dans la -paroisse, ou les cottages étaient ordinairement séparés l'un de -l'autre de deux ou trois milles. Bien que je ne puisse pas dire que -j'aie été une garde-malade bien douce, et bien que Joseph et notre -maître ne valussent guère mieux, et bien que notre malade elle-même -lût aussi fatigante et entêtée qu'un malade peut l'être, elle finit -pourtant par aller mieux résister. La vieille Madame Linton nous fit -plusieurs visites, et c'est elle, à dire vrai, qui fit marcher les -choses comme il fallait, grondant et dirigeant chacun de nous; puis, -lorsque Catherine fut convalescente, elle insista pour l'emmener à -Thrushcross Grange, et nous lui fûmes tous reconnaissants de cette -délivrance. Mais la pauvre dame eut à se repentir de sa bonté, car -elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à peu de -jours l'un de l'autre.</p> - -<p>Notre jeune dame nous revint, plus insolente et plus passionnée et plus -hautaine que jamais. Heathcliff n'avait plus donné signe de vie depuis -le soir de l'orage; et un jour qu'elle m'avait agacée plus que de -coutume, j'eus le malheur de lui dire, ce qu'elle savait d'ailleurs -être vrai, que c'était elle qui avait été cause de son départ. -Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, elle cessa d'avoir avec moi -toute communication autre que celles que l'on a avec des domestiques. -Joseph fut traité de la même façon; il voulait continuer à parler à -sa guise et à la prêcher comme quand elle était une petite fille; et -elle, elle s'estimait à présent une femme, et notre maîtresse, et -elle pensait que sa récente maladie lui donnait le droit d'être encore -traitée avec plus d'égards. Le médecin avait dit qu'il ne fallait pas -la contrarier, il fallait donc la laisser faire; et ce n'était pas -moins qu'un meurtre, à ses yeux, de prétendre à lui résister et à -la contredire. Elle se tenait à l'écart de M. Earnshaw et de ses -compagnons. Conseillé par Kenneth, et terrifié par la perspective des -accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère lui accordait -tout ce qu'il lui plaisait de demander, et évitait généralement de -gêner son humeur. Il était plutôt trop indulgent pour ses caprices; -non par affection, mais par vanité: car il désirait ardemment la voir -apporter de l'honneur à la famille par une alliance avec les Linton; et -pourvu seulement qu'elle le laissât tranquille, il lui permettait de -marcher sur nous comme sur des esclaves. Edgar Linton, comme bien -d'autres ont été avant lui et seront après lui, était infatué de -lui-même; il s'imaginait être l'homme le plus heureux du monde, le -jour où il la conduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après -la mort de son père.</p> - -<p>Tout à fait contre mon désir, je dus me décider à quitter Wuthering -Heights et à l'accompagner ici. Le petit Hareton avait à peu près -cinq ans et je venais précisément de commencer à lui apprendre ses -lettres. Notre séparation fut triste, mais les larmes de Catherine -eurent plus de pouvoir que les nôtres. Quand elle vit que je refusais -de partir et que ses prières ne me touchaient pas, elle alla se -lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m'offrit des -gages abondants, le second m'ordonna de faire mes paquets, disant qu'il -n'avait plus besoin de femme dans sa maison, maintenant qu'il n'y avait -plus de maîtresse, et que, en ce qui touchait Hareton, le curé -l'entreprendrait de temps à autre. Et ainsi je n'avais pas à choisir, -il me fallait faire comme on voulait. Je dis au maître qu'il se -débarrassait de tout ce qu'il y avait de convenable dans sa maison -seulement pour courir un peu plus vite à sa ruine, j'embrassai Hareton, -je lui dis adieu, et depuis ce temps il a toujours été un étranger -pour moi; et c'est très bizarre à penser, mais je n'ai pas de doute -qu'il a aujourd'hui tout oublié d'Ellen Dean, et qu'il ne sait plus -qu'il a été un moment plus que le monde entier pour elle, et elle pour -lui.</p> - -<p>... À ce point de son récit, ma ménagère jeta par hasard un coup -d'œil sur la pendule de la cheminée et fut ébahie en s'apercevant -qu'il était une heure et demie. Elle ne voulut pas entendre parler de -rester une seconde de plus, et en vérité moi-même je me sentais assez -disposé à ajourner la suite de sa narration. Et maintenant qu'elle est -allée se reposer et que j'ai encore médité une heure ou deux, je vais -trouver le courage d'aller me coucher, moi aussi, en dépit de la -lourdeur douloureuse de ma tête et de mes membres.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></h4> - - -<p>Charmante introduction à la vie d'ermite! Quatre semaines de tortures, -d'excitation et de maladie!</p> - -<p>Oh, ces vents lugubres et ces sombres cieux du Nord, et ces chemins -impraticables et ces médecins de campagne jamais pressés! Et oh! cette -absence de toute figure humaine! et, pire que tout, la terrible -déclaration par laquelle Kenneth m'a fait entendre que je n'avais pas -à espérer de sortir avant le printemps!</p> - -<p>Pourquoi ne demanderais-je pas à Madame Dean de finir son récit? Je -vais sonner; elle sera enchantée de me trouver en état de causer -gaiement.</p> - -<p>... Madame Dean est venue.</p> - -<p>—Il faut encore attendre vingt minutes, monsieur, pour prendre la -médecine, commença-t-elle.</p> - -<p>—Au diable la médecine! Ce que je voudrais avoir...</p> - -<p>—Le docteur dit que vous devez attendre que la poudre soit -dissoute.</p> - -<p>—De tout mon cœur: mais ne m'interrompez pas. Venez et -asseyez-vous ici. Laissez en repos cette amère phalange de fioles. Tirez -votre ouvrage de votre poche, là—et maintenant continuez l'histoire -de M. Heathcliff, depuis l'instant où vous l'avez laissée jusqu'au temps -présent. Est-il allé sur le continent terminer son éducation, pour -revenir un gentleman? ou bien a-t-il pris dans un collège une place de -servant, ou s'est-il sauvé en Amérique et a-t-il gagné de l'honneur -en combattant son pays nourricier? ou a-t-il trouvé un moyen plus -prompt de faire fortune sur les grandes routes de l'Angleterre?</p> - -<p>—Il est probable qu'il aura fait un peu de tout cela, M. Lockwood, -mais je ne puis vous en rien dire de certain. Je vous ai déjà dit que je ne -savais pas comment il avait gagné son argent; et j'ignore aussi par -quels moyens il s'est élevé au-dessus de l'ignorance sauvage où il -était enfoncé; mais, avec votre permission, je vais continuer à ma -façon, si vous croyez que cela doit vous amuser sans vous fatiguer. -Vous sentez-vous mieux, ce matin?</p> - -<p>—Beaucoup mieux.</p> - -<p>—Voilà une bonne nouvelle! Je suis donc allée à Thrushcross-Grange -avec miss Catherine, et j'eus l'agréable désappointement de voir -qu'elle se conduisait infiniment mieux que je ne l'aurais espéré. Elle -semblait presque trop amoureuse de M. Linton; et même à sa sœur elle -témoignait beaucoup d'affection. Tous deux d'ailleurs s'occupaient -beaucoup de lui être agréable. Ce n'était pas l'épine qui se -penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui -embrassaient l'épine. Aucune concession mutuelle: l'une se tenait toute -droite et les autres cédaient; et comment peut-on montrer de la -mauvaise humeur lorsqu'on ne rencontre ni opposition ni indifférence? -Je remarquai que M. Edgar avait une peur profonde de l'irriter. Il la -cachait devant elle; mais si par hasard il m'entendait lui répondre -vivement, ou s'il voyait quelqu'un des domestiques s'assombrir sur -quelque ordre trop impérieux venant d'elle, il montrait son trouble par -une grimace de déplaisir qu'il n'avait jamais lorsqu'il s'agissait -seulement de lui. Plus d'une fois il me parla durement de mon insolence -et m'avoua qu'un coup de couteau ne l'affligerait pas autant que de voir -sa femme fâchée. Et moi, pour ne pas faire de peine à un si bon -maître, j'appris à être moins vive; et pendant six mois, la poudre -resta aussi inoffensive que du sable, ne trouvant auprès d'elle aucun -feu pour la faire éclater. Catherine avait çà et là des moments de -tristesse et de silence que son mari respectait discrètement, les -attribuant à une altération de sa santé, résultat de sa maladie de -naguère; et de fait elle n'avait jamais eu auparavant de ces -abattements d'esprit; mais le retour du soleil était salué par un -retour pareil de sa gaîté. Je crois que je puis affirmer qu'ils -étaient vraiment en possession d'un bonheur tous les jours plus -profond.</p> - -<p>Ce bonheur cessa. Eh quoi, il faut bien que nous pensions à nous-mêmes -dans la vie, et ceux qui sont doux et généreux ont seulement une -façon plus juste d'être égoïstes que ceux qui cherchent à tout -dominer! Ce bonheur cessa lorsque les circonstances amenèrent les deux -parties à sentir que l'intérêt de l'une n'était pas le principal -objet de la pensée de l'autre. Par un doux soir de septembre, je -revenais du jardin avec un lourd panier de pommes que j'avais été -cueillir. La nuit était venue et la lune regardait par dessus la haute -muraille de la cour, faisant se jouer de vagues ombres sur les coins des -parties en saillie de la maison. Je déposai mon fardeau sur l'escalier -de la maison près de la porte de la cuisine, et je songeai à me -reposer, et je voulus respirer encore quelques instants cet air doux et -léger; je regardais le ciel, tournant le dos à la porte, lorsque -j'entends une voix dire derrière moi: «Nelly, est-ce vous?» C'était -une voix profonde, et dont l'accent m'était étranger; et pourtant il y -avait quelque chose dans la manière de prononcer mon nom qui me -semblait familier. Je me retournai pour voir qui m'avait parlé, un peu -effrayée, car les portes étaient fermées, et je n'avais vu personne -en m'approchant de l'escalier. Quelque chose remuait dans la porte; et -je distinguai un homme de haute taille, vêtu de noir, brun de visage et -de cheveux. Il était appuyé contre la porte et tenait ses doigts sur -le loquet comme s'il voulait ouvrir. Qui cela peut-il être? pensais-je: -M. Earnshaw? ce n'est pas sa voix.</p> - -<p>—Il y a une heure que j'attends ici, reprit cette voix, et tout -depuis lors a été autour de moi calme comme la mort. Je n'ai pas osé -entrer. Ne me reconnaissez-vous pas? Regardez, je ne suis pas un -étranger.</p> - -<p>Un rayon éclaira ses traits, les joues creuses étaient à -demi-couvertes de favoris noirs; les sourcils bas, les yeux -profondément enfoncés et d'aspect étrange. Je me rappelai ces yeux.</p> - -<p>—Quoi m'écriai-je, ne sachant pas si je devais le regarder comme -un visiteur de ce monde, quoi! vous, revenu? Est-ce vraiment vous?</p> - -<p>—Oui, Heathcliff, répondit-il, levant sans cesse ses regards vers -les fenêtres, où se reflétait la lumière de la lune, mais sans que nulle -lumière parut du dedans. Sont-ils à la maison? Où est-elle? Nelly, -vous n'êtes pas contente? Vous n'avez pas besoin de vous troubler -ainsi. Est-elle ici? Parlez! J'ai besoin de lui dire un mot, à votre -maîtresse. Allez, et dites-lui que quelqu'un de Gimmerton désire la -voir.</p> - -<p>—Comment va-t-elle prendre la chose, m'écriai-je, que va-t-elle -faire? La surprise m'affole, elle va la mettre hors d'elle-même! Et vous -êtes Heathcliff! Mais si changé, non, c'est incompréhensible! Avez-vous -servi comme soldat?</p> - -<p>—Allez et portez mon message, m'interrompit-il impatiemment, je -serai en enfer tant que vous ne l'aurez pas fait.</p> - -<p>Il souleva le loquet et j'entrai; mais quand je fus près du parloir où -étaient M. et Madame Linton, je ne pus prendre sur moi de faire la -commission; enfin, je me résolus à entrer et à leur demander s'ils -voulaient avoir de la lumière: j'ouvris la porte.</p> - -<p>Ils étaient assis ensemble auprès d'une fenêtre, à travers laquelle -se montrait, derrière les arbres du jardin et du parc sauvage, la -vallée de Gimmerton, avec une longue ligne de brouillards en -tourbillon. Wuthering Heights s'élevait au-dessus de cette vapeur -d'argent, mais notre vieille maison était invisible, se trouvant -plutôt un peu sur l'autre penchant. Tout, la chambre et ses occupants -et la scène qu'ils contemplaient, tout semblait merveilleusement -paisible. J'eus de nouveau une répugnance à m'acquitter de ma -commission; et je me préparais à sortir après avoir simplement parlé -de la lumière, lorsqu'un sentiment de ma folie me força à revenir et -à murmurer:—Madame, quelqu'un de Gimmerton désire vous voir.</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il veut? demanda Madame Linton.</p> - -<p>—Je ne l'ai pas questionné, répondis-je.</p> - -<p>—C'est bien, fermez les rideaux, Nelly, et apportez le thé, je -vais revenir tout de suite.</p> - -<p>Elle quitta l'appartement; M. Edgar Linton me demanda qui c'était, d'un -ton insouciant.</p> - -<p>—Quelqu'un que Madame n'attend pas, ce Heathcliff, vous vous le -rappelez, monsieur, qui vivait autrefois chez M Earnshaw!</p> - -<p>—Quoi, le gipsy, le garçon de charrue? s'écria mon maître; -pourquoi n'avez-vous pas dit cela à Catherine?</p> - -<p>—Pardon, mais vous ne devez pas l'appeler par ces noms, lui -répondis-je; elle serait bien affligée de vous entendre. Son cœur a -failli se rompre quand il est parti, et je devine que son retour va -être une fête pour elle.</p> - -<p>M. Linton s'avança vers une fenêtre, donnant sur la cour. Il l'ouvrit, -et s'appuyant sur le rebord, s'écria vivement: «Chérie, ne restez pas -là debout, faites entrer cette personne, si c'est quelqu'un de -particulier.» Quelques minutes après j'entendis soulever le loquet et -Catherine s'élança, essoufflée et farouche, trop excitée pour -montrer son contentement; et en vérité, à voir sa figure, on aurait -plutôt supposé quelque terrible calamité.</p> - -<p>—Oh! Edgar, Edgar, gémit-elle, lui passant les bras autour du cou, -oh Edgar, mon chéri! C'est Heathcliff qui est revenu; c'est lui. Et elle -resserrait son embrassement jusqu'à l'étouffer.</p> - -<p>—Bien, bien! répondit son mari d'un ton fâché, ce n'est pas une -raison pour m'étrangler. Heathcliff ne m'a jamais fait l'impression -d'un trésor si merveilleux, et il n'y a pas de quoi perdre la tête.</p> - -<p>—Je sais que vous ne l'aimiez pas, fit Catherine, réprimant -l'excès de sa joie. Et pourtant, pour l'amour de moi, il faut que vous -soyez amis maintenant. Dois-je lui dire de monter?</p> - -<p>—Ici, dans le parloir?</p> - -<p>—Et où donc? demanda-t-elle. Il avait l'air vexé, et fit entendre -que la cuisine serait un endroit plus convenable, mais Madame Linton le -regardait d'une façon comique, à demi fâchée, à demi égayée de -son importunité.</p> - -<p>—Non, ajouta-t-elle après un moment, je ne peux pas rester assise -dans la cuisine. Ellen, mettez deux tables ici, une pour notre maître et -pour miss Isabella, qui sont l'aristocratie, l'autre pour Heathcliff et -pour moi-même, qui représentons les classes inférieures; cela vous -convient-il, mon cher, ou faut-il que je fasse allumer du feu dans une -autre chambre? Vous donnerez des ordres en conséquence, mais moi je -vais de nouveau courir en bas et m'occuper de mon hôte. Je crains que -ma joie ne soit trop grande pour que sa cause soit réelle.</p> - -<p>Elle allait de nouveau s'élancer dehors, mais Edgar l'arrêta: «Vous, -dit-il s'adressant à moi, faites-le monter, et vous, Catherine, tachez -de vous réjouir sans perdre la tête; il n'est pas nécessaire que -toute la maison vous voie accueillir comme un frère un domestique -échappé.»</p> - -<p>Je descendis et trouvai Heathcliff attendant sous le porche, et -évidemment sûr d'être invité à monter. Il me suivit sans rien dire, -et je l'introduisis en présence du maître et de la maîtresse dont les -joues allumées indiquaient un chaud entretien. Mais la figure de la -dame s'éclaira d'un tout autre sentiment lorsque son ami parut à la -porte: elle courut vers lui, prit ses deux mains, et le mena vers -Linton; puis elle saisit, malgré lui, les doigts de Linton et les -enfonça dans la main d'Heathcliff. Maintenant que la lumière du foyer -et des bougies révélait pleinement sa figure, je fus encore plus -surprise de la transformation d'Heathcliff. Il était devenu un homme de -haute taille, athlétique et bien constitué, à côté duquel mon -maître semblait tout à fait maigriot et comme un enfant. Son attitude -droite suggérait l'idée qu'il avait été dans l'armée. Ses traits -portaient une maturité d'expression et de dessin que n'avaient pas ceux -de M. Linton; il avait un air intelligent, et ne gardait aucune marque -de sa dégradation passée. Il y avait bien toujours dans ses sourcils -baissés et ses yeux pleins d'un feu sombre quelques reflets d'une -férocité à demi civilisée, mais elle était dominée, et ses -manières avaient même une certaine dignité; tout à fait -débarrassées de leur rudesse, mais toujours trop dures pour être -gracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne; il -resta une minute embarrassé, sans savoir comment il devait s'adresser -au garçon de charrue, comme il l'avait appelé. Heathcliff avait -laissé tomber sa main délicate, et se tenait debout, le regardant -froidement.</p> - -<p>—Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin; Madame Linton, en souvenir -du vieux temps, a désiré que je vous fasse un accueil cordial, et je suis -naturellement heureux de tout ce qui peut lui être agréable.</p> - -<p>—Et moi aussi, répondit Heathcliff, particulièrement si c'est -quelque chose où j'ai une part. Je resterai volontiers une heure ou deux. -Il s'assit en face de Catherine, qui tenait son regard fixé sur lui, comme -si elle craignait qu'il ne disparût si elle cessait un instant de le -regarder. Lui ne levait pas souvent ses yeux sur elle; un rapide coup -d'œil ça et là suffisait; mais ses yeux trahissaient sans cesse plus -distinctement le plaisir qu'il buvait dans ceux de son amie. Lui et elle -étaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentir -embarrassés. Mais il n'en était pas de même de M. Edgar; l'ennui -qu'il avait le faisait pâlir; et ce sentiment fut à son comble -lorsqu'il vit sa femme se lever, s'avancer vers Heathcliff, lui saisir -de nouveau les mains et rire comme une personne égarée.</p> - -<p>—Il va me sembler demain que ce n'a été qu'un rêve, criait-elle. -Je ne serai pas capable de croire que je vous ai vu et touché et entendu -une fois de plus! Et pourtant, méchant, vous ne méritez pas cette -bienvenue. D'être absent pendant trois ans, sans donner de vos -nouvelles, et sans jamais penser à moi!</p> - -<p>—J'y ai pensé un peu plus que vous à moi, murmura-t-il. J'ai -appris, il y a peu de temps, Cathy, la nouvelle de votre mariage; et tout à -l'heure, pendant que j'attendais dans cette cour, j'avais formé ce -projet: de jeter seulement un coup d'œil sur votre figure, de -recueillir un regard de surprise et peut être de plaisir, puis, de -régler mon compte avec Hindley; et alors de prévenir la loi en -m'exécutant moi-même. Votre bienvenue a fait sortir ces idées de mon -esprit; mais prenez garde de me rencontrer d'un autre air la prochaine -fois. Non, ne me chassez pas une seconde fois. Vous m'avez réellement -regretté, n'est-ce pas? Eh bien, vous aviez raison. J'ai eu à mener -une amère vie depuis que j'ai entendu pour la dernière fois votre -voix; et il faut que vous me pardonniez, car c'était seulement pour -vous que je combattais.</p> - -<p>—Catherine, si vous ne voulez pas que nous prenions notre thé -froid, venez à table, interrompit Linton, faisant son possible pour garder -son ton ordinaire et le degré de politesse convenable. M. Heathcliff aura -à faire une longue course, où qu'il veuille loger cette nuit, et -moi-même, j'ai soif.</p> - -<p>Elle prit sa place devant la théière; et miss Isabella vint au coup de -cloche; j'avançai des chaises pour tout le monde et je sortis. Le repas -dura à peine dix minutes. La tasse de Catherine resta vide, elle ne -pouvait ni manger ni boire. Edgar eut peine à avaler une bouchée. Leur -hôte ne prolongea pas son séjour ce soir-là au-delà d'une heure. -Quand il partit, je lui demandai s'il allait à Gimmerton.</p> - -<p>—Non, me répondit-il, à Wuthering Heights M. Earnshaw m'a invité -lorsque je lui ai fait visite ce matin.</p> - -<p>M. Earnshaw l'avait invité! Et il avait fait visite à M. Earnshaw! Je -méditais douloureusement cette phrase, après qu'il fut parti; -allait-il devenir un hypocrite, et ne rentrait-il dans le pays que pour -faire le mal sous un masque? Je songeais: j'avais au fond de mon cœur -le pressentiment qu'il aurait mieux valu qu'il ne revint pas. Vers le -milieu de la nuit, je fus réveillée de mon premier sommeil par Madame -Linton qui se glissa dans ma chambre, s'assit à côté de mon lit et me -tira par les cheveux pour m'empêcher de dormir.</p> - -<p>—Je ne peux pas rester en repos, Ellen, me dit-elle en manière -d'excuse. Et j'ai besoin d'une créature vivante pour me tenir compagnie -dans mon bonheur. Edgar est de mauvaise humeur parce que je suis dans la -joie d'une chose qui ne l'intéresse pas; il refuse d'ouvrir la bouche, -si ce n'est pour dire des choses mauvaises et sottes; et il m'a affirmé -que j'étais cruelle et égoïste parce que j'avais voulu lui parler -tandis qu'il était souffrant et avait sommeil. Il trouve toujours le -moyen d'être souffrant au moindre désagrément. Je lui ai dit quelques -phrases d'éloge sur Heathcliff; et lui, soit par migraine ou pour un -accès d'envie, s'est mis à pleurer: de sorte que je me suis relevée -et l'ai laissé dormir.</p> - -<p>—À quoi vous sert de faire l'éloge d'Heathcliff devant lui? -répondis-je. Dans leur enfance, ils avaient déjà une aversion l'un -pour l'autre, et son éloge ne rendrait pas Heathcliff moins furieux: -c'est la nature humaine. Ne parlez pas de lui à M. Linton si vous ne -voulez pas qu'une querelle ouverte se déclare entre eux.</p> - -<p>—Mais n'est-ce pas faire preuve d'une grande faiblesse? -poursuivit-elle. Je ne suis pas jalouse... je ne me sens jamais blessée -par l'éclat des cheveux blonds d'Isabella et la blancheur de sa peau, -et son élégance délicate, et la tendresse que toute la famille lui -témoigne. Même vous, Nelly, si nous avons par hasard une dispute, vous -prenez tout de suite le parti d'Isabella, et moi je cède comme une -bonne maman, je l'appelle ma chérie et je la flatte avec douceur. Cela -fait plaisir à son frère de nous voir en termes cordiaux, et à moi -aussi. Mais ils se ressemblent beaucoup, lui et elle; ils sont des -enfants gâtés et s'imaginent que le monde a été fait pour eux: et -bien que je les aime l'un et l'autre, je pense tout de même qu'une -petite punition pourrait les corriger.</p> - -<p>—Vous vous trompez, madame Linton, lui dis-je, c'est eux qui vous -aiment et qui sont indulgents pour vous, et je sais bien ce qui -arriverait si cela n'était pas. Vous pouvez bien aller jusqu'à leur -passer leurs petits caprices, aussi longtemps qu'ils n'ont pas d'autre -souci que de prévenir tous vos désirs; mais il se peut qu'il arrive, -à la fin, quelque chose ayant une égale importance pour les deux -parties, et alors ceux que vous appelez faibles sont bien capables -d'être aussi obstinés que vous.</p> - -<p>—Et alors nous aurons une lutte à mort, n'est-ce pas, Nelly? -reprit-elle en riant. Non, je vous le dis, j'ai tant de confiance dans -l'amour de Linton que je crois que je pourrais le tuer sans qu'il songe -à rien faire contre moi.</p> - -<p>Je l'engageai alors à ne lui avoir que plus de reconnaissance pour -cette affection.</p> - -<p>—C'est ce que je fais, me répondit-elle; mais lui n'a pas besoin -de se lamenter pour des bagatelles. C'est enfantin. Au lieu de fondre en -larmes parce que je lui ai dit que Heathcliff méritait à présent le -respect de chacun et que ce serait un honneur pour le premier gentleman -du pays d'être son ami, c'est lui qui aurait dû dire cela pour moi et -s'en réjouir par sympathie. Il faut qu'il s'accoutume à lui, et alors, -autant faire qu'il l'aime; quand je considère combien Heathcliff avait -de raisons pour le détester, je suis sûre qu'il s'est très bien -comporté envers lui.</p> - -<p>—Que pensez-vous de ce fait qu'il va à Wuthering Heights? -demandai-je. Il s'est réformé à tous les points de vue, au moins en -apparence. Le voici tout à fait comme un chrétien, tendant amicalement sa -main droite à ses ennemis tout alentour.</p> - -<p>—Il me l'a expliqué, répondit-elle, mais j'en suis étonnée autant -que vous. Il m'a dit qu'il était venu s'informer de moi auprès de -vous, supposant que vous résidiez toujours là-bas; Joseph l'a dit à -Hindley qui est sorti de la maison et s'est mis à le questionner sur ce -qu'il avait fait, et comment il avait vécu et qui enfin l'a invité à -entrer. Il y avait là plusieurs personnes assises à jouer aux cartes; -Heathcliff se joignit à elles, mon frère perdit de l'argent contre -lui, et le trouvant pourvu abondamment, lui demanda de revenir dans la -soirée, ce à quoi il consentit. Hindley est dans un état trop -désespéré pour mettre beaucoup de prudence à choisir ses relations; -il ne prend pas la peine de réfléchir aux causes qu'il pourrait avoir -pour ce métier d'un homme qu'il a bassement outragé. Mais Heathcliff -affirme que sa principale raison pour renouer connaissance avec son -ancien persécuteur est son désir de s'installer dans le voisinage de -la Grange et son attachement pour la maison où nous avons vécu -ensemble, et puis encore l'espoir que nous aurons plus d'occasions de -nous voir ainsi que s'il s'était fixé à Gimmerton. Il a l'intention -d'offrir de payer largement le droit de demeurer aux Heights; et il n'y -a pas de doute que la rapacité de mon frère l'amènera à accepter ces -conditions. Il a toujours été avide, si ce n'est que ce qu'il saisit -d'une main, il le rejette de l'autre.</p> - -<p>—Un joli endroit pour s'installer! dis-je; ne redoutez-vous pas -les conséquences, madame Linton?</p> - -<p>—Pas pour mon ami, répondit-elle; sa forte tête le tiendra à -l'abri du danger. Pour Hindley, oui, un peu; mais il ne peut pas devenir -pire qu'il est, et, à cause de moi, il ne peut lui arriver aucun mal -physique. L'événement de ce soir m'a réconciliée avec Dieu et -l'humanité. Je m'étais révoltée contre la Providence. Oh j'ai -enduré une souffrance très amère, Nelly! Si cet homme savait combien -j'ai souffert, il aurait honte d'assombrir la fin de mon mal avec cet -air indifférent. C'est ma bonté pour lui qui m'a poussée à souffrir -seule; si j'avais exprimé l'agonie que souvent je sentais, il se serait -mis à désirer son allègement avec autant d'ardeur que moi. N'importe, -le mal est fini et je ne veux pas me venger de sa folie; désormais, -j'aurai la force de tout supporter. Quand même la chose la plus basse -me frapperait sur une joue, non seulement j'offrirais l'autre, mais je -demanderais pardon d'avoir provoqué l'offense: et comme preuve, je vais -aller tout de suite faire la paix avec Edgar. Bonne nuit! Je suis un -ange!</p> - -<p>Elle me quitta dans cette conviction flatteuse, et je pus apprécier le -lendemain le succès de son entreprise. M. Linton, tout en paraissant -toujours un peu déprimé par l'exubérante vivacité de Catherine, non -seulement avait abjuré sa mauvaise humeur, mais ne risquait même -aucune objection à l'idée de la laisser aller avec Isabella à -Wuthering Heights dans l'après-midi; et elle, elle l'en récompensait -par un été de douceur et d'affection qui fit pour plusieurs jours de -la maison un paradis, maîtres et domestiques profitant également de ce -soleil qui brillait sans s'arrêter.</p> - -<p>Dans les premiers temps, Heathcliff—je devrais dire désormais M. -Heathcliff—n'usa qu'avec réserve de la liberté de venir à -Thrushcross Grange: il semblait vouloir juger jusqu'à quel point mon -maître supporterait son intrusion. Catherine, de son côté, avait cru -à propos de modérer l'expression de son plaisir en le recevant; et -c'est ainsi qu'il se constitua, par degrés, le droit de venir. Il -gardait beaucoup de la réserve qui l'avait caractérisé dans son -enfance, et cela lui permettait de réprimer toute démonstration trop -vive de ses sentiments. Le malaise de mon maître s'endormit et des -circonstances ultérieures vinrent lui donner quelque temps une autre -direction.</p> - -<p>Il trouva en effet une nouvelle source d'ennuis en constatant le fait -imprévu qu'Isabella Linton éprouvait une attraction soudaine et -irrésistible vers le nouvel hôte. Elle était alors une charmante -jeune dame de dix-huit ans enfantine dans ses manières, bien que -possédant un esprit fin, des sentiments subtils et aussi un caractère -mordant, pour peu qu'on l'irritât. Son frère, qui l'aimait tendrement, -fut ébahi de cette préférence fantastique. Laissant de côté la -honte d'une alliance avec un homme sans nom, et la possibilité pour sa -propre fortune, à défaut d'héritier mâle, de passer entre les mains -d'un tel individu, il avait assez de sens pour comprendre la disposition -réelle d'Heathcliff: pour savoir que, malgré les changements de son -extérieur, sa nature n'avait pas changé et ne pouvait changer. Et -cette nature l'épouvantait, le révoltait; un pressentiment le faisait -tressaillir à l'idée de lui confier Isabella. Sa répulsion aurait -été bien plus vive encore s'il s'était aperçu que l'amour de sa -sœur était né sans être sollicité, et s'adressait à un homme qui -n'y répondait en aucune façon: car lui, du moment qu'il avait -découvert ce penchant d'Isabella, il en avait mis la faute sur un -dessein prémédité d'Heathcliff.</p> - -<p>Nous avions tous remarqué depuis peu que miss Linton était très -agitée et soupirait après quelque chose. Elle devenait méchante et -fatigante, agaçant et rudoyant sans cesse Catherine, au risque -d'épuiser sa dose, très limitée, de patience. Nous excusions cette -humeur, jusqu'à un certain point, en la mettant sur le compte de la -maladie; car nous la voyions pâlir et dépérir à vue d'œil. Mais un -jour qu'elle avait été particulièrement impossible, refusant son -déjeuner, se plaignant du manque d'obéissance des domestiques, de la -sujétion où la tenait Catherine et de la négligence d'Edgar, -affirmant qu'elle avait pris froid parce que nous avions laissé les -portes ouvertes et éteint le feu du parloir pour la vexer, avec cent -autres accusations non moins frivoles, Madame Linton insista -péremptoirement pour qu'elle allât se coucher et après l'avoir -grondée de bon cœur, elle la menaça d'envoyer chercher le médecin. -Cette mention de Kenneth amena immédiatement Isabella à s'écrier que -sa santé était parfaite et que c'était seulement la dureté de -Catherine qui la rendait malheureuse.</p> - -<p>—Comment pouvez-vous dire que je sois dure, méchante enfant gâtée? -s'écria notre maîtresse, surprise de cette assertion déraisonnable. -À coup sûr vous êtes en train de perdre la raison. Quand ai-je été -dure, dites-moi?</p> - -<p>—Hier, sanglota Isabella, et maintenant.</p> - -<p>—Hier? et à quelle occasion?</p> - -<p>—Dans notre promenade sur la lande: vous m'avez dit de courir où -je voudrais pendant que vous marchiez avec Heathcliff.</p> - -<p>—Et c'est là ce que vous appelez ma dureté! dit Catherine en -riant. Je n'avais pas la moindre idée de vous donner à entendre que votre -compagnie était superflue: il nous était indifférent que vous fussiez -ou non avec nous; je pensais simplement que la conversation d'Heathcliff -n'aurait rien d'amusant pour vous.</p> - -<p>—Oh non, sanglota la jeune dame, vous vouliez m'éloigner parce que -vous saviez que j'aimais à être là.</p> - -<p>—A-t-elle sa raison? demanda Madame Linton, se tournant vers moi. -Je vais répéter notre conversation mot pour mot, Isabella; et vous -noterez, s'il vous plait, tous ceux de ses endroits qui auraient eu du -charme pour vous.</p> - -<p>—Je ne parle pas de la conversation, répondit-elle, je désirerais -d'être avec...</p> - -<p>—Eh bien? dit Catherine, voyant qu'elle hésitait à finir sa -phrase.</p> - -<p>—Avec lui, et je ne veux pas être toujours congédiée, -continua-t-elle en s'allumant. Vous êtes comme un chien au râtelier, -Cathy, et vous voulez être toute seule à être aimée.</p> - -<p>—Et vous, vous êtes un impertinent petit singe! s'écria Madame -Linton stupéfaite. Mais je ne puis croire cette sottise. Il est impossible -que vous m'enviiez l'admiration de Heathcliff, que vous le considériez -comme une personne agréable; j'espère que je vous ai mal comprise, -Isabella?</p> - -<p>—Non, non! dit la jeune fille infatuée. Je l'aime plus que vous -n'avez jamais aimé Edgar; et lui aussi m'aimerait si vous vouliez le lui -permettre.</p> - -<p>—Alors, je ne voudrais pas être à votre place pour tout un -royaume! déclara Catherine avec emphase, et il me sembla bien qu'elle -parlait sérieusement.</p> - -<p>—Nelly, aidez-moi à la convaincre de sa folie. Dites-lui ce qu'est -Heathcliff: une créature abandonnée, sans raffinement, sans culture; -un aride désert d'ajoncs et de genêts. J'aimerais autant mettre ce -petit canari dans le parc par un jour d'hiver que de vous engager à -placer votre cœur sur lui. C'est une déplorable ignorance de son -caractère, enfant, et rien de plus, qui a fait entrer ce rêve dans -votre tête. Je vous en prie, ne vous imaginez pas qu'il cache, -derrière son extérieur sombre, des abîmes de bienveillance et -d'affection! Il n'est pas un diamant brut, une huître renfermant une -perle: il est un homme pareil à un loup, féroce et sans pitié. Jamais -je ne lui dis: «laissez celui-ci ou celui-là de vos ennemis en paix, -parce qu'il serait cruel ou peu généreux de leur faire du mal»; je -lui dis: «laissez-les en paix, parce que ne veux pas qu'il leur arrive -du mal.» Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabella, s'il -vous jugeait une charge un peu lourde. Je sais qu'il lui est impossible -d'aimer les Linton; et pourtant il serait tout à fait capable -d'épouser votre fortune et vos espérances! L'avarice monte en lui et -devient un péché dominant. Voilà mon portrait de lui! Et je suis son -amie, je le suis si bien, que s'il avait pensé sérieusement à vous -attraper, je me serais peut-être tue et vous aurais laissée tomber -dans ses filets.</p> - -<p>Miss Linton regardait sa belle-sœur avec indignation.</p> - -<p>—Honte, honte! répétait-elle d'un ton irrité: vous êtes pire que -vingt ennemis, venimeuse amie que vous êtes.</p> - -<p>—Ah, ainsi vous ne voulez pas me croire? dit Catherine, vous vous -imaginez que je parle par méchanceté ou par égoïsme?</p> - -<p>—Oui, j'en suis sûre, répliqua Isabella, et j'ai horreur de -vous.</p> - -<p>—Bien, cria l'autre, essayez donc pour votre compte, si c'est -votre humeur; j'ai fait ce que je pouvais.</p> - -<p>—Et il faut que je subisse la peine de son égoïsme! sanglotait la -jeune fille, lorsque Madame Linton eut quitté la chambre. Tout, tout -est contre moi. Elle a détruit mon unique consolation. Mais ce qu'elle -a dit est faux, n'est-ce pas? M. Heathcliff n'est pas un démon; il a -une âme honnête et vraie, ou sans cela comment se serait-il souvenu -d'elle?</p> - -<p>—Croyez-moi, miss, lui dis-je, chassez-le de vos pensées. C'est un -oiseau de mauvais augure et pas du tout un compagnon pour vous. Madame -Linton a parlé sévèrement, et pourtant je ne puis la contredire. Elle -connaît mieux son cœur que moi ou tout autre, et jamais elle ne -consentirait à le représenter comme pire qu'il est. Des gens honnêtes -ne cachent pas leurs actions. Comment a-t-il vécu? Comment est-il -devenu riche? Pourquoi demeure-t-il à Wuthering Heights dans la maison -d'un homme qu'il déteste? On dit que M. Earnshaw va de mal en pis -depuis qu'il est arrivé. Ils restent assis ensemble toute la nuit; et -Hindley a emprunté de l'argent sur ses terres, et ne fait rien que -jouer et boire.</p> - -<p>—Vous êtes liguée avec les autres, Ellen! répondit-elle, je ne -veux pas écouter vos médisances. Quelle malveillance il faut que vous ayez -pour désirer me convaincre qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde!</p> - -<p>Serait-elle parvenue à se débarrasser de cette idée si on l'avait -laissée à elle-même ou bien aurait-elle continué à la nourrir sans -cesse, je ne puis le dire; mais elle eut peu de temps pour y -réfléchir. Le lendemain il y eut une séance de justice à la ville -voisine: mon maître fut obligé d'y assister, et M. Heathcliff, -prévenu de son absence, arriva plus tôt que de coutume. Catherine et -Isabella étaient assises dans la bibliothèque, fâchées l'une contre -l'autre, mais en silence: la demoiselle, inquiète de sa récente -indiscrétion, et de la révélation qu'elle avait faite de ses -sentiments dans un accès passager de passion; Catherine, après mûr -examen, réellement irritée contre sa compagne, et résolue à faire -cesser ses sarcasmes. Elle rit lorsqu'elle vit Heathcliff à travers la -fenêtre; j'étais en train de balayer le foyer et j'observai sur ses -lèvres un sourire méchant. Isabella, absorbée dans ses rêveries ou -dans un livre, resta jusqu'à ce que la porte s'ouvrit; et alors il fut -trop tard pour tenter de s'échapper, ce qu'elle aurait fait avec joie -si elle avait pu.</p> - -<p>—Entrez, voilà qui est bien! s'écria gaiement notre dame, -disposant une chaise près du feu. Voici deux personnes qui ont -misérablement besoin d'une troisième pour fondre la glace qui les sépare; -et vous êtes celle-là même que l'une et l'autre de nous voudrions choisir. -Heathcliff, je suis fière de pouvoir vous montrer à la fin quelqu'un -qui vous chérit plus que moi-même. J'espère que vous devez vous -sentir flatté! Non, ce n'est pas Nelly, ne regardez pas vers elle. Ma -pauvre petite belle-sœur se brise le cœur à contempler votre beauté -physique et morale. Il dépend de vous d'être le frère d'Edgar. Non, -non, Isabella, vous ne partirez pas! continua-t-elle, arrêtant avec un -enjouement affecté la jeune fille qui s'était levée, confondue et -indignée. Nous étions à nous quereller comme des chats à votre -sujet, Heathcliff, et j'étais battue en protestations d'admiration et -de dévotion; et de plus ma rivale, comme elle s'appelle, m'a informée -que si seulement je voulais me mettre un peu à l'écart, elle lancerait -dans votre âme une flèche qui vous fixerait pour toujours et enverrait -mon image à l'oubli éternel.</p> - -<p>—Catherine! dit Isabella, rappelant sa dignité, et dédaignant de -lutter pour s'arracher à l'étreinte nerveuse qui la retenait, je vous -serais reconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me -calomnier, même en plaisantant. M. Heathcliff, soyez assez bon pour -ordonner à votre amie de me lâcher, elle oublie que vous et moi ne -sommes pas des connaissances intimes, et ce qui l'amuse m'est pénible -à moi au-delà de toute expression.</p> - -<p>Comme l'autre ne répondait rien et restait assis, et semblait -absolument indifférent aux sentiments qu'elle pouvait avoir pour lui, -elle se retourna vers sa persécutrice et lui demanda sérieusement de -la laisser libre.</p> - -<p>—En aucune façon! répondit Madame Linton. Je ne veux pas être -nommée une seconde fois un chien au râtelier. Il faut que vous -restiez! Eh bien, Heathcliff, pourquoi ne manifestez-vous pas votre -satisfaction de mes agréables nouvelles? Isabella jure que l'amour -qu'Edgar a pour moi n'est rien en comparaison de celui qu'elle -entretient pour vous. Je suis sûre qu'elle a dit quelque chose de -pareil: n'est-ce pas, Ellen? Et elle a refusé de manger depuis notre -promenade d'avant-hier par rage de ce que je l'ai éloignée de votre -société.</p> - -<p>—Je suppose que vous la calomniez, dit Heathcliff tournant sa -chaise de leur côté. En tous cas, ce qu'elle désire en ce moment, c'est -d'être hors de ma société.</p> - -<p>Et il se mit à fixer durement l'objet de son discours comme on ferait -d'un animal étrange et répugnant que l'on croirait devoir examiner par -curiosité, en dépit de son aversion. La pauvre créature ne put -supporter cet examen; elle en pâlit et rougit, et, les yeux brillants -de larmes, elle mit toute la force de ses petits doigts à s'affranchir -de la ferme étreinte de Catherine. Puis, s'apercevant que, dès qu'elle -parvenait à soulever un des doigts qui la tenaient, un autre -s'abaissait, elle commença à se servir de ses ongles et griffa les -mains de son ennemie.</p> - -<p>—Voilà une tigresse! s'écria celle-ci, lui rendant enfin sa -liberté. Allez vous-en, pour l'amour de Dieu, et cachez votre maudite -figure! Quelle folie de révéler devant lui ces griffes! Ne pouvez-vous pas -deviner les conclusions qu'il va en tirer? Heathcliff! Voilà des -instruments d'exécution, il faut que vous preniez garde à vos veux.</p> - -<p>—Je les arracherais de ses doigts si jamais ils me menaçaient, -répondit brutalement Heathcliff, quand la porte se fut refermée -derrière la jeune fille. Mais quelle intention aviez-vous en agaçant -cette créature d'une telle façon, Cathy? vous ne disiez pas la -vérité, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Je vous assure que si! Voilà plusieurs semaines qu'elle se meurt -d'amour pour vous; et elle m'a parlé de vous hier, et m'a couverte d'un -déluge d'injures parce que je lui représentais vos défauts en pleine -lumière dans le but de calmer sa passion. Mais n'y faites plus -attention; j'ai voulu punir son insolence, voilà tout. Je l'aime trop, -mon cher Heathcliff, pour vous laisser la saisir et la dévorer.</p> - -<p>—Et moi je l'aime trop peu pour essayer rien de pareil, dit-il. -Vous entendriez d'étranges choses si je vivais seule avec cette figure de -cire. Mon exercice plus ordinaire serait de peindre sur son blanc visage -les couleurs de l'arc-en-ciel et de noircir tous les jours ou tous les -deux jours ses yeux bleus; car ils ressemblent à ceux de Linton d'une -façon détestable.</p> - -<p>—Détestable! observa Catherine; mais ce sont des yeux de colombe, -d'ange!</p> - -<p>—Elle est l'héritière de son frère? demanda-t-il après un court -silence.</p> - -<p>—Je serais bien fâchée d'avoir à le penser, répondit la dame. Avec -l'aide du ciel il lui viendra bien une demi-douzaine de neveux qui lui -enlèveront ce titre. Et je vous conseille de détourner votre esprit de -ce sujet, quant à présent; vous êtes trop enclin à désirer le bien -de votre voisin; rappelez-vous que les biens de ce voisin-ci sont les -miens.</p> - -<p>—S'ils étaient les miens, ce serait encore la même chose, dit -Heathcliff. Mais Isabella peut être niaise, elle n'est pas folle, et -nous ferons bien d'écarter ce sujet, comme vous le proposez.</p> - -<p>Ils l'écartèrent en effet de leurs langues, et Catherine, -probablement, de ses pensées. L'autre, j'en suis certaine, y repensa -souvent dans le cours de cette soirée. Je le voyais se sourire à -lui-même, ou plutôt se ricaner, et tomber dans des rêveries de -mauvais augure dès que Madame Linton avait occasion de quitter -l'appartement.</p> - -<p>Je résolus d'observer ses mouvements. Mon cœur s'attachait -invariablement au parti du maître, de préférence à celui de -Catherine, et avec raison, me semblait-il; car lui était bon et -confiant et honorable, et elle, elle ne pouvait pas être appelée le -contraire de tout cela, mais elle se permettait une telle latitude que -j'avais peu de confiance dans ses principes et encore moins de sympathie -pour ses sentiments. Je souhaitai qu'il arrivât quelque chose qui pût -débarrasser tranquillement de M. Heathcliff à la fois les Heights et -la Grange, nous laissant comme nous étions avant son arrivée. Ses -visites étaient pour moi un continuel cauchemar, et aussi, je le -soupçonnais, pour mon maître. L'idée de son séjour aux Heights -était pour moi une oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait -abandonné ce troupeau galeux, et qu'une bête méchante rôdait entre -lui et le parc, attendant l'heure pour s'élancer et pour détruire.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h4> - - -<p>Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais -prise d'une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir -comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que -c'était un devoir d'avertir Hindley de la façon dont on parlait de -lui; mais d'autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes -invétérées, et désespérant de lui être utile, j'hésitais à -entrer de nouveau dans la triste maison.</p> - -<p>Un jour, j'eus occasion de passer la vieille porte, m'écartant un peu -de la route que je suivais pour aller à Gimmerton. C'était après dans -la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une -après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et -durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l'endroit où la -grand'route s'embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme -grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté -est G., et sur le sud-ouest T. G.. Cette pierre sert de poteau indicateur -pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune -sa tête grise, me rappelant l'été, et je ne sais pourquoi, mais je -sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations -d'enfance. C'était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a -vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant, -j'aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de -cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre; et, avec -toute la fraîcheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien -compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée -en avant, et sa petite main creusant le sable d'un morceau d'ardoise.</p> - -<p>—Pauvre Hindley! m'écriai-je involontairement.</p> - -<p>Je tressaillis, j'eus un moment l'idée que l'enfant levait sa tête et -me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu'une seconde, mais aussitôt -je sentis un besoin irrésistible d'aller aux Heights. Une superstition -me poussait à ne pas résister: si par hasard il était mort! -pensais-je, ou s'il doit mourir bientôt, et si ce que j'ai vu est un -signe de mort! À mesure que je m'approchais de la maison, je me sentais -plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu'enfin je fus -en vue. Mon apparition de tout à l'heure m'avait devancée, je la vis -debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première -idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant -sur les barreaux sa rude figure: mais un peu de réflexion me fit -comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que -je l'avais quitté, dix mois auparavant.</p> - -<p>—Dieu te bénisse, mon chéri! lui criai-je, oubliant à l'instant -mes folles alarmes. Hareton, c'est Nelly! Nelly ta nourrice.</p> - -<p>Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil.</p> - -<p>—Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je.</p> - -<p>Il leva son arme pour tirer; je commençai un discours pour l'apaiser, -mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet; et alors, -des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons -qui, soit qu'il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une -emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une -horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci -m'affligea plus que je n'en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je -tirai de ma poche une orange et l'offris pour me faire bien venir. -D'abord il hésita, puis, l'arracha de mes mains comme s'il imaginait -que j'avais l'intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en -montrai une autre, la tenant hors de sa prise.</p> - -<p>—Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon -garçon? lui demandai-je. Est-ce le curé?</p> - -<p>—Au diable le curé, et toi aussi! donne-moi ça! répliqua-t-il.</p> - -<p>—Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l'aurez, dis-je. -Quel est votre maître?</p> - -<p>Il me répondit: «Mon diable de père!»</p> - -<p>—Et qu'est-ce que vous apprenez de votre père?</p> - -<p>Il s'élança sur le fruit, je l'élevai hors de sa portée.</p> - -<p>—Et qu'est-ce qu'il vous apprend? demandai-je.</p> - -<p>—Rien, me dit-il, qu'à me tenir en dehors de son chemin. Mon père -ne peut rien me commander parce que je jure sur lui.</p> - -<p>—Ah! Et c'est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père?</p> - -<p>—Eh! non, grommela-t-il.</p> - -<p>—Qui alors?</p> - -<p>—Heathcliff.</p> - -<p>Je lui demandai s'il aimait M. Heathcliff.</p> - -<p>—Oui, je l'aime.</p> - -<p>Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des -phrases comme: «Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu'il -me donne, il le gronde de me gronder; il dit qu'il faut que je fasse -comme je veux.»</p> - -<p>—Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire? -poursuivis-je.</p> - -<p>—Non, j'ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées -dans sa gorge s'il entrait chez nous. C'est Heathcliff qui l'a promis.</p> - -<p>Je mis l'orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père -qu'une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte du jardin, -désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de -Hindley, c'est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai -aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans -m'arrêter, jusqu'à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi -effrayée que si j'avais fait sortir un gobelin. Ceci n'a pas grand -rapport avec l'affaire de Miss Isabella; et pourtant, c'est ce qui -m'encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de -faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de -s'étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage -domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton.</p> - -<p>Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune -demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle -n'avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi -elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand -soulagement. Je savais que Heathcliff n'avait pas l'habitude de -témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce -qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu'il l'aperçut, -sa première précaution fut de jeter un coup d'œil sur la maison. -J'étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m'étais -retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s'avancer vers elle et -lui dire quelque chose; elle semblait embarrassée, désireuse de s'en -aller; pour l'en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se -détourna: apparemment il lui avait fait une question où elle ne se -souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté -sur la maison; puis, supposant qu'on ne le voyait pas, le gredin eut -l'impudence de l'embrasser.</p> - -<p>—Judas! Traître! m'écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite, -un trompeur de parti-pris!</p> - -<p>—Qui est-ce, Nelly? dit la voix de Catherine derrière moi.</p> - -<p>J'avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir -entrer.</p> - -<p>—Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas! -Ah! il nous a vues, il vient ici, je me demande s'il aura le cœur de -trouver une excuse plausible pour cet amour qu'il témoigne à Miss -quand il vous a dit qu'il la haïssait.</p> - -<p>Madame Linton vit Isabella se délivrer de l'étreinte et courir dans le -jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J'avais peine à -m'empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine -insista d'un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire -sortir de la cuisine si j'osais être assez présomptueuse pour -intervenir avec ma langue insolente.</p> - -<p>—À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse! -criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à -quoi songez-vous de soulever ce tapage? Je vous ai dit de laisser -Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne -soyez las d'être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton -verrouille la porte contre vous.</p> - -<p>—Dieu le préserve d'essayer! répondit le noir vilain, que je -détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et -patient! Tous les jours j'ai une envie plus folle de l'envoyer au ciel!</p> - -<p>—Silence! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez -pas. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête? Est-ce elle qui -est venue exprès sur votre chemin?</p> - -<p>—Que vous importe? grommela-t-il. J'ai le droit de l'embrasser si -elle veut et vous n'avez pas le droit de m'en empêcher. Je ne suis pas -votre mari, vous n'avez pas à être jalouse de moi.</p> - -<p>—Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis -jalouse pour vous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la -grimace. Si vous aimez Isabella, vous l'épouserez. Mais, l'aimez-vous? -Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre! Je -suis certaine que vous ne l'aimez pas.</p> - -<p>—Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec -cet homme? demandai-je.</p> - -<p>—Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec -décision.</p> - -<p>—On pourrait lui en épargner l'embarras, dit Heathcliff; on se -passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous, -Catherine, j'ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y -sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m'avez -traité d'une façon infernale, infernale, entendez-vous? Et si vous -vous flattez de l'idée que je ne m'en aperçois pas, vous êtes folle, -et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles, -vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir -sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire. -En attendant, je vous remercie de m'avoir dit le secret de votre -belle-sœur, je vous jure que j'en tirerai tout le parti possible, et -tenez-vous à l'écart!</p> - -<p>—Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là? s'écria Madame -Linton stupéfaite. Je vous ai traité d'une façon infernale et vous -voulez vous venger: comment l'entendez-vous, ingrat animal? Comment vous -ai-je traité d'une façon infernale?</p> - -<p>—Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d'un -ton moins véhément. Ce n'est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me -torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez -m'amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez -de m'injurier autant qu'il vous est possible. Après avoir rasé mon -palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une -maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je -pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à -Isabella, je me couperais la gorge.</p> - -<p>—Oh! le mal est que je ne suis pas jalouse, n'est-ce pas? cria -Catherine. Eh bien! je ne répète pas mon offre d'une femme, c'est -comme si l'on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la -sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette -fois. Edgar est remise de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre -venue; je commence à être rassurée et tranquille; et vous, impatient -de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle. -Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plait, et trompez sa sœur; -vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur -moi.</p> - -<p>La conversation cessa, Madame Linton s'assit auprès du feu, toute rouge -et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable; -elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les -bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c'est dans cette -situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se -demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas.</p> - -<p>—Ellen, dit-il quand j'entrai, avez-vous vu votre maîtresse?</p> - -<p>—Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est -mise hors d'elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je -crois qu'il est temps d'arranger ses visites sur un autre pied. On se -fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est -arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la -dispute qui avait suivi. J'imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup -à Madame Linton, à moins que l'envie ne lui prit de défendre son -hôte. Edgar Linton eut peine à m'écouter jusqu'au bout.</p> - -<p>—C'est intolérable, s'écria-t-il. Il est honteux qu'elle le -reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux -hommes de l'écurie, Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus -à causer avec ce bas ruffian; j'en ai assez.</p> - -<p>Il descendit, et ordonnant aux domestiques d'attendre dans le passage, -il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j'y avais -laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame -Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée. -Heathcliff s'était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa -tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches. -C'est lui qui le premier s'aperçut de l'entrée de Linton; il fit -rapidement signe à Catherine d'avoir à se taire, ce qu'elle fit, -s'arrêtant net, dès qu'elle vit elle-même son mari.</p> - -<p>—Qu'est-ce donc? dit Linton s'adressant à elle. Quelle idée vous -faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui -a été tenu par ce vaurien? Si vous ne vous en êtes pas fâchée, -c'est, je suppose, parce que c'est sa façon habituelle de parler. Vous -êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que -je finirai par m'y accoutumer moi-même.</p> - -<p>—Avez-vous donc écouté à la porte Edgar? demanda Catherine, sur un -ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de -l'insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au -premier discours, accompagna cette répartie d'un ricanement qui -semblait destiné à attirer sur lui l'attention de M. Linton, et il y -réussit; mais Edgar avait résolu de s'expliquer sans éclat de -passion.</p> - -<p>—Si j'ai tout supporté de vous jusqu'à présent, monsieur, dit-il -tranquillement, ce n'est pas que j'aie ignoré votre caractère -misérable et dégradé; mais je sentais que vous n'en étiez -responsable qu'en partie, et comme Catherine désirait conserver votre -connaissance, j'ai eu la folie d'y consentir. Mais votre présence est -un poison qui corromprait ce qu'il y a de meilleur. C'est pour cela et -afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai -dorénavant le droit d'entrer dans cette maison, et que j'exige en ce -moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai -dans la nécessité de vous y contraindre.</p> - -<p>Heathcliff mesura d'un regard plein de dérision la hauteur et la -largeur de celui qui l'interpellait.</p> - -<p>—Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court -risque de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je -regrette profondément que vous ne vailliez pas la peine d'être abattu.</p> - -<p>Mon maître jeta un coup d'œil vers le passage et me fit signe d'aller -chercher les hommes, n'ayant aucune envie de se risquer dans une -rencontre personnelle. J'obéis, mais Madame Linton, soupçonnant -quelque chose, me suivit, et, au moment où j'essayais de les appeler, -elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma.</p> - -<p>—Voilà de beaux moyens! dit-elle, en réponse au regard surpris et -irrité de son mari. Si vous n'avez pas le courage de l'attaquer, faites -vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l'envie de -simuler plus de valeur que vous n'en avez. Non, j'avalerai la clé -plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma -bonté pour chacun! Après ma constante indulgence pour la nature faible -de l'un et la nature mauvaise, méchante, de l'autre, je garde en -remerciement deux marques d'aveugle et stupide ingratitude. Edgar, -j'étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant -je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade, -pour vous punir d'avoir osé penser d'aussi mauvaises choses sur moi.</p> - -<p>Il n'y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le -maître. Il cessa d'arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci -l'ayant jetée dans le feu, il fut pris d'un tremblement nerveux en -même temps que sa figure devenait d'une pâleur mortelle. Il lui fut -impossible de retenir cet excès d'émotion, un mélange d'angoisse et -d'humiliation l'envahit complètement. Il s'appuya sur le revers d'un -siège et détourna son visage.</p> - -<p>—O ciel! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre -de chevalier, s'écria Madame Linton. Nous sommes vaincus! Nous sommes -vaincus: Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous -qu'un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris. -Réjouissez-vous! On ne vous fera pas de mal. Ce n'est pas un agneau que -vous êtes, mais une petite levrette gâtée.</p> - -<p>—Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait, -Cathy! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc -la chose peureuse et frissonnante que vous m'avez préférée! Je ne -voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner -avec mon pied, j'en aurais bien delà satisfaction. Est-ce qu'il pleure, -ou bien est-ce que la peur l'a fait s'évanouir?</p> - -<p>Le compagnon s'approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait -mieux fait de rester à distance, car, d'un saut, mon maître fut debout -et le frappa en plein sur la gorge d'un coup qui aurait abattu un homme -moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et -pendant qu'il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant -sur la cour, et revint par là vers la porte d'entrée.</p> - -<p>—Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici! cria Catherine. -Allez vous-en maintenant! il va revenir avec une poignée de pistolets -et une demi-douzaine d'assistants. S'il a entendu notre conversation, -bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m'avez joué un mauvais -tour, Heathcliff! Mais partez, hâtez-vous!</p> - -<p>—Supposez-vous que je vais m'en aller avec ce coup brûlant dans ma -gorge? tonna Heathcliff. Non, par l'enfer! Je veux écraser ses côtes -comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l'abats -pas à présent, je le tuerai une autre fois; si vous mettez du prix à -son existence, laissez-moi donc aller le trouver.</p> - -<p>—Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge; -le cocher et les deux jardiniers sont là; vous n'allez pas, bien sûr, -attendre qu'ils vous jettent hors d'ici! Chacun d'eux est armé d'une -trique; et il est bien probable que le maître sera en observation à la -fenêtre du parloir, pour voir s'ils remplissent ses ordres.</p> - -<p>Les jardiniers et le cocher étaient là en effet; mais Linton était -avec eux; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion, -Heathcliff résolut d'éviter une lutte contre ces inférieurs. Il -saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et -parvint à s'échapper au moment ou ils entraient.</p> - -<p>Madame Linton, très excitée, m'ordonna de l'accompagner en haut. Elle -ne savait pas la part que j'avais prise dans cette histoire, et j'étais -fort préoccupée de la garder dans son ignorance.</p> - -<p>—Je suis à peu près folle, Nelly! s'écria-t-elle en se jetant sur -le sofa. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de -m'éviter: c'est à elle qu'est dû tout ce tapage, et si elle ou -quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j'entrerais en fureur. -Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd'hui, que je suis en -danger d'être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il -m'a choquée et désolée affreusement. Je veux qu'il prenne l'alarme. -De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de -reproches et de plaintes; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu -sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne -Nelly? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette -affaire. Quel démon l'a pris de se mettre à écouter aux portes? Les -discours d'Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous -avez quittés; mais j'aurais vite fait de le détourner d'Isabella, et -le reste n'avait pas d'importance. Maintenant tout est remis au pire, -par cette folle envie d'entendre dire du mal de soi, qui hante certaines -gens comme un démon! Si Edgar n'avait pas écouté notre conversation, -il n'en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s'est -adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que -j'avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu'à m'enrouer, je n'ai plus -eu souci de ce qu'ils pouvaient se faire l'un à l'autre; d'autant plus -que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous -serions tous séparés l'un de l'autre pour Dieu sait combien de temps. -Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut -être lâche et jaloux, j'essaierai de briser leurs cœurs en brisant le -mien. Ce sera une prompte façon d'en finir, si je suis poussée à -bout. Mais c'est une conduite à réserver pour un cas désespéré; je -ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu'à présent il a -été discret, dans sa crainte de me provoquer; il faut que vous lui -représentiez le danger qu'il y aurait à quitter cette attitude, et que -vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la -frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de -votre figure cette expression d'apathie, et que vous paraissiez un peu -plus anxieuse à mon sujet.</p> - -<p>Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions -était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en -parfaite sincérité. Mais je pensai qu'une personne qui pouvait -spéculer à l'avance sur l'effet de ses crises de passion pouvait -aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur -soi-même dans les cas les plus excitants; et je n'avais aucune envie -d'alarmer son mari, comme elle disait, et d'ajouter encore à ses -ennuis, simplement pour servir l'égoïsme de la jeune femme. Aussi ne -dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir; mais -je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s'ils -reprendraient leur querelle. C'est lui qui commença à parler le -premier.</p> - -<p>—Restez où vous êtes, Catherine! dit-il sans aucune colère dans sa -voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour -un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier -avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements -de ce soir, vous avez l'intention de continuer votre intimité avec...</p> - -<p>—Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par -pitié, finissez-en pour maintenant! Votre sang toujours froid ne -connaît pas la fièvre; vos veines sont pleines d'eau gelée, mais les -miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser -encore plus vite.</p> - -<p>—Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M. -Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et -cette violence ne m'alarme pas. J'ai découvert que vous pouviez être -aussi stoïque qu'une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous -désormais abandonner Heathcliff ou moi? Il est impossible que vous -soyez en même temps son amie et la mienne; et j'ai absolument besoin de -savoir lequel des deux vous choisirez.</p> - -<p>—Et moi, j'ai besoin d'être laissée seule! s'écria Catherine d'un -ton furieux. Je l'exige; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir -debout? Edgar, laissez-moi.</p> - -<p>Elle tira la sonnette jusqu'à la briser, et j'entrai avec le plus de -calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l'humeur d'un -saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant -de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle -voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec -une expression soudaine d'inquiétude et de regret. Il me dit d'aller -chercher un peu d'eau, car elle n'avait plus de souffle pour parler. Je -rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui -jetai sur la figure; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide, -renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d'un coup livides, -prenaient l'aspect de la mort. Linton était terrifié.</p> - -<p>—Cela n'a pas d'importance, murmurai-je. Je voulais l'empêcher de -céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur.</p> - -<p>—Mais elle a du sang sur ses lèvres! dit-il en frissonnant.</p> - -<p>—Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis -comment, avant qu'il n'arrivât, elle avait pris la résolution d'avoir -une crise de fureur. J'eus l'imprudence de lui faire ce rapport à haute -voix, et elle m'entendit; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses -épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras -faisant saillie d'une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir -au moins quelques os brisés; mais elle ne fit que regarder autour -d'elle quelques instants, et s'élança hors de l'appartement. Le -maître m'ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu'à la porte de sa -chambre; mais elle m'empêcha d'y entrer en s'enfermant à clé.</p> - -<p>Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre -pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui -apporte son déjeuner dans sa chambre.</p> - -<p>—Non! répondit-elle d'un ton péremptoire. Je répétai la même -question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le -matin d'après. M. Linton de son côté passait son temps dans la -bibliothèque, sans s'informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu -une heure d'entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible -pour arracher d'elle l'expression du sentiment d'horreur que devaient -lui avoir inspiré les avances d'Heathcliff; mais il ne put avoir d'elle -que des réponses évasives, et dut clore l'examen sans avoir -satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si -elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne -prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle -et lui.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h4> - - -<p>Pendant que Miss Linton errait dans le parc et le jardin, toujours -silencieuse et presque toujours en larmes, et pendant que son frère -restait enfermé parmi des livres qu'il n'ouvrait jamais, gardant sans -cesse, je suppose, un vague espoir que Catherine se repentirait de sa -conduite et viendrait d'elle-même lui demander pardon et chercher à se -réconcilier; et pendant qu'elle s'obstinait à jeûner, avec l'idée -sans doute que, à chaque repas, Edgar était prêt à étouffer de ne -pas la voir et que l'orgueil seul le retenait d'aller se jeter à ses -pieds; je continuais, moi, à m'occuper de mes devoirs de ménage, -convaincue que la Grange n'avait dans ses murs qu'une seule âme -sensée, et que celle-là était logée dans mon corps. Je ne répandais -pas mes condoléances sur la demoiselle ni mes supplications sur ma -maîtresse; et je ne faisais pas grande attention aux soupirs de mon -maître, qui avait soif d'entendre le nom de sa dame, depuis qu'il ne -pouvait plus entendre sa voix. Je résolus de les laisser en venir à -bout comme il leur plairait; et bien que ce fut un procédé d'une -lenteur fatigante, il me sembla enfin qu'il allait amener de bons -résultats.</p> - -<p>Le troisième jour, Madame Linton ouvrit sa porte, et, ayant épuisé -toute sa provision d'eau, en désira une nouvelle, en même temps qu'un -pot de tisane, car elle croyait qu'elle allait mourir. Je vis bien que -c'était là un discours destiné aux oreilles d'Edgar; et comme je ne -croyais pas qu'elle dit vrai, je le gardai pour moi, me contentant de -lui apporter du thé et du pain grillé. Elle mangea et but avec -empressement; puis elle retomba sur son oreiller en se tordant les mains -et en grommelant: «Oh! je veux mourir, criait-elle, puisque personne ne -se soucie de moi. Je regrette d'avoir mangé cela.» Un bon moment -après je l'entendis murmurer: «Non je ne veux pas mourir—il s'en -réjouirait—il ne m'aime pas du tout—il ne me regretterait -jamais.»</p> - -<p>—Avez-vous besoin de quelque chose? madame, demandai-je, gardant -toujours mon attitude réservée, malgré son air de fantôme et -l'étrange exagération de ses manières.</p> - -<p>—Qu'est ce qu'il fait, cet être apathique? demanda-t-elle, en -relevant de son visage amaigri les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé -en léthargie, ou mort?</p> - -<p>—Nullement, répondis-je, si c'est de M. Linton que vous voulez -parler. Il va assez bien, je pense, bien que ses études l'absorbent plus -qu'il ne faudrait; il est tout le temps parmi ses livres, depuis qu'il n'a -pas d'autre société.</p> - -<p>Je n'aurais pas parlé de la sorte si j'avais connu son véritable -état, mais je ne pouvais me débarrasser de l'idée qu'elle jouait en -grande partie un rôle.</p> - -<p>—Parmi ses livres, cria-t-elle confondue, et je suis mourante! Au -bord du tombeau! Mon Dieu! Sait-il combien je suis changée? -continua-t-elle, regardant son image dans un miroir pendu au mur opposé. -Est-ce là Catherine Linton! Il s'imagine que je plaisante, que je joue une -comédie, peut-être! Ne pouvez-vous pas lui dire que c'est terriblement -sérieux? Nelly, si ce n'est pas trop tard, aussitôt que je saurai ses -sentiments, je choisirai entre ces deux partis: ou bien de me laisser -mourir tout de suite, ce qui ne sera un châtiment pour lui que s'il a -encore un cœur, ou bien de recouvrer la santé et de quitter le pays. -Ce que vous me dites sur lui, est-ce la vérité? Prenez garde. Est-il -réellement tout à fait indifférent au sujet de mon existence?</p> - -<p>—Eh! Madame, répondis-je, le maître n'a aucune idée que vous soyez -malade; et naturellement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir -de faim.</p> - -<p>—Vous ne me croyez pas? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai? -persuadez-le-lui! Parlez pour votre compte, dites que vous êtes sûre -que je le ferai.</p> - -<p>—Non, vous oubliez, Madame Linton que vous avez mangé ce soir avec -plaisir et que demain vous en sentirez les bons effets.</p> - -<p>—Si seulement j'étais certaine de me tuer ainsi, interrompit-elle, -je me tuerais aussitôt! Ces trois affreuses nuits, je n'ai pas fermé les -yeux, et oh! j'ai été torturée, j'ai été hantée, Nelly! Mais je -commence à m'imaginer que vous ne m'aimez pas. Comme c'est étrange! Je -pensais que, bien que tous se détestaient et se méprisaient l'un -l'autre, personne ne pouvait s'empêcher de m'aimer, et en quelques -heures, tous sont devenus mes ennemis; tous assurément, tous ceux -d'ici. Comme c'est terrible de mourir entourée par leurs froides -figures! Isabella, terrifiée et écœurée, ayant peur d'entrer dans la -chambre: ce serait si affreux de voir mourir Catherine! Et Edgar se -tenant debout solennellement à mon chevet pour me voir mourir, et alors -offrant des prières de remerciement à Dieu pour avoir remis la paix -dans sa maison, et s'en retournant à ses livres. Au nom du ciel, -qu'a-t-il donc à faire avec ses livres pendant que je suis en train de -mourir?</p> - -<p>Elle ne pouvait se faire à cette idée que je lui avais mise dans la -tête, de la résignation philosophique de M. Linton. À force de la -retourner, son irritation fiévreuse devint de la folie, et elle se mit -à déchirer l'oreiller avec ses dents; puis, se relevant toute -brûlante, elle désira avoir la fenêtre ouverte. Nous étions au -milieu de l'hiver, le vent soufflait violent du nord-ouest, et je -refusai de lui obéir. Les expressions qui se succédaient sur sa -figure, et les changements de ses humeurs commençaient à m'alarmer -sérieusement: je me rappelais sa première maladie, et comment le -docteur avait recommandé de ne pas la contrarier. Une minute -auparavant, elle était violente; maintenant mollement accoudée et sans -relever mon refus de lui obéir, elle paraissait trouver une distraction -enfantine à tirer les plumes de l'oreiller par les déchirures qu'elle -avait faites, et à les ranger suivant leurs différentes espèces.</p> - -<p>—Ceci est d'un dindon, se murmurait-elle à elle-même, et ceci d'un -canard sauvage; et ceci d'un pigeon. Ah! ils mettent des plumes de -pigeon dans l'oreiller—rien d'étonnant à ce que je ne puisse pas -mourir.</p> - -<p>—Laissez cette besogne d'enfant, lui dis-je, lui enlevant -l'oreiller et retournant les trous du côté du matelas, car elle enlevait -maintenant les plumes par poignées. Recouchez-vous et fermez vos yeux, vous -délirez. Voilà une moisson, le duvet vole comme de la neige!</p> - -<p>J'allais ça et là le ramassant.</p> - -<p>—Nelly, poursuivit-elle d'une voix rêveuse, je vois en vous une -vieille femme, vous avez des cheveux gris et les épaules courbées. Ce -lit est la cave des fées sous Penniston Crag, et vous êtes en train de -recueillir des boucles de follets pour mettre à mal nos génisses, et -vous prétendez, parce que je suis là, que ce sont seulement des -flocons de laine. Voilà à quoi vous en serez dans cinquante ans d'ici, -car je sais que vous n'êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas, -vous vous trompez, car j'ai conscience qu'il est nuit, et qu'il y a deux -chandelles sur la table qui font reluire l'armoire sombre comme du jais.</p> - -<p>—L'armoire? où est-elle, demandai-je; vous parlez dans votre -sommeil?</p> - -<p>—Elle est contre le mur, comme toujours. Elle a un air étrange: -j'y vois une figure.</p> - -<p>—Il n'y a pas d'armoire dans la chambre, et jamais il n'y en a eu, -dis-je, me rasseyant: et je soulevai le rideau pour pouvoir l'observer.</p> - -<p>—Ne voyez-vous pas cette figure? demanda-t-elle, regardant -fixement le miroir.</p> - -<p>J'eus beau dire, je ne pus lui faire comprendre que c'était sa figure -à elle. Je me levai et le couvris d'un châle.</p> - -<p>—Elle est toujours derrière! poursuivit-elle avec anxiété, et elle -a bougé. Qui est-ce? J'espère qu'elle ne va pas sortir quand vous serez -partie. Oh Nelly, la chambre est hantée! J'ai peur d'être seule.</p> - -<p>Je pris sa main dans la mienne et lui ordonnai de se tranquilliser, car -une série de tressaillements la convulsaient, et elle tenait à garder -son regard fixé sur le miroir.</p> - -<p>—Il n'y a personne ici, insistai-je, c'était vous même, Madame -Linton: vous l'avez reconnu il y a un moment.</p> - -<p>—Moi-même! Et l'horloge sonne minuit! C'est vrai alors, que c'est -effrayant.</p> - -<p>Ses doigts ramassèrent les draps et les amoncelèrent sur ses yeux. Je -fis un effort pour aller vers la porte avec l'intention d'appeler son -mari, mais je fus ramenée en arrière par un cri perçant: le châle -était tombé du miroir.</p> - -<p>—Eh quoi, qu'est-ce qu'il y a, criai-je? Qu'est-ce qui la prend à -présent? Réveillez-vous. C'est la glace, le miroir, Mme Linton; et -c'est vous-même que vous y voyez, et me voilà moi aussi, à côté de -vous.</p> - -<p>Tremblante et égarée, elle me retenait fiévreusement, mais -l'expression d'horreur avait par degrés disparu de sa figure, sa -pâleur était remplacée par une rougeur de honte.</p> - -<p>—Oh chère! je croyais que j'étais à la maison, couchée dans ma -chambre à Wuthering Heights. Je suis si faible que mon cerveau s'est -troublé et que j'ai crié sans en avoir conscience. Ne dites rien, mais -restez avec moi. J'ai peur de dormir.</p> - -<p>—Un bon sommeil vous fera bien, madame, répondis-je, et j'espère -que ces souffrances vous empêcheront de recommencer à vous laisser mourir -de faim.</p> - -<p>—Oh si j'étais seulement dans mon lit, dans la vieille maison! -continua-t-elle amèrement, en se tordant les mains. Et ce vent qui -souffle dans les pins! Laissez-moi le sentir, il vient tout droit de la -lande, laissez-moi en avoir un souffle!</p> - -<p>Pour la calmer, j'entr'ouvris quelques secondes la fenêtre. Une brise -froide s'élança dans la chambre; je refermai et revins à mon poste. -À présent, elle était couchée tranquille, le visage baigné de -larmes. L'épuisement du corps avait entièrement dompté son esprit: -notre ardente Catherine ne valait pas mieux qu'un enfant pleurant.</p> - -<p>—Combien y a-t-il de temps que je me suis enfermée ici? -demanda-t-elle, revivant tout à coup.</p> - -<p>—C'était lundi soir, répondis-je, et nous sommes jeudi soir, ou -plutôt vendredi matin.</p> - -<p>—Quoi, de la même semaine! s'écria-t-elle; seulement si peu de -temps!</p> - -<p>—C'est un temps assez long, pour ne vivre que d'eau froide et de -mauvaise humeur, observai-je.</p> - -<p>—Eh bien, il me semble qu'il y a un nombre d'heures terrible, -murmura-t-elle avec un accent de doute; il doit y avoir plus longtemps. -Je me rappelle que j'étais dans le parloir après leur dispute, et -qu'Edgar m'a cruellement provoquée, et que je me suis enfuie -désespérée dans cette chambre. Aussitôt que j'eus barré la porte, -une obscurité absolue s'abattit autour de moi et je tombai sur le -plancher. Je ne pouvais expliquer à Edgar combien j'étais certaine -d'avoir un accès, ou de devenir folle furieuse, s'il s'obstinait à me -vexer. Je n'avais aucun empire sur ma langue ni mon cerveau, et lui -peut-être ne devinait pas mon agonie; c'est à peine si j'ai eu assez -de sens pour essayer d'échapper à lui et à sa voix. Avant que je me -sois remise assez pour voir et entendre, il commença à faire sombre, -et, Nelly, je vais vous dire ce que j'ai pensé, et ce qui a continué -à me repasser dans l'esprit au point que j'ai craint pour ma raison. -Pendant que j'étais couchée là, avec ma tête contre ce pied de -table, et mes yeux discernant vaguement le carré gris, de la fenêtre, -il me sembla que j'étais à la maison, enfermée dans le lit aux -panneaux de chêne; et mon cœur souffrait de quelque grande souffrance -que je n'ai pu me rappeler en me réveillant. Je songeais et m'épuisais -pour découvrir ce que ce pouvait être et, chose très étrange, toutes -les sept dernières années de ma vie s'étaient effacées de mon -esprit. Je ne me rappelais même pas qu'elles eussent existé. J'étais -un enfant; mon père venait d'être enterré, ma misère naissait de la -séparation qu'avait ordonnée Hindley entre Heathcliff et moi. Pour la -première fois, je me trouvais couchée seule; et, m'éveillant d'un -sommeil désagréable après une nuit de larmes, je soulevai ma main -pour repousser les panneaux; ma main frappa la planche de cette table, -la fit glisser le long du tapis, et alors ma mémoire me revint tout -d'un coup; mon angoisse récente s'engloutit dans un paroxysme de -désespoir. Je ne puis dire pourquoi je me sentais si affreusement -misérable; ce doit avoir été un instant de folie, car il n'y a guère -de quoi. Mais de supposer qu'à douze ans, j'aie été privée des -Heights, et de tous mes liens d'autrefois, et de mon tout, comme -Heathcliff l'était à ce moment, et que j'aie été convertie tout à -coup en Madame Linton, la maîtresse de Thrushcross Grange et la femme -d'un étranger; une exilée, une bannie de ce qui avait été mon monde! -Vous faites-vous une idée de l'abîme où je roulais? Vous pouvez -secouer la tête, Nelly, c'est vous qui avez aidé à mon malheur. Vous -auriez dû parler à Edgar et le forcer à me laisser en paix. Oh, je -brûle! Je voudrais être de nouveau une jeune fille, à demi sauvage et -hardie et libre, et me riant des injures au lieu d'en être affolée. -Pourquoi suis-je si changée? Je suis sûre que je redeviendrais -moi-même si je pouvais me retrouver sur la bruyère de ces collines. -Rouvrez la fenêtre toute grande; laissez-la ouverte. Vite, pourquoi ne -bougez-vous pas?</p> - -<p>—Parce que je ne veux pas vous faire mourir en vous laissant -prendre froid.</p> - -<p>—Dites plutôt que vous ne voulez pas me donner une chance de vie, -reprit-elle d'un ton sombre. Pourtant, je puis encore m'aider moi-même: -je vais ouvrir.</p> - -<p>Et, se glissant hors du lit avant que j'aie pu l'en empêcher, elle -traversa la chambre d'un pas incertain, ouvrit vivement la fenêtre, et -se pencha dehors, sans souci de l'air glacial qui frappait ses épaules -comme un couteau. Je la menaçai, et enfin j'essayai de la forcer à se -retirer. Mais je vis bientôt que son délire lui avait donné une force -bien au-dessus de la mienne; car elle était en délire j'en fus -convaincue par la suite de ses actions et de ses discours. Il n'y avait -pas de lune, et toutes choses à l'entour reposaient dans une obscurité -brumeuse; pas une lumière ne brillait près ou loin, sans compter que -les lumières de Wuthering Heights n'étaient jamais visibles de là, et -cependant elle affirmait qu'elle les voyait reluire.</p> - -<p>—Regardez, criait-elle fiévreusement, voilà ma chambre avec la -chandelle allumée et les arbres que le vent agite; et l'autre chandelle -est dans le grenier de Joseph. Joseph veille très tard, n'est-ce pas? -Il attend que je revienne pour fermer la grand'porte. Eh bien, il -attendra encore un moment; c'est un dur voyage et j'ai le cœur triste -pour le faire; et il faut que nous passions aujourd'hui par le -cimetière de Gimmerton. Souvent nous avons bravé ensemble ses -fantômes et nous nous sommes encouragés l'un l'autre à nous tenir -debout parmi les tombes et à les appeler. Mais, Heathcliff, si je vous -y encourage maintenant, l'oserez-vous? Si vous le faites, je vous -garderai. Je ne veux pas rester seule étendue ici; ils peuvent -m'enterrer à douze pieds sous la terre, et abattre l'église sur moi, -je n'aurai pas de repos jusqu'à ce que vous soyez avec moi, non, -jamais!</p> - -<p>Elle s'arrêta, et reprit avec un étrange sourire: «Il hésite, il -aimerait mieux me voir venir à lui! Alors, trouvez un moyen, et pas par -ce cimetière! Comme vous êtes lent! Soyez content, vous m'avez -toujours suivie.»</p> - -<p>Comprenant qu'il était vain de raisonner contre sa folie, je me -demandais comment je pourrais saisir quelque chose pour la couvrir sans -cesser de la tenir, car je ne pouvais la laisser seule auprès de cette -fenêtre ouverte, quand, à ma consternation, j'entendis le loquet de la -porte se soulever et M. Linton entra. Il ne faisait que de descendre de -la bibliothèque; en passant dans le corridor, il avait remarqué notre -conversation et avait été attiré par la curiosité, ou la peur, et il -était entré pour voir ce que cela signifiait à une heure aussi -tardive.</p> - -<p>—Oh, monsieur, criai-je, en réponse à l'exclamation sortie de ses -lèvres devant le spectacle qu'il voyait, ma pauvre maîtresse est -malade et je ne puis absolument rien sur elle; venez, je vous en prie, -et persuadez-la d'aller au lit. Oubliez votre colère, car elle est -difficile à mener dans une autre voie que la sienne.</p> - -<p>—Catherine malade! dit-il, se hâtant vers nous. Fermez la fenêtre, -Ellen! Catherine, pourquoi?... Il se tut; l'apparence hagarde de Madame -Linton l'empêcha de parler et il ne put que promener d'elle sur moi un -regard d'horreur stupéfaite.</p> - -<p>—Elle est restée à s'agiter ici, continuai-je, sans presque rien -manger, et sans jamais se plaindre. Elle n'a voulu laisser entrer -personne jusqu'à ce soir, de sorte que nous n'avons pas pu vous -informer de son état, ne le connaissant pas nous-mêmes, mais ce n'est -rien.</p> - -<p>Je sentis que je donnais ces explications de la façon la plus gauche; -le maître fronça les sourcils.</p> - -<p>—Ce n'est rien, dites-vous, Ellen Dean? me répondit-il durement. -Il faudra pourtant que vous m'expliquiez plus clairement pourquoi vous -m'avez laissé dans l'ignorance de ceci!</p> - -<p>Et il prit sa femme dans ses bras, et la considéra avec angoisse.</p> - -<p>Elle d'abord ne parut pas le reconnaître; il était invisible à ses -yeux égarés. Pourtant son délire pouvait changer de sujet; cessant de -contempler la nuit au dehors, elle concentra par degrés son attention -sur lui, et finit par découvrir qui c'était qui la retenait.</p> - -<p>—Ah, vous voici venu, n'est-ce pas, Edgar Linton? dit-elle avec -une animation fâchée. Vous êtes une de ces choses que l'on trouve -toujours quand on en a le moins besoin, et jamais quand il faudrait. Je -suppose que nous allons avoir à présent une abondance de lamentations, -je vois bien que nous allons l'avoir; mais elles ne m'empêcheront pas -d'aller dans mon étroite maison là-bas, mon lieu de repos, où je me -suis engagée à être avant la fin du printemps. C'est là-bas, -entendez-vous, non parmi les Linton, sous le toit de la chapelle, mais -en plein air, avec une pierre en tête; et vous aurez à choisir pour -aller soit vers eux ou vers moi.</p> - -<p>—Catherine, qu'avez-vous fait? commença le maître, ne suis-je plus -rien pour vous? Aimez-vous vraiment ce misérable Heath....</p> - -<p>—Silence! cria Madame Linton, silence en ce moment! Mentionnez ce -nom encore une fois et je termine l'affaire aussitôt en me jetant par la -fenêtre. Ce que vous touchez à présent, vous pouvez l'avoir, mais mon -âme sera au bas de cette colline avant que vous ne remettiez la main -sur moi. Je n'ai pas besoin de vous, Edgar, j'ai fini d'avoir besoin de -vous. Retournez à vos livres, je suis heureuse que vous possédiez une -consolation, car tout ce qui était à vous en moi s'est enfui.</p> - -<p>—Son esprit divague, monsieur, hasardai-je; elle a déliré toute la -soirée; mais laissez-la avoir du repos et une surveillance convenable, -et elle se remettra. Désormais, nous aurons à être plus prudents -quand il s'agira de la contrarier.</p> - -<p>—Je ne désire désormais aucun avis de vous, répondit M. Linton; -vous connaissiez la nature de votre maîtresse et vous m'avez encouragé à -la tourmenter. Et ne pas me dire un mot qui me fasse soupçonner comment -elle a été pendant ces trois jours, c'est vraiment manquer de cœur! -Des mois de maladie n'auraient pas causé un tel changement!</p> - -<p>Je commençai à me défendre moi-même, jugeant trop mauvais d'être -blâmée pour la perversité d'une autre.</p> - -<p>—Je savais que Madame Linton avait une nature impérieuse et -obstinée, criai-je, mais je ne savais pas que vous désiriez encourager la -sauvagerie de son caractère. Je ne savais pas que, pour lui être -agréable, j'aurais dû sourire à M. Heathcliff. J'ai rempli le devoir -d'une domestique fidèle en vous faisant mon rapport, et voici que je -touche vraiment les gages d'une domestique fidèle! Eh bien, j'y -prendrai garde la prochaine fois. La prochaine fois, vous aurez à vous -renseigner vous-même.</p> - -<p>—La prochaine fois que vous me ferez un rapport semblable, vous -quitterez mon service, Ellen Dean, répliqua-t-il.</p> - -<p>—Je suppose qu'alors vous préférez ne rien savoir de l'affaire? -monsieur Linton, dis-je. Heathcliff a votre permission pour venir faire -la cour à Miss, et pour entrer dans la maison dès que vous êtes -absent, dans le but d'empoisonner la maîtresse contre vous!</p> - -<p>Confuses qu'elles étaient, les pensées de Catherine s'appliquaient à -suivre notre conversation.</p> - -<p>—Ah! Nelly m'a trahie! s'écria-t-elle passionnément; Nelly est mon -ennemie cachée. Vous, sorcière! Laissez-moi aller vers elle et je la -ferai se repentir!</p> - -<p>Une manie furieuse s'allumait dans ses yeux; elle luttait -désespérément pour se dégager des bras de Linton. Je ne me sentais -nullement disposée à risquer l'événement; et je quittai la chambre, -prenant sur ma responsabilité d'aller chercher le secours du médecin.</p> - -<p>En traversant le jardin pour arriver à la route, à un endroit où est -enfoncé dans le mur un crochet à bride, je vis quelque chose de blanc -qui faisait des mouvements irréguliers, poussé évidemment par autre -chose que le vent. Malgré ma hâte, je m'arrêtai pour l'examiner, afin -de ne pas avoir à m'imaginer plus tard que c'était une apparition de -l'autre monde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en -découvrant, par le toucher plus que par la vue, le lévrier de Miss -Isabella, Fanny, suspendu à un mouchoir, et tout près d'étouffer. Je -m'empressai de relâcher l'animal et de le conduire au jardin. Je -l'avais vu suivre sa maîtresse dans sa chambre quand elle était allée -au lit; et je me demandais comment il pouvait être descendu là et -quelle méchante personne avait pu le traiter de la sorte. Pendant que -je détachais le mouchoir du crochet, il me sembla saisir à plusieurs -reprises le bruit de pas de chevaux galopant à quelque distance; mais -il y avait tant de choses pour occuper mes réflexions que c'est à -peine si j'accordai une pensée à cette circonstance, bien que ce fut -un bruit étrange, en ce lieu, à deux heures du matin.</p> - -<p>M. Kenneth, par bonheur, sortait justement de chez lui pour voir un -malade dans le village, au moment où j'arrivai; et le récit que je lui -fis de la maladie de Catherine Linton le détermina à m'accompagner -aussitôt à la Grange. C'est un homme simple et rude; il ne se fit pas -scrupule de me dire combien il doutait qu'elle survécût à cette -seconde attaque, à moins qu'elle ne se montrât plus soumise à sa -direction qu'elle n'avait fait auparavant.</p> - -<p>—Nelly Dean, dit-il, je ne puis m'empêcher de supposer qu'il y a à -cela une cause exceptionnelle. Que s'est-il passé à la Grange? On nous -a rapporté ici des choses singulières. Une fille solide et courageuse -comme Catherine ne tombe pas malade pour une bagatelle; comment cela -a-t-il commencé?</p> - -<p>—Le maître vous en informera, répondis-je; mais vous connaissez -les dispositions violentes des Earnshaw, et Madame Linton les possède -toutes. Ce que je puis vous dire, c'est que tout a commencé par une -querelle. Pendant une tempête de passion, elle a été frappée d'une -sorte d'accès. C'est du moins son explication à elle, car elle s'est -enfuie au plus fort de sa crise et s'est enfermée. Après cela, elle a -refusé de manger, et maintenant tantôt elle divague, et tantôt reste -dans un demi-sommeil; reconnaissant les personnes qui l'entourent, mais -ayant l'esprit rempli de toutes sortes d'idées et d'illusions.</p> - -<p>—M. Linton va être bien affligé? observa Kenneth.</p> - -<p>—Affligé? Il se brisera le cœur si quelque chose arrive! -répondis-je; ne l'alarmez pas plus que de nécessité.</p> - -<p>—Eh bien, je lui ai dit de prendre garde, dit le médecin, et il -aura à supporter la conséquence d'avoir négligé mon avertissement. -N'a-t-il pas été intime avec M. Heathcliff, ces temps derniers?</p> - -<p>—Heathcliff vient souvent à la Grange, répondis-je, bien que ce -soit plutôt parce que la maîtresse l'a connu autrefois que parce que le -maître aime sa compagnie. Mais à présent, il est débarrassé de -l'embarras de venir, et cela à cause de certaines aspirations -présomptueuses vers Miss Linton. J'ai peine à croire qu'on le reçoive -de nouveau.</p> - -<p>—Et est-ce que Miss Linton lui a tourné le dos?</p> - -<p>—Je ne suis pas dans sa confidence, répondis-je, répugnant à -continuer ce sujet.</p> - -<p>—Non, c'est une personne renfermée, remarqua-t-il en secouant la -tête; elle ne prend avis que d'elle-même. Mais elle est réellement -une petite folle. Je tiens d'une bonne autorité que, la nuit passée, -elle et Heathcliff se promenaient dans la plantation derrière votre -maison, vers deux heures; et il la pressait de ne pas rentrer dans la -maison, mais de monter sur son cheval et de partir avec lui. Celui qui -m'a rapporté ce fait m'a dit que la jeune fille n'avait pu faire cesser -ses instances qu'en donnant sa parole d'honneur d'être prête lors du -prochain rendez-vous; quand il doit avoir lieu, on ne l'a pas entendu; -mais vous devez presser M. Linton de faire bonne garde.</p> - -<p>Ces nouvelles ajoutèrent à mes frayeurs; je dépassai Kenneth, et -c'est en courant que je fis la plus grande partie du chemin de retour. -Le petit chien aboyait dans le jardin. Je perdis une minute pour lui -ouvrir la porte, mais au lieu d'aller vers la maison, il continua à -courir çà et là, reniflant l'herbe, et il se serait enfui sur la -route si je ne l'avais pas saisi et emporté avec moi. En entrant dans -la chambre d'Isabella, je vis mes soupçons confirmés; la chambre -était vide. Si j'avais pu la prévenir il y a quelques heures, la -maladie de Madame Linton aurait peut-être arrêté sa démarche -irréfléchie. Mais à présent, que faire? Il y avait bien une -possibilité de les surprendre en se mettant aussitôt à leur -poursuite; mais moi-même je ne pouvais les poursuivre, et je n'osais -pas mettre la maison en émoi, la remplir de confusion, et encore moins -dévoiler la chose à mon maître, absorbé qu'il était dans l'autre -malheur, et n'ayant plus de cœur de reste pour celui-là. Je ne vis -rien d'autre à faire que de me taire et de laisser prendre aux choses -leur cours naturel; et lorsque Kenneth arriva, je me fis de mon mieux -une contenance pour aller l'annoncer. Catherine couchée dormait d'un -sommeil agité; son mari avait réussi à calmer l'excès de frénésie; -maintenant il était appuyé au-dessus de l'oreiller, observant toutes -les ombres et tous les changements de sa figure.</p> - -<p>Le médecin, après avoir examiné le cas, exprima l'espoir d'une issue -favorable, si seulement nous pouvions maintenir autour de la malade une -tranquillité parfaite et constante. Mais il me dit ensuite à moi que -le danger qui menaçait n'était pas autant la mort que la folie -définitive.</p> - -<p>Je ne fermai pas l'œil de cette nuit, non plus que M. Linton. Nous ne -nous étions pas couchés. Le lendemain matin les domestiques se -levèrent avant l'heure habituelle, marchant à travers la maison d'un -pas furtif, et échangeant des murmures quand ils se rencontraient. -Chacun était debout, excepté Miss Isabella, et l'on commença à -s'étonner de la durée de son sommeil. Son frère me demanda si elle -n'était pas levée et parut impatient de la voir, froissé aussi du peu -d'anxiété qu'elle montrait pour l'état de sa belle-sœur. Je tremblai -à l'idée qu'il pouvait m'ordonner d'aller la chercher; mais le ciel -m'épargna l'angoisse d'être la première à révéler sa fuite. Une -des servantes, une fille insouciante qui était allée de bonne heure -faire une commission à Gimmerton, arriva toute essoufflée dans la -chambre, la bouche ouverte, criant:</p> - -<p>—Oh chère, chère! Qu'est-ce qui va nous arriver maintenant! -Maître, maître, notre jeune dame...</p> - -<p>—Taisez-vous! lui criai-je, enragée de cette attitude -bruyante.</p> - -<p>—Parlez plus bas, Marie—de quoi s'agit-il? demanda M. -Linton; qu'est-ce qui est arrivé à votre jeune dame?</p> - -<p>—Elle est partie, elle est partie! Ce Heathcliff s'est enfui avec -elle.</p> - -<p>—Ce n'est pas vrai! s'écria Linton, se levant tout agité. Cela ne -peut pas être; comment cette idée est-elle entrée dans votre tête? -Ellen Dean, allez la chercher! C'est incroyable, c'est impossible!</p> - -<p>En parlant, il entraînait la servante avec lui vers la porte, et lui -demandait de nouveau les raisons qu'elle avait pour faire cette -assertion.</p> - -<p>—Eh bien, j'ai rencontré sur le chemin, bredouilla-t-elle, le -garçon qui vient chercher le lait ici, et il m'a demandé si nous n'étions -pas dans l'embarras à la Grange. Je pensais qu'il voulait parler de la -maladie de madame, et je répondis oui. Alors il me dit: «On a envoyé -quelqu'un les poursuivre, n'est-ce pas?» Je le regardais avec -étonnement. Alors, voyant que je ne savais rien, il me dit comment un -gentleman et une dame avaient fait halte chez un forgeron, à deux -milles de Gimmerton, pour faire rattacher un fer à un cheval; et la -fille du forgeron étant allée voir qui c'était, il se trouva qu'elle -les connaissait lui et elle. Elle remarqua que l'homme mettait un -souverain en paiement dans la main de son père. La dame avait un -manteau sur sa figure; mais elle a demandé un verre d'eau, et, pendant -qu'elle buvait, le manteau est tombé, de sorte qu'on l'a vue très -distinctement. Heathcliff tenait les deux brides, et tous deux -essayaient de cacher leur figure dans le village, et allaient aussi vite -que la route le permettait. La fille n'a rien dit à son père, mais -elle l'a dit ce matin à tout Gimmerton en arrivant.</p> - -<p>Je courus pour la forme dans la chambre d'Isabella, je ne pus que -confirmer la triste nouvelle. M. Linton avait repris son siège auprès -du lit, lorsque je rentrai; il leva ses yeux vers moi, comprit la -signification des miens, et baissa la tête sans donner un ordre ni -prononcer un mot.</p> - -<p>—Allons-nous essayer de les surprendre et de la ramener? -demandai-je. Comment pourrions-nous faire?</p> - -<p>—Elle est partie de son gré, répondit le maître, elle avait le -droit de partir s'il lui plaisait. Ne me dérangez pas davantage à son -sujet. Désormais elle n'est ma sœur que de nom, et non parce que je la -désavoue, mais parce qu'elle m'a désavoué.</p> - -<p>Et ce fut tout ce qu'il dit sur cette matière; il ne lui arriva jamais -les jours suivants de faire une seule question, ni de mentionner sa -sœur en aucune façon, sauf pour m'ordonner d'envoyer tout ce qu'elle -avait à elle dans sa maison à sa nouvelle adresse, dès que je la -connaîtrais.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h4> - - -<p>Deux mois les fugitifs restèrent absents. Pendant ces deux mois, Madame -Linton traversa la crise d'une terrible fièvre cérébrale. Jamais une -mère n'aurait soigné son unique enfant avec autant d'attention -qu'Edgar en mettait à la soigner. Jour et nuit, il veillait, endurant -patiemment tous les ennuis que pouvaient infliger des nerfs irritables -et une raison ébranlée; et malgré que Kenneth lui eût affirmé que -ce qu'il sauvait du tombeau ne le récompenserait qu'en devenant pour -lui dans l'avenir une source constante d'anxiété, en d'autres termes, -qu'il avait sacrifié sa santé et sa force pour préserver une simple -ruine humaine; pourtant sa joie et sa reconnaissance furent infinies -lorsque la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Sans -interruption, il restait assis à côté d'elle, suivant tous les -degrés du retour à la santé physique, et se flattant de l'espoir que -l'esprit aussi allait reprendre sa santé coutumière.</p> - -<p>La première sortie qu'elle fit de sa chambre fut au commencement du -mois de mars suivant. M. Linton avait mis sur son oreiller ce matin-là -une poignée de fleurs de safran doré, et l'œil de la jeune femme, -depuis longtemps étranger à tout spectacle agréable, parut enchanté -de voir ces fleurs en s'éveillant.</p> - -<p>—Ce sont toujours elles qui fleurissent les premières aux Heights. -Elles me rappellent la brise délicate du dégel, et les chauds rayons -du soleil, et la neige presque fondue. Edgar, est-ce que le vent ne -souffle pas du sud, et est-ce que la neige n'est pas à peu près -partie?</p> - -<p>—Ici la neige est tout à fait partie, ma chérie, répondit M. -Linton, et je vois seulement deux taches blanches sur toute l'étendue des -landes. Le ciel est bleu et les alouettes chantent et les ruisseaux sont -pleins à déborder. Catherine, le printemps dernier, il y a un an, je -ne pensais qu'à vous avoir sous ce toit; et maintenant je voudrais que -vous soyez à un mille ou deux sur ces collines, l'air y souffle si -doux, je sens que cela vous guérirait.</p> - -<p>—Je ne serai plus là-bas qu'une fois, désormais, dit la malade, et -alors vous m'y laisserez et j'y resterai pour toujours. Le printemps -prochain, vous souhaiterez de nouveau de m'avoir sous ce toit, et vous -regarderez en arrière, et vous songerez que vous avez été heureux -aujourd'hui.</p> - -<p>Linton lui prodigua les meilleures caresses et essaya de l'égayer par -les paroles les plus tendres; mais elle, regardant vaguement les fleurs, -elle laissa, sans y faire attention, les larmes se recueillir dans ses -yeux et couler le long de ses joues. Nous savions qu'elle allait -vraiment mieux; aussi nous parut-il que cette dépression pouvait -provenir beaucoup d'une longue réclusion dans une même chambre, et -qu'il y avait chance de l'en guérir en lui faisant changer de place. Le -maître m'ordonna d'allumer du feu dans le parloir, déserté depuis -bien des semaines, et de mettre une chaise longue auprès de la -fenêtre, à l'endroit où donnait le soleil; cela fait, il la -descendit. Elle resta assise un long moment à jouir de la bonne -chaleur, et, comme nous nous y étions attendus, la vue des objets qui -l'entouraient la fit revivre: objets qui, tout en lui étant familiers, -étaient libres des souvenirs lugubres qui s'étaient attachés à sa -chambre de malade. Le soir venu, elle parut très épuisée; mais aucun -argument ne put la décider à retourner dans sa chambre, et j'eus à -arranger pour elle le sofa du parloir, en attendant qu'une autre chambre -lui fut préparée. Pour obvier à la fatigue de monter et de descendre -l'escalier, nous l'installâmes dans cette chambre-ci, où vous êtes à -présent, au même étage que le parloir; et bientôt elle se sentit -assez forte pour aller d'une chambre à l'autre, en s'appuyant sur le -bras d'Edgar. Ah! je pensais bien à présent qu'elle allait recouvrer -la santé, cette santé si espérée autour d'elle. Et il y avait une -double cause pour la désirer, car de l'existence de Catherine -dépendait celle d'une autre personne. M. Linton pourrait se réjouir de -la naissance d'un héritier, et ses terres seraient ainsi affranchies de -la griffe d'un étranger.</p> - -<p>J'aurais dû vous dire que, environ six semaines après son départ, -Isabella avait envoyé à son frère une courte note annonçant son -mariage avec Heathcliff. La note était sèche et froide; mais tout en -bas il y avait, griffonnée au crayon, une confuse apologie, et la -demande d'un bon souvenir et d'une réconciliation, si sa conduite -l'avait offensé. Elle affirmait qu'elle ne pouvait maintenant y -remédier, ni défaire ce qui était fait. Je crois que Linton ne -répondit rien. Quinze jours après, je reçus moi-même une longue -lettre qui me parut étrange, venant d'une fiancée à peine sortie de -sa lune de miel. Je vais vous la lire, car je l'ai conservée. Toutes -les reliques des morts qu'on a aimés sont précieuses.</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 10%;">Chère Ellen,</p> - -<p>«Je suis arrivée hier soir à Wuthering Heights où j'ai appris pour -la première fois que Catherine a été et est encore malade. Je suppose -donc qu'il serait impossible de lui écrire; et mon frère est ou trop -fâché ou trop désolé pour répondre à la lettre que je lui ai -envoyée. Il faut pourtant que j'écrive à quelqu'un, et n'ayant pas à -choisir, je m'adresse à vous.</p> - -<p>Informez Edgar que je donnerais le monde pour revoir son visage, que mon -cœur est revenu à Trushcross-Grange vingt-quatre heures après que je -l'ai quittée, et que c'est là qu'il est en ce moment, plein de chaude -tendresse pour lui et pour Catherine. Pourtant je ne puis l'y suivre; il -ne faut pas qu'ils m'attendent et je les laisse en tirer les conclusions -qu'ils voudront, pourvu seulement qu'ils n'attribuent pas ma conduite à -la faiblesse de ma volonté ou de mon affection.</p> - -<p>Le reste de la lettre est pour vous seule. Je veux vous demander deux -questions. D'abord, comment avez-vous fait pour garder les sentiments -généreux de la nature humaine pendant que vous résidiez ici? Je ne -vois aucun sentiment que les gens qui m'entourent partagent avec moi.</p> - -<p>La seconde question m'intéresse beaucoup: cet homme, ce M. Heathcliff, -est-il un homme? Si oui, est-il fou? Et si non, est-il un démon? Je ne -veux pas vous dire les raisons qui me font faire cette question; mais je -vous supplie de m'expliquer si vous le pouvez qui j'ai épousé, -c'est-à-dire quand vous viendrez me voir, et il faut que vous veniez -bientôt, Ellen. N'écrivez pas, mais venez, et rapportez-moi quelque -chose d'Edgar.</p> - -<p>Apprenez maintenant comment j'ai été reçue dans ma nouvelle maison. -C'est pour m'amuser que j'insiste sur des sujets tels que le manque de -confort extérieur. En réalité, ils ne m'occupent jamais, et je rirais -et danserais de joie si je découvrais que leur absence est ma seule -misère réelle, et que le reste n'est qu'un mauvais rêve.</p> - -<p>Le soleil se couchait derrière la Grange lorsque nous arrivâmes sur la -lande, il devait être six heures; mon compagnon s'arrêta une -demi-heure pour inspecter le parc et les jardins et probablement le lieu -lui-même; de sorte qu'il faisait nuit lorsque nous descendîmes de -cheval dans la cour pavée de la ferme, où votre vieux compagnon Joseph -sortit pour nous recevoir, s'éclairant d'une chandelle fumeuse. Il -s'acquitta de cette mission avec une courtoisie toute à son avantage. -D'abord il éleva sa torche au niveau de ma figure, fit une grimace -maligne, projeta sa lèvre inférieure, et se détourna; puis il prit -les deux chevaux et les conduisit à l'écurie, et reparut de nouveau -pour verrouiller la grand'porte, comme si nous vivions dans un château -féodal.</p> - -<p>Heathcliff s'arrêta pour lui parler et j'entrai dans la cuisine, un -trou sale et sans ordre que certainement vous ne reconnaîtriez pas, -tant il doit avoir changé depuis votre départ. Auprès du feu se -tenait un enfant à la mine canaille, solide dans ses membres et -malpropre dans ses vêtements, avec des yeux et une bouche qui -rappelaient Catherine.</p> - -<p>—Ceci est le neveu légal d'Edgar, pensais-je, et le mien aussi en -un sens. Je dois lui serrer la main et—oui—je dois l'embrasser. -Il est bon d'établir au début une bonne entente.</p> - -<p>Je m'approchai, et, en essayant de prendre son poing calleux, je lui -dis:</p> - -<p>—Comment allez-vous, mon chéri?</p> - -<p>Il répondit dans un jargon que je ne comprenais pas.</p> - -<p>—Est-ce que vous et moi nous serons amis, Hareton? repris-je.</p> - -<p>Un juron, et la menace de lancer Throttler sur moi si je ne -«décampais» pas, voilà ce que j'eus pour me récompenser de ma -persévérance.</p> - -<p>—Eh! Throttler, mon garçon, murmura le petit misérable réveillant -dans un coin un bouledogue à demi-sauvage. Et maintenant, veux-tu t'en -aller? demanda-t-il avec autorité.</p> - -<p>Toute effrayée, j'obéis: je m'installai sur le seuil pour attendre -l'arrivée des autres. M. Heathcliff continuait à ne pas se faire voir -et Joseph, que j'avais suivi à l'écurie et prié de m'accompagner, me -répondit qu'il avait autre chose à faire et continua son travail, sans -cesser de remuer ses lourdes mâchoires, avec un regard de mépris sur -ma toilette et ma contenance.</p> - -<p>Je fis le tour de la cour et j'arrivai à une autre porte ou je pris la -liberté de frapper, dans l'espoir de voir arriver un domestique plus -obligeant. Après un moment, la porte fut ouverte par un homme de haute -taille, sans cravate, et d'ailleurs extrêmement mal mis; ses traits -étaient cachés sous des masses de cheveux touffus; et ses yeux, eux -aussi, étaient comme des fantômes de ceux de Catherine, avec toute -leur beauté anéantie.</p> - -<p>«Qu'est-ce que vous faites ici, me demanda-t-il en grognant. Qui -êtes-vous?</p> - -<p>—Mon nom était Isabella Linton, répondis-je, vous m'avez vue -auparavant, monsieur, je viens d'épouser M. Heathcliff, et c'est lui -qui m'a conduite ici, avec votre permission, je suppose.</p> - -<p>—Ainsi, il est revenu? demanda le sauvage, avec des yeux de loup -affamé.</p> - -<p>—Oui, nous venons d'arriver, mais il m'a laissé à la porte de la -cuisine, et quand j'ai voulu entrer, votre petit garçon s'est mis en -sentinelle et m'a effrayée avec l'aide d'un bouledogue.</p> - -<p>—Le damné vilain a bien fait de tenir sa parole! grommela celui -qui devait être désormais mon hôte, explorant de l'œil les ténèbres -derrière moi avec l'espoir de découvrir Heathcliff; après quoi, il se -laissa aller à un monologue d'exécration et de menaces sur ce qu'il -aurait fait si le «démon» l'avait trompé.</p> - -<p>J'eus regret d'avoir tenté cette seconde entrée, et je songeais à -m'éloigner avant qu'il eût fini ses malédictions; mais il m'en -empêcha en me forçant d'entrer et en verrouillant de nouveau la porte. -Il y avait un grand feu, et c'était la seule lumière pour éclairer -l'énorme pièce dont le plancher était devenu d'un gris sale, de même -que tous les plats d'étain qui, dans mon enfance, ne manquaient jamais -d'attirer mes regards. Je demandai si je pouvais appeler la servante et -me faire conduire dans une chambre à coucher. M. Earnshaw ne répondit -pas. Il marchait de long en large avec ses mains dans ses poches, -paraissant avoir complètement oublié ma présence; il semblait si -profondément absorbé, et son aspect général dénotait tant de -misanthropie que je ne pus me décider à le déranger de nouveau.</p> - -<p>Vous ne serez pas surprise, Ellen, d'apprendre que je me sentais -particulièrement triste dans cette compagnie, à ce foyer -inhospitalier. Je songeais qu'à quatre milles de là était ma -délicieuse maison, contenant les seuls gens que j'aimais sur la terre, -mais que ces quatre milles, je ne pourrais jamais les franchir, comme si -c'était un océan qui nous séparait. Je me demandais où je pourrais -me tourner pour trouver une consolation; et (mais prenez garde de dire -cela à Edgar ou à Catherine) je sentis que mon plus grand chagrin -était de ne trouver personne qui veuille ou puisse être mon allié -contre Heathcliff. C'est presque avec joie que j'avais songé à notre -installation aux Heights; je m'imaginais que cette disposition me -permettrait de ne plus vivre seule avec lui; mais lui, il connaissait -les gens avec qui nous vivrions, et n'avait pas peur qu'ils se mêlent -de nos affaires. Je restais assise et songeais douloureusement. La -cloche sonna huit heures, puis neuf heures, et toujours mon compagnon -allait de long en large, la tête penchée sur la poitrine, et sans -émettre d'autre son qu'un grognement ou un juron de temps à autre. -J'écoutais pour découvrir une voix de femme dans la maison, et je -m'occupais à de terribles regrets et à d'affreuses prévisions, si -bien que je ne pus m'empêcher de soupirer et de pleurer. Earnshaw -s'arrêta en face de moi, et parut se rappeler ma présence; et moi, -profitant de son attention, je lui dis que j'étais fatiguée de mon -voyage, et que je le priais de me conduire vers la servante.</p> - -<p>—Mais nous n'en avons aucune, me répondit-il; il faudra que vous -vous arrangiez vous-même.</p> - -<p>—Mais alors, dites-moi ou je dois dormir? sanglotai-je. J'avais -perdu tout respect des convenances, écrasée par la fatigue et le -chagrin.</p> - -<p>—Joseph vous montrera la chambre d'Heathcliff; ouvrez cette porte, -il est là.</p> - -<p>J'allais obéir, mais soudain il m'arrêta et ajouta, avec le ton le -plus singulier: «Soyez assez bonne pour fermer à clé et pour tirer le -verrou, ne l'oubliez pas!</p> - -<p>—Bien, dis-je. Mais pourquoi, M. Earnshaw?» Je ne pouvais me faire -à l'idée de m'enfermer moi-même dans une chambre avec Heathcliff.</p> - -<p>—Regardez ceci, me répondit-il en tirant de son gilet un bizarre -pistolet, avec un couteau attaché au canon. Voici un grand tentateur -pour un homme désespéré, n'est-ce pas? Chaque nuit, je ne puis -résister au désir de monter avec cette arme jusqu'à sa porte. Si -jamais je la trouve ouverte, c'en est fait de lui. Je le fais -invariablement, même si, à la minute d'avant, je me suis rappelé -mille raisons pour m'empêcher de le faire; c'est quelque démon qui me -pousse à contrarier mes propres desseins en le tuant.</p> - -<p>J'observais curieusement l'arme. Et une idée hideuse me frappa: combien -je serais puissante en possédant un tel instrument. Je le pris de sa -main, le touchai. L'expression de ma figure pendant cette seconde parut -l'étonner: il n'y découvrit pas l'horreur, mais l'envie. Il me retira -vite le pistolet des mains, ferma le couteau qui y était attaché, et -cacha le tout dans son gilet.</p> - -<p>—Il m'est indifférent que vous le lui disiez, fit-il. Mettez-le -sur ses gardes, et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes -nous sommes, puisque son danger ne vous choque pas.</p> - -<p>—Qu'est-ce donc que Heathcliff vous a fait? demandai-je. En quoi -vous a-t-il nui, pour autoriser cette haine mortelle? Ne serait-il pas plus -sage de lui ordonner de quitter la maison?</p> - -<p>—Non, tonna Earnshaw; s'il faisait mine de me quitter de nouveau, -ce serait un homme mort: persuadez-lui de le faire, si vous voulez le tuer. -Faudrait-il donc que je perde tout, sans une chance de le regagner? -Faudrait-il qu'Hareton devienne un mendiant? Damnation! Je veux ravoir -ce qu'il m'a pris, et je veux avoir aussi son or, et aussi son sang; et -c'est l'enfer qui aura son âme.</p> - -<p>Vous m'avez souvent parlé, Ellen, des habitudes de votre vieux maître. -Évidemment, il est sur la pente de la folie, du moins il y était la -nuit dernière. Je frissonnais à l'idée de l'approcher; et il me parut -que la maussaderie mal élevée du domestique était agréable en -comparaison. Earnshaw avait repris sa promenade songeuse, de sorte que -je pus tirer le verrou et m'enfuir dans la cuisine. Joseph était -penché sur le feu, en train de mêler quelque chose dans une marmite -dont le contenu commençait à bouillir. J'avais faim, je résolus que -le repas serait mangeable. Aussi, en criant d'une voix aiguë que je -voulais faire moi-même le porridge, je m'installai à la place de -Joseph, après avoir enlevé mon chapeau et mon amazone.</p> - -<p>—M. Earnshaw, dis-je, m'ordonne de m'arranger moi-même; c'est ce -que je vais faire, j'aurais trop peur de mourir de faim en faisant la dame -parmi vous.</p> - -<p>Indifférente aux lamentations de Joseph, je me mis vivement à -l'ouvrage, en soupirant au souvenir d'une période où un tel exercice -aurait été de ma part une simple plaisanterie. Ma façon de préparer -le porridge sembla indigner le vieux drôle, et son indignation grandit -encore lorsque je refusai de boire à même après le petit Hareton à -un pot de lait qu'on venait d'apporter.</p> - -<p>—Je veux avoir mon souper dans une autre chambre, dis-je; -n'avez-vous pas ici d'endroit que vous appeliez un parloir?</p> - -<p>—Parloir, répliqua-t-il d'un ton sarcastique, parloir? Non, nous -n'avons pas de parloir. Si vous n'aimez pas notre compagnie, il y a -celle des maîtres; si vous n'aimez pas celle des maîtres, il y a la -nôtre.</p> - -<p>—Alors, je vais remonter, répondis-je; montrez-moi une -chambre.</p> - -<p>Je me servis du lait dans un pot; et je fis mine de monter; Joseph me -précéda en grommelant dans l'escalier, et nous montâmes au grenier; -il ouvrait une porte, çà et là, pour regarder les appartements qu'il -m'offrait.</p> - -<p>—Voici une chambre, me dit-il enfin; elle est assez bonne pour -qu'on puisse y manger un peu de porridge: il y a dans le coin un tas de -blé, c'est très propre; si vous avez peur de salir votre robe de soie, vous -n'avez qu'à étendre votre mouchoir.</p> - -<p>La chambre était une espèce de trou rempli d'une forte odeur de malt -et de grain; divers sacs contenant ces substances étaient empilés à -l'entour, laissant au milieu un large espace nu.</p> - -<p>—Eh quoi! homme, m'écriai-je, le regardant en face d'un air -furieux, ceci n'est pas une place pour dormir! Je désire voir ma chambre à -coucher.</p> - -<p>—Chambre à coucher? répéta-t-il avec son ton de moquerie. Vous -voyez toutes les chambres à coucher qu'il y a ici: voici la mienne.</p> - -<p>Il me désigna le second grenier, ne différant du premier que par ce -que les murs y étaient plus nus et qu'il y avait un grand lit bas et -sans rideaux, avec une couverture rouge au pied.</p> - -<p>—Qu'ai-je à faire de la vôtre? répliquai-je. Je suppose que M. -Heathcliff ne loge pas au grenier?</p> - -<p>—Oh, est-ce celle de M. Heathcliff que vous demandiez? cria-t-il, -comme s'il faisait une découverte toute nouvelle. Pourquoi ne pas l'avoir -dit tout de suite? Je vous aurais expliqué sur place que c'était justement -la seule chose que vous ne pouviez pas voir, car il la tient toujours -fermée, et personne n'y entre que lui.</p> - -<p>—Vous avez ici une maison admirable, Joseph, ne pus-je m'empêcher -de déclarer, et des habitants bien agréables; et je crois bien que -l'essence concentrée de tout ce qu'il y a de folie dans le monde a -envahi mon cerveau le jour où j'ai réuni mon sort aux leurs. Mais ce -n'est pas ce qui m'occupe à présent; il y a d'autres chambres. Pour -l'amour du ciel, soyez prompt, et laissez-moi m'installer quelque part!</p> - -<p>Il ne me fit pas de réponse, mais s'élança dans l'escalier de bois et -fit halte devant un appartement qui me parut bien être le meilleur de -la maison, malgré l'état de dégradation où il se trouvait. Je me -préparais à entrer et à en prendre possession lorsque mon guide -m'annonça que c'était la chambre du maître. Cependant, mon souper -s'était refroidi, mon appétit évanoui et ma patience épuisée. -J'insistai pour avoir aussitôt un lieu de refuge et des moyens de -repos.</p> - -<p>—Mais où diable voulez-vous qu'on vous mette? Que le seigneur nous -pardonne! Vous avez tout vu excepté la petite chambre d'Hareton. Il n'y -a pas un autre appartement dans toute la maison!</p> - -<p>Mortellement vexée, je jetai par terre le pot que je tenais et je -m'assis au pied de l'escalier, cachant ma tête dans mes mains.</p> - -<p>Joseph s'éloigna en grognant vers sa tanière, et emporta la lumière -avec lui. Je restai dans l'obscurité. Les réflexions que je fis dans -cette triste situation m'amenèrent à voir la nécessité de réprimer -mon orgueil et d'étouffer ma colère. Je trouvai un aide inattendu en -Throttler, en qui je reconnaissais maintenant un fils de notre vieux -Skulker; il avait passé son enfance à la Grange et c'était mon père -qui l'avait donné à M. Hindley. Il sembla me reconnaître, frotta son -nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta de dévorer le -porridge, tandis que moi-même sautais de marche en marche, essuyant -avec mon mouchoir le lait que j'avais répandu. À peine avions-nous -fini notre travail que j'entendis le pas d'Earnshaw dans le passage; le -chien se ramassa contre le mur, et moi-même me cachai dans une porte. -Mais il paraît que les efforts du chien à éviter la rencontre ne -furent pas heureux: car j'entendis quelque chose qui tombait, et un long -aboiement de souffrance. Tout de suite après, Joseph monta avec -Hareton, pour le coucher. C'était dans la chambre d'Hareton que j'avais -trouvé refuge; le vieux en me voyant me dit que je pouvais rester où -j'étais, et que l'enfant irait coucher ailleurs, cette nuit là.</p> - -<p>Joyeusement, je mis à profit cette nouvelle; et je n'étais pas encore -assise dans une chaise auprès du feu que déjà je m'endormis. Mon -sommeil fut profond et doux, bien que trop court. Car Heathcliff me -réveilla: il venait de rentrer, et me demanda, dans son aimable -manière, ce que je faisais là. Je lui expliquai la raison de ma longue -attente, et comme quoi il avait la clé de notre chambre dans sa poche. -L'adjectif notre parut l'offenser mortellement. Il jura que ce n'était -pas la mienne, ne le serait jamais, qu'il aimerait mieux.... Mais je ne -puis vous répéter son langage, ni vous décrire sa conduite -habituelle: il est ingénieux et infatigable dans son effort à me faire -horreur. Quelquefois il m'étonne avec une intensité qui efface mes -craintes; mais je vous assure qu'un tigre ou un serpent venimeux ne me -produirait pas une terreur égale à celle qu'il me cause. C'est lui qui -m'a annoncé la maladie de Catherine, accusant mon frère de l'avoir -causée, me promettant que j'aurai à souffrir à la place d'Edgar -jusqu'à ce qu'il trouve une prise directe sur lui.</p> - -<p>Je le hais, je suis malheureuse, j'ai été folle. Prenez bien garde de -souffler un mot de tout cela à qui que ce soit à la Grange. Je vous -attendrai tous les jours, ne me faites pas défaut.</p> - - -<p style="margin-left: 60%;">ISABELLA.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h4> - - -<p>Sitôt cette lettre lue, je m'en allai trouver le maître, et je -l'informai que sa sœur, arrivée aux Heights, venait de m'envoyer une -lettre pour m'exprimer son chagrin de la maladie de Madame Linton, et en -même temps son ardent désir de le voir; je lui dis aussi qu'Isabella -le priait de lui faire parvenir par mon entremise un gage de son -pardon.</p> - -<p>—De mon pardon! s'écria Linton, mais je n'ai rien à lui pardonner, -Ellen. Vous pouvez aller cette après-midi à Wuthering Heights, si vous -voulez, et dire que je ne suis pas irrité, mais affligé de l'avoir -perdue; d'autant plus que je ne puis croire qu'elle soit jamais -heureuse. Pourtant, il est tout à fait hors de question que j'aille la -voir jamais; nous sommes séparés pour la vie; et si elle veut -réellement m'obliger, qu'elle persuade au vilain qu'elle a épousé de -quitter ce pays.</p> - -<p>—Et vous ne voudriez pas lui écrire un petit mot, monsieur? -demandai-je d'un ton suppliant.</p> - -<p>—Non, répondit-il, c'est inutile. Je n'aurai pas plus de -communication avec la famille d'Heathcliff que sa famille à lui avec la -mienne.</p> - -<p>La froideur de M. Edgar me peina extrêmement; et tout le long du chemin -je me demandai comment j'arriverais à répéter ces paroles en leur -donnant un air plus cordial. Je crois bien qu'Isabella me guettait -depuis le matin; je la vis regarder par la fenêtre, tandis que je -remontais le jardin, et je lui fis signe de la tête, mais elle se -retira aussitôt comme si elle avait peur d'être remarquée. J'entrai -sans frapper. Je ne pouvais pas imaginer une scène aussi lugubre et -affreuse que celle que présentait cette maison jadis si gaie! Je dois -avouer que si j'avais été à la place de la jeune dame, j'aurais au -moins balayé le foyer et essuyé les tables avec un torchon. Mais elle -était déjà envahie de l'esprit contagieux de négligence qui -l'entourait. Sa jolie figure était blême et hagarde; ses cheveux -dépeignés, avec quelques boucles qui pendaient, et d'autres enroulées -autour de sa tête. Il est probable qu'elle n'avait pas touché à sa -toilette de la veille. Hindley n'était pas là. M. Heathcliff était -assis à table, retournant quelques papiers dans son portefeuille, mais -dès qu'il me vit il se leva, me demanda d'une façon amicale comment -j'allais, et m'offrit une chaise. Il était dans la maison la seule -créature qui eut un air décent, jamais même il n'avait eu meilleure -apparence. Les circonstances avaient si profondément altéré leurs -positions que lui aurait certainement semblé à un étranger un parfait -gentleman, et sa femme tout à fait une petite souillon. Elle s'avança -vers moi avec empressement, et me tendit une main pour prendre la lettre -attendue. Et comme je faisais: non, d'un signe de tête, elle ne me -comprit pas, me rejoignit dans un coin où j'étais allée déposer mon -bonnet et me pria tout bas de lui donner de suite ce que j'avais -apporté. Heathcliff devina le sens de sa manœuvre, et me dit:</p> - -<p>—Si, comme c'est certain, vous avez apporté quelque chose pour -Isabella, donnez-le-lui. Inutile d'en faire un secret, il n'y a pas de -secrets entre nous.</p> - -<p>Je crus que le meilleur était de dire tout de suite la vérité: «Je -n'ai rien apporté, dis-je. Mon maître m'a chargée de dire à sa sœur -qu'elle n'avait à attendre de lui pour le moment ni une lettre ni une -visite. Il vous envoie toute son affection, madame, et ses vœux pour -votre bonheur, et son pardon pour le chagrin que vous avez causé; mais -il pense que désormais sa maison et cette maison-ci doivent arrêter -toute communication, attendu qu'il n'en saurait sortir rien de bon.»</p> - -<p>Madame Heathcliff eut un léger tremblement des lèvres, mais elle alla -aussitôt se rasseoir près de la fenêtre. Son mari, debout sur la -pierre du foyer, se mit à me questionner au sujet de Catherine. Je lui -dis tout ce que je croyais à propos sur sa maladie, et il sut par -d'adroites questions, m'arracher la plupart des faits qui se liaient à -l'origine de nos malheurs. Je blâmai Catherine, comme elle le -méritait, pour avoir tout pris sur elle-même; et je terminai eu -espérant qu'il consentirait à suivre l'exemple de M. Linton et à -éviter tous rapports avec sa famille.</p> - -<p>—Madame Linton ne fait que recouvrer la santé, dis-je; elle ne -sera jamais comme elle a été, mais sa vie lui est rendue; et si vous avez -vraiment quelque attachement pour elle, vous éviterez de traverser de -nouveau son chemin, bien mieux, vous quitterez tout à fait ce pays, et -vous le ferez sans regret quand vous saurez que Catherine Linton est à -présent aussi différente de votre ancienne amie Catherine Earnshaw que -cette jeune dame l'est de moi-même. Son apparence est grandement -changée, son caractère encore davantage; et celui qui est forcé de -rester son compagnon n'aura désormais, pour le soutenir dans son -affection, que le souvenir de ce qu'elle a été, l'humanité, et un -sentiment du devoir.</p> - -<p>—Il est tout à fait possible, répliqua Heathcliff en se forçant à -paraître calme, tout à fait possible que votre maître n'ait pour le -soutenir, rien de plus que l'humanité et le sentiment du devoir: mais -est-ce que vous vous imaginez que je vais abandonner Catherine au devoir -et à l'humanité de son mari? et est-ce que vous pouvez comparer mes -sentiments pour Catherine à ceux de cet homme? Avant que vous ne -sortiez d'ici, je veux que vous me promettiez de m'arranger une entrevue -avec elle. Que vous y consentiez ou non, je veux la voir. Eh bien, que -dites-vous?</p> - -<p>—Je dis, M. Heathcliff, que vous ne devez pas le faire, et que -jamais vous ne le ferez par mon entremise. Une nouvelle rencontre entre -vous et notre maître la tuerait sûrement.</p> - -<p>—Avec votre aide, ceci peut être évité; et si un tel événement -devait arriver, s'il apportait un ennui de plus à l'existence de -Catherine, eh bien, j'y verrais le droit de pousser les choses à -l'extrême. Je veux que vous me disiez sincèrement si Catherine -souffrirait beaucoup de la perte de son mari: c'est cette peur qui me -retient. Et ici vous voyez la différence entre nos sentiments: je l'ai -toujours haï d'une haine qui a empoisonné ma vie, mais s'il avait -été à ma place, et moi à la sienne, jamais je n'aurais levé la main -contre lui: ne me croyez pas, si vous voulez. Jamais je ne l'aurais -chassé de la société de Catherine aussi longtemps qu'elle en aurait -eu envie. Dès le moment où elle aurait cessé d'en avoir envie, je -l'aurais tué, j'aurais arraché son cœur mais jusqu'à ce moment,—et -si vous ne me croyez pas, c'est que vous ne me connaissez pas,—je -serais mort plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.</p> - -<p>—Et pourtant, interrompis-je, vous n'avez aucun scrupule à -détruire tout espoir de son parfait retour à la santé, en vous rappelant à -elle de nouveau, maintenant qu'elle vous a presque oublié, et en la -jetant dans un nouveau tumulte de discorde et de détresse!</p> - -<p>—Vous supposez qu'elle m'a presque oublié? O Nelly! Vous savez que -ce n'est pas vrai, vous savez aussi bien que moi que, pour une pensée -qu'elle donne à Linton, il y en a mille pour moi. Dans la période la -plus misérable de ma vie, j'ai eu une idée de cette espèce: elle m'a -hanté l'été dernier, lorsque je suis revenu ici, mais maintenant, il -ne faudrait pas moins que son assurance expresse pour m'y faire croire -de nouveau. Et alors, Linton ne serait plus rien, ni Hindley, ni tous -les rêves que j'ai jamais rêvés. Deux mots comprendraient tout mon -avenir: la mort et l'enfer; car si je perdais Catherine, l'existence -serait un enfer. Oui, j'étais fou d'imaginer un moment qu'elle -appréciait l'affection d'Edgar Linton plus que la mienne. Quand même -il l'aimerait avec toutes les puissances de son être mesquin, il ne -l'aimerait pas autant en quatre-vingts ans que moi en un jour. Et le -cœur de Catherine est aussi profond que le mien: il serait aussi facile -d'admettre que la mer puisse tenir dans ce pot, que de le croire capable -de concentrer sur lui toute l'affection de sa femme. Fi! c'est à peine -s'il lui est un peu plus cher que son chien ou son cheval. Il n'est pas -en lui d'être aimé comme moi; comment peut-elle aimer en lui ce qu'il -n'a pas?</p> - -<p>—Catherine et Edgar s'aiment autant qu'on peut s'aimer, s'écria -vivement Isabella. Personne n'a le droit de parler de cette façon, et -je ne puis entendre déprécier mon frère sans protester.</p> - -<p>—Votre frère vous aime énormément aussi, vous, n'est-ce pas? -observa Heathcliff d'un ton dédaigneux. Il vous abandonne à vous-même dans -le monde avec une aisance surprenante.</p> - -<p>—Il ne sait pas ce que je souffre, répondit-elle, je ne le lui ai -pas dit.</p> - -<p>—Alors vous lui avez dit quelque chose, vous avez écrit, n'est-ce -pas?</p> - -<p>—J'ai écrit pour dire que j'étais mariée, vous avez vu la -lettre.</p> - -<p>—Et rien depuis?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Ma jeune dame ne semble pas avoir profité à changer de position, -dis-je. Évidemment il lui manque l'amour de quelqu'un; de qui, je le -devine; mais peut être ne dois-je pas le dire.</p> - -<p>—Et moi je devine que c'est le sien, dit Heathcliff; elle devient -une pure souillon; elle est fatiguée d'avoir essayé de me plaire trop -tôt. Vous me croiriez à peine: mais le matin même de notre mariage -elle pleurait pour retourner chez elle. Mais n'importe, pour n'être pas -très propre, elle n'en conviendra que mieux à cette maison; et j'aurai -bien soin de l'empêcher de me faire honte en se montrant au dehors.</p> - -<p>—Mais monsieur, dis-je, j'espère que vous prendrez en -considération que Madame Heathcliff a l'habitude d'être soignée et servie, -et qu'elle a été élevée comme une fille unique à qui chacun était -prêt à obéir. Il faut que vous lui permettiez d'avoir une fille pour -s'occuper de ses affaires, et que vous la traitiez avec bonté. Quelle -que soit votre idée de M. Edgar, pour ce qui est d'elle, vous ne pouvez -pas douter qu'elle n'ait une grande puissance d'affection: car sans cela -elle n'aurait pas abandonné les élégances, et les commodités, et les -amitiés de son ancienne maison pour se fixer de plein gré avec vous -dans un désert comme celui-ci.</p> - -<p>—Elle a abandonné tout cela sous le coup d'une illusion, me -répondit-il; elle se figurait que j'étais un héros de roman, et elle -attendait de mon dévouement chevaleresque des indulgences sans limites. -Je puis à peine la regarder comme une créature raisonnable, tant elle -a persisté à se former une idée fabuleuse de mon caractère, et à -agir en conséquence. Mais je crois qu'enfin elle commence à me -connaître; je n'aperçois plus les petits sourires et les grimaces qui -m'exaspéraient d'abord, ni cette incapacité absolue de croire que je -parlais sérieusement, lorsque je lui disais mon opinion sur elle. Il -lui a fallu une perspicacité merveilleuse pour découvrir que je ne -l'aimais pas. J'ai cru pour un temps que nulle leçon ne le lui -apprendrait! Et maintenant encore à peine si elle l'a appris; car ce -matin elle m'a annoncé comme une nouvelle à sensation que j'avais -réussi à me faire haïr d'elle. Est-ce vrai, au moins, et puis-je me -fier à votre assertion, Isabella? Êtes-vous sûre de me haïr? Si je -vous laisse seule une demi-journée, ne reviendrez-vous pas vers moi -avec des soupirs et des cajoleries? Je crois qu'elle aurait préféré -que j'eusse l'air tendre, devant vous, Nelly: cela blesse sa vanité que -l'on sache les choses comme elles sont. Mais il m'est égal que l'on -sache que toute la passion a été d'un côté, je n'ai jamais dit un -mensonge là-dessus. Elle ne peut pas m'accuser de lui avoir une seule -fois témoigné une douceur trompeuse. La première chose qu'elle me vit -faire en sortant de la Grange, fut de pendre son petit chien; et -lorsqu'elle voulut plaider pour lui, je lui répondis que je souhaitais -de voir pendus tous les êtres qui lui appartenaient, excepté un: et je -crois qu'elle a pris cette exception pour elle-même. Mais aucune -brutalité ne pouvait la dégoûter; je suppose qu'elle a une admiration -innée pour la brutalité, à la condition que sa précieuse personne -soit à l'abri de l'injure. Eh bien, n'était-ce pas le dernier mot de -l'absurdité, de l'idiotie, pour cette pitoyable, vile et basse -créature, de rêver que je puisse l'aimer? Dites à vôtre maître, -Nelly, que dans toute ma vie, je n'ai jamais rencontré un être aussi -abject qu'elle. Elle dépare même le nom de Linton, et souvent j'ai dû -m'arrêter faute d'invention dans l'expérience que je faisais de ce -qu'elle pouvait supporter. Mais dites-lui aussi, pour mettre à l'aise -son cœur de frère et de maître, que je me maintiens strictement dans -les limites de la loi. J'ai toujours évité de donner à sa sœur le -droit de réclamer une séparation; et, ce qui est mieux, elle ne serait -reconnaissante à personne de nous séparer. D'ailleurs, si elle voulait -s'en aller, elle le pourrait; le tort que méfait sa présence dépasse -le plaisir que je trouve à la tourmenter.</p> - -<p>—M. Heathcliff, dis-je, ceci est le discours d'un égaré; votre -femme sans doute est convaincue que vous êtes fou, et c'est pour cette -raison qu'elle vous a supporté jusqu'à présent; mais maintenant que vous -dites qu'elle peut partir, sûrement elle profitera de la permission. -Vous n'êtes pas assez ensorcelée, madame, n'est-ce pas, pour rester -avec lui de votre gré?</p> - -<p>—Prenez garde, Ellen! répondit Isabella, les yeux allumés de -haine. Ne croyez pas un seul mot de ce qu'il dit. C'est un démon menteur, -un monstre, et non un être humain. Il m'a déjà dit auparavant que je -pouvais le quitter, et je l'ai essayé, mais jamais je n'oserais -recommencer. Seulement, Ellen, promettez-moi que vous ne rapporterez pas -un mot de son infâme discours à Edgar ou à Catherine. Ce qu'il -désire, c'est d'amener Edgar au désespoir; il dit qu'il s'est marié -avec moi pour obtenir du pouvoir sur lui; et il ne l'obtiendra pas, je -préfère mourir. J'espère, je demande qu'il oublie sa diabolique -prudence, et qu'il me tue. Le seul plaisir que j'imagine est de mourir -ou de le voir mort.</p> - -<p>—Bien, cela suffit pour aujourd'hui, dit Heathcliff. Si vous êtes -appelée devant une cour de justice, vous vous rappellerez ce langage, -Nelly! Non, vous n'êtes pas en état de vous garder vous-même, -Isabella, et comme je suis votre protecteur légal, il faut que je vous -retienne sous ma garde, si déplaisante que soit cette obligation. À -présent, montez là-haut, j'ai quelque chose à dire à Ellen Dean en -particulier. Ceci n'est pas le chemin: là-haut, je vous dis! Eh, c'est -par ici qu'on monte là-haut, enfant!</p> - -<p>Il la saisit et la jeta hors de la chambre; puis il revint vers moi, -murmurant: «Je n'ai pas de pitié, pas de pitié! Plus les vers se -débattent, plus j'ai envie de les écraser.»</p> - -<p>—Comprenez-vous ce que signifie le mot de pitié? dis-je, me hâtant -de reprendre mon bonnet; en avez-vous jamais senti l'ombre, dans la vie?</p> - -<p>—Laissez cela sur la table, interrompit Heathcliff en apercevant -mon intention de partir. Vous n'allez pas vous en aller encore. Venez -maintenant ici, Nelly: il faut ou que je vous persuade ou que je vous -contraigne à m'aider dans l'accomplissement de mon désir de voir -Catherine, et cela sans délai. Je vous jure que je ne médite aucune -mal; je n'entends causer aucun trouble, ni exaspérer ou insulter M. -Linton. Je tiens seulement à entendre de la bouche de Catherine comment -elle se trouve et pourquoi elle a été malade, et à savoir si je ne -puis pas faire quelque chose pour elle. La nuit dernière, je suis -resté six heures dans le jardin de la Grange, et j'y reviendrai cette -nuit; et toutes les nuits, et tous les jours, je rôderai autour de la -maison jusqu'à ce que je trouve une occasion d'entrer. Si Edgar Linton -me rencontre, je n'hésiterai pas à le jeter par terre, et à le battre -suffisamment pour être assuré qu'il me laissera tranquille pendant mon -séjour dans sa maison. Si les domestiques me résistent, je les -menacerai avec ces pistolets! Mais ne vaudrait-il pas mieux m'empêcher -d'entrer en contact avec eux, ou avec leur maître? Et vous le pourriez -si facilement! Je vous préviendrais sitôt arrivé, vous me laisseriez -entrer en cachette dès qu'elle serait seule, et vous nous surveilleriez -jusqu'à mon départ, la conscience tout à fait calme, avec l'idée -d'empêcher un malheur.</p> - -<p>Je protestai contre l'idée de jouer ce rôle de trahison dans la maison -où j'étais employée; et j'insistai en outre sur la façon cruelle et -égoïste dont il détruisait, pour sa satisfaction personnelle, la -tranquillité de Madame Linton. «L'incident le plus banal l'agite -péniblement, dis-je, elle est tout nerfs, et je suis sûre qu'elle ne -pourrait pas supporter la surprise de vous voir. Ne persistez pas, -monsieur; ou bien je serai forcée d'informer mon maître de vos -desseins; et il prendra ses mesures pour mettre sa maison et ceux qui -l'habitent à l'abri de telles intrusions.»</p> - -<p>—Dans ce cas, je prendrai moi-même mes mesures pour vous mettre à -l'abri, femme! s'écria Heathcliff. Vous ne sortirez pas de Wuthering -Heights avant demain matin. C'est pure folie de dire que Catherine ne -pourra pas supporter ma vue; et pour ce qui est de la surprendre, c'est -justement ce que je ne veux pas; il faut que vous la prépariez, que -vous lui demandiez si je puis venir. Vous dîtes qu'elle ne mentionne -jamais mon nom et qu'on ne lui en fait jamais mention. À qui -parlerait-elle de moi, puisque je suis un sujet maudit dans la maison? -Elle croit que vous êtes tous des espions pour le compte de son mari. -Oh! je suis sûr qu'elle est en enfer parmi vous. Je devine par son -silence tout ce qu'elle doit sentir. Vous dites qu'elle est souvent -inquiète et anxieuse; est-ce une preuve de tranquillité? Vous dites -que son esprit est dérangé: comment par le diable pourrait-il en être -autrement, dans sa terrible solitude? Et cette insipide, cette chétive -créature qui la soigne par devoir et par humanité! Par pitié et par -charité! Il pourrait aussi bien planter un chêne dans un pot de fleurs -et s'attendre à le voir pousser, que de croire qu'il la rendra à la -santé et à la force avec ses misérables soins. Réglons l'affaire -tout de suite: voulez-vous rester ici et que je me fraye un chemin vers -Catherine par dessus Linton et sa valetaille? Ou bien voulez-vous être -mon amie, et faire ce que je vous demande? Décidez, car je vois pas de -raison pour hésiter une minute si vous persistez dans votre méchante -sottise obstinée.</p> - -<p>—Eh bien, M. Lockwood, j'ai raisonné et je me suis plainte, et -cinquante fois je lui ai refusé; mais à la longue il m'a forcée à -consentir. Je me suis engagée à porter une lettre de lui à ma -maîtresse; et au cas où celle-ci donnerait son consentement, je lui -promis de l'avertir de la prochaine absence de Linton pour qu'il puisse -venir; moi-même ne serais pas là, ni aucun des domestiques. Était-ce -bien ou mal? Je crains que ce n'ait été mal, malgré les avantages -apparents. J'ai pensé qu'en cédant je préviendrais une autre -explosion; j'ai pensé aussi que cela pourrait créer une crise -favorable dans la maladie mentale de Catherine: et puis je me rappelais -de quelle dure façon M. Edgar m'avait défendu de lui faire des -rapports; enfin j'essayais de calmer toutes mes vives inquiétudes en me -répétant que cette trahison, si la chose méritait un nom aussi -sévère, serait la dernière. Pourtant, mon retour fut plus triste que -ne l'avait été mon voyage; et j'eus bien des hésitations avant de -prendre sur moi de mettre le billet dans la main de Madame Linton.</p> - -<p><br /></p> - -<p>...—Mais voici Kenneth; je vais descendre et lui dire à quel point -vous êtes mieux. Mon histoire est comme on dit chez nous, et peut -attendre jusqu'à un autre jour.</p> - -<p>—Sèche et lugubre! pensais-je, tandis que la brave femme -descendait pour recevoir le médecin; et pas précisément celle que j'aurais -voulue pour m'amuser. Mais n'importe, je goûterai jusqu'au bout -l'amère tisane de Madame Dean; et tout d'abord je veux savoir ce qu'il -en est de la fascination qui brille dans les yeux de Catherine. Ce -serait vraiment curieux si je devenais amoureux de cette jeune personne, -et si la fille recommençait l'histoire de la mère.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h4> - - -<p>Encore une semaine passée, et tous les jours je me rapproche davantage, -de la santé et du printemps! J'ai maintenant entendu toute l'histoire -de mon voisin, en différentes séances, dès que ma ménagère pouvait -se distraire d'occupations plus importantes. Je vais continuer le récit -dans ses propres termes, seulement un peu condensé. Elle est, somme -toute, une excellente conteuse, et je ne me crois pas capable -d'améliorer son style.</p> - -<p>—Le soir même de ma visite aux Heights, reprit-elle, je savais -bien que M. Heathcliff était aux alentours de la Grange; et j'évitais de -sortir parce que je portais encore sa lettre dans ma poche, et ne -voulais pas être menacée ou tracassée davantage. Ne pouvant deviner -l'impression qu'en aurait Catherine, je m'étais résolue à ne pas la -lui remettre avant que mon maître ne fût sorti pour quelque course; et -la conséquence fut que je ne pus la lui remettre avant trois jours. Le -quatrième jour était un dimanche, et je profitai du départ de toute -la maison pour l'église pour porter ma lettre dans la chambre de ma -maîtresse. Il n'y avait qu'un domestique et moi; et, contrairement à -l'habitude, je laissai les portes ouvertes; puis sachant qui allait -venir, et voulant tenir ma promesse, je dis à mon compagnon que la -maîtresse désirait beaucoup avoir des oranges, et qu'il devait courir -au village pour en acheter. Il partit et je montai.</p> - -<p>Madame Linton était assise, suivant son habitude, dans le retrait de la -fenêtre ouverte; elle était vêtue d'un peignoir blanc avec un léger -châle sur ses épaules. Sa chevelure longue et épaisse avait été en -partie coupée au début de sa maladie, et maintenant elle la portait -simplement peignée en petites tresses sur les tempes et le cou. Comme -je l'avais dit à Heathcliff, son apparence était changée; mais quand -elle était calme, ses traits acquéraient une beauté surnaturelle. -L'éclat de ses yeux avait été remplacée par une douceur rêveuse et -mélancolique; ils ne donnaient plus l'impression de regarder partout -alentour, mais semblaient toujours portés au-delà, bien loin -au-delà—vous auriez dit hors du monde. Et puis la pâleur de sa face, -qui avait cessé depuis peu d'être hagarde, et l'expression -particulière qui venait de son état mental, tout cela, tout en -rappelant douloureusement les causes qui le faisaient naître, tout cela -ajoutait à l'intérêt touchant qu'elle éveillait; et tout cela, pour -moi du moins, réfutait toutes les preuves d'une convalescence, et la -montrait comme un être condamné à périr.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Un livre était ouvert devant elle, sur le rebord de la fenêtre, et un -vent à peine perceptible agitait par intervalles ses pages. Je crois -que c'était Linton qui l'avait mis là; car jamais elle n'essayait de -se divertir en lisant, ou en s'occupant de quelque façon, et souvent il -passait des heures à essayer d'attirer son attention sur un sujet qui -jadis l'avait amusée. Elle se rendait bien compte des intentions de son -mari, et dans ses meilleures humeurs, elle supportait tranquillement ces -efforts, témoignant seulement de leur inutilité par un soupir de -fatigue, jusqu'à ce qu'enfin elle l'arrêtait, par un sourire et un -baiser pleins de mélancolie. D'autres fois, elle se détournait -vivement, cachait son visage dans ses mains, ou même le repoussait avec -colère; et alors, il avait bien soin de la laisser seule, étant -assuré de ne lui faire aucun bien.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Les cloches de la chapelle de Gimmerton sonnaient encore, et le courant -rapide et plein du ruisseau dans la vallée arrivait aux oreilles comme -une caresse, remplaçant doucement le murmure du feuillage qui, l'été, -ne manquait pas d'entourer la Grange de sa légère musique. À -Wuthering Heights aussi, on entendait ce bruit du ruisseau, dans les -jours tranquilles qui suivaient une grande averse, ou une saison de -pluie obstinée. Et c'est seulement à Wuthering Heights que Catherine -pensait en l'écoutant, si du moins elle pensait ou écoutait en aucune -façon; car elle avait ce regard vague et lointain dont je vous ai -parlé, et ne semblait reconnaître les choses ni par l'oreille ni par -les yeux.</p> - -<p>—Voici une lettre pour vous, madame Linton, dis-je, mettant -doucement le papier dans la main qui reposait sur son genou. Il faut que -vous la lisiez tout de suite, parce qu'on attend une réponse. Dois-je -briser le cachet?</p> - -<p>—Oui, répondit-elle, sans changer la direction de se yeux.</p> - -<p>Je l'ouvris; c'était un très court billet.</p> - -<p>—Maintenant, dis-je, lisez-le.</p> - -<p>Elle retira sa main et le laissa tomber. Je le lui remis entre les -doigts, et j'attendis qu'il lui plût d'y jeter les yeux; mais comme le -temps se passait sans qu'elle eut l'air d'y faire attention:</p> - -<p>—Voulez-vous que je vous le lise, madame, dis-je? c'est de M. -Heathcliff. Elle tressaillit, un souvenir passa vaguement dans son -regard, et je vis qu'elle luttait pour ressaisir ses idées. Elle -souleva la lettre et sembla la parcourir; et lorsqu'elle arriva à la -signature, elle eut un soupir; et pourtant je vis qu'elle ne s'était -rendu aucun compte de son contenu; car, quand je lui demandai la -réponse, elle se contenta de me montrer le nom et de me regarder avec -une anxiété triste et curieuse.</p> - -<p>—Eh bien, il désire vous voir, dis-je, devinant qu'elle cherchait -un interprète; il est maintenant dans le jardin, et s'impatiente de savoir -quelle réponse je lui apporterai.</p> - -<p>Tandis que je parlais, je remarquai un grand chien étendu sur l'herbe -au soleil; je le vis lever l'oreille comme s'il allait aboyer, puis -l'abaisser, et annoncer par un mouvement de sa queue l'approche de -quelqu'un qu'il ne considérait pas comme un étranger. Madame Linton se -pencha en avant et écouta, retenant son souffle. La minute d'après, un -pas traversa le corridor; la maison ouverte était pour Heathcliff une -chose trop tentante pour qu'il eût pu s'empêcher d'y entrer; -probablement il avait supposé que je voulais ne pas tenir ma promesse, -et s'était ainsi résolu à se fier à son audace. Avec une anxiété -croissante, Catherine regardait vers l'entrée de sa chambre. Comme il -n'avait pas trouvé de suite l'appartement où nous étions, elle me fit -signe de le faire entrer, mais déjà il avait trouvé avant que je -n'arrive à la porte, et en un moment il était près d'elle, et la -tenait embrassée.</p> - -<p>Il ne dit pas un mot, et ne lâcha pas son étreinte pendant cinq -minutes, et pendant ce temps il lui donna plus de baisers qu'il n'en -avait jamais donnés, j'en suis sûre, dans toute sa vie jusque là; -mais c'était ma maîtresse qui lui avait donné le premier baiser, et -je voyais clairement qu'il ne pouvait se résigner à la regarder au -visage. Dès l'instant où il l'avait aperçue, il avait été comme moi -frappé de la certitude qu'il n'y avait aucun espoir pour elle de -recouvrer la santé, qu'elle était condamnée à mourir.</p> - -<p>—Oh Cathy! Oh, ma vie! Comment pourrai-je le supporter?</p> - -<p>Ce fut la première phrase qu'il dit, et sur un ton qu'il ne cherchait -pas à déguiser, son désespoir; puis il la fixa d'un air si sérieux -que je crus que l'intensité même de son regard le ferait pleurer; mais -ses yeux brûlaient d'angoisse et restaient secs.</p> - -<p>—Eh quoi? demanda Catherine, s'appuyant de nouveau au dos de son -fauteuil, et répondant à son regard, le sourcil tout d'un coup -froncé; son humeur ne cessait pas de changer au cours des caprices les -plus divers. Vous et Edgar, vous avez brisé mon cœur, Heathcliff. Et -tous les deux vous venez pour vous plaindre de la chose devant moi, -comme si c'était de vous qu'il y avait à avoir pitié. Je n'aurai pas -pitié de vous, pour ce qui est de moi, vous m'avez tuée, et vous -l'avez fait exprès, je pense. Comme vous êtes fort! Combien d'années -comptez-vous vivre encore après que je serai morte?</p> - -<p>Heathcliff s'était agenouillé pour l'embrasser; il essaya de se -relever, mais elle saisit ses cheveux et le retint agenouillé.</p> - -<p>—Je voudrais pouvoir vous tenir ainsi jusqu'à ce que nous soyons -morts l'un et l'autre, dit-elle amèrement. Je ne me soucie pas de vos -souffrances. Qu'importe que vous souffriez? Est-ce que je ne souffre -pas, moi? Allez-vous m'oubliez? Allez-vous être heureux quand je serai -dans la terre? Direz-vous, dans vingt ans d'ici: «Ceci est le tombeau -de Catherine Earnshaw. Je l'ai aimée autrefois et j'ai souffert de la -perdre, mais c'est fini. J'en ai aimé bien d'autres depuis; mes enfants -me sont plus chers qu'elle ne l'a été, et quand je mourrai, au lieu de -me réjouir d'aller vers elle, je m'affligerai d'être forcé de les -quitter.» Direz-vous cela, Heathcliff?</p> - -<p>—Ne me torturez pas alors que je suis aussi fou que vous! -cria-t-il, relevant brusquement la tête et grinçant des dents.</p> - -<p>Tous deux formaient pour un spectateur indifférent tableau étrange et -terrible. Catherine pensait sans doute que le ciel serait pour elle une -terre d'exil, si, avec son corps mortel, elle perdait aussi son -caractère moral. Sur ses joues pâles brillait une lumière sauvage et -vindicative; ses lèvres étaient décolorées et ses yeux brillants; et -elle gardait dans ses doigts fermés quelques boucles des cheveux -qu'elle venait d'étreindre. Son compagnon, se soulevant d'une main, de -l'autre lui avait pris le bras; et la douceur qu'il y mettait était si -peu proportionnée à celle qu'exigeait sa condition, que je vis qu'il -avait laissé quatre marques bleues très distinctes sur la chair de -Catherine.</p> - -<p>—Êtes-vous possédée d'un démon, poursuivit-il furieusement, pour -me parler de cette façon alors que vous êtes mourante? Songez-vous que -toutes ces paroles s'enfonceront dans mon souvenir et me rongeront -toujours davantage après que vous m'aurez quitté. Vous savez bien que -vous mentez en disant que je vous ai tuée: vous savez, Catherine, que -je ne pourrai jamais vous oublier. Ne suffit-il pas à votre infernal -égoïsme de songer que, pendant que vous-même reposerez en paix, je me -tordrai dans les tourments de l'enfer?</p> - -<p>—Je ne reposerai pas en paix, gémit Catherine, rappelée à un -sentiment de faiblesse physique par les battements violents et inégaux -de son cœur, battements que l'on pouvait voir et entendre dans l'excès -de son agitation. Elle ne dit pas un mot de plus jusqu'à la fin de la -crise; alors elle reprit un ton plus doux:</p> - -<p>—Je ne vous souhaite pas de plus grands tourments que les miens, -Heathcliff. Je désire seulement que nous ne nous séparions jamais; et -si une de mes paroles vous revient plus tard pour vous désoler, songez -que sous la terre je ressens la même désolation, et pardonnez-moi pour -l'amour de moi! Venez ici et remettez-vous à genoux! Vous ne m'avez -jamais fait de mal dans votre vie. Mais si maintenant vous vous fâchez, -cela sera pire à vous rappeler que mes dures paroles! Ne voulez-vous -pas revenir de nouveau vous mettre ici? Venez.</p> - -<p>Heathcliff s'avança vers le dos de son fauteuil et s'y appuya, mais -sans laisser voir sa figure, qui était livide d'émotion. Elle se -retourna pour le regarder, mais lui, se détournant tout d'un coup, -marcha vers la cheminée où il se tint sans rien dire, nous montrant le -dos. Madame Linton le suivait d'un regard soupçonneux, chaque mouvement -éveillait en elle un nouveau sentiment. Après une pause prolongée, -elle reprit, s'adressant à moi, avec un ton de désappointement -indigné:</p> - -<p>—Oh, vous voyez, Nelly, il ne voudrait pas se relâcher un moment -pour m'empêcher de mourir! Voilà comment je suis aimée! Eh bien, -n'importe. Ceci n'est pas mon Heathcliff. Je continuerai à aimer le -mien et à le prendre avec moi: il est dans mon âme. Et, ajouta-t-elle -d'un air rêveur, la chose qui me tourmente le plus, c'est, après tout, -cette sombre prison. Je suis fatiguée d'être enfermée ici. Il me -tarde de m'échapper vers ce monde glorieux, et d'y être toujours; d'y -être réellement, au lieu de le voir confusément à travers des larmes -et de soupirer vers lui d'entre les murs d'un cœur malade. Nelly, vous -pensez que vous êtes mieux et que vous êtes plus heureuse que moi, -avec votre force et votre santé; vous me plaignez, mais bientôt cela -va changer. C'est moi qui vous plaindrai. Je serai incomparablement -au-delà et au-dessus de vous tous. Je m'étonne qu'il ne soit pas près -de moi!</p> - -<p>Et elle continua, s'adressant à elle-même: «Je pensais qu'il le -désirait. Heathcliff, chère âme, vous ne devriez pas être de -mauvaise humeur à présent. Venez avec moi, Heathcliff!»</p> - -<p>Dans son empressement, elle se leva et s'appuya sur le bras du fauteuil. -Alors il se retourna vers elle, et je vis qu'il avait l'air absolument -désespéré. Ses yeux, larges et humides, finirent pas se fixer -obstinément sur elle; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un -instant ils se tinrent ainsi à distance; et puis de quelle façon ils -se rejoignirent, je pus à peine le voir, mais Catherine fit un saut, et -il la saisit, et ils furent unis dans un embrassement dont je crus bien -que ma maîtresse ne sortirait pas vivante; en fait, il me semblait -qu'elle avait perdu tout sentiment. Il se jeta sur le siège le plus -voisin, et comme je m'approchais précipitamment pour voir si elle ne -s'était pas évanouie, il grinça des dents contre moi, écuma comme un -chien enragé, et la serra contre lui avec une jalousie rapace. Il ne -semblait plus être une créature de notre espèce; il ne comprenait pas -ce que je lui disais, de sorte que je me tins là en silence, -cruellement embarrassée.</p> - -<p>Un mouvement de Catherine me rassura un peu; elle leva la main pour -l'embrasser et pour rapprocher sa joue de la sienne; lui de son côté -la couvrait de caresses folles, lui disant:</p> - -<p>—Vous m'apprenez maintenant combien cruelle, cruelle et fausse -vous avez été. Pourquoi m'avez-vous méprisé? Pourquoi avez-vous trahi -votre cœur, Cathy? Je n'ai pas un mot pour vous soulager, et vous le -méritez. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui, vous pouvez m'embrasser -et pleurer, et appeler mes baisers et mes larmes; ils vous brûleront, -ils vous damneront. Vous m'aimiez, alors quel droit aviez-vous de -m'abandonner? Quel droit, répondez-moi, pour le misérable caprice que -vous avez ressenti envers Linton? Alors que ni la misère et la -dégradation, ni la mort, ni rien de ce que Dieu ou Satan auraient pu -nous infliger ne nous auraient séparés, vous, de votre plein gré, -vous l'avez fait. Ce n'est pas moi qui ai brisé votre cœur, c'est -vous-même. Et c'est tant pis pour moi si je suis fort. Ai-je besoin de -vivre? Quelle espèce de vie me restera-t-il lorsque vous... Oh Dieu! -Aimeriez-vous à vivre avec votre âme dans la tombe?</p> - -<p>—Laissez-moi seule, laissez-moi seule! sanglota Catherine. Si j'ai -eu des torts, c'est d'eux que je meurs. Cela suffit! Vous m'avez -abandonnée aussi, et je ne vous ai pas fait de reproches! Je vous -pardonne, pardonnez-moi!</p> - -<p>—Il est difficile de pardonner quand on voit ces yeux et que l'on -tâte ces mains décharnées, répondit-il. Embrassez-moi de nouveau et -ne me laissez pas voir vos yeux. Je vous pardonne ce que vous m'avez -fait à moi. J'aime <i>mon</i> meurtrier, mais <i>le vôtre</i>, comment le -puis-je?</p> - -<p>Ils se turent, leurs visages, appuyés l'un sur l'autre, et mouillés -chacun des larmes de l'autre. Du moins je suppose que tous deux -pleuraient, car il me sembla que dans une occasion comme celle-là, -Heathcliff lui-même pouvait pleurer.</p> - -<p>Pendant ce temps, je me sentais très mal à l'aise, car l'après-midi -s'avançait, l'homme que j'avais envoyé au village était revenu de sa -course, et je pouvais distinguer, dans la vallée, la foule qui déjà -sortait de la chapelle de Gimmerton.</p> - -<p>—Le service est fini, annonçai-je, mon maître sera ici dans une -demi-heure.</p> - -<p>Heathcliff grogna un juron et serra plus étroitement contre lui -Catherine, qui restait immobile.</p> - -<p>Bientôt j'aperçus un groupe de domestiques avançant dans le sentier -du côté de la cuisine. M. Linton n'était pas loin derrière eux, il -ouvrit la porte lui-même et entra lentement, sans doute pour jouir le -plus longtemps possible de l'aimable après-midi et de cette brise aussi -douce qu'un vent d'été.</p> - -<p>—Le voici arrivé! m'écriai-je. Pour l'amour de Dieu, hâtez-vous de -descendre! Vous ne rencontrerez personne sur le grand escalier. -Hâtez-vous, et restez parmi les arbres jusqu'à ce qu'il soit bien -entré.</p> - -<p>—Il faut que je parte, Cathy, dit Heathcliff, cherchant à se -détacher des bras de sa compagne. Mais si je vis, je vous verrai encore une -fois avant votre sommeil. Je ne m'éloignerai pas à cinq yards de votre -fenêtre.</p> - -<p>—Vous ne devez pas partir, répondit-elle, le retenant aussi -solidement que sa force le permettait, vous ne partirez pas, je vous le -dis.</p> - -<p>—Pour une heure seulement?</p> - -<p>—Pas pour une minute.</p> - -<p>—Il le faut. Linton va être ici dans un instant, persista le -visiteur alarmé.</p> - -<p>Il s'était levé et il commençait à se délivrer violemment de ses -mains, mais elle s'attacha plus fortement à lui; il y avait dans sa -figure une résolution folle.</p> - -<p>—Non! cria-t-elle, oh ne partez pas, ne partez pas! C'est la -dernière fois! Edgar ne nous fera pas de mal. Heathcliff, je mourrai, je -mourrai!</p> - -<p>—Au diable, le voilà! cria Heathcliff retombant sur son siège. -Silence, ma chérie, ne dis rien! Ne dis rien, Catherine, je vais -rester. S'il pouvait me tuer ici, je mourrais avec une bénédiction sur -mes lèvres.</p> - -<p>Et les voilà embrassés de nouveau. J'entendis mon maître monter les -escaliers, une sueur froide parut à mon front: j'étais terrifiée.</p> - -<p>—Voulez-vous donc écouter ses bavardages? dis-je passionnément. -Elle ne sait pas ce qu'elle dit. Voulez-vous la perdre parce qu'elle n'a -pas assez d'esprit pour céder elle-même? Relevez-vous! Vous pouvez vous -délivrer à l'instant. Ceci est l'action la plus diabolique que vous -ayez jamais commise. Nous sommes tous perdus, maître, maîtresse et -servante.</p> - -<p>Je me tordais les mains, et je pleurais; et M. Linton hâtait le pas en -entendant le bruit. Pourtant, au milieu de mon agitation j'étais -sincèrement heureuse d'observer que les bras de Catherine s'étaient -relâchés et que sa tête pendait sur ses épaules.</p> - -<p>—Elle est évanouie ou morte, pensais-je, et c'est tant mieux, -mieux vaut qu'elle soit morte, plutôt que d'être un fardeau et une cause de -malheurs pour tout le monde.</p> - -<p>Blanc d'étonnement et de rage, Edgar s'élança vers son hôte -inattendu. Ce qu'il voulait faire, je ne puis le dire; mais l'autre -arrêta du premier coup toute démonstration en plaçant dans ses bras -la forme inanimée de Catherine.</p> - -<p>—Regardez ceci, dit-il, et si vous n'êtes pas un démon, -secourez-la d'abord, puis vous pourrez me parler. Il entra dans le parloir -et s'assit. M. Linton fit appel à moi et, avec une extrême difficulté, -nous parvînmes à ranimer la jeune dame. Mais elle était toute -égarée; elle soupirait, gémissait, et ne reconnaissait personne. -Edgar, dans son anxiété pour elle, oublia l'ami détesté. Et moi, à -la première occasion, j'allai le supplier de partir, lui affirmant que -Catherine allait mieux et que je lui ferais savoir dans la matinée -comment elle avait passé la nuit.</p> - -<p>—Je ne refuse pas de sortir de la maison, me répondit-il, mais je -resterai dans le jardin, et vous, Nelly, n'oubliez pas de tenir votre -parole demain. Je serai là, sous ces mélèzes. Rappelez-vous votre -promesse, ou bien je fais de nouveau une visite ici, que Linton y soit -ou non.</p> - -<p>À travers la porte entr'ouverte il jeta un rapide coup d'œil dans la -chambre, et, s'étant assuré que ce que je disais était vrai, il -délivra la maison de sa fatale présence.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_XIII">CHAPITRE XIII</a></h4> - - -<p>C'est ce jour là vers minuit que naquit la Catherine que vous avez vue -à Wuthering Heights: elle est venue au monde à sept mois, toute -chétive, et, deux heures après, la mère est morte, sans avoir repris -assez conscience d'elle-même pour regretter Heathcliff ou pour -reconnaître Edgar.</p> - -<p>Un grand supplément de chagrin, je crois, était pour lui de se voir -laissé sans un héritier. Je pensais à cela avec grand regret, tandis -que je regardais la petite orpheline et je reprochais mentalement au -vieux Linton d'avoir laissé sa fortune à sa petite fille et non à son -fils. Quel enfant mal accueilli c'était, la pauvre créature! Elle -aurait pu crier jusqu'à en mourir sans que personne y prit garde -pendant ces premières heures de sa vie. Plus tard il est vrai nous -rachetâmes cette négligence, mais les débuts de sa vie ont été -aussi mornes et sans amitié que le sera probablement sa fin.</p> - -<p>Le matin suivant, pendant qu'il faisait au dehors brillant et gai, le -soleil entra doucement à travers les persiennes de la chambre -silencieuse, et éclaira le lit d'une tendre lumière. Edgar Linton -était là, la tête posée sur l'oreiller et les yeux fermés. Ses -traits jeunes et beaux étaient presque aussi morts que ceux de la forme -étendue près de lui; mais son immobilité à lui était celle de -l'épuisement après l'angoisse, celle de Catherine exprimait une paix -parfaite. Son front était sans rides, ses paupières fermées, ses -lèvres portaient l'expression d'un sourire: un ange ne pourrait pas -être plus beau. Et je prenais ma part du calme infini où je la voyais; -jamais mon esprit n'avait été dans une disposition plus sainte que -pendant que je considérais cette tranquille image du repos divin. Je -répétais instinctivement les paroles qu'elle avait dites quelques -heures auparavant: «Infiniment au-delà et au-dessus de nous tous! -Qu'il soit encore sur la terre ou qu'il soit dans le ciel, son esprit -habite maintenant avec Dieu.»</p> - -<p>Je ne sais pas si c'est un trait qui m'est particulier, mais je suis -presque toujours heureuse quand je veille dans la chambre d'un mort, -pourvu que je n'aie pas à côté de moi quelqu'un qui se lamente et se -désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent -briser, et je sens une certitude d'un monde infini et sans ombre, où la -vie est éternelle en durée, où l'amour est complet et la joie -parfaite. Je vis à cette occasion combien il y avait d'égoïsme, même -dans un amour comme celui de M. Linton, cet amour qui le faisait se -désespérer si vivement de cette délivrance bénie de Catherine. À -coup sûr, si l'on songeait à l'existence agitée et impatiente qu'elle -avait menée, on pouvait se demander si elle avait mérité, pour finir, -un refuge de paix. On pouvait en douter dans les moments de la froide -réflexion, mais non pas là, en présence de son corps; ce corps -affirmait son entière tranquillité, et semblait attester qu'un repos -pareil était échu à l'âme qui l'avait habité.</p> - -<p>Le maître semblait dormir; peu de temps après le lever du soleil, je -quittai la chambre et sortis à l'air pur et rafraîchissant; les -domestiques pensèrent que je voulais secouer l'engourdissement de ma -veille prolongée; en réalité, je voulais surtout voir M. Heathcliff. -S'il était resté toute la nuit parmi les mélèzes, il n'avait pu rien -entendre du bruit qui s'était fait à la Grange, à moins peut-être -qu'il n'ait perçu le galop du messager envoyé à Gimmerton. S'il -s'était rapproché de la maison, le mouvement des lumières et le bruit -des portes ouvertes et refermées devait l'avoir averti que tout -n'était pas en ordre à l'intérieur. Je désirais, et en même temps -craignais de le rencontrer. Je sentais qu'il fallait dire la terrible -nouvelle, et j'avais hâte d'en avoir fini; mais comment le faire, je ne -le savais pas. Il était là, appuyé contre un vieux frêne, son -chapeau à terre, et ses cheveux tout humides de la rosée qui s'était -amassée sur les branches pleines de bourgeons, et qui tombait à petits -coups autour de lui. Il avait dû rester longtemps debout dans cette -position, car je vis un couple de merles qui passaient et repassaient à -peine à trois pieds lui, occupés à faire leur nid, et ne faisant pas -plus attention à sa présence que s'il était une bûche. À mon -approche, ils s'envolèrent; lui leva les yeux vers moi:</p> - -<p>—Elle est morte, me dit-il; je ne vous ai pas attendue pour -l'apprendre; enlevez votre mouchoir, ne pleurnichez pas devant moi! Que -le diable vous emporte tous! Elle n'a pas besoin de vos larmes.</p> - -<p>Je pleurais autant pour lui que pour elle; il nous arrive de prendre en -pitié des créatures qui ne connaissent la pitié ni pour eux ni pour -d'autres. Tout de suite en apercevant son visage, j'avais compris qu'il -connaissait la catastrophe; et comme ses lèvres remuaient et que ses -yeux étaient baissés, l'idée folle m'avait prise que son cœur -s'était humilié et qu'il priait.</p> - -<p>—Oui, elle est morte, répondis-je, étouffant mes sanglots et -séchant mes joues. Elle est, j'espère, allée au ciel, où chacun de nous -peut aller la rejoindre si nous y faisons attention autant qu'il le faut, -et si nous abandonnons les voies mauvaises pour suivre le bien.</p> - -<p>—Est-ce donc qu'elle a pris les mesures qu'il convenait, elle -aussi? demanda Heathcliff, essayant de railler. Est-elle morte comme une -sainte? Allons, donnez-moi la véritable histoire de la chose. Comment, -est-ce que...</p> - -<p>Il essaya de prononcer le nom, mais ne put y parvenir; et, comprimant -ses lèvres, il eut un combat silencieux avec son agonie intérieure, -tout en continuant à défier ma sympathie par un regard immobile et -féroce. Comment est-elle morte? reprit-il enfin, obligé, malgré son -endurcissement, de chercher un appui derrière lui, car, après -l'effort, il tremblait jusqu'au bout des doigts.</p> - -<p>Pauvre malheureux, pensais-je; vous avez un cœur et des nerfs tout -comme les autres hommes! Pourquoi prenez-vous ce soin à les cacher? -Votre orgueil ne parviendra pas à aveugler Dieu.</p> - -<p>—Elle est morte aussi tranquillement qu'un agneau, répondis-je -tout haut. Elle a poussé un soupir, puis s'est redressée comme un enfant -qui se réveille, et s'est remise à dormir. Cinq minutes après, j'ai -senti un petit battement de son cœur, et c'était fini.</p> - -<p>—Et a-t-elle... a-t-elle fait mention de moi? demanda-t-il, mais -en hésitant, et comme s'il craignait que ma réponse à cette question ne -lui révélât des détails qu'il ne pourrait pas supporter d'apprendre.</p> - -<p>—Elle n'a pas une seule fois repris ses sens et n'a reconnu -personne depuis l'instant où vous l'avez quittée. Maintenant elle repose -avec un doux sourire sur ses traits, et ses dernières idées ont erré vers -les anciens jours de bonheur. Sa vie s'en est allée dans un rêve -charmant; puisse-t-elle s'éveiller aussi agréablement dans l'autre -monde.</p> - -<p>—Puisse-t-elle s'éveiller dans les tourments! s'écria-t-il avec -une véhémence terrible, frappant du pied, et tombé dans un paroxysme -soudain d'irrésistible passion. Eh quoi, elle est une menteuse jusqu'au -bout! Où est-elle? Pas ici, pas dans le ciel, pas disparue; où? Oh, -vous m'avez dit que vous ne vous souciiez pas de mes souffrances! Et moi -je fais une prière, je la répète jusqu'à ce que ma langue -s'engourdisse: Catherine Earnshaw, puissiez-vous ne pas trouver le repos -aussi longtemps que je serai en vie! Vous m'avez dit que je vous ai -tuée: hantez-moi, alors! Ceux que l'on a tués hantent leurs -meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes de morts ont erré sur -la terre. Soyez toujours avec moi, prenez n'importe quelle forme, -rendez-moi fou! Seulement ne me laissez pas dans cet abime, où je ne -peux pas vous trouver. Oh! Dieu! c'est impossible! Je ne peux pas vivre -sans ma vie! Je ne peux pas vivre sans mon âme!</p> - -<p>Il frappa sa tête contre le tronc noueux de l'arbre, et, relevant ses -yeux, il hurla, non comme un homme, mais comme une bête sauvage qu'on -conduit à la mort. Je remarquai des taches de sang sur l'écorce de -l'arbre, et je vis que sa main et son front en portaient aussi; très -probablement la scène que je venais de voir était une répétition -d'autres qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je me trouvais répugnée -plutôt qu'apitoyée; pourtant, il m'en coûtait de le quitter ainsi. -Mais dans le moment où il reprit assez conscience de lui-même pour -s'apercevoir que je le voyais, il me cria de m'éloigner et j'obéis. Je -compris qu'il n'était pas de mon pouvoir de le calmer ou de le -consoler.</p> - -<p>Les funérailles de Madame Linton furent fixées au vendredi qui suivit -sa mort; jusque là, son cercueil resta découvert, dans le grand salon, -jonché de fleurs et de feuilles. C'est là que Linton passa ses jours -et ses nuits, veillant la morte sans prendre aucun repos; et -(circonstance que j'étais seule à connaître) Heathcliff, lui aussi, -les passa sans dormir, caché dans le jardin. Je n'eus aucune -communication avec lui; mais je me rendais bien compte qu'il ferait tout -son possible pour entrer, et le soir du mardi, pendant que mon maître -épuisé s'était vu forcé de se retirer pour quelques heures, j'ouvris -l'une des fenêtres, émue de sa persévérance, et voulant lui donner -une chance d'adresser un dernier adieu à l'image pâlie de son idole. -Il ne manqua pas de profiter de cette occasion, mais il le fit très -brièvement, et avec tant de prudence que nul bruit ne vint trahir son -passage. En vérité, moi-même ne m'en serais pas aperçue si je -n'avais trouvé la draperie dérangée autour du visage de la morte, et -si je n'avais ramassé sur le plancher une boucle de cheveux blonds, -attachés par un fil d'argent: cheveux qui provenaient d'un médaillon -suspendu au cou de Catherine. Heathcliff avait ouvert le médaillon et -jeté les cheveux de Linton qui y étaient contenus, les remplaçant par -une boucle brune de ses cheveux à lui. J'enroulai ensemble les deux -boucles et les renfermai toutes deux.</p> - -<p>M. Earnshaw fut naturellement invité aux obsèques de sa sœur; il -n'envoya pas d'excuse, mais ne vint pas, de sorte que, à l'exception de -son mari, le cortège funèbre fut uniquement composé de fermiers et de -domestiques. Isabella n'avait pas été invitée.</p> - -<p>À la grande surprise des gens du village, Catherine ne fut enterrée ni -dans la chapelle de famille des Linton, ni auprès des tombes de sa -famille à elle; son tombeau fut creusé sur un tertre vert dans un coin -du cimetière, à un endroit où le mur est si bas que la bruyère et -l'airelle de la lande ont fini par l'envahir, et que la poussière de la -tombe la cache presque en entier. Son mari repose maintenant au même -endroit; ils n'ont l'un et l'autre qu'une simple pierre debout, et à -leurs pieds une plaque grise, pour marquer la place de leurs corps.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_XIV">CHAPITRE XIV</a></h4> - - -<p>Ce même vendredi marqua pour tout un mois la fin des beaux jours. Dans -la soirée le temps changea; le vent souffla du sud au nord-est, -apportant d'abord la pluie, puis le grésil et la neige. Le lendemain -matin, personne ne se serait douté qu'il y avait eu trois semaines de -bel été; les primevères, les safrans étaient cachés sous la neige, -les alouettes ne chantaient plus, et les jeunes feuilles des arbres -étaient battues et noircies. Et combien lugubre, froide et déplaisante -se traîna cette journée! Mon maître restait dans sa chambre; je -m'étais installée dans le parloir solitaire, que j'avais converti en -nursery: et je me tenais là, assise avec une petite poupée vivante et -gémissante sur mes genoux, la berçant de temps à autre, ou bien -regardant les flocons qui continuaient à tomber et qui bloquaient la -fenêtre sans rideaux. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un -entra tout essoufflé et qui riait. Ma colère, pour un instant, fut -plus grande que mon étonnement. Je supposai que c'était l'une des -servantes, et je lui criai de cesser de rire.</p> - -<p>—Finissez, finissez donc; comment avez-vous le courage de montrer -votre gaieté ici? Que dirait M, Linton s'il vous entendait.</p> - -<p>—Excusez-moi, me répondit une voix familière, mais je sais -qu'Edgar est dans son lit et je ne peux pas me retenir.</p> - -<p>Là-dessus, mon interlocutrice s'avança vers le feu, toute tremblante -et portant la main à son côté.</p> - -<p>—J'ai couru tout le long du chemin depuis Wuthering Heights, -poursuivit-elle après une pause. Impossible de compter le nombre des -chutes que j'ai faites. Oh! j'ai mal partout. Ne vous inquiétez pas, je -vous expliquerai la chose dès que j'en aurai la force; mais ayez tout -de suite l'obligeance de descendre et de commander une voiture pour me -conduire à Gimmerton et de dire à une servante de prendre quelques -vêtements dans ma garde-robe.</p> - -<p>La visiteuse était Madame Heathcliff. Son apparence n'avait rien qui -expliquât son rire. Ses cheveux ruisselaient sur ses épaules -dégouttant de neige et d'eau. Elle portait son costume de jeune fille, -qui convenait mieux, à son âge qu'à sa position, un petit manteau -avec les manches courtes, et elle avait la tête et le cou nus. Le -manteau était de soie fine, et la pluie l'avait collé à son corps; -ses pieds avaient pour les protéger des petites pantoufles très -minces. Joignez à tout cela une profonde entaille sous l'une des -oreilles, entaille que le froid seul empêchait de saigner abondamment, -une figure pâle, toute pleine de traces de coups, et un corps à peine -en état de se porter, et vous comprendrez que ma première frayeur ne -fut pas diminuée quand j'eus le loisir de l'examiner.</p> - -<p>—Ma chère jeune dame, m'écriai-je, je ne sortirai pas d'ici et -n'entendrai rien avant que vous ayez enlevé chacun de vos vêtements et -mis à leur place des effets secs; et comme certainement vous ne pouvez -pas aller cette nuit à Gimmerton, il est inutile de commander la -voiture.</p> - -<p>—Il faut absolument que j'y aille, dit-elle, à pied ou à cheval; -mais je consens volontiers à m'habiller plus décemment. Ah! voyez comme -cette neige me descend maintenant dans le cou!</p> - -<p>Elle insista pour que je fasse comme elle voulait, et c'est seulement -après que le cocher eut reçu l'ordre de se tenir prêt, et une -servante d'empaqueter quelques effets indispensables, c'est alors -seulement qu'elle m'autorisa à panser sa plaie et à l'aider à se -changer.</p> - -<p>—Et maintenant, Ellen, me dit-elle, lorsque j'eus fini et qu'elle -se trouva assise près du feu avec une tasse de thé devant elle, -asseyez-vous en face de moi et mettez à l'écart le baby de la pauvre -Catherine, je ne veux pas le voir. Ne croyez pas que je ne me soucie pas -de Catherine, parce que je me suis comportée si follement quand je suis -entrée. J'ai pleuré, aussi, et amèrement; personne n'a eu autant que -moi de raisons pour pleurer. Nous nous sommes séparées fâchées, vous -vous rappelez, et je ne puis me le pardonner; mais il m'était -impossible de sympathiser même sur ce point avec lui, cette bête -brute. Oh! donnez-moi le tisonnier! Voici la dernière chose de lui que -j'aie sur moi.» Elle fit glisser la bague d'or de son doigt et la jeta -sur le plancher. «Je veux l'écraser, poursuivit-elle en la frappant -avec un dépit enfantin, et puis je veux la brûler.» Et elle prit -l'objet tout tordu et le jeta dans les charbons. Voilà, il pourra en -acheter une autre s'il me rattrape de nouveau! Il serait capable de -venir me chercher ici, pour exaspérer Edgar. Je n'ose pas rester, de -crainte que cette idée ne passe dans sa tête maudite. Et puis Edgar -n'a pas été bon pour moi, n'est-ce pas? Je ne veux pas venir implorer -son assistance, ni lui apporter encore de nouveaux ennuis. La -nécessité seule m'a forcée à chercher un abri ici; et encore si je -n'avais pas su que je ne risquais pas de le rencontrer, je me serais -arrêtée à la cuisine, je me serais lavé la figure, je me serais -chauffée, je vous aurais fait dire de m'apporter ce dont j'avais -besoin, et je serais partie n'importe où, ailleurs, hors de l'atteinte -de ce monstre, de ce démon incarné. Ah! il était dans une telle rage! -S'il m'avait attrapée! C'est bien dommage que Earnshaw ne soit pas son -égal en force, je ne me serais pas sauvée avant de l'avoir vu -démolir, si Hindley avait été capable de le faire.</p> - -<p>—Allons, miss, interrompis-je, ne parlez pas si vite, vous allez -défaire le mouchoir mouillé que j'ai mis autour de votre figure et -l'entaille va saigner de nouveau. Buvez votre thé et prenez haleine, et -cessez de rire: le rire est tristement hors de propos sous ce toit, et -aussi dans votre condition.</p> - -<p>—C'est vrai, reprit-elle. Écoutez donc cet enfant, il ne cesse pas -de gémir: éloignez-le de moi pendant une heure, je ne puis rester ici -plus longtemps.</p> - -<p>—Je sonnai et remis l'enfant à une servante; puis je lui demandai -ce qui l'avait portée à s'échapper de Wuthering Heights dans de telles -conditions, et où elle avait l'intention d'aller, puisqu'elle refusait -de rester avec moi.</p> - -<p>—Je devrais et je voudrais rester, me répondit-elle, pour consoler -Edgar et pour prendre soin de l'enfant, et aussi parce que la Grange est -ma maison, en droit. Mais je vous dis qu'il ne m'y laisserait pas! -Croyez-vous qu'il supporterait de me voir devenir grasse et gaie, et de -songer que nous sommes tranquilles ici, sans prendre aussitôt la -résolution d'empoisonner notre bonheur?</p> - -<p>«Or, j'ai maintenant la satisfaction d'être sûre qu'il me déteste au -point qu'il souffre sérieusement à me voir ou à m'entendre. -L'aversion que je lui inspire est assez forte pour que je sois sûre -qu'il ne me poursuivra pas à travers l'Angleterre si je parviens à -m'échapper; il faut donc que je m'enfuie bien loin d'ici. Je suis -revenue de mon premier désir d'être tuée par lui; je voudrais plutôt -qu'il se tuât lui-même. Il a fait tout ce qu'il fallait pour éteindre -mon amour, et ainsi je suis à mon aise. Je peux encore me rappeler -combien je l'ai aimé, et je peux m'imaginer que je l'aimerais encore -si... mais non, non. Si même il m'avait adorée, sa nature diabolique -se serait montrée en quelque façon. Il faut que Catherine ait eu un -goût bien pervers pour l'estimer, le connaissant si bien! Le monstre, -s'il pouvait être effacé de la création aussi bien que de mon -souvenir!»</p> - -<p>—Taisez-vous, dis-je, il est cependant une créature humaine! Soyez -plus charitable, il y a encore des hommes plus méchants.</p> - -<p>—Il n'est pas une créature humaine, et n'a aucun droit à ma -charité. Je lui ai donné mon cœur, il l'a pris et blessé à mort, puis me -l'a rejeté. C'est avec le cœur que l'on sent, Ellen, et puisqu'il a -détruit mon cœur, je n'ai plus le pouvoir de rien sentir pour lui.</p> - -<p>«Et je ne le voudrais pas, quand même il en hurlerait à son jour de -mort, et quand même il pleurerait des larmes de sang pour sa Catherine. -Non certes, je ne le voudrais pas».</p> - -<p>Et ici Isabella se mit à pleurer, mais aussitôt, essuyant ses larmes, -elle reprit:</p> - -<p>—Vous m'avez demandé ce qui m'a enfin obligée à fuir? C'est que je -suis parvenue à exciter sa fureur à un degré plus grand encore que -celui de sa méchanceté. Il s'est excité jusqu'à oublier la prudence -diabolique dont il se vantait et il a procédé à une violence -meurtrière. Le plaisir que j'ai éprouvé à me voir capable de -l'exaspérer a réveillé enfin mon instinct de conservation; et si -jamais je retombe entre ses mains, je lui ménage une vengeance à sa -taille.</p> - -<p>«Hier, comme vous savez, M. Earnshaw devait venir à l'enterrement. -Dans cette intention, il se tint relativement sobre; mais la -conséquence en fut que ce changement d'habitude lui donna des humeurs -noires, et qu'au lieu d'aller à l'église, il s'assit près du feu et -se mit à avaler des potées de gin et de brandy.</p> - -<p>«Heathcliff—je frissonne rien qu'à le nommer—avait été un -étranger pour la maison depuis dimanche jusqu'à ce matin. Si ce sont -les anges qui l'ont nourri, ou son parent de l'enfer, je ne puis le -dire, mais il y a près d'une semaine qu'il n'a pas mangé avec nous. Il -revenait parfois le soir et montait dans sa chambre, où il s'enfermait -au verrou—comme si quelqu'un rêvait de désirer sa compagnie!—et -là il faisait on ne sait quelles prières, adressées sans doute au démon, -jusqu'à ce que sa voix s'enrouait dans son gosier. Alors il se relevait -et descendait de nouveau tout droit vers la Grange. Je m'étonne -qu'Edgar n'ait pas envoyé chercher un constable et ne l'ait pas fait -arrêter. Pour moi, si chagrinée que je fusse au sujet de Catherine, il -m'était impossible de ne pas regarder cette période de délivrance de -mon oppression comme des jours de fête.</p> - -<p>«J'avais recouvré assez de force d'esprit pour écouter sans pleurer -les éternelles leçons de Joseph, et pour me mouvoir à travers la -maison avec plus de liberté. Ce Joseph et le petit Hareton sont les -plus détestables compagnons qu'il y ait au monde. J'aimais mieux être -assise avec Hindley, à écouter ses terribles discours, qu'avec le -«petit maître» et son odieux précepteur, le sinistre vieillard. -Quand Heathcliff était dans la maison, j'étais souvent forcée de -rechercher leur société dans la cuisine ou de mourir de froid parmi -les chambres humides et inhabitées. Mais quand il n'était pas là, -comme c'était le cas cette semaine, j'installais une table et une -chaise à un coin du foyer dans la grande chambre, sans nul souci de ce -que faisait M. Earnshaw, qui d'ailleurs n'intervenait jamais dans mes -arrangements. Il est maintenant plus tranquille qu'il n'avait l'habitude -de l'être, pourvu seulement qu'on ne le provoque pas, plus abattu et -moins furieux. Joseph affirme que c'est un homme changé, que le -Seigneur a touché son cœur, et qu'il est sauvé «comme par le feu». -J'ai vainement cherché à découvrir des signes de ce changement -favorable, mais ce n'est pas mon affaire.</p> - -<p>«Hier soir, j'étais assise dans mon coin à lire quelques vieux -livres, et je restai ainsi jusque vers minuit. Il me semblait si affreux -de remonter me coucher pendant que cette neige sauvage soufflait au -dehors, et que mes pensées me ramenaient sans cesse vers le cimetière -et la tombe nouvellement creusée. J'osais à peine lever les yeux de la -page que je lisais, sûre que j'étais d'y voir aussitôt apparaître -cette mélancolique scène. Hindley était assis en face de moi, la -tête appuyée sur sa main, peut-être méditait-il sur le même sujet. -Il avait cessé de boire avec tant d'excès, et pendant deux ou trois -heures il n'eut ni un mouvement ni une parole. Il n'y avait pas d'autre -bruit dans la maison que le hurlement du vent contre les fenêtres, le -craquement des charbons dans le feu, et le cliquetis de l'éteignoir -avec lequel de temps à autre je mouchais la chandelle. Hareton et -Joseph devaient probablement dormir dans leur lit. En un mot, il faisait -très triste, et tout en lisant je soupirais, car il me semblait que -toute la joie s'était évanouie du monde pour n'y jamais rentrer.</p> - -<p>«Le cruel silence fut enfin interrompu par le bruit du loquet de la -cuisine. Heathcliff était revenu de sa veillée plus tôt que de -coutume, à cause sans doute de l'orage soudain. La porte de la cuisine -avait été verrouillée en dedans, et nous l'entendîmes faire le tour -pour rentrer par l'autre porte. Je me levai, et j'imagine que mes traits -portaient clairement l'expression de mes sentiments, car mon compagnon, -qui avait tenu ses yeux fixés sur la porte, se retourna pour me -regarder.</p> - -<p>—Je vais le retenir dehors cinq minutes, s'écria-t-il, vous y -consentez?</p> - -<p>—Ah! si c'est pour moi, vous pouvez le laisser dehors toute la -nuit, répondis-je. Mettez la clé dans la serrure et tirez le verrou.</p> - -<p>«Earnshaw le fit, avant que son hôte fut arrivé devant la porte, puis -il revint vers moi, installa son fauteuil de l'autre côté de ma table -et s'y appuya, cherchant dans mes yeux une sympathie pour la haine -brûlante qui étincelait dans les siens. Comme il avait à la fois le -regard et les sentiments d'un meurtrier, il ne put découvrir en moi la -sympathie qu'il cherchait, mais il en vit assez pour l'encourager à -parler.</p> - -<p>—Vous et moi, dit-il, nous avons un grand compte à régler avec cet -homme-là. Si nous n'étions pas des lâches, nous pourrions nous -arranger pour l'acquitter. Êtes-vous aussi douce que votre frère? -Voulez-vous endurer jusqu'au bout sans essayer une seule fois de rendre -ce qu'on vous fait?</p> - -<p>—Je suis déjà lasse d'endurer, répondis-je, et j'accueillerais -avec joie une façon de rendre qui ne retomberait pas sur moi-même, mais la -ruse et la violence sont des lancés à deux pointes; elles blessent -ceux qui y ont recours plus encore que leurs ennemis.</p> - -<p>—La ruse et la violence sont un juste retour pour la ruse et la -violence! cria Hindley. Madame Heathcliff, je ne vous demande de rien -faire que de rester tranquille et d'être muette. Dites-moi maintenant, -le pouvez-vous? Je suis sûr que vous auriez autant de plaisir que moi -à voir finir l'existence de ce démon. Il sera votre mort si vous ne le -dominez, et il sera ma ruine. Que le diable emporte le maudit vilain! Il -frappe à la porte comme s'il était déjà le maître ici. Promettez-moi -de vous taire, et avant trois minutes, vous êtes délivrée.</p> - -<p>«Il prit sur sa poitrine l'objet dont je vous ai parlé dans ma lettre, -et se prépara à éteindre la chandelle, mais je l'écartai de lui, et -je saisis son bras.</p> - -<p>—Je ne me tairai pas, dis-je, vous ne devez pas le toucher. -Laissez la porte fermée et restez tranquille.</p> - -<p>—Non, j'ai formé ma résolution, et, par Dieu, je l'exécuterai! -cria cet être désespéré. Je vous rendrai ce service en dépit de -vous-même, et je ferai justice à Hareton! Et vous ne devez pas vous -troubler la tête pour me protéger. Catherine est morte, personne au -monde ne me regrettera ou n'aura honte si je me coupe la gorge en cet -instant, et il est temps de faire une fin.</p> - -<p>«Je ne pouvais songer à lutter, non plus qu'à raisonner, avec lui: -autant aurait valu lutter avec un ours ou raisonner avec un fou. La -seule ressource qui me restait fut de courir vers une fenêtre et de -prévenir la victime projetée du sort qui l'attendait.</p> - -<p>—Vous feriez mieux de chercher abri quelque autre part cette nuit! -m'écriai-je d'un ton un peu triomphant. M. Earnshaw est résolu à vous -tuer si vous persistez à vouloir entrer.</p> - -<p>—Vous feriez mieux d'ouvrir la porte, vous... répondit-il, -m'appelant d'une expression élégante que vous me dispenserez de répéter.</p> - -<p>—Je ne me mêlerai pas de l'affaire, répondis-je, entrez et soyez -tué si cela vous plaît, j'ai fait mon devoir.</p> - -<p>«Là-dessus, je refermai la fenêtre et revins tranquillement prendre -ma place près du feu. Earnshaw jura furieusement contre moi, -m'affirmant que j'aimais encore le vilain et m'appelant de toutes sortes -de noms pour me faire honte de la bassesse d'esprit que je montrais. Et -moi, dans le secret de mon cœur, je songeais quelle bénédiction ce -serait pour lui si Heathcliff pouvait le mettre hors de cette vie de -misères, et quelle bénédiction ce serait pour moi s'il envoyait -Heathcliff vers le séjour qui lui revient de droit. Pendant que je -nourrissais ces réflexions, la croisée qui était derrière moi fut -jetée sur le sol par un coup de Heathcliff, dont je vis paraître dans -l'espace vide la noire figure. Les grilles de la fenêtre étaient trop -rapprochées pour lui permettre de passer l'épaule, et je souriais, me -croyant en sûreté. Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de -neige, et ses dents aiguës de cannibale, aiguisées encore par le froid -et la colère, brillaient dans l'obscurité.</p> - -<p>—Isabella, laissez-moi entrer, ou bien vous vous en repentirez, -hurla-t-il.</p> - -<p>—Je ne puis pas commettre un meurtre, répondis-je; M. Hindley se -tient en sentinelle avec un couteau et un pistolet chargé.</p> - -<p>—Laissez-moi entrer par la porte de la cuisine.</p> - -<p>—Hindley y sera avant moi, répondis-je. Et puis quel pauvre amour -est le vôtre, qui ne peut pas supporter une averse de neige! Aussi -longtemps qu'a brillé la lune de l'été, vous nous avez laissés en -paix dans nos lits, mais dès le premier souffle du vent d'hiver, il -faut déjà que vous vous abritiez. Heathcliff, si j'étais de vous, -j'irais m'étendre sur le tombeau de Catherine, et je m'y laisserais -mourir comme un chien fidèle. Le monde à présent ne vaut sûrement -pas la peine que vous y viviez, n'est-ce pas? Vous m'avez clairement -persuadé que Catherine était l'unique joie de votre vie; je ne puis -imaginer comment vous avez l'idée de lui survivre.</p> - -<p>—Il est là, n'est-ce pas? cria Hindley, courant à la fenêtre. Si -je puis passer mon arme, je vais l'attraper.</p> - -<p>«J'ai peur, Ellen, que vous me trouviez méchante, mais vous ne savez -pas tout, donc ne me jugez pas. Pour rien au monde je n'aurais prêté -la main à un attentat sur sa vie, mais de désirer qu'il fut mort, je -ne pouvais m'en empêcher; aussi fus-je affreusement désappointée et -terrifiée des conséquences de mon provocant discours, lorsque je vis -Heathcliff se jeter sur l'arme d'Earnshaw, et la lui arracher des mains. -Le pistolet partit, et le couteau qui y était attaché s'enfonça dans -le poing même d'Earnshaw. Heathcliff l'en retira par force, coupant la -chair sur son passage, et le mit tout sanglant dans sa poche. Alors il -prit une pierre, en frappa la grille qui séparait les deux croisées, -et sauta dans la maison. Son adversaire était tombé par terre, -évanoui sous la douleur excessive et le flot de sang qui coulait d'une -artère. Le ruffian le foula aux pieds et frappa à plusieurs reprises -sa tête contre les dalles, me retenant d'une main pour m'empêcher -d'appeler Joseph. Par une force surnaturelle d'empire sur soi, il -s'abstint d'achever sa victime, et quand il fut essoufflé, il -s'arrêta, traîna sur le banc de bois le corps, qui paraissait -inanimé. Puis il déchira la manche de la veste d'Earnshaw et lia la -blessure avec une rudesse brutale, ne cessant pas de jurer. Me sentant -libre, je courus aussitôt chercher le vieux domestique, qui finit par -comprendre mon hâtif récit, et se précipita au bas de l'escalier. -Qu'est-ce qu'il y a à faire maintenant? répétait-il.</p> - -<p>—Il y a ceci, tonna Heathcliff, que votre maître est fou, et que -s'il vit encore un mois de plus, je renverrai dans un asile.</p> - -<p>—Et ainsi vous avez commis le meurtre sur lui! s'écria Joseph, -levant ses mains et ses yeux en signe d'horreur. Si jamais j'ai vu un -spectacle comme celui-ci! Puisse le Seigneur!...</p> - -<p>«Heathcliff le poussa et le fit tomber à genoux au milieu du sang, -qu'il lui ordonna d'essuyer; mais lui, au lieu de faire rien de pareil, -il joignit ses mains et commença une prière dont les phrases bizarres -me firent rire. J'étais dans une condition d'esprit à n'être choquée -de rien; j'étais aussi désespérée et aussi indifférente que sont, -à ce que l'on dit, les malfaiteurs au pied de la potence.</p> - -<p>—Ah! je vous avais oubliée! me dit mon tyran. C'est vous qui allez -faire cela. «Allons, à terre! Et vous conspirez avec lui contre moi, -n'est-ce pas, vipère? Là, voilà de l'ouvrage pour vous!» Il me -secoua jusqu'à faire craquer mes dents et me jeta à côté de Joseph -qui, ayant terminé à la hâte ses prières, se leva, jurant qu'il -allait partir tout de suite pour la Grange. M. Linton était un -magistrat, et quand bien même il aurait perdu cinquante femmes, il ne -pouvait manquer de venir faire une enquête. Joseph paraissait si -obstiné dans sa résolution que Heathcliff jugea utile d'obtenir de mes -lèvres le récit de ce qui s'était passé. Il se tint sur moi, me -posant, avec un regard plein de malveillance, des questions auxquelles -je répondais à contre-cœur. Il fallut beaucoup de peine pour -persuader au vieux Joseph que Heathcliff n'était pas l'agresseur. Et -comme M. Earnshaw donna bientôt à entendre qu'il était encore vivant, -Joseph s'empressa de lui administrer une dose de brandy, qui ne tarda -pas à rendre au blessé le mouvement et la conscience. Heathcliff, -ayant constaté que son adversaire ne se doutait pas du traitement qu'il -avait reçu pendant son évanouissement, se contenta de lui déclarer -qu'il avait été ivre jusqu'au délire. Il lui dit qu'il n'attacherait -pas d'autre importance à son atroce conduite, mais l'engagea à aller -se coucher. À ma grande joie, lui-même nous quitta, après nous avoir -donné ce judicieux conseil, et Hindley s'étendit sur la pierre du -foyer. Je rentrai moi-même dans ma chambre, m'étonnant d'avoir pu -échapper à si peu de frais.</p> - -<p>«Ce matin, en descendant, environ une demi-heure avant midi, je trouvai -M. Earnshaw assis auprès du feu, malade à mourir, tandis que son -mauvais génie, presque aussi décharné et minable, s'appuyait contre -la cheminée. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir envie de manger, -de sorte que, après avoir attendu que tout fût froid sur la table, je -commençai seule. Rien ne m'empêcha de manger à mon aise; et de temps -à autre, en apercevant mes compagnons silencieux, j'éprouvais un -certain sentiment de satisfaction et de supériorité à découvrir en -moi le calme d'une conscience tranquille. Quand j'eus fini, je pris la -liberté tout à fait exceptionnelle de me rapprocher du feu, de faire -le tour du siège d'Earnshaw, et de m'agenouiller dans un coin à côté -de lui.</p> - -<p>«Heathcliff ne s'inquiéta pas de mes mouvements et je pus le -considérer aussi librement que si son corps avait été changé en -pierre. Son front, qui m'était autrefois apparu si viril et que je -trouve maintenant si diabolique, était voilé d'un nuage lourd; ses -yeux noirs étaient presque éteints par l'insomnie et peut-être aussi -par les larmes; ses lèvres avaient perdu leur ricanement féroce et -étaient marquées d'une expression d'indicible tristesse. S'il s'était -agi de tout autre que de lui, je me serais couvert la figure en -présence d'une telle douleur. Mais dans son cas, j'en étais heureuse; -et pour ignoble que cela paraisse d'insulter un ennemi malheureux, je ne -pouvais manquer la chance de le piquer. Sa faiblesse était le seul -moment où il m'était permis de goûter le plaisir de rendre le mal -pour le mal. Hindley voulut avoir de l'eau; je lui en tendis un verre et -lui demandai comment il se trouvait.</p> - -<p>—Pas aussi mal que je le voudrais, répondit-il, mais sans parler -de mon bras, chaque pouce de mon corps est aussi malade que si j'avais -lutté avec une légion de diablotins.</p> - -<p>—Oui, cela n'a rien d'étonnant, lis-je alors. Catherine aimait à -dire qu'elle se tenait entre vous et la douleur corporelle et qu'il y avait -certaines personnes qui éviteraient de vous blesser par crainte de -l'offenser. Il est heureux que les morts ne se relèvent pas de leurs -tombeaux, sans quoi, la nuit dernière, elle aurait assisté à une -scène bien répugnante! N'êtes-vous pas blessé et brisé partout sur -la poitrine et aux épaules?</p> - -<p>—Je ne puis dire, répondit-il, mais que prétendez-vous? A-t-il osé -me frapper quand j'étais à terre?</p> - -<p>—Il a marché sur vous, il vous a battu et vous a secoué contre les -dalles, répondis-je tout bas; et sa bouche était impatiente de vous -déchirer avec ses dents, et cela parce qu'il n'est homme qu'à demi, -et, pour le reste, démon.</p> - -<p>«M. Earnshaw se prit comme moi à considérer notre ennemi commun, qui, -absorbé dans son angoisse, semblait insensible à tout autour de lui.</p> - -<p>—Oh, si seulement Dieu voulait me donner la force de l'étrangler -dans ma dernière agonie, c'est avec joie que j'irais en enfer! grommelait -le misérable Hindley, faisant des efforts pour se relever, dans son -impatience, et retombant désespéré avec la certitude de son -infériorité.</p> - -<p>—Non, il suffit qu'il ait tué l'un de vous, fis-je observer très -haut. À la Grange, chacun sait que votre sœur vivrait encore sans M. -Heathcliff. Après tout, il vaut encore mieux être haï qu'aimé par -lui. Quand je me rappelle combien nous étions heureux, combien -Catherine était heureuse avant son retour, je me sens obligée à -maudire ce jour fatal.</p> - -<p>«Très probablement Heathcliff fit plus d'attention à la vérité de -ce que je venais de dire qu'à la personne qui l'avait dit. Son -attention fut excitée, car ses yeux se remplirent de larmes et il tira -de sa poitrine de profonds soupirs. Je le regardais en face avec un rire -de dédain. Ses yeux, ces deux fenêtres d'enter, brillèrent un moment -de mon côté, mais avec quelque chose de si noyé et de si amorti que -je n'eus pas peur de me risquer à un nouveau rire.</p> - -<p>—Allez-vous-en dans votre chambre et éloignez-vous de ma vue, dit -Heathcliff.</p> - -<p>«C'est du moins ce que je devinai qu'il dit, car ses paroles étaient -à peine compréhensibles.</p> - -<p>—Je vous demande pardon, repris-je, mais j'aimais Catherine moi -aussi, et son frère réclame des secours que pour l'amour d'elle je veux lui -donner. Maintenant qu'elle est morte, je la revois en Hindley. Hindley a -exactement les mêmes yeux, et....</p> - -<p>—Allez-vous-en, misérable idiote, avant que je ne vous batte à -mort! cria-t-il en faisant un mouvement.</p> - -<p>—Mais alors, poursuivis-je, me tenant prête à m'enfuir, si la -pauvre Catherine avait eu confiance en vous et si elle avait pris le titre -ridicule, méprisable et dégradant de Madame Heathcliff, elle aurait -elle aussi présenté bientôt un tableau semblable, elle n'aurait pas -supporté en silence votre abominable conduite, sa haine et son dégoût -auraient trouvé une voix.</p> - -<p>«Le dossier du banc et la personne d'Earnshaw s'interposaient entre lui -et moi, de sorte que, au lieu d'essayer de m'atteindre, il prit sur la -table un couteau et me le jeta à la tête. Je reçus le coup derrière -l'oreille, mais je rejetai le couteau, courus vers la porte et lui -adressai une phrase qui, j'espère, dut entrer plus avant que n'avait -fait son projectile. La dernière vue que j'ai eue de lui a été un -élan furieux qu'il a pris et où il a été arrêté par l'étreinte de -Hindley, si bien que tous deux sont tombés sur le sol, empêtrés l'un -dans l'autre. Dans ma course à travers la cuisine, j'ordonnai à Joseph -d'aller rejoindre son maître, je secouai Hareton occupé à jouer dans -le corridor, et, heureuse comme une âme échappée du Purgatoire, je -sautais, je volais tout le long du sentier; et fâchée de ses détours, -je finis par couper court à travers la lande, guidée par la lumière -de la Grange. Et certes je préférerais être condamnée à un éternel -séjour dans les régions infernales qu'à un séjour seulement d'une -nuit de plus sous le toit de Wuthering Heights.»</p> - -<p>Isabella cessa de parler et prit une tasse de thé; puis elle se leva, -m'ordonna de lui mettre son bonnet et un grand châle que j'avais -apporté, puis, sourde à ma prière de rester encore une heure, elle -monta sur une chaise, baisa les portraits d'Edgar et de Catherine, et, -après m'avoir embrassée à mon tour, descendit vers la voiture, -accompagnée par Fanny qui aboyait de joie d'avoir retrouvé sa -maîtresse. Elle partit et jamais plus elle ne devait revoir ces -environs; mais une correspondance en règle s'établit entre elle et mon -maître dès que les affaires furent mieux fixées. Je crois qu'elle est -allée demeurer dans le sud, près de Londres, et que c'est là que lui -est né un fils, quelques mois après son évasion. Cet enfant fut -baptisé Linton, et dès les premières fois qu'elle en parla, elle nous -le représenta comme une créature maladive et irritable.</p> - -<p>M. Heathcliff, me rencontrant un jour dans le village, me demanda où -elle habitait. Je refusai de le lui dire. Il répliqua que ma -précaution était vaine, mais qu'Isabella devait bien se garder de -venir chez son frère et que celui-ci, s'il tenait à la conserver, -devait la détourner de venir chez lui. Malgré mon refus de lui donner -aucune information, il découvrit, par quelque autre domestique, à la -fois le lieu de son séjour et l'existence de l'enfant. Pourtant, il ne -fit rien pour la tourmenter, en raison sans doute de son aversion pour -elle. Il me demandait souvent des nouvelles de l'enfant quand il me -rencontrait; lorsqu'il apprit le prénom qu'on lui avait donné, il -ricana un sourire et me dit:</p> - -<p>—Ils veulent donc que je le haïsse aussi, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Je ne crois pas qu'ils désirent que vous sachiez quelque chose à -son sujet, répondis-je.</p> - -<p>—Mais je saurai l'avoir quand j'en aurai besoin, reprit -Heathcliff, ils peuvent y compter.</p> - -<p>Par bonheur, la mère mourut avant que ce moment n'arrivât: c'était -environ treize ans après la mort de Catherine, et le petit Linton avait -alors un peu plus de douze ans.</p> - -<p>Le jour qui suivit la visite inattendue d'Isabella, je ne trouvai pas -l'occasion de parler à mon maître; il évitait toute conversation et -semblait hors d'état de discuter quoi que ce soit. Quand je pus me -faire entendre de lui, je vis qu'il avait plaisir à apprendre que sa -sœur avait abandonné son mari. Il détestait ce dernier avec une -intensité que l'on n'aurait jamais attendue d'une nature si douce.</p> - -<p>Ce sentiment se joignit à son chagrin pour le transformer en un parfait -ermite. Il évitait le village en toute occasion et passait une vie -entièrement recluse dans les limites de son parc et de ses terres, vie -variée seulement par de solitaires promenades sur la lande et des -visites au tombeau de sa femme, généralement le soir, ou le matin de -très bonne heure, pour être sûr de ne rencontrer personne. Mais il -était trop bon pour être longtemps tout à fait malheureux. Il n'avait -pas prié, lui, pour être hanté par l'âme de Catherine! Le temps lui -apporta la résignation, et une mélancolie plus douce que la joie -vulgaire. Il se rappelait la mémoire de la morte avec un amour ardent -et tendre et il aspirait avec confiance vers un monde meilleur où il ne -doutait pas qu'elle ne fût allée.</p> - -<p>Dans la vie réelle, il trouva également une consolation et des -affections. Je vous ai dit que pendant les premiers jours il semblait -indifférent à la petite chose que sa femme lui avait laissée en -partant: cette froideur se fondit aussi vite que la neige en avril, et -avant que sa fille ne put balbutier une parole ou faire un pas, l'enfant -régnait déjà en tyran sur son cœur. Elle s'appelait Catherine, mais -jamais son père ne la nommait de son nom en entier, de même qu'il -n'avait jamais voulu abréger le prénom de la première Catherine, -probablement parce que Heathcliff avait l'habitude de le faire. La -petite était toujours appelée Cathy: cela la distinguait pour lui de -sa mère, et pourtant la rattachait à elle.</p> - -<p>La fin de Hindley Earnshaw fut telle qu'on pouvait l'attendre; elle -suivit de six mois à peine celle de sa sœur. Nous autres à la Grange, -jamais nous n'avons très bien su quel a été son état pendant ces six -mois; tout ce que j'ai appris, je l'ai su lorsqu'il m'a fallu aller -aider aux préparatifs des funérailles. M. Kenneth arriva le premier -annoncer l'événement à mon maître.</p> - -<p>—Eh bien, Nelly, me dit-il un matin, entrant à cheval dans notre -cour, de trop bonne heure pour que je n'en fusse pas alarmée; c'est à votre -tour et au mien d'être en deuil à présent. Devinez-vous qui est mort?</p> - -<p>—Et qui donc? demandai-je inquiète.</p> - -<p>—Devinez, me répondit-il en descendant et en attachant la bride de -son cheval à un crochet près de la porte. Et préparez le coin de votre -tablier, je suis certain que vous en aurez besoin.</p> - -<p>—Ce n'est pas M. Heathcliff, à coup sûr? m'écriai-je.</p> - -<p>—Eh quoi! auriez-vous des larmes pour lui? Non, Heathcliff est un -jeune gaillard, il a l'air tout fleuri aujourd'hui. Je viens justement de -le voir. Il engraisse rapidement depuis qu'il a perdu sa moitié.</p> - -<p>—Qui est-ce alors, M. Kenneth? répétai-je avec impatience.</p> - -<p>—Hindley Earnshaw! Votre vieil ami Hindley, mon méchant compère, -bien que depuis longtemps il soit devenu trop sauvage pour moi. Là! Je vous -avais bien dit qu'il y aurait des larmes! Mais égayez-vous. Il est mort -fidèle à son caractère, ivre comme un lord. Pauvre garçon, j'en suis -bien affligé aussi. On ne peut pas s'empêcher de regretter un vieux -compagnon, bien qu'il m'ait souvent joué les plus vilains tours. Il -avait à peine trente ans, votre âge tout juste; qui aurait pensé que -vous étiez nés la même année?</p> - -<p>J'avoue que ce coup fut plus grand pour moi que celui même de la mort -de Madame Linton: d'anciens souvenirs remontaient en foule à mon cœur. -Je m'assis sur le seuil et je pleurai cruellement, incapable de conduire -moi-même M. Kenneth auprès de mon maître. Je ne pouvais m'empêcher -de me demander si le pauvre homme était mort de mort naturelle, et -cette idée me tourmentait si obstinément que je résolus de demander -la permission d'aller à Wuthering Heights et d'aider aux préparatifs -de l'enterrement. M. Linton eut beaucoup de répugnance à consentir, -mais je sus lui exposer avec éloquence dans quelles conditions -misérables devait se trouver le cadavre et je lui dis que mon vieux -maître et frère de lait avait bien droit à mes services. Je lui -rappelai en outre que le petit Hareton était le neveu de sa femme et -que, en l'absence de toute parenté plus proche, c'est lui qui aurait à -prendre le rôle de tuteur, qu'il aurait aussi à s'enquérir de l'état -de la propriété et de toutes les affaires de son beau-frère. Il -était hors d'état en ce moment de s'occuper de tout cela, mais il -m'ordonna d'en parler à son avocat et pour finir, il me permit d'aller -aux Heights. Son avocat avait été aussi celui d'Earnshaw; j'allai tout -de suite le voir à Gimmerton et lui demandai de m'accompagner. Mais il -secoua la tête, me dit qu'il fallait laisser Heathcliff seul, et que, -quand on connaîtrait la vraie situation, Hareton se trouverait aussi -pauvre qu'un mendiant.</p> - -<p>—Son père est mort très endetté, toute sa propriété est -hypothéquée et la seule chance qui reste à son héritier naturel, est -de toucher assez le cœur du créancier pour que celui-ci soit amené à -user de douceur avec lui.</p> - -<p>En arrivant aux Heights, j'expliquai que j'étais venue pour veiller à -ce que tout se fit convenablement, et Joseph, qui avait l'air -suffisamment éploré, se montra heureux de ma venue. M. Heathcliff dit -qu'il ne voyait pas qu'on eût besoin de moi, mais que je pouvais rester -et régler les funérailles, si cela me plaisait.</p> - -<p>—En bonne justice, le corps de ce fou devrait être enterré dans le -carrefour sans cérémonie d'aucune sorte. Comme il m'est arrivé de le -perdre de vue dix minutes, hier après-midi, il a profité de cet -intervalle pour verrouiller contre moi les deux portes et il a passé -toute la nuit à boire pour se faire mourir. Ce matin, l'entendant -ronfler comme un cheval, nous sommes entrés et nous l'avons trouvé -ici, couché sur le banc: on aurait pu l'écorcher et le scalper sans le -réveiller. J'ai envoyé chercher Kenneth, mais avant qu'il ne fût -venu, la bête était changée en charogne. Non seulement il était -mort, mais déjà il était froid et raide et vous comprenez qu'il n'eut -pas été utile de se donner plus de peine à son endroit.</p> - -<p>J'insistai pour que les funérailles fussent décentes. M. Heathcliff me -dit que en cela encore je pouvais agir à ma guise; seulement il me -rappela que l'argent pour toute cette affaire sortirait de sa poche à -lui. Il conservait une attitude indifférente, n'indiquant ni joie ni -chagrin; si l'on pouvait y lire quelque chose, c'était comme une vague -satisfaction d'avoir proprement achevé une besogne difficile. Une fois, -en vérité, je remarquai dans sa mine quelque chose comme du triomphe: -ce fut à l'instant où l'on emportait le cercueil hors de la maison. Il -avait eu l'hypocrisie de s'habiller en deuil et avant de suivre le -cortège avec Hareton, il fit monter sur la table le petit malheureux et -lui murmura avec un accent particulier:</p> - -<p>—Et maintenant, mon brave garçon, vous êtes à moi. Et nous verrons -bien si un arbre ne devient pas aussi tordu qu'un autre, quand c'est -toujours le même vent qui souffle sur les deux.</p> - -<p>La naïve petite créature prit plaisir à ce discours; il joua avec les -favoris de Heathcliff et lui tapota la joue. Mais moi, qui avais deviné -ce que le drôle voulait dire, je fis sèchement observer qu'il fallait -que l'enfant retournât avec moi à Thrushcross Grange.</p> - -<p>—Il n'y a rien au monde, dis-je à Heathcliff, qui soit moins à -vous que lui.</p> - -<p>—Est-ce aussi l'avis de Linton? demanda-t-il.</p> - -<p>—Sans doute, c'est lui qui m'a ordonné de prendre l'enfant -avec moi.</p> - -<p>—Eh bien, dit le drôle, nous ne discuterons pas la question -maintenant. Mais j'ai une envie de me faire la main en dressant un jeune -garçon; ainsi donc, déclarez à votre maître que s'il veut m'enlever -celui-ci, il faudra que je le remplace par mon propre fils. Je ne -m'engage pas à laisser partir Hareton sans discussion, mais vous pouvez -être tout à fait sûrs que, s'il part, je ferai venir l'autre. «Ayez -bien soin de dire cela à votre maître.»</p> - -<p>Cette menace suffisait pour nous lier les mains. Edgar Linton, à qui je -la rapportai, ne parla plus d'intervenir.</p> - -<p>L'hôte nouvellement venu était maintenant le maître de Wuthering -Heights.</p> - -<p>Il prouva à l'attorney, qui le prouva à son tour à M. Linton, que -Earnshaw avait engagé jusqu'au moindre yard de ses terres pour avoir de -quoi subvenir à sa manie de jeu, et que tout cela se trouvait engagé -entre ses mains à lui, Heathcliff. De cette façon, Hareton, qui aurait -dû être le premier gentleman du voisinage, fut condamné à une -dépendance absolue vis-à-vis de l'ennemi invétéré de son père, et -c'est ainsi qu'il vit dans la maison comme un domestique, privé même -de l'avantage de toucher des gages, et tout à fait incapable de se -faire droit à lui-même, à cause de son manque de relations, et de -l'ignorance ou il est du tort qu'on lui a fait.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="DEUXIEME_PARTIE">DEUXIÈME PARTIE</a></h4> - -<p><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_PREMIER_II">CHAPITRE PREMIER</a></h4> - - -<p>Les douze années qui suivirent cette période, continua Madame Dean, -furent les plus heureuses de ma vie: mes plus grands ennuis pendant ces -années furent ceux que me causèrent les petites indispositions de la -jeune Catherine, indispositions que tout enfant, riche ou pauvre, ne -peut manquer de connaître. Pour le reste, dès son sixième mois elle -était poussée comme un petit mélèze, et deux ans ne s'étaient pas -écoulés depuis la mort de Madame Linton qu'elle pouvait déjà marcher -et parler à sa façon. Elle était la créature la plus séduisante qui -jamais ait apporté l'éclat du soleil dans une maison désolée: une -réelle beauté de figure avec les jolis yeux noirs des Earnshaw, mais -le teint clair et les petits traits et les blonds cheveux bouclés des -Linton. Son caractère était hautain, mais nullement dur, et son cœur -était extrêmement sensible dans ses affections. Par sa capacité -d'intense attachement, elle rappelait sa mère; pourtant elle ne lui -ressemblait pas, car elle pouvait être douce comme une colombe. Elle -avait une voix caressante et une expression pensive, ses colères -n'étaient jamais furieuses, son amour, avait autant de tendresse que de -profondeur. Il faut bien avouer cependant qu'elle avait quelques -défauts, avec toutes ces qualités: ainsi un penchant à être -insolente, et cette humeur capricieuse qui ne manque jamais de naître -chez les enfants trop gâtés, qu'ils soient d'ailleurs bons ou -méchants. Lorsqu'il arrivait à un domestique de la vexer, c'était -toujours: «je le dirai à papa», et si son père la blâmait, même -d'un regard, on avait une affaire terrible. Je ne crois pas qu'il lui -ait jamais adressé un mot un peu dur. Il s'était seul chargé de toute -son éducation, et en avait fait un amusement. Elle, de son côté, -curieuse et d'esprit vif, ne pouvait manquer d'être une bonne -écolière: elle apprenait rapidement et faisait honneur à ses leçons.</p> - -<p>Jusqu'à treize ans, jamais elle n'avait dépassé seule les limites du -parc. En de rares occasions, M. Linton l'avait prise avec lui à un -mille ou deux de sa maison, mais il ne la confiait à personne autre. -Gimmerton était pour elle un nom vide de sens, la chapelle était le -seul édifice dont elle se fut approchée et où elle fût entrée, en -outre de sa propre maison. Wuthering Heights et M. Heathcliff -n'existaient pas pour elle, elle vivait dans une parfaite réclusion et -semblait en être parfaitement heureuse.</p> - -<p>Je vous ai dit que Madame Heathcliff avait vécu à peu près une -douzaine d'années après qu'elle avait quitté son mari. Sa famille -était d'une constitution délicate, ni elle ni Edgar n'avaient la rude -santé que vous rencontrerez généralement dans ces régions. Ce que -fut sa dernière maladie, je ne le sais pas, mais je conjecture que ce -fut la même dont son frère est mort, une espèce de fièvre, lente au -début, mais incurable et mortelle. Elle écrivit à son frère pour -l'informer de l'issue probable d'une maladie dont elle souffrait depuis -quatre mois, et pour le prier de ne pas refuser de venir la voir, car -elle avait bien des choses à régler, et elle désirait lui faire ses -adieux et laisser le petit Linton en sûreté entre ses mains. Elle -espérait que Linton pourrait rester avec lui comme il était resté -avec elle, son père n'ayant sans doute aucun désir de se charger de -son entretien ni de son éducation. Mon maître n'hésita pas un instant -à se rendre à sa demande. Pour désagréable qu'il lui fût -d'ordinaire de quitter sa maison, il partit aussitôt, recommandant -Catherine à toute ma vigilance.</p> - -<p>Trois semaines après, une lettre encadrée de noir vint nous annoncer -le jour du retour de M. Edgar. Isabella était morte, il m'ordonnait de -préparer une robe de deuil pour sa fille, et de tout arranger pour -recevoir son jeune neveu. Catherine sauta de joie à l'idée de revoir -son père, et se livra aussi aux plus brillantes prévisions sur les -innombrables qualités de son cousin. Enfin ce fut le soir tant attendu -de l'arrivée. Dès le matin, l'enfant s'était occupée à mettre en -ordre ses petites affaires: et maintenant, vêtue de sa nouvelle robe -noire, (la pauvre créature ne pouvait guère s'affliger beaucoup de la -mort de sa tante) elle ne cessait pas de m'agacer pour me forcer à me -promener avec elle tout le long de la propriété, jusqu'à ce que nous -voyions arriver son père.</p> - -<p>—Linton a six mois de moins que moi, observait-elle, tandis que -nous errions lentement à l'ombre des arbres. Comme ce sera charmant de -l'avoir pour compagnon de jeu! Tante Isabella a envoyé à papa une -belle boucle des cheveux de son fils: ils étaient plus clairs que les -miens et tout aussi fins. Je les ai soigneusement gardés dans une -petite boîte de verre et j'ai souvent songé au plaisir que j'aurais à -voir la tête dont ils provenaient. Oh! je suis heureuse! Et papa, le -cher, cher papa! Venez, Ellen, courons, venez vite!</p> - -<p>Elle courait, revenait, courait de nouveau, faisait ainsi plusieurs -tours avant que mon pas tranquille ne fût arrivé à la porte du parc. -Alors elle s'asseyait sur le petit banc plein d'herbe, et là, elle -essayait d'attendre patiemment. Mais c'était impossible, elle ne -pouvait pas rester une minute en repos.</p> - -<p>—Comme ils sont longs, criait-elle; ah! je vois de la poussière -sur le chemin, c'est eux qui viennent! Quand donc seront-ils ici? Ne -pouvons-nous pas sortir un peu, rien que la moitié d'un mille, Ellen? -Ne le refusez pas, seulement jusqu'à ce bouquet d'arbres, au tournant.</p> - -<p>Je refusai obstinément; enfin son impatience trouva son terme, nous -vîmes s'approcher la voiture des voyageurs. Miss Cathy se mit à crier -et à étendre les bras dès qu'elle aperçut par la portière la figure -de son père. Lui-même ne mit pas moins d'empressement à descendre -vers elle, et longtemps ils n'eurent de pensées que l'un pour l'autre. -Pendant qu'ils échangeaient leurs caresses, je jetai un regard à -l'intérieur de la voiture pour voir le petit Linton. Il était endormi -dans un coin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrures comme si on -avait été en hiver. C'était un garçon pâle, chétif et efféminé, -que l'on aurait pu prendre pour le frère plus jeune de mon maître, -tant la ressemblance était forte; mais il y avait dans son aspect -quelque chose d'une maussaderie maladive que jamais Edgar n'avait eue. -Ce dernier s'aperçut de ma curiosité, et, après m'avoir serré la -main, il me dit de refermer la portière et de ne pas déranger -l'enfant, que le voyage avait fatigué. Cathy aurait bien voulu le voir -à son tour, mais son père lui dit de venir, et ils marchèrent -ensemble à travers le parc, pendant que je courais en avant prévenir -les domestiques.</p> - -<p>—Et maintenant, chérie, dit M. Linton à sa fille, lorsqu'ils -s'arrêtèrent au bas des marches de la maison, sachez que votre cousin -n'est pas fort ni gai comme vous, et rappelez-vous qu'il vient de perdre -sa mère: ne vous attendez donc pas à le voir tout de suite jouer et -courir avec vous, et ne le fatiguez pas en lui parlant beaucoup; -laissez-le tranquille au moins ce soir, voulez-vous?</p> - -<p>—Oui, oui, papa, répondit Catherine, mais je veux le voir, et il -n'a pas une seule fois regardé à la portière.</p> - -<p>La voiture s'arrêta. L'enfant fut réveillé et porté à terre par son -oncle.</p> - -<p>—Voici votre cousine Cathy, Linton, dit mon maître, mettant l'une -dans l'autre les mains des enfants. Elle vous aime déjà, mais ayez bien -soin de ne pas la chagriner en pleurant, ce soir. Essayez maintenant -d'être gai. Le voyage est fini et vous n'avez pas autre chose à faire -qu'à vous reposer et à vous amuser à votre aise.</p> - -<p>—Alors, laissez-moi aller au lit! répondit l'enfant, peu soucieux -des saluts de Catherine, et mettant ses doigts dans ses yeux pour essuyer -des larmes toutes prêtes.</p> - -<p>—Allons, allons, voilà un brave enfant! murmurai-je pendant que je -le faisais entrer. Vous allez la faire pleurer aussi; voyez combien elle a -de chagrin pour vous.</p> - -<p>Je ne sais pas si c'était par compassion pour lui, mais sa cousine -faisait une aussi triste figure que lui-même en revenant vers son -père. Tous trois montèrent dans la bibliothèque, où le thé était -déjà servi. Je retirai le bonnet et le manteau de l'enfant et je -l'installai sur une chaise près de la table; mais il ne fut pas plus -tôt assis qu'il se mit à pleurer de nouveau. Mon maître lui demanda -ce qu'il avait.</p> - -<p>—Je ne peux pas rester assis sur une chaise, sanglota -l'enfant.</p> - -<p>—Alors, allez vous mettre sur le sofa, et Ellen vous apportera du -thé, répondit patiemment son oncle.</p> - -<p>J'eus le sentiment qu'il avait été très éprouvé pendant le voyage -par la société de cet enfant inquiet et souffreteux, qui, à ce -moment, se releva lentement de sa chaise et s'étendit sur le canapé. -Cathy vint placer à côté de lui un tabouret, où elle s'assit avec sa -tasse. D'abord elle ne dit rien. Mais cela ne pouvait durer, et bientôt -elle se mit à caresser les cheveux de son petit cousin, et à baiser -ses joues et à lui offrir du thé dans sa soucoupe comme à un bébé. -Ceci lui plut, car il n'était guère autre chose qu'un bébé; il -sécha ses yeux et ses traits s'éclairèrent dans un faible sourire.</p> - -<p>—Oh! cela ira très bien, me dit le maître après les avoir observés -une minute; très bien, si seulement nous pouvons le garder, Ellen. La -compagnie d'un enfant de son âge ne peut tarder à lui inspirer un -nouvel esprit; et à désirer d'être fort, il finira par le devenir.</p> - -<p>—Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je en moi-même, et j'eus -le triste pressentiment qu'il n'y avait guère à l'espérer. Fallait-il -donc que cet être chétif allât vivre à Wuthering Heights? Entre son -père et Hareton, quelle compagnie et quelle instruction il allait -trouver! Mes pressentiments se réalisèrent bientôt, plus tôt que je -n'aurais pensé. Le thé fini, j'avais fait monter les enfants, et -après que Linton s'était endormi (car il ne voulut pas me laisser le -quitter avant qu'il fût endormi), j'étais redescendue. Je me tenais -près de la table dans le salon, préparant une bougie pour M. Edgar, -lorsqu'une servante arriva de la cuisine m'informer que le domestique de -M. Heathcliff, Joseph, était à la porte et désirait parler au -maître. «Je vais d'abord lui demander ce qu'il veut, dis-je toute -tremblante. Une heure bien invraisemblable pour déranger les gens, et -au moment même où ils reviennent d'un long voyage! Je ne crois pas que -le maître puisse le voir aujourd'hui.</p> - -<p>Cependant, Joseph avait traversé la cuisine et se présentait -maintenant à l'entrée du salon. Il était vêtu de ses habits du -dimanche, avec sa figure la plus solennelle et la plus aigre et, tenant -d'une main son chapeau, de l'autre son bâton, il était en train de se -nettoyer les pieds sur le paillasson.</p> - -<p>—Bonsoir, Joseph, dis-je froidement. Quelle affaire vous amène ici -ce soir?</p> - -<p>—C'est à M. Linton que je dois parler, répondit-il, en m'écartant -dédaigneusement de la main.</p> - -<p>—M. Linton se prépare à aller au lit, à moins que vous n'ayez -quelque chose de très particulier à lui dire, je suis sûre qu'il ne -pourra pas vous entendre maintenant. Vous ferez mieux de vous asseoir -ici et de me confier votre message.</p> - -<p>—Où est sa chambre? poursuivit le personnage, examinant la rangée -des portes fermées.</p> - -<p>Je vis bien qu'il était décidé à refuser ma médiation: très à -contre-cœur, j'entrai dans la bibliothèque, et j'annonçai cet -intempestif visiteur, conseillant à M. Linton de l'ajourner au -lendemain. Mais M. Linton n'eut pas le temps de m'y autoriser, car -Joseph était monté derrière moi, et, se précipitant dans -l'appartement, s'était planté au bout de la table, ses deux poings -serrés sur la tête de sa canne. D'une voix très haute, comme s'il -s'attendait à de l'opposition, il commença:</p> - -<p>—Heathcliff m'a envoyé chercher son garçon, et je ne dois pas -revenir sans lui.</p> - -<p>Edgar Linton resta une minute sans parler. Une expression d'extrême -chagrin envahit ses traits; il aurait eu pitié de l'enfant par lui -seul, quand même il ne se serait pas rappelé les frayeurs et les -espoirs d'Isabella, et ses vœux inquiets pour son fils, et la façon -dont elle l'avait recommandé à ses soins. La perspective de livrer -l'enfant le peinait amèrement, et il cherchait dans son cœur un moyen -de l'éviter. Mais aucun projet ne s'offrit à lui. Il savait que de -manifester le moindre désir de le garder n'aurait fait que rendre plus -péremptoire la réclamation d'Heathcliff. Il ne lui restait qu'à se -résigner. Pourtant, il ne voulut pas réveiller l'enfant de son -sommeil.</p> - -<p>—Dites à M. Heathcliff, répondit-il d'un ton calme, que son fils -ira demain à Wuthering Heights. Il est au lit et trop fatigué à cette -heure pour faire encore une telle course. Vous pouvez lui dire aussi que -la mère de Linton a désiré qu'il restât sous ma garde et que, du -moins à présent, sa santé est très précaire.</p> - -<p>—Non, dit Joseph, prenant un air d'autorité, non, cela ne signifie -rien. Heathcliff ne tient aucun compte de la mère ni de vous non plus; -il veut avoir son garçon, et il faut que je le prenne tout de suite.</p> - -<p>—Vous ne le prendrez pas ce soir, répondit Linton avec décision. -Descendez aussitôt et allez répéter à votre maître ce que je vous -ai dit. Ellen, montrez-lui le chemin. Allez.</p> - -<p>Et, poussant du bras le vieillard indigné, il en débarrassa la -chambre, puis ferma la porte.</p> - -<p>—Très bien, cria Joseph, se retirant lentement. Demain, Heathcliff -viendra lui-même, et vous le mettrez dehors si vous l'osez.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_II_II">CHAPITRE II</a></h4> - - -<p>Pour empêcher cette menace de se réaliser, M. Linton m'ordonna, le -lendemain matin, de conduire l'enfant chez son père sur le poney de -Catherine, et il me dit: «Comme nous n'aurons aucune influence sur sa -destinée, bonne ou mauvaise, il ne faut pas que vous disiez à ma fille -où il est allé. Il est impossible désormais qu'elle ait des relations -avec lui et il vaut mieux qu'elle ne sache pas qu'il est dans le -voisinage, car alors elle n'aurait plus de repos et ne songerait qu'à -faire visite aux Heights. Vous lui direz simplement que le père de son -cousin l'a envoyé chercher en hâte et que nous avons dû le laisser -partir.»</p> - -<p>L'enfant parut très fâché d'être réveillé à cinq heures du matin, -et surpris d'apprendre qu'il lui fallait se préparer à un nouveau -voyage; mais j'adoucis la chose en lui disant qu'il allait passer -quelque temps avec son père qui, dans son impatience de le voir, -n'avait pu se résigner à attendre qu'il fût entièrement reposé.</p> - -<p>—Mon père? s'écria Linton, singulièrement embarrassé, maman ne m'a -jamais dit que j'avais un père. Où demeure-t-il? J'aimerais mieux -rester ici avec mon oncle.</p> - -<p>—Il demeure tout près d'ici, répondis-je, tout juste derrière ces -collines, si près que vous pourrez venir ici à pied quand vous serez -en train. Et vous devez être heureux de rentrer dans votre maison et de -voir votre père. Il faut que vous essayiez de l'aimer comme vous aimiez -votre mère et alors lui aussi vous aimera.</p> - -<p>—Mais pourquoi n'ai-je pas entendu parler de lui auparavant? -Pourquoi maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme tout le monde?</p> - -<p>—Ses affaires le retenaient dans le Nord, répondis-je, tandis que -votre mère était forcée par sa santé à résider dans le Midi.</p> - -<p>—Et pourquoi maman ne m'a-t-elle jamais parlé de lui? Elle m'a -souvent parlé de mon oncle, et il y a longtemps que j'ai appris à l'aimer. -Mais comment ferai-je pour aimer papa? Je ne le connais pas.</p> - -<p>—Oh! dis-je, tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère -aura sans doute pensé que si elle vous parlait trop souvent de votre père, -vous auriez le désir d'être avec lui. Mais hâtons-nous, une promenade -à cheval par une si belle matinée est bien préférable à une heure -de sommeil de plus.</p> - -<p>—Et, est-ce qu'elle viendra avec nous, la petite fille que j'ai -vue hier?</p> - -<p>—Pas à présent, répondis-je.</p> - -<p>—Et mon oncle?</p> - -<p>—Non plus, c'est moi qui vous conduirai.</p> - -<p>Je fis de mon mieux pour le convaincre du mal qu'il y aurait à montrer -de la répugnance pour rencontrer son père; mais il refusa obstinément -de faire sa toilette, et j'eus à appeler mon maître pour m'aider à le -tirer hors du lit. Enfin la pauvre créature fut mise sur pied, avec -toutes sortes d'espérances trompeuses sur la courte durée de son -séjour chez son père. Un lui promit que MM. Edgar et Cathy iraient lui -faire visite, et maintes autres choses que j'inventais et lui répétais -tout le long de la route. La pure beauté de l'air, l'éclat du soleil, -la douceur du cheval, finirent après un instant par triompher de sa -mauvaise humeur. Il se mit à me questionner sur sa nouvelle maison et -ses habitants.</p> - -<p>—Est-ce que Wuthering Heights est un endroit aussi agréable que -Thrushcross-Grange? me demanda-t-il en se retournant pour jeter un -dernier regard sur la vallée, d'où montait un léger brouillard -estompant de laine blanche le bleu du ciel.</p> - -<p>—Les Heights ne sont pas si entourés d'arbres, ni tout à fait si -grands, répondis-je, mais on a une très belle vue du pays, et puis -l'air est plus sain pour vous, plus frais et plus sec. Il est possible -que dans les premiers temps, la maison vous paraisse vieille et sombre, -malgré que ce soit une maison respectable, la meilleure après la -Grange dans toute la contrée. Et puis vous aurez de si belles courses -à faire sur la lande! Hareton Earnshaw, qui est le cousin de Miss Cathy -et par suite un peu le vôtre, vous montrera les endroits les plus -agréables. Quand le temps sera beau, vous pourrez apporter un livre et -étudier dans un vert retrait; et puis, de temps à autre, votre oncle -viendra faire une promenade avec vous; il lui arrive souvent de se -promener sur ces collines.</p> - -<p>—Et comme quoi est-il, mon père? demanda-t-il. Est-il aussi jeune -et aussi beau que mon oncle?</p> - -<p>—Il est aussi jeune, mais il a les cheveux et les yeux noirs, et -l'air plus sombre; il est aussi plus grand et plus fort. Il est possible, -que d'abord il ne vous paraisse pas si doux et si bon, parce que ses -manières sont tout autres; mais rappelez-vous d'être franc et cordial -avec lui, et naturellement il vous aimera mieux qu'aucun oncle, puisque -vous êtes son fils.</p> - -<p>—Les cheveux et les yeux noirs? murmurait Linton. Je ne puis me -l'imaginer. Alors, je ne suis pas comme lui, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Pas beaucoup, répondis-je.</p> - -<p>Et en moi-même, je songeais qu'il aurait fallu répondre: «pas du -tout», et je considérais avec regret le teint pâle et les formes -frêles de mon compagnon, et ses grands yeux languides, les yeux de sa -mère, mais privés de tout ce qu'il y avait chez Isabella de brillant -esprit, sauf lorsque, par instants, une impression maladive venait -animer le regard de l'enfant.</p> - -<p>—Comme c'est étrange, qu'il ne soit jamais venu nous voir, maman -et moi! poursuivait Linton. M'a-t-il jamais vu? S'il m'a vu, c'est quand -j'étais tout enfant. Je ne me rappelle pas une seule chose de lui!</p> - -<p>—Hé, Master Linton, dis-je, trois cents milles sont une grande -distance, et dix ans n'ont pas pour une personne d'âge la longueur -qu'ils ont pour vous. Il est probable que M. Heathcliff se proposait de -venir tous les étés, mais sans jamais trouver une occasion convenable, -et maintenant, il est trop tard. Ne le troublez pas de questions sur ce -sujet, cela le fâcherait sans profit.</p> - -<p>L'enfant fut tout occupé à ses propres pensées jusqu'au terme du -voyage. Lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte du jardin, je le -regardai pour saisir ses impressions. Il observait avec une attention -solennelle le fronton sculpté, et les fenêtres et les buissons de -groseilles, et les sapins tordus; après quoi il secoua la tête, comme -si ses sentiments intimes désapprouvaient tout à fait l'apparence -extérieure de son nouveau séjour. Mais il eut le sens d'ajourner ses -plaintes, avec l'espoir que l'intérieur pourrait apporter une -compensation. Avant qu'il fût descendu de cheval, j'allai ouvrir la -porte; il était six heures et demie; la famille venait de finir de -déjeuner et la servante était occupée à desservir la table. Joseph -se tenait debout auprès de la chaise de son maître et lui racontait -quelque chose sur un cheval boiteux. Hareton se préparait à aller -faire les foins.</p> - -<p>—Holà, Nelly! dit M. Heathcliff en m'apercevant, je craignais -d'avoir à descendre moi-même à la Grange pour aller chercher ce qui -m'appartient; mais vous me l'avez apporté, n'est-ce pas?</p> - -<p>Il se leva et alla vers la porte: Hareton et Joseph le suivirent, tout -allumés de curiosité. Le pauvre Linton jetait sur ces trois figures un -regard épouvanté.</p> - -<p>—À coup sûr, dit Joseph, après une grave inspection, il vous -ressemble, maître, et voilà votre garçon.</p> - -<p>Heathcliff poussa un rire de mépris.</p> - -<p>—Dieu! quelle beauté! Quelle aimable et charmante créature! -s'écria-t-il; on me l'aura nourri de limaçons et de petit lait, -n'est-ce pas, Nelly? Que le diable m'emporte, c'est pire que je ne -pensais, et le diable sait que je ne m'attendais pas à grand'chose!</p> - -<p>Je fis descendre de cheval, puis entrer dans la maison, l'enfant -tremblant et égaré. Il ne comprenait pas tout à fait la signification -du discours de son père, ou bien ne se rendait pas compte qu'il en -était l'objet; en vérité, il n'était pas encore certain que cet -étranger sarcastique et dur fût son père. Mais il se serra contre moi -avec un tremblement croissant; et comme M. Heathcliff avait pris un -siège et l'avait appelé vers lui, il cacha son visage sur mon épaule -et se mit à pleurer.</p> - -<p>—Allons, allons, dit Heathcliff, étendant la main vers lui et -l'attirant vivement entre ses genoux, puis le prenant par le menton. Pas -de ces folies! Nous n'allons pas vous faire mal, Linton: c'est votre -nom, n'est-ce pas? Ah! vous êtes bien entièrement l'enfant de votre -mère! Où est ma part en vous, petit poulet pleurnichard?</p> - -<p>Il enleva le bonnet de l'enfant, et, rejeta en arrière ses épaisses -boucles blondes; puis il tâta les maigres bras et les petits doigts de -son fils qui, pendant cet examen, cessa de pleurer, et leva ses grands -yeux bleus sur son examinateur.</p> - -<p>—Me connaissez-vous? demanda Heathcliff, après avoir constaté que -tous les membres de l'enfant étaient également faibles et frêles.</p> - -<p>—Non, dit Linton avec une peur vague.</p> - -<p>—Non! Quelle honte que votre mère n'ait jamais cherché à éveiller -votre pitié filiale envers moi! Eh bien, apprenez que vous êtes mon -fils; et votre mère était une méchante coquine de vous laisser dans -l'ignorance du sort de votre père. Allons, ne reculez pas et ne -rougissez pas de cette façon, malgré que ce soit toujours une façon -de montrer que vous avez du sang rouge. Soyez un bon garçon, et nous -nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée, vous pouvez vous -asseoir, sinon retournez à la Grange. Je devine bien que vous aurez à -y rapporter tout ce que vous avez entendu et vu, et le plus tôt sera le -mieux.</p> - -<p>—Eh bien, répondis-je, j'espère que vous serez bon pour l'enfant, -M. Heathcliff, faute de quoi vous ne le garderez pas longtemps; et il est -le seul parent que vous ayez désormais dans le monde, ne l'oubliez pas.</p> - -<p>—Je serai très bon pour lui, soyez sans crainte, dit-il en riant. -Seulement, j'entends que personne autre ne soit bon pour lui, je veux -avoir le monopole de ses affections. Et pour inaugurer mes bons -procédés, Joseph, apporter à cet enfant quelque chose pour déjeuner. -Hareton, infernal veau, allez à votre ouvrage! Oui, Nelly, ajouta-t-il, -quand ils furent partis, mon fils est l'héritier présomptif de la -Grange, et je ne veux pas qu'il meure avant d'être assuré d'avoir sa -succession. De plus, il est à moi, et je veux avoir le triomphe de voir -mon descendant maître de leurs biens. C'est la seule considération qui -pourra me faire supporter ce petit drôle: car je le méprise pour -lui-même et je le hais pour les souvenirs qu'il fait revivre. Mais -cette considération suffit: mon enfant sera aussi en sûreté chez moi, -et élevé aussi soigneusement, que celui de votre maître chez lui. -J'ai une chambre là-haut, toute prête pour lui, dans le style le plus -élégant. J'ai aussi engagé un tuteur, qui doit venir trois fois par -semaine, de vingt milles d'ici, pour lui enseigner ce qu'il voudra -apprendre. J'ai ordonné à Hareton de lui obéir. En fait, j'ai -arrangé toutes choses pour préserver en lui le supérieur et le -gentleman. Je regrette seulement qu'il mérite si peu tout ce -dérangement: si je pouvais désirer quelque bonheur dans ce monde, -c'était de trouver en lui un digne objet de fierté, et je suis -amèrement désappointé avec ce petit misérable tout pâlot et tout -geignant.</p> - -<p>Pendant qu'il parlait, Joseph revint avec un plat de porridge au lait, -et le plaça devant Linton, qui considéra cette nourriture domestique -avec un regard d'aversion et déclara qu'il ne pouvait pas le manger. Je -vis que le vieux domestique partageait pleinement le mépris de son -maître pour l'enfant, mais qu'il se trouvait obligé de garder pour lui -son sentiment, à cause du désir d'Heathcliff de voir son fils -respecté de ses inférieurs.</p> - -<p>—Vous ne pouvez pas le manger? répéta-t-il, regardant en face le -petit Linton, et baissant la voix pour ne pas être entendu. Mais Master -Hareton n'a jamais mangé autre chose quand il était petit; et ce qui -était assez bon pour lui doit être assez bon pour vous, il me semble.</p> - -<p>—Je n'en mangerai pas, répondit Linton d'un ton hargneux. Enlevez -cela d'ici.</p> - -<p>Joseph prit le plat avec un geste indigné et vint nous l'apporter.—Y -a-t-il quelque chose de mauvais dans cette nourriture? demanda-t-il en -la présentant à Heathcliff.</p> - -<p>—Et qu'est-ce qu'il y aurait de mauvais?</p> - -<p>—Ah! fit Joseph, c'est que ce garçon a le goût difficile et dit -qu'il ne peut pas en manger. Mais sa mère était comme lui.</p> - -<p>—Ne me parlez pas de sa mère, dit le maître d'un ton lâché; -donnez-lui quelque chose qu'il puisse manger, voilà tout.</p> - -<p>—Quelle est sa nourriture ordinaire, Nelly?</p> - -<p>J'indiquai du lait chaud ou du thé; et des ordres furent donnés en -conséquence à la servante.</p> - -<p>—Allons, me dis-je, l'égoïsme de son père contribuera du moins à -lui rendre la vie confortable. Heathcliff se rend compte de la -constitution délicate de l'enfant et de la nécessité de le bien -traiter. M. Edgar sera consolé en apprenant que les choses ont pris -cette tournure.</p> - -<p>Comme je n'avais pas d'excuse pour rester plus longtemps, je sortis, me -glissant hors de la chambre, pendant que Linton était occupé à -repousser timidement les avances d'un gros chien de berger. Mais le -garçon était trop en alerte pour ne pas me voir, et comme je fermais -la porte, je l'entendis pleurer en répétant avec frénésie:</p> - -<p>—Ne me quittez pas!—Je ne veux pas rester ici! je ne veux -pas rester ici!</p> - -<p>J'entendis alors que l'on soulevait, puis qu'on laissait retomber le -loquet; on se refusait à le laisser sortir. Je montai sur le cheval et -le mis au trot. Ainsi se termina ma courte surveillance.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_III_II">CHAPITRE III</a></h4> - - -<p>Nous eûmes bien de l'embarras avec Cathy ce jour là; elle s'était -levée toute joyeuse, impatiente de rejoindre son cousin; et lorsqu'elle -apprit son départ, elle eut des larmes et des lamentations si -passionnées qu'Edgar lui-même fut obligé, pour la calmer, d'affirmer -que Linton ne tarderait pas à revenir: «Si seulement je puis -l'obtenir» ajouta-t-il, et c'était ce qu'il n'espérait guère. Cette -promesse ne put la rassurer tout à fait; mais le temps eu plus de -pouvoir; et la jeune fille, tout en demandant parfois à son père quand -Linton reviendrait, finit par oublier complètement ses traits.</p> - -<p>Toutes les fois que j'avais l'occasion de rencontrer à Gimmerton la -servante de Wuthering Heights, je lui demandais comment allait l'enfant, -car il vivait aussi retiré que Catherine elle-même, et jamais on ne le -voyait. J'appris de cette femme qu'il continuait à être de faible -santé et de fatigante compagnie. M. Heathcliff semblait le prendre sans -cesse davantage en aversion, tout en se donnant quelque peine pour -cacher son sentiment; il avait delà répugnance pour le son de sa voix, -et ne pouvait se résoudre à rester dans une même chambre avec lui. -Rarement le père et l'enfant se parlaient. Linton apprenait ses leçons -et passait ses soirées dans un petit appartement qu'on avait appelé le -parloir; le reste de la journée il ne sortait pas de son lit, ayant -toujours des toux, et des rhumes, et des douleurs de toutes sortes.</p> - -<p>—Et jamais je n'ai connu une créature si peu courageuse, ajouta la -femme, ni si préoccupée d'elle-même. «Si je laisse la fenêtre -ouverte un peu tard dans la soirée, il se plaint, comme si un souffle -d'air devait le tuer. Il demande à avoir du feu au milieu de l'été; -et la fumée de la pipe de Joseph est du poison pour lui; et il faut -toujours qu'il ait des sucreries et des friandises, et toujours du lait, -sans s'occuper de ce qui reste pour nous. Il est là, enveloppé dans -son manteau de fourrures et assis dans son fauteuil près du feu, à -grignoter; et si, par compassion, Hareton vient l'amuser—car Hareton -est d'une nature rude, mais pas méchant—ils ne manquent pas de se -séparer bientôt, l'un avec des jurons et l'autre avec des larmes. Je -crois que, si ce n'était pas son fils, le maître autoriserait -volontiers Earnshaw à le battre; et je suis sûre qu'il serait capable -de le mettre à la porte s'il connaissait seulement la moitié des -commodités dont il s'entoure. Mais, sans doute pour ne pas courir le -danger d'en être tenté, jamais il n'entre dans le parloir; et si le -petit Linton fait des manières devant lui, il l'envoie aussitôt dans -sa chambre.»</p> - -<p>Je devinai, d'après ces paroles, que le manque de toute sympathie avait -rendu le jeune Heathcliff égoïste et désagréable, à supposer qu'il -ne l'ait pas été de naissance; et ainsi mon intérêt pour lui -décrût, malgré que je continuasse à plaindre son sort, et à -regretter qu'on ne l'eût pas laissé avec nous. M. Edgar m'encourageait -à obtenir des renseignements: il pensait beaucoup à son neveu et -aurait couru de grands risques pour le voir. Il me dit une fois de -demander à la servante si le petit Linton allait jamais à Gimmerton. -Mais la servante me répondit qu'il n'y était allé que deux fois, à -cheval, en compagnie de son père, et que les deux fois il s'était -plaint d'être tout courbaturé pendant les jours qui avaient suivi. -Deux ans après l'arrivée du petit, cette servante quitta la maison et -fut remplacée par une autre que je ne connais pas.</p> - -<p>La vie se poursuivit à la Grange, de la même gentille façon -qu'autrefois, jusqu'à ce que Miss Cathy eut seize ans. Nous ne fêtions -jamais l'anniversaire de sa naissance, parce que c'était aussi -l'anniversaire de la mort de ma défunte maîtresse. Son père ne -manquait jamais de passer cette journée seul, dans la bibliothèque; le -soir tombant, il allait jusqu'au cimetière de Gimmerton, et souvent -prolongeait son absence au-delà de minuit. Catherine se trouvait donc -ce jour-là abandonnée à elle-même. Le 20 mars fut, cette année-là -une admirable journée de printemps. Après que son père se fut -retiré, la jeune fille descendit, habillée pour sortir, et me demanda -de faire avec elle une promenade sur la lande; M. Linton l'y avait -autorisée, pourvu que la promenade fut courte et ne dépassât pas une -heure.</p> - -<p>—Ainsi, hâtez-vous, Ellen, me cria-t-elle. Je sais où je veux -aller: il y a un endroit où s'est fixée toute une colonie d'oiseaux, et je -veux voir s'ils ont fait leurs petits.</p> - -<p>—Mais cela doit être très loin, répondis-je.</p> - -<p>—Non, du tout, j'y suis allée avec papa.</p> - -<p>Je mis mon bonnet et sortis, sans plus songer à la chose. Elle sautait -devant moi, puis retournait me rejoindre, et de nouveau s'élançait en -avant comme un jeune lévrier. Moi-même étais toute heureuse à -écouter chanter les alouettes, et à jouir de la douce chaleur du -soleil, et à considérer ma délicieuse petite amie, avec ses boucles -dorées volant sur ses épaules, et ses joues brillantes comme des roses -sauvages, et ses yeux tout rayonnants de plaisir parfait. Elle était -véritablement comme un ange, dans ce temps-là.</p> - -<p>—Eh bien, lui dis-je, où donc sont vos oiseaux, miss Cathy? Nous -devrions y être arrivées et nous sommes déjà très loin du parc.</p> - -<p>—Oh, un petit peu plus loin, un tout petit peu plus loin, Ellen! -me répondait-elle. Vous n'avez qu'à monter cette petite colline, et avant -que vous ne soyez arrivée de l'autre côté, j'aurai fait lever les -oiseaux.</p> - -<p>Mais il y avait tant de collines à grimper que je finis par me sentir -fatiguée, et lui dis de nous arrêter et de revenir à la maison. Mais -elle, qui s'était avancée très loin de moi, soit qu'elle n'ait pas pu -ou pas voulu m'entendre, elle continua à courir en avant, et je fus -forcée de la suivre. Enfin elle disparut dans un creux, et avant que -j'eusse pu la revoir, elle était au moins à deux milles plus près de -Wuthering Heights que de sa maison; et je vis la jeune fille arrêtée -par deux personnes dont l'une me parut devoir être M. Heathcliff -lui-même.</p> - -<p>Cathy avait été prise sur le fait de ravager, ou tout au moins -d'explorer, les nids des grouses. Les Heights étaient la propriété -d'Heathcliff, et celui-ci réprimandait la jeune fille.</p> - -<p>—Je n'en ai ni trouvé ni pris un seul, disait celle-ci au moment -où je m'approchais. Je n'avais aucune intention d'en prendre, mais papa -m'avait dit qu'il y en avait une quantité ici, et je voulais seulement -voir les œufs.</p> - -<p>Heathcliff me regarda avec un sourire méchant, laissant voir qu'il -savait à qui il avait à faire; après quoi il demanda à la jeune -fille qui était son papa.</p> - -<p>—M. Linton de Thrushcross-Grange, répondit-elle. Et je suppose que -vous ne m'auriez pas parlé de cette façon si vous aviez su qui -j'étais.</p> - -<p>—Ainsi vous supposez que monsieur votre papa est hautement estimé -et respecté? fit Heathcliff d'un ton sarcastique.</p> - -<p>—Et vous, qui êtes-vous? demanda Catherine, le considérant -curieusement. Et cet homme-ci, est-ce votre fils?</p> - -<p>Elle désigna Hareton que les années n'avaient fait que rendre plus -grand et plus fort, sans lui rien enlever de sa gaucherie et de sa -rudesse.</p> - -<p>—Miss Cathy, interrompis-je, il y aura bientôt trois heures que -nous sommes sorties, au lieu d'une, il faut que nous rentrions.</p> - -<p>—Non, cet homme n'est pas mon fils, répondit-il après m'avoir -écarté de la main. Mais j'ai un fils que vous avez, je crois, déjà -vu. Et bien que votre nourrice soit si pressée, je crois que vous et -elle ne vous trouverez pas mal d'un peu de repos. Ne voulez-vous pas -traverser ce coin de bruyères et entrer un instant dans ma maison? Vous -pouvez être sûres d'y être bienvenues.</p> - -<p>Je murmurai à Catherine qu'elle ne devait en aucune façon accepter -cette proposition.</p> - -<p>—Et pourquoi? demanda-t-elle tout haut. Je suis fatiguée de courir -et le terrain est trop mouillé de rosée pour que je puisse m'asseoir ici. -Allons-y, Ellen. Et puis cet homme dit que j'ai vu son fils. Je suppose -qu'il se trompe; mais je devine ou il demeure: dans cette ferme que l'on -voit en revenant de Pennistone Crags, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Oui, en effet. Allons Nelly, taisez-vous! Hareton, allez en avant -avec la fille, et vous, Nelly, vous allez marcher avec moi.</p> - -<p>—Non, je ne veux pas qu'elle entre chez vous! m'écriai-je, -m'efforçant de délivrer mon bras qu'il avait saisi. Mais la jeune -fille était déjà presque aux pierres de la porte, courant à toute -volée. Le compagnon qu'on lui avait désigné n'avait pas eu la -prétention de l'escorter et, arrivé à la route, il l'avait quittée.</p> - -<p>—M. Heathcliff, dis-je, ceci est très mal, car vous savez bien que -ce n'est pas dans une bonne intention. Maintenant elle va voir Linton, et -tout raconter aussitôt que nous serons revenus, et c'est sur moi que -retombera tout le blâme.</p> - -<p>—Je tiens à ce qu'elle voie Linton, répondit-il; il a justement -meilleure apparence tous ces jours-ci, et il ne lui arrive pas souvent -d'être en état d'être vu. Et puis, nous aurons vite fait de lui -persuader de tenir la visite secrète; où est le mal là-dedans!</p> - -<p>—Le mal est que son père va me détester s'il apprend que je lui ai -permis d'entrer dans votre maison, et puis je suis convaincue que vous -avez un mauvais dessein en l'encourageant à entrer chez vous.</p> - -<p>—Mon dessein, répondit-il, est aussi honnête que possible. Le -voici d'ailleurs en entier, Nelly: c'est que les deux cousins puissent -devenir amoureux l'un de l'autre et se marier. Vous voyez que j'agis -généreusement envers votre maître; sa fille n'a rien en vue, et, si -elle seconde mes désirs, elle deviendra tout de suite mon héritière -en commun avec Linton.</p> - -<p>—Mais si Linton meurt, répondis-je—et sa vie est bien peu -sûre—Catherine sera l'héritière.</p> - -<p>—Non, nullement. Il n'y a aucune clause dans le testament qui -l'établisse. La propriété de mon fils me reviendra à moi, mais, pour -prévenir les querelles, je désire leur union, et je suis résolu à la -faire.</p> - -<p>—Et moi, je suis résolue à ne laisser jamais ma maîtresse -s'approcher de nouveau de votre maison! répliquai-je, au moment où -nous arrivions à la porte, où Miss Cathy nous attendait.</p> - -<p>Heathcliff m'ordonna de rester tranquille, et, nous précédant dans le -sentier, alla nous ouvrir la porte. Catherine le regarda à plusieurs -reprises, comme si elle n'arrivait pas à savoir ce qu'elle devait -penser de lui. Mais lui ne manquait pas de sourire lorsqu'il rencontrait -son regard, et d'adoucir sa voix en lui parlant. J'eus même la folie de -m'imaginer que la mémoire de sa mère pourrait le désarmer en sa -faveur et l'empêcher de lui faire du tort. Linton se tenait debout -près du foyer; il venait de rentrer d'une promenade dans les champs, -car il avait encore le bonnet sur la tête, et était en train de -demander à Joseph des bottines plus sèches. L'âge l'avait fait -grandir: il allait avoir seize ans dans quelques mois. Ses traits -étaient restés jolis, ses yeux et son teint étaient devenus plus -brillants qu'auparavant, mais d'un éclat tout passager, et dû -seulement à la bonne influence de l'air et du soleil.</p> - -<p>—Eh bien, qui est-ce? demanda M. Heathcliff, se tournant vers -Cathy. Pouvez-vous le dire à présent?</p> - -<p>—Votre fils? dit-elle, après les avoir considérés l'un et l'autre.</p> - -<p>—Oui, oui, répondit-il; mais est-ce la première fois que vous le -voyez? Songez-y! Ah! Vous avez la mémoire courte. Linton, ne vous -rappelez-vous pas votre cousine, que vous teniez tant à revoir quand -vous êtes arrivé ici?</p> - -<p>—Quoi, Linton! s'écria-t-elle à ce nom, toute allumée de joyeuse -surprise. Est-ce le petit Linton? Mais il est plus grand que moi! -Êtes-vous Linton?</p> - -<p>Le jeune homme s'avança et se fît reconnaître: elle l'embrassa avec -ardeur, et tous deux furent surpris des changements que le temps leur -avait apportés. Catherine avait alors atteint toute la taille qu'elle a -aujourd'hui, ses formes étaient à la fois pleines et élancées, ses -membres élastiques comme l'acier, et son aspect général étincelait -de santé et de vie. Quant à Linton, ses regards et ses mouvements -étaient languides; ses formes bien grêles, mais il y avait dans ses -manières une grâce qui adoucissait ces défauts et les empêchait de -déplaire. Après avoir échangé avec lui de nombreuses marques -d'affection, sa cousine s'avança vers M. Heathcliff, qui restait près -de la porte, paraissant tout occupé à regarder au dehors, mais en -réalité n'ayant d'attention que pour les observer.</p> - -<p>—Mais alors, vous êtes mon oncle! s'écria-t-elle. Il me semblait -bien que je vous aimais, bien que vous fussiez d'humeur désagréable. -Pourquoi ne venez-vous pas faire visite à la Grange avec Linton? De -vivre tant d'années si près l'un de l'autre et de ne jamais se voir, -c'est bien étrange. Pourquoi avez-vous fait cela?</p> - -<p>Elle s'était levée sur le bout des pieds pour l'embrasser.</p> - -<p>—Je suis allé à la Grange une fois ou deux avant que vous ne -fussiez née, répondit Heathcliff. Et maintenant, au diable; si vous avez -des baisers à dépenser, donnez-les à Linton; sur moi ils sont perdus.</p> - -<p>—Méchante Ellen! s'écria Catherine, se retournant vers moi avec -ses caresses. Méchante Ellen d'avoir essayé de m'empêcher d'entrer! Mais -désormais je ferai cette promenade tous les matins: je le puis, -n'est-ce pas, mon oncle? Et de temps en temps j'amènerai papa. Ne -serez-vous pas heureux de nous voir?</p> - -<p>—Naturellement, répondit l'oncle avec une grimace mal contenue et -qui témoignait de son aversion pour les deux visiteurs proposés. Mais -attendez, poursuivit-il en se retournant vers Cathy: il vaut mieux que -je vous dise la chose tout de suite. M. Linton a un préjugé contre -moi. Il nous est arrivé jadis de nous quereller très durement; et si -vous lui parlez de venir ici, il ne manquera pas de vous interdire -aussitôt toute visite. Si donc vous avez quelque souci de voir votre -cousin, à l'avenir, il faut que vous n'en disiez pas un mot: venez si -vous voulez, mais n'en parlez pas.</p> - -<p>—Et pourquoi vous êtes-vous querellés? demanda Catherine un peu -abattue.</p> - -<p>—Il me jugeait trop pauvre pour épouser sa sœur, et il fut fâché -quand je l'eus obtenue; son orgueil était blessé et jamais il ne me le -pardonnera.</p> - -<p>—Cela est mal, dit la jeune fille, et il faudra qu'un jour je le -lui dise. Mais Linton et moi n'avons aucune part dans votre querelle. Si -c'est ainsi; je ne viendrai pas ici, mais il faudra que Linton vienne à -la Grange.</p> - -<p>—Ce sera trop loin pour moi, murmura son cousin; de faire quatre -milles à pied me tuerait. Non, mais vous, Miss Catherine, venez ici de -temps à autre, pas tous les matins, mais une ou deux fois par semaine.</p> - -<p>Le père lança à son fils un regard d'amer mépris.</p> - -<p>—J'ai bien peur, Nelly, d'en être pour ma peine, murmura-t-il. -Miss Catherine, comme le drôle l'appelle, finira par découvrir ce qu'il -vaut et par l'envoyer au diable. Ah! si ç'avait été Hareton! -Savez-vous que vingt fois par jour j'envie Hareton, si dégradé qu'il -soit? J'aurais adoré ce garçon s'il n'avait pas été ce qu'il est. -Mais je crois que celui-là est à l'abri de l'amour de votre jeune -dame. Et pour ce misérable avorton, nous comptons que ça ne durera -guère passé dix-huit ans. Oh! l'insipide créature! Il est tout -occupé à sécher ses pieds, et ne daigne même pas la regarder!... -Linton!</p> - -<p>—Oui, père, répondit l'enfant.</p> - -<p>—N'avez-vous rien à montrer à votre cousine dans les environs, pas -même un lapin ou un nid de belettes? Conduisez-la dans le jardin avant -de changer de souliers, et puis dans l'étable pour voir votre cheval.</p> - -<p>—Cela ne vous serait-il pas plus agréable de vous asseoir ici? -demanda Linton à Catherine, d'un ton qui exprimait bien sa répugnance à se -mouvoir de nouveau.</p> - -<p>—Je ne sais pas, répondit-elle en jetant un regard sur la porte, -comme si sa nature même l'entraînait à agir.</p> - -<p>Lui, resta assis et se rapprocha du feu. Heathcliff se leva, alla dans -la cuisine, puis dans la cour, appelant Hareton. Hareton répondit, et -tous deux rentrèrent dans la maison. Le jeune homme était allé se -laver, comme en témoignaient l'éclat de ses joues et l'humidité de -ses cheveux.</p> - -<p>—Oh! je veux vous le demander à vous, mon oncle, cria Miss Cathy. -Ce garçon n'est pas mon parent, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Si fait, répondit-il, c'est le neveu de votre mère. Ne vous -plaît-il pas?</p> - -<p>Catherine avait une expression bizarre, en continuant à le regarder.</p> - -<p>—N'est-ce pas un joli garçon? poursuivit Heathcliff.</p> - -<p>L'impertinente demoiselle se dressa sur ses pieds et murmura quelque -chose à l'oreille de son oncle. Celui-ci se mit à rire, et Hareton -s'assombrit; je compris qu'il était très sensible aux manques -d'égards qu'il soupçonnait, et qu'il avait une vague notion de son -infériorité. Mais son maître ou gardien le rasséréna en s'écriant:</p> - -<p>—Vous serez le favori parmi nous, Hareton, elle dit que vous êtes -un...</p> - -<p>—Quoi donc?</p> - -<p>—Enfin quelque chose de très flatteur. Allez faire avec elle le -tour de la ferme. Et rappelez-vous de vous conduire comme un gentleman; pas -de mauvaises paroles, n'est-ce pas? Et quand la jeune dame ne vous -regardera pas, ne la dévisagez pas, pour vous cacher ensuite la figure -dès qu'elle tournera les yeux sur vous. Quand vous parlerez, parlez -lentement, et sortez vos mains de vos poches. Allez, et amusez-la de -votre mieux.</p> - -<p>Le couple sorti, Heathcliff le considéra par la fenêtre. Earnshaw -tenait constamment sa figure détournée et semblait considérer, avec -la curiosité d'un étranger ou d'un artiste, le paysage environnant. -Catherine le regardait à la dérobée, d'un regard qui n'exprimait pas -une bien vive admiration. Après quoi elle se mettait en devoir de -chercher une source d'amusement autour d'elle, et sautillait gaiement en -fredonnant une chanson.</p> - -<p>—J'ai lié sa langue, me dit Heathcliff. Il ne risquera pas une -seule syllabe de toute la promenade. Nelly, vous vous rappelez ce que -j'étais à son âge, ou plutôt quand j'avais quelques années de moins que -lui. M'avez-vous vu un air si stupide?</p> - -<p>—Oh! bien pire, répondis-je, parce qu'avec cela vous étiez plus -maussade.</p> - -<p>—Ce garçon me fait bien du plaisir, poursuivit-il, songeant tout -haut. Il a réalisé mon attente. S'il était un sot de naissance, mon plaisir -aurait été moindre de moitié. Mais il n'est pas sot, et je peux -sympathiser avec tous ses sentiments, les ayant éprouvés moi-même. Je -sais par exemple exactement ce qu'il souffre en cet instant et ce n'est -rien en comparaison de ce qu'il aura encore à souffrir. Et jamais il ne -sera capable de sortir de son abîme de grossièreté et d'ignorance. Je -l'ai enchaîné de plus près que sa canaille de père n'avait fait pour -moi, je l'ai fait descendre plus bas, car je lui ai fait trouver son -orgueil dans son abrutissement. Je lui ai appris à mépriser comme -mesquin et misérable tout ce qui était au-dessus de l'animalité. Ne -pensez-vous pas que Hindley serait fier de son fils s'il pouvait le -voir, presque aussi fier que je le suis du mien? La différence est -seulement que l'un est de l'or employé comme pierre de pavage, tandis -que l'autre est du plomb poli pour singer l'argent. Mais le meilleur de -tout cela est que Hareton m'adore. Vous avouerez qu'en cela j'ai -enfoncé Hindley! Si cet animal défunt pouvait se lever de son tombeau -et me reprocher mes torts envers son enfant, j'aurais l'amusement de -voir le susdit enfant le repousser, et s'indigner de ce qu'il ose s'en -prendre au seul ami qu'il ait sur la terre!</p> - -<p>Cependant notre jeune compagnon, qui était assis trop loin de nous pour -pouvoir nous entendre, commença à manifester des symptômes -d'embarras, comme s'il se repentait d'avoir refusé la société de -Catherine par peur d'une petite fatigue. Son père remarqua les regards -qu'il lançait à la fenêtre, et la façon hésitante dont il étendait -la main pour prendre son chapeau.</p> - -<p>—Levez-vous, paresseux! lui cria-t-il d'un ton qu'il voulait -cordial. Courez après eux! Ils sont tout juste au coin, près de la ruche.</p> - -<p>Linton recueillit ses forces et sortit. Au même moment, par la fenêtre -ouverte, j'entendis que Cathy demandait à son peu sociable compagnon ce -que signifiait l'inscription au-dessus de la porte. Hareton leva la -tête, puis la secoua comme un véritable clown.</p> - -<p>—C'est quelque maudite écriture, répondit-il; je ne puis -la lire.</p> - -<p>—Vous ne pouvez la lire! s'écria Catherine. Je le peux moi, c'est -de l'anglais, mais je voudrais savoir pourquoi c'est ici.</p> - -<p>Linton se mit à ricaner. Ce fut la première manifestation de gaieté -que je vis chez lui.</p> - -<p>—Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sa cousine; auriez-vous pu -croire à l'existence d'un pareil âne?</p> - -<p>—A-t-il perdu les sens, demanda sérieusement Miss Cathy, ou bien -est-il idiot? Voilà deux fois que je le questionne, et chaque fois il a -un air si stupide qu'il ne paraît pas me comprendre. En tout cas j'ai, -moi, bien de la peine à le comprendre.</p> - -<p>Linton renouvela son rire, et jeta un regard de sarcasme sur Hareton, -qui, à coup sûr, ne paraissait pas dans ce moment tout à fait dénué -de compréhension.</p> - -<p>—C'est une pure affaire de paresse, observa Linton; n'est-ce pas -vrai, Earnshaw? Ma cousine se figure que vous êtes idiot. Vous voyez -maintenant quelle est la conséquence de votre mépris pour les livres! -Avez-vous remarqué, Catherine, sa terrible façon de prononcer?</p> - -<p>—Eh bien, et où diable est le mal? grommela Hareton, qui faisait -moins d'embarras pour répondre à son compagnon de tous les jours.</p> - -<p>—Quel besoin avez-vous, de faire intervenir le diable dans cette -phrase? ricana Linton. Papa vous a dit d'éviter les mauvaises paroles, -et vous ne pouvez pas ouvrir la bouche sans en lâcher une. Essayez donc -un peu de vous conduire comme un gentleman.</p> - -<p>—Si tu n'étais pas une fille, plutôt qu'un garçon, je te jetterais -à terre à l'instant, misérable avorton! répliqua le jeune homme -furieux, se retirant la figure brûlée de rage et de douleur; il avait -conscience d'être insulté et ne savait comment y répondre.</p> - -<p>M. Heathcliff, qui avait entendu comme moi cette conversation, sourit en -voyant s'éloigner Hareton; mais il y eut ensuite dans son regard une -répugnance singulière pour le couple bavard, qui continuait à causer -près de la porte. Linton exposait, avec assez d'animation, les fautes -et les défauts d'Hareton, racontant toutes sortes d'anecdotes à -l'appui; et la jeune fille s'amusait de ses railleuses et méprisantes -paroles, sans prendre garde à la méchanceté d'âme qu'elles -témoignaient. Je commençais à détester Linton plus qu'à le -plaindre, et à excuser son père en quelque façon du peu de cas qu'il -faisait de lui.</p> - -<p>Nous restâmes ainsi jusqu'à l'après-midi, car il m'avait été -impossible de faire partir plus tôt Miss Catherine; mais, par bonheur, -mon maître n'avait pas quitté son appartement et ne savait rien de -notre absence prolongée. Pendant que nous rentrions à la maison, -j'aurais voulu expliquer à la jeune fille le caractère des gens que -nous venions de quitter; mais elle s'était fourré dans la tête que -j'avais des préventions contre eux.</p> - -<p>—Ah! ah! criait-elle, vous prenez le parti de papa, Ellen, vous -êtes partiale, sans cela vous ne m'auriez pas entretenue tant d'années dans -l'idée que Linton demeurait très loin d'ici. Je suis très fâchée; -mais j'ai tant de plaisir, que je ne puis le faire voir. «Seulement, je -veux que vous vous taisiez au sujet de mon oncle; rappelez-vous qu'il -est mon oncle et je vais gronder papa pour s'être querellé avec lui.»</p> - -<p>Je dus renoncer à essayer de la convaincre de son erreur. Ce soir là, -elle ne dit rien de sa visite, parce qu'elle ne vit pas M. Linton. Mais -le jour suivant, tout fut dévoilé, à mon grand chagrin, encore que, -dans ma tristesse, j'eusse la joie de penser que M. Linton porterait -mieux que moi le fardeau d'avoir à diriger et à prévenir sa fille. -Mais il était trop timide pour lui fournir des raisons satisfaisantes, -dans la défense qu'il lui faisait d'entrer en relation avec les -Heights, et Catherine ne se contentait pas à moins d'excellentes -raisons.</p> - -<p>—Papa, s'écria-t-elle dès le matin en l'embrassant, devinez qui -j'ai vu hier dans ma promenade sur la lande! Ah! papa, vous avez -tressailli, vous avez senti que vous aviez eu tort, n'est-ce pas! Mais -écoutez, j'ai vu... mais écoutez et vous allez voir comment j'ai découvert -la chose. Et Ellen, qui est liguée avec vous et qui me défendait toujours -d'espérer le retour de Linton!</p> - -<p>Elle raconta fidèlement l'excursion et ses conséquences; et mon -maître, tout en jetant de temps à autre vers moi un regard de -reproche, n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce qu'elle eût fini son -récit. Alors, il la tira vers lui et lui demanda si elle savait -pourquoi il lui avait caché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser -que c'était pour la priver d'un plaisir inoffensif?</p> - -<p>—Mais, c'est parce que vous n'aimez pas M. Heathcliff, -répondit-elle.</p> - -<p>—Alors vous croyez que j'ai plus de souci de mes propres -sentiments que des vôtres, Cathy? Non, ce n'est pas parce que je déteste M. -Heathcliff, c'est parce que M. Heathcliff me déteste et que c'est un -homme diabolique, trouvant son plaisir à blesser ou à ruiner ceux -qu'il déteste, dès qu'ils lui en fournissent la moindre occasion. Je -savais que vous ne pouviez pas rester en relations avec votre cousin -sans entrer en contact avec lui. Et comme je savais qu'il vous -détesterait à cause de moi, j'ai pris mes précautions, dans votre -intérêt, pour que vous ne puissiez pas revoir Linton. J'avais -l'intention de vous expliquer cela un jour, quand vous seriez plus -âgée, mais maintenant je regrette d'avoir tant tardé.</p> - -<p>—Mais M. Heathcliff a été tout à fait cordial, papa! fit observer -Catherine, qui n'avait pas l'air convaincue. Lui, n'a fait aucune -objection à ce que nous nous voyions. Il m'a dit que je pourrais venir -dans sa maison tant que je voudrais, seulement que je ne devais pas vous -le dire, parce que vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne -pouviez pas lui pardonner son mariage avec ma tante Isabella. Et c'est -vrai, c'est vous même qu'il faut blâmer dans cette affaire. Lui, il -consent à nous laisser enfin devenir amis, Linton et moi, et vous, vous -le refusez.</p> - -<p>Voyant qu'il n'y avait pas à espérer d'être cru sur parole, mon -maître esquissa rapidement à sa fille la conduite d'Heathcliff à -l'égard d'Isabella, et la manière dont Wuthering Heights était devenu -sa propriété. Il ne pouvait supporter de parler longtemps sur ce -sujet, éprouvant toujours pour son ancien ennemi la même horreur et la -même haine, depuis la mort de Madame Linton. Il songeait toujours que, -sans lui, sa femme vivrait encore, et c'est ainsi qu'à ses yeux -Heathcliff paraissait comme un meurtrier. Miss Cathy, qui ne connaissait -d'autres mauvaises actions que ses petites désobéissances, injustices -ou colères, dont elle ne manquait jamais de se repentir le lendemain, -fut atterrée de cette noirceur d'âme qui pouvait couver une vengeance -pendant des années et poursuivre obstinément ses plans sans l'ombre -d'un remords. Elle parut si profondément impressionnée et choquée de -ce nouvel aspect de la nature humaine, que M. Edgar jugea inutile de -poursuivre ce sujet; il se contenta d'ajouter qu'il lui expliquerait -plus tard pourquoi il voulait qu'elle évitât la maison et la famille -de cet homme, lui disant de reprendre son ancienne vie, en attendant, et -de ne plus songer à son aventure de ce jour là.</p> - -<p>Catherine embrassa son père et s'assit tranquillement pendant une heure -ou deux, suivant l'habitude, pour travailler à ses leçons; puis, elle -accompagna son père dans la visite qu'il fit à ses terres, et toute la -journée se passa comme d'habitude; mais le soir, quand elle se fut -retirée dans sa chambre et que j'allai l'aider à se déshabiller, je -la trouvai agenouillée et pleurant au bord de son lit.</p> - -<p>—Oh! fi! le vilain enfant, m'écriai-je. S'il vous était jamais -arrivé d'avoir un chagrin réel, vous auriez honte de perdre une seule -larme pour cette petite contrariété. On voit bien que vous n'avez -jamais eu l'ombre d'une vraie douleur. Supposez pour une minute que -votre père et moi nous sommes morts et que vous êtes seule au monde: -qu'est-ce que vous éprouverez alors? Comparez l'occasion présente avec -une affliction comme celle là et soyez reconnaissante aux amis que vous -avez, au lieu d'en souhaiter de nouveaux.</p> - -<p>—Ce n'est pas pour moi que je pleure, Ellen, c'est pour lui. Il -s'attendait à me revoir demain et il va être si désappointé! il -m'attendra et je ne viendrai pas!</p> - -<p>—Quelle folie! croyez-vous qu'il pense autant à vous que vous -pensez à lui? N'a-t-il pas la compagnie d'Hareton? Personne au monde ne -pleurerait de perdre une connaissance à peine entrevue deux fois. -Linton devinera ce qui en est et ne se souciera pas davantage de vous.</p> - -<p>—Mais ne puis-je pas lui écrire une note pour lui dire pourquoi je -ne peux pas venir? demanda-t-elle, se dressant debout. Je voudrais -seulement lui envoyer ces livres que j'ai promis de lui prêter? Il a -tant désiré les avoir.</p> - -<p>—Non, en vérité, non, répondis-je, d'un ton décidé. Il n'aurait -qu'à vous répondre et cela n'aurait plus de fin. Non, Miss Catherine, -il faut que vos relations cessent tout à fait; papa le veut et je -veillerai à ce qu'il en soit ainsi.</p> - -<p>—Mais pourtant, une simple petite note? reprit la jeune fille d'un -air suppliant.</p> - -<p>—Silence, l'interrompis-je, et allez au lit.</p> - -<p>Elle me jeta un regard si maussade que je voulus d'abord ne pas -l'embrasser comme je faisais tous les soirs; j'arrangeai son lit et -refermai sa porte; mais bientôt j'eus un repentir, et revins doucement -sur mes pas. Voilà que je trouve la jeune fille debout à sa table avec -une feuille de papier blanc devant elle et un crayon à la main, sans -qu'elle ait eu le temps de se cacher assez vite pour me cacher ce -qu'elle faisait.</p> - -<p>—Vous ne trouverez personne pour porter cela, Catherine, dis-je, -si vous l'écrivez; et maintenant je vais éteindre votre bougie.</p> - -<p>C'est ce que je fis, malgré une tape sur la main que me donna Catherine -et un cri de «méchante créature!» qu'elle m'octroya. Après quoi je -la quittai dans une de ses pires humeurs. La lettre fut terminée et -portée à sa destination par un laitier qui venait du village; mais je -n'appris cela que longtemps après. Les semaines se passèrent et Cathy -reprit son humeur habituelle; elle aimait seulement désormais à se -dérober dans les coins; et souvent, lorsque je m'approchais d'elle tout -d'un coup pendant qu'elle lisait, elle tressaillait et fermait le livre, -pour m'empêcher de le voir; et parfois je découvrais des coins de -feuillets de papier sortant d'entre les pages. Elle imagina aussi de -descendre de sa chambre très tôt le matin et de rôder autour de la -cuisine comme si elle attendait l'arrivée de quelque chose. Dans un -cabinet de la bibliothèque, elle avait un petit tiroir où elle -fourrageait pendant des heures et dont elle avait toujours soin -d'emporter la clé avec elle.</p> - -<p>Un jour, pendant qu'elle examinait ce tiroir, j'observai moi-même que -les jouets et les bibelots qu'il avait contenus en dernier lieu avaient -été remplacés par des paquets de papiers pliés. Cette découverte -excitant ma curiosité et mes soupçons, je décidai de connaître les -mystérieux trésors de Catherine. Le soir, dès que la jeune fille et -son père furent bien installés en haut, je cherchai et trouvai sans -peine parmi les clés une clé qui allât à la serrure du tiroir. Je -pris dans mon tablier tout ce qui s'y trouvait et l'emportai dans ma -chambre pour l'examiner à loisir. Quoi que j'eusse pu soupçonner, je -fus surprise de découvrir que ces papiers formaient une énorme -correspondance,—presque journalière évidemment,—écrite par -Linton Heathcliff en réponse à des lettres de Catherine. Les premières -étaient embarrassées et courtes; mais par degrés, elles cédaient la -place à de très abondantes lettres d'amour, folles, comme il convenait -à l'âge de leur auteur, mais avec des touches çà et là qui me -parurent empruntées. J'en gardai autant qu'il me parut nécessaire, les -liai dans un mouchoir et les mis de côté, après quoi je refermai le -tiroir vide.</p> - -<p>Le lendemain, suivant son habitude, ma jeune dame descendit de très -bonne heure et vint à la cuisine. Je la vis s'avancer vers la porte -lorsqu'arriva un certain petit garçon chargé d'emporter le lait, et je -vis qu'elle mettait quelque chose dans la poche de sa jaquette et -qu'elle en retirait quelque chose. Je fis le tour par le jardin et -guettai le passage du messager. Celui-ci eut la fâcheuse idée de -lutter pour défendre ce qu'il portait, de sorte que tout le lait se -trouva répandu par terre; mais je parvins à lui arracher la lettre, et -après l'avoir menacé des plus sérieuses conséquences s'il -persévérait, je restai sous le mur, à parcourir la composition -amoureuse de Miss Cathy, qui me parut plus simple et plus éloquente que -celles de son cousin. Je rentrai pensive à la maison. Comme la journée -était humide et que la jeune fille ne pouvait s'amuser à errer dans le -parc, sitôt son travail fini, je la vis aller vers le tiroir. Son père -était assis à la table avec un livre; moi de mon côté, je m'étais -mise à arranger les franges d'un rideau, sans perdre des yeux la jeune -fille. Jamais un oiseau trouvant vide à son retour le nid qu'il avait -laissé plein de ses joyeux petits, jamais il n'exprima un désespoir -plus complet par ses cris et ses battements d'ailes, que Miss Cathy par -son seul «oh!» et le changement de ses traits. M. Linton leva la -tête.</p> - -<p>—Qu'est-ce que c'est, ma chérie, vous êtes vous blessée? dit-il, -lui donnant à entendre par le ton de sa voix que du moins ce n'était pas -lui qui avait découvert la cachette.</p> - -<p>—Non, papa, murmura-t-elle I Ellen, Ellen! venez avec moi dans ma -chambre, je suis malade.</p> - -<p>J'obéis et la suivis.</p> - -<p>—Oh, Ellen! C'est vous qui les avez prises! s'écria-t-elle -aussitôt que nous fûmes seules, en se mettant à genoux. Oh! rendez-les moi -et jamais, jamais je ne recommencerai. Ne le dites pas à papa. Vous ne -l'avez pas dit à papa, Ellen, n'est-ce pas? J'ai été très méchante, -mais je ne le serai plus.</p> - -<p>Je restai grave et sévère, et lui ordonnai de se relever.</p> - -<p>—Ainsi, m'écriai-je, Miss Cathy, vous êtes allée assez loin, il me -semble et vous avez vraiment de quoi être honteuse. Ah! vous avez là -de beaux morceaux à étudier pendant vos heures de loisir; cela -vaudrait la peine d'être imprimé. Et que supposez-vous que pensera -votre père quand je lui montrerai ces lettres; car vous n'imaginez pas -que je garderai cachés vos ridicules secrets. Fi! Et c'est évidemment -vous qui avez commencé, car lui, j'en suis sûre, n'en aurait pas eu -l'idée.</p> - -<p>—Non, non, sanglota Catherine, dont le cœur se brisait; jamais je -n'ai eu l'idée de l'aimer avant que...</p> - -<p>—De l'aimer! m'écriai-je, en mettant à ce mot tout le mépris que -je pouvais. De l'aimer! A-t-on jamais entendu rien de pareil. C'est comme -si je disais que j'aime le meunier, qui vient une fois par an chercher -le grain. Un bel amour, en vérité! Un garçon que vous avez vu deux -fois, et pas plus de quatre heures en tout. Voilà le paquet; je vais -aller le porter à votre père dans la bibliothèque et nous verrons ce -qu'il pense de cet amour!</p> - -<p>Elle s'élança pour reprendre ses précieuses lettres, mais je les tins -au-dessus de ma tête. Alors elle se mit à me supplier avec frénésie -de les brûler, de faire tout plutôt que de les montrer. Et comme, en -effet, j'étais aussi disposée à rire qu'à gronder, considérant tout -cela comme de petites folies d'enfants, je fini par céder et lui dis:</p> - -<p>—Si je consens à les brûler, me promettez-vous de ne plus jamais -envoyer ni recevoir une lettre, ni un livre, ni des boucles de cheveux, -ni des bagues, ni des jouets?</p> - -<p>—Jamais nous ne nous envoyons de jouets! cria Catherine, blessée -dans sa fierté.</p> - -<p>—Alors, ni quoi que ce soit, ma jeune dame. Si vous ne voulez pas -me le promettre, je descends chez votre père.</p> - -<p>—Je vous le promets! Ellen, fit-elle en s'attachant à ma robe. Oh! -jetez les dans le feu, vite, vite.</p> - -<p>Mais quand je m'approchai du feu pour leur préparer une place, le -sacrifice lui parut trop cruel. Elle me conjura de lui en garder une ou -deux.</p> - -<p>Je dénouai le mouchoir et jetai les lettres dans le feu.</p> - -<p>—Je veux en avoir une, méchante sorcière! cria-t-elle, plongeant -sa main dans le feu pour en retirer quelques fragments à demi-consumés.</p> - -<p>—Très bien, et moi je veux en avoir aussi quelques-unes pour -montrer à votre père, répondis-je, reprenant ce qui restait des lettres et -me dirigeant vers la porte.</p> - -<p>Alors elle rejeta au feu les feuilles noircies et me pressa de hâter le -sacrifice. Quand ce fut fini, je secouai les cendres, les enterrai sous -un seau de charbon; et elle, sans rien dire, se retira dans sa chambre. -Je descendis dire à mon maître que la crise de la jeune dame était -presque passée, mais que je jugeais qu'il valait mieux pour elle rester -quelque temps étendue. Elle refusa de dîner, mais elle descendit pour -le thé, pâle et les yeux rouges, mais en somme paraissant tout à fait -soumise. Le lendemain matin, je répondis à la lettre de Linton par une -petite note ou j'avais mis: «Master Heathcliff est prié de ne plus -envoyer de communications à Miss Linton, celle-ci étant dans -l'impossibilité de les recevoir.» Et depuis lors le petit garçon vint -à la ferme les poches vides.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_IV_II">CHAPITRE IV</a></h4> - - -<p>L'été s'enfuit et la première partie de l'automne. C'était déjà -passé la Saint Michel, mais la moisson était tardive, cette -année-là, et beaucoup de nos champs n'avaient pas encore été -débarrassés de leur blé. M. Linton et sa fille aimaient à se -promener parmi les moissonneurs; et comme ils restaient jusqu'à la nuit -et que les soirées étaient fraîches et humides, mon maître prit un -mauvais rhume qui se fixa obstinément dans sa poitrine et le confina -dans la maison pour tout l'hiver, presque sans interruption.</p> - -<p>La pauvre Cathy, toute remuée de son petit roman, était devenue plus -triste et plus maussade lorsqu'elle avait dû y renoncer. Son père -insistait pour qu'elle lût moins et prit plus d'exercice. Comme il ne -pouvait lui tenir compagnie, je crus de mon devoir de le remplacer -autant que possible auprès d'elle; mais c'est à peine si je pouvais -économiser une heure ou deux sur mes nombreuses occupations pour -l'accompagner, et puis je savais que ma société lui était bien moins -agréable que celle de son père.</p> - -<p>Une après-midi d'octobre ou du début de novembre—une après-midi -fraîche et humide où le ciel bleu était à demi caché par des nuages gris -s'élevant rapidement de l'ouest,—je priai ma jeune dame d'avancer -l'heure de sa promenade, l'averse ne pouvant manquer d'arriver. Elle -refusa et je dus, à contre-cœur, revêtir un manteau et prendre un -parapluie pour l'accompagner dans une petite course jusqu'au bout du -parc: c'était la promenade où elle se bornait d'ordinaire quand elle -avait l'esprit très abattu, et cela lui arrivait invariablement -lorsqu'elle avait deviné que son père allait plus mal. Elle marchait -tristement sous le vent froid, sans plus songer à courir ni à sauter. -Je cherchais autour de moi quelque moyen de détourner sa pensée vers -des choses plus gaies.</p> - -<p>—Regardez, Miss, m'écriai-je, désignant du doigt un renfoncement, -auprès des racines d'un arbre tout tordu. L'hiver n'est pas encore -arrivé ici. Voilà une petite fleur, la dernière de cette multitude de -campanules qui coloraient de lilas ce gazon en juillet. Voulez-vous -grimper et la cueillir pour la montrer à papa?</p> - -<p>Catherine considéra longtemps la fleur solitaire et toute tremblante; -puis elle me répondit:</p> - -<p>—Non je ne veux pas y toucher; mais comme elle a l'air -mélancolique, n'est-ce pas, Ellen?</p> - -<p>Elle refusa de courir, de se distraire en aucune façon, de temps à -autre, il me parut qu'elle levait ses mains vers son visage, comme pour -essuyer des larmes.</p> - -<p>—Catherine, pourquoi pleurez-vous? chérie, lui demandai-je en -appuyant mon bras sur son épaule. Il ne faut pas pleurer parce que votre -père a un rhume; il faut se réjouir de ce que ce ne soit rien de pire.</p> - -<p>—Oh! mais ce sera quelque chose de pire, me dit-elle. Et que -ferai-je quand papa et vous m'aurez quittée et que je serai toute seule? Je -ne puis oublier vos paroles, Ellen; elles me résonnent toujours dans -l'oreille. Comme la vie sera changée, comme ce inonde me paraîtra -lugubre lorsque papa et vous serez morts!</p> - -<p>—Personne ne peut dire si ce n'est pas vous qui mourrez la -première, répondis-je. C'est mal de prévoir le malheur. Espérons qu'il se -passera des années et des années avant qu'aucun de nous ne meure: -votre père est jeune, et moi je suis forte, j'ai à peine quarante-cinq -ans. Ma mère a vécu quatre-vingts ans, et s'est bien portée jusqu'au -bout.</p> - -<p>—Mais ma tante Isabella était plus jeune que papa, me dit la jeune -fille en me regardant, avec un espoir timide d'être mieux consolée.</p> - -<p>—Votre tante n'a eu ni vous ni moi pour prendre soin d'elle, -répondis-je. Elle n'était pas aussi heureuse que M. Linton et n'avait -pas autant de raisons pour vivre. Tout ce que vous avez à faire, c'est -d'être pleine d'attentions pour votre père, et de l'égayer en vous -montrant heureuse à ses yeux, et d'éviter de lui donner de l'anxiété -sur aucun sujet. Rappelez-vous cela, Cathy! Je ne vous cache pas que -vous pourriez le tuer si vous étiez farouche et indocile, et si vous -entreteniez une affection folle pour le fils d'un homme qui voudrait le -voir mort.</p> - -<p>—Je n'ai souci de rien au monde, excepté de la maladie de papa, me -répondit la jeune fille, et tout le reste m'est indifférent en -comparaison. Et jamais, jamais, je n'aurai un acte ni une parole pour le -vexer. Je l'aime plus que moi-même, Ellen; et je le sais par ceci, que -toutes les nuits je prie pour qu'il meure avant moi, parce que j'aime -mieux que le chagrin de survivre soit pour moi que pour lui.</p> - -<p>Pendant que nous parlions, nous nous étions approchées d'une porte qui -ouvrait sur la route; ma jeune dame, ravivée de nouveau, grimpa et -s'installa au sommet du mur, faisant de son mieux pour atteindre les -plus hautes fleurs d'un églantier. Son chapeau tomba sur la route dans -le mouvement qu'elle fit; et comme la porte était fermée, elle -résolut de se laisser tomber du mur pour aller le chercher. Mais la -remontée ne fut pas aussi facile; les pierres étaient polies et bien -cimentées, les buissons qui bordaient le mur étaient trop peu solides -pour fournir un bon appui. Si bien que je l'entendis rire, et me crier -d'aller chercher la clé, si je ne voulais pas qu'elle fit le tour du -parc jusqu'à la loge du portier.</p> - -<p>—Restez où vous êtes, répondis-je, j'ai mon trousseau de clés dans -ma poche; peut-être y en a-t-il une qui pourra aller à cette porte; -sinon, j'irai chercher la bonne.</p> - -<p>Mais ce fut vainement que j'essayai tour à tour toutes les clés, et je -me préparais déjà à courir de toutes mes forces à la maison lorsque -je fus arrêtée par le bruit du trot d'un cheval qui s'approchait.</p> - -<p>—Qui est-ce là? murmurai-je.</p> - -<p>—Ellen, quel malheur que vous ne puissiez pas ouvrir la porte! me -dit tout bas ma compagne alarmée.</p> - -<p>—Oh! Miss Linton, cria la voix profonde du cavalier, je suis -heureux de vous voir, ne soyez pas trop pressée d'entrer, car j'ai une -explication à vous demander.</p> - -<p>—Je ne veux pas vous parler, M. Heathcliff, répliqua Catherine. -Papa dit que vous êtes un méchant homme, et que vous nous haïssez, lui et -moi, et Ellen dit la même chose.</p> - -<p>—Ceci n'a rien à voir dans l'affaire, dit Heathcliff, je ne hais -pas mon fils, je suppose, et c'est à son sujet que je réclame votre -attention. Oui, vous avez de quoi rougir. Il y a deux ou trois mois, -n'aviez-vous pas l'habitude d'écrire à Linton, et de jouer à l'amour -avec lui, hein? Vous méritiez tous les deux d'être battus pour cela, -mais vous surtout, qui étiez l'ainée, et aussi la moins sensible, à -ce qu'il parait. J'ai mis la main sur vos lettres, et, à la moindre -insolence de votre part, je les enverrai à votre père. Je suppose que -vous vous êtes fatiguée à ce divertissement et que vous y avez -renoncé, n'est-ce pas? Eh bien, vous avez causé la perte de Linton. -Lui était sérieux, et vraiment amoureux. Aussi vrai que je vis, il est -en train de mourir pour vous. En vain Hareton n'a pas cessé de le -plaisanter pendant six semaines, ni moi d'employer des mesures plus -sérieuses pour le tirer de sa sottise; il va plus mal tous les jours, -et il sera mort avant l'été, si vous ne venez pas à son secours.</p> - -<p>—Comment pouvez-vous mentir aussi effrontément à cette pauvre -enfant? m'écriai-je de l'intérieur du parc; je vous en prie, continuez -votre chemin! Comment pouvez-vous raconter délibérément de pareilles -faussetés? Miss Cathy, je vais forcer la serrure avec une pierre; -n'allez pas croire ces vilaines folies. Vous sentez bien en vous-même -qu'il est impossible que l'on meure d'amour pour une personne -étrangère.</p> - -<p>—Je ne savais pas que l'on nous écoutait, murmura le vilain, -surpris. Digne Madame Dean, je vous aime, mais je n'aime pas la duplicité -de votre conduite. Comment pouvez-vous mentir si effrontément, et affirmer -que je hais cette pauvre enfant, et inventer des histoires fantastiques -pour l'empêcher d'entrer chez moi? Catherine Linton, ma bonne -demoiselle, je serai absent de chez moi toute cette semaine, allez aux -Heights, et voyez si je n'ai pas dit la vérité. Je vous jure sur mon -salut que mon fils est en train de mourir, et que nul que vous ne peut -le sauver.</p> - -<p>La serrure céda et je me montrai sur la route.</p> - -<p>—Je vous jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff, avec un -dur regard à mon adresse. Le chagrin et le désappointement sont en train -d'avancer sa mort. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser aller aux -Heights, vous pouvez y aller vous-même. Mais pour ma part, je ne puis -pas être de retour avant huit jours; et je pense que votre maître -lui-même, dans ces conditions, ne s'opposerait pas à ce qu'elle fasse -visite à son cousin.</p> - -<p>—Venez, rentrons, dis-je, prenant Cathy par le bras et la forçant -presque à rentrer, car je la voyais hésitante, et considérais toute -troublée les traits de son interlocuteur, où rien ne trahissait sa -rase intime. Il rapprocha son cheval de la porte, et se penchant, -ajouta:</p> - -<p>—Miss Catherine, je dois vous avouer que j'ai peu de patience avec -Linton et que Hareton et Joseph en ont moins encore. Il a besoin de -bonté autant que d'amour, et une bonne parole de vous serait pour lui -le meilleur remède. Ne faites donc pas attention aux avertissements -cruels de Madame Dean; soyez généreuse et faites votre possible pour -venir le voir. Il rêve de vous jour et nuit, et ne peut s'ôter de -l'esprit que vous le détestez, ne recevant de vous ni lettre ni visite.</p> - -<p>Je refermai la porte et poussai une pierre pour tenir lieu, en -attendant, de la serrure brisée; après quoi, ouvrant mon parapluie, -j'en couvris Cathy, car la pluie commençait à goutter à travers les -feuilles des arbres, et nous avertissait de rentrer sans délai. Notre -hâte nous empêcha d'échanger aucun commentaire sur la rencontre avec -Heathcliff, mais je devinai d'instinct, qu'il y avait désormais sur -Catherine un double nuage sombre. Ses traits étaient si tristes qu'ils -ne paraissaient pas être les siens; évidemment elle considérait ce -qu'elle venait d'entendre comme tout à fait exact.</p> - -<p>Lorsque nous rentrâmes, M. Linton s'était déjà retiré dans sa -chambre. Cathy courut pour s'informer de lui, mais il s'était endormi. -Alors elle revint et me pria de m'asseoir avec elle dans la -bibliothèque. Nous prîmes le thé ensemble, après quoi elle -s'étendit sur le tapis du foyer et me dit de ne pas lui parler, car -elle était très lasse. Je pris un livre et j'affectai de lire. Dès -qu'elle me supposa toute absorbée par ma lecture, elle recommença à -pleurer en silence: cela semblait à présent sa distraction favorite. -Je la laissai tranquille un moment, puis je me mis à tourner en -ridicule les assertions de M. Heathcliff, mais l'effet produit par ses -paroles avait été trop fort et je ne pus rien contre lui.</p> - -<p>—Il se peut que vous ayez raison, Ellen, répondit-elle, mais je ne -me sentirai pas à l'aise tant que je ne saurai pas ce qui en est. Et de -plus il faut que je dise à Linton que ce n'est pas ma faute si je ne -lui écris plus, et que je ne suis pas changée à son égard.</p> - -<p>La colère, les protestations auraient été inutiles devant cette -crédulité obstinée. Nous nous séparâmes fâchées ce soir-là.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_V_II">CHAPITRE V</a></h4> - - -<p>Peu de temps après, je tombai malade, et c'est seulement au bout de -trois semaines que je fus en état de quitter ma chambre et de marcher -un peu dans la maison. La première fois que je pus rester assise dans -la soirée, je priai Catherine de me faire la lecture, ayant encore la -vue très affaiblie. Nous étions dans la bibliothèque, après que M. -Edgar était remonté. La jeune fille se rendit à ma prière, un peu à -contre cœur, me sembla-t-il. Je supposai que le genre de livres que -j'aimais ne lui plaisait pas, et je lui demandai de choisir elle-même -ce qui lui conviendrait. Sa lecture dura près d'une heure, après quoi -vinrent de fréquentes questions:</p> - -<p>—Ellen, n'êtes-vous pas fatiguée? Ne feriez-vous pas mieux de vous -coucher à présent? Vous vous rendrez malade à rester debout si -longtemps, Ellen.</p> - -<p>—Non, non, chérie, je ne suis pas fatiguée, répétais-je.</p> - -<p>Alors elle eut recours à une autre méthode pour me montrer le -déplaisir que lui donnait son occupation. Elle se mit à bailler et à -étendre les bras:</p> - -<p>—Ellen, disait-elle, je suis fatiguée.</p> - -<p>—Eh bien, cessez de lire et causons, répondis-je.</p> - -<p>Mais ce fut pis encore; elle soupira et s'agita et regarda sa montre -jusqu'à huit heures, puis s'en alla dans sa chambre, écrasée de -sommeil, à en juger par ses yeux lourds, et la façon dont elle ne -cessait pas de les frotter. Le soir suivant, elle parut encore plus -impatiente; le troisième soir, elle se plaignit d'un mal de tête, et -me quitta tout de suite. Sa conduite me parut étrange; et après être -restée seule quelque temps, je résolus de monter chez elle pour -m'informer de son état et pour la prier de venir plutôt s'étendre sur -le sofa. Mais, en haut comme en bas, nulle trace de Catherine. Les -domestiques m'affirmèrent ne l'avoir pas vue. J'écoutai à la porte de -M. Edgar: tout était silencieux. Je revins dans sa chambre, éteignis -ma chandelle, et m'assis à la fenêtre.</p> - -<p>La lune brillait; une légère couche de neige couvrait le sol; je me -dis que peut-être la jeune fille avait eu l'idée de faire un tour dans -le jardin pour se rafraîchir. Je découvris une figure qui rampait le -long du mur du parc, à l'intérieur; mais ce n'était pas ma jeune -maîtresse, et un rayon de lumière qui l'éclaira me fit reconnaître -l'un des valets. Cet homme resta là assez longtemps, l'œil fixé sur -la route; puis je le vis sortir très vite, comme s'il avait découvert -quelque chose, et reparaître de nouveau, conduisant le poney de -Catherine; et je vis celle-ci, qui venait de descendre de cheval, et -marchait à côté de lui vers la maison. Bientôt elle entra par la -porte vitrée du salon et se glissa sans bruit jusqu'à sa chambre où -je l'attendais. Elle ferma doucement la porte, secoua la neige de ses -bottines, dénoua son chapeau; elle allait retirer son manteau lorsque -tout d'un coup je me levai et lui révélai ma présence. La surprise la -tint un instant pétrifiée; elle poussa un cri inarticulé et se tint -immobile.</p> - -<p>—Ma chère miss Catherine, dis-je, trop inquiète pour la gronder -durement, où êtes-vous allée à cette heure? Et pourquoi essayez-vous -de me tromper? Où avez-vous été? Parlez.</p> - -<p>—J'ai été à l'extrémité du parc. Je ne vous ai pas trompée.</p> - -<p>—Et nulle autre part?</p> - -<p>Elle murmura: «Non.»</p> - -<p>—Oh! Catherine, m'écriai-je tristement, vous savez que vous avez -mal agi; vous n'auriez pas consenti sans cela à me mentir. C'est cela qui -me chagrine. J'aimerais mieux être malade trois semaines que de vous -entendre mentir de parti pris.</p> - -<p>Elle s'élança vers moi, et, fondant en larmes, elle jeta ses bras -autour de mon cou.</p> - -<p>—Eh bien, Ellen, me dit-elle, j'ai si peur que vous ne vous -fâchiez! Promettez moi de ne pas vous fâcher et vous saurez la vérité. Il -me coûte de la cacher.</p> - -<p>Nous nous assîmes près de la fenêtre, je lui assurai que je ne la -gronderais pas, quel que fut son secret, que d'ailleurs je devinais. -Alors elle commença:</p> - -<p>«Je suis allée à Wuthering Heights, Ellen, et je n'ai pas un seul -jour manqué d'y aller, depuis que vous êtes tombée malade, excepté -les deux premiers jours que vous avez quitté votre chambre. J'ai donné -à Michel des livres et des images pour qu'il prépare le poney tous les -soirs et je ramène à l'écurie; rappelez-vous de ne pas le gronder non -plus, lui. J'arrivais aux Heights à six heures et demie, j'y restais -généralement jusqu'à huit heures et puis je revenais au galop à la -maison. Ce n'était pas pour m'amuser que j'y allais; souvent j'étais -malheureuse tout le temps. De temps à autre seulement j'étais -heureuse; peut-être une fois par semaine.</p> - -<p>«À ma seconde visite, le lendemain du jour où nous sommes allées -ensemble aux Heights, Linton semblait de très bonne humeur. Zillah la -servante, nous avait préparé un bon feu, et nous avait dit que nous -pouvions faire ce qui nous plaisait, Joseph étant allé à une réunion -pieuse, et Hareton Earnshaw étant en train de chasser avec ses chiens -(de chasser dans nos bois et de nous tuer nos faisans, à ce que j'ai -appris depuis). Zillah m'apporta du vin chaud et des biscuits. Linton -était assis dans le fauteuil, et moi dans la petite chaise auprès du -feu, et nous rimes et nous causâmes gaiement, et nous trouvâmes cent -choses à nous dire: devisant sur ce que nous aimerions à faire et où -nous aimerions à aller l'été. Mais je ne veux pas vous répéter -cela, car vous le trouveriez puéril.</p> - -<p>«Après être restée assise près d'une heure, je considérai la -grande chambre avec son plancher lisse et sans tapis, et je songeai -combien il serait agréable d'y jouer si nous enlevions la table: je dis -alors à Linton d'appeler Zillah pour nous aider, et je lui proposai de -jouer à colin-maillard. Mais lui s'y refusa, et consentit seulement à -jouer à la balle. Nous trouvâmes deux balles dans une armoire, parmi -une masse de vieux jouets. L'une était marquée C et l'autre H; -j'aurais voulu avoir le C parce que cela pouvait signifier Catherine, et -le H aurait convenu pour Heathcliff, qui est le nom de mon cousin. Mais -la balle marquée H était décousue, de sorte que Linton n'en a pas -voulu. Pourtant je l'ai battu toutes les fois, sur quoi il s'est remis -à être de mauvaise humeur et à tousser, et s'en est retourné à son -fauteuil. Ce soir-là pourtant il n'eut pas de peine à reprendre sa -gaîté. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons—de vos -chansons, Ellen—; quand je fus obligée de partir, il me pria et me -supplia de revenir le lendemain soir, et je le lui promis. Le poney et -moi, nous revînmes à la maison aussi vite que l'air, et jusqu'au matin -je rêvai de Wuthering Heights et de mon doux cousin chéri.</p> - -<p>«Le lendemain matin, je me sentis triste; un peu parce que vous alliez -mal, et un peu parce que j'eusse désiré que mon père connût et -approuvât mes excursions. Mais après le thé il y eut un beau clair de -lune, et à mesure que j'avançais vers les Heights, la nuit devenait -plus claire. «Je vais donc avoir de nouveau une heureuse soirée, -pensais-je, et ce qui me ravit bien davantage, mon gentil Linton aussi -en aura une.» Je trottais le long de leur jardin lorsque Earnshaw vint -à ma rencontre, prit ma bride, et m'invita à entrer par la porte -principale. Il caressa le cou de Minny, me dit que c'était une bonne -bête, et me parut désirer que je lui adresse la parole. Mais je lui -dis seulement de laisser mon cheval, s'il ne voulait pas recevoir un -coup de pied. À quoi il me répondit avec son accent vulgaire que ce ne -serait pas un grand mal s'il en recevait un, en même temps qu'il -considérait avec dédain les petites jambes du poney. J'avais presque -envie de lui en faire faire l'expérience, mais il s'était avancé pour -ouvrir la porte, et au moment où il soulevait le loquet, il regarda -l'inscription marquée sur le fronton, puis me dit, avec un mélange -stupide de gaucherie et de vanité:</p> - -<p>—Miss Catherine, je peux lire ça, à présent!</p> - -<p>—C'est merveilleux, m'écriai-je; je vous en prie, faites-moi voir -comme vous êtes devenu fort.</p> - -<p>«Il épela, syllabes par syllabes, le nom de Hareton Earnshaw.</p> - -<p>—Et les lettres écrites? m'écriai-je, voyant bien qu'il s'était -arrêté net.</p> - -<p>—Je ne puis les déchiffrer encore, répondit-il.</p> - -<p>—Oh! l'âne que vous êtes! dis-je, riant de bon cœur de -son échec.</p> - -<p>«Le fou me regarda avec une grimace, comme s'il se demandait s'il -devait partager mon hilarité, et s'il fallait l'attribuer à une -agréable familiarité, ou, comme c'était vraiment le cas, à du -mépris. Je le soulageai de son doute en reprenant toute ma gravité et -en lui ordonnant de s'en aller, parce que j'étais venue pour voir -Linton et non pas lui. Il rougit, ôta sa main du loquet, et s'éloigna, -parfaite image de la vanité mortifiée. Je suppose qu'il s'imaginait -être un personnage aussi accompli que Linton, parce qu'il pouvait -épeler son nom, et qu'il était absolument déconfit de voir que je ne -pensais pas de même sur son compte.</p> - -<p>«Quand j'entrai, Linton était couché sur le banc; il se releva à -demi pour me souhaiter la bienvenue.</p> - -<p>—Je suis malade ce soir, Catherine, ma chérie, me dit-il; il -faudra que vous parliez tout le temps et que je vous écoute. Venez, -asseyez-vous près de moi. J'étais sûr que vous tiendriez votre -parole, et il faudra que vous me donniez de nouveau la même promesse -avant de partir.</p> - -<p>«Je savais qu'il fallait ne pas l'agacer, malade comme il était; de -sorte que je lui parlai doucement, et ne lui fis aucune question, et -évitai de l'irriter en aucune façon. J'avais apporté pour lui -quelques uns de mes plus beaux livres, et sur sa prière, je commençais -à lui faire la lecture lorsque Earnshaw ouvrit vivement la porte, -s'avança droit vers nous, saisit Linton par le bras et l'arracha de son -banc.</p> - -<p>—Va-t-en dans ta chambre! lui dit-il d'une voix que la passion -rendait à peine articulée. Prends-la avec toi, puisqu'elle est venue pour -te voir, mais tu ne m'empêcheras pas de rester dans cette chambre. Allez -vous en tous les deux!</p> - -<p>Il jura après nous, et sans laisser à Linton le temps de répondre, le -jeta pour ainsi dire dans la cuisine; et comme j'y allais derrière mon -cousin, il me suivit, les poings fermés, comme s'il voulait me battre. -J'avais dans ma frayeur laissé tomber un volume; il me le lança du -pied, et ferma la porte sur nous. Dans la cuisine, j'entendis éclater -un rire méchant et lugubre, et j'aperçus en me retournant cet odieux -Joseph, qui se tenait debout, frottant ses mains osseuses et tout -grelottant.</p> - -<p>—J'étais sûr qu'il vous ferait sortir! C'est un garçon admirable! -Il a le bon esprit en lui. Il sait, eh il sait aussi bien que moi, qui -devrait être le maître ici, hé! hé! hé! il vous a fait déguerpir -proprement, hé! hé! hé!</p> - -<p>—Où faut-il que nous allions? demandai-je à mon cousin, sans faire -attention à la moquerie du vieux misérable.</p> - -<p>«Linton était pâle et tremblant. Il n'était pas joli à voir en ce -moment, Ellen, oh non! Il était effrayant, sa maigre figure et ses -grands yeux avaient une expression de fureur folle et impuissante. Il -saisit la poignée de la porte et se mit à la secouer, mais elle était -fermée du dedans.</p> - -<p>—Si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai, je vous tuerai, -hurlait-il. Démon, démon! Je vous tuerai! je vous tuerai.</p> - -<p>«Joseph fit entendre de nouveau son rire croassant.</p> - -<p>—Ah, ah! voilà le père! cria-t-il, ceci vient du père. Nous avons -toujours en nous quelque chose qui nous vient des deux côtés. Ne fais -pas attention, Hareton, mon garçon, n'aie pas peur, il ne pourra pas -t'attraper!</p> - -<p>«Je saisis les mains de Linton et me mis en devoir de lui faire quitter -la poignée de la porte, mais il se mit à crier si affreusement que je -dus le laisser faire. À la fin ses cris furent étouffés par un -terrible accès de toux; le sang jaillit de sa bouche, et il tomba sur -le sol. Je m'élançai dans la cour, malade de terreur, et me mis à -appeler Zillah le plus fort que je pus. Elle finit par m'entendre; elle -accourut, me demanda ce qu'il y avait. Sans pouvoir lui répondre, je -l'entraînai dans la cuisine, où Earnshaw était venu se rendre compte -du mal qu'il avait causé et se préparait à transporter dans sa -chambre la pauvre créature. Zillah et moi nous montâmes l'escalier -derrière lui; mais sur la dernière marche il m'arrêta, me dit que je -n'entrerais pas et qu'il me fallait retourner chez moi. Et comme je -m'écriais qu'il avait tué Linton et que je voulais entrer, Joseph -ferma la porte, me déclara que je ne ferais rien de pareil et me -demanda si j'avais envie d'être aussi folle que mon jeune cousin. Je -restai là à pleurer jusqu'à ce que la servante revint. Elle m'affirma -que Linton serait mieux, dans un instant, et, me prenant par le bras, -elle me porta presque dans la maison.</p> - -<p>«Ellen, j'étais prête à m'arracher les cheveux. Je sanglotais et -pleurais à me rendre aveugle; et le misérable Hareton se tenait en -face de moi, me parlant de temps à autre pour me certifier que ce -n'était pas de sa faute. À la fin, effrayé par l'assurance que je lui -donnais que je raconterais la chose à papa et qu'il serait emprisonné -et pendu, il commença à pleurnicher, et s'empressa de sortir pour -cacher sa lâche émotion. Mais je n'en avais pas fini avec lui; lorsque -je dus enfin partir, après quelques pas sur la route, je le vis tout à -coup surgir de l'ombre, arrêter Minny, et porter la main sur moi.</p> - -<p>—Miss Catherine, me dit-il, je suis bien fâché; mais c'est -vraiment trop méchant...</p> - -<p>«Je lui donnai un coup de ma cravache, m'imaginant qu'il avait -peut-être l'intention de m'assassiner. Il me laissa partir, criant un -de ses affreux jurons, et je galopai jusqu'à la maison, à demi-folle.</p> - -<p>«Je ne suis pas venue vous dire bonne nuit ce soir-là, et le lendemain -je ne suis pas allée aux Heights. J'avais une énorme envie d'y aller, -mais j'étais étrangement excitée; parfois je craignais d'apprendre -que Linton ne fût mort, et d'autres fois je frissonnais à l'idée de -rencontrer Hareton. Le troisième jour, n'en pouvant plus, je me -décidai à partir. Je sortis vers cinq heures, à pied, m'imaginant que -cela me permettrait de pénétrer sans être vue jusqu'à la chambre de -Linton. Mais les chiens ne manquèrent pas de donner vent de mon -arrivée. Zillah me reçut, et, me disant que le garçon allait de mieux -en mieux, me conduisit dans un petit appartement propre et bien tapissé -ou, à mon inexprimable joie, j'aperçus Linton couché sur un petit -sofa et lisant un de mes livres. Mais il ne voulut ni m'adresser la -parole ni me regarder, pendant une heure entière, Ellen: il est comme -ça avec son malheureux caractère. Et je fus tout à fait confuse -lorsque, ouvrant enfin la bouche il me déclara que c'était moi qui -avait occasionné l'affaire de l'autre jour, et que Hareton n'en était -pas coupable. Hors d'état de répondre tranquillement à une pareille -absurdité, je me levai et fis mine de sortir. Alors il m'appela -faiblement par mon nom, mais je ne voulus pas me retourner, et le -lendemain, ce fut la seconde fois que je n'allai pas aux Heights; -j'étais presque résolue à n'y plus retourner. Mais c'était si -misérable de me coucher et de me relever sans avoir jamais de ses -nouvelles que ma résolution ne tarda pas à s'évanouir. Je me mis en -route le soir d'après.</p> - -<p>—Le jeune maître est dans la maison, me dit Zillah en -m'apercevant. J'entrai: Earnshaw était là aussi, mais il quitta la chambre -aussitôt. Linton était assis dans le grand fauteuil, à demi endormi. -Je m'avançai vers le feu, et je lui dis d'un ton aussi sérieux que -possible:</p> - -<p>—Comme vous ne m'aimez pas, Linton, et que vous pensez que je -viens pour vous nuire chaque fois que je viens, ceci sera notre dernière -rencontre. Disons-nous adieu, et expliquez à M. Heathcliff que vous -n'avez aucun désir de me voir pour qu'il n'ait plus à inventer de -nouveaux mensonges sur ce sujet.</p> - -<p>—Asseyez-vous et ôtez votre chapeau, Catherine, me répondit-il. -Vous êtes tellement plus heureuse que moi que vous devriez être meilleure. -Papa me parle assez de mes défauts et me montre assez de mépris pour -me donner des doutes sur moi-même. Je me demande souvent si je ne suis -pas en vérité l'être indigne qu'il prétend, et alors je me sens -triste et plein d'amertume, et je hais tout le monde. Oui, je suis -indigne et méchant presque toujours, et vous pouvez si vous le voulez -me dire adieu, cela vous débarrassera d'un ennui. Seulement, Catherine, -faites-moi cette justice, croyez bien que si je pouvais être aussi -doux, aussi bon et aussi aimable que vous, je le serais; et que -j'aimerais mieux encore avoir celles-là de vos qualités que votre -santé et votre bonheur. Mais croyez bien que votre bonté m'a fait vous -aimer plus profondément que si je méritais votre amour, et tout en -n'étant pas capable de ne pas vous laisser voir ma nature, je le -regrette et je m'en repens, je le regretterai et je m'en repentirai -toujours.</p> - -<p>«Je sentis qu'il disait vrai et que j'avais le devoir de lui pardonner -cette fois et les suivantes. Nous fûmes réconciliés, mais nous ne -cessâmes pas de pleurer, lui et moi, tout le temps de ma visite. Ce -n'est pas seulement de chagrin que je pleurais, mais tout de même -j'étais bien chagrine de voir qu'il avait cette nature pervertie. -Jamais il ne laissera ceux qu'il aime être à l'aise et jamais il ne -sera à l'aise lui-même. Depuis ce soir-là, c'est toujours dans son -petit parloir que je suis allée, car son père est rentré aux Heights -dès le jour suivant.</p> - -<p>«Trois fois en tout, je crois, il nous est arrivé d'être gais et -confiants comme le premier soir; mes autres visites ont été tristes, -troublées tantôt par son égoïsme et son dépit, tantôt par ses -souffrances. Mais j'ai appris à tout supporter de sa part. M. -Heathcliff m'évite manifestement; c'est à peine si je l'ai vu. -Dimanche dernier, pourtant, étant venue plus tôt que de coutume, je -l'entendis qui grondait cruellement le pauvre Linton de sa conduite de -la veille envers moi. Je ne puis dire comment il l'avait connue, à -moins qu'il n'ait écouté à la porte. Linton s'était en effet conduit -d'une façon assez agaçante, mais cela ne regardait que moi, et -j'interrompis la leçon de M. Heathcliff en entrant et en le lui disant. -Il a éclaté de rire et est parti, déclarant qu'il était heureux de -voir que je prenais la chose de cette façon. Depuis, j'ai dit à Linton -de parler plus bas quand il aurait à me dire des choses désagréables. -Et maintenant, Ellen, vous savez tout. M'empêcher de retourner aux -Heights, ce serait rendre très malheureuses deux personnes, tandis que, -si vous consentez à n'en rien dire à papa, mes visites ne dérangeront -la tranquillité de personne. Vous ne le direz pas, n'est-ce pas? Ce -serait sans cœur de votre part.»</p> - -<p>—Je me déciderai là-dessus demain matin, miss Catherine, -répondis-je. La question mérite d'être étudiée, je vous laisse vous -reposer et je vais réfléchir.</p> - -<p>Je fis mes réflexions tout haut, en présence de mon maître: j'allai -le trouver en sortant de chez la jeune fille, et je lui racontai -l'histoire, à l'exception du genre de conversation que Catherine avait -eue avec son cousin, évitant aussi de faire aucune allusion à Hareton. -M. Linton fut alarmée! désespéré plus qu'il ne voulut le -reconnaître. Le lendemain matin, en même temps que Catherine apprit ma -trahison, elle apprit que c'en était fini de ses visites secrètes. -Elle eut beau pleurer et s'indigner de l'interdiction, et implorer son -père d'avoir pitié de Linton, tout ce qu'elle obtint pour la consoler -fut la promesse que son père écrirait et donnerait au jeune homme la -permission de venir à la Grange; quant à recevoir la visite de -Catherine aux Heights, il n'y devait plus songer.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_VI_II">CHAPITRE VI</a></h4> - - -<p>Ces choses se sont passées l'hiver dernier, monsieur, continua Madame -Dean, il y a à peine un an de cela. L'hiver dernier, je ne pensais -guère que, douze mois après, j'aurais à raconter ci ces aventures à -un étranger. Mais qui sait combien de temps vous serez un étranger? -Vous êtes trop jeune pour vous résigner à vivre toujours seul, et -j'ai l'idée qu'on ne peut pas voir Catherine Linton et ne pas l'aimer. -Vous souriez, mais pourquoi avez-vous l'air si animé et si intéressé -lorsque je vous parle d'elle? Et pourquoi m'avez-vous demandé de -suspendre son portrait au-dessus de votre cheminée? Et pourquoi...</p> - -<p>—Arrêtez, ma chère dame, m'écriai-je. Il pourrait se faire que moi -je l'aime, mais elle, voudrait-elle m'aimer? J'en doute trop pour -risquer mon repos d'esprit en me laissant aller à la tentation. Mais -continuez votre histoire. Catherine s'est-elle rendue à l'ordre de son -père?</p> - -<p>—Oui, reprit la brave femme. Son affection pour son père restait -toujours le plus fort de ses sentiments, et puis il lui avait parlé -sans colère, avec la profonde tendresse d'un homme qui est sur le point -d'abandonner son trésor au milieu des dangers, sans pouvoir lui laisser -d'autre guide que le souvenir de ses paroles. Quelques jours après il -me dit:</p> - -<p>—Je voudrais que mon neveu écrive ou qu'il vienne ici. Dites-moi -sincèrement ce que vous pensez de lui. Est-il changé en mieux, et y -a-t-il des chances qu'il s'améliore en devenant un homme?</p> - -<p>—Il est très délicat, monsieur, répondis-je, et j'ai de la peine à -croire qu'il vive longtemps. Mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il -ne ressemble pas à son père, et si par malheur Miss Cathy venait à -l'épouser, il n'échapperait pas à son contrôle, à moins qu'elle ne -fut indulgente jusqu'à la folie. D'ailleurs, monsieur, vous aurez bien -le temps encore de faire connaissance avec lui et de voir ce qui en est, -il est encore si jeune.</p> - -<p>Edgar soupira et, s'avançant vers la fenêtre, regarda du côté du -cimetière de Gimmerton. L'après-midi était brumeuse, mais le soleil -de février brillait confusément, et l'on pouvait distinguer les deux -sapins et les quelques tombes éparses.</p> - -<p>—J'ai souvent prié, dit Edgar se parlant à lui-même, pour demander -que ce qui arrive soit prochain; et maintenant je commence à -tressaillir et à en avoir peur. Je pensais que le souvenir de l'heure -où j'étais descendu de ces collines en qualité de fiancé serait -moins doux pour moi que l'espoir de les remonter bientôt pour être à -jamais déposé là-haut! Ellen, j'ai été très heureux avec ma petite -Cathy, dans les soirs d'hiver et dans les matins d'été; elle a été -près de moi comme un espoir vivant. Mais j'ai été bien heureux aussi -en rêvant seul parmi ces pierres, près de la vieille église, en -m'étendant, pendant les longues soirées de juin, sur l'herbe qui -recouvre le tombeau de sa mère, et en me figurant que déjà j'étais -moi-même dessous. Que puis-je faire pour Cathy? Comment dois-je la -quitter? Je ne m'arrête pas un instant à ce fait que Linton est le -fils d'Heathcliff, et il m'est indifférent que ce soit lui qui me -prenne ma fille, s'il doit la consoler de ma perte. Ce que je ne veux -pas, seulement, c'est que Heathcliff arrive à ses fins, et triomphe en -me dérobant mon dernier bonheur. Mais si Linton est un être indigne, -s'il n'est qu'un faible jouet dans les mains de son père, je ne puis -lui abandonner Catherine. Et, si dur que cela me soit de réfréner son -bouillant esprit, il me faudra persévérer à l'attrister tant que je -vivrai et à la laisser seule quand je mourrai. La pauvre chérie; -j'aimerais mieux pouvoir la sacrifier à Dieu, et la déposer dans la -terre avant moi!</p> - -<p>—Offrez-la à Dieu dès maintenant, monsieur, répondis-je, -remettez-vous en à sa Providence. Je resterai jusqu'au bout son amie et -sa conseillère. Mais Catherine est une brave fille; jamais elle ne fera -le mal volontairement, et ceux qui font leur devoir finissent toujours -par être récompensés.</p> - -<p>Le printemps avançait, mon maître avait repris ses promenades sur ses -terres avec Catherine, mais, en vérité, il ne retrouvait pas ses -forces. Le jour anniversaire des dix-sept ans de Catherine, il ne fit -pas sa visite au cimetière. Le temps était pluvieux, et il me dit -qu'il remettrait la chose à un autre jour. Il écrivit de nouveau à -Linton, lui faisant part de son vif désir de le voir; et, si le jeune -malade avait été en état de se présenter, je suis sûre que son -père l'aurait autorisé à venir. Les choses étant ce qu'elles -étaient, Linton répondit à son oncle que son père lui refusait -l'autorisation de venir à la Grange; mais que le bon souvenir de son -oncle le remplissait de joie, qu'il avait bien l'espoir de le rencontrer -un jour dans ses promenades et de lui demander en personne à ne plus -être si entièrement séparé de sa cousine, il finissait même par -demander que M. Linton lui donnât un rendez-vous quelque part dans la -campagne, et y vint avec sa fille.</p> - -<p>Malgré les sentiments qu'il éprouvait pour son neveu, Edgar ne put -consentir à cette requête, étant hors d'état d'accompagner -Catherine. Il répondit que peut-être à l'été on se verrait, et -qu'en attendant il le priait de continuer à écrire de temps à autre. -Linton n'y manqua pas. Il est probable qu'il aurait rempli toutes ses -lettres de lamentations sur son triste sort aux Heights, si son père -n'avait pas tenu à être au courant de la correspondance et ne l'avait -pas forcé à ne parler que de son amitié et de son amour.</p> - -<p>Le jeune Linton et son père avaient dans Catherine une alliée -puissante; ou persuada enfin à mon maître d'autoriser les deux jeunes -gens à se promener ensemble dans la campagne, une fois par semaine, -sous ma surveillance: lui-même, loin d'aller mieux, se sentait plus -faible tous les jours. Bien qu'il eût déjà réservé pour sa fille -une portion de sa fortune, il avait naturellement le désir de lui voir -conserver la maison de ses ancêtres; et il ne considérait la chose -comme possible que si Catherine se mariait avec son cousin. Il ne se -doutait pas que ce dernier allait aussi mal que lui-même; personne -d'ailleurs ne s'en doutait, je crois, car aucun médecin n'allait aux -Heights et nous n'avions personne pour nous instruire de l'état du -jeune homme. Moi-même, je commençais à m'imaginer que mes -pressentiments étaient faux, et que Linton Heathcliff se rétablissait, -puisqu'il proposait de faire des promenades sur la lande et paraissait -si attaché à sa poursuite amoureuse. C'est plus tard seulement que -j'appris avec quelle cruauté tyrannique Heathcliff avait traité son -enfant mourant, et comment il l'avait contraint à cette apparente bonne -humeur, par des procédés d'autant plus pressants qu'il sentait plus -proche le danger de voir déjoués ses avides projets.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_VII_II">CHAPITRE VII</a></h4> - - -<p>On était déjà au milieu de l'été lorsque M. Edgar donna enfin son -consentement aux rendez-vous et que Catherine et moi nous nous mîmes en -route pour la première entrevue. Le temps était lourd et brûlant, -mais il n'y avait pas à craindre de pluie, et nous avions pris -rendez-vous auprès de la grande borne, sur le carrefour des deux -routes. En arrivant à cet endroit nous trouvâmes un petit berger que -l'on avait envoyé vers nous et qui nous dit que Master Linton était de -l'autre côté de la colline et qu'il nous priait d'aller le rejoindre -un peu plus loin.</p> - -<p>—Voilà déjà que Master Linton a outrepassé la première injonction -de son oncle, dis-je; car M. Edgar nous a ordonné de rester sur le -territoire de la Grange, et voilà que nous allons en sortir.</p> - -<p>—Eh bien! nous retournerons nos chevaux dès que nous serons -arrivées à lui, répondit la jeune fille, et nous ferons notre excursion du -côté de la maison.</p> - -<p>Mais lorsque nous arrivâmes à l'endroit où il était, à peine à un -quart de mille des Heights, nous trouvâmes qu'il n'avait pas de cheval -avec lui, de sorte que Catherine dut descendre. Le jeune homme était -couché sur la bruyère en nous attendant, et ne se releva que lorsque -nous fûmes tout près de lui. Il avait tant de peine à marcher et -était si pâle que je m'écriai aussitôt:</p> - -<p>—Hé, Master Heathcliff, vous n'êtes pas en état de vous promener -ce matin. Comme vous avez mauvaise mine!</p> - -<p>Catherine l'observait avec surprise et chagrin, le cri de joie qu'elle -allait pousser s'était changé en un cri d'effroi; et au lieu de le -complimenter de ce rendez-vous si longtemps retardé, elle ne put que -lui demander s'il se sentait plus mal qu'à l'ordinaire.</p> - -<p>—Non, mieux, mieux! murmura-t-il tout tremblant, s'appuyant sur -elle de toute sa force, pendant que ses grands yeux bleus la considéraient -d'un air craintif.</p> - -<p>—Mais vous avez été plus mal, insista sa cousine; plus mal que -lorsque je vous ai vu la dernière fois, vous avez maigri!</p> - -<p>—Je suis fatigué. Il fait trop chaud pour marcher. Asseyons-nous -ici. Souvent le matin je me sens malade; papa dit que c'est la croissance.</p> - -<p>Peu satisfaite de ces explications, Catherine s'assit et il s'étendit -près d'elle.</p> - -<p>—Ceci est quelque chose comme votre paradis idéal, dit-elle, avec -un effort pour être gaie. Vous rappelez-vous que nous avons discuté un -jour l'endroit où chacun de nous aimerait le mieux être? La semaine -prochaine, si vous le pouvez, nous descendrons jusqu'au parc de la -Grange, et je vous montrerai mon idéal à moi.</p> - -<p>Linton ne paraissait passe rappeler de quoi elle parlait. Il était -d'ailleurs évident qu'il éprouvait alors une grande difficulté à -entretenir une conversation quelconque. Son manque d'intérêt pour les -sujets qu'elle soulevait, et son absolue incapacité à en proposer -d'autres, étaient si manifestes que la jeune fille ne put cacher son -désappointement. Toute la personne et toutes les manières de son -cousin avaient subi un changement singulier. Ses mauvaises humeurs -avaient été remplacées par une apathie complète, par la disposition -morose et égoïste d'un malade inguérissable, repoussant la -consolation, et prêt à regarder comme une insulte la gaîté d'autrui. -Catherine comprit aussi bien que moi que notre compagnie lui faisait -l'effet d'une punition plutôt que d'une récompense; et elle ne se fit -pas scrupule de proposer bientôt qu'on se séparât. Cette proposition -eut pour effet de secouer la léthargie de Linton, et de le mettre dans -un état d'agitation extraordinaire. Il jeta un regard épouvanté du -côté des Heights, et la supplia de rester encore une demi-heure.</p> - -<p>—Mais je suppose, dit Catherine, que vous serez plus à l'aise chez -vous qu'ici, et je vois bien que ni mes paroles ni mes chansons ne -peuvent vous amuser aujourd'hui. Vous êtes devenu bien plus sage que -moi, durant ces six mois, et vous avez désormais peu de goût pour mes -divertissements. Sans cela, si je pouvais vous amuser, je resterais bien -volontiers.</p> - -<p>—Restez pour vous reposer, répondit-il; et, Catherine, ne pensez -pas ou ne dites pas que je suis très mal portant, c'est le temps lourd et -la chaleur qui m'ont étourdi, d'autant plus que j'ai marché jusqu'ici -et que cela m'a très fatigué. Dites à mon oncle que je me porte assez -bien, voulez-vous?</p> - -<p>—Je lui dirai que vous m'avez dit cela, Linton, mais je ne pourrai -pas lui affirmer que c'est vrai, répondit ma jeune maîtresse, toute -surprise de cette étrange obstination dans un mensonge évident.</p> - -<p>—Et soyez ici de nouveau jeudi prochain, poursuivit-il, en évitant -ses regards. Et remerciez mon oncle de vous avoir permis de venir, -remerciez-le bien, Catherine. Et, si vous rencontriez mon père, et s'il -vous demandait de mes nouvelles, ne lui laissez pas supposer que j'ai -été très silencieux et très stupide, et n'ayez pas l'air si abattue, -car il se fâcherait.</p> - -<p>—Oh, dit Catherine, je ne me soucie pas de le fâcher!</p> - -<p>—Mais moi je m'en soucie, murmura le jeune homme avec un frisson. -Ne le provoquez pas contre moi, Catherine, car il est très dur.</p> - -<p>—Est-il, en effet, si sévère pour vous, master Heathcliff, -demandai-je? S'est-il fatigué de l'indulgence, et sa haine, de passive -qu'elle était, est-elle devenue active?</p> - -<p>Linton me regarda, mais sans me répondre. Les deux jeunes gens -restèrent assis à côté l'un de l'autre pendant encore quelques -minutes, pendant lesquelles il ne fit que retenir des soupirs -d'épuisement et de souffrance. Vainement Catherine essaya de le -distraire en se mettant à cueillir des airelles: elle vit qu'il ne -fallait pas même songer à lui en offrir.</p> - -<p>—Il y a bien une demi-heure, maintenant, Ellen, me dit-elle enfin -à l'oreille, je ne vois pas pourquoi nous resterions, il est tout endormi, -et papa doit nous attendre.</p> - -<p>—Eh bien, nous ne pouvons pas le laisser endormi, attendez qu'il -se réveille et soyez patiente. Vous étiez bien pressée de partir, mais -votre désir de revoir le jeune Linton s'est vite évaporé.</p> - -<p>—Et pourquoi désirait-il me voir? lui répondit Catherine. Il me -plaisait davantage autrefois dans ses plus méchantes humeurs qu'il ne -fait à présent dans ces dispositions bizarres. Il a l'air de remplir -une tâche qu'on lui a imposée par force. Mais je n'ai aucune envie de -venir pour faire plaisir à Heathcliff, quelques raisons qu'il puisse -avoir pour contraindre son fils à l'ennui de ces rendez-vous. Et, tout -en me réjouissant de savoir qu'il se porte mieux, je suis bien chagrine -de voir qu'il soit devenu moins agréable, et moins attaché à moi.</p> - -<p>—Ainsi vous croyez qu'il se porte mieux? dis-je.</p> - -<p>—Oui; vous vous rappelez comme autrefois il parlait sans cesse de -ses souffrances? Il n'est pas tout à fait bien, comme il m'a dit de le dire -à papa, mais assurément il va bien mieux.</p> - -<p>—En cela je ne suis pas de votre avis, observai-je, et je croirais -plutôt que son état a bien empiré.</p> - -<p>Linton s'était réveillé de son assoupissement, et nous demanda d'un -air terrifié si quelqu'un ne l'avait pas appelé par son nom.</p> - -<p>—Non, dit Catherine, à moins que ce ne soit dans vos rêves, mais -je ne puis concevoir comment vous pouvez faire pour dormir dehors dans la -matinée.</p> - -<p>—Il m'a semblé entendre mon père, reprit-il en continuant à jeter -autour de lui un regard effrayé. Vous êtes sûre que personne n'a -parlé?</p> - -<p>—Absolument sûre, répondit Catherine; il n'y avait qu'Ellen et moi -qui étions en train de discuter sur votre santé. Êtes-vous -réellement plus fort, Linton, que lorsque nous nous sommes séparés -cet hiver? Oui, il y a au moins une chose qui a faibli en vous, votre -affection pour moi. Dites, allez-vous vraiment mieux?</p> - -<p>Les larmes jaillirent des yeux de Linton, tandis qu'il répondait:</p> - -<p>—Oui, oui, je vais mieux.</p> - -<p>Et, toujours obsédé par cette voix imaginaire, son regard continuait -à errer çà et là. Cathy se leva.</p> - -<p>—Il faut que nous nous séparions aujourd'hui, dit-elle, et je ne -puis vous cacher que j'ai été tristement désappointée par ce rendez-vous. -Je n'en parlerai à personne qu'à vous: non que j'aie peur de M. -Heathcliff.</p> - -<p>—Taisez-vous, murmura Linton; pour l'amour de Dieu, taisez-vous! -Il vient.</p> - -<p>Et il s'attacha au bras de Catherine, s'efforçant de la retenir. Mais -elle, en attendant annoncer l'approche de M. Heathcliff, elle se -dégagea rapidement et appela son poney qui vint aussitôt.</p> - -<p>—Je serai ici jeudi prochain, cria-t-elle en sautant à cheval. -Adieu! Vite, Ellen!</p> - -<p>C'est ainsi que nous primes congé de lui; à peine s'aperçut-il de -notre départ, absorbé qu'il était par l'idée de l'approche de son -père.</p> - -<p>Avant même que nous fussions arrivées à la Grange, le déplaisir de -Catherine se changea en une sensation très embarrassée de pitié et de -regret, où se mêlaient des doutes vagues et cruels sur la situation -réelle, tant physique que morale, de Linton. Mon maître nous demanda -le compte rendu de notre excursion. Et miss Catherine lui transmit -fidèlement les remerciements de son neveu, passant sur le reste sans -insister; et moi-même j'ajoutai peu de chose à ce qu'elle avait dit, -ne sachant guère ce qu'il fallait cacher et ce qu'il fallait révéler.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_VIII_II">CHAPITRE VIII</a></h4> - - -<p>Une semaine se passa encore, chaque jour amenant un nouveau changement -dans l'état d'Edgar Linton. Nous aurions bien voulu continuer à -laisser Catherine dans ses illusions, mais la vivacité même de son -esprit suffisait à la détromper; elle devinait la chose en secret, et -ne cessait pas de méditer sur l'affreuse probabilité que chaque jour -transformait davantage en une certitude. Lorsque le jeudi revint, elle -n'eut pas le courage de faire mention de sa sortie; mais j'y songeais -pour elle et j'obtins la permission de la faire partir. La bibliothèque -où son père passait tous les jours quelques heures et la chambre où -il couchait étaient devenus pour elle l'univers tout entier. Les -veilles et le chagrin l'avaient rendue toute pâle, et mon maître -l'envoya bien volontiers vers ce rendez-vous, où il espérait qu'elle -trouverait un heureux changement d'air et de société: se consolant à -l'idée qu'il ne la laisserait pas entièrement seule après sa mort.</p> - -<p>Il s'imaginait toujours que, de même que son neveu lui ressemblait au -physique, il devait lui ressembler au moral. Et moi, par une faiblesse -excusable, j'évitais de le corriger de cette erreur, me demandant quel -bien il y aurait à troubler ses derniers instants par la révélation -de choses qu'il n'aurait aucun moyen de modifier.</p> - -<p>Nous ajournâmes notre excursion jusqu'à l'après-midi. Une après-midi -dorée d'août: le souffle des collines était si plein de vie qu'il -semblait qu'il aurait suffi à un mourant de le respirer pour revivre. -La figure de Catherine ressemblait au paysage qui nous entourait, les -ombres et la lumière s'y succédaient d'un instant à l'autre; mais les -ombres duraient plus longtemps, et son pauvre petit cœur se reprochait -même ces oublis momentanés de ses soucis.</p> - -<p>Nous aperçûmes Linton nous attendant au même endroit où nous -l'avions vu la fois précédente. Ma jeune maîtresse descendit de -cheval et me dit que, comme elle était résolue à ne rester que très -peu de temps, je ferais mieux de tenir le poney et de rester moi-même -à cheval. Mais je m'y refusai, ne voulant pas perdre de vue une seule -minute la charge qui m'était confiée. Master Heathcliff nous reçut -avec une grande animation mais avec une animation qui ressemblait -davantage à de la peur qu'à du plaisir.</p> - -<p>—Il est tard, dit-il, parlant par saccades et avec peine. Votre -père n'est-il pas très malade? Je pensais que vous ne viendriez pas.</p> - -<p>—Pourquoi ne pas être franc? lui cria Catherine, et ne pas me dire -tout de suite que vous n'aviez pas besoin de me voir? Il est bien -étrange, Linton, que pour la seconde fois vous m'ayez fait venir ici -dans la seule intention de nous chagriner l'un et l'autre.</p> - -<p>Linton frissonna et jeta sur elle un regard demi-honteux, -demi-suppliant, mais cette conduite énigmatique ne put désarmer -l'humeur de sa cousine. Mon père est très malade, dit-elle; et -pourquoi ai-je dû quitter son chevet? Pourquoi ne m'avez-vous pas -envoyé quelqu'un pour me délivrer de ma promesse, puisque vous -désiriez que je ne la tienne pas? Allons, je désire une explication: -j'ai perdu toute envie de jouer et de badiner, et je ne suis pas -disposée à me prêter à vos affectations.</p> - -<p>—Mes affectations! murmura-t-il. Pour l'amour du ciel, Catherine, -n'ayez pas l'air si fâchée! Méprisez-moi autant que vous voudrez; je -suis un être lâche et misérable; on ne saurait assez me mépriser; -mais je suis trop bas pour votre colère. Réservez votre haine pour mon -père et contentez-vous du mépris pour moi.</p> - -<p>—Folie, cria Catherine exaspérée, quel vilain garçon! Tenez! Il -tremble comme si réellement j'allais le battre. Vous n'avez pas besoin -de réclamer le mépris, Linton, chacun est tout disposé à vous -l'offrir de lui-même. Laissez-moi! Je vais retourner à la maison. -Lâchez ma robe! Si j'avais pitié de vous, vous vous moqueriez de ma -pitié. Ellen, dites-lui combien sa conduite est odieuse.</p> - -<p>La face convulsée dans une expression d'agonie, Linton s'était jeté -sur le sol, comme s'il avait été saisi d'une terreur insensée.</p> - -<p>—Oh! gémissait-il, je ne puis supporter cela! Catherine, -Catherine, je suis un traître et je n'ose pas vous le dire! Si vous -m'abandonnez, sûrement je serai tué! Chère Catherine, ma vie est entre vos -mains; et si comme vous me l'avez dit, vous m'aimez, la chose ne peut pas -vous déplaire. Ainsi vous n'allez pas vous en aller? Bonne, douce, chère -Catherine! Et peut-être que vous voudrez bien consentir, et qu'il me -laissera mourir avec vous!</p> - -<p>Ma jeune maîtresse, en voyant l'intensité de ses angoisses, se baissa -pour le soulever. Son vieux sentiment d'indulgente tendresse prit le -dessus sur sa mauvaise humeur et une extrême émotion l'envahit.</p> - -<p>—Consentir à quoi? demanda-t-elle. À rester? Avant tout, dites-moi -le sens de cet étrange discours. Soyez calme et franc et avouez tout de -suite ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriez pas me faire de -tort, Linton, n'est-ce pas? Vous ne permettriez pas qu'un ennemi me -nuise, si vous pouviez l'empêcher? Vous ne pouvez trahir lâchement vos -meilleurs amis.</p> - -<p>—Mais mon père m'a menacé, murmura le jeune homme en serrant ses -doigts amincis; et j'ai peur de lui, j'ai peur! Je n'ose pas vous dire.</p> - -<p>—Eh bien, dit Catherine avec une compassion dédaigneuse, gardez -votre secret. Je ne suis pas lâche, moi, je n'ai pas peur.</p> - -<p>Sa générosité provoqua chez Linton un nouvel accès de larmes; il -pleurait, il lui baisait les mains, sans trouver le courage de parler. -Je réfléchissais à ce que pouvait bien être ce mystère, lorsque, -entendant un petit bruit, je levai les yeux et aperçus M. Heathcliff -qui descendait des Heights et était arrivé presque tout contre nous. -Il ne jetait pas un seul regard vers mes compagnons, bien qu'il fût -assez près d'eux pour entendre les sanglots de son fils; mais, me -saluant avec le ton presque cordial qu'il avait toujours à ma -disposition, il me dit:</p> - -<p>—Quel plaisir de vous rencontrer si près de ma maison, Nelly! -Comment cela va-t-il à la Grange? Le bruit court qu'Edgar Linton est sur -son lit de mort: peut-être a-t-on exagéré sa maladie?</p> - -<p>—Non, répondis-je, mon maître est mourant; c'est trop vrai. Ce -sera une triste chose pour nous tous, mais une bénédiction pour lui.</p> - -<p>—Combien de temps croyez-vous qu'il dure?</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>—C'est que, poursuivit-il en regardant le jeune couple qui se -tenait immobile à quelques pas de lui, ce garçon que vous voyez là semble -avoir juré d'empêcher mes projets; et je serai reconnaissant à son -oncle de se hâter et de partir avant lui. Mais holà, est-ce qu'il y a -longtemps qu'il joue à ce jeu de pleurnichage? Je lui ai pourtant -donné quelques leçons là-dessus! Est-il en général assez animé -avec miss Linton?</p> - -<p>—Animé? répondis-je; oh non, il a fait voir au contraire la plus -grande détresse. Dans l'état où il est, au lieu d'errer sur les -collines avec son amoureuse, il devrait bien plutôt être dans son lit, -entre les mains d'un médecin.</p> - -<p>—Il y sera dans un jour ou deux, murmura Heathcliff. Mais -d'abord... Allons, levez-vous, Linton, levez-vous! cria-t-il. Relevez-vous -tout de suite!</p> - -<p>Linton, épouvanté, fit des efforts désespérés pour obéir, mais il -était sans forces et je le vis retomber avec un cri sourd. M. -Heathcliff s'avança vers lui et l'aida à se lever.</p> - -<p>—Allons, lui dit-il d'un ton féroce, je vais me fâcher, et prenez -garde à vous si vous ne domptez pas ce vilain esprit. Allons, -levez-vous tout de suite.</p> - -<p>—Oui, mon père, sanglotait-il, j'ai fait comme vous le désiriez, -je vous assure. Catherine vous dira que j'ai... que j'ai été gai. Ah! -restez près de moi, Catherine, donnez-moi votre main.</p> - -<p>—Prenez la mienne, dit son père, et tenez-vous debout. Là! Elle -vous prêtera son bras. Miss Linton, soyez assez bonne pour marcher avec lui -jusqu'à la maison, voulez-vous? il frissonne dès que je le touche.</p> - -<p>—Linton, mon chéri, murmura Catherine, je ne puis pas aller à -Wuthering Heights, papa me l'a défendu. Il ne vous fera pas de mal: -pourquoi avez-vous si peur?</p> - -<p>—Je ne puis pas rentrer dans cette maison, répondit-il, je n'y -rentrerai pas sans vous.</p> - -<p>—Arrêtez, cria son père. Nous allons respecter les scrupules -filiaux de Catherine. Nelly, ramenez mon fils et je vais m'empresser de -suivre votre conseil au sujet du médecin.</p> - -<p>—Vous ferez bien, répondis-je, mais il faut que je reste avec ma -maîtresse, et m'occuper de votre fils n'est pas mon affaire.</p> - -<p>—Eh bien alors, dit Heathcliff vous allez me forcer à m'en occuper -moi-même et à le faire crier. Venez ici, mon héros! Voulez-vous -rentrer en ma compagnie?</p> - -<p>Il se rapprocha de nouveau de la fragile créature et fit mine de -vouloir la saisir; mais Linton, se reculant, se cramponna à sa cousine -et la supplia de l'accompagner, d'un ton passionné qui n'admettait pas -le refus. Nous atteignîmes ainsi le seuil de la maison; Catherine entra -et je restai à l'attendre, espérant qu'elle allait sortir après avoir -installé son cousin dans un fauteuil. Mais M. Heathcliff, me poussant -en avant, me cria:</p> - -<p>—Ma maison n'est pas frappée de la peste, Nelly, et j'ai dans -l'idée d'être hospitalier aujourd'hui. Asseyez-vous; et laissez-moi fermer -la porte.</p> - -<p>Il la ferma à clé. J'étais inquiète.</p> - -<p>—Je veux que vous ayez du thé avant de rentrer, reprit-il; je suis -seul ici. Hareton est parti conduire du bétail, et Zillah et Joseph -font une partie de plaisir. Miss Linton, asseyez-vous près de lui. Je -vous donne ce que j'ai: le présent ne vaut guère la peine d'être -accepté, mais je n'ai pas autre chose à offrir. C'est Linton que je -veux dire. Comme elle me regarde!</p> - -<p>Et il maugréa quelques phrases qu'il conclut ainsi, en frappant la -table: Par le diable, je les hais!</p> - -<p>—Je n'ai pas peur de vous! s'écria Catherine, dressée en face de -lui, ses yeux noirs éclatants de passion et de résolution. Donnez-moi cette -clé, je veux l'avoir! Je ne veux ni boire ni manger ici, quand il me -faudrait mourir de faim.</p> - -<p>Heathcliff tenait la clé de la maison dans sa main. La hardiesse de la -jeune fille le surprit, et peut-être lui rappela-t-elle la voix et le -regard de la personne dont elle en avait hérité. Cathy se jeta sur la -clé et parvint presque à la lui retirer des doigts; mais il reprit -bien vite possession de lui-même et la retint.</p> - -<p>—Allons, Catherine Linton, dit-il, tenez-vous tranquille, ou bien -je vous jette par terre et cela rendra folle madame Dean.</p> - -<p>Indifférente à cette avertissement, elle se jeta de nouveau sur sa -main pour avoir la clé.</p> - -<p>—Je veux m'en aller! répétait-elle en faisant des efforts -inouïs.</p> - -<p>Voyant que ses ongles ne faisaient pas d'effet, elle voulut se servir de -ses dents. Alors Heathcliff rouvrit tout d'un coup la main et laissa -prendre la clé, mais au moment où Catherine la saisissait, il empoigna -la jeune fille de l'autre main, l'attira à lui et lui administra sur la -tête une série de tapes terribles.</p> - -<p>À la vue de cette violence diabolique je m'élançai furieuse.</p> - -<p>—Vilain, m'écriai-je, vilain!</p> - -<p>Mais un coup dans la poitrine m'arrêta et faillit m'étouffer.</p> - -<p>Catherine, enfin lâchée, porta ses deux mains à ses tempes comme si -elle voulait s'assurer que ses oreilles n'avaient pas été enlevées. -Elle tremblait comme un roseau, la pauvre chérie, et s'appuyait contre -la table, absolument égarée.</p> - -<p>—Vous voyez que je sais châtier les enfants, ricana Heathcliff, en -se baissant pour ramasser la clé qui était tombée à terre. Allez -maintenant vers Linton comme je vous l'ai dit, et pleurez à votre aise. -Je serai votre père demain, et bientôt le seul père que vous aurez; -et puisque vous êtes si forte, vous aurez tous les jours l'occasion de -goûter de ces douceurs, si je retrouve encore cette méchante humeur -dans vos yeux.</p> - -<p>Cathy avait couru vers moi, s'était agenouillée, et avait appuyé en -pleurant sa joue brûlante sur ma main. Son cousin se tenait immobile -sur un coin du banc, se félicitant sans doute de ce que la correction -était tombée sur un autre que lui. M. Heathcliff se leva et fit le -thé lui-même; lorsqu'il l'eût fait, il m'en offrit une tasse.</p> - -<p>—Secouez votre spleen, me dit-il, et prenez soin de votre -nourrisson et du mien. Ce thé n'est pas empoisonné, bien que ce soit moi -qui l'ai préparé. Je vais sortir et aller chercher vos chevaux.</p> - -<p>Notre première pensée, lorsqu'il fut parti, fut de trouver quelque -part une sortie. Nous essayâmes la porte de la cuisine, les fenêtres: -impossible.</p> - -<p>—Master Linton, criai-je, voyant que nous étions bel et bien -emprisonnées: vous savez ce que projette votre vilain père, et vous -allez nous le dire, ou je vous traite comme il traite votre cousine.</p> - -<p>—Oui, Linton, vous devez nous le dire! dit Catherine. C'est par -amitié pour vous que je suis venue, et vous seriez trop ingrat si vous -refusiez.</p> - -<p>—Donnez-moi du thé, et alors je vous le dirai! répondit Linton. -Tenez, Catherine, vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse, je ne -veux pas boire cela. Donnez m'en une autre.</p> - -<p>Catherine lui donna une autre tasse et essuya sa figure.</p> - -<p>—Eh bien, papa veut que nous nous mariions, poursuivit Linton, -après avoir bu quelques gorgées, et comme il craint que votre père ne nous -laisse pas nous marier maintenant, et qu'il a peur que je ne meure si -nous tardons, il a résolu que nous nous marierions demain matin, après -être restés ici toute la nuit; et si vous faites comme il le veut, -vous pourrez retourner chez vous demain, et me prendre avec vous.</p> - -<p>—Vous prendre avec elle! misérable créature, m'écriai-je, et vous, -vous marier avec elle! Eh bien, ou cet homme est fou, ou il nous croit -folles! Et est-ce que vous vous imaginez que cette belle jeune fille va -se lier à un petit singe agonisant comme vous?</p> - -<p>—Rester toute la nuit ici! fit Catherine en parcourant la chambre -des yeux. Non Ellen, je brûlerai plutôt cette porte, mais je sortirai.</p> - -<p>Malgré les supplications de Linton, elle s'acharnait à vouloir sortir -à tout prix, lorsque notre geôlier rentra.</p> - -<p>—Vos chevaux sont partis, me dit-il. Eh quoi, Linton, vous -pleurnichez de nouveau? Qu'est-ce qu'elles vous ont encore fait? Allons, -assez, montez vous coucher! Zillah n'est pas là; il faudra vous déshabiller -vous même. Voyons, taisez-vous; une fois dans votre chambre, vous -n'avez pas à avoir peur, je ne me rapprocherai pas de vous. Il se -trouve par hasard que vous vous êtes assez bien conduit. Maintenant je -me charge du reste.</p> - -<p>Linton sortit à la façon piteuse et défiante d'un chien qui s'attend -à être battu sur le pas de la porte. Heathcliff s'approcha alors du -foyer où Catherine et moi nous tenions sans rien dire.</p> - -<p>—Ah dit-il, vous n'avez pas peur de moi? Eh bien, vous savez -déguiser votre courage, car vous avez l'air terriblement effrayées.</p> - -<p>—Je suis effrayée maintenant, répondit-elle, parce que si je reste -ici, papa en sera malheureux. M. Heathcliff, laissez-moi rentrer à la -maison; je vous promets d'épouser Linton. Papa le veut, et je l'aime. -Pourquoi voudriez-vous me forcer à faire ce que je consens à faire de -moi-même?</p> - -<p>—Qu'il ait donc l'audace de vous forcer! m'écriai-je. Dieu merci, -il y a une loi dans le pays!</p> - -<p>—Silence, dit le vilain, au diable avec vos clameurs! Miss Linton, -ce sera pour moi une vive joie de penser que votre père est malheureux: -vous ne pouviez trouver un meilleur moyen de me déterminer à vous -garder ici. Quant à votre promesse d'épouser Linton, je prendrai soin -que vous la teniez: car vous ne quitterez pas mon toit avant que la -chose ne soit faite.</p> - -<p>—Alors, envoyez Ellen pour faire savoir à papa que je suis en -sûreté, supplia Catherine toute en larmes, ou bien mariez-moi tout de -suite! Pauvre papa! Ellen, il va croire que nous sommes perdues! -Qu'allons-nous faire?</p> - -<p>—Bah! il va croire simplement que vous êtes fatiguées de le -soigner et que vous vous êtes sauvées pour vous offrir un peu d'amusement, -répondit Heathcliff. Pleurez à votre aise. Autant que je puis en -juger, ce sera dans la suite votre principal divertissement. Ah! Linton -a tout ce qu'il faut pour bien jouer le tyran!</p> - -<p>—Vous avez bien raison, répondis-je. Expliquez le caractère de -votre fils. Montrez sa ressemblance avec vous; de cette façon, j'espère que -miss Catherine y regardera à deux fois avant de l'épouser.</p> - -<p>—Oh! cela n'a pas d'importance à présent! répondit Heathcliff. Il -faudra qu'elle l'accepte pour mari, ou qu'elle reste prisonnière ici, -et vous avec elle, jusqu'à ce que votre maître meure. Je peux vous -tenir parfaitement cachées ici. Et si vous en doutez, encouragez-la à -rétracter sa promesse.</p> - -<p>—Je ne veux pas la rétracter, dit Catherine, je veux bien me -marier à l'instant même, si je puis aller ensuite à Thrushcross-Grange. M. -Heathcliff, vous ne voudriez pas par méchanceté détruire à jamais -tout mon bonheur? Voyez, je me mets à genoux devant vous, je ne ferai -rien pour vous irriter. N'avez-vous donc jamais aimé personne dans -votre vie, mon oncle?</p> - -<p>—Retirez-vous d'ici, ou je vais vous battre, cria Heathcliff, la -repoussant brutalement. Je vous hais.</p> - -<p>Il se secoua comme si toute sa chair frémissait d'aversion; il recula -sa chaise; et comme j'ouvrais la bouche pour commencer un filet -d'injures, il me fit taire dès le milieu de la première phrase en me -menaçant de m'enfermer toute seule dans une chambre à la première -syllabe que je dirais. La nuit venait. Nous entendîmes un bruit de voix -à la porte du jardin. Notre hôte qui n'avait rien perdu de sa -présence d'esprit, courut aussitôt dehors. Il y eut une conversation -de deux ou trois minutes, puis il revint seul.</p> - -<p>—Je pensais que c'était votre cousin Hareton, dis-je à Catherine. -Je voudrais qu'il vint, qui sait s'il ne prendrait pas notre parti?</p> - -<p>—C'étaient trois domestiques de la Grange envoyés pour vous -chercher, dit Heathcliff, qui m'avait entendue. Vous auriez pu ouvrir une -fenêtre et appeler; mais je jurerais que cette chatte est heureuse que vous -ne l'ayez pas fait. Elle est contente d'être forcée de rester, j'en suis -sûre.</p> - -<p>En apprenant la chance que nous avions manquée, nous nous laissâmes -aller l'une et l'autre à notre chagrin et il nous laissa nous lamenter -jusqu'à neuf heures. Puis il nous ordonna de monter par la cuisine à -la chambre de Zillah, et je soufflai à la jeune fille d'obéir, dans -l'espoir que nous pourrions nous échapper par une fenêtre, mais la -fenêtre était étroite comme celles du rez de chaussée et la porte du -grenier était fermée. Catherine et moi restâmes ainsi jusqu'au -lendemain, sans dormir ni nous coucher, et sans échanger autre chose -que des soupirs.</p> - -<p>À sept heures, Heathcliff vint et demanda si miss Linton était levée. -Elle courut aussitôt à la porte et répondit: Oui.—Alors venez, -dit-il, et il la tira dehors. Je m'étais levée pour la suivre, mais il -referma la porte sur moi. Je demandai à être relâchée.</p> - -<p>—Prenez patience, me répondit-il, je vous ferai monter votre -déjeuner dans un instant.</p> - -<p>Je frappai du poing les panneaux, et j'entendis Catherine demander -pourquoi j'étais enfermée. Le monstre répondit qu'il me faudrait -encore rester ainsi une heure, et puis ils s'éloignèrent. Je restai en -effet ainsi deux ou trois heures; à la fin j'entendis un bruit de pas, -mais ce n'était pas Heathcliff.</p> - -<p>—Je vous ai apporté quelque chose à manger, me dit une voix, et -quand la porte se fut ouverte, j'aperçus Hareton, qui m'apportait une -nourriture suffisante pour ma journée.</p> - -<p>—Prenez cela, dit-il, en déposant la chose entre mes mains.</p> - -<p>—Restez une minute!</p> - -<p>—Non, cria-t-il en se retirant, sans égards pour toutes les -prières que je pouvais lui adresser.</p> - -<p>Et c'est ainsi que je restai enfermée toute la journée, et toute la -nuit suivante, et cinq nuits et quatre jours, sans voir personne autre -que Hareton qui venait tous les matins. Et c'était bien un geôlier -modèle: maussade et muet, rebelle à tous mes efforts pour toucher sa -justice ou sa compassion.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_IX_II">CHAPITRE IX</a></h4> - - -<p>L'après-midi du cinquième jour, j'entendis un pas différent et je vis -entrer Zillah, couverte de son châle écarlate, avec un bonnet de soie -noire sur la tête et un panier au bras.</p> - -<p>—Ah! Dieu! Madame Dean! s'écria-t-elle, eh bien, on parle de vous -à Gimmerton! Je vous croyais perdue dans le marais de Blackhorse, jusqu'à -ce que M. Heathcliff m'a dit tout à l'heure que vous aviez été -retrouvée et logée ici. Bien sûr que vous aurez atterri à une île? -Et combien de temps êtes-vous restée dans l'eau?</p> - -<p>—Votre maître est un vrai brigand, fis-je, mais il répondra de sa -conduite. Il ne lui servira de rien d'avoir répandu cette fable.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? demanda Zillah; ce n'est pas une fable, -tout le monde dans le village dit que vous vous êtes perdues dans le -marais. Quand je suis arrivée ici, je demande à M. Earnshaw si ce n'était -pas triste, que vous et Miss Catherine vous fussiez perdues. Il m'a -regardée comme s'il avait mal entendu. Mais M. Heathcliff avait bien -entendu, lui, et c'est lui qui m'a dit: «Si elles ont été dans le -marais, Zillah, elles en sont dehors à présent. Nelly Dean est en ce -moment logée dans votre chambre. Vous pouvez lui dire de descendre -quand vous y monterez. Voici la clé. J'ai voulu la forcer à rester ici -jusqu'à ce qu'elle ait tout à fait repris ses sens. Vous pouvez lui -dire d'aller tout de suite à la Grange, si elle en est capable, et -d'annoncer de ma part que la jeune dame s'y rendra à temps pour -assister aux funérailles de M. Edgar.</p> - -<p>—M. Edgar n'est pas mort! m'écriai-je. Oh Zillah! Zillah!</p> - -<p>—Non, non, rasseyez-vous, ma bonne dame; vous êtes encore malade. -Il n'est pas mort; le docteur Kenneth, que j'ai rencontré sur le chemin, -croit qu'il pourra encore durer un jour.</p> - -<p>Au lieu de me rasseoir, je profitai de ce que le chemin était libre -pour m'élancer dans l'escalier. En entrant dans la maison, je cherchai -autour de moi quelqu'un qui pût me renseigner sur Catherine. La chambre -était toute pleine de soleil et la porte restait large ouverte; mais je -ne voyais personne. Je me demandais s'il fallait m'en aller tout de -suite ou chercher ma maîtresse, lorsqu'une petite toux attira mon -attention du côté du foyer. Je vis Linton couché sur le banc, occupé -à sucer un bâton de sucre candi et observant mes mouvements d'un -regard apathique.</p> - -<p>—Où est Miss Catherine? lui demandai-je d'un ton rude. Est-elle -partie?</p> - -<p>—Non, répondit-il, elle est en haut; et nous ne la laisserons pas -sortir.</p> - -<p>—Vous ne voulez pas la laisser sortir, petit idiot? m'écriai-je. -Indiquez-moi tout de suite sa chambre, ou je vous ferai siffler une -bonne fois.</p> - -<p>—C'est papa qui vous ferait siffler si vous essayiez d'y aller, -répondit-il. Il me dit que je n'ai pas à être doux avec Catherine: -qu'elle est ma femme, et qu'il est honteux qu'elle désire me quitter. -Il me dit qu'elle me hait et désire ma mort pour avoir mon argent; mais -elle ne l'aura pas et elle n'ira pas chez elle. Jamais elle n'ira. Elle -peut pleurer à être malade autant qu'il lui plaira.</p> - -<p>Il reprit sa première occupation, fermant les yeux comme s'il voulait -s'endormir.</p> - -<p>—Maître Heathcliff, repris-je, avez-vous oublié toute la bonté de -Catherine pour vous l'hiver dernier, lorsque vous affirmiez que vous -l'aimiez et qu'elle tous apportait des livres et vous chantait des -chansons, et souvent venait par le vent et la neige pour vous voir? Vous -sentiez bien qu'elle était cent fois trop bonne pour vous. Et -maintenant vous croyez les mensonges que vous raconte votre père, -malgré que vous sachiez qu'il vous déteste tous les deux. Et vous -êtes avec lui contre elle. Voilà de belle reconnaissance!</p> - -<p>Les coins de la bouche de Linton s'abaissèrent et il ôta de ses -lèvres le sucre candi.</p> - -<p>—Est-ce donc par haine pour vous qu'elle est venue à Wuthering -Heights? poursuivis-je. Réfléchissez donc un peu pour votre compte. -Quant à votre argent, elle ne sait même pas que vous en avez. Et vous -dites qu'elle est malade, et vous la laissez seule, ici, dans une maison -étrangère, vous qui avez éprouvé combien il est pénible d'être -négligé de tous: ah! vous êtes un garçon égoïste et sans cœur!</p> - -<p>—Je ne puis rester avec elle, répondit-il avec mauvaise humeur. -Elle pleure tant que je ne puis le supporter. Et elle ne veut pas -s'arrêter, malgré que je la menace d'appeler mon père. Je l'ai appelé une -fois et il lui a promis de l'étrangler si elle ne se tenait pas tranquille. -Mais elle a recommencé dès l'instant où il avait quitté la chambre, -gémissant et soupirant toute la nuit.</p> - -<p>—M. Heathcliff est-il sorti? demandai-je, voyant qu'il n'y avait à -espérer aucune sympathie chez cette misérable créature.</p> - -<p>—Il est dans la cour; il cause avec le docteur Kenneth qui dit que -mon oncle est en train de mourir pour de bon, cette fois. J'en suis -heureux, parce que je serai le maître de la Grange après lui. Catherine -parlait toujours de sa maison; mais cette maison n'est pas à elle, elle est -à moi; papa dit que tout ce qu'elle a est à moi. Tous ses beaux livres -sont à moi. Elle m'a offert de m'en faire cadeau, et de ses beaux -oiseaux, et de son poney, si je voulais lui avoir la clé de notre -chambre et la laisser sortir, mais je lui ai dit qu'elle n'avait rien à -me donner puisque tout cela était à moi. Alors elle s'est mise à -pleurer; elle a pris une petite peinture qu'elle portait à son cou, et -m'a dit qu'elle me donnerait cela: c'étaient deux portraits dans un -cadre d'or, d'un côté sa mère et de l'autre mon oncle, quand ils -étaient jeunes. C'était hier. Je lui dis que ces portraits étaient à -moi aussi et j'essayai de les lui enlever. La méchante créature ne -voulut pas me les laisser prendre. Elle me poussa et me blessa. Je me -mis à crier, quand elle entendit s'approcher papa, elle partagea le -cadre en deux et me donna le portrait de sa mère. Elle essaya de cacher -l'autre, mais quand j'eus expliqué à papa de quoi il s'agissait, il -m'enleva le portrait que j'avais et ordonna à Catherine de me donner -celui qu'elle avait gardé. Alors, comme elle refusait, il l'abattit par -terre, lui enleva le portrait et l'écrasa sous ses pieds.</p> - -<p>—Et cela vous plaisait-il de la voir ainsi frappée?</p> - -<p>—J'en frémis, répondit-il: je tremble dès que je vois mon père -frapper un chien ou un cheval, tant il le fait durement. Pourtant, -d'abord je fus content, car elle avait mérité d'être punie pour -m'avoir poussé; mais quand papa fut parti, elle m'appela à la fenêtre -et me montra sa joue coupée en dedans, et sa bouche toute remplie de -sang. Puis elle ramassa les morceaux du portrait et s'assit, la face -contre le mur, et depuis lors elle ne m'a pas dit un mot; je me demande -parfois si ce n'est pas la douleur qui l'empêche de parler. Cette -pensée me fait de la peine, mais elle est une vilaine créature pour -pleurer ainsi sans cesse, et puis elle est si pâle et si farouche -qu'elle me fait peur.</p> - -<p>—Et il vous serait impossible d'avoir la clé, si vous le vouliez, -demandai-je?</p> - -<p>—Je peux l'avoir quand je suis en haut, répondit-il, mais je ne -puis monter en ce moment.</p> - -<p>—Mais en quel endroit est-elle?</p> - -<p>—Oh! cria-t-il; je ne puis vous dire où elle est! C'est notre -secret. Personne, ni Hareton ni Zillah ne doit le savoir. Mais allons, vous -m'avez fatigué. Allez-vous-en!»</p> - -<p>Il s'enfonça la figure sur les bras et referma les yeux.</p> - -<p>Je jugeai que le meilleur était de partir sans voir M. Heathcliff et de -ramener du monde avec moi de la Grange pour faire sortir ma jeune -maîtresse. En me voyant rentrer, l'étonnement des domestiques et leur -joie furent grands; et lorsqu'ils apprirent que leur petite maîtresse -était en vie, ils furent sur le point d'aller le crier à la porte de -M. Edgar; mais c'est une chose dont je voulais me charger moi-même. -Combien ces quelques jours l'avaient changé! Il était couché, -attendant la mort, comme une image de la tristesse et de la -résignation. Il avait l'air très jeune. En réalité il avait -trente-neuf ans, mais on lui en aurait donné dix de moins. Il pensait -à Catherine et murmurait son nom. Lui prenant la main:</p> - -<p>—Catherine va venir, mon cher maître, lui dis-je; elle est en vie -et se porte bien; et j'espère qu'elle sera ici ce soir.</p> - -<p>À cette nouvelle, il se souleva à demi, jeta un regard joyeux tout -autour delà chambre, puis retomba évanoui. Dès qu'il eut repris ses -sens, je lui racontai notre visite forcée et notre détention aux -Heights. Je lui dis que Heathcliff nous avait forcées à entrer. Je -parlai aussi peu que possible de Linton, et j'évitai de décrire la -brutale conduite de son père.</p> - -<p>M. Edgar devina que son ennemi voulait assurer à son fils, ou plutôt -s'assurer à soi-même, sa fortune personnelle. Mais pourquoi Heathcliff -n'avait pas attendu sa mort, c'était une chose qu'il ne pouvait -comprendre, ne sachant pas que son neveu était, lui aussi, menacé de -mourir. Il sentit qu'en tous cas il ferait mieux de changer son -testament; et au lieu de laisser la fortune de Catherine à sa -disposition, il résolut de la confier à des tuteurs, qui en feraient -usage pour elle pendant sa vie; et pour ses enfants après elle, si elle -en avait. De cette façon, la fortune de Catherine ne pouvait échoir à -M. Heathcliff, en cas de mort de Linton.</p> - -<p>Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un homme pour aller chercher -l'attorney, et quatre autres, suffisamment armés, pour aller demander -ma jeune dame à son geôlier. L'homme envoyé à Gimmerton revint le -premier; il nous dit que M. Green, l'avocat, était sorti, et qu'il -avait dû l'attendre deux heures; et puis que M. Green lui avait dit -qu'il avait à faire quelque chose de pressé au village, mais qu'il -viendrait la nuit à la Grange. Les quatre hommes envoyés aux Heights -revinrent également seuls. Ils rapportèrent que Catherine était trop -malade pour quitter sa chambre, et que Heathcliff ne leur avait pas -permis de la voir. Je grondai les imbéciles d'avoir écouté cette -fable, et sans rien dire à mon maître, je résolus de retourner -moi-même aux Heights le lendemain matin, avec toute une bande, et de -faire une vraie tempête, jusqu'à ce qu'on nous ait rendu la -prisonnière.</p> - -<p>Par bonheur, ce voyage et cet ennui me furent épargnés. J'étais -descendue à trois heures pour chercher de l'eau, lorsque j'entendis un -coup frappé à la porte d'entrée. Je pensai que c'était Green, et -comme il n'y avait personne pour ouvrir, je me hâtai d'y aller -moi-même. La lune brillait claire au dehors. Ce n'était pas -l'attorney. C'était ma douce petite maîtresse, qui sauta à mon cou en -sanglotant.</p> - -<p>—Ellen, Ellen, papa est-il vivant?</p> - -<p>—Oui, m'écriai-je, oui mon ange, que Dieu soit loué puisque vous -êtes de nouveau avec nous!</p> - -<p>Elle voulait, toute essoufflée qu'elle était, courir droit à la -chambre de M. Linton; mais je la forçai à s'asseoir, et à prendre -quelque chose, et à laver sa pâle figure. Puis je lui dis que j'irais -la première annoncer son arrivée, et je la suppliai de dire qu'elle -espérait être heureuse avec le jeune Heathcliff, ce qu'elle me promit -malgré sa répugnance. Je ne voulus pas assister à leur entretien, et -je restai un quart d'heure en dehors de la chambre. Mais tout se passa -tranquillement: le désespoir de Catherine fut aussi silencieux que la -joie de son père.</p> - -<p>Celui-ci mourut en extase, oui, M. Lockwood. Baisant la joue de sa -fille, il murmura:</p> - -<p>—Je vais vers elle; et vous, enfant chérie, vous viendrez nous -rejoindre!</p> - -<p>Après quoi il ne fit plus un mouvement, et ne cessa pas de la -considérer avec un regard radieux jusqu'à ce que son pouls s'arrêta -insensiblement.</p> - -<p>Soit qu'elle eût dépensé toutes ses larmes, ou que son chagrin fût -trop lourd pour leur donner issue, Catherine resta assise sans pleurer -toute la nuit, et toute la journée, auprès du lit de mort. Je finis -par la forcer à descendre et à prendre un peu de repos; et il est -heureux que j'y aie réussi, car, à l'heure du diner, nous vîmes -arriver l'attorney, qui était allé chercher ses instructions à -Wuthering Heights. Green s'était vendu à M. Heathcliff: ainsi -s'expliquait son retard à obéir à l'appel de mon maître, qui, -heureusement, n'eut pas le loisir d'occuper ses derniers instants à des -soucis terrestres. M. Green prit sur lui de donner tous les ordres dans -la maison. Il congédia tous les domestiques, excepté moi. Il voulait -pousser l'autorité qu'on lui avait déléguée jusqu'à insister pour -qu'Edgar Linton ne fut pas enterré à côté de sa femme, mais avec sa -famille, à la chapelle. Toutefois le testament, qui était formel -là-dessus, et mes bruyantes protestations, finirent par avoir gain de -cause. On pressa les funérailles. Catherine, désormais Madame Linton -Heathcliff, était autorisée à rester à la Grange jusqu'à ce que le -corps de son père en fût sorti.</p> - -<p>Elle me raconta que son angoisse avait enfin décidé Linton à se -compromettre pour la délivrer. Elle avait entendu les gens que j'avais -envoyés se disputer à la porte, et la réponse d'Heathcliff avait -achevé de la désespérer. Linton, qui pour rien au monde n'aurait osé -aller chercher la clé, eut la ruse de faire le tour de clé à la porte -sans la fermer; et quand vint l'heure d'aller au lit, il demanda à -coucher avec Hareton, ce qui lui fut tout de suite accordé. Catherine -s'enfuit avant le petit jour. N'osant pas se heurter aux portes, pour ne -pas éveiller les chiens, elle visita les chambres vides et examina les -fenêtres; c'est ainsi qu'elle arriva par bonheur dans la chambre de sa -mère, dont la fenêtre, étant toute proche d'un arbre, lui rendit -l'évasion possible.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_X_II">CHAPITRE X</a></h4> - - -<p>Le soir qui suivit les funérailles, ma jeune dame et moi étions -assises dans la bibliothèque, occupées à de pénibles méditations. -Nous convînmes que ce qui pouvait arriver de mieux à Catherine serait -d'être autorisée à demeurer à la Grange, au moins aussi longtemps -que vivrait Linton; celui-ci demeurerait avec nous et je resterais -chargée du ménage. L'arrangement était trop favorable pour que nous -puissions espérer beaucoup de le voir réalisé, et pourtant j'avais un -vague espoir, et nous étions en train de combiner un plan, lorsqu'une -des servantes congédiées, qui n'était pas partie encore, entra -précipitamment et nous dit que ce démon d'Heathcliff était dans la -cour: elle nous demanda si elle devait lui fermer la porte au nez.</p> - -<p>Quand même nous aurions été assez folles pour y songer, nous n'en -aurions pas eu le temps. Heathcliff ne prit pas la peine de frapper ou -de s'annoncer; il était le maître, et il usa de son privilège pour -entrer tout droit sans dire un mot; après quoi il fit sortir la -servante et ferma la porte.</p> - -<p>C'était la même chambre où il avait été introduit comme hôte -dix-huit ans auparavant; la même lune brillait à travers la fenêtre, -et au dehors s'étendait le même paysage d'automne. Nous n'avions pas -allumé de bougie, mais tout l'appartement était éclairé, et l'on -voyait même les portraits sur le mur: la tête splendide de Madame -Linton et la tête gracieuse de son mari. Heathcliff s'avança vers le -foyer. Le temps ne l'avait guère changé lui non plus. C'était le -même homme, avec son visage sombre, plus pâle et plus affermi; sa -stature était un peu plus forte, voilà tout. En le voyant, Catherine -s'était levée et avait fait un mouvement pour sortir.</p> - -<p>—Halte! lui dit-il, l'arrêtant par le bras. Plus d'escapades! Où -voudriez-vous aller? Je suis venu vous chercher pour vous ramener; et -j'espère que vous serez une fille obéissante et que vous -n'encouragerez plus mon fils à me désobéir. J'ai été embarrassé -pour le punir, quand je vous ai vue partir; c'est une telle toile -d'araignée, qu'il suffirait de le toucher pour l'anéantir. Mais vous -verrez à son regard qu'il a eu son affaire. Avant-hier soir, je l'ai -descendu de sa chambre et installé dans un fauteuil; et je suis -simplement resté deux heures, seul, à côté de lui. Depuis lors -j'imagine qu'il doit me voir souvent, même absent. Hareton me dit que -la nuit il s'éveille et crie pendant des heures et vous appelle pour le -protéger contre moi. Ainsi, que vous aimiez ou non votre précieux -mari, il faut que vous veniez. C'est vous qui aurez désormais à vous -occuper de lui; je vous transmets ce soin entièrement.</p> - -<p>—Pourquoi ne pas laisser Catherine demeurer ici, fis-je, et ne pas -lui envoyer Master Linton? Comme vous les haïssez tous les deux, ils ne -vous manqueront pas.</p> - -<p>—Je suis en quête d'un locataire pour la Grange, et puis je veux -avoir mes enfants près de moi. Et puis, cette fille me doit son service en -échange du pain qu'elle mangera. Je ne suis pas disposé à -l'entretenir dans le luxe et la paresse, lorsque Linton ne sera plus -là. Allons, hâtez-vous de vous préparer, et ne me forcez pas à agir.</p> - -<p>—Non, dit Catherine. Linton est tout ce que j'ai à aimer dans le -monde; et bien que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me le -rendre odieux, vous ne pourrez pas faire que nous nous haïssions. Et je -vous défie de lui faire du mal pendant que je serai près de lui, et je -vous défie de me faire peur.</p> - -<p>—Vous êtes un adversaire plein de morgue, répondit Heathcliff, -mais je vous déteste assez pour ne jamais lui faire du mal; je veux que -votre tourment dure jusqu'au bout. Ce n'est pas moi qui vous le ferai -haïr, mais sa propre petite nature.</p> - -<p>—Je sais qu'il a une mauvaise nature, dit Catherine; il est votre -fils. Mais je suis heureuse d'en avoir une meilleure, pour pardonner; et -puis je sais qu'il m'aime, et pour cette raison je l'aime. Vous, M. -Heathcliff, vous n'avez personne pour vous aimer; et si misérables que -vous nous fassiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votre -cruauté vient de ce que vous l'êtes plus que nous. Car vous êtes -misérable, n'est-ce pas? Solitaire comme le démon et envieux comme -lui! Personne ne vous aime, personne ne pleurera pour vous quand vous -mourrez; je ne voudrais pas être vous!</p> - -<p>Catherine dit cela avec une sorte de triomphe lugubre; elle semblait -s'être décidée à entrer dans l'esprit de sa future famille et à -tirer plaisir, du chagrin de ses ennemis.</p> - -<p>—Vous vous repentirez amèrement si vous restez ici une minute de -plus, dit son beau-père. Allez, sorcière, et emportez vos affaires!</p> - -<p>Elle sortit, le regardant avec mépris. En son absence, je commençai à -demander la place de Zillah aux Heights, offrant de lui céder la mienne -à la Grange, mais il ne voulut pas en entendre parler. Il me dit de me -taire, et alors pour la première fois fit l'inspection de la chambre. -Ayant considéré le portrait de Madame Linton, il me dit:</p> - -<p>—Je veux avoir cela à la maison. Non pas que j'en aie besoin, -mais... il se retourna tout à coup vers le feu et poursuivit avec une -expression que j'appellerai un sourire, faute d'un meilleur nom:</p> - -<p>—Je vais vous dire ce que j'ai fait hier. J'ai dit au fossoyeur -qui creusait la tombe de Linton d'enlever la terre de dessus son cercueil à -elle, et je l'ai ouvert. Je crus d'abord que j'allais rester là toujours; -quand j'ai revu son visage—car c'est encore son visage!—le -fossoyeur eut bien à faire de me faire relever; mais il me dit qu'il -fallait empêcher que l'air ne soufflât dessus. Mais j'ai laissé un -des côtés du cercueil non scellé, et j'ai fait promettre à l'homme -de me mettre à côté d'elle dans le cercueil quand mon tour viendra. -De cette façon, Linton ne pourra pas s'y reconnaître.</p> - -<p>—Vous avez très mal agi. Monsieur Heathcliff, m'écriai-je. -N'aviez-vous pas honte de déranger les morts?</p> - -<p>—Je n'ai dérangé personne, Nelly, répondit-il, et je me suis donné -du soulagement à moi-même. Je vais être beaucoup plus tranquille -maintenant et vous aurez bien plus de chances que je reste sous la terre -quand une fois j'y serai. La déranger, elle? Non, c'est elle qui m'a -dérangé, jour et nuit, pendant dix-huit ans, sans cesse, sans remords, -jusqu'à la nuit dernière, où enfin j'ai été tranquille. J'ai rêvé -que je dormais mon dernier sommeil, à côté d'elle, mon cœur immobile -contre le sien et mes joues glacées contre les siennes.</p> - -<p>—Et si vous l'aviez trouvée réduite à rien dans son cercueil, de -quoi auriez-vous rêvé, demandai-je?</p> - -<p>—De me changer en terre avec elle, et d'en être encore plus -heureux, me répondit-il: supposez-vous que j'aie peur d'un changement de -cette sorte? Je m'attendais à le trouver en soulevant le couvercle, mais -j'aime mieux savoir qu'il ne commencera que lorsque je serai là pour le -partager. Et puis, jamais je n'aurais pu perdre l'étrange sentiment qui -me hantait, si je n'avais pas revu sa calme figure. Vous savez combien -j'ai été égaré lorsqu'elle est morte: je ne cessai pas de la -supplier de revenir vers moi. Je crois fortement aux esprits, j'ai la -conviction qu'ils peuvent exister parmi nous. Le jour de son -enterrement, il neigeait. Dans la soirée, je vins au cimetière: il -faisait un triste temps d'hiver; tout, à l'entour, était solitaire. -Sûr que personne ne viendrait me déranger, et sachant que deux yards -de terre seuls me séparaient d'elle, je me dis: «Je veux l'avoir de -nouveau dans mes bras. Si elle est froide, je penserai que c'est ce vent -du Nord qui me glace, et si elle est sans mouvement, je penserai qu'elle -dort.» Je pris un grand couteau et commençai à faire mon travail, -après avoir enlevé la terre. Le bois commençait à craquer lorsqu'il -me sembla entendre le soupir de quelqu'un qui se serait penché vers -moi, debout au bord du tombeau. «Si seulement je peux ouvrir ceci, -murmurai-je, je souhaite qu'on puisse nous recouvrir de terre tous les -deux» et je travaillais avec plus d'ardeur encore. Il y eut un autre -soupir, tout à mon oreille. Je savais bien qu'il n'y avait là aucune -créature vivante en chair et en os; mais de même que, la nuit, vous -percevez l'approche d'un être vivant sans pouvoir le distinguer, de -même je sentais avec certitude que Cathy était là, non pas sous moi, -mais sur la terre. J'éprouvai tout à coup un énorme soulagement; et -je laissai là mon terrible ouvrage. Sa présence était avec moi: elle -me tint compagnie pendant que je comblais la tombe, et me ramena chez -moi. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j'étais sûr de la voir et -je ne pouvais m'empêcher de lui parler. Et arrivant aux Heights, je -trouvai la porte fermée et je me rappelle que ce maudit Earnshaw et ma -femme voulurent m'empêcher d'entrer. Je me rappelle que je me suis à -peine arrêté un instant en bas et que je me suis élancé dans -l'escalier, dans sa chambre où j'étais sûr qu'elle était. Je fis -impatiemment le tour de la chambre: je la sentais près de moi, je -pouvais presque la voir et pourtant je ne la voyais pas. Je dois avoir -eu une sueur de sang, tant j'ai souffert et gémi, tant je l'ai -suppliée de me laisser la voir un instant. Mais non, elle n'a pas -voulu. Elle s'est montrée un démon pour moi, comme elle l'avait -souvent fait de son vivant, et depuis lors, quelquefois plus, -quelquefois moins, j'ai toujours été la victime de cette indicible -torture. Mes nerfs, depuis, sont toujours restés dans un tel état -d'excitation que, s'ils n'avaient pas été solides comme des câbles, -ils seraient maintenant dans l'état de ceux de Linton. Quand j'étais -assis dans la maison avec Hareton, il me semblait que, en sortant, -j'allais la rencontrer; lorsque je me promenais sur la lande, j'étais -sûr que j'allais la rencontrer en rentrant aux Heights. Mais le pire -était quand je voulais dormir dans ma chambre: impossible de rester -couché. Dès l'instant où je fermais les yeux, elle était en dehors -de la fenêtre, ou se glissait le long des panneaux, ou bien elle -entrait dans la chambre, ou même elle reposait sa chère tête sur le -même oreiller qu'autrefois; et il fallait absolument que j'ouvre les -yeux pour la voir. Et ainsi je les ouvrais et les refermais cent fois -par nuit, et toujours pour être désappointé. Cela m'avait mis hors de -moi. Souvent il m'arrivait de grogner tout haut, si bien que ce vieux -scélérat de Joseph ne peut pas manquer de croire que le diable s'est -installé dans ma conscience. Mais maintenant, depuis que je l'ai vue, -je suis calmé, un peu calmé. Ah! c'est une étrange façon de tuer un -homme, cheveu par cheveu, en l'affolant pendant dix-huit ans du fantôme -d'une espérance!</p> - -<p>M. Heathcliff s'arrêta et s'essuya le front, où se collaient ses -cheveux trempés de sueur. Ses yeux regardaient fixement les cendres -rouges du feu. Les sourcils relevés aux tempes rendaient l'expression -de sa figure moins sinistre, mais lui donnaient un air singulier de -trouble et de tension morale. C'est à peine s'il s'adressait à moi en -parlant et je me gardais de répondre. Après un court repos, il se -remit à méditer sur le portrait, le décrocha et l'appuya contre le -sofa pour mieux le voir. Il était plongé dans cette occupation lorsque -Catherine rentra, annonçant qu'elle était prête et qu'on sellait le -poney.</p> - -<p>—Envoyez-moi cela aux Heights demain, me dit Heathcliff en -désignant le portrait. Puis, se tournant vers elle: «Vous pouvez vous -passer de votre poney; la soirée est belle et à Wuthering Heights, vous -n'aurez pas besoin de poney. Les courses que vous aurez à faire, vous -pourrez les faire à pied. Allons, venez!</p> - -<p>—Adieu, Ellen! murmura ma chère petite maîtresse. Elle m'embrassa -et je sentis que ses lèvres étaient froides comme la glace. Venez me -voir, Ellen, ne l'oubliez pas!</p> - -<p>—Ayez bien soin de ne rien faire de pareil, madame Dean, -interrompit son nouveau père; quand j'aurai à vous parler, je viendrai ici, -je n'ai pas besoin de vos visites chez moi.</p> - -<p>Il fit signe à Catherine de marcher devant, et elle obéit, jetant -derrière elle un regard qui me coupa le cœur. Par la fenêtre, je les -vis descendre le long du jardin. Heathcliff avait pris le bras de -Catherine sous le sien, malgré la résistance de la jeune fille et il -l'entraînait rapidement sous les arbres de l'allée.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_XI_II">CHAPITRE XI</a></h4> - - -<p>J'ai fait une visite aux Heights, mais je n'ai pas vu Catherine depuis -son départ. Joseph m'a retenue à la porte lorsque je suis venue et n'a -pas voulu me laisser passer, me disant que Madame Linton était -souffrante et que le maître était sorti. J'ai eu des nouvelles par -Zillah, sans quoi je saurais à peine s'ils sont vivants ou morts. Elle -croit Catherine fière et je devine à sa façon d'en parler qu'elle ne -l'aime pas. Ma jeune dame, en arrivant aux Heights, lui avait demandé -de l'aider, mais M. Heathcliff le lui a défendu et c'est pour avoir -obéi à cet ordre qu'elle s'est attiré le mépris de Catherine. J'ai -eu une longue conversation avec Zillah, il y a à peu près six -semaines, peu de temps avant votre arrivée; et voici ce qu'elle m'a -dit:</p> - -<p>«La première chose qu'a faite Madame Linton en arrivant aux Heights, a -été de monter l'escalier sans même me dire bonsoir et de s'enfermer -dans la chambre de Linton, où elle est restée jusqu'au matin. Le -lendemain, pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner, -elle est entrée dans la maison et a demandé en frissonnant si l'on ne -pourrait pas envoyer chercher le médecin, son cousin étant très -malade.</p> - -<p>—Nous savons cela, répondit Heathcliff; mais sa vie ne vaut pas un -liard et je ne voudrais pas dépenser un liard pour lui.</p> - -<p>—Mais moi je ne sais pas ce qu'il y a à faire, dit-elle, et si -personne ne m'aide, il va mourir.</p> - -<p>—Sortez de la chambre, cria le maître, et que je n'entende plus un -mot à son sujet! Personne ici ne s'inquiète de ce qui lui arrive; si vous -vous en inquiétez, soignez-le, sinon, enfermez-le dans sa chambre et -laissez-le tranquille.</p> - -<p>«Comment ils se sont arrangés ensemble, je ne puis le dire. J'imagine -que Linton a dû s'agiter et gémir jour et nuit et qu'il ne lui a -guère laissé de repos: je l'ai deviné à la pâleur de sa figure et -à voir ses yeux tout alourdis. Parfois elle venait à la cuisine d'un -air égaré et paraissait hésiter à demander mon assistance; mais je -n'avais pas envie de désobéir à mon maître, je n'ose jamais lui -désobéir, Madame Dean; je pensais bien que c'était mal de ne pas -envoyer chercher Kenneth, mais je n'avais pas de conseil à donner, ni -le droit de me plaindre, et j'ai toujours refusé de m'en mêler. Une ou -deux fois, après que nous étions tous couchés, il m'est arrivé -d'avoir à rouvrir ma porte et je l'ai vue assise toute en larmes au -haut de l'escalier. Une nuit enfin, elle s'est décidée à venir dans -ma chambre et m'a épouvantée en me disant: «Prévenez M. Heathcliff -que son fils est en train de mourir; je suis sûre qu'il l'est, cette -fois. Allez tout de suite et prévenez-le.» Après quoi, elle sortit.</p> - -<p>«En recevant son message, M. Heathcliff poussa un juron, alluma une -chandelle et marcha vers leur chambre; je le suivis, Madame Heathcliff -était assise à côté du lit, les mains repliées sur ses genoux. Son -beau-père s'approcha, tint la lumière près de la figure de Linton, le -regarda, le toucha, puis se retourna vers elle:</p> - -<p>—Eh bien, Catherine, dit-il, comment vous sentez-vous?</p> - -<p>«Elle restait muette.</p> - -<p>—Comment vous sentez-vous, Catherine? répéta-t-il.</p> - -<p>—Il est sauvé et je suis libre, répondit-elle: je devrais me -sentir bien, mais vous m'avez laissée si longtemps seule à lutter contre la -mort que je ne sens plus et ne vois plus que la mort. Je me sens comme -morte.</p> - -<p>«Et elle en avait l'air aussi. Je lui ai donné un peu de vin, puis le -maître, après avoir renvoyé Hareton que le bruit avait attiré, -ordonna à Joseph de porter le cadavre dans sa chambre, me dit de -rentrer dans la mienne et laissa la jeune dame toute seule.</p> - -<p>«Le lendemain matin, il me chargea de lui dire qu'elle eût à -descendre pour le déjeuner. Mais je la trouvai déshabillée et sur le -point de se coucher. Elle me dit qu'elle était malade, ce qui ne me -surprit guère.»</p> - -<p>Cathy resta dans sa chambre une quinzaine, à ce que m'a dit Zillah, qui -venait la voir deux fois par jour, mais qui voyait toujours ses efforts -affectueux fièrement et promptement repoussés.</p> - -<p>Heathcliff vint la voir une fois, pour lui montrer le testament de -Linton. Le jeune homme léguait toute sa fortune et toute la partie -mobilière de la fortune de sa femme à son père; c'est pendant -l'absence de Catherine qu'il avait été forcé à rédiger cet acte. -Étant mineur, il ne pouvait disposer des terres, mais, M. Heathcliff -les a réclamées et gardées, tant les siennes que celles de sa femme; -je suppose qu'il en avait le droit, mais en tout cas, il est bien sûr -que Catherine, sans argent et sans amis, ne peut rien pour le contrarier -dans sa possession. Zillah m'a encore dit que, pendant ces quinze jours, -personne ne s'était informé d'elle. La première fois qu'elle -descendit dans la maison, ce fut un dimanche après-midi. «Quand je lui -apportai son dîner, elle me dit en pleurant qu'elle ne pouvait pas -rester davantage au froid, et je lui répondis que le maître allait -partir pour Trushcross-Grange et qu'il ne fallait pas que ma présence -ou celle d'Earnshaw l'empêchât de descendre; et en effet, aussitôt -qu'elle eut entendu le trot du cheval d'Heathcliff, elle apparut toute -vêtue de noir et ses cheveux blonds tombant simplement sur ses -épaules.</p> - -<p>«Joseph, poursuivit Zillah, était parti pour l'église et je restais -seule avec Hareton, à qui je dis que, comme notre jeune maîtresse -allait descendre pour nous tenir compagnie, il ferait bien de laisser -pour le moment son travail de poudre et de nettoyage de fusil. À cette -nouvelle, il rougit, jeta un coup d'œil sur ses mains et ses -vêtements, et fit disparaître en une minute toutes les traces de son -travail. Devant ses efforts pour être présentable, je ne pus -m'empêcher de rire, de lui offrir mes services et de railler sa -confusion, ce qui le mit de mauvaise humeur et le fit jurer.</p> - -<p>«La jeune dame entra, froide comme un glaçon et hautaine à son -ordinaire. Je me levai et lui offris ma place dans le fauteuil, mais -elle se détourna de moi. Earnshaw aussi s'était levé, lui disait de -venir sur le banc et de s'asseoir tout près du feu; il lui dit qu'il -était sûr qu'elle devait être gelée.</p> - -<p>—J'ai été gelée pendant un mois et plus, répondit-elle de son ton -le plus méprisant. Après quoi elle prit une chaise et la plaça à une -certaine distance de nous. Lorsqu'elle se fut réchauffée, elle fit des -yeux le tour de la chambre; elle découvrit un certain nombre de livres -sur le dressoir, se releva, essaya de les atteindre; mais ils étaient -trop haut. Alors son cousin, après avoir observé quelque temps ses -efforts, trouva enfin le courage de l'aider; il prit les livres et les -lui tendit.</p> - -<p>«C'était une grande avance pour le garçon. Elle ne le remercia pas, -mais je vis bien qu'il était tout heureux de ce qu'elle eût accepté -son assistance. Il se hasarda à se tenir derrière elle tandis qu'elle -examinait ces livres et même à montrer du doigt certaines choses qui -amusaient son imagination dans les vieilles images. Elle retirait -vivement le livre pour lui faire lever le doigt, mais il ne s'en -troublait pas, et se contentait de la considérer elle-même au lieu du -livre. Son attention se concentra par degrés à observer la chevelure -épaisse et soyeuse de la jeune dame: sa figure, il ne pouvait la voir, -pas plus qu'elle ne le voyait. Alors, sans se rendre compte peut-être -de ce qu'il faisait, attiré comme un enfant par une chandelle, il se -mit à caresser doucement une boucle de ces cheveux. Il lui aurait -enfoncé un couteau dans le cou qu'elle n'aurait pas été plus saisie.</p> - -<p>—Allez-vous-en tout de suite! Comment osez-vous me toucher? -Pourquoi vous arrêtez-vous derrière moi? Je ne puis vous souffrir! Je vais -rentrer dans ma chambre si vous m'approchez encore.</p> - -<p>«M. Hareton se recula d'un air hébété; il s'assit sur le banc et la -regarda pendant une demi-heure encore, continuant à parcourir les -volumes. Enfin il s'approcha de moi et me dit tout bas:</p> - -<p>—Voulez-vous la prier de nous faire la lecture, Zillah? Je suis -ennuyé de ne rien faire et j'aime, j'aimerais tant à l'entendre lire! Mais -ne lui dites pas que c'est moi qui l'ai demandé, demandez-le de -vous-même.</p> - -<p>—M. Hareton désirerait que vous nous fassiez la lecture, madame, -dis-je aussitôt. Il vous en serait bien obligé.</p> - -<p>«Elle fronça le sourcil et, sans nous regarder, répondit:</p> - -<p>—M. Hareton et vous tous, vous aurez la bonté de comprendre que je -rejette toute prétention à l'obligeance ou à l'affection que vous -avez l'hypocrisie de m'offrir; je vous méprise et ne veux avoir rien à -dire à personne d'entre vous. Alors que j'aurais donné ma vie pour une -bonne parole, ou même pour voir la figure de l'un de vous, vous vous -êtes tous tenus à l'écart. Mais, je ne veux pas me plaindre à vous. -J'ai été attirée ici par le froid, mais je n'y suis pas venue pour -vous amuser, ni pour jouir de votre société.</p> - -<p>—Qu'aurais-je pu faire? demanda Earnshaw. Comment étais-je à -blâmer?</p> - -<p>—Oh! vous, c'est autre chose, répondit Madame Heathcliff; ce n'est -pas, en effet, votre absence qui m'a affligée beaucoup.</p> - -<p>—Mais je me suis offert plus d'une fois, répondit-il, tout animé à -cette insolence, et j'ai demandé à M. Heathcliff de me laisser veiller -à votre place.</p> - -<p>—Taisez-vous. Je sortirai d'ici, j'irai n'importe où, plutôt que -d'avoir dans l'oreille votre désagréable voix.</p> - -<p>«Hareton murmura qu'elle pouvait bien aller au diable, et ne se gêna -plus pour reprendre ses occupations. Il s'était mis maintenant à -parler librement, et la jeune dame avait été sur le point de se -retirer; mais le froid était trop fort, il fallut bien qu'elle se -résignât, malgré tout son orgueil, à notre compagnie. Je m'arrangeai -seulement en sorte qu'elle n'eût plus à mépriser mes tonnes -intentions; toujours, depuis lors, j'ai été aussi sèche -qu'elle-même, et elle n'a personne pour l'aimer parmi nous et ne -mérite personne: qu'on lui dise le moindre mot, la voilà qui se replie -sur elle-même, sans égard pour qui que ce soit. Elle ne se gêne pas -avec le maître lui-même. Plus on la blesse, plus elle prend de -venin.»</p> - -<p><br /></p> - -<p>«D'abord, me dit en terminant Madame Dean, j'eus l'idée d'abandonner -ma place ici, de prendre une petite maison et de décider Catherine à -venir y demeurer avec moi; mais M. Heathcliff ne lui permettrait cela -pas davantage qu'il ne permettrait à Hareton de vivre de son côté. Je -ne vois pas d'autre remède pour elle à présent qu'un second mariage; -et cela, il n'est pas en mon pouvoir de l'arranger.»</p> - -<p><br /></p> - -<p>C'est ainsi que finit l'histoire de Madame Dean. En dépit des -prophéties du médecin, je reprends rapidement mes forces; et bien que -ce soit seulement la seconde semaine de janvier, je me propose de monter -à cheval dans un jour ou deux et d'aller à Wuthering-Heights pour -informer le propriétaire que je vais passer à Londres les six mois -prochains et qu'il aura à se trouver un autre locataire, après -octobre. Pour rien au monde, je ne voudrais vivre un second hiver dans -ce pays.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="CHAPITRE_XII_II">CHAPITRE XII</a></h4> - - -<p>La journée d'hier a été claire, calme et froide. Je suis allé aux -Heights, comme j'en avais l'intention; ma femme de ménage m'a supplié -de me charger d'un petit mot d'elle pour sa jeune maîtresse et je n'ai -pas cru devoir refuser. La porte de la maison était ouverte, mais la -grande porte était verrouillée comme à ma dernière visite. Je -frappai et appelai Earnshaw, qui était dans le jardin, et qui vint -m'ouvrir. Le gaillard est un très beau type de rustre, mais il a l'air -de faire son possible pour ne pas profiter de ses avantages.</p> - -<p>Je lui demandai si M. Heathcliff était chez lui. Il me répondit qu'il -n'y était pas, mais qu'il rentrerait pour le dîner. Il était onze -heures, je lui annonçai mon intention d'entrer et d'attendre: sur quoi -il jeta aussitôt sa pioche et m'accompagna, remplissant l'office d'un -chien de garde bien plutôt que d'un hôte. Nous entrâmes ensemble. -Catherine était là, occupée à préparer des légumes pour le repas; -elle paraissait plus maussade et moins animée que la première fois que -je l'avais vue. C'est à peine si elle leva les yeux pour me voir entrer -et aussitôt elle se remit à son travail avec le même dédain des -formes ordinaires de la politesse.</p> - -<p>Elle ne paraît pas si aimable que Madame Dean voudrait me le faire -croire, pensais-je. C'est une beauté, c'est vrai, mais pas du tout un -ange.</p> - -<p>Earnshaw, lui ordonna durement de porter ses affaires dans la cuisine. -«Portez-les vous-même», dit-elle, en les écartant sur la table; puis -elle se retira près de la fenêtre, sur une chaise, et se mit à -découper des figures d'oiseaux et d'animaux dans des épluchures de -raves. Je m'approchai d'elle, comme si je voulais voir le jardin et je -laissai adroitement tomber sur ses genoux la note de Madame Dean. Mais -elle me demanda tout haut: «Qu'est-ce que c'est que cela?» et le jeta -par terre.</p> - -<p>—C'est une lettre de votre vieille connaissance, la ménagère de la -Grange, répondis-je, effrayé de penser que l'on pouvait croire à un -billet de moi-même. En apprenant la provenance du papier, Catherine fit -un effort pour le ramasser, mais Hareton la repoussa, saisit le billet -et le mit dans son gilet, disant qu'il fallait d'abord que M. Heathcliff -le vit. Alors, Catherine, sans rien dire, se détourna, tira son -mouchoir et se l'appliqua sur les yeux. Son cousin, après avoir lutté -un instant pour retenir ses bons sentiments, sortit la lettre et la jeta -à côté d'elle sur le plancher, le plus grossièrement qu'il put. -Catherine la ramassa et la lut avec empressement; puis elle me fit -quelques questions au sujet des habitants, humains et autres, de son -ancienne maison; et, jetant un coup d'œil vers les collines, elle -murmura:</p> - -<p>«J'aimerais tant à descendre la côte, sur mon cher poney! Oh! je suis -lasse, je suis au bout, Hareton!» Et elle appuya sa tête charmante -contre le mur avec un soupir, et elle tomba dans une façon de tristesse -inconsciente, sans se soucier de nous.</p> - -<p>—Madame Heathcliff, dis-je après un silence, vous ne vous doutez -pas que je vous connais, et si intimement qu'il me paraît tout drôle de -rester ainsi à côté de vous en étranger. Ma femme de ménage ne se -fatigue pas de me parler de vous et de faire votre éloge; elle sera -bien désappointée si je reviens sans nouvelles de vous et si je lui -dis que vous avez lu sa lettre sans rien répondre.</p> - -<p>Mon discours l'étonna. Elle me demanda:</p> - -<p>—Est-ce qu'Ellen vous aime?</p> - -<p>—Oui, certes, répondis-je, après une hésitation.</p> - -<p>—Dites-lui, reprit-elle, que j'aurais voulu répondre à sa lettre, -mais que je n'ai rien pour écrire, pas même un livre d'où je puisse -déchirer une feuille.</p> - -<p>—Pas de livres? m'écriai-je. Comment pouvez-vous vivre sans -livres?</p> - -<p>—J'étais toujours à lire, quand j'en avais, dit Catherine, et M. -Heathcliff ne lit jamais, de sorte qu'il s'est mis dans la tête de -détruire mes livres. Pendant des semaines, je n'en ai pas vu un. Une -fois, seulement, j'ai mis la main sur la bibliothèque théologique de -Joseph, à sa grande colère; et une autre fois, Hareton, j'ai trouvé -un stock de livres caché dans votre chambre, quelques livres de latin -et de grec, des livres de contes et de poésies, ces derniers rapportés -par moi de la Grange. Vous me les avez volés, simplement pour le -plaisir de m'en priver. Ils ne peuvent vous être d'aucun usage, -évidemment, vous les avez cachés pour empêcher que personne n'en -tirât profit. Peut-être est-ce vous qui, par jalousie, avez conseillé -à M. Heathcliff de me priver de mes livres? Mais j'ai la plupart -d'entre eux écrits dans ma tête et dans mon cœur, et de ceux-là vous -ne pouvez pas me priver.</p> - -<p>En entendant ainsi révéler le secret de ses accaparements -littéraires, Earnshaw devint d'un rouge pourpre.</p> - -<p>—M. Hareton désire sans doute élargir ses connaissances, dis-je, -venant à son aide. Ce n'est pas de l'envie, mais de l'émulation qu'il -éprouve à votre égard. Il deviendra très fort d'ici quelques -années.</p> - -<p>—Et il veut que je devienne une sotte en attendant, répondit -Catherine. Oui, je l'entends qui essaie d'épeler et de lire; il fait -assez de fautes! Je voudrais que vous puissiez répéter la petite -scène d'hier, c'était extrêmement drôle. Je vous ai entendu tourner -et retourner le dictionnaire pour chercher les mots difficiles, et jurer -devant l'impossibilité de comprendre.</p> - -<p>Le jeune homme, gêné au possible, ne trouva pas d'autre issue que de -rire lui-même. Je me rappelai ce que m'avait dit Madame Dean sur la -façon dont ses premiers essais d'instruction avaient été rabroués.</p> - -<p>—Mais, dis-je, Madame Heathcliff, nous avons tous eu des -commencements et nous avons balbutié sur le seuil; si nos maîtres s'étaient -moqués de nous au lieu de nous aider, nous continuerions encore.</p> - -<p>—Oh! répondit-elle, je ne cherche pas à limiter ses connaissances; -mais il n'a pas le droit de s'approprier ce qui est à moi et de le -rendre ridicule par ses fautes et sa mauvaise prononciation. Ces livres, -prose et vers, sont consacrés pour moi par d'autres souvenirs, et je ne -puis souffrir de les voir dégradés et profanés dans sa bouche. Sans -compter qu'il a choisi, entre toutes, mes pièces favorites, celles que -j'aime le mieux répéter, et cela comme par malice délibérée.</p> - -<p>Je vis la poitrine d'Hareton se soulever une minute en silence, sous le -poids de la mortification et de la colère. Puis il sortit, et revint -avec une demi-douzaine de livres qu'il jeta dans le tablier de -Catherine, en s'écriant:</p> - -<p>—Prenez-les, je ne veux plus jamais ni les lire ni y penser.</p> - -<p>—Je n'en veux plus maintenant, répondit-elle, leur souvenir se -mêle maintenant au vôtre, et je les hais. Elle ouvrit l'un d'eux au hasard -et se mit à lire quelques lignes sur le ton pleurard d'un débutant, -puis éclata de rire, et voulut recommencer cette comédie.</p> - -<p>Mais l'amour-propre du jeune homme ne put en supporter davantage. Je -m'étais détourné, mais j'entendis le bruit d'un coup destiné à la -faire taire. Après quoi il ramassa les livres et les jeta dans le feu. -Je lus sur sa figure tout le chagrin qu'il avait à s'en séparer. Sans -doute, en les voyant brûler, il se rappelait le plaisir qu'il en avait -déjà tiré et songeait à celui qu'il s'était promis d'en tirer -encore. Jusqu'au moment où Catherine avait traversé son chemin, il -s'était contenté du travail quotidien et des rudes plaisirs de la vie -animale. Ensuite la honte de son dédain et l'espoir de son approbation -l'avaient excité à des aspirations plus hautes; et voilà que ses -efforts produisaient exactement l'effet contraire.</p> - -<p>—Oui, c'est tout le bien qu'une brute comme vous peut retirer de -ces livres! dit Catherine, furieuse, suivant de l'œil les progrès du -feu.</p> - -<p>—Vous feriez mieux de vous taire, à présent! répondit Hareton.</p> - -<p>Son agitation était au comble, et il allait sortir de la chambre, n'y -tenant plus, lorsqu'il croisa M. Heathcliff qui entrait, et qui lui mit -la main sur l'épaule.</p> - -<p>—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a, mon garçon? demanda-t-il.</p> - -<p>—Rien, rien, dit-il en s'éloignant.</p> - -<p>Heathcliff le suivit des yeux et poussa un soupir.</p> - -<p>—C'est étrange, murmura-t-il, quand je cherche sur sa figure les -traits de son père, c'est elle que je trouve tous les jours davantage. -Comment diable peut-il lui ressembler si fort? C'est à peine si je -supporte sa vue.</p> - -<p>Il baissa les yeux et s'avança d'un air songeur. Il y avait en lui une -expression inquiète et anxieuse que je n'avais jamais remarquée -auparavant: de plus il paraissait maigri. En le voyant par la fenêtre, -sa belle-fille s'était aussitôt enfuie dans la cuisine, de sorte que -je restai seul.</p> - -<p>—Je suis heureux de voir que vous pouvez enfin sortir, M. -Lockwood, me dit-il en réponse à mon salut. Je me suis demandé plus d'une -fois ce qui avait bien pu vous amener dans cette solitude.</p> - -<p>—Un caprice, j'en ai peur, monsieur, répondis-je, et c'est encore -un caprice qui m'en fait partir. Je retournerai à Londres la semaine -prochaine; et je ne crois pas que je pourrai vivre ici désormais.</p> - -<p>—Oh vraiment! Êtes-vous déjà fatigué d'être loin du monde? Mais si -vous venez ici pour plaider votre droit à ne pas payer un loyer dont -vous ne voulez pas profiter, c'est peine perdue: je ne me relâche -jamais d'exiger de chacun ce qui m'est dû.</p> - -<p>—Je ne viens plaider rien de pareil! m'écriai-je piqué. «Si vous -le voulez-bien, je vais régler tout de suite la chose avec vous.» Et je -tirai mon portefeuille de ma poche.</p> - -<p>—Non, non, répondit-il froidement, ce n'est pas si pressé. -Asseyez-vous et dînez avec nous. Un hôte que l'on est assuré de ne -plus revoir peut en général être bien accueilli. Catherine, apportez -le dîner. Où êtes-vous?</p> - -<p>Catherine reparut, avec un paquet de couteaux et de fourchettes.</p> - -<p>—Vous aurez à dîner avec Joseph, lui murmura Heathcliff à part, et -vous resterez dans la cuisine jusqu'à ce qu'il soit parti.</p> - -<p>Entre M. Heathcliff, sombre et maussade, et Hareton absolument muet, je -fis un assez triste repas. Je partis de bonne heure. J'aurais voulu -sortir par derrière, pour revoir encore Catherine et pour vexer le -vieux Joseph; mais Hareton reçut l'ordre d'amener mon cheval à la -porte, et mon hôte lui-même m'escorta jusqu'au seuil.</p> - -<p>«Quelle sinistre vie on mène dans cette maison! pensais-je en m'en -retournant. Comme c'eût été quelque chose de plus qu'un conte magique -pour madame Linton Heathcliff, si nous nous étions aimés, comme le -désirait sa bonne nourrice, et si nous avions émigré ensemble dans -l'atmosphère bruyante de la capitale!</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="EPILOGUE">ÉPILOGUE</a></h4> - - -<p>En septembre, j'ai été invité à chasser chez un ami dans le Nord; en -me rendant chez lui, il m'arriva de passer à quinze milles de -Gimmerton. L'hôtelier de l'auberge ou je m'étais arrêté s'occupait -à faire boire mes chevaux lorsque passa sur la route une voiture -d'avoine verte fraîchement coupée.</p> - -<p>—Tiens, fit l'aubergiste, ça vient de Gimmerton. La moisson y est -toujours de trois semaines en retard.</p> - -<p>—Gimmerton? répétai-je, me rappelant mon séjour dans cette -localité. Est-ce loin d'ici?</p> - -<p>—Il y a bien quatorze milles par les collines, et le chemin est -dur.</p> - -<p>Une soudaine envie me prit de revoir Trushcross-Grange. Il était à -peine midi, et je pensai que je pouvais aussi bien passer la nuit sous -mon propre toit que dans une auberge. De toute façon, il m'aurait fallu -y retourner pour régler mes comptes de loyer. J'ordonnai donc à mon -domestique de s'enquérir du chemin, et trois heures après nous étions -à Gimmerton.</p> - -<p>Je laissai mes chevaux dans le village et je descendis seul la vallée. -La grise chapelle me parut plus grise et plus solitaire, le cimetière -plus abandonné. Je vis un troupeau broutant l'herbe courte sur les -tombes. Le temps était chaud et doux, et je jouissais infiniment du -paysage qui s'étendait au-dessus et au-dessous de moi. Rien de plus -lugubre en hiver, mais rien de plus charmant en été que ces champs -coupés de collines, et ces fortes senteurs de bruyère.</p> - -<p>J'arrivai à la Grange avant le coucher du soleil, et je frappai; ne -recevant pas de réponse, j'entrai dans la cour. Sous le porche, une -fille de neuf ou dix ans était assise tricotant, et à côté d'elle -une vieille femme, qui fumait sa pipe d'un air songeur.</p> - -<p>—Madame Dean est-elle ici? demandai-je à la vieille.</p> - -<p>—Madame Dean? Non. Elle ne demeure pas ici; elle est là-haut aux -Heights.</p> - -<p>—Alors c'est vous qui gardez la maison?</p> - -<p>—Oui, je garde la maison.</p> - -<p>—Eh bien, je suis M. Lockwood, le maître d'ici. Avez-vous une -place pour me loger, je voudrais rester pour la nuit.</p> - -<p>—Le maître! s'écria-t-elle toute surprise. Hé! personne ne savait -que vous alliez venir. Vous auriez dû envoyer un mot. Il n'y a rien de -prêt dans la maison!</p> - -<p>Elle quitta sa pipe et entra toute affairée, suivie de la jeune fille. -Pour la rassurer, je lui dis de me préparer simplement un coin où je -puisse m'asseoir pour souper et un lit pour dormir. Inutile de balayer -et d'épousseter, seulement un bon feu et des draps bien secs.</p> - -<p>—Et tout va bien aux Heights? demandai-je.</p> - -<p>—Oui, autant que j'en sais quelque chose.</p> - -<p>J'aurais voulu lui demander encore pourquoi Madame Dean avait quitté la -Grange, mais je la vis trop émue de mon retour; de sorte que je la -quittai et m'avançai lentement vers la demeure de M. Heathcliff, ayant -derrière moi l'éclat du soleil couchant, et devant moi la douce lueur -de la lune qui se levait. Je n'eus ni à grimper par-dessus la porte ni -à frapper pour me la faire ouvrir: elle céda sous ma main. Je fus -frappé de ce progrès.</p> - -<p>Les portes et les fenêtres étaient ouvertes; pourtant, comme c'est -l'usage dans les districts des mines de charbon, un beau feu rouge -illuminait la cheminée. La maison de Wuthering Heights est si grande -que les habitants pouvaient toujours se mettre à l'abri de l'excessive -chaleur du foyer. Avant d'entrer, j'entendis deux personnes qui se -parlaient, tout près d'une fenêtre.</p> - -<p>—<i>Contraire</i>, disait une voix, douce comme une clochette -d'argent. C'est la troisième fois que je vous le répète, âne que vous êtes. -Je ne vous le dirai plus. Tâchez de vous en souvenir, ou bien je vous -tire les cheveux.</p> - -<p>—Eh bien, <i>contraire</i>, alors, répondit une autre voix plus -profonde, mais adoucie. Et maintenant embrassez-moi pour mes bonnes -intentions.</p> - -<p>—Non. Je veux d'abord que vous lisiez tout le passage correctement -sans une seule faute.</p> - -<p>La lecture recommença: celui qui lisait était un jeune homme habillé -convenablement, et assis à une table avec un livre devant lui. Son beau -visage brillait de plaisir, et ses yeux ne cessaient de se promener -impatiemment de la page du livre vers une petite main blanche qui -s'appuyait sur son épaule et qui, de temps à autre, le rappelait à -son travail par une petite tape sur la joue. La propriétaire de cette -main se tenait derrière: ses légères boucles blondes se mêlaient par -intervalles aux cheveux noirs du jeune homme, et son visage...,—il -était heureux qu'il ne pût voir ce visage, car jamais il n'aurait pu -faire attention à ce qu'il lisait. Je pouvais le voir, moi, par la -fenêtre, et je me mordais la lèvre de dépit d'avoir laissé passer la -chance de faire quelque chose de plus que de le regarder.</p> - -<p>La leçon se termina, non sans, de nouvelles fautes. L'élève réclama -cependant sa récompense, et reçut au moins cinq baisers, que -d'ailleurs il rendit généreusement. Alors le couple s'avança vers la -porte, et se prépara à sortir pour faire un tour sur la lande. Je -supposai que le cœur d'Hareton, sinon sa bouche, m'enverrait au fond de -l'enfer si je le dérangeais dans cet heureux moment; et je me -détournai pour chercher un refuge dans la cuisine. Là aussi je trouvai -l'entrée libre, et je vis à la porte ma vieille amie Nelly Dean, qui -cousait en fredonnant une chanson, tandis que dans le fond se tenait le -vieux Joseph, interrompant sans cesse une lecture pieuse pour se -plaindre de la perversité universelle.</p> - -<p>En me reconnaissant, Madame Dean se dressa sur ses pieds, et me -cria:</p> - -<p>—Hé, M. Lockwood, Dieu vous bénisse! Quelle idée avez-vous eue de -revenir de cette façon? Tout est fermé à Thrushcross-Grange. Vous -auriez dû me prévenir.</p> - -<p>—Oh! je me suis arrangé déjà pour passer la nuit à la Grange, -répondis-je, je repars demain. Mais comment êtes-vous transportée -ici, Madame Dean? Dites-le moi!</p> - -<p>—Zillah est partie, peu de temps après votre départ; et M. -Heathcliff m'a fait venir ici pour y rester jusqu'à votre retour.</p> - -<p>—Je suis venu ici, dis-je, pour régler mon compte avec votre -maître.</p> - -<p>—Quel compte, monsieur, me dit Nelly, me conduisant dans la -maison?</p> - -<p>—Au sujet de mon loyer.</p> - -<p>—Oh! alors, c'est avec Madame Heathcliff que vous aurez à traiter, -ou plutôt avec moi, car elle n'a pas encore appris à diriger les -affaires, et je la remplace, faute de quelqu'un de mieux.</p> - -<p>Et comme elle voyait la surprise dans mes yeux:</p> - -<p>—Ah! dit-elle, il paraît que vous n'avez pas appris la mort -d'Heathcliff?</p> - -<p>—Heathcliff mort! m'écriai-je, et il y a longtemps?</p> - -<p>—À peu près trois mois: mais asseyez-vous, laissez-moi prendre -votre chapeau, et je vais tout vous raconter. Et si vous ne voulez rien -manger, buvez au moins un coup de notre bonne ale, vous avez l'air -fatigué.</p> - -<p>Elle sortit aussitôt pour aller chercher la boisson promise, et -j'entendis Joseph demander si ce n'était pas un scandale qu'elle eût -des poursuivants à son âge, s'il n'était pas honteux de voir vider -ainsi les caves du maître, etc. Mais Nelly ne prit pas la peine de lui -répondre et revint une minute après, apportant un magnifique broc -d'argent dont je louai le contenu comme il convenait. C'est alors que -j'entendis la fin de l'histoire d'Heathcliff.</p> - -<p>«Quinze jours environ après votre départ, dit Madame Dean, je fus -mandée aux Heights. Ma première entrevue avec Catherine me chagrina -beaucoup, je la trouvai si changée! M. Heathcliff ne m'expliqua pas les -motifs qu'il avait pour modifier sa conduite à mon égard; il me dit -seulement qu'il avait besoin de moi, qu'il était las de voir Catherine, -et qu'il fallait que je fasse mon possible pour la garder avec moi dans -le petit parloir. D'abord ma jeune maîtresse parut charmée de cet -arrangement. Je lui apportai de la Grange un grand nombre de livres, et -d'autres objets, qui avaient jadis servi à l'amuser. Je me flattais que -sa situation allait devenir plus tolérable, mais mon illusion ne fut -pas de longue durée. Catherine ne tarda pas à devenir irritable et -inquiète. D'une part, on lui défendait de sortir du jardin, et il lui -coûtait d'être ainsi renfermée à l'étroit pendant que le printemps -rayonnait. D'autre part, les soins du ménage m'obligeaient à la -quitter souvent, et alors elle souffrait de rester seule. Plutôt que de -demeurer sans compagnie, elle préférait aller se quereller avec Joseph -dans la cuisine. Souvent Hareton était lui aussi forcé de chercher -abri dans la cuisine; et bien qu'il fut toujours maussade et silencieux, -elle changea peu à peu d'attitude envers lui et ne put se résigner à -le laisser seul. Elle lui parlait, le raillait de sa sottise et de sa -paresse, s'étonnait de voir qu'il pût supporter la vie qu'il menait, -et rester toute une soirée à regarder le feu.</p> - -<p>—Il est tout à fait comme un chien, n'est-ce pas, Ellen, me -disait-elle, ou comme un cheval de trait! Il fait son ouvrage, mange sa -nourriture, et dort éternellement! Quel vide et lugubre esprit il doit -avoir! Vous arrive-t-il jamais de rêver, Hareton? Et alors, de quoi -pouvez-vous bien rêver? Mais vous n'êtes seulement pas capable de me -parler!</p> - -<p>«Et elle le regardait, mais lui ne voulait ni ouvrir la bouche ni lever -les yeux sur elle.</p> - -<p>—Il est peut-être en train de rêver maintenant, poursuivit-elle, -demandez-le-lui, Ellen.</p> - -<p>—M. Hareton va demander au maître de vous faire monter dans votre -chambre, si vous ne vous tenez pas tranquille, dis-je.</p> - -<p>—Je sais pourquoi Hareton ne parle jamais, quand je suis dans la -cuisine, s'écriait-elle une autre fois. Il a peur que je ne rie de lui. -Ellen, qu'en pensez-vous? Il s'est mis une fois à apprendre à lire; et -comme je me moquais, il a brûlé ses livres et arrêté son éducation. -N'était-il pas fou?</p> - -<p>—Et n'étiez-vous pas méchante, vous? dis-je. Répondez-moi -à cela.</p> - -<p>—Oui, peut-être l'ai-je été en effet, mais je n'aurais pas pensé -qu'il en fût si maussade. Hareton, si je vous donnais un livre, -maintenant, le prendriez-vous? Je vais essayer.</p> - -<p>«Elle lui mit dans la main le livre qu'elle lisait, mais il le rejeta, -en murmurant qu'il allait lui casser le cou si elle ne le laissait pas -tranquille.</p> - -<p>—Eh bien, dit-elle, je vais le mettre là dans le tiroir de la -table, et je vais aller me coucher.</p> - -<p>«Mais je lui appris le lendemain à son grand désappointement, que le -jeune homme n'avait pas touché à son livre, et cette comédie -recommença souvent par la suite sans plus de succès. Dans les belles -soirées de printemps, Hareton était toujours en chasse, et Catherine -gémissait et soupirait, et me suppliait de lui parler, et se sauvait -quand je commençais. Elle pleurait, disant qu'elle était fatiguée de -vivre, et que sa vie était inutile.</p> - -<p>«M. Heathcliff, qui devenait de plus en plus insociable, avait presque -chassé Earnshaw de la grande chambre. Au commencement de mars, un -accident força le jeune homme à rester à demeure dans la cuisine. Le -canon de son fusil éclata, et le blessa assez gravement au bras. -Catherine parut heureuse de l'avoir toujours dans la maison; en tout -cas, elle jugea sa chambre du premier étage encore plus insupportable -et s'ingénia pour trouver de la besogne à la cuisine.</p> - -<p>«Le lundi de Pâques, Joseph partit pour la foire de Gimmerton avec du -bétail. Earnshaw était assis, morose comme d'ordinaire, dans le coin -de la cheminée, et ma petite maîtresse se distrayait à faire des -dessins sur les fenêtres, à fredonner des chansons, à lancer des -regards impatients sur son cousin qui fumait tranquillement en -contemplant le feu. Tout d'un coup je la vis s'approcher du jeune homme -et je l'entendis lui parler.</p> - -<p>—J'ai découvert, Hareton, que j'ai besoin.... que je serais -heureuse..., que j'aimerais à ce que vous fussiez mon cousin -maintenant, si vous n'aviez pas été si dur et de si mauvaise humeur -pour moi.</p> - -<p>«Hareton ne répondit pas.</p> - -<p>—Hareton, Hareton, m'entendez-vous? poursuivit-elle.</p> - -<p>—Allez au diable!</p> - -<p>—Je veux que vous m'écoutiez, d'abord. Je ne sais comment faire -pour que vous m'adressiez la parole et vous faites exprès de ne pas -comprendre. Vous savez bien que quand je vous traite de stupide, cela ne -veut pas dire que je vous méprise. Allons, il faudra que vous fassiez -attention à moi, Hareton.</p> - -<p>—Je ne veux avoir rien à faire avec vous et votre sale orgueil et -vos tours de démon! répondit-il. Je veux aller en enfer corps et âme, -avant de me retourner de votre côté. Allons, éloignez-vous de moi, -tout de suite!</p> - -<p>«Catherine fronça le sourcil et se retira du côté de la fenêtre en -se mordant les lèvres, affectant de fredonner.</p> - -<p>—Vous devriez être amis, avec votre cousine, monsieur Hareton, -dis-je, puisqu'elle se repent de sa conduite envers vous. Cela vous ferait -un grand bien. Sa compagnie ferait de vous un autre homme.</p> - -<p>—Sa compagnie, s'écria-t-il, alors qu'elle me hait et ne me croit -pas capable de nettoyer ses souliers! Non, quand ce serait pour être roi, -je ne voudrais pas rechercher de nouveau ses bonnes grâces.</p> - -<p>—Ce n'est pas moi qui vous hais, c'est vous qui me haïssez, dit -Catherine toute en larmes. Vous me haïssez autant et plus que fait M. -Heathcliff.</p> - -<p>—Vous êtes une damnée menteuse! Pourquoi alors me serais-je exposé -à sa colère, cent fois, en prenant votre parti?</p> - -<p>—Je ne savais pas que vous ayez pris mon parti, répondit-elle, en -se séchant les yeux, et mon malheur me rendait amer pour chacun. Mais -maintenant je vous remercie et vous demande pardon. Que puis-je faire de -plus?</p> - -<p>«Elle revint vers le foyer et lui tendit franchement la main, puis -voyant qu'il serrait les poings sans répondre, elle se baissa, et le -baisa légèrement sur la joue. Je hochai la tête en signe de reproche, -ce qui la rendit très honteuse.</p> - -<p>—Que pouvais-je faire d'autre, Ellen? me dit-elle. Il ne voulait -ni me serrer la main, ni regarder de mon côté. Il fallait bien que je lui -montre en quelque façon que je l'aime et que je veux que nous soyons -amis.</p> - -<p>«Si Hareton fut convaincu par ce baiser, je ne puis le dire, je vis -seulement qu'il était gêné de cacher son visage et ne savait où -tourner les yeux.</p> - -<p>«Catherine s'occupa ensuite à envelopper de papier un beau livre, et, -l'ayant lié d'un ruban, et ayant inscrit dessus l'adresse, «à M. -Hareton Earnshaw», elle me pria de porter ce présent à son -destinataire.</p> - -<p>—Et dites-lui que s'il consent à le prendre, je viendrai lui -apprendre à le lire, tandis que s'il refuse, je monterai dans ma chambre et -ne lui adresserai jamais plus la parole.</p> - -<p>«Je fis la commission, surveillée par ma jeune maîtresse. Hareton ne -voulut pas ouvrir les doigts, de sorte que je déposai le livre sur ses -genoux, mais il ne fit non plus aucun effort pour le rejeter. Lorsque -Catherine entendit enfin qu'il enlevait la couverture, elle s'élança, -vint tranquillement s'asseoir à côté de lui. Il tremblait, et sa -figure étincelait.</p> - -<p>—Dites que vous me pardonnez, Hareton! Vous pouvez me rendre si -heureuse en disant ce petit mot.</p> - -<p>«Il murmura quelque chose d'incompréhensible.</p> - -<p>—Et vous serez mon ami? demanda Catherine.</p> - -<p>—Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre vie, et -plus vous me connaîtriez, plus vous auriez honte; et c'est ce que je ne -peux souffrir.</p> - -<p>—Ainsi, vous ne voulez pas être mon ami? dit-elle, avec un sourire -doux comme le miel, en se serrant contre lui.</p> - -<p>«Je n'entendis plus aucun mot distinct, mais en me retournant, -j'aperçus, penchées sur les pages du livre, deux figures si radieuses -que je vis bien que le traité avait été ratifié des deux côtés, et -que désormais les ennemis étaient devenus des alliés.</p> - -<p>«Le livre était plein de belles images, de sorte que les deux jeunes -gens restèrent immobiles à les regarder jusqu'au retour de Joseph. -Celui-ci fut tout surpris en apercevant Catherine assise à côté de -Hareton et la main appuyée sur son épaule. Il força Hareton à aller -rejoindre Heathcliff dans la maison, et comme Catherine promettait à -son cousin de lui apporter le lendemain d'autres livres, et voulait -laisser celui-là sur la cheminée:</p> - -<p>—Tous les livres que vous laisserez, je les porterai au maître, -dit Joseph, et il n'y a guère chance que vous les retrouviez. Mais Cathy -lui assura que sa bibliothèque à lui paierait pour le mal qu'il ferait -à la sienne; et, passant en souriant auprès d'Hareton, elle remonta -dans sa chambre, plus légère de cœur qu'elle n'avait jamais été -auparavant sous ce toit.</p> - -<p>«Ainsi engagée, l'intimité grandit rapidement, malgré mille petites -interruptions d'un instant. Earnshaw n'était pas commode à civiliser -et ma jeune maîtresse n'était ni un philosophe, ni un modèle de -patience; mais leurs deux esprits tendaient au même but, de sorte -qu'ils finirent par y arriver.</p> - -<p>—Vous le voyez, M. Lockwood, c'était assez facile de gagner le -cœur de Madame Heathcliff. Mais maintenant je suis heureuse que vous ne -l'ayez pas essayé. L'union de ces deux êtres couronnera tous mes -vœux; et il n'y aura pas une femme plus heureuse que moi dans toute -l'Angleterre le jour de leurs noces.</p> - -<p>«Un lundi matin, et comme Earnshaw était encore forcé de rester à la -maison à cause de son accident, Catherine descendit avant moi et alla -rejoindre son cousin dans le jardin. Lorsque j'allai les trouver pour -les prévenir que le déjeuner était prêt, je vis qu'elle avait -persuadé au jeune homme d'arracher un grand nombre de buissons et de -planter à la place des fleurs rapportées de la Grange.</p> - -<p>«Je fus terrifiée de la dévastation qu'ils avaient accomplie dans une -petite demi-heure; les noirs buissons de cassis qu'ils venaient -d'arracher faisaient la joie de Joseph, et je pensais bien qu'il serait -furieux.</p> - -<p>—Là! Tout cela va être montré au maître! m'écriai-je. Quelle -excuse aurez-vous pour avoir pris de telles libertés? Nous allons avoir -une belle explosion sur la tête! M. Hareton, je m'étonne que vous -n'ayez pas plus d'esprit; vous êtes fou de l'écouter ainsi!</p> - -<p>—J'avais oublié que ces buissons étaient à Joseph, répondit -Earnshaw très embarrassé; mais je vais lui dire que c'est moi qui ai -tout fait.</p> - -<p>«Nous prenions toujours nos repas avec M. Heathcliff. Je tenais la -place de maîtresse de la maison pour servir le thé et pour découper. -Catherine était généralement assise à côté de moi; mais ce -jour-là, elle s'était mise près d'Hareton, et je vis bien qu'elle -n'aurait pas plus de discrétion dans son amitié qu'elle n'en avait eu -dans son hostilité.</p> - -<p>—Prenez garde au moins de ne pas trop causer avec votre cousin, -lui murmurai-je à l'oreille. Cela ennuierait M. Heathcliff et il serait -furieux contre vous deux.</p> - -<p>—Soit, je ne lui causerai pas, répondit-elle.</p> - -<p>«Mais la minute d'après, elle s'était installée à côté de lui, et -trempait des primevères dans son plat de porridge.</p> - -<p>«Lui, n'osait pas lui parler, ni même la regarder; mais elle -continuait à l'agacer, si bien qu'il fut deux fois sur le point -d'éclater de rire. Je fronçai le sourcil; elle s'arrêta, jeta un coup -d'œil sur le maître, dont l'esprit semblait occupé de toute autre -chose que de nous; mais bientôt elle se retourna et recommença ses -folies.</p> - -<p>«Hareton ayant cette fois poussé un rire contenu, M. Heathcliff -tressaillit et ses yeux firent rapidement le tour de la table. Catherine -le considérait avec son regard habituel, un regard inquiet, mais plein -de défi, et qu'il abhorrait.</p> - -<p>—Vous avez de la chance d'être hors de ma portée! cria-t-il. Quel -démon vous possède pour que vous me regardiez constamment avec ces -yeux d'enfer? Détournez vos yeux, et ne me faites pas souvenir -désormais de votre existence. Je croyais vous avoir guérie de -l'habitude de rire!</p> - -<p>—C'était moi, murmura Hareton.</p> - -<p>—Que dites-vous? demanda le maître.</p> - -<p>«Hareton regarda son assiette et ne dit rien. M. Heathcliff, après -l'avoir considéré un instant, reprit sa rêverie interrompue. Le -déjeuner était à peu près achevé, et les deux jeunes gens -s'étaient mis prudemment à l'écart, lorsque Joseph se montra à la -porte, la lèvre tremblante et les yeux furieux, et déclara longuement -qu'il voulait s'en aller, qu'il ne pouvait pas supporter davantage une -pareille cruauté.</p> - -<p>—Allons, allons, idiot, interrompit Heathcliff, assez! De quoi -vous plaignez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos querelles avec Nelly. -Elle peut vous jeter dans le trou à charbon sans que je m'en soucie.</p> - -<p>—Ce n'est pas Nelly! répondit Joseph. Si méchante qu'elle soit, -Dieu merci, elle ne serait pas capable de voler l'âme de personne. C'est -cette maudite petite reine-là, qui a ensorcelé notre garçon avec ses -yeux hardis et ses manières provocantes. Il a oublié tout ce que j'ai -fait pour lui et il a été arracher toute une rangée de mes plus beaux -cassis dans le jardin.</p> - -<p>—Cet animal est-il ivre? demanda M. Heathcliff. Hareton, est-ce à -vous qu'il en a?</p> - -<p>—J'ai arraché deux ou trois buissons, répondit le jeune homme, -mais je vais les replanter.</p> - -<p>—Et pourquoi les avez-vous arrachés?</p> - -<p>«Catherine intervint.</p> - -<p>—Nous voulions planter là quelques fleurs. Je suis la seule -personne à blâmer, car c'est moi qui l'ai voulu.</p> - -<p>—Et qui diable vous a donné la permission de toucher à quoi que ce -soit ici? demanda son beau-père stupéfait. Et qui vous a ordonné de -lui obéir? ajouta-t-il en se tournant vers Hareton.</p> - -<p>«Ce dernier restait muet; sa cousine répondit:</p> - -<p>—Vous ne devriez pas me refuser quelques pouces de terre, vous qui -m'avez pris toutes mes terres!</p> - -<p>—Vos terres, insolente souillon! Jamais vous n'en avez eu!</p> - -<p>—Et mon argent aussi, poursuivit-elle, en lui lançant son regard -irrité.</p> - -<p>—Silence! Allez-vous en!</p> - -<p>—Et aussi les terres d'Hareton, et son argent! poursuivit la jeune -femme hors d'elle-même. Hareton et moi sommes amis maintenant, et je -lui dirai tout à votre sujet.</p> - -<p>«Le maître parut un instant confondu. Il devint très pâle et se -leva, sans cesser de la considérer avec une expression de haine -mortelle.</p> - -<p>—Si vous me frappez, Hareton vous frappera! dit-elle. Ainsi vous -feriez mieux de rester assis.</p> - -<p>—Si Hareton ne vous chasse pas d'ici, je le frapperai à mort! -tonna Heathcliff. Maudite sorcière! Osez-vous prétendre à l'exciter contre -moi? Hors d'ici! Entendez-vous! Emmenez-la dans la cuisine! Je vais la -tuer, Ellen Dean, si vous me laissez la revoir.</p> - -<p>«Hareton essaya tout bas de lui persuader de s'en aller.</p> - -<p>—Chassez-la d'ici, cria Heathcliff d'un ton de voix sauvage. -Allez-vous perdre votre temps à lui parler?</p> - -<p>«Et il s'approcha pour exécuter lui-même son ordre.</p> - -<p>—Il ne vous obéira plus désormais, méchant homme, dit Catherine, -et bientôt il vous détestera autant que je le fais.</p> - -<p>—Chut! Chut! murmura le jeune homme d'un ton de reproche; je ne -veux pas vous entendre lui parler ainsi.</p> - -<p>—Mais vous ne souffrirez pas qu'il me frappe, lui cria-t-elle?</p> - -<p>—Alors, venez.</p> - -<p>«Mais il était trop tard: Heathcliff l'avait saisie dans ses mains.</p> - -<p>—Et maintenant, vous, allez-vous en! dit-il à Earnshaw. Satanée -sorcière! Cette fois elle m'a provoqué au delà de ce que je pouvais -supporter et je vais la faire s'en repentir à jamais.</p> - -<p>«Il l'avait empoignée par les cheveux, et Hareton essayait vainement -de la lui enlever, le suppliant de ne pas lui faire de mal cette fois -encore. Les yeux noirs d'Heathcliff étincelaient; il semblait prêt à -la mettre en pièces, et je venais à mon tour à la rescousse lorsque -je vis tout à coup ses doigts se relâcher; maintenant il la tenait -simplement par le bras et la regardait dans les yeux. Puis il lui cacha -les yeux avec ses mains, se recueillit un instant, et finit par lui dire -avec assez de calme.</p> - -<p>—Il faut que vous appreniez à éviter de me passionner, ou bien il -m'arrivera vraiment de vous tuer un jour. Allez avec Madame Dean et -restez avec elle. Quant à Hareton Earnshaw, si je le vois vous -écouter, je l'enverrai chercher son pain où il pourra le trouver. -Votre amitié pour lui fera de lui un mendiant. Nelly, emmenez-la, et -qu'on me laisse seul.</p> - -<p>«M. Heathcliff resta seul dans la chambre jusqu'au diner. J'avais -conseillé à Catherine de diner en haut, mais aussitôt qu'il vit son -siège vide, il m'envoya la chercher. Il ne parla à personne, mangea -très peu, et sortit tout de suite après, en donnant à entendre qu'il -ne reviendrait pas avant le soir.</p> - -<p>«Pendant son absence, les deux nouveaux amis s'installèrent dans la -maison. Tout d'un coup, j'entendis que Hareton grondait durement sa -cousine parce qu'elle s'était offerte à lui révéler la conduite de -son beau-père envers son père à lui. Il dit qu'il ne souffrirait pas -un mot de blâme contre M. Heathcliff. Quand même celui-ci serait le -diable, cela n'importait; il serait de son parti. Il lui dit qu'il -préférait la voir dire du mal de lui-même, comme elle faisait -auparavant, que de M. Heathcliff. Catherine allait se fâcher, mais il -trouva le moyen de la retenir en lui demandant si elle aimerait qu'il -lui dise du mal de son père à elle. Elle parut alors comprendre -qu'Earnshaw était attaché au maître par des liens assez forts pour -que la raison ne puisse les dénouer, par des chaînes qu'avait forgées -l'habitude, et qu'il serait cruel d'essayer de briser. Depuis lors, elle -fit preuve de son bon cœur en évitant aussi bien les plaintes que les -expressions d'antipathie à l'égard d'Heathcliff; et je ne crois pas en -vérité que, à dater de ce jour, elle ait prononcé une seule phrase -contre son oppresseur en présence du jeune homme.</p> - -<p>«Ce petit désaccord réglé, ils redevinrent amis, et s'occupèrent de -leur mieux, elle comme maîtresse, lui comme élève. Je vins m'asseoir -près d'eux quand j'eus fini mon ouvrage et je me sentis si heureuse de -les voir ainsi que je ne fis pas attention à la fuite du temps. Vous le -savez, ils m'apparaissaient tous les deux un peu comme mes enfants; -d'elle, j'avais été fière en tous temps; et j'étais sûre maintenant -que lui aussi serait pour moi une source de satisfaction. Sa nature -honnête, intelligente et ardente dissipa rapidement les nuages -d'ignorance et de dégradation où on l'avait maintenu. Son esprit en -s'éclairant éclaira ses traits, rendit leur expression plus vive et -plus noble. Je pouvais à peine croire que c'était le même individu -que j'avais vu à la même place, si sauvage et si inculte, un an -auparavant. Pendant qu'ils travaillaient et que je les admirais, le -maître rentra. Il arriva à l'improviste, et put voir en plein notre -groupe avant que nous ayons songé à lever les yeux.</p> - -<p>C'est seulement lorsqu'il fut tout près que les deux jeunes gens -s'aperçurent de sa présence. Peut-être n'avez-vous jamais remarqué -que leurs yeux sont tout à fait semblables? Ils ont tous les deux les -yeux de Catherine Earnshaw. Notre Catherine n'a pas d'autre trait de -ressemblance avec sa mère, excepté la largeur du front, et une -disposition des narines qui lui donne l'air hautain, qu'elle le veuille -ou non. Hareton au contraire ressemble beaucoup à sa tante; et cette -ressemblance était alors particulièrement frappante, à cause de -l'activité exceptionnelle de ses sens et de son esprit à ce moment. -Peut-être est-ce cette ressemblance qui désarma M. Heathcliff: il -s'était avancé derrière le foyer avec une agitation manifeste; mais -il se calma aussitôt qu'il rencontra les yeux du jeune homme. Il lui -prit le livre des mains, regarda la page ouverte, puis le rendit sans -aucune observation, en faisant signe simplement à Catherine de -s'éloigner. Son compagnon ne tarda pas à sortir derrière elle, et -j'allais m'éloigner aussi lorsque le maître m'ordonna de rester avec -lui.</p> - -<p>—Voilà une bien pauvre conclusion, n'est-ce pas? me dit-il, après -un instant de réflexion. J'amasse des leviers et des pioches pour démolir -les deux maisons, et je me prépare à agir comme un hercule, et puis -lorsque tout est prêt et en mon pouvoir, je ne me trouve plus la force -d'enlever une seule tuile du toit. Mes anciens ennemis ne m'ont pas -vaincu; ce serait au contraire maintenant le moment précis pour me -venger sur ceux qui les représentent, et je pourrais le faire, et -personne ne pourrait m'en empêcher. Mais à quoi bon? Je ne me soucie -pas de frapper: je ne veux pas prendre la peine de lever la main. Ne -croyez pas que j'aie trouvé cette occasion de me montrer magnanime: -j'ai simplement perdu la faculté de trouver du plaisir à leur -destruction, et je ne veux pas avoir la fatigue de détruire quoi ce -soit.</p> - -<p>«Nelly, je sens venir en moi un changement singulier. Je prends si peu -d'intérêt à ma vie journalière que c'est à peine si j'ai l'idée de -manger et de boire. Ces deux êtres qui viennent de quitter cette -chambre sont les seuls objets qui gardent pour moi une apparence -matérielle distincte; et cette apparence me cause une peine infinie. -D'elle, je ne veux rien dire, mais je souhaiterais vivement qu'elle -devint invisible, sa présence n'éveille en moi que des sensations qui -m'affolent. Lui, c'est d'une autre façon qu'il m'émeut; et cependant, -si je pouvais le faire sans avoir l'air d'être fou, je ne le reverrais -pas.</p> - -<p>«Il y a cinq minutes, Hareton m'a semblé une incarnation de ma -jeunesse. Sa ressemblance saisissante avec Catherine le rattachait -terriblement à elle. Mais ce n'est pas là la raison la plus puissante: -car qu'est-ce qui n'est pas rattaché à elle pour moi? Est-il une chose -qui ne me la rappelle pas? Je ne puis baisser les yeux vers ce plancher -sans voir ses traits dessinés sur les dalles. Dans chaque nuage, dans -chaque arbre, je suis environné de son image: elle remplit l'air la -nuit, et reparaît le jour au fond de toutes choses. Les figures les -plus ordinaires des hommes et des femmes, ma propre figure, me raillent -en me la faisant voir. Le monde entier est une collection terrible de -souvenirs me faisant songer qu'elle a existé et que je l'ai perdue. Eh -bien! la vue d'Hareton a été pour moi le fantôme de mon impérissable -amour, de mes efforts farouches pour maintenir mon droit, de ma -dégradation et de mon orgueil, de mon angoisse et de mon bonheur.</p> - -<p>«Mais c'est folie de vous répéter ces idées: vous comprendrez -comment, malgré ma répugnance à rester toujours seul, sa société -loin d'être pour moi un bienfait, aggrave encore mon supplice; et c'est -en partie cela qui me rend indifférent à la façon dont il se comporte -avec sa cousine. Il m'est, impossible désormais de faire attention à -eux.»</p> - -<p>—Mais que voulez-vous dire par un changement, M. Heathcliff? -dis-je, effrayée de ses paroles. «Jamais je ne l'avais jugé en danger de -perdre la raison ni la santé. Il était aussi fort et bien portant que -d'ordinaire; et pour ce qui est de sa raison, il s'était complu dès -l'enfance à insister sur les idées sombres et à entretenir -d'étranges imaginations. Il pouvait bien avoir une monomanie au sujet -de sa défunte idole; mais sur tous les autres points, son esprit était -aussi solide que le mien.</p> - -<p>—Ce changement, je ne le connaîtrai que lorsqu'il sera venu; je -n'en ai encore qu'un vague pressentiment.</p> - -<p>—Vous ne vous sentez pas malade, n'est-ce pas? demandai-je.</p> - -<p>—Non, Nelly, pas du tout.</p> - -<p>—Vous n'avez pas peur de mourir, non plus?</p> - -<p>—Peur? Oh non, répliqua-t-il. Je n'ai ni la peur, ni le -pressentiment, ni l'espoir de mourir. Avec ma constitution robuste et -mon train de vie tempéré, il est probable que je resterai vivant -jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un cheveu blanc sur ma tête. Et -pourtant, je ne puis continuer à rester dans cette condition. C'est -seulement par force que je puis faire les actes les plus insignifiants, -noter une personne vivante ou morte qui ne se rattache pas à mon idée -constante. Je n'ai qu'un seul désir, et tout mon être tend à le -réaliser. J'y ai tendu si longtemps et si fermement que je suis -convaincu que je pourrai le réaliser, et bientôt, parce qu'il a -dévoré mon existence. Dieu! C'est une longue lutte et je voudrais -qu'elle soit finie.</p> - -<p>«Il se mit à marcher dans la chambre, se murmurant à lui-même des -choses terribles, si bien que je penchai à croire comme l'avait dit -Joseph, que sa conscience avait fait un enfer dans son cœur. Je me -demandai comment cela finirait car j'étais sûre que c'était là -maintenant son état ordinaire, malgré que personne à le voir ne -l'eût deviné. Il était alors exactement le même que lorsque vous -l'avez vu, M. Lockwood, seulement plus épris encore de solitude, et -peut-être encore plus laconique en société.</p> - -<p><br /></p> - -<p>«Pendant quelques jours après cette soirée, M. Heathcliff évita de -nous rencontrer à table, sans jamais consentir cependant à en exclure -Hareton et Cathy. Il ne voulait pas céder entièrement à ses -sentiments, et préférait s'absenter, ne mangeant guère plus qu'une -fois par jour.</p> - -<p>«Une nuit, lorsque tout le monde était couché, je l'entendis -descendre et sortir. Le lendemain matin, il était encore absent. Nous -étions en avril, le temps était doux et chaud, l'herbe aussi verte que -pouvaient la rendre telle les pluies et le soleil; et les deux pommiers -nains près du mur étaient tout en fleurs. Après le déjeuner, -Catherine voulut absolument porter ma chaise et me faire asseoir avec -mon ouvrage sous les sapins qui bordent la maison; et elle demanda à -Hareton, qui s'était tout à fait remis de son accident, de lui -arranger son petit jardin, transporté dans ce coin à la suite des -plaintes de Joseph. Je jouissais commodément des senteurs du printemps -et de la douceur du ciel bleu lorsque je vis ma jeune dame, qui était -allée près de la grand'porte pour chercher des pieds de primevères, -revenir en courant, et nous informer que M. Heathcliff revenait. «Et il -m'a parlé, ajouta-elle, d'un air confondu.»</p> - -<p>—Que vous a-t-il dit, demanda Hareton?</p> - -<p>—Il m'a dit de me sauver aussi vite que je pouvais; mais il avait -une figure si différente de l'ordinaire que je me suis arrêtée un moment -pour le regarder.</p> - -<p>—Comment cela?</p> - -<p>—Eh bien, il avait l'air presque brillant et joyeux; non, pas -presque, mais très excité, et très gai, répondit-elle.</p> - -<p>—C'est, alors, que les promenades nocturnes lui font du bien, -remarquai-je d'un ton insouciant, mais en réalité, je n'étais pas -moins surprise qu'elle, et j'avais hâte de constater la vérité de ce -qu'elle venait de dire. Je trouvai un prétexte pour rentrer dans la -maison. Heathcliff se tenait debout sur la porte: il était pâle et il -tremblait; mais certainement il avait dans les yeux un étrange éclat -joyeux qui altérait l'aspect de sa figure.</p> - -<p>—Voulez-vous déjeuner? lui demandai-je. Vous devez avoir faim -après avoir rôdé toute la nuit.</p> - -<p>—Non, je n'ai pas faim, répondit-il, détournant la tête et me -parlant avec mépris comme s'il devinait que je cherchais à pénétrer -les raisons de sa bonne humeur.</p> - -<p>—Je ne crois pas que ce soit bon pour vous de sortir la nuit, lui -fis-je observer: pas en tous cas pendant cette saison humide. Je -prévois que vous allez attraper un rhume ou une fièvre, vous avez -l'air d'avoir quelque chose.</p> - -<p>—Rien que ce que je peux supporter, répondit-il, et même avec -grand plaisir, pourvu que vous me laissiez seul. Allez vous-en, et ne -m'ennuyez pas.</p> - -<p>«J'obéis, et je remarquai en passant qu'il respirait avec une violence -inouïe.</p> - -<p>«Ce jour-là, il s'assit à table avec nous» et reçut de mes mains -une assiette chargée jusqu'au bord, comme s'il voulait se rattraper de -son jeûne du matin.</p> - -<p>—Je n'ai ni rhume ni fièvre, Nelly, fit-il, par allusion à mon -discours du matin; et je suis prêt à faire honneur à la nourriture -que vous allez me donner.</p> - -<p>Il avait pris son couteau et sa fourchette et commençait à manger -lorsque tout d'un coup son excitation parut tomber. Il déposa le -couteau et la fourchette sur la table, jeta un coup d'œil du côté de -la fenêtre, puis se leva et sortit. Nous le vîmes marcher de long en -large dans le jardin, pendant que nous terminions notre dîner; Earnshaw -nous dit qu'il voulait aller le rejoindre et lui demander pourquoi il ne -voulait pas dîner: il avait peur de l'avoir offensé en quelque façon.</p> - -<p>—Eh bien, va-t-il venir? demanda Catherine en voyant revenir son -cousin.</p> - -<p>—Non, répondit-il, mais il n'est pas fâché; en vérité il avait -plutôt l'air heureux; seulement je l'ai impatienté en lui adressant -une seconde fois la parole, et alors il m'a dit de retourner vous -rejoindre.</p> - -<p>«Je mis son assiette au chaud; et, après une heure ou deux, il rentra, -sans paraître calmé en aucune façon. Il avait la même expression -anormale de joie sous ses sourcils noirs, le même teint pâle, et de -temps à autre il laissait voir ses dents dans un vague sourire. Il -tremblait, non comme on tremble de froid ou de faiblesse, mais plutôt -d'une vibration incessante et régulière.</p> - -<p>«Je ne me retins plus de savoir ce qu'il avait.</p> - -<p>—Avez-vous appris de bonnes nouvelles, M. Heathcliff? Vous avez -l'air plus animé que de coutume?</p> - -<p>—Et d'où? D'où pourrais-je avoir une bonne nouvelle? Je suis -simplement excité par la faim, et avec cela je ne peux pas manger.</p> - -<p>—Votre dîner est là, répondis-je; pourquoi ne le mangeriez-vous -pas?</p> - -<p>—Non, pas maintenant, murmura-t-il rapidement. J'attendrai le -souper. Et, Nelly, une fois pour toutes, laissez-moi vous prier de prévenir -Hareton et les autres qu'ils aient à se tenir à l'écart de mon -chemin. Je veux n'être dérangé par personne: je veux avoir cet -endroit pour moi seul.</p> - -<p>—Y a-t-il quelque nouvelle raison à ce bannissement? demandai-je. -Dites-moi ce qui vous rend si singulier, M. Heathcliff. Où êtes-vous -allé la nuit dernière? Ce n'est pas par vaine curiosité que je vous -fais cette question.</p> - -<p>—Si, c'est par curiosité, fit-il avec un rire; mais, n'importe, je -vais y répondre. La nuit dernière, j'étais sur le seuil de l'Enfer. -Aujourd'hui, je suis en vue du Ciel. J'y ai mes yeux fixés: à peine -trois pas pour m'en séparer. Et maintenant, vous feriez mieux de vous -en aller.</p> - -<p>«C'est ce que je fis en effet, plus perplexe qu'auparavant, après -avoir balayé le foyer et nettoyé la table.</p> - -<p>«Il resta dans la maison toute cette après-midi et personne ne -dérangea sa solitude jusqu'à ce que, à huit heures, je crus devoir me -permettre de lui apporter de la lumière et son souper. Il s'appuyait -contre le rebord d'une fenêtre ouverte, mais il ne regardait pas dehors -et avait le visage tourné vers l'intérieur sombre de l'appartement. Le -feu s'était éteint; la chambre était remplie de l'air doux et humide -du soir; et le calme était si grand que non seulement on pouvait -distinguer le murmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais encore le -bruit de son frottement contre les galets ou les larges pierres qu'il -rencontrait sur son chemin. En entrant, je me mis à fermer les volets -des fenêtres, jusqu'à ce que je parvins à la fenêtre où il s'était -appuyé.</p> - -<p>—Puis-je fermer ceci? demandai-je pour l'éveiller, car il restait -immobile.</p> - -<p>«La lumière éclaira ses traits pendant que je lui parlais. Oh! M. -Lockwood, je ne puis vous dire le frisson terrifié que me causa ce -rapide coup d'œil! Ces yeux noirs et profonds! Ce sourire et cette -pâleur de spectre! Je crus voir, non pas M. Heathcliff, mais un -fantôme; et, dans mon épouvante, je baissai la chandelle de façon -qu'elle s'éteignit.</p> - -<p>—Oui, fermez, me répondit-il d'une voix familière. Mais voyez -comme vous êtes maladroite. Pourquoi teniez-vous la chandelle de cette -façon? Allons, faites vite et rapportez-en une autre.</p> - -<p>«Je me hâtai en effet, affolée, je sortis, et, n'osant pas rentrer, -je dis à Joseph que le maître lui ordonnait d'apporter de la lumière -et de rallumer le feu.</p> - -<p>«Joseph partit avec des cendres chaudes pour rallumer le feu; mais -aussitôt il revint, rapportant et les cendres et le souper. Il -m'annonça que M. Heathcliff allait se coucher et ne voulait pas manger -jusqu'au lendemain. Nous l'entendîmes en effet monter aussitôt -l'escalier; il n'alla pas dans sa chambre habituelle, mais entra dans -celle du lit à panneaux: la fenêtre de cette chambre est assez large -pour qu'on puisse passer à travers, et je soupçonnai Heathcliff de -méditer de nouveau une excursion nocturne dont il ne voulait pas que -nous nous apercevions.</p> - -<p>«Après une nuit traversée des rêves les plus horribles, je me levai -et j'allai dans le jardin pour voir s'il y avait des traces de pas sous -la fenêtre. Mais non, il n'y en avait aucune. «Il est resté ici la -nuit, pensai-je, tout ira bien aujourd'hui.» Je préparai le déjeuner -à l'ordinaire, et je dis à Hareton et à Catherine de ne pas attendre -l'arrivée du maître.</p> - -<p>«Ils aimèrent mieux déjeuner dehors sous les arbres et j'allai leur -disposer une petite table à cette intention.</p> - -<p>«En rentrant, je trouvai M. Heathcliff descendu. Il causait avec Joseph -des affaires de la ferme: il lui donnait des indications claires et -détaillées, mais il parlait très vite, tournait sans cesse la tête -de côté, et gardait toujours cette expression exaltée, plus forte -même que la veille. Lorsque Joseph quitta la chambre, il s'assit à sa -place ordinaire et je mis un bol de café devant lui. Il fit un geste -pour le rapprocher de lui, puis reposa ses bras sur la table et se mit -à observer avec un soin infini un endroit déterminé du mur en face de -lui; ses yeux mobiles étincelaient, et il paraissait si intéressé à -ce qu'il voyait que parfois il s'arrêtait une demi-minute pour -respirer.</p> - -<p>—Allons, m'écriai-je, lui mettant un morceau de pain dans la main, -buvez votre café pendant qu'il est chaud, il y a près d'une heure -qu'il attend.</p> - -<p>«Il ne fit pas attention à moi, et pourtant il sourit. J'aurais -préféré le voir grincer des dents que sourire de cette façon.</p> - -<p>—M. Heathcliff! Mon maître! m'écriai-je; pour l'amour de Dieu, ne -regardez pas comme si vous voyiez une vision surnaturelle.</p> - -<p>—Pour l'amour de Dieu, ne criez pas si fort, me répondit-il. -Regardez alentour, et dites-moi si nous sommes seuls?</p> - -<p>—Naturellement, nous sommes seuls.</p> - -<p>«Pourtant je lui obéis involontairement comme si je n'en étais pas -tout à fait sûre. Lui cependant éloigna le pain et la cuiller, et -s'accouda sur la table pour regarder plus à son aise.</p> - -<p>«Je m'aperçus alors que ce n'était pas le mur qu'il regardait, car -son regard avait l'air d'être dirigé sur quelque chose de très -éloigné. Et la chose qu'il voyait, quelle qu'elle fut, paraissait à -la fois lui donner un plaisir et une peine infinis: car sa figure avait -une expression où l'angoisse se mêlait avec le ravissement. J'eus beau -lui rappeler son abstinence prolongée de toute nourriture; lorsqu'il -faisait un mouvement pour prendre un morceau de pain, ses doigts se -détendaient avant de le saisir, et retombaient sur la table, inertes.</p> - -<p>«Et comme je continuais mes instances, il s'irrita, me demanda pourquoi -je ne le laissais pas prendre son temps, me dit que la prochaine fois -j'aurais à le laisser déjeuner seul et à m'en aller. Après quoi il -quitta la maison, descendit vivement le sentier du jardin et disparut -par la grand'porte.</p> - -<p>«Il ne revint qu'après minuit, et, au lieu d'aller se coucher, il -s'enferma dans l'appartement du bas. Ne pouvant dormir, j'écoutai, et -je finis par me lever et par descendre. Je distinguai le pas de M. -Heathcliff se promenant de long en large. De temps à autre il rompait -le silence pour pousser un profond soupir pareil à un grognement. Il -murmurait aussi des mots incohérents, mais le seul que je pus saisir -était le nom de Catherine, prononcé sur un ton bas et grave, comme -celui d'une personne présente à qui il aurait parlé. Je n'eus pas le -courage d'entrer dans la chambre, mais, voulant le tirer de sa rêverie, -je me mis à préparer le feu de la cuisine et à gratter les cendres. -Il s'aperçut du bruit plus tôt que je n'avais pensé. Il ouvrit -immédiatement la porte et dit:</p> - -<p>—Nelly, venez ici; est-ce déjà le matin? Venez avec votre -lumière.</p> - -<p>—Voilà quatre heures qui sonnent, répondis-je. Vous avez sans -doute besoin d'une chandelle pour remonter dans votre chambre?</p> - -<p>—Non, je ne veux pas remonter dans ma chambre, dit-il. Venez, et -allumez-moi le feu, et faites tout ce qu'il y a à faire dans la maison.</p> - -<p>«J'apportai un soufflet, et je m'assis près du foyer. Lui cependant -continuait à marcher, et ses lourds soupirs se succédaient si pressés -qu'ils semblaient avoir remplacé sa respiration accoutumée.</p> - -<p>—Au point du jour, j'enverrai chercher Green, me dit-il; je veux -l'interroger sur certains détails de législation tandis que je peux -encore accorder une pensée à ces matières, et agir avec un peu de -calme. Je n'ai pas encore écrit mon testament, et je ne puis décider -ce que je dois faire de ma propriété. Je voudrais pouvoir l'anéantir -de la surface de la terre.</p> - -<p>—Ne parlez pas ainsi, M. Heathcliff. Attendez encore avec votre -testament: vous aurez encore le temps de vous repentir de vos nombreuses -injustices. Jamais je n'aurais pensé que vos nerfs se détraqueraient, -et cependant ils sont singulièrement détraqués maintenant, et presque -entièrement par votre propre faute. La façon dont vous avez passé ces -trois dernières nuits aurait abattu l'homme le plus fort. Prenez -quelque nourriture et quelque repos. Vous n'avez qu'à vous regarder -dans une glace pour voir combien vous avez besoin de l'une et de -l'autre. Vos joues sont creuses, et vos yeux pleins de sang; vous êtes -comme une personne qui meurt de faim et qui perd la vue par manque de -sommeil.</p> - -<p>—Ce n'est pas ma faute si je ne puis dormir ni me reposer; je vous -assure que ce n'est nullement par un dessein prémédité. Je le ferai -aussitôt que je pourrai. Mais vous pourriez aussi bien dire à un homme -qui lutte dans l'eau de se reposer à quelque distance du rivage. Il -faut d'abord que j'y parvienne, et alors je me reposerai. Pour M. Green, -soit, n'en parlons plus; et quant à me repentir de mes injustices, je -n'ai pas fait d'injustices et ne me repens de rien. Je suis trop -heureux; et cependant, je ne suis pas assez heureux. Le bonheur de mon -âme tue mon corps, sans se satisfaire lui-même.</p> - -<p>—Heureux, maître? m'écriai-je. Étrange bonheur! Si vous vouliez -m'écouter sans vous mettre en colère je vous donnerais un conseil qui -pourrait vous rendre plus heureux.</p> - -<p>—Qu'est-ce que c'est? Donnez.</p> - -<p>—Vous savez, dis-je, M. Heathcliff, que depuis l'âge de treize ans -vous avez mené une vie égoïste et peu chrétienne; et c'est à peine, -probablement, si vous avez tenu une Bible dans vos mains pendant tout ce -temps. Vous devez avoir oublié le contenu de ce livre. Croyez-vous -qu'il serait mauvais d'envoyer chercher un ministre ou quelqu'un pour -vous l'expliquer, pour vous montrer combien vous vous êtes écarté de -ses préceptes?</p> - -<p>—Je suis plutôt content que fâché de ce que vous me dites, Nelly, -car vous me faites songer à vous indiquer de quelle façon je veux -être enterré. Je veux que l'on me porté au cimetière le soir. Vous -pourrez, si vous voulez, m'accompagner avec Hareton; et vous aurez soin -de veiller à ce que le fossoyeur obéisse à mes instructions au sujet -des deux cercueils. Aucun ministre n'a besoin de venir, et il n'y a -besoin de rien dire sur mes restes. Je vous répète que j'ai presque -atteint mon ciel à moi, et celui des autres ne me tente en aucune -façon.</p> - -<p>«Aussitôt, qu'il entendit se lever les autres membres de la famille, -il se retira dans sa tanière, et je respirai plus librement. Mais -l'après-midi, tandis que Joseph et Hareton étaient à leur ouvrage, il -entra dans la cuisine, et, d'un air égaré, me dit de venir m'asseoir -dans la maison parce qu'il avait besoin de quelqu'un avec lui. Je -refusai, lui disant simplement que l'étrangeté de ses discours et de -ses manières m'épouvantait, et que je n'avais ni assez de nerfs ni -assez de courage pour rester seule avec lui.</p> - -<p>—Je crois que vous me prenez pour un démon, dit-il, avec son -sinistre sourire: je vous apparais comme quelque chose de trop horrible -pour vivre sous un toit humain. Puis se tournant vers Catherine, qui se -trouvait là, et qui se cacha derrière moi à son approche, il ajouta, -en raillant à demi:</p> - -<p>—Voulez-vous venir, vous, petite poulette? Je ne vous ferai pas de -mal. Mais non! Pour vous je me suis rendu pire que le diable. Eh bien, il y -en a une qui n'aura pas peur de m'accompagner. Par Dieu! elle est -impitoyable. Oh, par l'enfer! c'est infiniment trop à supporter pour la -chair et le sang, même pour les miens!</p> - -<p>«Il ne demanda plus la société de personne. Au crépuscule, il monta -dans sa chambre, et pendant toute la nuit, et longtemps dans la -matinée, nous l'entendîmes grogner et se murmurer à lui-même. -Hareton désirait entrer; mais je lui dis d'aller chercher M. Kenneth et -qu'il entrerait avec lui. Lorsque le médecin arriva, il trouva la porte -verrouillée. Heathcliff nous dit d'aller au diable, qu'il se portait -mieux et voulait rester seul.</p> - -<p>«La soirée qui suivit fut très humide, il ne cessa pas de pleuvoir -jusqu'au matin. Ce matin-là, en faisant le tour de la maison, je vis -que la fenêtre de la chambre d'Heathcliff était grande ouverte, et que -la pluie y tombait tout droit. «Il est impossible qu'il soit dans son -lit, me dis-je. Ces averses l'auraient pénétré de part en part.» Et -je me résolus à aller hardiment voir ce qui en était.</p> - -<p>«Avec une autre clé, je parvins à ouvrir la porte; je défis les -panneaux du lit. M. Heathcliff était là, couché sur son dos. Ses yeux -rencontrèrent les miens d'un regard si pénétrant et si ferme que je -tressaillis; il me sembla de plus qu'il souriait. Je ne pouvais penser -qu'il fût mort; mais son visage et sa gorge étaient tout trempés de -pluie; les draps du lit étaient humides; et lui restait parfaitement -immobile. Le volet, dans son mouvement, avait écorché une de ses -mains; et aucun sang ne sortait de l'écorchure. Lorsque je pris cette -main dans la mienne, le doute ne fut plus possible: Heathcliff était -mort.</p> - -<p>«Je fermai la fenêtre; j'écartai de son front ses longs cheveux -noirs, j'essayai de fermer ses yeux, pour éteindre et cacher à tous -cet effrayant regard exultant. Mais les yeux ne voulurent pas se fermer, -et semblèrent railler mes efforts. Je vis aussi une raillerie dans ses -lèvres entrouvertes et ses dents blanches. Prise d'un nouvel accès de -frayeur, j'appelai Joseph. Mais Joseph, après avoir su ce qui en -était, se refusa résolument à intervenir.</p> - -<p>—Le diable a emporté son âme, cria-t-il, et il peut bien prendre -sa carcasse par dessus le marché sans que je m'en soucie.</p> - -<p>«Après quoi il tomba sur ses genoux, leva les mains, et remercia le -ciel de ce que le maître légitime fût remis dans ses droits.</p> - -<p>«Le pauvre Hareton, celui qui avait été le plus maltraité, fut aussi -celui qui souffrit le plus. Il resta assis toute la nuit près du corps, -pleurant amèrement. Il pressait les mains de Heathcliff, baisait cette -figure sarcastique et sauvage que tout le monde excepté lui évitait -même de regarder.</p> - -<p>«Nous l'enterrâmes comme il l'avait désiré, au grand scandale de -tout le voisinage. Tout le cortège était composé d'Earnshaw et de -moi, du fossoyeur, et de six hommes pour porter le cercueil. Les six -hommes partirent après avoir déposé le corps dans la fosse; nous -restâmes seuls pour voir la terre tomber sur lui. Hareton planta, par -dessus, du gazon vert, qui est à présent aussi frais et aussi -verdoyant que sur les tombes voisines; j'espère donc que celui qui en -est recouvert dort avec le même calme. Mais les gens du pays, si vous -les interrogez, vous jureront sur la bible qu'il revient, il y en a qui -disent qu'ils l'ont rencontré près de l'église, d'autres sur la -lande; d'autres même dans la maison. Il y a un mois, j'allais un soir -à la Grange, par un temps de ténèbres et de tonnerre; et juste au -tournant des Heights je rencontrai un petit garçon qui avait un mouton -et deux agneaux devant lui. Il pleurait: lorsque je lui demandai ce -qu'il avait, il me dit que «là-bas, sous les arbres, il y avait -Heathcliff et une femme, et qu'il n'osait pas passer devant eux.»</p> - -<p>«Je ne vis rien, mais ni le mouton ni lui ne voulaient avancer. Sans -doute ces fantômes étaient nés de ses rêveries, à la suite de ce -qu'il avait entendu dire à ses parents et à ses compagnons. Depuis -lors, pourtant, je n'aime plus à sortir seule la nuit, ni à rester -seule dans cette sombre maison; et je serai bien heureuse quand, nous -rentrerons à la Grange.</p> - -<p>—Alors ils vont à la Grange? demandai-je.</p> - -<p>—Oui, répondit Madame Dean, dès qu'ils seront mariés, c'est-à-dire -après le nouvel an.</p> - -<p>—Et qui est-ce qui vivra ici?</p> - -<p>—Eh bien, Joseph prendra soin de la maison; et il y aura peut-être -un garçon pour lui tenir compagnie. Il vivra dans la cuisine, et le reste -sera fermé.</p> - -<p>—À l'usage des fantômes qui voudront l'habiter? dis-je.</p> - -<p>—Non, M. Lockwood, dit Nelly en secouant la tête. Je crois que les -morts dorment en paix; mais il n'est pas bon d'en parler avec -légèreté.»</p> - -<p>À ce moment, la grand'porte s'ouvrit: les deux promeneurs -revenaient.</p> - -<p>—Eux, ils n'ont peur de rien, murmurai-je en les regardant par la -fenêtre. «Ensemble, ils braveraient Satan et ses légions.» Je me -sentis une fois de plus irrésistiblement poussé à les éviter, et -laissant un petit souvenir dans la main de Madame Dean, je quittai la -maison.</p> - -<p>Sur mon chemin, je fis un petit détour du côté du cimetière. Après -avoir cherché quelque temps, je découvris les trois pierres debout à -l'entrée de la lande; celle du milieu grise et à demi cachée sous la -bruyère, celle d'Edgar Linton légèrement recouverte de gazon et de -mousse, celle d'Heathcliff encore presque nue.</p> - -<p>J'errais autour d'elles, sous ce beau ciel, j'observai les vers se -glissant dans l'herbe, j'écoutai la douce brise qui agitait les -feuilles, et je me demandai comment quelqu'un pouvait imaginer un -sommeil inquiet à ceux qui dormaient sous cette terre si tranquille.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4>FIN</h4> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Un amant, by Emily Brontë - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN AMANT *** - -***** This file should be named 63193-h.htm or 63193-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/1/9/63193/ - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale -de France.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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