summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-02-04 06:21:25 -0800
committernfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-02-04 06:21:25 -0800
commit1dabc3c7054a4cc4484bb3973ab37068ab01a354 (patch)
tree5b0a8e7757bd267c069afaf04bd399684e2021a7
parentb36b5deefa73f7ef31c04e9801123c7cd1c6f713 (diff)
NormalizeHEADmain
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/63201-8.txt7759
-rw-r--r--old/63201-8.zipbin171135 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/63201-h.zipbin236916 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/63201-h/63201-h.htm9498
-rw-r--r--old/63201-h/images/cover.jpgbin57222 -> 0 bytes
8 files changed, 17 insertions, 17257 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..9de0426
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #63201 (https://www.gutenberg.org/ebooks/63201)
diff --git a/old/63201-8.txt b/old/63201-8.txt
deleted file mode 100644
index d5f6b67..0000000
--- a/old/63201-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,7759 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: L'homme au masque de fer
-
-Author: P. L. Jacob
-
-Release Date: September 14, 2020 [EBook #63201]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- L'HOMME
- AU
- MASQUE DE FER
-
- PAR
- PAUL L. JACOB,
- BIBLIOPHILE.
-
- Livres nouveaulx, livres vielz et antiques.
-
- Étienne Dolet.
-
- PARIS.
- VICTOR MAGEN ÉDITEUR,
- 21, QUAI DES AUGUSTINS.
-
- 1837.
-
-
-
-
-OEUVRES
-
-DE PAUL L. JACOB, BIBLIOPHILE.
-
-
-HISTOIRE.
-
-HISTOIRE DU SEIZIÈME SIÈCLE EN FRANCE, d'après les originaux, manuscrits
-et imprimés; première série: règne de Louis XII, 4 vol. in-8º.
-
-(Cet ouvrage ayant été détruit par l'incendie de la rue du Pot-de-Fer,
-la publication se trouve suspendue provisoirement. Le cinquième volume
-doit compléter la première série.)
-
-HISTOIRE DE L'HOMME AU MASQUE DE FER, 1 vol. in-8º.
-
-
-ROMANS-HISTOIRES.
-
-1437.--LA DANSE MACABRE, histoire du temps de Charles VII, 1 vol. in-8º.
-
-1440.--LES FRANCS TAUPINS, histoire du temps de Charles VII, 3 vol.
-in-8º.
-
-1514.--LE ROI DES RIBAUDS, histoire du temps de Louis XII, 2 vol. in-8º.
-
-1525.--LES DEUX FOUS, histoire du temps de François Ier, 1 vol. in 8º.
-
-1680.--PIGNEROL, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º.
-
-1692.--LA FOLLE D'ORLÉANS, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º.
-
-
-ROMANS DE MOEURS.
-
-DE PRÈS ET DE LOIN, roman conjugal, 2 vol. in-8º.
-
-LE DIVORCE, histoire du temps de l'Empire, 1 vol. in-8º.
-
-VERTU ET TEMPÉRAMENT, histoire du temps de la Restauration, 2 vol.
-in-8º.
-
-UNE FEMME MALHEUREUSE, 1re partie: FILLE, FEMME, 2 vol. in-8º.
-
-
-CONTES ET NOUVELLES HISTORIQUES.
-
-LES SOIRÉES DE WALTER SCOTT, 2 vol. in-8º.
-
-LE BON VIEUX TEMPS, 2 vol. in-8º.
-
-QUAND J'ÉTAIS JEUNE, Souvenirs d'un vieux, 2 vol. in-8º.
-
-MÉDIANOCHES, 2 vol. in-8º.
-
-CONTES A MES PETITS ENFANS, 2 vol. in-12.
-
-CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR, 1 vol. in-8º.
-
-
-LITTÉRATURE MÊLÉE.
-
-MON GRAND FAUTEUIL, poésies et dissertations historiques, 2 vol. in-8º.
-
-
-SOUS PRESSE;
-
-Pour paraître à différentes époques:
-
-LA CHAMBRE DES POISONS, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º.
-
-HISTOIRE DES FOUS EN TITRE D'OFFICE, 1 vol. in-8º.
-
-UNE FEMME MALHEUREUSE, 2me partie: AMANTE, MÈRE, 2 vol. in-8º.
-
-L'AVORTON, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º.
-
-LES VA-NU-PIEDS, histoire du temps de Louis XIII, 2 vol. in-8º.
-
-PHYSIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE, suivie de l'_Histoire des
-Acrobates littéraires_, 2 vol. in-8º.
-
-HISTOIRE DE LA RÉGENCE DE PHILIPPE D'ORLÉANS, 6 vol. in-8º.
-
-
-IMPRIMERIE DE Ve DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
-
-
-
-
-A MON AMI
-
-GUILBERT DE PIXÉRÉCOURT.
-
-
-Ce livre vous appartient, mon ami, puisque l'idée première me vient de
-vous, ou du moins à cause de vous, sans que vous vous en doutiez: à ce
-titre, j'attache beaucoup de prix à cet ouvrage; et comme je le crois
-d'une nature durable, fondé qu'il est sur une étude approfondie du point
-le plus curieux de l'histoire moderne, je le choisis comme un monument
-de marbre, où mon amitié veut inscrire votre nom couronné par cinquante
-victoires dramatiques, immortelles dans les fastes de notre théâtre!
-
-Mais ce n'est pas au dramaturge, surnommé le _Corneille des boulevarts_
-par Charles Nodier, c'est au bibliophile que j'adresse ici un témoignage
-public de mon vieil attachement.
-
-Voici un livre fait avec des livres, et souvent avec ceux de votre
-bibliothèque, malgré la devise fondamentale écrite sur la porte de ce
-panthéon dédié aux illustrations et aux raretés bibliographiques:
-
- Tel est le triste sort de tout livre prêté:
- Souvent il est perdu, toujours il est gâté.
-
-Eh bien! mon ami, je veux, en vous renvoyant les volumes que vous avez
-confiés à ma tendre sollicitude, y ajouter celui-ci qui en est tiré
-comme Ève de la côte d'Adam. Je serai assez récompensé, si vous recevez
-cet intrus dans la famille dont il est issu en ligne plus ou moins
-directe, si vous lui faites fête ainsi qu'à un enfant de la maison, si
-vous lui donnez place dans votre catalogue tout plein de hauts et
-puissans seigneurs littéraires, si vous l'habillez de maroquin ou de
-cuir de Russie, si vous le dorez sur toutes les coutures, ainsi qu'un
-chambellan de l'Empire.
-
-L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus que l'ouvrage
-même, dans lequel vous retrouverez _excerpta poetæ membra_, de même que
-dans la marmite où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par
-morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de composer des
-livres nouveaux avec des livres anciens, concassés et passés à
-l'alambic? Le grand système de la vie universelle peut s'appliquer à
-toutes les créations de la plume: une tragédie morte et lugubre se
-reproduit en comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon
-l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges de livres,
-assez agréables au goût, et fort propres à servir de remède caustique
-contre l'ennui. La tâche du manipulateur se borne à choisir, à résumer,
-à comparer, à morceler; on respecte le fonds en changeant la forme; on
-renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite ou l'on
-galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois: tirer de l'or du
-fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels de notre temps ne sont pas
-moins ingénieux que les procédés matériels employés par la science et
-l'industrie: on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique
-avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne comptaient pas moins
-de cinq siècles! _O tempora, o mores!_
-
-Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles seuls osent
-supporter en face, sans craindre une fièvre cérébrale ou une ophthalmie,
-je me promenais sur le quai Voltaire, en flairant le veau et le mouton
-rôtis et calcinés par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y
-prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon dos qui attirait
-tous les rayons solaires sur son arête culminante; car ma tête, plongée
-dans les boîtes poudreuses des bouquinistes, descendait au niveau de la
-poitrine, et s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi des
-tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces petits pamphlets
-anonymes que la révolution éparpillait sur le sol de la liberté, et que
-vous recueillez soigneusement, à l'instar des feuilles de chêne qui
-s'envolaient de l'antre de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de
-découvrir une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou
-licencieuses, pour l'apporter en tribut à votre précieuse collection
-révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles noirs, ornés d'une
-tête de mort blanche, monument terrible et philosophique, où vous
-rassemblez les débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection
-est si complète, que mes plus rares captures vous sont trop souvent
-inutiles, et que là où je crois combler un vide, je trouve une montagne
-de documens singuliers que je ne soupçonnais pas même existans: votre
-richesse, qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais, plus
-persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux papier imprimé qu'on
-enlève des greniers pour le vendre à la livre et l'étaler aux yeux des
-passans sur les parapets de la rivière.
-
-J'étais arrivé devant l'étalage du père P..., que nous connaissons tous,
-nous autres coureurs de bonnes fortunes en matière de bouquins: le père
-P... n'est pas de la force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne
-sait parler ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie,
-ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non rogné, sans
-le distinguer des almanachs liégeois du siècle dernier; il ne mettrait
-aucune différence de prix entre un almanach royal, en maroquin rouge, et
-un _alde_ revêtu de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec
-l'inscription célèbre: _Jo. Grolierii et amicorum_. Aussi les amateurs
-lui ont-ils voué une reconnaissance éternelle, à cause des excellens
-marchés faits aux dépens de ce brave homme, qui ne s'en plaint jamais,
-et qui n'élève pas même ses prétentions le lendemain du jour où il a
-vendu pour quelques sous un bouquin rare et précieux; car les livres
-n'ont à ses yeux qu'une valeur relative au format et au poids du papier:
-tout in-folio est estimé trois francs; tout in-quarto trente sous; tout
-in-octavo vingt sous; tout in-douze cinquante centimes. Voilà le tarif
-dont il ne se départ pas, et qui lui évite la peine de lire les titres
-des ouvrages qu'il débite en plein air.
-
-Cependant ce Diogène de la bouquinerie n'est pas, comme ses confrères,
-un ignorant en long et en large; il a, au contraire, un savoir
-particulier qu'il doit aux circonstances, et qui étonnerait un
-bibliographe de la révolution. Feu M. Barbier eût sans doute ajouté un
-volume à son excellent _Dictionnaire des Anonymes_, s'il avait découvert
-cette source vivante de faits et d'anecdotes concernant l'histoire et la
-littérature de la fin du dernier siècle. N'interrogez pas le père P...
-sur les événemens et les livres antérieurs à 1770: il croirait que vous
-parlez grec; mais à partir de cette époque jusqu'à la restauration, vous
-imagineriez, à l'entendre, que la bibliothèque révolutionnaire de M.
-Deschiens s'est infiltrée tout entière et toute cataloguée dans la
-cervelle de ce fantastique personnage. On supposerait qu'il a été
-pendant quarante ans initié aux secrets de la librairie et du
-journalisme; bien plus, il vous nommera l'auteur de tel journal
-aristocrate, de tel pamphlet terroriste, de telle affiche républicaine;
-il vous racontera une foule de traits originaux qu'on dirait recueillis
-dans le cabinet du lieutenant de police Sartines ou Lenoir, pour amuser
-les après-soupers de Louis XV.
-
-Où donc le vendeur de bouquins a-t-il fait cette curieuse moisson de
-noms propres et de dates? je n'en sais rien, s'il le sait: il a vécu, il
-a vu, il s'est souvenu. Sa mémoire allait ramassant tout ce que lui
-offrit le panorama de la république, et devenait, pour ainsi dire, une
-table exacte et détaillée du _Moniteur_. Était-il conventionnel? point;
-libelliste? point; membre de la commune de Paris? point; maratiste,
-dantoniste, robespierriste, thermidoriste? à d'autres, bon Dieu! il fut,
-selon M. Boulard, qui l'avait rencontré bien à propos pour échapper au
-sanglant _hors la loi_, simple soldat réquisitionnaire, et pourtant il
-eut des rapports intimes avec les chefs du gouvernement, depuis Necker
-jusqu'à Talien; il se servit du crédit qu'il avait alors pour sauver
-différentes personnes qui existent encore, riches et puissantes, mais
-vers lesquelles se tendrait vainement la main qui les arracha aux
-septembriseurs. Cet étrange étalagiste, dont le visage bronzé, la
-physionomie rébarbative et la voix rude rappellent certains portraits
-terribles de ses contemporains, supporte patiemment l'oubli des hommes,
-la pauvreté, le froid et la chaleur: je l'ai pris long-temps pour un
-frère de Mirabeau, tant il y a de ressemblance entre eux. En tout cas,
-fussent-ils du même sang, le bouquiniste méprise beaucoup l'orateur
-qu'il accuse de trahison et de vénalité.
-
---Avez-vous du nouveau, père P...? lui dis-je en parcourant de l'oeil
-les étiquettes des volumes, espèce d'hiéroglyphes qu'on devine à force
-d'habitude, en dépit des capricieuses abréviations du relieur et des
-outrages du hâle, qui dévore en huit jours la plus riche dorure de
-Hering.
-
---J'ai là de la révolution, répondit-il en me montrant un paquet de
-brochures qu'il n'avait pas encore déployées. C'est un cadeau de M...,
-de la convention; il a quatre-vingt-six ans, il quitte Paris pour se
-retirer en province, et, au lieu de vendre son vieux papier, il me l'a
-donné à condition que je l'en débarrasserais tout de suite.
-
---Je ne veux rien sur la révolution, par malheur.
-
---Vous avez tort; il y a du bon là-dedans.
-
---Plus tard, je formerai une bibliothèque spéciale pour ce temps si
-fécond en imprimés de toute espèce; j'attendrai seulement que mon
-propriétaire veuille ajouter deux ou trois chambres à mon appartement
-pour y loger ma révolution.
-
---Deux ou trois chambres? il en faudrait bien dix au moins, si l'on
-réunissait tout ce qui a été écrit depuis 89.
-
---Mais voyons la défroque de votre conventionnel: je suis fondé de
-pouvoir de mon ami Guilbert de Pixérécourt qui rassemble la partie gaie
-de la révolution.
-
---La partie gaie! répliqua-t-il avec une grimace de chat-tigre: ça
-prouve en effet que le Français est né malin.
-
---Cherchez-moi quelque drôlerie?
-
---Tenez, voici un pamphlet payé par d'Orléans à Brissot de Warville: ce
-n'est pas commun.
-
---_Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette d'Autriche, reine
-de France, pour servir à l'histoire de cette princesse_, Londres, 1789.
-
---Lisez plutôt: imprimé à Paris, chez Lerouge, si je ne me trompe.
-
---Comment avez-vous appris ces détails?
-
---Prenez-les, ne les prenez pas: ils sont authentiques, et vous pourriez
-questionner là-dessus quelqu'un qui ne me démentira pas.
-
---Qui donc?
-
---M. L..., graveur au Palais-Royal: il était attaché au cabinet secret
-de M. le lieutenant de police, et il accompagna Brissot à la Bastille,
-quand une lettre de cachet suivit la publication clandestine de cette
-odieuse satire.
-
---Eh! vous dites que Philippe d'Orléans ne fut pas étranger à ce
-libelle?
-
---On l'a dit, mais je ne vous nommerai pas mes autorités.
-
---Au reste, j'ajoute aisément foi à vos paroles; car en cette crise
-épouvantable de la société, tous les partis employaient les mêmes armes,
-l'injure et la calomnie. Le duc d'Orléans n'était pas plus épargné par
-la cour, qui trempait la plume de Monjoye dans le venin du mensonge pour
-empoisonner la réputation de ses adversaires.
-
---C'est vrai. Voulez-vous du _Masque de Fer_?
-
---_Grande découverte!... l'Homme au Masque de Fer dévoilé!_ Qu'est-ce
-que cette facétie?
-
---Je ne me rappelle plus l'auteur de cette feuille volante, qu'on a crié
-dans les rues pendant tout le mois d'août 89; on en a vendu plus de cent
-mille exemplaires à deux sous.
-
---Ces sept pages d'impression auront produit à l'auteur plus de bénéfice
-que je n'en tirerai jamais de mon meilleur ouvrage.
-
---Oui dà, on gagnait gros à faire des papiers publics: c'était Grangé,
-imprimeur, rue de la Parcheminerie, qui avait la haute main dans ce
-commerce.
-
---Mais qu'avait-on découvert?
-
---Que l'Homme au Masque de Fer n'était autre que le surintendant
-Fouquet.
-
---Peste! qu'est-ce qui avait découvert cela? Grangé, imprimeur, rue de
-la Parcheminerie?
-
---Non, peut-être ce sournois de Brissot qui avait mis le nez dans les
-archives de la Bastille, et qui, dans les _Loisirs d'un Patriote
-français_...
-
---Son journal s'intitulait simplement _le Patriote français_.
-
---Son journal, d'accord; mais il imagina d'annoncer la petite pièce en
-même temps que la grande, et il publia un autre recueil dont les
-trente-six livraisons parues composent un volume sous ce titre: _Loisirs
-d'un Patriote français_.
-
---Eh bien! occupa-t-il ses loisirs à chercher ce que pouvait être le
-_Masque de Fer_?
-
---M. Brissot visita soigneusement la chambre que le prisonnier avait
-habitée dans la tour de la Bertaudière.
-
---M. Brissot était si crédule, qu'il se persuada peut-être avoir vu le
-fantôme de cet inconnu?
-
---Comme je me trouvais en surveillance à la Bastille, pour qu'on
-n'enlevât aucun objet pendant la démolition, je rencontrai Brissot à qui
-l'on avait remis une carte ramassée dans la cour; je le menai dans la
-troisième chambre de la Bertaudière, et lorsqu'il eut passé en revue
-tous les coins et recoins de cette prison, il se frotta les mains en
-répétant avec joie: C'est lui! c'est Fouquet!
-
---Qu'est-ce qui l'engageait à établir cette opinion?
-
---Des vers écrits avec la pointe d'un couteau sur la serrure et les
-verrous de la porte.
-
---Des vers! le _Masque de Fer_ était donc un poète?
-
---Je ne les ai pas retenus tous par coeur, mais vous jugerez qu'ils
-étaient assez jolis:
-
- Oronte est à présent un objet de clémence:
- S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,
- Il est assez puni par son sort rigoureux,
- Et c'est être innocent que d'être malheureux!
-
---L'élégie des _Nymphes de Vaux_! m'écriai-je: ce sont des vers de La
-Fontaine!
-
---La Fontaine! reprit le vieillard entiché de ses souvenirs
-républicains. Serait-ce Georges-Antoine Lafontaine qui fut dénoncé en
-l'an Ier à la commune de Paris, pour avoir fait contribuer des citoyens,
-sous prétexte de les mettre à l'abri de la loi des suspects?
-
---Eh! non, c'est le bon La Fontaine! dis-je, frappé de l'induction qui
-ressortait naturellement de l'existence de ces vers dans la prison du
-_Masque de Fer_.
-
---Ce doit être un Lafontaine qui fut nommé commissaire de la trésorerie,
-à la place du citoyen Huber?
-
---Non! non! c'est le fabuliste.
-
---Le fabuliste! en effet, par un arrêté du directoire, de l'an VII, les
-restes de ce Jean La Fontaine furent déposés au Musée des Monumens
-français.
-
-Je quittai si précipitamment mon bouquiniste, que j'oubliai de lui payer
-les deux brochures que j'achetais pour vous; mais j'emportais à la fois
-un document qui devait faire la base du système que j'essayai depuis de
-fonder sur le _Masque de Fer_. Il me semblait que le voile qui cachait
-la vérité venait de se déchirer devant moi, et toutes les études que
-j'avais faites du siècle de Louis XIV convergeaient en un point pour y
-jeter la lumière de la critique. Dès lors, mon oeuvre commença; je
-l'achevai pierre à pierre, entassant note sur note, preuve sur preuve.
-Avant de descendre dans la lice contre mes devanciers, je m'armai de
-dates, je m'en formai une armure impénétrable, et je combattis avec la
-certitude de mon bon droit.
-
-Ce fut sous vos regards et dans votre bibliothèque, mon digne ami, que
-ce tournoi a eu lieu; ce sont vos livres qui m'ont fourni des armes
-offensives et défensives. Soyez à présent le juge du camp, et déclarez
-si la victoire m'est restée, ou bien si elle est encore indécise. Enfin,
-je regarde mon entreprise comme la dernière qui sera tentée pour arriver
-à la connaissance de ce grand mystère historique, et nous serons forcés
-de recourir au hasard d'une gageure, dans le cas où vous voudriez
-soutenir, contre mon avis, que le _Masque de Fer_ était le duc de
-Beaufort, ou le duc de Montmouth, ou le comte de Vermandois, ou le frère
-de Louis XIV, ou le secrétaire du duc de Mantoue; je choisirai dans
-votre incomparable collection l'enjeu du pari: soit votre Rapin de
-Thoyras, en grand papier de Hollande, avec reliure de Padeloup; soit
-votre _Sagesse_ de Charron, le plus parfait de tous les exemplaires
-connus; soit vos _Heures_ de Mlle de La Vallière, écrites par le célèbre
-calligraphe Jarry; soit votre _Régnier_, édition d'Elzevier, broché!!!
-soit votre _Chevalier aux Dames_, qui souvent m'empêche de dormir; soit
-votre lettre autographe de La Fontaine; soit votre _Registre de la
-Bastille_, autographe de 1705 à 1752, soit quelque autre trésor de ce
-cabinet qui fait l'envie et le désespoir de la Société des Bibliophiles
-français. Mais qu'est-ce qui décidera le pari? Louis XIV, Louvois ou
-Saint-Mars?
-
-Ah! mon ami, revenez vite en santé, reprenez votre verve de jeune homme,
-votre feu sacré de bibliophile, et recommençons à nous disputer sur la
-hauteur des marges d'un Elzevier, sur les fers d'une reliure, sur le
-mérite d'une édition, sur l'authenticité d'un autographe, sur la valeur
-réelle ou idéale d'un volume, sur une gravure avant toute lettre, sur un
-carton supprimé par la censure, sur l'importance bibliographique du
-_Cochon mitré_ ou de la _Sauce au verjus_, mais non jamais sur notre
-égale et inviolable amitié.
-
-PAUL L. JACOB,
-
-Bibliophile.
-
-
-
-
-L'HOMME
-
-AU
-
-MASQUE DE FER.
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE[1].
-
- [1] Un extrait de cette Histoire a été publié dans la _Revue de
- Paris_, mais la forme de ce recueil ne permettait pas de donner
- place aux développemens les plus curieux, et la rapidité de
- l'impression a laissé échapper à l'auteur un grand nombre de fautes
- qui dénaturent son travail.
-
-
-Ce fut en 1745 que transpira, pour la première fois, dans le public,
-l'histoire mystérieuse et terrible du _Masque de Fer_: jusque-là, les
-prisons d'état, où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire
-pendant de longues années, avaient bien gardé leur secret, et à peine
-une tradition, vague et obscure comme le fait lui-même, avait-elle
-survécu au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à Exilles, aux îles
-Sainte-Marguerite et à la Bastille.
-
-En 1745, la compagnie des libraires associés d'Amsterdam publia un
-volume in-12 intitulé: _Mémoires secrets pour servir à l'histoire de
-Perse_, sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et politique de
-la cour de France, sous des noms imaginaires, depuis la mort de Louis
-XIV. Ce livre, écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère que
-des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins de déguisemens;
-cependant ce livre eut une telle vogue en Hollande, et surtout en
-France, qu'on le réimprima la même année (in-16, format elzevier), et
-qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition in-18, avec des
-_augmentations_[2] qui paraissent interpolées par une main étrangère, et
-avec une _Clef_ aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne fut pas
-rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote vraiment extraordinaire,
-qu'on trouve dans ces Mémoires, semble avoir été la principale cause du
-bruit qu'ils firent à leur apparition.
-
- [2] «Cette édition, dit l'Avis des libraires, est corrigée et
- augmentée de plusieurs portraits intéressans et qui sont touchés
- _avec la même force_ que ceux qui ont mérité les suffrages des
- connaisseurs.» Ces portraits furent jugés en effet si ressemblans et
- si bien tracés, que Mouffle d'Angerville en a copié quelques-uns
- dans la _Vie privée de Louis XV_, Londres, 1788, 4 vol. in-12.
-
-«N'ayant d'autre dessein, disait l'auteur (p. 20 de la 2e édition), que
-de raconter des _choses ignorées, ou qui n'ont point été écrites, ou
-qu'il est impossible de taire_, nous allons passer à un fait _peu connu_
-qui concerne le prince _Giafer_ (Louis de Bourbon, comte de Vermandois,
-fils de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière), qu'_Ali Homajou_
-(le duc d'Orléans, régent) alla visiter dans la forteresse d'_Ispahan_
-(la Bastille), où il était prisonnier depuis _plusieurs_ années. Cette
-visite n'eut vraisemblablement point d'autre motif que de s'assurer de
-l'existence d'un prince cru mort de la peste depuis plus de trente-huit
-ans, et dont les obsèques s'étaient faites à la vue de toute une armée.»
-
-Voici maintenant la relation de ce que l'auteur _persan_ nomme un _trait
-d'histoire_:
-
-_Cha-Abas_ (Louis XIV) avait un fils légitime, _Sephi-Mirza_ (Louis,
-dauphin de France), et un fils naturel, _Giafer_: ces deux princes,
-différens de caractère comme de naissance, étaient toujours en querelle
-et en rivalité. Un jour, _Giafer_ s'oublia au point de donner un
-soufflet à _Sephi-Mirza_. _Cha-Abas_, informé de l'outrage qu'avait reçu
-l'héritier de sa couronne, assemble ses conseillers les plus intimes, et
-leur expose la conduite du coupable qui doit être puni de mort, selon
-les lois du pays; mais un des ministres, _plus sensible que les autres à
-l'affliction de Cha-Abas_, imagine d'envoyer _Giafer_ à l'armée, qui
-était alors sur les frontières du côté du _Feldran_ (la Flandre), de le
-faire passer pour mort, peu de jours après son arrivée, et de le
-transférer de nuit, avec le plus grand secret, dans la citadelle de
-l'île d'_Ormus_ (les îles Sainte-Marguerite[3]), pendant qu'on
-célébrerait ses obsèques aux yeux de l'armée, et de le retenir dans une
-prison perpétuelle.
-
- [3] Il est remarquable que la _Clef_ de 1746 ne dit pas ce qu'on doit
- entendre par l'_île d'Ormus_; cette omission prouve que l'auteur de
- cette clef et des additions n'est pas l'auteur des Mémoires. Prosper
- Marchand crut reconnaître le _Havre-de-Grâce_ dans l'_île d'Ormus_:
- il relève à ce sujet l'erreur d'une autre clef que nous n'avons pas
- vue, dans laquelle on interprétait la citadelle d'Ormus par la
- Bastille de Paris. _Dict. de P. Marchand_, art. LOUIS DE BOURBON.
-
-Cet avis prévalut et fut exécuté par l'entremise de _gens fidèles et
-discrets_, de telle sorte que le prince, dont l'armée pleurait la mort
-prématurée, conduit par des chemins détournés à l'île d'_Ormus_, était
-remis entre les mains du commandant de cette île, lequel avait reçu
-d'avance l'ordre de ne laisser voir son prisonnier à qui que ce fût. Un
-seul domestique, possesseur de ce secret d'état, avait été massacré en
-route par les gens de l'escorte, qui lui défigurèrent le visage à coups
-de poignard afin d'empêcher qu'il fût reconnu.
-
-«Le commandant de la citadelle d'Ormus traitait son prisonnier avec le
-plus profond respect; il le servait lui-même et prenait les plats, à la
-porte de l'appartement, des mains des cuisiniers, dont aucun n'a jamais
-vu le visage de _Giafer_. Ce prince s'avisa un jour de graver son nom
-sur le dos d'une assiette avec la pointe d'un couteau. Un esclave, entre
-les mains de qui tomba cette assiette, crut faire sa cour en la portant
-au commandant, et se flatta d'en être récompensé; mais ce malheureux fut
-trompé, et on s'en défit sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet homme
-un secret d'une si grande importance.»
-
-Les réflexions que l'auteur entremêle à son récit, et auxquelles on n'a
-jamais pris garde, sont fort judicieuses et méritent d'être remarquées.
-Ainsi le meurtre inutile de l'esclave amène ce commentaire, qui révèle
-en quelque sorte la position personnelle de l'auteur: «Précaution
-déplacée, puisqu'il est plus vraisemblable, par les faits qu'on vient de
-rapporter et par ceux qu'on va lire, que _le secret a été mal gardé_,
-accident très-ordinaire, surtout dans les affaires des grands, qui sont
-exposés à confier leurs secrets à plusieurs gens, parmi lesquels il s'en
-trouve toujours d'indiscrets, ou par _tempérament_, ou par des vues
-d'intérêt, et souvent par haine et par ingratitude!»
-
-«_Giafer_ resta plusieurs années dans la citadelle d'_Ormus_, disent les
-Mémoires. On ne la lui fit quitter, pour le transférer dans celle
-d'_Ispahan_, que lorsque _Cha-Abas_, en reconnaissance de la fidélité du
-commandant, lui donna le gouvernement de celle d'_Ispahan_ qui vint à
-vaquer.»
-
-Ici l'auteur ajoute une observation qui a été souvent faite après lui.
-«Il était en effet de la prudence de faire suivre _à Giafer_ le sort de
-celui à qui on l'avait confié, et c'eût été agir contre toutes les
-règles que de se donner un nouveau confident qui aurait pu être moins
-fidèle et moins exact.»
-
-Les _Mémoires_ continuent:
-
-«On prenait la précaution, tant à _Ormus_ qu'à _Ispahan_, de faire
-mettre un masque au prince, lorsque, pour cause de maladie ou pour
-quelque autre sujet, on était obligé de l'exposer à la vue. Plusieurs
-personnes dignes de foi ont affirmé avoir vu plus d'une fois ce
-prisonnier masqué, et ont rapporté qu'il tutoyait le gouverneur, qui au
-contraire lui rendait des respects infinis.»
-
-L'auteur donne des raisons assez plausibles qui ne permirent pas de
-ressusciter _Giafer_, lorsque _Cha-Abas_ et _Sephi-Mirza_ furent morts:
-«Si l'on demande pourquoi, ayant de beaucoup survécu à _Cha-Abas_ et à
-_Sephi-Mirza_, _Giafer_ n'a pas été élargi comme il semble que cela
-aurait dû être, qu'on fasse attention qu'il n'était pas possible de
-rétablir dans son état, son rang et ses dignités, un prince dont le
-tombeau existait encore, et des obsèques duquel il y avait non seulement
-des témoins, mais des preuves par écrit, dont, quelque chose qu'on pût
-imaginer, on n'aurait pas détruit l'authenticité dans l'esprit des
-peuples encore persuadés aujourd'hui que _Giafer_ est mort de la peste
-au camp de l'armée du _Feldran_. _Ali-Homajou_ mourut peu de temps après
-la visite qu'il fit à _Giafer_.» Ce dernier aurait donc été encore
-vivant vers 1723, année de la mort du duc d'Orléans.
-
-Tel fut le fondement de la plupart des versions qui circulèrent depuis
-sur l'aventure du prisonnier masqué. Ce sujet devint aussitôt l'aliment
-des controverses historiques, et dès lors, quelques critiques distingués
-adoptèrent, sans hésiter, le témoignage des _Mémoires de la cour de
-Perse_, qui semblaient d'accord avec les mémoires authentiques du règne
-de Louis XIV, sur diverses particularités de cette anecdote singulière.
-
-Le comte de Vermandois partit en effet pour l'armée de Flandre, peu de
-temps après avoir reparu à la cour, dont le roi l'avait exilé, parce
-qu'_il s'était trouvé dans des débauches_ avec plusieurs gentilshommes;
-or, _le roi_, dit mademoiselle de Montpensier[4], _n'avait pas été
-content de sa conduite et ne le voulait point voir_. Le jeune prince,
-qui donna par là _beaucoup de chagrin_ à sa mère, et qui _fut si bien
-prêché qu'on croyait qu'il se fût fait un fort honnête homme_, ne resta
-que quatre jours à la cour pour prendre congé, arriva au camp devant
-Courtray au commencement du mois de novembre 1683, se trouva mal le 12
-au soir et mourut le 19 d'une fièvre maligne (les _Mémoires de Perse_ en
-font la peste, _afin_, disent-ils, _d'effrayer et d'écarter tous ceux
-qui auraient envie de le voir_). Mademoiselle de Montpensier dit que le
-comte de Vermandois _tomba malade d'avoir bu trop d'eau-de-vie_, ce qui
-prouverait assez qu'il n'était pas corrigé de ses mauvaises habitudes,
-malgré la vie retirée qu'il menait à Paris auparavant, lorsque, _ne
-sortant que pour aller à l'Académie et le matin à la messe_, il avait,
-par son repentir, apaisé la colère du roi.
-
- [4] _Mémoires de Mlle de Montpensier_, dans la _Collection des Mém.
- relatifs à l'histoire de France_, publiée par Petitot, 2e série, t.
- 43, p. 474.
-
-La probabilité d'un enlèvement du jeune débauché, sur des ordres secrets
-de Louis XIV, fut niée avec conviction, sinon avec talent, par le baron
-de C... (Crunyngen, selon P. Marchand; mais, à notre avis, c'est un
-pseudonyme) qui, dans une lettre écrite à un de ses amis et insérée dans
-la _Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l'Europe_, numéro
-du mois de juin 1745, mit l'aventure du prisonnier masqué au rang _des
-bruits populaires et des anecdotes romanesques et absurdes, dans
-lesquelles la vraisemblance même n'est pas observée_.
-
-Cependant le baron de Crunyngen avoue que les _Mémoires de Perse_
-avaient _excité la curiosité du public_, à cause des _portraits assez
-ressemblans et crayonnés avec des traits hardis_. «L'auteur est sagement
-resté derrière le rideau, dit-il, et fera bien de s'y tenir: à son style
-et à ses sentimens, on voit qu'il est Français de naissance; cependant
-M. de la C... (Armand de la Chapelle) pense que personne à Paris ne le
-connaît.» On remarque surtout dans cette lettre une phrase qui donne à
-réfléchir sur l'auteur du livre et de la lettre: «Le célèbre M. de V...
-assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus de faux encore dans cet
-ouvrage.» N'est-il pas au moins singulier que l'opinion de Voltaire soit
-invoquée ici, peu de mois après la publication des _Mémoires de Perse_,
-et que huit ans plus tard Voltaire parle de ces _Mémoires_ à peu près
-dans des termes semblables, en soutenant toujours que personne avant lui
-n'avait publié l'anecdote du _Masque de fer_?
-
-Le _Journal des Savans_, qu'on réimprimait en Hollande avec des
-additions extraites la plupart des _Mémoires de Trévoux_, ne demeura pas
-étranger à cette discussion qui manquait encore de documens certains: un
-M. de W... dans une lettre adressée à M. de G... (initiales supposées
-sans doute), et ajoutée au mois de juillet, p. 348 de l'édition
-d'Amsterdam, s'appuya encore du nom de Voltaire et d'une prétendue
-lettre de cet écrivain célèbre, pour réfuter l'opinion du baron de
-Crunyngen et pour défendre la valeur historique de l'anecdote des
-_Mémoires de Perse_. Suivant ce M. de W..., Voltaire aurait dit, dans
-cette lettre, qu'il _savait à fond_ l'histoire du prisonnier au masque
-de fer, _ce que généralement on a cru désigner M. de Vermandois_. M. de
-W..., dans sa lettre au _Journal des Savans_, qu'on pourrait attribuer à
-Voltaire lui-même, si elle était d'un meilleur style, ajoute qu'il
-connaît _quelqu'un_ (Voltaire sans doute) «qui a assuré avoir lu un
-manuscrit intitulé _le Prisonnier masqué_; que plusieurs de ses traits
-sont bien semblables à l'histoire de _Giafer_; que ce manuscrit avait
-été sur le point d'être rendu public; mais que des ordres supérieurs et
-des menaces effrayantes en avaient empêché, parce que c'était
-précisément l'histoire du prince de Vermandois.»
-
-La lettre de Voltaire à l'abbé D..., que citait M. W... dans la sienne,
-non seulement n'était ni _publique_, ni imprimée, mais encore n'avait
-jamais existé, et l'annonce de ce manuscrit, qui devait dévoiler le
-mystère de l'homme au masque, produisit un détestable roman du chevalier
-de Mouhy, sous le titre du _Masque de fer, ou les Aventures admirables
-du père et du fils_, imprimé sans nom d'auteur à La Haye en 1746, chez
-Pierre de Hondt, et formant six petites parties in-12. Ce fut là
-probablement ce qui donna lieu au surnom de _Masque de fer_, forgé par
-l'imaginative du chevalier de Mouhy, espèce de spadassin plumitif aux
-gages de Voltaire, et scribe non moins fécond que son maître.
-
-Ce roman est un imbroglio espagnol qui ne manque pas d'imagination, mais
-dont le style surpasse en barbarie tout ce que le chevalier de Mouhy a
-écrit; le sujet ne se rapporte nullement à l'anecdote des _Mémoires de
-Perse_: Don Pèdre de Cristaval, vice-roi de Catalogne, est marié
-secrètement avec la soeur du roi de Castille; ce roi s'introduit une
-nuit dans l'appartement où sont couchés les deux époux: «Il s'était
-muni, raconte l'auteur, de deux masques, en partant de sa cour, dont les
-serrures étaient faites avec tant d'art qu'il était impossible de les
-ouvrir, ni que le visage qu'ils renfermaient pût jamais être vu sans
-qu'on arrachât la vie à ceux à qui ils devaient être mis: il en couvrit
-le visage de don Pèdre et de sa soeur, et après les avoir fermés selon
-le secret qu'il possédait seul, il fit appeler ses officiers.» C'est
-dans ce style monstrueux que sont narrées les aventures de ces époux
-masqués et de leurs enfans: «Leur fille était belle comme le jour,
-excepté qu'elle avait un masque parfaitement dessiné sur la poitrine et
-ressemblant à celui de don Pèdre.» Malgré ces burlesques sottises, ce
-roman fut mis à l'index en France, à cause de son titre, et on le
-rechercha beaucoup, parce qu'on le connaissait peu[5].
-
- [5] Cet ouvrage est très-rare; la Bibliothèque du roi n'en a qu'un
- exemplaire provenant de la Bibliothèque particulière de
- Choisy-le-Roi, lequel n'a pu être classé parmi les romans inscrits
- au Catalogue imprimé en 1750.
-
-L'_avertissement_ est plus curieux que le livre: l'auteur suppose avoir
-trouvé, dans un coffre nageant sur l'eau, près du Pont-Neuf, le
-manuscrit qu'il publie d'après le texte espagnol, et voici comment il
-explique le mystère qui couvrait la tradition sur laquelle il a fondé
-son roman: «L'histoire du _Masque de Fer_ contient des faits si
-extraordinaires, que ce n'est pas sans raison qu'on désirerait de
-connaître les personnages qui y sont dépeintes. Il y a lieu de croire
-qu'on n'est privé de cette connaissance que parce que nous vivons dans
-un siècle dont la politesse ne permet pas de faire assez d'honneur au
-despotisme et à la tyrannie pour nommer ceux qui en ont fait usage.»
-Après ce beau raisonnement, le chevalier de Mouhy ne cite pas moins de
-quatre _masques de fer_, en Turquie, en Écosse, en Espagne et en Suède.
-Celui qu'il place dans le château des Sept-Tours, à Constantinople,
-était le frère d'un empereur turc qui, pour empêcher que la douleur et
-la majesté empreintes sur les traits du prisonnier ne séduisissent ses
-gardes, «lui couvrit le visage d'un masque de fer fabriqué et trempé de
-telle sorte qu'il n'était pas possible au plus habile ouvrier de
-parvenir à le rompre ni à l'ouvrir.» On voit dans ce conte le germe du
-système qui fit plus tard de l'homme au masque un frère aîné de Louis
-XIV.
-
-M. de W... trouva un adversaire plus redoutable que le baron de
-Crunyngen dans le savant bibliographe Prosper Marchand, qui envoya un
-prétendu extrait d'une lettre datée de Paris, du 30 décembre 1745, à la
-_Bibliothèque française_ (t. 42, p. 362), pour convaincre d'erreur, et
-même d'ignorance, l'auteur de la _Clef_ des _Mémoires de Perse_, lequel
-avait fait un _duc_ du _comte_ de Vermandois, faute commise aussi par
-des historiens contemporains. P. Marchand, qui pensa que _le merveilleux
-de cette anecdote la rendait très-propre à être avidement adoptée par
-beaucoup de petits esprits_, s'abstint pourtant de juger le point en
-litige, en avouant qu'il n'avait point de _lumières suffisantes, quelque
-voisin qu'il fût des lieux_ (il entend sans doute parler de la Bastille,
-puisqu'il date sa lettre de Paris) _où la scène s'était passée_[6].
-
- [6] P. Marchand a reproduit son article avec des additions dans son
- Dictionnaire historique, à l'article _Louis de Bourbon_.
-
-On voit, à ces répliques qui se suivirent de près, combien la révélation
-faite par des mémoires anonymes et satiriques avait ému la curiosité et
-préoccupait déjà les esprits.
-
-Mais, quel était l'auteur de ces _Mémoires_? Pourquoi se cacha-t-il
-obstinément, malgré le succès de son livre?
-
-Serait-ce, selon l'opinion commune, le chevalier de Resseguier[7] qui
-fut mis à la Bastille vers cette époque? Mais le motif de son
-emprisonnement est mentionné sur les registres de la Bastille: on sait
-qu'il avait composé des vers contre madame de Pompadour.
-
- [7] Fevret de Fontette, qui avait dit à propos des _Mémoires de Perse_
- dans le t. 2 de la _Bibliothèque historique de la France_: «L'auteur
- de cet ouvrage est le chevalier de _Reseillé_,» mit cette correction
- dans le t. 4, p. 424: «Ces Mémoires sont attribués au chevalier
- Reysseyguier, de Toulouse, officier aux gardes; mais il n'est pas
- sûr qu'il en soit l'auteur.»
-
-Ne serait-ce point, comme madame Du Hausset l'a consigné dans une lettre
-inédite, cette madame de Vieux-Maisons, _une des femmes les plus
-méchantes de son temps_, qui prenait Crébillon fils pour éditeur
-responsable? Mais Crébillon fils, qui plaçait volontiers en Perse les
-aventures licencieuses de ses romans, et qui publia même, en 1746, les
-_Amours de Zéokinisul, roi des Kofirans_ (Louis XV, roi des Français),
-attribués aussi à madame de Vieux-Maisons, ne se risquait pas dans la
-haute satire politique, et se bornait à des récits galans fort goûtés à
-la cour.
-
-Serait-ce plutôt un nommé Pecquet, commis au bureau des Affaires
-étrangères, embastillé, dit-on, à cause de cet ouvrage? Mais le livre
-pénétrait en France, sans doute par l'entremise des secrétaires
-d'ambassade qui faisaient le commerce des livres défendus, et un seul
-exemplaire saisi dans les mains de Pecquet avait pu suffire pour motiver
-contre lui une lettre de cachet.
-
-Serait-ce enfin le duc de Nivernais, qui se reposait alors de ses
-campagnes en composant des fables dans la compagnie de Voltaire et de
-Montesquieu? Mais le duc de Nivernais a eu grand soin de recueillir tout
-ce qu'il a écrit dans une édition de ses oeuvres (Paris, 1796, 8 vol.
-in-8º), faite dans un temps où la censure, qui avait poursuivi les
-_Mémoires de Perse_, n'était plus là pour le forcer à l'anonyme;
-d'ailleurs, cette histoire allégorique ne présente aucun point
-d'analogie avec les habitudes littéraires de Nivernais, poète délicat,
-écrivain spirituel, mais faible, timide, et dépourvu d'invention.
-
-Les preuves font donc faute dans cette déclaration de paternité
-problématique, et M. Barbier, en offrant plusieurs conjectures à ce
-sujet dans son _Dictionnaire des Anonymes_ (t. 2, p. 400, seconde
-édition), n'a point assez motivé sa préférence en faveur de Pecquet par
-la citation d'une note manuscrite en tête d'un exemplaire qu'il
-possédait. On sait ce que vaut la garantie d'un faiseur de notes
-marginales, quand il ne se nomme pas Huet, ou La Monnoye, ou Mercier de
-Saint-Léger.
-
-Pour moi, je n'avancerai rien de mieux prouvé sur le véritable auteur de
-ces _Mémoires_, mais aussi ne donnerai-je mon avis que comme une simple
-présomption: je pense que les _Mémoires de la cour de Perse_ doivent
-appartenir à Voltaire.
-
-On y retrouve le style de ses contes avec plus de négligences, et
-quelquefois son esprit caustique: «Il ne paraît que trop d'ouvrages pour
-lesquels on demande grâce, dit l'Avertissement, et ce, avec d'autant
-plus de raison qu'il n'en est presque point qui méritent qu'on la leur
-fasse.» L'auteur suppose qu'un de ses amis, Anglais de nation, dans un
-voyage à Paris, eut communication de _quantité de Mémoires secrets,
-manuscrits, conservés dans la bibliothèque d'Ali-Couli-Kan, premier
-secrétaire d'état, seigneur d'un mérite distingué_, et entreprit de
-traduire une partie de ceux du règne de _Cha-Sephi_ (Louis XV): voilà
-bien les _Mémoires_ inédits que M. de W... signale dans sa lettre, en
-invoquant le témoignage de Voltaire, qui n'avait encore rien écrit sur
-ce sujet; on reconnaît, en outre, le duc de Richelieu dans l'éloge
-d'_Ali-Couli-Kan_, surtout lorsqu'on se rappelle que Voltaire
-recueillait alors les matériaux de son _Siècle de Louis XIV_, et
-consultait les souvenirs du maréchal, son ami et son protecteur.
-
-Dans l'Avertissement, l'auteur annonce avoir traduit de l'anglais ces
-_Mémoires_: «Je prie le lecteur de considérer que le génie de la langue
-anglaise est bien différent de celui de la langue française. Celle-ci
-est plus claire, plus méthodique, mais moins abondante et moins
-énergique que la langue anglaise.» Voltaire n'a-t-il pas répété vingt
-fois dans les mêmes termes ce jugement sur les deux langues?
-
-En outre, Voltaire était en relation d'affaires avec la _Compagnie
-d'Amsterdam_, depuis le voyage qu'il avait fait en Hollande, dans
-l'année 1740, pour surveiller l'impression de l'_Anti-Machiavel_ du roi
-de Prusse; ce fut dans cette circonstance qu'il eut à se plaindre d'un
-libraire hollandais, nommé Vanduren, _le plus insigne fripon de son
-espèce_, disent les _Mémoires_ de Voltaire; il profita de ce voyage pour
-publier les _Institutions de Physique_, par madame Duchâtelet, avec une
-préface de sa façon, et ce livre, auquel le chancelier d'Aguesseau avait
-refusé un privilége du roi, parut chez les mêmes libraires associés qui,
-cinq ans plus tard, mirent au jour les _Mémoires de Perse_. Le portrait
-satirique de Voltaire, que l'éditeur ajouta dans la seconde édition, fut
-peut-être une vengeance de Vanduren, qui aurait trouvé plaisant de se
-moquer de l'auteur dans son propre ouvrage. Quoi qu'il en soit, ce
-portrait de _Coja-Sehid_ ne peut avoir été tracé par Voltaire qui
-n'aurait jamais porté un pareil jugement sur lui-même: «Aussi était-il
-d'un orgueil insoutenable. Les grands, les princes même l'avaient gâté
-au point qu'il était impertinent avec eux, impudent avec ses égaux et
-insolent avec ses inférieurs... il avait l'ame basse, le coeur mauvais,
-le caractère fourbe; il était envieux, critique mordant, mais peu
-judicieux, écrivain superficiel, d'un goût médiocre... il était sans
-amis, et ne méritait pas d'en avoir. Quoique né avec un bien fort
-honnête, il avait un si grand penchant à l'avarice, qu'il sacrifiait
-tout, lois, devoirs, honneur, bonne foi, à de légers intérêts.» Ne
-croit-on pas entendre le libraire qui se venge de l'auteur? Comment
-expliquer le silence de Voltaire, à l'égard d'une critique aussi
-sanglante, lui qui rendait coup pour coup à ses nombreux ennemis, lui
-qui ne pardonnait pas la moindre attaque contre ses ouvrages, lui qui,
-en l'année où fut imprimé ce portrait si cruellement ressemblant,
-s'adressait à Moncrif, lecteur de la reine, pour obtenir la permission
-de poursuivre le poète Roi qui avait _comblé la mesure de ses crimes_ en
-répandant un libelle diffamatoire dans lequel l'Académie était outragée
-et Voltaire _horriblement déchiré_[8]?
-
- [8] _Correspondance générale de Voltaire_, lettre à Moncrif, mars
- 1746.
-
-Enfin il est incontestable qu'à l'époque de la publication des _Mémoires
-de Perse_, Voltaire travaillait sur des matières analogues: il préparait
-le _Siècle de Louis XIV_, et traitait en contes des sujets orientaux que
-les _Lettres Persanes_ avaient mis à la mode. _Babouc_, _Memnon_,
-_Zadig_, sont contemporains des _Mémoires de Perse_, et Voltaire enviait
-probablement à Montesquieu la popularité des _Lettres Persanes_.
-
-Mais, me demandera-t-on, pourquoi Voltaire n'a-t-il pas plus tard avoué
-un ouvrage digne de sa naissance à quelques égards? Si Voltaire eût fait
-cet aveu, tous les doutes seraient levés, et je n'aurais pas besoin
-maintenant de chercher à déchirer le voile de l'anonyme sous lequel je
-crois apercevoir l'auteur du _Siècle de Louis XIV_, ouvrant les voies,
-pour ainsi dire, à un fait nouveau qu'il voulait tirer de vive force des
-archives de la Bastille.
-
-Veut-on une pure supposition qui a pourtant de quoi satisfaire la
-vraisemblance? Je suppose que le maréchal de Richelieu, possesseur du
-secret de l'homme au masque, se laissa surprendre par les prières et les
-adroites manoeuvres de Voltaire, qui fut initié, sous la foi du serment,
-dans ce ténébreux mystère, que possédaient seuls quelques serviteurs
-intimes de Louis XIV; c'est là du moins ce qu'on peut inférer de ce
-passage des _Mémoires de Perse_, où il est dit que _le secret a été mal
-gardé_, et que _les grands sont exposés à confier leurs secrets à
-plusieurs gens parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets_.
-
-Voltaire, qui était indiscret, n'eut pas plus tôt connaissance de
-l'énigme, sinon du mot de cette énigme commis à la fidélité de trois ou
-quatre personnes, qu'il se sentit tourmenté d'un désir immodéré de
-révéler ce qu'il savait, et peut-être de deviner davantage; mais c'était
-encourir la vengeance du roi et la haine ou le mépris du duc de
-Richelieu; d'ailleurs, la Bastille, qui avait si long-temps retenu dans
-ses entrailles de pierre l'existence et le nom d'un prisonnier d'état,
-pouvait ensevelir une seconde fois et à jamais l'imprudent écrivain,
-pour le punir d'avoir ajouté une nouvelle strophe aux _J'ai vu_.
-
-Or, Voltaire trouvait bons tous les moyens capables de faire triompher
-la vérité et la raison; il ne craignait pas même de recourir au mensonge
-et de s'affubler d'un déguisement quelconque, avec la certitude d'être
-reconnu à son style et à son esprit: ainsi, tour à tour il s'intitulait
-Aaron Mathathaï, Jacques Aimon, Akakia, Akib, Alethès, Alethof,
-Aletopolis, Alexis, Arty, Aveline, et créait cent autres pseudonymes
-plus ou moins transparens; ou bien, gardant l'anonyme dans ses ouvrages
-les plus importans comme dans ses plus minces opuscules, il employait
-sans cesse les presses clandestines de Hollande.
-
-On comprend qu'il n'ait pas revendiqué l'honneur d'un livre qui aurait
-pu le brouiller avec ses protecteurs, le maréchal de Richelieu et madame
-de Pompadour, dans la plus brillante période de sa fortune de courtisan,
-lorsque les grâces de Louis XV l'arrêtaient à Versailles, lorsqu'il
-était l'hôte de la reine d'Étioles, lorsqu'il se prosternait devant le
-soleil de Fontenoy, lorsqu'il étalait avec orgueil ses titres de
-gentilhomme ordinaire du roi et d'historiographe de France[9]!
-
- [9] Voyez sa _Correspondance_, notamment la lettre à Vauvenargues, du
- 3 avril 1745, et les lettres à M. d'Argenson, écrites la même année.
-
-Je pense donc que Voltaire a voulu mettre en circulation, par une voie
-détournée, l'histoire du _Masque de Fer_ pour avoir le droit de
-s'expliquer sur un sujet qu'il n'eût point osé aborder en face, si
-quelqu'un n'avait pris l'initiative avant lui. Ce _quelqu'un_ ne fut
-autre que lui-même; par cette tactique, il devint maître de traiter en
-public un point historique fort singulier, qu'il n'avait pu aborder
-encore qu'en particulier avec le duc de Richelieu, sous le sceau du
-secret le plus inviolable. Voltaire ressemblait beaucoup à ce barbier du
-roi Midas, que la fable nous représente creusant la terre pour se
-soulager d'un secret confié, et pour répéter dans ce trou: Le roi Midas
-a des oreilles d'âne! Voltaire publiait volontiers tout ce qu'il savait,
-et même souvent ce qu'il ne savait pas, bien différent de Fontenelle
-qui, la main pleine de vérités, refusait de l'ouvrir. Dès lors, le
-prisonnier masqué passa en tradition dans le grand monde, et Voltaire
-fut peut-être autorisé par Richelieu lui-même à confirmer ce fait
-extraordinaire, au lieu de le démentir. Voilà pourquoi l'auteur des
-_Mémoires de Perse_ ne se dévoila pas.
-
-Six ans après que l'homme au masque eut été signalé à la curiosité des
-anecdotiers, Voltaire fit paraître, sous le pseudonyme de _M. de
-Francheville_, le _Siècle de Louis XIV_ en deux volumes in-12, _Berlin_,
-1751: on chercha aussitôt dans cet ouvrage, attendu depuis long-temps,
-quelques détails sur le prisonnier mystérieux qui faisait alors le sujet
-de tous les entretiens.
-
-Voltaire s'était hasardé enfin à parler de ce prisonnier plus
-explicitement qu'on n'avait fait jusqu'alors, et à faire entrer dans
-l'histoire _un événement que tous les historiens ont ignoré_[10]; il
-assignait une date au commencement de cette captivité: _quelques mois
-après la mort du cardinal Mazarin_ (1661); il donnait le portrait de
-l'inconnu, qui était, selon lui, _d'une taille au-dessus de l'ordinaire,
-jeune et de la figure la plus belle et la plus noble, admirablement bien
-fait_, ayant _la peau un peu brune_, et qui _intéressait par le seul son
-de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point
-entrevoir ce qu'il pouvait être_; il n'oublia pas de décrire _le masque
-dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui laissaient au
-prisonnier la liberté de manger avec ce masque sur son visage_; enfin il
-fixa l'époque de la mort de cet homme, _enterré_, disait-il, _en 1704,
-la nuit, à la paroisse Saint-Paul_.
-
- [10] T. 2, p. 11, de la première édition. Cette anecdote, dans toutes
- les éditions, se trouve au chapitre 25 de l'ouvrage.
-
-Le récit de Voltaire reproduisait les principales circonstances de celui
-des _Mémoires de Perse_, hormis le roman qui amène dans ce livre
-l'emprisonnement de _Giafer_: Quand ce prisonnier fut envoyé à l'île
-Sainte-Marguerite, à la Bastille, sous la garde de Saint-Mars, _officier
-de confiance_, il portait son masque dans la route; «on avait ordre de
-le tuer s'il se découvrait; le marquis de Louvois alla le voir dans
-cette île, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du
-respect; il fut mené en 1690 à la Bastille où il fut logé aussi bien
-qu'on peut l'être dans ce château; on ne lui refusait rien de ce qu'il
-demandait; son plus grand goût était pour le linge d'une finesse
-extraordinaire et pour les dentelles; il jouait de la guitare; on lui
-faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement
-devant lui.» On voit que Voltaire avait emprunté une partie de ces
-détails, et souvent les expressions même, aux _Mémoires de Perse_, sans
-s'approprier encore l'aventure dramatique du plat d'argent; il déclara
-en outre que plusieurs particularités lui avaient été fournies par M. de
-Bernaville; successeur de Saint-Mars, et par _un vieux médecin de la
-Bastille_, qui avait soigné le prisonnier dans ses maladies, et n'avait
-jamais vu son visage, _quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le
-reste de son corps_. Il raconta que _M. de Chamillard fut le dernier
-ministre qui eût cet étrange secret_, et que son gendre, le maréchal de
-La Feuillade, l'ayant conjuré _à genoux_ de lui apprendre _ce que
-c'était que le Masque de Fer_, Chamillard mourant (1721) répondit qu'il
-avait fait serment de ne révéler jamais ce secret d'état. A ces détails
-certifiés par le duc de La Feuillade, Voltaire joignait une réflexion
-bien remarquable: «Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, QUAND ON
-ENVOYA CET INCONNU DANS L'ÎLE SAINTE-MARGUERITE, IL NE DISPARUT DANS
-L'EUROPE AUCUN PERSONNAGE CONSIDÉRABLE.»
-
-Cette réflexion si juste et si lumineuse ne frappa personne; mais tout
-le monde était saisi d'étonnement et de terreur en lisant ce petit
-roman, écrit de manière à faire désirer qu'on le complétât bientôt.
-
-_Le Siècle de Louis XIV_ fut surtout recherché à cause de ces deux pages
-relatives au _Masque de Fer_, que Voltaire augmenta de nouveaux détails
-dans les éditions suivantes, publiées en 1753 et 1760. Il n'eut garde
-d'omettre une anecdote dont il était peut-être l'inventeur:
-
-«Ce prisonnier était sans doute un homme considérable, car voici ce qui
-arriva les premiers jours qu'il était dans l'île de Sainte-Marguerite:
-le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se
-retirait, après l'avoir enfermé. Un jour, le prisonnier écrivit avec un
-couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre,
-vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour. Un
-pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette et la rapporta
-au gouverneur. Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur: «Avez-vous lu ce
-qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos
-mains?--Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur; je viens de la
-trouver, personne ne l'a vue.» Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le
-gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette
-n'avait été vue de personne. «Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux
-de ne savoir pas lire!» Voltaire ajouta, en 1760, pour justifier cet
-emprunt aux _Mémoires de Perse_: «Parmi les personnes qui ont eu
-connaissance _immédiate_ de ce fait, il y en a une très-digne de foi,
-qui vit encore.» Il voulait désigner sans doute le duc de Richelieu, car
-s'il entendait parler d'un témoin oculaire, ce témoin aurait eu au moins
-quatre-vingt-dix ans, le prisonnier masqué ayant quitté en 1698 l'île de
-Sainte-Marguerite, où l'événement eut lieu.
-
-De ce moment, le fait du _Masque de Fer_ passa pour constant, appuyé par
-l'autorité de Voltaire, de M. de Bernaville, du duc de La Feuillade, et
-du ministre Chamillard; mais quel était le personnage caché sous ce
-masque?
-
-La Beaumelle, qui avait rencontré Voltaire à la cour du roi de Prusse,
-et qui n'attendait qu'une occasion de déclarer la guerre à ce despote
-littéraire, imagina de critiquer le _Siècle de Louis XIV_, parce qu'il
-connaissait à fond cette époque, peinte avec goût et jugée un peu
-superficiellement par Voltaire. La Beaumelle mit donc au jour, en 1753,
-ses _Notes sur le Siècle de Louis XIV_, in-8º, dans lesquelles il ne
-manqua pas de dire que l'histoire du _Masque de Fer_ était tirée des
-_Mémoires de Perse_.
-
-L'année précédente, un autre critique, Clément, moins savant, mais plus
-fin que La Beaumelle, avait répondu de même à la prétention de Voltaire,
-qui se donnait partout comme le premier révélateur du _Masque de Fer_.
-«M. de Voltaire, disaient les _Nouvelles littéraires_ du mois de mai
-1752, se trompe quand il dit que tous les historiens ont ignoré ce fait.
-Vous le trouverez un peu différemment conté, et d'environ _vingt ans
-plus jeune_, dans les _Mémoires secrets pour servir à l'histoire de
-Perse_, publiés il y a huit ou neuf ans. Mais de qui s'agit-il? Suivant
-l'auteur des _Mémoires_, c'est de M. le comte de Vermandois. Le récit de
-M. de Voltaire ne souffre point cette explication et ne s'en permet
-aucune. Reste à savoir lequel des deux est le plus sûr: pour moi, je
-crois en M. de Voltaire[11].»
-
- [11] _Cinq Années littéraires, ou Nouvelles littéraires des années_
- 1748, 1749, 1750, 1751 et 1752, t. 2, lettre 99.
-
-La _Réfutation des Notes de La Beaumelle_[12] ne se fit pas attendre, et
-Voltaire prit à coeur de montrer qu'il était mieux instruit que personne
-sur le _Masque de Fer_. Voltaire, qui avait fait sonner bien haut la
-nouveauté de l'anecdote, convint qu'elle se trouvait dans les _Mémoires
-de Perse, libelle obscur et méprisable où les événemens sont déguisés
-ainsi que les noms propres_; mais il prétendit que son ouvrage était
-composé _en partie long-temps avant ces Mémoires, qui n'ont paru qu'en
-1745_, et il n'eut pas de peine à les réfuter en ce que le conte de
-_Giafer_ renfermait de contraire à la vérité historique et
-chronologique. Depuis la publication des _Mémoires de Perse_, Voltaire
-avait rassemblé des renseignemens plus positifs, entre autres, la date
-de la mort du prisonnier, avec laquelle on ne pouvait accorder une
-visite du régent à la Bastille[13].
-
- [12] Réimprimée sous le titre de _Supplément au Siècle de Louis XIV_,
- dans toutes les éditions de Voltaire.
-
- [13] La négation expresse de Voltaire, qui dit que le duc d'Orléans
- n'alla _jamais_ à la Bastille, est pourtant contredite par un
- manuscrit trouvé dans ce château et imprimé en tête de la première
- livraison de la _Bastille dévoilée_; on y lit ce qui suit: «Du temps
- de la régence, j'ai vu entrer dans la cour de l'intérieur du château
- M. le duc de Lorraine et M. le duc d'Orléans, accompagnés d'un
- seigneur de la cour, dont il ne me souvient pas du nom.»
-
-Voltaire, dans cette _Réfutation_ du livre de La Beaumelle, avoua
-pourtant qu'il était _surpris_ de trouver dans les _Mémoires de Perse_
-une anecdote _très-vraie parmi tant de faussetés_. Il crut devoir nommer
-encore quelques personnes recommandables, pour constater l'authenticité
-des documens qu'il avait eus, notamment au sujet de l'assiette d'argent
-trouvée par un pêcheur: M. Riousse, ancien commissaire des guerres à
-Cannes, avait été, dans sa jeunesse, témoin de la translation du
-prisonnier masqué à la Bastille; le marquis d'Argens assurait qu'en
-Provence, les _aventures_ de ce prisonnier étaient _publiques_, et qu'il
-avait entendu conter l'histoire de l'assiette _aux hommes les plus
-considérables de la province_; M. Marsolan, chirurgien du duc de
-Richelieu, et gendre du _vieux médecin de la Bastille_, se faisait
-garant des faits racontés par son beau-père; MM. de La Feuillade et de
-Caumartin avaient appris de la bouche même de Chamillard l'existence de
-l'homme au masque; enfin le témoignage des _vieillards qui en avaient
-entendu parler aux ministres_ rendait ce fait, _fondé sur des ouï-dire,
-plus authentique qu'aucun autre fait particulier des quatre cents
-premières années de l'histoire romaine_.
-
-Voltaire, pour tenir en haleine la curiosité de ses lecteurs, niait que
-ce prisonnier fût le comte de Vermandois, mort de la _petite-vérole_ au
-camp de Courtray, en 1683; ou le duc de Beaufort, tué par les Turcs, qui
-lui avaient coupé la tête au siége de Candie, en 1669. Mais, au lieu
-d'opposer son opinion personnelle à ces deux opinions qui avaient cours
-alors, il se bornait à ouvrir une nouvelle porte aux conjectures, par ce
-paragraphe dont tous les mots veulent être pesés pour en définir le
-véritable sens: «M. de Chamillard disait quelquefois, pour se
-débarrasser des questions pressantes du dernier maréchal de La Feuillade
-et de M. de Caumartin, que C'ÉTAIT UN HOMME QUI AVAIT TOUS LES SECRETS
-DE M. FOUQUET. Il avouait donc au moins, par là, que cet inconnu avait
-été enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. _Or,
-pourquoi des précautions si inouies pour un confident de M. Fouquet,
-pour un subalterne?_ _QU'ON SONGE QU'IL NE DISPARUT EN CE TEMPS-LA AUCUN
-HOMME CONSIDÉRABLE._ Il est donc clair que c'était un prisonnier de la
-plus grande importance?»
-
-C'était la seconde fois que Voltaire appuyait sur l'impossibilité de
-faire coïncider le commencement de la captivité du _Masque de Fer_ avec
-la disparition d'un _homme considérable_. C'était la première fois qu'il
-nommait Fouquet dans la discussion de cet événement, et il le nommait en
-répétant les paroles de M. de Chamillard, _le dernier ministre qui eût
-cet étrange secret_! Mais personne n'y prit garde, et on ne pensa pas
-même à tirer une nouvelle induction de la place que Voltaire avait
-assignée dans le _Siècle de Louis XIV_ à la disgrâce de Fouquet,
-immédiatement après l'anecdote du _Masque de Fer_.
-
-Le judicieux Prosper Marchand, qui réunissait alors les matériaux de son
-_Dictionnaire historique_ publié en 1756, deux ans après sa mort,
-regarda le récit fait dans le _Siècle de Louis XIV_ comme une
-_reproduction_ de celui des _Mémoires de Perse_, _revue, augmentée et
-retranchée à divers égards_[14].
-
- [14] _Dictionnaire historique_ de Prosper Marchand, p. 143.
-
-La critique avait commencé à retourner en tous sens le champ fertile des
-conjectures historiques. On écarta bientôt la première interprétation
-qui avait tenté de reconnaître le comte de Vermandois dans le _Masque de
-Fer_, et quelques savans de Hollande se réunirent pour accréditer un
-paradoxe basé, tant bien que mal, sur l'histoire: ils avancèrent que le
-prisonnier masqué était certainement un jeune seigneur _étranger_,
-gentilhomme de la chambre d'Anne d'Autriche, et _véritable père_ de
-Louis XIV.
-
-La source de cette singulière et scandaleuse anecdote semble avoir été
-un petit livre assez rare, imprimé à Cologne, chez Pierre Marteau, en
-1692, in-12, sous ce titre: _les amours d'Anne d'Autriche, épouse de
-Louis XIII, avec M. le C. D. R., le véritable père de Louis XIV, roi de
-France; où l'on voit au long comment on s'y prit pour donner un héritier
-à la couronne, les ressorts qu'on fit jouer pour cela, et enfin le
-dénouement de cette comédie_. La troisième édition de ce libelle,
-imprimée en 1696, porte sur son titre: _Cardinal de Richelieu_, au lieu
-des trois lettres C. D. R. Mais il est facile de se convaincre, à la
-lecture de l'ouvrage, qu'un imprimeur ignorant a mal traduit ces
-initiales, puisque le ministre joue dans l'ouvrage un rôle bien distinct
-de celui de père[15]. On a donc pensé que _le C. D. R._ signifiait _le
-comte de Rivière_[16], et que ce comte pouvait être le _Giafer_ des
-_Mémoires de Perse_.
-
- [15] Il y a eu cinq éditions de ce libelle en 1692, 1693, 1696, 1722,
- 1738; celle de 1696 est la seule dont le litre porte le nom du
- _cardinal de Richelieu_.
-
- [16] N'est-ce pas plutôt le _Comte de Rochefort_, dont les _Mémoires_,
- rédigés par Sandras de Courtilz, offrent aussi ces initiales: C. D.
- R.?
-
-En effet, le roman des _Amours d'Anne d'Autriche_ avait tout ce qu'il
-fallait d'extraordinaire pour servir d'introduction aux malheurs du
-prisonnier inconnu. L'auteur, dont la plume était aux gages du roi
-Guillaume, comme tous les libellistes hollandais de cette époque,
-annonce, dans son _Avis au Lecteur_, qu'il veut développer _le grand
-mystère d'iniquité de la véritable origine de Louis XIV_: «Quoique cette
-relation, dit-il, soit ici quelque chose d'assez nouveau et d'assez
-inconnu, elle n'est rien moins que cela en France. La froideur reconnue
-de Louis XIII, la naissance extraordinaire de Louis-Dieudonné, ainsi
-nommé parce qu'il naquit après vingt-trois ans de mariage stérile, sans
-compter plusieurs autres circonstances remarquables, prouvent si
-clairement et d'une manière si convaincante cette génération empruntée,
-qu'il faut avoir une effronterie extrême pour prétendre qu'elle soit la
-production du prince qui passe pour en être le père. Les fameuses
-barricades de Paris et la formidable révolte qui se fit contre Louis XIV
-à son avènement au trône, et qui fut soutenue par des chefs si
-distingués, publièrent si hautement sa naissance illégitime, que tout le
-monde en parlait; et comme la raison le confirmait, à peine y avait-il
-quelqu'un qui eût des doutes et des scrupules là-dessus.» Cet auteur,
-sous l'anonyme duquel on trouverait peut-être le fameux Sandras de
-Courtilz[17], avait pourtant tiré de son imagination la fable de son
-livre, qu'il essaie dans sa préface de mettre sur le compte de
-l'histoire.
-
- [17] M. Leber attribue ce livre à un sieur Le Noble, autre que
- l'auteur des satires contre le roi Guillaume, puisque l'_Avis au
- lecteur_ fulmine contre les _derniers ouvrages du Noble_. Voyez le
- _Supplément au Manuel du libraire_, par M. Brunet, t. 1, p. 49.
-
-Voici cette fable assez habilement conçue:
-
-Le cardinal de Richelieu, glorieux de voir sa nièce _Parisiatis_ (Mme de
-Combalet) aimée de Gaston, duc d'Orléans, frère du roi, propose à ce
-prince la main de cette belle personne; mais Gaston, indigné de tant
-d'orgueil chez le premier ministre, répond par un soufflet à cette offre
-de mariage. Le cardinal et sa nièce ne rêvent plus que vengeance, et le
-père Joseph, capucin, leur inspire le projet de frustrer Gaston de la
-couronne que lui promettait l'impuissance de Louis XIII. En conséquence,
-ils introduisent, la nuit, dans la chambre de la reine, un jeune homme,
-le C. D. R., qui était amoureux, sans espoir, de la femme de son roi.
-Anne d'Autriche, qui avait remarqué cet amant tendre et discret, le
-reconnaît à ses façons de faire, et lui oppose peu de résistance;
-ensuite elle va révéler au cardinal ce qui s'est passé: «Eh bien! lui
-dit-elle, vous ayez gagné votre méchante cause; mais prenez-y garde,
-monsieur le prélat, et faites en sorte que je trouve cette miséricorde
-et cette bonté céleste dont vous m'ayez flattée par vos pieux sophismes.
-Ayez soin de mon ame, je vous en charge; car je me suis abandonnée!»
-_Cet excessif débordement de vie continuant, la bienheureuse nouvelle de
-la grossesse de la reine ne fut pas long-temps à se débiter dans le
-royaume. Ainsi naquit Louis XIV, fils de Louis XIII, par voie de
-transsubstantiation._ Quant à l'instrument docile de ce miracle, le
-libelliste n'en parle que dans une note où il annonce que «si cette
-histoire plaît au public, on ne tardera pas à donner la _Suite_, qui
-contient _la fatale catastrophe du C. de R., et la fin de ses plaisirs
-qui lui coûtèrent cher_.»
-
-Cette Suite n'a point paru, mais on a prétendu que _la fatale
-catastrophe_ devait être la découverte de l'amant de la reine par Louis
-XIII, et l'enlèvement de ce seigneur masqué et emprisonné. Alors, à quoi
-bon un masque? Mieux eût valu un bâillon pour l'honneur du mari et du
-fils.
-
-L'autorité de ce pamphlet _orangiste_ n'était point assez imposante pour
-accréditer en France une opinion qui entachait de bâtardise la gloire de
-Louis-le-Grand; la critique dédaigna donc de s'en servir, et préféra
-s'attacher au système, plus honnête pour la dynastie des Bourbons, mais
-aussi peu vraisemblable, qui représentait le duc de Beaufort comme le
-prisonnier inconnu de l'île Sainte-Marguerite, malgré les dénégations
-formelles de Voltaire.
-
-Lenglet Dufresnoy, qui ne perdait jamais une occasion de jeter dans la
-publicité un paradoxe hardi, et qui d'ailleurs avait pu dans ses
-fréquens voyages à la Bastille recueillir le souvenir du _Masque de
-Fer_, en dit quelques mots dans son _Plan de l'histoire générale et
-particulière de la Monarchie française_, publié en 1754. C'est au sujet
-de la disparition du duc de Beaufort devant Candie (t. 3, p. 268 et
-269), qu'il rappelle l'_anecdote singulière_ à laquelle donnèrent lieu
-les doutes existant sur la mort de ce prince. Après avoir raconté ce
-qu'on savait du prisonnier masqué, il ajoute cette réflexion: «Quelle
-raison y avait-il d'user de tant de mystère pour le duc de Beaufort?» Il
-mentionne ensuite l'opinion qui attribuait cette anecdote au comte de
-Vermandois «pour de prétendues causes rapportées dans les _Anecdotes
-persanes_; mais je pense, dit-il, que _cela vient de plus haut_; sur
-quoi il y aurait bien des particularités à examiner. Ce prisonnier fut
-inhumé non à Saint-Paul, mais aux _Célestins_.» Cette assertion erronée
-prouve l'incertitude qui régnait encore à cette époque pour les faits
-principaux de la captivité du _Masque de Fer_. Lenglet Dufresnoy ne cite
-pas Voltaire comme _le premier_ qui eût parlé de l'anecdote, et Voltaire
-lui garda sans doute rancune de cet oubli, puisqu'il traita depuis avec
-un injuste mépris _le très-savant_ auteur de la _Méthode pour étudier
-l'histoire_[18].
-
- [18] Voyez, dans les OEuvres de Voltaire, _Doutes sur quelques points
- de l'Histoire de l'Empire_; _Mélanges historiques_; _Correspondance
- générale_.
-
-Voltaire rencontra un adversaire plus redoutable dans Lagrange-Chancel.
-Ce vieux satirique, qui devait à ses _Philippiques_ l'avantage d'avoir
-puisé quelques documens traditionnels aux lieux mêmes où le prisonnier
-inconnu avait habité vingt ans avant lui, écrivit, du fond de son
-château d'Antoniat en Périgord, une lettre publiée dans l'_Année
-littéraire_ de 1759 (t. 3, p. 188), pour réfuter certains points de la
-narration du _Siècle de Louis XIV_.
-
-Cette lettre, que le nom de son auteur, alors âgé de quatre-vingt-neuf
-ans, fit lire avidement, participait à la haine de Fréron contre
-Voltaire, et n'avait pas d'autre but que de contredire celui-ci, en
-révélant des particularités «qu'un historien plus _exact dans ses
-recherches_ que M. de Voltaire aurait pu savoir, s'il s'était donné la
-peine de s'en instruire.» L'intention de Lagrange-Chancel était,
-disait-il, «d'arrêter le cours des idées que chacun s'est forgées à sa
-fantaisie, sur la foi d'un auteur qui s'est fait une grande réputation
-par le merveilleux joint à l'_air de vérité_ qu'on admire dans la
-plupart de ses écrits;» mais ce ton dur et tranchant contrastait avec la
-pauvreté des faits que le libelliste avait rapportés de sa prison aux
-îles Sainte-Marguerite.
-
-Il disait que M. de Lamotte-Guérin, gouverneur de ces îles, du temps
-qu'il y était détenu (en 1718), lui avait _assuré_ que le prisonnier
-était le duc de Beaufort, _amiral_ de France, qu'on croyait mort au
-siége de Candie, et qui fut traité de la sorte parce qu'il _paraissait
-dangereux_ à Colbert et qu'il traversait les opérations de ce ministre,
-chargé du département de la marine. Beaufort en effet eut pour
-successeur à l'amirauté le comte de Vermandois alors âgé de vingt-deux
-mois.
-
-Les ouï-dires que citait Lagrange-Chancel, sur la foi de plusieurs
-contemporains de sa captivité, étaient peu dignes de balancer la version
-adoptée par Voltaire: comme Voltaire, Lagrange-Chancel raconte que le
-commandant Saint-Mars _avait de grands égards pour son prisonnier, le
-servait lui-même en vaisselle d'argent, et lui fournissait souvent des
-habits aussi riches qu'il le désirait_; mais le prisonnier était obligé,
-sur peine de la vie, _de ne paraître qu'avec son masque de fer en
-présence du médecin ou du chirurgien_, dans les maladies où il avait
-besoin d'eux; pour toute récréation, _lorsqu'il était seul, il pouvait
-s'amuser à s'arracher le poil de la barbe avec des pincettes d'acier
-très-luisantes et très-polies_. Lagrange-Chancel avait vu une de ces
-pincettes entre les mains du sieur de Formanoir, neveu de Saint-Mars, et
-lieutenant de la compagnie franche des îles Sainte-Marguerite.
-
-Suivant plusieurs personnes, on aurait entendu, lors du départ de
-Saint-Mars pour la Bastille, le colloque suivant: «Est-ce que le roi en
-veut à ma vie? dit le prétendu duc du Beaufort _qui portait son masque
-de fer_.--Non, mon prince, reprit Saint-Mars, votre vie est en sûreté:
-vous n'avez qu'à vous laisser conduire.»
-
-Enfin, le nommé Dubuisson, caissier du célèbre Samuel Bernard, avait été
-détenu aux îles Sainte-Marguerite en même temps que le _Masque de Fer_,
-et occupait avec d'autres prisonniers une chambre précisément _au-dessus
-de celle de cet inconnu_. Ce Dubuisson conta depuis à Lagrange-Chancel,
-que ses camarades de prison étaient parvenus, _par le trou de la
-cheminée_, à s'entretenir avec le mystérieux voisin et à _se communiquer
-leurs pensées_; mais que ceux-ci, lui ayant demandé la cause de sa
-détention si rigoureuse, ne purent le faire expliquer là-dessus, car il
-leur répondit que, s'il révélait son nom, on lui ôterait la vie ainsi
-qu'à toutes les personnes qui sauraient son secret. Voilà un
-prisonnier-d'état bien gardé! Les conversations par les cheminées
-étaient fort en usage à la Bastille; mais on devait prendre plus de
-précautions pour un homme dont il importait tant de cacher le nom.
-
-Voltaire eût probablement relevé les critiques acerbes de cette lettre,
-si Lagrange-Chancel n'était mort la même année[19]; mais il se promit de
-faire payer les frais de la guerre à Fréron, qu'il immola en plein
-théâtre, en 1760, dans la comédie de l'_Écossaise_: il connaissait
-toutes les menées que Fréron avait faites pour lui enlever sa découverte
-du _Masque de Fer_. Voltaire rentra une dernière fois dans la lice,
-après que Saint-Foix et le père Griffet y furent descendus armés de
-citations irrécusables; mais ce ne fut pas pour se mesurer avec eux:
-semblable à un combattant qui dédaigne un adversaire trop aisé à
-vaincre, et reste immobile malgré tous les défis qu'on lui adresse, il
-se contenta de faire cette déclaration: «L'auteur du _Siècle de Louis
-XIV_ est le _premier_ qui ait parlé de l'homme au masque de fer dans une
-histoire _avérée_. C'est qu'il était _très-instruit_ de cette anecdote,
-qui étonne le siècle présent, qui étonnera la postérité et qui n'est que
-trop véritable[20].» Voltaire tenait à honneur d'avoir _le premier_
-livré à l'opinion publique et incorporé dans l'histoire la précieuse
-confidence du maréchal de Richelieu.
-
- [19] La _Biographie universelle_, comme la _France littéraire_ et
- d'autres ouvrages contemporains, place cette mort sous la date du 5
- décembre 1758; mais comment aurait-il écrit à Fréron en 1759? Son
- éloge nécrologique se trouve dans le huitième volume de l'_Année
- littéraire_ de 1759. D'après ces rapprochemens, on pourrait bien
- croire que la lettre posthume fut supposée par Fréron.
-
- [20] L'_Anecdote sur l'Homme au Masque de fer_, dans laquelle se
- trouve cette déclaration, ne fut ajoutée à l'article _Ana_ que dans
- les éditions du _Dictionnaire philosophique_ postérieures à la
- publication de l'ouvrage du Père Griffet (1769).
-
-En 1768, le paradoxe s'empara encore du _Masque de fer_: ce fut Fréron,
-qui, tout meurtri des coups terribles que son ennemi lui avait portés en
-face dans l'_Écossaise_, lança contre Voltaire un nouveau champion, plus
-redoutable que Lagrange-Chancel, dans l'espoir d'amener une grande
-querelle où l'auteur du _Siècle de Louis XIV_ aurait le dessous: le
-_Masque de fer_ était une sorte d'appât bien capable d'attirer Voltaire
-dans une embuscade où Poullain de Saint-Foix l'eût mis à mal, avec ce
-caractère irascible et provocateur qui faisait l'effroi de la basse
-littérature.
-
-Saint-Foix, par une lettre insérée dans _l'Année littéraire_ (1768, t.
-4), essaya de faire valoir une hypothèse qui avait du moins le mérite de
-la singularité, et qui réussit à ce titre auprès des amis du
-merveilleux: il imagina que le prisonnier masqué était le duc de
-Monmouth, fils naturel de Charles II, condamné pour crime de rébellion
-et décapité à Londres le 15 juillet 1685.
-
-Cette idée bizarre lui vint d'un passage de _l'Histoire d'Angleterre_,
-par Hume, d'après lequel on voit en effet que le bruit courut à Londres
-que le duc de Monmouth était sauvé, et qu'un de ses partisans, qui lui
-ressemblait beaucoup, avait consenti à mourir à sa place, pendant que le
-véritable condamné, secrètement transféré en France, devait y subir une
-prison perpétuelle.
-
-Saint-Foix citait à l'appui de son système un petit ouvrage anonyme de
-la même famille que les _Amours d'Anne d'Autriche_, sans toutefois
-vouloir accorder une confiance aveugle aux _Amours de Charles II et de
-Jacques II, rois d'Angleterre_, quoique l'auteur ait mis ces paroles
-dans la bouche du Colonel Skelton, ancien gouverneur de la tour de
-Londres: «La nuit d'après la _prétendue_ exécution du duc de Monmouth,
-le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même le tirer de la tour;
-on lui couvrit la tête d'une espèce de capuchon, et le roi et les trois
-hommes entrèrent avec lui dans un carrosse.» Saint-Foix invoquait un
-témoignage plus respectable: Le père Tournemine étant allé avec le père
-Saunders, confesseur de Jacques II, rendre visite à la duchesse de
-Portsmouth après la mort de ce prince, la duchesse eut occasion de dire
-qu'elle reprocherait toujours au roi Jacques d'avoir laissé exécuter le
-duc de Monmouth au mépris du serment qu'il avait fait sur l'hostie, près
-du lit de mort de Charles II, qui lui recommanda de ne jamais ôter la
-vie à son frère naturel, même en cas de révolte; le père Saunders reprit
-avec vivacité: «Le roi Jacques a tenu son serment!»
-
-Deux circonstances moins importantes semblaient à Saint-Foix propres à
-fortifier son opinion et à fixer celle du public. Un chirurgien anglais,
-nommé Nelaton, _qui allait tous les matins au café Procope_, rendez-vous
-habituel des gens de lettres, avait souvent raconté qu'étant _premier
-garçon_ chez un chirurgien près de la porte Saint-Antoine, on l'envoya
-chercher pour une saignée, et qu'on le mena à la Bastille; que le
-gouverneur l'introduisit dans une chambre où était un prisonnier qui _se
-plaignait_ de grands maux de tête; que ce prisonnier avait l'accent
-anglais, était vêtu d'une robe de chambre jaune et noire à grandes
-fleurs d'or et ne montrait pas son visage caché par une _longue
-serviette nouée derrière le cou_. Mais on ne peut prendre cette
-serviette pour un masque de fer, et l'on sait que les prisonniers de la
-Bastille n'avaient aucune communication avec les personnes du dehors
-sans un ordre signé du ministre; d'ailleurs, il y avait un chirurgien,
-un médecin et un apothicaire attachés au service de la prison et y
-demeurant: le viatique même n'entrait à la Bastille qu'avec la
-permission du lieutenant de police[21].
-
- [21] Voyez _Observations concernant les usages et règles du château
- royal de la Bastille_, 1re livraison de _la Bastille dévoilée_.
-
-Saint-Foix admettait aussi légèrement un bruit répandu autrefois en
-Provence où l'on avait parlé d'un prince nommé _Macmouth_, enfermé dans
-la citadelle de l'île de Sainte-Marguerite et gardé avec beaucoup de
-précautions. L'identité du nom de _Macmouth_ avec celui de _Monmouth_
-aurait été une présomption favorable à ce système, si l'on eût constaté
-l'époque où ce bruit avait circulé; aujourd'hui nous pouvons l'expliquer
-par une autre captivité postérieure[22] à celle du _Masque de Fer_.
-
- [22] Celle du patriarche arménien Arwedicks; voyez la suite de cette
- Histoire.
-
-Ce roman, soutenu par l'imperturbable aplomb de Saint-Foix et par
-l'élégance maniérée de son style, eut beaucoup de vogue et raviva la
-discussion qui durait depuis vingt-trois ans et qui changeait de terrain
-tous les jours, sans que la victoire penchât d'aucun côté.
-
-Un partisan du nouveau système l'appuya par des _remarques_ insérées
-dans le _Journal Encyclopédique_ (1768, novembre, p. 112), et tira ses
-inductions d'un petit libelle anonyme qui contient la relation du
-supplice de Monmouth: les _Révolutions d'Angleterre sous le règne de
-Jacques II_, Amsterdam, 1680, in-12, ajoutaient peu de valeur à
-l'opinion de Saint-Foix.
-
-Cependant Saint-Foix, ce fougueux et pétulant batailleur qui maniait
-aussi volontiers l'épée que la plume, ne rencontra pas d'abord de
-contradiction dans son paradoxe; seulement un M. de Palteau, sans doute
-petit-neveu de Saint-Mars[23] et seigneur de la terre de Palteau en
-Champagne, qui avait appartenu à son grand-oncle, publia dans le volume
-suivant de _l'Année littéraire_ quelques traditions de famille, qu'il
-avait déjà transmises à Voltaire, sans que celui-ci jugeât le moment
-venu d'en faire usage. M. de Palteau, dont l'avis était d'un grand poids
-dans ce débat, s'appuyait de l'autorité d'un de ses parens, le sieur de
-Blainvilliers, officier d'infanterie _qui avait accès chez M. de
-Saint-Mars_ à Pignerol et aux îles Sainte-Marguerite: les
-correspondances de Saint-Mars avec Louvois, publiées depuis, et les
-titres de la maison de Palteau[24], font foi de l'existence de cet
-officier en 1670; mais il était mort long-temps avant que l'anecdote du
-_Masque de fer_ fût publique.
-
- [23] Il devait être fils de Guillaume de Formanoir, neveu de
- Saint-Mars; ce Formanoir, qu'on nommait _Corbé_ à la Bastille, parce
- que son nom de terre était _Corbest_, hérita d'une partie des biens
- immenses de son oncle: «Il s'est retiré, dit l'_Histoire de la
- Bastille_ par Renneville, dans une des terres que son oncle avait
- achetées près de Villeneuve-le-Roi, en _Bourgogne_, en changeant son
- nom infâme de _Corbé_ en celui de _Palletot_ (Palteau), qui est
- aussi celui de la terre.» T. 5, p. 406.
-
- [24] Je rapporterai plus loin les énoncés de ces titres que je dois à
- l'obligeance de M. Ed. Barbier d'Aucourt, référendaire honoraire,
- propriétaire actuel du domaine de Blainvilliers, près Montfort
- l'Amaury.
-
-Selon les confidences de Blainvilliers à M. de Palteau, l'homme au
-masque était connu sous le nom de _Latour_ dans ses différentes prisons;
-mais rien n'indiquait que son masque fût _de fer et à ressorts_; il
-avait toujours ce masque sur de visage dans ses promenades (sans doute
-sur les plate-formes ou les boulevarts de la forteresse) _ou lorsqu'il
-était obligé de paraître devant quelque étranger_; il était toujours
-_vêtu de brun_, portait de beau linge et obtenait des livres et _tout ce
-qu'on peut accorder à un prisonnier_; le gouverneur et les officiers
-_restaient debout devant lui et découverts jusqu'à ce qu'il les fît
-couvrir et asseoir_; ceux-ci _allaient souvent lui tenir compagnie et
-manger avec lui_. Quand il mourut en 1704 (il fallait dire 1703), on mit
-dans le cercueil _des drogues pour consumer le corps_.
-
-Cette lettre contient deux passages qui fixèrent alors l'attention, mais
-qui ne sont pas également dignes de foi.
-
-Le sieur de Blainvilliers, curieux de voir à visage découvert le
-prisonnier avec lequel il dînait et parlait souvent aux îles
-Sainte-Marguerite, puisqu'il fut lieutenant de la compagnie franche pour
-la garde des prisonniers, avait pris, racontait-il, les habits d'une
-sentinelle qu'on plaçait dans une galerie _sous_ les fenêtres de la
-prison de _Latour_, et était resté _toute une nuit_ à examiner l'inconnu
-qui se promenait sans masque par sa chambre: cet homme, _blanc de
-visage, grand et bien fait de corps_, quoiqu'il eût _la jambe un peu
-trop fournie par le bas_, semblait être dans la force de l'âge, malgré
-sa chevelure blanche. Les observations d'une nuit _presque entière_
-n'auraient pas produit des renseignemens plus positifs, si l'on en croit
-ce vieil officier qui savait sans doute la valeur d'un secret d'état et
-qui ne se fût pas exposé à le trahir au risque de sa vie.
-
-Lorsqu'en 1698, M. de Saint-Mars se rendit des îles Sainte-Marguerite à
-la Bastille, dont il était nommé gouverneur, il séjourna avec _son
-prisonnier_ à sa terre de Palteau, et les paysans, qui vinrent au-devant
-de leur seigneur et l'accompagnèrent jusqu'au château, furent témoins de
-ce singulier voyage: l'homme au masque arriva dans une litière qui
-précédait celle de Saint-Mars, sous l'escorte de plusieurs gens à
-cheval. Le dîner eut lieu dans la salle à manger du rez-de-chaussée:
-l'homme tournait le dos aux croisées ouvertes sur la cour, et
-Saint-Mars, assis en face, avait deux pistolets auprès de son assiette;
-un seul valet de chambre les servait et fermait derrière lui la porte de
-la salle, chaque fois qu'il allait chercher les plats dans
-l'antichambre. Le prisonnier était de grande taille; il avait un masque
-_noir_ qui permettait d'apercevoir ses dents et ses lèvres, sans cacher
-ses cheveux blancs: les paysans le virent plusieurs fois traverser la
-cour avec ce masque sur le visage. Saint-Mars se fit dresser un lit de
-camp auprès de celui où coucha son hôte. Les particularités frappantes
-de cet événement avaient laissé des traces profondes dans la mémoire des
-vieillards que M. de Palteau interrogea lui-même, bien des années après
-le passage de Saint-Mars.
-
-Saint-Foix, qui souffrait impatiemment la contradiction, s'empressa de
-combattre avec une fine ironie les assertions contenues dans la lettre
-de M. de Palteau, et n'eut pas de peine à infirmer le témoignage du
-sieur de Blainvilliers[25]: il remarqua qu'un officier était incapable
-de corrompre un soldat pour satisfaire une curiosité blâmable, qui les
-eût amenés tous deux devant un conseil de guerre, et que d'ailleurs les
-sentinelles ne demeuraient que trois heures à leur poste; mais lors même
-que cet officier eût manqué de la sorte à son devoir et fût parvenu à
-tromper la vigilance des rondes qui se succèdent de demi-heure en
-demi-heure dans les prisons d'état, comment aurait-il pu, de la galerie
-où il était, au-dessous de la chambre du prisonnier, voir _le bas de la
-jambe_ de cet inconnu, surtout à travers les barreaux de fer qui
-garnissaient les fenêtres?
-
- [25] La réponse de Saint-Foix à M. de Palteau et celle qu'il adressa
- plus tard au Père Griffet se trouvent dans les _Années littéraires_
- de 1768 et 1769; mais elles furent recueillies en un seul volume
- sous ce titre: _Réponse de M. de Saint-Foix au R. P. Griffet, et
- Recueil de tout ce qui à été écrit sur le prisonnier masqué_,
- Londres, 1770, in-12 de 131 pages. Nous renverrons donc, pour nos
- citations, à cet ouvrage qui a été réimprimé avec des additions dans
- le tome 5 des _OEuvres complètes de Saint-Foix_, Paris, 1778, in-8º.
-
-Saint-Foix, qui avait raison de penser qu'un prisonnier de cette
-importance était sans doute mieux gardé, ajoutait, d'après la
-_Description de la France_, par Piganiol de la Force (éd. de 1753, t. 5,
-p. 376), que Saint-Mars fit construire, dans le fort de l'île de
-Sainte-Marguerite, la prison la plus _sûre_ qui fût en France. En effet,
-cette prison, que l'on montrait par tradition à l'époque où Saint-Foix
-écrivait, n'était éclairée que par une seule fenêtre regardant la mer,
-et ouverte à quinze pieds au-dessus du chemin de ronde; en outre, cette
-fenêtre, percée dans un mur très-épais, était défendue par _trois_
-grilles de fer placées à distance égale, ce qui faisait un intervalle de
-deux toises entre les sentinelles et le prisonnier[26].
-
- [26] _Voyage littéraire en Provence_, par le père Papon, 1780, in-12,
- p. 247.
-
-Le conte du sieur de Blainvilliers, qui avait peut-être voulu par là
-mettre son secret à l'abri d'une dangereuse indiscrétion, ne résista pas
-à cet examen logique. Ensuite Saint-Foix saisit l'occasion de fortifier
-son système relatif au duc de Monmouth, en s'emparant d'un détail de la
-lettre qu'on ne saurait appliquer au duc de Beaufort, puisque Mme de
-Choisy répondit malignement à une épigramme de ce prince: _M. de
-Beaufort voudrait mordre et ne le peut pas!_ or le duc de Beaufort
-n'aurait pas eu la bouche mieux garnie à quatre-vingt-sept ans qu'à
-cinquante. Ce n'était donc pas lui dont les paysans de Palteau avaient
-vu les dents à travers le masque.
-
-Saint-Foix revint encore à la charge pour achever de détruire les
-présomptions qui pouvaient exister en faveur du duc de Beaufort, qu'on
-aurait enlevé au siége de Candie et emprisonné jusqu'à sa mort. Le
-système de Lagrange-Chancel ne reposait que sur un ouï-dire, et
-Saint-Foix fit observer, entre autres choses, que le prince, surnommé le
-_roi des halles_, autant à cause de la grossière trivialité de ses
-manières que de son extérieur malpropre et négligé, ne fût sans doute
-pas, vieux et captif, devenu soigné de sa personne et curieux de _riches
-habits_. Saint-Foix cependant aurait pu s'appuyer d'autorités plus
-recommandables que les _Mémoires du marquis de Montbrun_[27], supposés
-par Sandras de Courtilz, pour prouver que le duc de Beaufort ayant été
-tué dans une sortie, sa tête fut coupée par les Turcs et envoyée par le
-grand-visir à Constantinople, où on la promena au bout d'une pique
-pendant trois jours.
-
- [27] Ces mémoires cependant sont curieux, et il est certain que
- Sandras de Courtilz les a rédigés sur les documens authentiques qui
- lui ont servi à narrer les mêmes faits dans les _Mémoires de M.
- d'Artagnan_, dans ceux du _comte de Rochefort_, etc. Courtilz était
- instruit à fond de l'histoire particulière du dix-septième siècle et
- il travaillait souvent sur des notes très-précieuses.
-
-Le système présenté par Saint-Foix, avec la verve spirituelle qui
-caractérise son talent, semblait prévaloir, lorsque le père Griffet,
-savant éditeur de l'_Histoire de France_ du père Daniel, et auteur
-lui-même d'une bonne _Histoire de Louis XIII_, publia son _Traité des
-différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité dans
-l'histoire_, in-12, Liége, 1769, excellent ouvrage d'érudition et de
-critique, où le ch. 13, destiné à l'_examen de la vérité dans les
-anecdotes_, est rempli tout entier par celle du _Masque de Fer_.
-
-Ce jésuite, qui avait exercé à la Bastille le ministère de confesseur
-durant neuf ans, était plus que personne en état de lever le voile
-étendu sur le prisonnier masqué, que bien des gens regardaient comme une
-création romanesque sortie du cerveau de Voltaire ou du chevalier de
-Mouhy; car on ne connaissait encore aucune pièce authentique constatant
-que cet homme eût existé. Le père Griffet surpassa encore ce qu'on
-attendait de son esprit juste et impartial, en citant, pour la première
-fois, le journal manuscrit de M. Dujonca, lieutenant du roi à la
-Bastille en 1698, et les registres mortuaires de la paroisse de
-Saint-Paul.
-
-Suivant ce journal, dont l'authenticité ne fut point révoquée en doute,
-Saint-Mars, arrivant des îles Sainte-Marguerite pour prendre le
-gouvernement de la Bastille, avait amené avec lui (jeudi 18 septembre
-1698, à trois heures après midi), dans sa litière, UN ANCIEN PRISONNIER
-QU'IL AVAIT À PIGNEROL, _dont le nom ne se dit pas, lequel on fait
-toujours tenir masqué_. Ce prisonnier fut mis dans la tour de la
-Bazinière, _en attendant la nuit_, jusqu'à ce que M. Dujonca le
-conduisit lui-même, _sur les neuf heures du soir_, dans la troisième
-chambre de la tour de la Bertaudière[28], _laquelle chambre on avait eu
-soin de meubler de toutes choses_[29]. Le sieur Rosarges, qui venait
-aussi des îles Sainte-Marguerite, à la suite de Saint-Mars, _était
-chargé de servir et de soigner ledit prisonnier, qui était nourri par le
-gouverneur_.
-
- [28] Cette chambre était au troisième étage: «Les chambres ont toutes
- leur numéro; elles portent le nom du degré de leur élévation, comme
- leurs portes se présentent à droite et à gauche en montant: ainsi la
- _première bazinière_ est la première chambre de la tour de ce nom,
- au-dessus du cachot; puis la _seconde bazinière_, la _troisième_, la
- _quatrième_ et la _calotte bazinière_.» _Remarques historiques et
- anecdotes sur la Bastille_, éd. de 1774, p. 13. Les tours de la
- _Bazinière_ et de la _Bertaudière_ portaient les noms des
- architectes qui les avaient construites, ou des anciens prisonniers
- qui les avaient habitées.
-
- [29] Ce n'était sans doute pas l'ameublement ordinaire des chambres de
- la Bastille, où il y avait dans chacune «un lit de serge verte avec
- rideaux, paillasse et trois matelas, deux tables, deux cruches
- d'eau, une fourchette de fer, une cuiller d'étain et un gobelet de
- même métal, un chandelier de cuivre, des mouchettes de fer, un pot
- de chambre, deux ou trois chaises et quelquefois un vieux fauteuil.»
- _Rem. hist. et anec. sur la Bastille_, p. 14. Le père Griffet dit
- positivement que ces chambres sont _toujours meublées, mais fort
- simplement_. Constantin de Renneville, qui occupa la seconde chambre
- de la Bertaudière pendant que le _Masque de Fer_ était renfermé dans
- la troisième (en 1702), a fait de sa prison un tableau après lequel
- on ne doutera pas que celle du prisonnier de Saint-Mars ne fût plus
- habitable, grâce au soin qu'on avait pris de la _meubler de toutes
- choses_:
-
- «C'était un petit réduit octogone large environ de douze à treize
- pieds en tous sens, et à peu près de la même hauteur. Il y avait un
- pied d'ordure sur le plancher, qui empêchait de voir qu'il était de
- plâtre; tous les créneaux étaient bouchés, à la réserve de deux qui
- étaient grillés. Ces créneaux étaient du côté de la chambre larges
- de deux pieds et allaient toujours en diminuant en cône, dans
- l'épaisseur du mur, jusqu'à l'extrémité qui, du côté du fossé,
- n'avait pas demi-pied d'ouverture, et par ce même côté ils étaient
- fermés d'un treillis de fer fort serré. Comme c'était à travers ce
- treillis que venait le jour, qu'il était encore obscurci par cette
- épaisseur de mur qui de ce côté a dix pieds, par la grille et par
- une fenêtre qui fermait au-dedans de la chambre à volet garni d'un
- verre très-épais et très-sale, il était si faible que, quand il
- entrait dans la chambre, à peine servait-il à distinguer les objets
- et ne formait qu'un faux jour... Les murs de la chambre étaient
- très-sales et gâtés d'ordure. Ce qu'il y avait de plus propre était
- un plafond de plâtre très-uni et très-blanc (sans doute pour que les
- moindres trous percés dans ce plafond par le prisonnier de l'étage
- supérieur fussent visibles); pour tout meuble, il n'y avait qu'une
- petite table pliante, très-vieille et rompue, et une petite chaise
- enfoncée de paille, si disloquée qu'à peine pouvait-on s'asseoir
- dessus. La chambre était pleine de puces... cela provenait de ce que
- le prisonnier, qui en venait de sortir, pissait sans façon contre
- les murs: ils étaient tapissés des noms de quantité de
- prisonniers... Sur les sept heures, on m'apporta un petit lit de
- camp de sangles, un petit matelas, un travers de lit garni de
- plumes, une méchante couverture verte toute percée et si pleine
- d'une épouvantable vermine que j'ai eu bien de la peine à l'en
- purger.» _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. 105. Un prisonnier que
- M. de Saint-Mars amenait _dans sa litière_, et qui allait être
- _nourri par le gouverneur_, ne fut certainement pas si mal logé que
- l'auteur de l'_Inquisition française_.
-
-La mort de ce prisonnier était mentionnée dans le même journal, à la
-date du lundi 19 novembre 1703. «Le prisonnier inconnu, _toujours masqué
-d'un masque de velours noir_, que M. de Saint-Mars avait amené avec lui,
-venant des îles Sainte-Marguerite, et qu'il gardait depuis long-temps,
-s'étant trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la messe, est mort
-aujourd'hui sur les dix heures du soir, _sans avoir eu une grande
-maladie, il ne se peut pas moins_. M. Giraut, notre aumônier, le
-confessa hier: surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses sacremens, et
-notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir. Il fut enterré
-le mardi 20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière de
-Saint-Paul: son enterrement coûta quarante livres.»
-
-Voici donc enfin des dates précises.
-
-L'extrait des registres de sépulture de l'église Saint-Paul confirmait
-l'exactitude du journal de M. Dujonca: «L'an 1703, le 19 novembre,
-_Marchialy_, âgé de _quarante-cinq ans, ou environ_, est décédé dans la
-Bastille; duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul,
-sa paroisse, le 20 dudit mars, en présence de M. Rosarges, major de la
-Bastille, et de M. Reih, chirurgien de la Bastille, qui ont signé.» Cet
-extrait fut collationné sur le registre original où le nom de
-_Marchialy_ était écrit avec beaucoup de netteté. On ne pouvait donc
-plus soutenir, sur la foi de Lenglet-Dufresnoy, que ce prisonnier fut
-enterré aux _Célestins_.
-
-Le père Griffet, qui mettait ainsi hors de doute le mystère de l'homme
-au masque sans prétendre toutefois le découvrir, crut devoir relater
-quelques faits qu'il tenait d'un des derniers gouverneurs de la
-Bastille, Jourdan Delaunay, mort en 1749.
-
-Le souvenir du prisonnier masqué s'était conservé parmi les officiers,
-les soldats et les domestiques de cette prison; et nombre de témoins
-oculaires l'avaient _vu passer dans la cour_ pour se rendre à la messe.
-Dès qu'il fut mort, on avait brûlé _généralement tout ce qui était à son
-usage_, comme linge, habits, matelas, couvertures, etc.; on avait
-regratté et reblanchi les murailles de sa chambre, changé les carreaux
-et fait disparaître les traces de son séjour, de peur qu'il n'eût caché
-_quelque billet ou quelque marque_ qui eût fait _connaître son nom_.
-Enfin, long-temps après, le lieutenant de police, Voyer-d'Argenson, qui
-visitait souvent la Bastille, soumise à son inspection, ayant appris
-qu'on s'y entretenait encore de ce prisonnier, voulût savoir ce qu'on en
-pensait, et le demanda aux officiers; mais, sur les vagues conjectures
-auxquelles ils se livraient entre eux, il se contenta de répondre: «On
-ne saura jamais cela!»
-
-Après avoir rapporté ces nouvelles pièces, d'un procès qu'on avait
-débattu en l'air jusque-là, le père Griffet examina et réfuta tour à
-tour les _Mémoires de Perse_ et les lettres de Lagrange-Chancel, de M.
-de Palteau et de Saint-Foix: il évita de se prononcer sur le récit de
-Voltaire, qu'il ne nomme même pas en citant ce récit comme tiré d'un
-livre _très-connu et très-bien écrit_ (_le Siècle de Louis XIV_); il se
-borna à rapprocher les différentes _traditions_, pour en faire ressortir
-les contradictions et les invraisemblances: il en tira seulement deux
-faits, incontestables à ses yeux, savoir, que _LE PRISONNIER AVAIT LES
-CHEVEUX BLANCS_, et que son masque était de velours noir.
-
-Quant aux trois opinions émises au sujet du personnage condamné à rester
-masqué toute sa vie, il ne voulut reconnaître ni le duc de Beaufort, ni
-le duc de Monmouth dans cette victime d'état, et il préféra pencher du
-côté de la version des _Mémoires de Perse_, parce que le comte de
-Vermandois lui semblait entrer plus naturellement dans cette mystérieuse
-captivité, dont il fixa le commencement à l'année 1683, plutôt qu'à
-l'année 1661, comme avait fait Voltaire; plutôt qu'à l'année 1669, comme
-le prétendait Lagrange-Chancel; plutôt qu'à l'année 1685, comme
-l'exigeait le système de Saint-Foix.
-
-La date avancée par Voltaire, sans aucune preuve, aurait contredit les
-trois systèmes qui retrouvaient, dans le _Masque de Fer_, le duc de
-Beaufort, le duc de Monmouth et le comte de Vermandois: «Il n'y a aucune
-de ces dates (1669, 1683, 1685), dit le père Griffet, qui, une fois bien
-constatée, ne réfutât invinciblement une des trois opinions.»
-
-Mais le père Griffet ne donnait aucune raison particulière qui
-l'autorisât à choisir la date de 1683 avec l'opinion qu'on y rattachait:
-il répéta les motifs que Saint-Foix avait développés avec une solide
-logique contre la lettre de Lagrange-Chancel, et il ajouta que le duc de
-Beaufort, non seulement n'était pas capable d'entraver les projets du
-roi et du ministre Colbert, mais encore bornait ses fonctions à celles
-de _grand-maître, chef et surintendant de la navigation et commerce de
-France_, la charge d'amiral ayant été supprimée par le cardinal de
-Richelieu. Il traita d'_absurde_ la supposition de Saint-Foix, parce
-qu'un faux duc de Monmouth, quelle que fût sa ressemblance avec le
-condamné, n'aurait pas réussi à tromper les évêques qui l'assistèrent à
-ses derniers momens, et les officiers de justice qui le conduisirent au
-supplice en plein jour, à dix heures du matin, dans une place publique
-de Londres; et que d'ailleurs le véritable duc, aurait-il été soustrait
-à l'échafaud, ne pouvait demeurer ignoré à la Bastille après la
-révolution d'Angleterre et la mort de Jacques II, en 1701. Le témoignage
-du père Tournemine, que Saint-Foix invoquait avec confiance, ne semblait
-pas d'un aussi grand poids au père Griffet qui accusa de crédulité
-excessive ce bon jésuite connu pour son _imagination toujours vive et
-enflammée_.
-
-Le père Griffet s'étendit avec plus de complaisance sur le fait raconté
-dans les _Mémoires de Perse_, et, malgré une lettre de la présidente
-d'Osembray, qui parle des _regrets infinis_ que laissa le comte de
-Vermandois, lequel avait _donné tant de marques d'un prince
-extraordinaire que le regret de sa mort fut une douleur publique_, et
-qui dit positivement que le roi fut _fort touché_ de cette perte pleurée
-par Mme de La Vallière aux pieds du crucifix[30]; malgré la pompeuse
-épitaphe gravée à la louange du défunt dans le choeur de l'église
-cathédrale d'Arras, il n'hésita point à soutenir que le comte de
-Vermandois, après des débauches avérées, s'était rendu coupable de
-quelque _grand attentat_ avant son départ pour l'armée, tel qu'un
-soufflet donné au dauphin. «On en avait parlé, dit-il, long-temps avant
-que les _Mémoires secrets_ aient paru, sur une de ces traditions qui
-ont, à la vérité, besoin d'être prouvées, mais qui ne sont pas toujours
-fausses. _Le souvenir de celle-ci s'était toujours conservé_, quoiqu'on
-n'en fît pas beaucoup de bruit du temps du feu roi, par la crainte de
-lui déplaire: c'est de quoi beaucoup de gens, qui ont vécu sous son
-règne, pourraient rendre témoignage. On ne prétend pas soutenir que
-l'attentat en question soit un fait indubitable, _on soutient seulement
-que l'on ne l'a pas réfuté jusqu'à présent par des preuves sans
-réplique_.»
-
- [30] _Lettres de Roger de Rabutin, comte de Bussy_, éd. de 1716, t. 6,
- p. 135.
-
-Le père Griffet alléguait enfin une induction, bien futile, il est vrai,
-tirée du nom supposé de _Marchiali_ (le registre porte _Marchialy_),
-dans lequel on avait découvert _Hic amiral_ (_c'est l'amiral_), sans
-prétendre que cette mauvaise anagramme, moitié latine et moitié
-française, pût être rangée même parmi les probabilités; cependant, après
-avoir incliné vers l'opinion qui faisait du comte de Vermandois l'homme
-au masque, il déclara vouloir attendre, _pour former une décision_,
-qu'on eût la date certaine de l'arrivée de ce prisonnier à la citadelle
-de Pignerol; car, jusque-là, on ignorerait la vérité: _il y a grande
-apparence qu'on ne la saura jamais!_ disait-il à l'exemple du lieutenant
-de police Voyer-d'Argenson.
-
-Saint-Foix se hâta de faire imprimer sa _Réponse_ au père Griffet, et
-s'attacha surtout à démontrer que le prisonnier masqué ne pouvait être
-le comte de Vermandois: il s'efforça de prouver par des raisonnemens,
-plutôt que par des autorités contemporaines, que ce prince était
-incapable d'avoir porté la main sur le dauphin, et que Louis XIV n'avait
-pu se prêter à une _momerie_ aussi indécente que celle des obsèques et
-de l'enterrement d'une _bûche_ à la place de son fils; il se moqua de
-l'anagramme de _Marchiali_[31], et soutint, à tort, qu'on n'était pas
-dans l'usage d'appeler le comte de Vermandois _M. l'amiral_[32]: il
-cita, sans propos et sans but, un passage très-remarquable d'une
-_Histoire de la Bastille_, imprimée en 1724, lequel coïncide en effet
-avec l'anecdote du _Masque de Fer_; mais il ne songea pas à profiter
-d'une découverte aussi neuve, qui pouvait être la base d'un nouveau
-système et servir en tous cas à constater les précautions qu'on prenait
-pour la garde du prisonnier inconnu.
-
- [31] On donnait quelquefois aux prisonniers un faux nom fabriqué avec
- l'anagramme du leur. Nous lisons dans la 3e livraison de _la
- Bastille dévoilée_, p. 79: «_Villeman_, c'est encore M. Jean de
- _Manville_ revenu des îles de Sainte-Marguerite à la Bastille: M.
- Delaunay avait renversé son nom et l'avait fait inscrire de même sur
- les registres, pour dérober à tout le monde le lieu de la détention
- du prisonnier.»
-
- [32] Prosper Marchand rapporte dans son _Dictionnaire_ plusieurs
- pièces de vers de Benserade, adressées à _Monsieur l'Admiral_, en
- 1681.
-
-Ensuite il présenta de nouveaux faits à l'appui d'une substitution de
-victime sur l'échafaud du duc de Monmouth: il faillit se croire
-personnellement offensé du trait de satire que le père Griffet avait
-lancé contre son confrère, le père Tournemine, _célèbre dans toute
-l'Europe, aimé, estimé, considéré à la cour et à la ville_. Mais les
-plus forts argumens du système de Saint-Foix ne reposaient que sur des
-ouï-dire plus ou moins croyables; l'histoire lui fournissait à peine
-quelques vagues allégations.
-
-Saint-Foix essaya pourtant de répondre au défi du père Griffet, en
-établissant, d'une manière irrécusable, que le prisonnier n'avait été
-amené qu'en 1685 à Pignerol, et, faute de pièces authentiques, il se
-jeta dans des suppositions souvent erronées.
-
-Il fixe d'abord avec justesse, et pour la première fois, l'époque à
-laquelle M. de Saint-Mars fut nommé au commandement de la _citadelle_
-(ou plutôt du donjon et de la prison) de Pignerol, lorsque Fouquet fut
-envoyé dans cette forteresse, après son arrêt du 20 décembre 1664, sous
-la garde spéciale de Saint-Mars.
-
-En 1681, une année environ après la mort de Fouquet, Saint-Mars devait
-conduire lui-même son second prisonnier d'état, le comte de Lauzun, aux
-eaux de Bourbon; mais il fut exempté de cette commission à cause de ses
-fréquens démêlés avec Lauzun, et remplacé par Maupertuis,
-sous-lieutenant des mousquetaires du roi[33]: si l'homme au masque eût
-été enfermé à Pignerol en 1681, se demande Saint-Foix, Saint-Mars
-aurait-il été chargé de suivre Lauzun dans un voyage de _trois_ mois?
-
- [33] _Mém. de Mlle de Montpensier_, collection Petitot, 2e série, t.
- 42, p. 424.
-
-En 1684, les réjouissances pour la naissance du duc d'Anjou furent
-l'objet d'une contestation assez vive entre M. d'Herleville, gouverneur
-de la ville et de la citadelle de Pignerol, et M. de Lamothe de Rissan,
-lieutenant du roi: cette contestation pouvait-elle avoir lieu, se
-demande Saint-Foix, sinon en l'_absence_ de Saint-Mars, qui _avait
-encore les lettres de commandement_ pour la citadelle, et Saint-Mars
-pouvait-il s'éloigner, si le prisonnier masqué lui eût été déjà confié?
-Par malheur, Saint-Foix ignorait que Saint-Mars avait passé de Pignerol
-à Exilles, dont il fut nommé gouverneur au mois de mai 1681[34].
-
- [34] «Sa Majesté, ayant connu l'extrême répugnance que vous avez à
- accepter le commandement de la citadelle de Pignerol, a trouvé bon
- de vous accorder le gouvernement d'Exilles, vacant par la mort de M.
- le duc de Lesdiguières.» Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 12 mai
- 1681. Extr. des archives des Affaires étrangères, par M. Delort.
-
-Saint-Foix signala, malgré ces erreurs, plusieurs points intéressans,
-surtout une alliance de famille entre Saint-Mars et madame Dufresnoy,
-dont il avait épousé la soeur: or, madame Dufresnoy, femme du premier
-commis de la guerre et maîtresse de Louvois, était à portée de servir
-son beau-frère auprès du ministre qui avait la surintendance des places
-de guerre et des prisons d'état. Saint-Foix raconta, en outre, comme un
-fait _certain_, que madame Lebret, mère de feu M. Lebret, premier
-président et intendant de Provence, _choisissait à Paris, à la prière de
-madame de Saint-Mars, son intime amie, le linge le plus fin et les plus
-belles dentelles_, et les envoyait à l'île de Sainte-Marguerite pour le
-prisonnier. Il raconta aussi, sans garantir l'exactitude de cette
-circonstance, que «le lendemain de l'enterrement de _Marchialy_, une
-personne ayant engagé le fossoyeur à le déterrer et à le lui laisser
-voir, ils trouvèrent un gros caillou à la place de la tête.»
-
-Un _ami du père Griffet_, lequel sans doute n'était autre que ce jésuite
-lui-même, écrivit à _l'Année littéraire_ de Fréron, théâtre principal de
-ce débat où Voltaire était mis en cause, une lettre au sujet des _pièces
-du procès_, réunies et publiées par Saint-Foix en 1770: il pensait que
-_ce procès n'était pas encore assez instruit pour pouvoir être jugé_.
-Cependant il ne paraissait pas éloigné de croire à la _disparition_ du
-comte de Vermandois, plutôt qu'à sa mort devant Courtray; et il mit en
-avant une de ces traditions, qu'on peut toujours fabriquer sans crainte
-d'être convaincu de mensonge.
-
-«On _assure_, dit-il, que le jour même où le corps du comte de
-Vermandois dut être transporté à Arras, il sortit du camp une litière,
-dans laquelle on crut qu'il y avait un prisonnier d'importance,
-quoiqu'on répandît le bruit que la caisse militaire y était renfermée;
-et l'on ajouta que cette litière prit un chemin détourné. J'ai lu,
-_quelque part_, que le caveau, dans lequel on dit que le comte de
-Vermandois fut inhumé, à Arras, a été gardé très-soigneusement. Il me
-semble encore qu'il y avait dans le même écrit diverses anecdotes qui
-annonçaient un mystère enseveli dans cette tombe.»
-
-L'auteur de la lettre, adoptant, sans examen, l'_absence_ de Saint-Mars
-hors de Pignerol, à la fin de l'année 1683 et au commencement de la
-suivante, comme Saint-Foix avait tenu à la constater, en interprétant
-mal l'_État de la France en 1684_, s'efforçait de la rapporter à
-l'enlèvement même du comte de Vermandois, que Saint-Mars serait allé
-chercher en secret au camp de Courtray, pour le transférer masqué à
-Pignerol.
-
-Enfin l'_ami du père Griffet_, d'un ton semi-sérieux et semi-plaisant,
-avançait une nouvelle conjecture, et proposait de chercher, sous le
-masque du prisonnier, le sultan Mahomet IV, détrôné en 1687, puisque le
-sort de ce sultan était _assez incertain_ depuis sa déposition, et que,
-le prisonnier passant pour un prince turc en Provence, le nom de
-_Marchialy_ étant quasi turc, tout s'accordait à soutenir un système non
-moins vraisemblable que les autres.
-
-Saint-Foix résolut de fermer la bouche à tous les _amis_ que le père
-Griffet pouvait avoir encore: il fit venir d'Arras l'extrait des
-registres capitulaires de la cathédrale, constatant que Louis XIV avait
-écrit lui-même au chapitre pour lui enjoindre de _recevoir le corps_ du
-comte de Vermandois, décédé _en_ la ville de Courtray; qu'il avait
-désiré que le défunt fût inhumé, au milieu du choeur de l'église, dans
-le même caveau qu'Élisabeth, comtesse de Vermandois, et femme de
-Philippe d'Alsace, comte de Flandre, morte en 1182; qu'une somme de dix
-mille livres avait été donnée au chapitre pour la fondation d'un obit à
-perpétuité en mémoire du comte de Vermandois; que les magistrats et les
-officiers municipaux de la ville étaient avertis d'assister à ce service
-célébré solennellement; et que, quatre ans après l'enterrement, à
-l'occasion de cet anniversaire, le roi avait fait don à la cathédrale
-d'un _ornement complet de velours noir et de moire d'argent, avec un
-dais aux armes du comte de Vermandois, brodées en or_. Il n'était pas
-probable, en effet, comme le remarque Saint-Foix, que Louis XIV eût
-cherché un _caveau de famille_ pour y enterrer une _bûche_, et qu'il eût
-fondé un obit perpétuel avec une telle solennité en présence d'un
-cercueil vide.
-
-Saint-Foix, peu tolérant en matière de plaisanterie, accusa de mensonge
-l'_ami du père Griffet_, à cause d'une citation tronquée que l'anonyme
-avait faite des _Mémoires de Mlle de Montpensier_[35], et avoua
-dédaigneusement que cet _ami_ était _très-capable de soutenir, par des
-citations aussi vraies_, que _le prisonnier au masque était Mahomet IV_.
-
- [35] Il s'agissait de cette phrase: _Ce sont des histoires qu'on ne
- sait pas et que l'on ne voudrait pas savoir_. Mme Montpensier veut
- parler des débauches italiennes qu'on avait attribuées au comte de
- Vermandois: _l'Ami du père Griffet_ applique ces paroles au démêlé
- que le prince aurait eu avec le dauphin.
-
-La mort du père Griffet, arrivée l'année suivante (1771), mit un terme à
-cette longue et curieuse discussion: aucun _ami_ ne sortit de ses
-cendres pour argumenter à sa place.
-
-Un nouveau système, qui ne devait prendre faveur qu'un demi-siècle après
-son apparition, fut livré à la publicité dans cette même année où
-Saint-Foix se flattait d'avoir fondé le sien sur des bases
-inébranlables.
-
-Le baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment d'Alsace, qui ne nous est
-connu que par le catalogue de sa bibliothèque et son amitié
-bibliographique avec Mercier de Saint-Léger, adressa au _Journal
-Encyclopédique_ une lettre datée de Phalsbourg, 28 juin 1770, avec un
-ancien document qu'il regardait comme une explication de l'énigme du
-_Masque de Fer_: ce document était une lettre traduite de l'italien, et
-insérée dans l'_Histoire abrégée de l'Europe_ (par Jacques Bernard),
-qu'on publiait à Leyde, chez Claude Jordan, 1685 à 1687, en feuilles
-détachées.
-
-Par cette lettre, copiée scrupuleusement dans l'ouvrage périodique de
-Jacques Bernard (mois d'août, 1687 à l'article _Mantoue_), on apprend
-que le duc de Mantoue, ayant dessein de _vendre_ sa capitale au roi de
-France, son secrétaire l'en détourna et lui persuada même de s'unir aux
-autres princes d'Italie, pour s'opposer à l'ambition de Louis XIV. En
-conséquence, ce secrétaire fit plusieurs voyages auprès des souverains,
-afin de les entraîner dans cette ligue; mais, à la cour de Savoie, ses
-complots furent dénoncés au marquis d'Arcy, ambassadeur de France.
-Celui-ci accabla de civilités cet agent de trahison, le _régala_ fort
-souvent, et l'invita enfin à une grande chasse à deux ou trois lieues de
-Turin. Ils partirent ensemble; mais à peu de distance de la ville, ils
-furent enveloppés par douze cavaliers qui enlevèrent le secrétaire, _le
-déguisèrent, le masquèrent et le conduisirent à Pignerol_. Le prisonnier
-ne resta pas long-temps dans cette forteresse, qui était _trop près de
-l'Italie_, et _quoiqu'il y fût gardé très-soigneusement, on craignait
-que les murailles ne parlassent_: on le transféra donc aux îles
-Sainte-Marguerite, _où il est à présent sous la garde de M. de
-Saint-Mars_, dit la lettre. «Voilà une nouvelle bien surprenante, mais
-qui n'en est pas moins véritable!»
-
-Le baron d'Heiss, sans faire grand fracas de sa découverte, en était
-fort satisfait, et, rappelant avec Voltaire qu'_aucun prince ni personne
-de marque_ n'avait disparu en ce temps-là, il n'hésitait point à penser
-que ce secrétaire du duc de Mantoue dût être le prisonnier masqué.
-
-Cependant cette opinion ne trouva pas d'abord beaucoup de partisans,
-soit que le _Journal Encyclopédique_ fût peu lu, soit plutôt que les
-ingénieuses dissertations de Saint-Foix eussent épuisé pour un temps la
-curiosité des juges de ce procès plein de ténèbres. A peine si le
-document historique, qui mettait au jour un acte odieux du _grand roi_,
-sembla digne d'attention, et nul écrivain ne hasarda un commentaire sur
-un fait relégué dans le chaos des calomnies forgées par la presse de
-Hollande.
-
-Quelques années après (1779), le _Journal de Paris_ reproduisit
-l'extrait de l'_Histoire abrégée de l'Europe_, et le rédacteur, qui
-était probablement Sénac de Meilhan, fort habile à imaginer des
-travestissemens littéraires, alla jusqu'à dire que l'original italien de
-cette lettre existait à la Bibliothèque du roi. Mais personne n'eut la
-patience de l'y chercher ni le bonheur de le découvrir.
-
-Voltaire était demeuré neutre durant ces débats, où son nom fut à peine
-prononcé de part et d'autre; peut-être s'y mêla-t-il sous le voile d'un
-pseudonyme, selon son habitude, semblable à ces preux chevaliers qui
-venaient couverts d'armures noires dans les tournois, et ne s'y
-faisaient reconnaître que par leurs beaux coups de lance. Seulement,
-dans un supplément ajouté à une nouvelle édition de l'_Essai sur les
-moeurs_, et intitulé _Nouvelles remarques sur l'histoire_, il avait
-répété que l'anecdote du _Masque de fer_ était _aussi vraie
-qu'étonnante_, et il avait consigné (12e _remarque_) une partie des
-faits relatés dans la lettre de M. de Palteau, en remarquant que _cette
-nouvelle preuve n'était pas nécessaire, quoiqu'il ne faille rien
-négliger sur un fait si éloigné de l'ordre commun_.
-
-Il voulut en finir avec deux systèmes qu'il avait déjà réfutés
-dédaigneusement, et comprendre dans cette dernière réfutation celui de
-Saint-Foix, en faveur duquel la critique semblait se prononcer. Dans la
-septième édition du _Dictionnaire philosophique_, réimprimé sous le
-titre de _la Raison par alphabet_, 1770, 2 vol. in-8, où il fit entrer
-dans l'article ANA l'anecdote sur le _Masque de Fer_, il rectifia les
-erreurs qu'il avait commises lui-même, faute de documens authentiques,
-et il se servit pour cela du journal de Dujonca, publié par le père
-Griffet, qui avait, dit-il, _l'emploi délicat_ de confesser les
-prisonniers de la Bastille. Il traita de _rêve_ l'opinion qui faisait du
-prisonnier inconnu le duc de Beaufort ou le comte de Vermandois; il se
-moqua plus sérieusement des _illusions_ de Saint-Foix, en disant que,
-pour les admettre, il faudrait croire que le duc de Monmouth fût
-ressuscité et eût changé l'ordre des temps, substitution plus difficile
-que celle d'un patient livré au bourreau. On voit que Voltaire donnait
-toujours la date de 1661 ou 1662 au commencement de la prison du _Masque
-de Fer_. Il railla surtout la condescendance qu'on supposait à Louis
-XIV, de _servir de sergent et de geôlier_ au roi Jacques II, puis au roi
-Guillaume, puis à la reine Anne.
-
-Voltaire rapporte ensuite que le prisonnier déclara _lui-même_ à
-l'apothicaire de la Bastille, peu de jours avant sa mort, qu'il _croyait
-avoir environ soixante ans_. Au sujet de ce renseignement que rien ne
-constate, un plaisant dit que l'auteur de la _Henriade_ en était réduit
-à faire des _comptes_ d'apothicaire. Il est impossible en effet de s'en
-rapporter à ce ouï-dire, outre que cet infortuné, captif depuis tant
-d'années, et privé des moyens de calculer exactement la marche du temps,
-se trompait peut-être dans ses conjectures sur son âge: on sait que
-Latude, après une longue détention, n'avait plus aucune idée précise
-relativement aux années qui s'étaient écoulées pendant sa captivité.
-
-Voltaire se demandait encore: «Pourquoi donner un nom italien à ce
-prisonnier? On le nomma toujours _Marchialy_!» M. de Palteau avait
-pourtant fait connaître que le nom de _Latour_ fut affecté à l'inconnu
-de son vivant. Quant au nom porté sur le registre des sépultures,
-quiconque était instruit du régime administratif des prisons d'état
-pouvait apprécier combien ce faux nom avait peu d'importance. Voltaire
-n'eut pas été intrigué du nom italien de _Marchialy_, s'il avait lu ce
-passage des _Remarques historiques sur le château de la Bastille_,
-imprimées quatre ans plus tard: «Le ministère n'aime pas que les gens
-connus meurent à la Bastille. Si un prisonnier meurt, on le fait inhumer
-à la paroisse de Saint-Paul sous le nom d'un domestique, et ce mensonge
-est écrit sur le registre mortuaire pour tromper la postérité. Il y a un
-autre registre où le nom véritable des morts est inscrit (p. 33).» Ce
-registre n'a point été retrouvé dans les archives de la Bastille.
-
-Voltaire finissait son article par cette espèce de proclamation dans
-laquelle on peut voir la conscience d'une vérité cachée ou l'orgueil
-d'un esprit qui déguise son ignorance sous un silence prudent: «Celui
-qui écrit cet article en sait peut-être plus que le père Griffet et n'en
-dira pas davantage.»
-
-Cependant cet article fut suivi d'une _Addition de l'éditeur_, beaucoup
-moins discrète, attribuée à Voltaire par _bien des gens de lettres_ et
-par les éditeurs de Kehl: cette _addition_ parut dans une nouvelle
-édition du _Dictionnaire philosophique_, sous le titre de _Questions sur
-l'Encyclopédie distribuées en forme de dictionnaire, par des amateurs_,
-Genève, 1771, 9 vol. in-8. _L'éditeur_, ou Voltaire qui prenait souvent
-ce titre dans ses ouvrages pour faire passer quelque vérité audacieuse,
-sans en être personnellement responsable, dit: «Rien n'est plus aisé
-non-seulement de concevoir quel était le prisonnier, mais qu'il est même
-difficile qu'il puisse y avoir deux opinions sur ce sujet. L'auteur de
-cet article aurait communiqué plus tôt _son sentiment_, s'il n'eût cru
-que cette idée devait déjà être venue à bien d'autres et s'il ne se fût
-persuadé que ce n'était pas la peine de donner comme une découverte une
-chose qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui lisent cette
-anecdote.» C'était ne plus même admettre le doute dans une question si
-obscure et si peu éclaircie jusque-là. L'_éditeur_, qui s'appelle ici
-l'_auteur_, par distraction, s'étonne que «tant de savans et tant
-d'écrivains, pleins d'esprit et de sagacité, se tourmentent à deviner
-qui peut avoir été le fameux _Masque de Fer_, sans que l'idée la plus
-simple, la plus naturelle et la plus vraisemblable, se soit jamais
-présentée à eux;» en conséquence, il se décide _enfin à dire ce qu'il en
-pense depuis plusieurs années_.
-
-Il rejette sans réfutation les diverses opinions qui étaient en lutte,
-sans oublier la dernière, celle du baron d'Heiss, à propos de laquelle
-cette _addition_ semble avoir été faite, et il juge impossible de
-concilier le personnage d'un secrétaire du duc de Mantoue _avec les
-grandes marques de respect_ que Saint-Mars donnait à son prisonnier; il
-_ne s'amuse pas_ à prouver que ce prisonnier ne saurait être le comte de
-Vermandois, ni le duc de Beaufort, ni le duc de Monmouth, ni le
-secrétaire du duc de Mantoue: _l'auteur conjecture que Voltaire est
-aussi persuadé que lui du soupçon qu'il va manifester, mais que
-Voltaire, à titre de Français, n'a pas voulu publier tout net, surtout
-en ayant assez dit pour que le mot de l'énigme ne dût pas être difficile
-à deviner_.
-
-Selon le _soupçon_ de l'_éditeur_, le _Masque de Fer_ était un frère
-aîné de Louis XIV. Anne d'Autriche l'avait eu d'un amant, et la
-naissance de ce fils aurait détrompé la reine sur sa prétendue
-stérilité. Après cette couche secrète, par le conseil du cardinal de
-Richelieu, un hasard avait été adroitement ménagé pour _obliger
-absolument le roi à coucher en même lit avec la reine_; un second fils
-fut le fruit de cette rencontre conjugale, et Louis XIV avait ignoré
-jusqu'à sa majorité l'existence de son frère adultérin. La politique de
-Louis XIV, affectant un généreux respect pour l'honneur de la royauté,
-avait sauvé de grands embarras à la couronne et un horrible scandale à
-la mémoire d'Anne d'Autriche, en imaginant un _moyen sage et juste_
-d'ensevelir dans l'oubli la preuve vivante d'un amour illégitime. Ce
-moyen dispensait le roi de commettre une cruauté, qu'_un monarque moins
-consciencieux et moins magnanime que Louis XIV_ eût estimée
-_nécessaire_.
-
-«Il me semble, poursuit toujours _notre auteur_, que plus on est
-instruit de l'histoire de ce temps-là, plus on doit être frappé de la
-réunion de toutes les circonstances qui prouvent en faveur de cette
-supposition.»
-
-Était-ce bien là réellement l'opinion de Voltaire? Avait-il en effet été
-initié à ce secret d'état par le duc de Richelieu ou par Mme de
-Pompadour? Est-ce lui-même qui a rédigé cette note assez mal écrite? Ne
-serait-ce pas plutôt une interpolation d'un véritable éditeur, qui
-aurait cru ne faire que reproduire plus explicitement l'opinion de
-Voltaire? En tout cas, il est certain que, depuis cette déclaration
-publiée sous la responsabilité d'un _éditeur_ anonyme, Voltaire
-s'abstint, avec une affectation inexplicable, de revenir sur le sujet du
-_Masque de Fer_, comme s'il eût dit tout ce qu'il savait, ou peut-être
-tout ce qu'il en pouvait dire. Le système de Voltaire s'enracina dans
-les esprits, sans que personne osât songer à le renverser; et celui de
-Saint-Foix, au contraire, qui n'avait triomphé un moment qu'à force
-d'esprit et de témérité, ne survécut pas à son brillant auteur, mort
-deux années avant Voltaire (1776).
-
-En 1774, un écrivain anonyme fit paraître sous le manteau un petit
-ouvrage sur la Bastille[36], dans lequel l'anecdote de l'_Homme au
-Masque de Fer_ ne fut pas omise. La police poursuivit avec tant de
-rigueur cet écrit qui contenait bien des particularités secrètes sur le
-régime intérieur de la prison d'état, que peu d'exemplaires échappèrent
-aux saisies et au pilon: on n'en connaît guère que deux ou trois de
-l'édition originale portant les armes de France au frontispice, comme
-pour signaler les oeuvres de la royauté. Ces _Remarques historiques_ ne
-sont pourtant qu'un extrait textuel de la partie descriptive de
-l'_Inquisition française_ de Constantin de Renneville, avec des
-additions curieuses. La note V est consacrée à un rapide examen des
-divers systèmes auxquels le mystère du _Masque de Fer_ avait donné lieu
-jusque-là: l'auteur penche visiblement du côté de l'opinion du père
-Griffet en disant: «Ce jésuite, confesseur des prisonniers de la
-Bastille, n'atteste pas que l'_Homme au Masque de Fer_ fût le comte de
-Vermandois; mais il rassemble bien des raisons et des probabilités en
-faveur de cette opinion, et _il semble que sur cette matière le suffrage
-du père Griffet doit être d'un grand poids_.»
-
- [36] _Remarques historiques et Anecdotes sur le château de la
- Bastille_, 1774, petit in-12. Ce livre était si rare en 1789, qu'un
- éditeur (peut-être l'imprimeur Grangé qui a fait sortir de ses
- presses plusieurs opuscules sur la Bastille et sur le _Masque de
- Fer_) le réimprima sous ce titre: _Remarques et Anecdotes sur le
- château de la Bastille, suivies d'un détail historique du siége, de
- la prise et de la démolition de cette forteresse_, in-8º de 106
- pages, et y ajouta une préface déclamatoire contre les prisons
- d'état, _ces monumens odieux de l'oppression, ces tombeaux vivans de
- la justice et de l'humanité_! «J'ai eu en possession, pendant bien
- peu de temps à la vérité, dit l'auteur de cette préface, un
- manuscrit précieux sur cette matière. Je pourrais même me prévaloir
- de sa rareté, puisque sans être très-volumineux, dix louis n'ont pu
- m'en rendre propriétaire. On pense bien que je n'ai pu ni peut-être
- dû le copier en entier.» Ce même ouvrage fut encore reproduit en
- 1789, sous une autre forme, avec d'importantes additions: _Remarques
- historiques sur la Bastille; sa démolition et Révolutions de Paris
- en juillet 1789 avec un grand nombre d'anecdotes intéressantes et
- peu connues_, Londres, in-8º, deux parties, 199 et 137 pages.
-
-Le gouvernement, qui avait toujours redouté et contrarié les recherches
-relatives au prisonnier masqué, espéra enfin que ce sujet était épuisé
-pour la curiosité publique. Soulavie nous apprend que «le garde des
-sceaux, Hue de Miromesnil, n'avait jamais laissé discuter les anecdotes
-du mystérieux personnage, lorsqu'elles pouvaient indiquer un membre de
-la famille royale, et M. de La B... (La Borde, premier valet de chambre
-du roi) fut obligé d'envoyer, sous le nom de Voltaire, un mémoire
-manuscrit à Londres, le bureau de la librairie n'ayant jamais permis à
-ce sujet que d'amuser le tapis et de dire, avec le père Griffet ou ses
-semblables, que le prisonnier était le duc de Monmouth, le duc de
-Beaufort ou quelque autre de cette classe[37].» Ce petit ouvrage,
-intitulé pompeusement l'_Histoire de l'Homme au Masque de Fer, par
-Voltaire_, in-12 de 32 pages, 1783, rassemblait en effet tout ce que
-Voltaire avait éparpillé dans ses oeuvres au sujet du prisonnier, et
-Linguet, qui, dans son séjour à la Bastille, recueillit quelques
-lointaines traditions échappées à ses devanciers, en avait fait part à
-M. de La Borde, sans oser les mentionner lui-même dans ses _Mémoires de
-la Bastille_, imprimés à Londres la même année.
-
- [37] _Mémoires du maréchal duc de Richelieu_, t. 6, p. 6. Soulavie ne
- laisse aucun doute sur le nom de l'auteur de cet opuscule, que nous
- avions attribué à quelque libraire spéculateur. Dans le 3e vol. des
- mêmes _Mémoires_, p. 104, il s'était expliqué plus clairement
- encore: «Les dernières anecdotes qu'on a puisées sur le _Masque de
- Fer_ nous ont été données par M. Linguet, qui, long-temps détenu à
- la Bastille, obtint quelques renseignemens des plus anciens
- officiers ou serviteurs du château; il donna ses notes à M. de La
- Borde, qui les a publiées en ces termes, dans un petit ouvrage sur
- ce _Masque_.»
-
-Selon Linguet, le prisonnier portait un masque de velours et non de fer;
-le gouverneur lui-même le servait et _enlevait son linge_; lorsqu'il
-allait à la messe, il avait les défenses les plus expresses de parler et
-de montrer sa figure: l'ordre était donné aux invalides qui
-l'accompagnaient de tirer sur lui dans le cas où il eût enfreint ces
-défenses; lorsqu'il fut mort, on brûla tous ses meubles, on dépava sa
-chambre, on ôta les plafonds, on visita tous les coins, recoins, tous
-les endroits qui pouvaient cacher un papier, un linge; en un mot _on
-voulait découvrir s'il n'y aurait pas laissé quelque signe de ce qu'il
-était_. Les personnes de la Bastille, qui avaient rapporté ces faits à
-Linguet, «les tenaient de leurs pères, anciens serviteurs de la maison,
-lesquels y avaient vu l'_Homme au Masque de Fer_.» On a peine à
-comprendre pourquoi Linguet choisit La Borde pour secrétaire dans cette
-circonstance et se priva d'un thème aussi fertile en déclamations, lui
-qui, dans ses _Mémoires de la Bastille_, raconte sérieusement qu'on
-l'_empoisonnait_, lui qui fait un drame horrible et ténébreux de
-l'ensevelissement d'un prisonnier mort dans une chambre voisine de la
-sienne, lui enfin qui accumule tant de malédictions contre les
-_souffrances inconnues_ et les _peines obscures_ de cette prison d'état.
-
-La plupart des faits racontés par Linguet et par M. de La Borde
-entrèrent dans les _remarques_ sur le _Masque de Fer_ publiées en 1783
-par le marquis de Luchet dans le _Journal des Gens du monde_, t. 4, nº
-23, p. 282 et suiv. Ce journal, qui paraissait en Allemagne, n'était pas
-obligé de garder des ménagemens avec la mémoire d'Anne d'Autriche, et le
-rédacteur de ce journal, attaché à la cour du prince de Hesse-Cassel,
-avait toute liberté d'amuser ses lecteurs, en mettant à profit ses
-réminiscences des ouvrages et des conversations de Voltaire.
-
-Cependant le marquis de Luchet n'adopta pas entièrement le système de
-l'_éditeur_ anonyme des _Questions sur l'Encyclopédie_, qui d'ailleurs,
-en proposant l'histoire d'un fils naturel d'Anne d'Autriche, ne s'était
-point expliqué sur la personne du père; il fit honneur à Buckingham de
-cette paternité en litige, et réclama, en faveur de son opinion, un
-nouveau témoignage, celui de Mlle de Saint-Quentin, ancienne maîtresse
-du ministre Barbezieux, laquelle, retirée à Chartres où elle mourut dans
-un âge avancé vers le milieu du dix-huitième siècle, avait dit
-_publiquement_ que Louis XIV condamna son frère aîné à une prison
-perpétuelle, et que la _parfaite ressemblance_ des deux frères nécessita
-l'invention du masque pour le prisonnier. Voltaire avait pensé aussi que
-ce masque cachait une ressemblance _trop frappante_; mais d'où vient que
-Voltaire, à qui l'on écrivit de Chartres le bruit qu'on y avait répandu
-sous le nom de Mlle de Saint-Quentin[38], ne le consigna pas dans ses
-oeuvres et se contenta d'en parler à Genève?
-
- [38] 9e liv. de la _Bastille dévoilée_, p. 145.
-
-Certes, Barbezieux avait un caractère léger et dissipé, bien différent
-de la fermeté et de l'esprit politique de Louvois son père; mais il
-n'eût point osé divulguer à une maîtresse ce formidable secret d'état,
-qui ne transpirait pas même dans les indiscrets libelles de Hollande,
-avant la mort de l'homme au masque: Barbezieux mourut en 1701 et
-_Marchialy_ en 1703. Le marquis de Luchet n'était-il pas bien capable de
-supposer cette demoiselle de Saint-Quentin[39], comme il supposait un
-fils de Buckingham, comme il supposa plus tard _Mlle de Baudeon_, _la
-comtesse de Tersan_, _la duchesse de Morsheim_, et plusieurs autres
-dames dont il rédigea les _Mémoires_, toujours pour l'amusement des
-_gens du monde_?
-
- [39] Les auteurs de la _Bastille dévoilée_ voulurent constater par un
- _procès-verbal_ le séjour de la demoiselle de Saint-Quentin à
- Chartres, et l'anecdote racontée par elle à plusieurs personnes de
- cette ville encore vivantes en 1790; mais ils ne purent obtenir ce
- procès-verbal et attestèrent seulement la _notoriété_ du fait.
-
-Linguet, dont M. de La Borde et le marquis de Luchet avaient invoqué le
-témoignage, n'osa pas confirmer ces assertions dans les _Annales
-politiques_, et craignit peut-être de fournir à ses ennemis le prétexte
-d'une nouvelle lettre de cachet: le silence de Linguet est inexplicable.
-Certes, l'abbé Lenglet-Dufresnoy, qui ne se faisait pas scrupule de
-publier des vérités ou des mensonges hardis, aurait élevé la voix s'il
-eût encore vécu, lorsque le prieur Anquetil le cita dans une compilation
-historique, sans critique et sans style, intitulée: _Louis XIV, sa cour
-et le régent_, 4 vol. in-12, 1789. Anquetil rapportait, au sujet du
-_Masque de Fer_, ce que lui en avait dit Lenglet, qui assurait l'avoir
-_vu_ à la Bastille, et même lui avoir _parlé_. Lenglet, malgré cet
-entretien, ne jeta aucune lumière sur l'histoire de ce prisonnier qui
-avait _l'esprit vif et orné_, disait-il, «parlait très-bien d'affaires,
-de politique, d'histoire, de religion, était au fait des nouvelles
-courantes, et montrait par sa conversation qu'il avait voyagé dans toute
-l'Europe (tome I).»
-
-Le crédule Anquetil, à qui l'auteur du _Traité des Apparitions_
-racontait ces belles choses recueillies dans un de ses nombreux séjours
-à la Bastille, eut la bonhomie de le _presser_ de dire ce qu'il pensait
-de cet inconnu: «Voudriez-vous me faire aller une neuvième fois à la
-Bastille?» répondit Lenglet qui n'y alla que cinq fois pendant sa vie
-littéraire, comme l'a prouvé son biographe Michault, de Dijon. En outre,
-il n'y était allé pour la première fois qu'en 1718, à moins qu'on
-veuille infirmer les recherches et les calculs de Michault par une note
-imprimée dans la _Bastille dévoilée_ (1re livr., p. 113), où il est dit
-que Lenglet _est entré six fois à la Bastille_, la première en 1696.
-Quelle que soit la date de cette première entrée, l'abbé Lenglet, qui
-était en bon rapport de connaissance avec les officiers de ce château,
-avait pu apprendre d'eux ce qu'il prétendait savoir du _Masque de Fer_
-lui-même.
-
-Le _Masque de Fer_, qui occupait avec tant d'ardeur les bureaux
-d'esprit, les journaux et les cafés, avait fait aussi l'entretien de la
-cour, où les mystères des lettres de cachet et des prisons d'état
-divertissaient quotidiennement le petit lever du roi et de ses
-maîtresses. Le régent Philippe d'Orléans avait, disait-on, refusé la
-confidence de ce grand secret aux instances les plus assidues de ses
-favoris et de ses compagnons de table: jamais le nom du prisonnier
-masqué n'était sorti de ses lèvres, même au milieu des plus
-étourdissantes orgies de la Muette. Louis XV ne se montra point aussi
-discret, assure-t-on, et les caresses de Mme de Pompadour eurent tout
-l'empire qu'elle leur savait; mais la spirituelle marquise, qui laissait
-le censeur Jolyot de Crébillon s'asseoir sur son lit, et le gentilhomme
-de la chambre Voltaire se mettre à ses genoux, garda peut-être ce secret
-mieux que son rang dans la compagnie des gens de lettres qu'elle aimait:
-elle n'avait pourtant pas à craindre la destinée du pêcheur des îles
-Sainte-Marguerite.
-
-Louis XV fut souvent questionné par ses courtisans sur un sujet qu'il
-abordait sans répugnance, et qu'il entendait en souriant approfondir
-devant lui. Mais, à l'occasion des deux systèmes débattus avec une égale
-probabilité par Saint-Foix et le père Griffet, Louis XV hocha la tête et
-dit: «Laissez-les disputer; personne n'a dit encore la vérité sur le
-_Masque de Fer_.»
-
-Une autre fois, le premier valet de chambre du roi, M. de La Borde,
-essayant de mettre à profit un moment d'abandon et de familiarité de son
-maître, pour s'approprier sans péril ce secret qui avait causé la mort
-de plusieurs personnes, Louis XV l'arrêta dans ses conjectures par ces
-mots non moins énigmatiques que le _Masque de Fer_ lui-même: «Vous
-voudriez que je vous dise quelque chose à ce sujet? Ce que vous saurez
-de plus que les autres, c'est que _la prison de cet infortuné n'a fait
-tort à personne qu'à lui_[40].»
-
- [40] Soulavie ajoute de son crû une explication de ces paroles
- amphibologiques et la met aussi dans la bouche de Louis XV: «car il
- n'a jamais eu ni femme ni enfans.» _Mém. du maréchal de Richelieu_,
- t. 3, p. 109.
-
-Les ministres de Louis XVI n'étaient pas comme ceux de Louis XIV,
-confidens du secret de leur maître; car le vertueux Malesherbes, pendant
-son premier ministère qui ne dura que neuf mois, s'imposa le devoir de
-tirer la vérité du tombeau de _Marchialy_ et de venger la mémoire de cet
-infortuné, seule réparation que pût inventer l'humanité du ministre
-insatiable de faire le bien; mais ses recherches, secondées par Amelot,
-ministre de Paris[41], ses visites à la Bastille, ses enquêtes dans les
-papiers de la police[42], demeurèrent sans résultat.
-
- [41] On voit par une lettre du major Chevalier à M. Amelot, imprimée
- dans la 9e livraison de la _Bastille dévoilée_, p. 28, que cet
- officier lui avait envoyé, dès le 30 septembre 1775, les mêmes
- extraits historiques qu'il adressa ensuite à Malesherbes.
-
- [42] Voy. _la Bastille dévoilée_, 1re livraison, p. 54.
-
-Chevalier, major de la Bastille, le même qui avait inventé, dit-on, le
-grand registre des prisonniers, fut chargé spécialement de fouiller les
-archives et d'écrire l'histoire secrète du château depuis son
-origine[43], quoique un pareil travail demandât plus de lumières et
-d'instruction qu'il n'en avait: il recueillit pourtant des documens
-originaux très-curieux, et il les envoya au ministre le 19 novembre
-1775, en lui disant, dans un style hérissé de barbarismes et de fautes
-d'orthographe: «Si dans la suite je trouve quelque chose qui puisse être
-utile, soit pour le service, soit pour la curiosité, de même que pour
-tout ce que vous pouvez désirer, je serai toujours à vos ordres.» La
-pièce concernant le _Masque de Fer_ était rédigée d'après le journal de
-Dujonca et la dissertation du père Griffet. M. de Malesherbes n'en fit
-aucun usage et ne la rendit pas publique, sans doute parce qu'il
-espérait toujours arriver à la solution de ce grand problème
-historique[44].
-
- [43] Voy. _Remarques historiques sur la Bastille_, 1774, p. 32.
-
- [44] Ces pièces écrites de la main du major Chevalier sont aujourd'hui
- dans la collection de mon respectable ami, M. Villenave, qui les a
- eues avec beaucoup de papiers de Malesherbes.
-
-En 1780, le père Papon, de l'Oratoire, qui avait visité les îles
-Sainte-Marguerite au commencement de l'année 1778 pour y chercher des
-détails de localité utiles à son _Histoire de Provence_ (4 vol. in-4,
-1777-1786), publia de nouvelles anecdotes sur le _Masque de Fer_ dans
-son _Voyage littéraire de Provence_, Paris, 1780, in-12, composé avec
-des notes dont il ne pouvait faire usage pour son histoire dédiée à M.
-de Boisgelin, archevêque d'Aix. Il avait recueilli ces renseignemens
-dans la citadelle, où un officier de la compagnie franche, âgé de
-soixante-dix-neuf ans, lui raconta ce qu'il tenait de son père, lequel
-était _pour certaines choses l'homme de confiance_ du gouverneur
-Saint-Mars.
-
-Un jour Saint-Mars s'entretenait avec son prisonnier, en restant hors de
-la chambre, _dans une espèce de corridor pour voir de loin ceux qui
-viendraient_. Le fils d'un de ses amis venait d'arriver pour passer
-quelques jours dans l'île; ce jeune homme s'avance du côté où il
-distingue des voix. Le gouverneur, surpris à l'improviste, ferme
-aussitôt la porte de la prison, court au-devant de l'indiscret et lui
-demande _d'un air troublé_ s'il n'a rien entendu; rassuré par la réponse
-du jeune homme, il le fit pourtant repartir le jour même en écrivant à
-son ami que «peu s'en était fallu que cette aventure n'eût coûté cher à
-son fils, et qu'il le lui renvoyait de peur de quelque nouvelle
-imprudence.»
-
-Un autre jour, un _frater_ (garçon de chirurgien) aperçut, sous la
-fenêtre du prisonnier, _quelque chose_ de blanc flottant sur l'eau:
-c'était une chemise très-fine, pliée avec assez de négligence et sur
-laquelle on avait écrit d'un bout à l'autre. Le pauvre homme la prit et
-l'apporta au gouverneur, qui ne l'eut pas plus tôt examinée qu'il
-demanda, _d'un air fort embarrassé_, au frater, s'il n'avait pas eu la
-curiosité de lire ce qui était écrit dessus; celui-ci protesta plusieurs
-fois qu'il n'avait rien lu; «mais deux jours après, il fut trouvé mort
-dans son lit.» N'est-ce pas là l'origine de l'anecdote du plat d'argent?
-
-Le valet qui servait le prisonnier, et qui partageait ainsi sa
-captivité, mourut dans la prison, et ce fut le père de l'officier, que
-Papon interrogeait, qui chargea sur ses épaules le corps du défunt et
-qui le porta de nuit au cimetière. On chercha une femme pour remplacer
-ce valet: une paysanne du village de Mongins alla se présenter au
-gouverneur; mais quand elle fut avertie qu'elle devait, une fois pourvue
-de cet emploi, renoncer à ses enfans et au monde, elle refusa de
-s'enfermer pour le reste de ses jours.
-
-Il n'y avait que peu de personnes qui eussent la liberté de parler au
-_Masque de Fer_, et sa prison, que l'épaisseur des murs et la force des
-grilles protégeaient contre toute tentative d'évasion, était gardée au
-dehors par des sentinelles qui avaient ordre de tirer sur les bateaux
-qui s'approcheraient à une certaine distance.
-
-Mais le père Papon n'essaya pas même de découvrir quel était ce
-prisonnier _dont on ne saura peut-être jamais le nom_, dit-il. M.
-Dulaure, qui étudiait alors les antiquités nationales et surtout les
-fautes de la royauté pour en faire une leçon au peuple, reproduisit
-textuellement, dans sa _Description des principaux lieux de la France_,
-Paris, 1789, 6 vol. in-18 (1re partie, p. 184), les anecdotes rapportées
-dans le _Voyage littéraire de Provence_; il les accompagna des autres
-faits révélés par Voltaire et Lagrange-Chancel. Mais, au lieu d'adopter
-une opinion entre toutes celles qui avaient eu des avocats et des
-partisans, il avoua qu'elles _ne valaient pas la peine d'être répétées_,
-et il exposa nettement que «si l'on ne découvrait quelques _monumens_
-ignorés du temps de la régence d'Anne d'Autriche et du ministère du
-cardinal Mazarin, ou bien quelques _mémoires écrits par les personnes
-initiées dans le secret_, le nom de ce prisonnier, inconnu à ses
-contemporains, le serait aussi à la postérité.» Cette phrase semble une
-annonce indirecte du _mémoire_ apocryphe que Soulavie préparait à cette
-époque dans son cabinet enrichi des matériaux dérobés à la bibliothèque
-du maréchal de Richelieu; on peut, sans faire injure à la mémoire de
-Dulaure, que la passion aveuglait trop souvent, supposer qu'il avait vu
-cette pièce dans les mains de Soulavie et qu'il la regardait alors comme
-authentique, puisqu'il en fit usage depuis dans son _Histoire de Paris_.
-
-Cependant un nouveau système s'élaborait en silence, et plusieurs hommes
-très-judicieux étaient portés à lui donner la préférence. Le chevalier
-de Taulès, secrétaire d'ambassade à Constantinople, ramassait
-mystérieusement les matériaux de ce système qui tendait à inculper les
-jésuites chassés de France et poursuivis de tous côtés avec la fureur
-des représailles. On ne peut apprécier quel sentiment de prudence ou de
-générosité l'empêcha de publier son livre, qui était dès lors connu dans
-les lettres, quoique manuscrit, et qui fut communiqué dès 1783 à M. de
-Vergennes, ministre des affaires étrangères.
-
-Duclos prit les devans sur M. de Taulès, en imprimant qu'un jésuite
-_gros collier de l'ordre_ lui avait avoué que «le _Masque de Fer_ était
-une sottise de la Société, qu'il fallait ensevelir dans l'oubli.» Cette
-insinuation n'eut pas de suite à cette époque, et l'on ne demanda pas
-compte du prisonnier masqué à la société de Jésus, qui avait tant
-d'autres comptes plus graves à rendre.
-
-C'était sous les décombres de la Bastille qu'on espérait retrouver les
-preuves de cette iniquité du _grand roi_, et quand la vieille prison
-féodale s'écroula sous le marteau du peuple, le 14 juillet 1789, le
-premier prisonnier qu'on chercha parmi les cachots, livrés au jour
-éclatant de la justice et de l'humanité, pour délivrer au moins son nom
-encore captif dans ces ténèbres, ce devait être le _Masque de Fer_!
-
-Dès que la Bastille tomba au pouvoir du peuple, les portes des prisons
-furent brisées à coups de hache; mais on ne trouva que huit personnes à
-délivrer, au lieu des innombrables victimes qu'on supposait ensevelies
-au fond de cette sinistre forteresse: on prétendit que, peu de jours
-auparavant, la plupart des détenus avaient été transportés ailleurs
-secrètement.
-
-Les souvenirs de plusieurs captivités célèbres planaient au-dessus des
-ruines, qu'on avait hâte de faire disparaître pour placer cette
-inscription: _Ici l'on danse_, à l'endroit même où tant de larmes
-avaient coulé depuis des siècles; le fantôme du _Masque de Fer_ était
-sans doute présent aux yeux des démolisseurs patriotes, et quand un des
-_vainqueurs_ apporta en trophée au bout d'une baïonnette le grand
-registre de la Bastille[45], l'assemblée municipale de l'Hôtel-de-Ville
-attendit dans un silence solennel que le secret du despotisme royal
-tombât de ces pages sanglantes[46]: le folio 120, correspondant à
-l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier masqué venu des îles
-Sainte-Marguerite, avait été enlevé et remplacé par un feuillet d'une
-écriture récente!
-
- [45] «C'est un in-folio immense ou plutôt une suite de cahiers qui
- augmentent journellement. Ces cahiers sont contenus dans un
- très-grand carton ou portefeuille en maroquin, fermant à clef,
- lequel est encore renfermé dans un double carton. Ces feuilles,
- distribuées en colonnes, portent des titres imprimés à chacune. Ire
- colonne: _Noms et qualités des prisonniers_. IIe col. _Dates des
- jours d'arrivée des prisonniers au château._ IIIe col. _Noms des
- secrétaires d'état qui ont expédié les ordres._ IVe col. _Dates de
- la sortie des prisonniers._ Ve col. _Noms des secrétaires d'état qui
- ont signé les ordres d'élargissement._ VIe col. _Causes de la
- détention des prisonniers._ VIIe col. _Observations et Remarques._
- Le major remplit la sixième colonne suivant les indications qu'il
- peut avoir, et le lieutenant de police lui donne des instructions
- quand il veut et comme il veut. La septième colonne contient
- l'historique des faits, gestes, caractères, vie, moeurs et fin des
- prisonniers. Ces deux colonnes sont des espèces de mémoires secrets
- dont l'essence et la vérité dépendent du jugement droit ou faux, de
- la volonté bonne ou mauvaise du major et du commissaire du roi;
- plusieurs prisonniers n'ont aucune note sur ces deux dernières
- colonnes. Ce livre est de l'invention du sieur Chevalier, major
- actuel.» _Remarques historiques sur la Bastille_, 1774, p. 31 et 32.
- La distribution des colonnes indiquée dans cet ouvrage n'est pas
- tout-à-fait la même que celle du registre qui a servi à la rédaction
- de la _Bastille dévoilée_: ce dernier «est un registre de 280 pages
- in-folio, broché et soigneusement renfermé dans un portefeuille de
- maroquin; d'un côté est écrit en lettres d'or le mot _Bastille_; de
- l'autre, sont gravées les armes du roi: ledit portefeuille fermait à
- clef. Chaque page de ce registre est divisée en onze colonnes. Voici
- ce qui se trouve imprimé en tête de chaque colonne: Ire _Noms et
- qualités des prisonniers_. IIe _Dates de leur entrée_. IIIe _Noms de
- MM. les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres_. IVe
- _Tomes_. Ve _Pages_. VIe _Dates de leur sortie_. VIIe _Noms de MM.
- les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres_. VIIIe
- _Tomes_. IXe _Pages_. Xe _Motifs de la détention des prisonniers_.
- XIe _Observations_. Nota. Nous n'avons aucune connaissance des TOMES
- et PAGES auxquels renvoient les colonnes 4e, 6e, 8e et 9e.» Première
- livraison, p. 44.
-
- [46] Chap. 14 et 15 de _la Bastille, ou Mémoires pour servir à
- l'histoire du gouvernement français_, par Dufey de l'Yonne; 3e
- livraison de la _Bastille dévoilée_; les _Journées mémorables de la
- Révolution française_, t. 1, p. 21.
-
-Dans les souterrains de la Bastille, on découvrit des squelettes
-entiers; dans les latrines, des ossemens brisés et putréfiés[47]: alors
-on se souvint avec terreur des horribles assertions que Constantin de
-Renneville avait avancées dans son _Histoire de la Bastille_, et qu'on
-avait trop légèrement traitées de fables calomnieuses; on pensa que bien
-des crimes, bien des vengeances, étaient restés enfouis dans les ombres
-impénétrables de cette prison d'état, et que les murs, tout couverts de
-noms et de dates[48], offraient des listes de proscription plus amples
-et plus véridiques que les registres du greffe.
-
- [47] «Quelques prisonniers ont péri à la Bastille par des voies
- secrètes, mais ces exemples sont rares.» _Rem. hist. sur la
- Bastille_, p. 33. Voyez _Antiquités nationales_, par Millin, t. 1,
- art. de la Bastille, p. 15.
-
- [48] On trouve dans les _Révolutions de Paris_, à la suite des
- _Remarques historiques sur la Bastille_, le _Relevé exact des noms
- et inscriptions gravées sur les murs des cachots_, et le _Langage
- des murs ou les cachots de la Bastille dévoilant leurs secrets_.
-
-Quelques curieux se mêlèrent donc aux travaux rapides de la démolition,
-et visitèrent en détail la tour de la Bertaudière que le _Masque de Fer_
-avait habitée cinq ans, et dans laquelle il avait pu laisser la trace de
-son passage; mais on eut beau déchiffrer tout ce qui était écrit avec la
-pointe d'un couteau ou d'un clou sur les parois de pierre, sur les
-planchers de bois, sur les serrures, sur les meubles, sur le plomb des
-vitres, rien dans ces archives funèbres n'avait un rapport plus ou moins
-direct avec le malheureux _Marchialy_, et l'on ne douta plus que les
-ordres de Louis XIV pour effacer tout vestige de cette étrange mascarade
-n'eussent été ponctuellement exécutés.
-
-Plusieurs personnes pourtant se demandèrent par quelle raison le cadavre
-du prisonnier n'avait pas, comme ceux dont on retrouvait les débris, été
-confié aux oubliettes infectes de la Bastille plutôt qu'à la terre
-bénite du cimetière de Saint-Paul: on pouvait répondre à cette
-objection, que les restes humains découverts dans les fouilles
-appartenaient sans doute à une époque antérieure aux formalités de la
-prison d'état, ou n'accusaient que la scélératesse des officiers
-subalternes, capables d'un assassinat pour dépouiller un prisonnier;
-d'ailleurs en 1703, quand mourut _Marchialy_, Louis XIV, entièrement
-livré à Mme de Maintenon et à son confesseur le père Lachaise, avait une
-dévotion si scrupuleuse, qu'il n'eût pas refusé les secours de l'église
-et la sépulture chrétienne à son plus grand ennemi.
-
-Cependant toutes les recherches ne furent pas infructueuses, s'il faut
-en croire la dernière feuille des _Loisirs d'un Patriote français_,
-recueil périodique[49], qui cita, le 13 août 1789, «une carte qu'un
-homme curieux de voir la Bastille prit au hasard avec plusieurs papiers:
-cette carte contient, ajoute le rédacteur, le numéro 64389000 et la note
-suivante: FOUCQUET, ARRIVANT DES ILES SAINTE-MARGUERITE, AVEC UN MASQUE
-DE FER; ensuite trois X.X.X., et au-dessous, KERSADION.» Le journaliste
-attestait avoir vu la carte, et présentait de rapides observations à
-l'appui de ce système, que la découverte vraie ou prétendue de la carte
-avait mis au jour.
-
- [49] M. Deschiens, dans son catalogue des journaux de la révolution,
- ne nomme pas l'auteur de celui-ci, qui ne parut que pendant un peu
- plus d'un mois, et qui forme un seul volume (36 num. du 5 juillet au
- 13 août 1789). Ne pourrait-on l'attribuer à Brissot de Warville, et
- le regarder comme un annexe littéraire du _Patriote Français_ que
- rédigeait alors ce journaliste, qui se souvenait d'avoir été
- pensionnaire du roi à la Bastille? Ce recueil est aujourd'hui fort
- rare et ne se trouve pas à la Bibliothèque royale.
-
-Cette carte singulière, dont l'usage est aussi obscur que le chiffre,
-exista-t-elle réellement? La situation politique du moment était trop
-grave pour qu'on donnât beaucoup d'attention à ce document, dont
-l'authenticité est maintenant impossible à prouver, et d'ailleurs, les
-_Loisirs d'un Patriote français_ avaient un fort petit nombre de
-lecteurs; car la révolution, qui marchait déjà au son du tocsin en
-suivant la tête du gouverneur de la Bastille, M. Delaunay, et celle de
-M. de Flesselles, prévôt des marchands, n'accordait plus de _loisirs_
-aux patriotes enrôlés dans la milice citoyenne.
-
-Néanmoins cette carte fut reproduite avec les réflexions du rédacteur,
-sous ce titre pompeux et trompeur: _Grande Découverte! l'homme au Masque
-de Fer dévoilé_, in-8º de sept pages d'impression. «Ce n'est pas la
-seule carte qu'on ait tiré de la Bastille, lit-on dans cette feuille, il
-y en avait plusieurs signées de quelques ministres ou de quelques
-personnes inconnues avec des ordres relatifs au prisonnier. Quant à
-celle que je cite, _je l'ai vue_!» L'anonyme, après avoir cherché à
-établir que Fouquet ne mourut pas à Pignerol, présume, d'après le
-témoignage de cette carte, que ce prisonnier d'état réussit à se sauver,
-fut _repris_, ramené en secret dans sa prison, masqué et condamné à
-passer pour mort, en châtiment de sa tentative d'évasion.
-
-Cet imprimé se vendit dans les rues, où la liberté de la presse faisait
-affluer une prodigieuse quantité de brochures et de feuilles volantes,
-et cette opinion nouvelle, jetée au public sans preuves, sans nom
-d'auteur, sans aucune sorte de garantie historique, produisit toutefois
-certaine impression, en présence même des autorités de Voltaire, de
-Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père Griffet et du baron d'Heiss,
-qui n'avaient jamais introduit Fouquet dans leurs discussions.
-
-On se rappela toutefois une phrase du _Supplément du Siècle de Louis
-XIV_, d'après laquelle le ministre Chamillart aurait dit que le _Masque
-de Fer_ «_était un homme qui avait tous les secrets de Fouquet_.» Des
-gens fort judicieux allèrent jusqu'à croire que Chamillart, que
-Saint-Simon (t. 7, p. 238) nous peint d'un caractère _vrai, droit,
-aimant l'état et le roi comme sa maîtresse, opiniâtre à l'excès_, avait
-dit la vérité sans pourtant manquer à son serment ni trahir un secret
-qui eût pu compromettre l'honneur de son maître; selon une idée que
-d'autres ont eue avant nous, Chamillart voulait désigner Fouquet et ne
-le pas nommer, par un accommodement de conscience assez fréquent dans
-ces temps de morale jésuitique: en effet, qui était mieux instruit des
-secrets de Fouquet que Fouquet lui-même?
-
-Quant à la carte qui servait de base à ce système, elle ne me paraît
-point aussi absurde que l'ont jugée différens critiques.
-
-1º Le numéro inintelligible de 64389000 renfermait peut-être un sens
-qu'on ne pouvait traduire par des lettres; car l'emploi des chiffres
-était très-usité dans les affaires d'état; ou bien encore, ce nombre
-extraordinaire avait-il été mal rapporté par négligence, sinon par suite
-de la détérioration de cette carte foulée aux pieds, mouillée, tachée de
-boue: dans cette seconde hypothèse, il faudrait lire d'abord, au lieu de
-6438, l'année de l'entrée du prisonnier à la Bastille, 1698, et
-immédiatement après le numéro de l'écrou, 9000 ou plutôt 900.
-
-2º Ces trois X.X.X. peuvent aussi s'interpréter de diverses manières
-également plausibles: est-ce la désignation d'un registre, d'une série,
-d'une armoire? car les archives de la Bastille étaient si considérables,
-que le régent y avait créé, en 1716, une place de _garde_ sous la
-surveillance immédiate du gouverneur[50]; or, dans tous les grands
-dépôts de livres et de papiers, on distingue les divisions par des
-lettres, suivant l'ordre alphabétique, que l'on répète plusieurs fois au
-besoin. Tel est le système de classement usité à la Bibliothèque du Roi.
-
- [50] Pièces envoyées par le major Chevalier à M. de Malesherbes.
- Cabinet de M. Villenave.
-
-3º Quant au nom propre de _Kersadion_, qui est un nom breton, et qu'on
-doit lire de préférence _Kersadiou_ ou _Kersaliou_, c'est peut-être
-celui qu'on avait imposé à Fouquet, selon la règle des prisons d'état où
-de fréquens changemens de noms déroutaient la curiosité des indifférens
-et les démarches actives des intéressés: ainsi M. de Palteau prétend que
-l'homme au masque était connu sous le nom de _Latour_ à la Bastille, et
-nous le voyons désigné par le nom de _Marchialy_ sur les registres de la
-paroisse de Saint-Paul. Le fameux Latude, qui est resté trente-quatre
-ans à la Bastille, a subi deux ou trois baptêmes de cette espèce.
-
-Cette carte aurait donc fait partie d'un catalogue général des
-prisonniers, destinée qu'elle était à indiquer le nom véritable, le faux
-nom, le numéro du volume contenant le détail des faits et les
-observations relatives, le numéro du carton des pièces à l'appui, la
-date et tous les renvois correspondant à une vaste collection de
-documens qui n'existent plus[51].
-
- [51] Les _Remarques historiques et Anecdotes sur la Bastille_, nous
- autorisent à supposer une classification semblable: «Lors de
- l'arrivée de chaque prisonnier, on inscrit sur un livre ses noms et
- qualités, le numéro de l'appartement qu'il va occuper et la liste de
- ses effets déposés dans la case du même numéro. Le livre de sortie
- contient un protocole de serment et protestation de soumission, de
- respect, de fidélité pour le roi... Le troisième livre en feuilles
- contient les noms de tous les prisonniers, et le tarif de leurs
- dépenses... Enfin, le quatrième livre est un in-folio immense (le
- grand registre décrit plus haut)... On réunit en registre tous les
- ordres à jamais donnés et adressés au gouverneur de la Bastille,
- toutes les lettres des ministres et de la police; tout est recueilli
- soigneusement, et se retrouve au besoin.» P. 30 et suivantes.
-
-Il est facile de prouver que les archives de la Bastille, qui étaient
-immenses, et qui contenaient les papiers des autres prisons d'état, ont
-été pillées avant et pendant le siége, anéanties et dispersées après le
-dépôt fait à l'Hôtel-de-Ville:
-
-1º la troisième livraison de la _Bastille dévoilée_ (par Charpentier),
-page 152, cite des lettres tirées de ces archives, et concernant le
-château de Pierre-Encise, à Lyon. On a lieu de croire que la police
-envoyait à la Bastille toutes ses correspondances secrètes pour y être
-conservées en sûreté.
-
-2º Cette même livraison présente des renseignemens qui sont d'accord
-avec nos suppositions, et que le rédacteur tenait du chevalier de
-Saint-Sauveur, officier de la Bastille durant dix-huit ans. «Nous avons
-appris que les mots _tome_ et _page_, qui sont deux fois répétés dans
-les colonnes de chaque page du grand registre, renvoient à de _gros
-volumes reliés_ qui renferment _simplement_ les ordres d'entrée et de
-sortie de chaque prisonnier. Cette découverte nous a fait moins
-regretter la perte de ces mêmes volumes; nous nous étions imaginés
-qu'ils renfermaient des objets bien plus intéressans.» Comment ces _gros
-volumes_ ont-ils disparu? le gouvernement avait donc intérêt à leur
-destruction? Quand ils n'auraient contenu que les _ordres d'entrée et de
-sortie de chaque prisonnier_, n'était-ce point assez pour éclaircir
-beaucoup de faits obscurs, pour en révéler d'autres tout-à-fait ignorés?
-On conçoit la perte de feuilles volantes, réunies en liasse, mais non
-celle de gros volumes qui étaient couverts sans doute en parchemin, et
-capables de résister même à un incendie tel que celui qui consuma ou
-plutôt attaqua le dépôt des livres saisis et les archives, lorsque les
-assiégeans eurent mis le feu à l'hôtel du gouvernement.
-
-3º Mon savant et honorable ami M. Villenave, qui visita la Bastille le
-lendemain de la prise, se souvient d'avoir remarqué dans les cours une
-énorme quantité de papiers à demi-brûlés; il en ramassa quelques-uns,
-manuscrits et imprimés, qu'il conserve encore dans sa précieuse
-collection de pièces relatives à la révolution; mais il se souvient
-aussi que des sentinelles empêchaient les curieux d'emporter ces papiers
-qu'on enlevait sous les yeux des commissaires nommés par la ville. «La
-vérité est, dit Cubières dans son _Voyage à la Bastille_, que M. de
-Mirabeau avait aussi un ordre pour venir faire sa moisson de manuscrits,
-et je ne doute pas qu'il n'en ait rapporté plusieurs de très-curieux.
-J'aurais bien voulu en ramasser à mon tour; mais je n'en avais _ni
-permission ni ordre_.»
-
-4º Charpentier nous apprend avec quel soin l'autorité faisait recueillir
-les papiers de la Bastille, qui furent déposés à l'Hôtel-de-Ville, et
-_couverts d'un voile aussi impénétrable que celui qui les dérobait au
-jour quand ils étaient sous les voûtes de la Bastille_. Le bruit courut
-même _qu'on ferait une perquisition à main armée chez les personnes
-soupçonnées de garder des pièces trouvées à la Bastille_.
-L'Hôtel-de-Ville n'était pas le seul dépôt de ces papiers; le district
-de Saint-Germain-des-Prés en possédait un grand nombre[52]. Ces papiers,
-tombés dans les mains des particuliers, _se dispersaient tous les
-jours_, passaient en province et même dans les pays étrangers. Trente
-commissaires, choisis pour entreprendre le dépouillement du dépôt de
-l'Hôtel-de-Ville, s'arrêtèrent effrayés devant les difficultés et la
-longueur de ce travail, et Charpentier, qui criait toujours que les
-archives de la Bastille n'avaient fait que changer de cachot, avait déjà
-publié six livraisons de la _Bastille dévoilée_, à l'aide d'une
-collection particulière, rassemblée au Lycée, laquelle ne formait pas
-_la millième partie_ des papiers déposés à l'Hôtel-de-Ville[53].
-Charpentier ne fit paraître que neuf livraisons de son livre; le reste
-des documens conquis le 14 juillet 1789 a été détourné depuis par
-l'adresse des agens de l'ancien gouvernement, ou perdu par l'incurie des
-gardiens de ce vaste répertoire d'iniquités morales et politiques.
-
- [52] Voyez les _Révolutions de Paris_ citées plus haut, p. 34.
-
- [53] _Bastille dévoilée_, première livraison, p. 7; 4e livraison, p.
- 3; 6e livraison, p. 1.
-
-On concevra l'intérêt que la royauté avait à l'anéantissement des
-preuves écrites de ses abus de pouvoir, en se représentant l'effet
-produit alors sur les masses par la dénonciation du moindre fait nouveau
-relatif à la Bastille, dont le fantôme épouvantait encore les Parisiens.
-Ces papiers accusateurs étaient autant de pierres que le peuple avait en
-main pour lapider la monarchie.
-
-Nous démontrerons plus loin que le grand registre, qu'on n'eut pas le
-temps ni l'ordre de détruire au moment du siége, avait subi de
-nombreuses mutilations ou altérations à une époque antérieure, et que
-des officiers français avaient été chargés de rechercher et d'enlever,
-vers 1770, tous les papiers concernant Fouquet dans les archives de
-Pignerol.
-
-Mais puisque cette carte n'a pas été conservée et que son existence ne
-fut point constatée par une exposition publique qui aurait attiré la
-foule en aussi grande affluence que l'échelle de Latude et les portes de
-fer de la Bastille, nous nous abstiendrons de la citer au rang des
-preuves, et même de défendre sa vraisemblance. Toujours est-il que la
-prise de la Bastille ayant accoutumé les esprits à l'imprévu et au
-merveilleux, on ne s'étonna pas de la trouvaille d'une carte et d'un
-nouveau système sur le _Masque de Fer_: les prisons républicaines
-allaient bientôt offrir des mystères plus inexplicables et plus
-horribles.
-
-Le prisonnier masqué était encore une fois redevenu un objet de mode et
-d'engouement: les systèmes de Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père
-Griffet, du baron d'Heiss et de Voltaire, repassèrent tour à tour sur la
-scène, sans qu'aucune découverte vînt les fortifier; les écrivains de
-places et de carrefours s'emparaient à l'envi de ce sujet déjà si
-populaire et toujours aussi mal connu.
-
-On imprima et l'on colporta dans le même mois une quantité de misérables
-imprimés qui sortaient presque tous d'une librairie de la rue de
-Chartres, à laquelle le _Masque de Fer_ valut de bons profits. Il y eut
-d'abord _le véritable Masque de Fer, d'après les archives de la
-Bastille_, in-8º de huit pages: c'était le duc de Monmouth, d'après
-Saint-Foix; ensuite, d'après Voltaire et les _Mémoires de Perse_,
-l'_Histoire du Fils d'un roi, prisonnier à la Bastille, trouvée sous les
-débris de cette forteresse_, in-8º de seize pages: c'était le comte de
-Vermandois, et le compilateur de cette notice, _trouvée_, disait-il,
-_parmi une foule d'autres papiers, lors de la prise de l'asile de la
-tyrannie_, se vantait de résoudre le problème, _grâce aux révolutions de
-Paris_.
-
-L'effronterie du faussaire alla plus loin dans le _Recueil fidèle de
-plusieurs manuscrits trouvés à la Bastille, dont un concerne
-spécialement l'homme au Masque de Fer_, in-8º de 32 pages; c'était
-encore le comte de Vermandois; mais l'auteur avait la hardiesse de dire
-qu'il donnait la _copie exacte_ d'une feuille découverte dans le mur
-d'une chambre de la tour de la Bertaudière, et que cette feuille avait
-été écrite par le comte de Vermandois, et cachée par lui _le 2 octobre
-1701, à six heures du soir_[54]. Ce mensonge ridicule et impudent
-devait, selon le libraire, servir de _supplément aux trois livraisons de
-la Bastille dévoilée_, qui commençait à paraître avec un succès bien
-mérité.
-
- [54] Plusieurs découvertes de ce genre eurent lieu cependant à la
- démolition de la Bastille; le nommé Mauclerc trouva, en visitant les
- cachots, un «morceau de papier taillé en pointe, aux deux côtés,
- roulé et placé dans un petit trou à gauche de la cheminée.» Sur ce
- papier était écrite une sentence politique qui fut attribuée à
- Linguet. Le même Mauclerc raconte qu'un jeune homme, visant comme
- lui ces cachots, «aperçut la longueur du petit doigt d'un suif
- noirci, qu'avec son couteau il enleva cette couche de suif et
- découvrit une fente au mur, dans laquelle il trouva un lambeau de
- toile rouge, large d'environ deux pouces, se terminant en pointe à
- l'une des extrémités, sur lequel lambeau sont tracés en fil blanc
- très-fin ces trois lignes:
-
- + + + + + + | ans
- J'ai respecté les jours de mon roi
- Voilà mon crime.
-
- Ce morceau de linge était roulé et contenait un bout de ce même fil
- blanc, attaché à un brin de crin noir très-fort.» _Révolutions de
- Paris_, à la suite des _Remarques historiques sur la Bastille_, p.
- 136.
-
-Plusieurs autres écrits, cachant leur pauvreté ou leur niaiserie sous de
-magnifiques intitulés, circulèrent dans Paris encore tout ému de
-l'enfantement d'une révolution; mais le public, trompé par ces
-mystifications méprisables, n'était que plus impatient de pénétrer ce
-secret, dont les dépositaires avaient tous disparu de même que les murs
-de la Bastille.
-
-L'éditeur anonyme de la troisième édition des _Remarques historiques sur
-la Bastille_ qui reparurent en 1789 comme un ouvrage nouveau, sous la
-rubrique de Londres, n'ajouta rien pour fixer l'_incertitude où l'on
-sera probablement toujours_ à l'égard du prisonnier inconnu, pensait-il;
-mais il ne se fit pas scrupule de renchérir sur ce qu'on savait du
-masque et de l'enterrement de _Marchialy_: «Son masque était simplement
-de velours noir, garni de baleines très-fortes et attaché par derrière
-avec un cadenas scellé; il était fait de manière qu'il lui était
-impossible de l'ôter ou de l'arracher lui-même et qu'il pouvait manger
-avec sans beaucoup d'incommodité.» Où l'éditeur avait-il trouvé ces
-détails minutieux qu'il débitait avec tant d'effronterie ou de naïve
-crédulité? «Il est _très-certain_ que le tronc seul du cadavre fut
-enterré, et que la tête coupée, puis partagée en divers morceaux, pour
-la défigurer, fut enterrée en plusieurs autres lieux.» L'éditeur ne nous
-dit pas comment il avait appris cette variante de la tradition
-recueillie par Saint-Foix; mais la Bastille, comme on sait, était une
-mine inépuisable.
-
-Charpentier, ami de Linguet qui l'encourageait à écrire un ouvrage
-historique sur la Bastille, et qui promettait de lui fournir des
-éclaircissement singuliers, eut l'idée d'étaler au grand jour les
-injustices que cette prison d'état avait cachées dans son ombre. Un
-comité de gens de lettres s'était formé au Lycée, sous la direction de
-Charpentier, pour dépouiller et analyser tous les papiers de la
-Bastille, qu'on leur confierait, afin de _conserver des pièces
-intéressantes, déjà éparses, et qui, dans peu, seraient perdues sans
-ressource, si on ne les conservait au plus tôt_. Ce fut en quelque sorte
-un acte d'opposition contre la municipalité de Paris qui avait invité
-les possesseurs de ces pièces à en faire le dépôt à l'Hôtel-de-Ville, et
-qui ne se mettait pas en peine de les rendre publiques. _La Bastille
-dévoilée, ou Recueil de pièces authentiques pour servir à son histoire_,
-fut donc publiée par livraisons, en 1789 et 1790, reproduisant et
-commentant le grand registre, dans lequel les entrées et les sorties des
-prisonniers étaient régulièrement marquées par ordre chronologique.
-
-Ce travail fut exécuté avec autant de conscience que de célérité; mais
-les pièces contenant l'entrée et la sortie des prisonniers ne
-remontaient pas au-delà de l'année 1663; à partir de cette époque,
-Charpentier avait puisé ses documens «dans de petits feuillets
-manuscrits enfilés par un lacet, qui paraissaient être les dépositaires
-des notes relatives aux prisonniers jusqu'à ce que le temps permît de
-les mettre au net sur le grand registre.» Ces notes présentaient
-pourtant bien des lacunes. Il en était de même du grand registre, dans
-lequel on avait _enlevé avec beaucoup de précaution_ le folio 120,
-correspondant à l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier inconnu à la
-Bastille; on avait aussi _déchiré_ et _mutilé_ les feuillets qui
-comprenaient la fin de l'année 1703 et les suivantes, comme pour effacer
-tout ce qui pouvait avoir rapport à _Marchialy_.
-
-L'absence du folio 120 fit croire naturellement à Charpentier «qu'on
-avait mis autant de soin pour anéantir après la mort du prisonnier tout
-ce qui aurait pu donner quelques lumières sur son sort, qu'on en avait
-mis pendant sa vie pour dérober aux regards des curieux le mystère caché
-sous ce masque de fer;» il désespéra donc de trouver dans les papiers de
-la Bastille la moindre indication à ce sujet, et il dut se borner à
-faire une dissertation historique à l'aide des témoignages existant;
-mais cette dissertation ne parut que dans la neuvième livraison de la
-_Bastille dévoilée_, qu'elle occupe tout entière.
-
-Durant cet intervalle de temps, signalé par la publication de plusieurs
-ouvrages sur la Bastille et son prisonnier masqué, le folio 120 du grand
-registre fut remis entre les mains de Charpentier, non pas l'original,
-mais _un feuillet semblable, entièrement écrit de la main propre_ du
-major Chevalier.
-
-On obtint la certitude qu'en 1775 M. Amelot, ministre de la ville de
-Paris, s'était fait communiquer toutes les pièces qui concernaient
-directement ou indirectement l'homme au masque: le major Chevalier, qui
-avait rempli les fonctions de sa charge à la Bastille depuis 1749,
-déclara lui-même qu'il avait, par l'ordre du ministre, opéré cette
-soustraction et envoyé à M. Amelot les feuillets déchirés du grand
-registre: on avait lieu de croire que ces feuillets étaient anéantis,
-mais on les retrouva, dit-on, par les soins de M. Duval, ancien
-secrétaire de la police, et leur authenticité fut à peine mise en doute,
-lorsque Charpentier les imprima dans son livre, rédigé avec modération
-et plein d'une sage critique, qu'on traduisait au fur et à mesure en
-Allemagne et en Angleterre.
-
-Il est remarquable que ce folio où l'entrée du prisonnier a été relatée
-dans la forme ordinaire des écrous est divisé par colonnes, et en
-contient plusieurs réservées pour marquer les renvois aux tomes et pages
-d'un journal, d'une correspondance ou d'un recueil très-volumineux (37
-volumes, d'une part, et 80 ou 8, de l'autre) qu'on n'a plus, ce qui
-s'accorde assez bien avec la disposition de la carte décrite dans les
-_Loisirs d'un Patriote français_.
-
-Voici le tableau figuré de cette feuille, copié d'après l'original
-autographe du major Chevalier[55] et reproduit avec une scrupuleuse
-fidélité, sans omettre les fautes de français et d'orthographe qu'on
-remarque dans la rédaction de cet étrange historien de la Bastille.
-
- [55] Le cabinet de M. Villenave nous fournit cet original envoyé à M.
- de Malesherbes, et presque entièrement semblable à celui que
- Chevalier avait fait passer à M. Amelot, peu de mois auparavant, et
- qui tomba dans les mains de l'éditeur de la _Bastille dévoilée_.
-
- NOMS ET QUALITÉS DES PRISONNIERS
- Ancien prisonnier de Pignerol, obligés de porter toujours un masque
- de velours noir d'ont on n'a jamais scû le nom ni ses qualités.
-
- DATES DE LEURS ENTRÉES.
- 18e 7bre. 1698 à 3 heures après midy
-
- NOMS DE MESSIEURS LES SECRÉTAIRES D'ÉTAT QUI ONT CONTRESIGNÉ LES
- ORDRES.
- ...
-
- TOM.
- Dujonca
-
- PAG.
- v. 37
-
- DATES DE LEURS MORTS.
- le 19e 9bre 1703
-
- TOM.
- Dujonca
-
- PAG.
- v. 80[56]
-
- MOTIF DE LA DETENTION DES PRISONNIERS.
- on ne l'a jamais scû.
-
- OBSERVATIONS
- C'est le fameux homme au masque que jamais personne n'a jamais scû
- ni connû. Mort le 19e 9bre. 1703. agé de 45 ans ou environs, enterré
- à St. Paul le lendemain à 4 heures après midy, sous le nom de
- _Marchiali_, en présence de M. Rosarges major dud. chateau et
- M. Reilhe chirurgien major de la Bastille qui ont signés sur les
- registres mortuaires de Saint Paul. Son enterrement a couté 40 l.
- Ce prisonnier a resté à la Bastille cinq années et soixante et deux
- jours non compris celuy de son enterrement.
-
- _Nota._ Ce prisonnier à esté ammenés à la Bastille par M. de Saint
- Mars, dans sa litierre, lorsqu'il est venû prendre possession du
- gouvernement de la Bastille venant de son gouvernement des illes de
- Sainte Margueritte et Honnorats et qu'il avoit cy devant à Pignerol.
-
- Ce prisonnier estoit traités avec une grande distingtion de M. le
- Gouverneur, et n'estoit vû que de luy et de M. Rosarges major dud.
- chateau, qui seul en avoit soin. Il n'a point été malade que quel
- heures, mort comme subitement; il a été enseveli dans un linceuil de
- toille neuve et genéralement tout ce qui s'est trouvés dans sa chambre
- à esté brulés, comme son lit tout entier y compris des matelats,
- tables, chaises et autres ustanciles reduis en poudres et en cendres,
- et jettés dans les latrines, le reste a esté fondu comme argenterie,
- cuivre ou étain.
-
- Ce prisonnier estoit logés à la troisième chambre de la tour
- Bertodierre, laquelle chambres a esté regrattés et piqués jusqu'au vif
- dans la pierre et blanchie de neuf de bout à fonds, les portes,
- chassis et dormant des fenetres ont esté brulés comme le reste.
-
- _Il est à remarquer que le nom de MARCHIALI
- que lon lui a donnés sur le registre mortuaire de Saint Paul, on y
- trouve lettre pour lettre ces deux mots l'un latin l'autre françois,
- HIC AMIRAL, c'est l'Amiral._
-
- [56] La _Bastille dévoilée_, 9e liv. p. 34, porte: _vol._ 8e; la
- plupart des ouvrages où cette feuille a été copiée depuis offrent en
- toutes lettres: _volume_ 8me.
-
-Ce feuillet est évidemment composé avec le journal de Dujonca et les
-anciennes notes que le père Griffet avait employées dans sa
-dissertation; il y a entière analogie de faits et souvent d'expressions
-entre ces documens et la rédaction assez peu littéraire de Chevalier.
-Cependant on a sujet de croire que le folio soustrait au grand registre
-différait de celui qui fut représenté comme une copie; car dans le
-registre les feuilles sont divisées en _onze_ colonnes (voyez ci-dessus,
-la note [45]), tandis que le folio envoyé à messieurs Amelot et de
-Malesherbes ne contient que _dix colonnes_, l'une desquelles porte ce
-titre imprimé: _Dates de leurs morts_, au lieu de _Dates de leurs
-sorties_. La colonne qui manque dans le folio est intitulée au grand
-registre: _Noms de messieurs les secrétaires d'État qui ont contresigné
-les ordres_. Comment d'ailleurs expliquer l'enlèvement de ce folio,
-autrement que par l'intention de cacher ce qu'il renfermait et même d'en
-détruire la preuve?
-
-Rien ne fait supposer que le grand registre, où n'existait plus le folio
-120, fût celui dont on attribue l'invention à Chevalier, major de la
-Bastille depuis 1749: le grand registre commence à l'année 1686 et ne
-paraît pas plus moderne; au contraire, on est bien certain que le major
-est l'auteur du feuillet apocryphe, remis par M. Duval aux éditeurs de
-la _Bastille dévoilée_, soit qu'il l'ait imaginé en entier, soit qu'il
-l'ait copié sur le feuillet original avec de notables modifications,
-d'après des ordres supérieurs. Comment aurait-on écrit au commencement
-du 18e siècle: _C'est le fameux homme au masque_, tandis que cet homme
-ne devint _fameux_ qu'en 1751, après la publication du _Siècle de Louis
-XIV_?
-
-On reconnaît la main de la police de Sartines et de Lenoir, dans la
-perte de ce feuillet et dans la manière dont il fut remplacé; peut-être
-avait-il disparu avant que Chevalier fût chargé de recherches dans les
-archives. Les minutieuses précautions qu'on avait prises à la mort de
-_Marchialy_ donnent assez à entendre qu'on n'eût pas laissé subsister
-quelque pièce écrite, capable de faire deviner le nom de ce prisonnier.
-En tout cas, les volumes 37 et 80 ou 8 de Dujonca, auxquels renvoyaient
-les colonnes des _tomes_ et des _pages_ dans le feuillet écrit par le
-major, ne vinrent à la connaissance de personne, et à peine put-on
-obtenir quelques témoignages pour constater qu'une collection de _gros
-volumes_ avait figuré dans les archives de la Bastille.[57]
-
- [57] On sait combien le gouvernement de Louis XVI employa d'argent et
- de ruse pour étouffer toutes les accusations qui pouvaient sortir
- contre lui des ruines de la Bastille. Les auteurs des différens
- ouvrages publiés alors sur cette prison d'état ne trouvèrent de
- renseignemens qu'auprès d'anciens officiers qui avaient été, à une
- époque antérieure, éloignés du service, et qui gardaient rancune à
- l'administration. Mais presque tous ceux qui, en dernier lieu,
- étaient attachés à la Bastille par des fonctions élevées ou
- subalternes, refusèrent de se faire dénonciateurs: on doit présumer
- qu'ils furent indemnisés généreusement, d'après ce seul fait
- (autographe de M. Villenave): un lieutenant de la Bastille, ayant
- perdu ses effets dans le sac du château, adressa une pétition à
- Louis XVI, pour obtenir un secours; le roi écrivit de sa main, au
- bas de la pétition: _Bon pour quatre mille livres_.
-
-A propos de ces renvois, dignes de prêter aux conjectures, quelqu'un eut
-l'idée de rectifier ainsi le numéro de la carte citée dans les _Loisirs
-d'un Patriote français_, 6-4-37-8-9000, pour le rendre compréhensible
-par l'addition d'un seul chiffre, et par cette explication: la carte,
-faite après la mort du prisonnier, aurait renvoyé au volume 6e pour
-l'entrée de Fouquet à la Bastille en 1663; au volume 4e pour sa sortie
-en 1664, lorsqu'on le transféra à Pignerol; au volume 37e, pour son
-retour à la Bastille en 1698; au volume 8e, pour sa mort en 1703; et
-enfin au numéro d'ordre 9000, désignant le nombre de prisonniers
-enregistrés avant lui.
-
-Mais l'auteur de _la Bastille dévoilée_ n'eut pas recours à ces calculs
-problématiques: dans sa neuvième livraison, il fit un examen succinct,
-mais judicieux, des diverses opinions qu'on avait fait valoir
-jusqu'alors à l'égard du _Masque de Fer_, en discutant pour la première
-fois celle de M. de Taulès, qui ne révélait son _secret_ à ses amis que
-_sous la foi du serment_ (p. 171 de la 9e liv.); mais il retomba dans le
-système de l'_éditeur_ des _Questions sur l'Encyclopédie_, ou du
-libelliste des _Amours d'Anne d'Autriche_, en s'efforçant de prouver
-que, suivant la solution _la plus vraisemblable_, le prisonnier était
-fils naturel d'Anne d'Autriche et frère aîné de Louis XIV.
-
-Le champ s'ouvrait plus large et plus libre aux paradoxes, les moins
-respectueux pour l'honneur de la monarchie, depuis que l'_approbation_
-des censeurs royaux et le _privilége du roi_ n'étaient plus nécessaires
-pour les nombreux ouvrages que la presse lançait de toutes parts, depuis
-que la police avait renversé son encre rouge et que le pilon ne faisait
-plus la guerre aux livres.
-
-La Bastille fut encore le prétexte de plusieurs compilations moins
-importantes, dans lesquelles figurait le _Masque de fer_ sous différens
-noms.
-
-Le chevalier de Cubières, qui mena la muse de Dorat à la Bastille, le 16
-juillet 1789, voulut aussi dire son mot sur le _Masque de Fer_, dans le
-récit de son _Voyage_ en prose et en vers[58], sans doute pour justifier
-les qualités de _citoyen et soldat_ qu'il avait prises en tête de sa
-brochure: Cubières aspirait déjà à devenir poète républicain, afin de se
-venger des épigrammes de Rivarol, auxquelles il devait son unique
-célébrité. Ce fut dans les notes de cet opuscule, qui rappelle seulement
-par la forme le spirituel _Voyage de Chapelle et Bachaumont_, que
-Cubières se vanta d'être mieux instruit que ses contemporains au sujet
-du prisonnier masqué. «Le bruit a couru d'abord, dit-il avec la légèreté
-d'un faiseur de poésies fugitives, que, dans cet immense et redoutable
-dépôt des secrets de la monarchie, on avait trouvé des pièces qui
-renfermaient celui du célèbre _Masque de Fer_: ce bruit a cessé
-tout-à-coup, et l'on a même dit qu'on n'avait rien trouvé de relatif à
-cet illustre prisonnier. On m'a révélé ce secret long-temps avant la
-prise de la Bastille; et comme on ne m'a point fait une condition de
-n'en rien dire, et que le temps est venu de ne plus rien dissimuler, je
-vais écrire ce que je sais, et l'écrire avec la franchise qui me
-caractérise.»
-
- [58] _Voyage à la Bastille, fait le 16 juillet 1789, et adressé à Mme
- de G... à Bagnols, en Languedoc_, par Michel de Cubières, citoyen et
- soldat, in-8º; Paris, 1789.
-
-Après cet exorde charlatanique, écrit de ce style qui était bien digne
-d'être appliqué plus tard à l'_Éloge de Marat_, Cubières raconte que, le
-5 septembre 1638, Anne d'Autriche, qui avait mis au monde, entre midi et
-une heure, un fils qui fut Louis XIV, accoucha d'un second fils _pendant
-le souper du roi_, et que Louis XIII résolut de cacher la naissance de
-cet enfant, pour éviter les prétentions d'un frère jumeau à la couronne
-de France. Cubières a la bonne foi d'ajouter qu'il n'en sait pas
-davantage. On doit lui tenir compte de la réserve qu'il a mise dans sa
-prétendue révélation: il pouvait ne pas se contenter d'un mensonge de
-quinze lignes, lui qui avait déjà publié dix ou douze volumes sans y
-faire entrer une idée!
-
-Le fougueux journaliste Carra, sous le voile de l'anonyme, qui fut levé
-par le _Moniteur_ du 6 juillet 1790, publia les _Mémoires historiques et
-authentiques sur la Bastille, dans une suite de près de trois cents
-emprisonnemens, détaillés et constatés par des pièces, notes, lettres,
-rapports, procès-verbaux, trouvés dans cette forteresse, et rangés par
-époques, depuis 1475 jusqu'à nos jours_; 1789, 3 vol. in-8º.
-
-Les noms de l'auteur et du libraire-éditeur (Buisson) de ces _Mémoires_
-nous avaient d'abord mis en défiance contre leur caractère
-d'authenticité, si hautement réclamé dans le titre de l'ouvrage;
-l'esprit et le style des _observations_ qui entrecoupent les pièces
-historiques n'eussent pas servi à nous faire changer d'avis, et nous
-supposions que ce livre avait été fabriqué par les scribes de Soulavie,
-avec des documens plus ou moins falsifiés, sous les yeux de Carra, qui
-aurait écrit le _Discours préliminaire_, où la déclamation va jusqu'au
-burlesque. «Rois imbécilles, rois fanatiques, Sardanapales français,
-sortez un instant des abîmes de la mort, pour subir le plus grand des
-supplices, celui de voir proclamer vos forfaits par toute la terre; et
-vous, peuples de la terre, lisez ces annales du crime!...» Mais nous
-nous sommes convaincus que ces _Mémoires_ sont aussi exacts et non moins
-curieux peut-être que la _Bastille dévoilée_. Les pièces citées
-existaient réellement dans les archives de la Bastille, et les plus
-anciennes qui sont aussi les plus considérables avaient été copiées dès
-1775, et transmises par le major Chevalier à M. de Malesherbes[59].
-
- [59] Nous avons entre les mains ces copies, qui sont conservées dans
- le cabinet de M. Villenave, et en les comparant avec le tome 1 de
- l'ouvrage de Carra, nous ne trouvons que des suppressions peu
- importantes dans l'imprimé. On voit à l'article du _Masque de Fer_,
- p. 315, que Carra avait eu communication, avant Charpentier, du
- folio 120 du grand registre, écrit par le major Chevalier, et des
- autres pièces envoyées à Malesherbes en 1775. On a lieu de
- soupçonner que ces pièces étaient fournies à l'éditeur par
- Malesherbes lui-même, dans les papiers duquel on les a trouvées.
-
-L'article du _Masque de Fer_ reproduit presque textuellement, sans avoir
-égard aux colonnes imprimées du grand registre, le folio 120, tel que
-Chevalier l'avait envoyé à Malesherbes; l'éditeur ajoute seulement que
-le masque de velours noir était _attaché sur le visage_ du prisonnier,
-et _qu'un ressort le tenait par derrière_. Il passe rapidement en revue
-les versions des _Mémoires de Perse_, de Voltaire, de La Grange-Chancel
-et de Saint-Foix: il en conclut que _tous se sont également trompés sur
-les dates, et vraisemblablement sur leurs conjectures_. Ensuite il cite,
-dans ses propres _observations_, l'extrait d'une lettre que nous
-rapporterons ailleurs, après laquelle on ne peut plus douter qu'en 1691
-le prisonnier fût _sous la garde_ de Saint-Mars depuis _vingt ans_ au
-moins. On doit regretter cependant que Carra, plus curieux de phrases
-que de faits, ait négligé d'indiquer la source de cette lettre qui nous
-semble authentique, par la raison que cet ouvrage est rempli de pièces
-originales publiées avec autant de bonne foi que d'ignorance. Le
-déclamateur Carra n'était point assez adroit pour inventer un pareil
-artifice; et sans doute il ne regardait pas cette lettre comme un
-document si extraordinaire et si précieux, qu'il dût en justifier à ses
-lecteurs. Au reste, il croyait résoudre le problème, en adoptant le
-sentiment de _beaucoup de personnes_ qui pensaient que le prisonnier
-masqué était un frère aîné de Louis XIV.
-
-Louis Dutens, dont la réputation de poète et de littérateur français
-était fort accréditée en Angleterre, ne s'amusa pas à réunir dans la
-lettre sixième de sa _Correspondance interceptée_, in-12, 1789, les
-systèmes de ses devanciers: il en choisit un, celui du baron d'Heiss,
-qu'il appuya de quelques faits aussi neufs que singuliers; il prouva
-qu'un ministre du duc de Mantoue avait été enlevé par ordre de Louis
-XIV, vers 1685, croyait-il, et enfermé secrètement à Pignerol, parce que
-le cabinet de Versailles craignait l'habileté et la perfidie de cet
-Italien dans les négociations entamées avec la cour de Piémont.
-L'enlèvement semblait incontestable, quoique le cabinet de Versailles
-l'eût toujours nié, malgré la dénonciation de l'_Histoire abrégée de
-l'Europe_; mais Dutens prétendait que la victime de cet attentat contre
-le droit des gens était un comte Girolamo Magni.
-
-Dutens dit que ce fut à Paris, en 1778, peut-être en fouillant les
-archives des affaires étrangères, qu'il acquit des lumières sur ce
-sujet; il avait recueilli aussi la tradition à Turin, où il alla ensuite
-avec lord Mount-Stuard, envoyé extraordinaire du roi d'Angleterre; mais
-il ne put compulser les archives de Mantoue, qu'on avait transportées à
-Vienne en 1707, et il ne trouva rien dans celles de Turin, où une lacune
-de quarante années (1660 à 1700) ne permettait pas de constater un fait
-qui avait sans doute mis en jeu les ressorts de la diplomatie italienne.
-
-Durant le séjour de Dutens à Paris, l'abbé Barthélemy, dont la bonne foi
-ne peut être suspecte, lui montra un mémoire fait à l'instance du
-marquis de Castellane, gouverneur des îles Sainte-Marguerite, par un
-nommé Claude Souchon, alors âgé de soixante-dix-neuf ans, fils d'un
-homme qui avait été _cadet_ de la compagnie franche des îles, du temps
-de Saint-Mars. Ce Claude Souchon est certainement le même officier que
-Papon avait interrogé en 1778; mais, dans son Mémoire, il fut moins
-réservé qu'il l'avait été dans ses paroles. Instruit par les confidences
-de son père et du sieur Favre, aumônier de la prison, il rapporta en
-détail les circonstances de l'enlèvement du prisonnier masqué (en 1679)
-qu'il appelait un _ministre de l'Empire_; et son récit s'accorde si
-fidèlement avec les Correspondances officielles relatives à cette
-affaire, publiées depuis, qu'on est forcé de l'admettre comme véritable
-dans toutes ses parties. Claude Souchon assure que le prisonnier _mourut
-aux îles Sainte-Marguerite, neuf ans après sa disparition_.
-
-Dutens démentait par là, disait-il, les assertions de Voltaire, et
-faisait évanouir le _merveilleux_ de l'anecdote, en établissant que le
-_Masque de Fer_ n'était autre que le ministre du duc de Mantoue, quoique
-celui-ci, mort _neuf ans après sa disparition_, c'est-à-dire en 1697,
-aux îles Sainte-Marguerite, ne pût avoir été transféré à la Bastille en
-1698, ainsi que l'atteste le journal de Dujonca. Dutens, à l'appui de
-son opinion, cite de plus le témoignage du duc de Choiseul, qui, n'ayant
-pu arracher à Louis XV le secret du _Masque de Fer_, pria Mme de
-Pompadour de le demander elle-même au roi, et apprit par l'entremise de
-la favorite que ce prisonnier était _un ministre d'un prince italien_.
-
-Ce petit écrit, qui avait passé inaperçu en 1789, reparut avec de légers
-changemens dans le deuxième volume (p. 204 et suiv.) des _Mémoires d'un
-Voyageur qui se repose_, publiés à Paris, en 1806, par Dutens, qui n'osa
-pas néanmoins répéter cette conclusion qu'il avait tirée d'abord de ses
-recherches: «Il n'y a aucun point d'histoire mieux établi que le fait
-que le prisonnier au masque de fer fut un ministre du duc de Mantoue
-enlevé à Turin.»
-
-Le _Masque de Fer_ inondait encore une fois le public de dissertations
-plus ou moins hypothétiques; et ce sujet tenait aussi occupés les
-meilleurs critiques de l'Angleterre. M. Quentin Crawfurd publia, en
-1790, un article anglais, dans lequel, après avoir comparé les systèmes
-soutenus jusqu'à cette époque, il opinait en faveur de celui de
-Voltaire, avec tant de conviction, qu'il ne pouvait douter, disait-il,
-que le prisonnier masqué fût le fils d'Anne d'Autriche, sans toutefois
-déterminer la date de sa naissance. Depuis, M. Crawfurd renouvela dans
-un ouvrage français cette discussion judicieuse, mais plus forte
-d'inductions morales que de preuves écrites.
-
-Ce prétendu fils d'Anne d'Autriche semblait alors réunir toutes les
-probabilités en sa faveur, et devoir mettre fin aux conjectures que
-l'homme au masque soulevait depuis quarante-cinq ans: aussi ne
-s'occupait-on plus que de découvrir son père infortuné.
-
-M. de Saint-Mihiel, qui travaillait à la recherche de cette paternité,
-fit paraître à Strasbourg, en 1790, une brochure in-8º, que nous n'avons
-pas vue, intitulée: _Le véritable Homme dit au Masque de Fer, ouvrage
-dans lequel on fait connaître, sur des preuves incontestables, à qui ce
-célèbre infortuné dut le jour, quand et où il naquit_. M. de
-Saint-Mihiel avait imaginé un _mariage secret_ entre la reine-mère et le
-cardinal Mazarin!
-
-C'était sans doute un bel exemple à suivre pour les prêtres ennemis du
-célibat; mais on ne tint pas compte à l'auteur d'avoir légitimé la
-naissance du _Masque de Fer_: la critique refusa de prendre part aux
-noces de Mazarin. N'eût-il pas été plus logique d'imiter l'avocat
-Bouche, qui, dans son _Essai sur l'Histoire de Provence_, 2 vol. in-4º,
-publié en 1785, regardait l'histoire du _Masque de Fer_ comme une
-_fable_ de l'invention de Voltaire, ou bien n'était pas éloigné de
-conclure que ce prisonnier fût _une femme_?
-
-La vérité historique n'existait plus dans ces temps de révolution
-sociale, où les événemens du jour contredisaient ceux de la veille, où
-les hommes ne se reconnaissaient plus eux-mêmes, où le présent,
-semblable à un volcan en éruption, jetait son reflet et ses laves sur le
-passé. Le faux régnait dans les sentimens, dans les idées, dans les
-moeurs; l'exagération gâtait les meilleures choses, et personne n'y
-prenait garde, puisque chacun participait à ce vertige général. Le fait
-extraordinaire du _Masque de Fer_ avait été jusque-là soumis à une
-analyse chimique, pour ainsi dire, et dégagé de tout l'alliage mensonger
-que lui prêtait la tradition: en 1790, on ne disserta pas davantage, on
-supposa un document d'après lequel la question était résolue, sans
-appel, sous les auspices de ce maréchal de Richelieu qui passait pour
-avoir été dépositaire du secret de Louis XIV.
-
-L'abbé Soulavie, qui trouvait moyen de changer en roman les pièces les
-plus authentiques, et qui donnait pour vraies ses plus grossières
-impostures, ne manqua pas de faire entrer le _Masque de Fer_ dans les
-_Mémoires du maréchal de Richelieu_[60], et prétendit avoir découvert de
-quoi expliquer cette énigme, dans les papiers du maréchal. Celui-ci, en
-effet, avait eu l'imprudence de confier sa bibliothèque, ses notes et
-ses correspondances à Soulavie, qui s'en servit avec une insigne
-mauvaise foi, comme le déclara le duc de Fronsac dans une protestation
-énergique contre le secrétaire de son père; mais on peut assurer que la
-ridicule _relation_, insérée dans le troisième volume des _Mémoires_,
-ch. IX, ne fut pas trouvée par Soulavie, ni par M. de La Borde, comme le
-dit la _Correspondance_ de Grimm (t. 16, p. 234, de la première
-édition), dans les cartons du duc de Richelieu. Le titre seul de ce
-morceau suffirait pour le démentir, en prouvant l'inexpérience de
-l'auteur qui a voulu déguiser son style et qui n'a pas su éviter ces
-mauvaises locutions que l'école encyclopédiste avait introduites dans la
-langue: «Relation de la naissance et de l'éducation du _prince
-infortuné, soustrait_ par les cardinaux de Richelieu et Mazarin à la
-_société_, et renfermé par l'ordre de Louis XIV; composée par le
-gouverneur de ce prince _au lit de la mort_.»
-
- [60] _Mémoires du maréchal duc de Richelieu_, pour servir à l'histoire
- des cours de Louis XIV, de la minorité et du règne de Louis XV:
- ouvrage composé dans la bibliothèque et sur les papiers du maréchal,
- et sur ceux de plusieurs courtisans ses contemporains. Londres,
- 1790, les quatre premiers volumes; Paris, Buisson, 1793, les cinq
- derniers. Le succès de ce livre fut si grand, qu'on en fit une
- seconde édition cette année-là.
-
-Quelques citations, choisies dans le récit où le changement
-d'orthographe ne déguise pas l'imitation maladroite du style du
-dix-septième siècle, ne laisseront aucun doute sur la fausseté de cette
-pièce aussi grossièrement fabriquée que les poésies de _Clotilde de
-Surville_.
-
-«Le _prince infortuné_, que j'ai élevé et gardé _jusqu'à la fin de mes
-jours_, naquit le 5 septembre 1638, à huit heures et demie _du soir_
-pendant le souper du roi; son frère, à présent régnant (Louis XIV),
-était né le matin à midi pendant le dîner de _son père_; mais _autant la
-naissance du roi fut splendide et brillante, autant celle de son frère
-fut triste et cachée avec soin_.» Le gouverneur, quoique _au lit de la
-mort_, se souvient de sa rhétorique! Selon lui, Louis XIII fut averti
-par la sage-femme que la reine devait _faire un second enfant_, et cette
-double naissance lui avait été annoncée depuis long-temps par deux
-pâtres qui disaient dans Paris que si la reine accouchait de deux
-_dauphins, ce serait le comble du malheur de l'état_. Le cardinal de
-Richelieu, consulté par le roi, répondit que dans le cas où la reine
-mettrait au monde deux jumeaux, _il fallait soigneusement cacher le
-second, parce qu'il pourrait à l'avenir vouloir être roi_. Louis XIII
-était donc _souffrant dans son incertitude_; quand les douleurs du
-second accouchement commencèrent, il _pensa tomber à la renverse_. Ayant
-réuni en présence de la reine l'évêque de Meaux, le chancelier, le sieur
-Honorat, la dame Péronette sage-femme, il leur dit que celui d'entre eux
-qui publierait l'existence d'un second dauphin en répondrait sur sa
-tête. La reine accoucha donc d'un dauphin «plus _mignard_ (voilà une
-expression de rondeau gaulois) et plus beau que le premier, qui ne cessa
-de se plaindre et de crier, _comme s'il eût déjà éprouvé du regret
-d'entrer dans la vie où il aurait ensuite tant de souffrances à
-endurer_.» (Ah! Monsieur le gouverneur, vous avez lu les _Épreuves du
-sentiment_ de Baculard d'Arnaud!) Le roi fit faire plusieurs fois le
-procès-verbal de cette _merveilleuse_ naissance, _unique dans notre
-histoire_, et tous les témoins le signèrent avec serment de ne jamais
-rien révéler de ce qui s'était passé; la sage-femme fut _chargée_ de cet
-enfant et le cardinal s'empara plus tard de l'éducation du prince
-destiné à remplacer le dauphin, si celui-ci venait à décéder. Quant aux
-bergers qui avaient prophétisé au sujet des couches d'Anne d'Autriche,
-le gouverneur n'en a plus entendu parler; d'où il conclut que le
-cardinal _aura pu les dépayser_. (Le verbe _dépayser_ pris dans cette
-acception figurée ne se trouverait pas avant la cinquième édition du
-_Dictionnaire de l'Académie_, publiée l'an VII de la République.)
-
-Dame Péronnette éleva comme son fils le prince qui passait pour le
-bâtard de quelque _grand seigneur du temps_; le cardinal le confia plus
-tard au gouverneur _pour l'instruire comme l'enfant d'un roi, mais en
-secret_, et ce gouverneur l'emmena en Bourgogne dans sa propre maison.
-La reine-mère paraissait craindre que, si la naissance de ce jeune
-dauphin était connue, les mécontens ne se révoltassent, «parce que
-plusieurs médecins pensent que le dernier né de deux frères jumeaux est
-le premier conçu, et par conséquent qu'il est roi de droit;» néanmoins
-Anne d'Autriche ne put se décider à détruire les pièces qui constataient
-cette naissance. Le prince, à l'âge de dix-neuf ans, apprit ce secret
-d'état, en fouillant dans la cassette de son gouverneur, où il trouva
-des lettres de la reine et des cardinaux de Richelieu et Mazarin; mais
-pour mieux s'assurer de sa condition, il demanda les portraits du feu
-roi et du roi régnant: le gouverneur répondit qu'_on en avait de si
-mauvais_, qu'il attendait qu'on en fît de meilleurs pour les placer chez
-lui. Le jeune homme projetait d'aller à Saint-Jean de Luz où était la
-cour, à cause du mariage du roi et de l'infante d'Espagne (1660), et de
-_se mettre en parallèle avec son frère_: son gouverneur le retint et ne
-le quitta plus.
-
-«Le jeune prince alors était _beau comme l'amour, et l'amour l'avait
-aussi très-bien servi_ pour avoir un portrait de son frère;» car une
-servante, avec laquelle il avait une liaison intime, lui en procura un.
-Le prince se reconnut et courut chez son gouverneur en lui disant:
-«Voilà mon frère et voilà qui je suis!» Le gouverneur dépêcha un
-messager à la cour pour réclamer d'autres instructions; l'ordre vint de
-les enfermer ensemble. Ce gouverneur, qui n'oublie rien si ce n'est de
-se nommer, termine ainsi sa confession générale écrite en manière de
-nouvelle sentimentale: «J'ai souffert avec lui dans notre prison,
-jusqu'au moment que je crois que l'arrêt de partir de ce monde est
-prononcé par mon _juge d'en haut_, et je ne puis refuser à la
-tranquillité de mon ame ni à mon élève une espèce de déclaration qui lui
-indiquerait les moyens de sortir de l'état ignominieux où il est, si le
-roi venait à mourir sans enfans. _Un serment forcé peut-il obliger au
-secret sur des anecdotes incroyables qu'il est nécessaire de laisser à
-la postérité?_» Touchante attention d'un homme qui se meurt et qui songe
-à éclairer la _postérité_ sur des _anecdotes incroyables_!
-
-Cette belle histoire fut tellement goûtée, que Champfort, en rendant
-compte des _Mémoires du maréchal de Richelieu_ dans le _Mercure de
-France_, s'écriait avec une bonhomie assez peu digne de son caractère
-_mordicant_: «Il est enfin connu ce secret qui a excité une curiosité si
-vive et si générale!» Certes, rien ne coûtait à Soulavie en fait de
-mensonges, _grâce au sentiment patriotique dont il était animé_, disait
-Champfort; car Soulavie prétendait, que la _relation_ avait été remise
-par le régent lui-même à Mlle de Valois, sa fille, pour prix d'une
-complaisance d'autre nature, et que cette princesse, qui s'immolait
-ainsi à la curiosité du duc de Richelieu, son amant, avait donné à
-celui-ci le manuscrit, payé en monnaie fort déshonnête, comme il appert
-d'un étrange billet en chiffres que l'abbé, biographe du maréchal, n'a
-osé traduire que dans sa seconde édition: «_Le voilà le grand secret;
-pour le savoir, il m'a fallu me laisser_ 5, 12, 17, 15, 14, 1, _trois
-fois par_ 8, 3[61].» L'abbé Soulavie ne se faisait pas faute d'un
-inceste de plus ou de moins, pour ajouter du piquant à ses révélations,
-rédigées dans d'excellens _principes_ que Champfort louait de préférence
-au style négligé de l'ouvrage.
-
- [61] Ce billet obscène courait déjà manuscrit en 1789, comme je l'ai
- supposé d'après une phrase de Dulaure. On lit dans la sixième
- livraison de la _Bastille dévoilée_, qui parut en janvier 1790:
- «Dans plusieurs journaux, dans plusieurs brochures, on a annoncé la
- découverte prochaine du secret tant désiré, tant attendu, de l'homme
- au Masque de Fer. J'ai vu une copie de la pièce sur laquelle cette
- espérance est fondée. C'est une lettre en chiffres, de sept à huit
- lignes, écrite à M. le maréchal duc de Richelieu, par Mlle de Valois
- d'Orléans.» Charpentier, dans sa neuvième livraison, ne jugea pas
- que cette _monstrueuse_ anecdote fût digne d'une réfutation
- détaillée.
-
-On peut croire que M. de La Borde, qui aimait à inventer des
-mystifications historiques et qui avait déjà fait un roman de ce genre
-dans la _Lettre de Marion de Lorme aux auteurs du Journal de Paris_[62],
-prit la plume au nom du _gouverneur_ d'un _prince infortuné plus beau
-que l'amour_, et fournit ce méchant pastiche aux compilations de
-Soulavie. Cependant on ne contesta pas l'authenticité de ce conte fait à
-plaisir, parce qu'on n'avait pas le loisir de s'arrêter sur un sujet
-aussi frivole à l'approche de la Terreur et au bruit du canon d'alarme.
-
- [62] On sait que dans cette facétie, imprimée en 1780, in-12, Laborde
- essaya de prouver que la célèbre Marion Delorme était morte le 5
- janvier 1748, à l'âge de cent trente-quatre ans et dix mois.
-
-D'ailleurs Soulavie ne regardait pas lui-même comme très-convaincant le
-récit qu'il avait supposé, car il ne se dispensa pas de rassembler, avec
-des commentaires contradictoires, tous les faits rapportés tour-à-tour
-par les _Mémoires de Perse_, par Voltaire, par Lagrange-Chancel, par
-l'abbé Papon, par M. de Palteau et par le père Griffet: il en tira cet
-argument que le prince devait avoir une ressemblance qui l'eût fait
-reconnaître _pendant un demi siècle et d'un bout de la France à
-l'autre_. Soulavie ne se fait pas faute d'adopter et de paraphraser une
-circonstance que le chevalier de Cubières avait avancée dans son _Voyage
-à la Bastille_: il raconte que Louis XV était impatient de savoir les
-aventures du _Masque de Fer_, et que le régent lui répondait toujours
-que _Sa Majesté ne pouvait en être instruite qu'à sa majorité_; la
-veille même du jour où cette majorité devait être déclarée en parlement,
-le duc d'Orléans refusa encore de dévoiler ce secret, en prétextant
-qu'_il manquerait à son devoir_, s'il parlait avant le terme fixé. «Le
-lendemain, le roi, en présence des seigneurs de la cour, tirant ce
-prince à l'écart pour être instruit du secret, tous les yeux
-accompagnèrent le roi, et on vit le duc d'Orléans émouvoir la
-sensibilité du jeune monarque. Les courtisans ne purent rien entendre;
-mais le roi dit tout haut en quittant le duc d'Orléans: «Eh bien! s'il
-vivait encore, je lui donnerais la liberté!» Cette anecdote, fût-elle
-vraie, n'ajoute aucune présomption en faveur de l'opinion défendue par
-Soulavie, car le malheur d'un étranger pouvait _émouvoir_ le jeune roi
-de quinze ans, sans que sa _sensibilité_ fût mise en jeu par les
-infortunes d'un personnage de sa famille.
-
-Mais une note, dont l'authenticité semble d'autant plus incontestable
-que Soulavie n'y attache presque pas d'importance, mérite bien plus de
-créance que les quarante pages précédentes: c'est le résumé d'un
-entretien de l'auteur avec le maréchal de Richelieu, qui avait toujours
-été _très-réservé_ sur le secret du prisonnier masqué. Soulavie, dans un
-entretien particulier, lui demande _ce qu'on doit croire du Masque de
-Fer_ et lui dit: «Il serait bien intéressant de laisser dans vos
-mémoires ce grand secret à la postérité! vos liaisons avec le feu roi,
-avec les favorites, toujours fort curieuses de secrets, et avec toute
-l'ancienne cour qui le fut sans cesse sur le mystérieux prisonnier, ont
-pu vous l'apprendre, et vous avez vous-même instruit Voltaire _qui n'osa
-jamais publier le secret en entier_. N'est-il pas vrai, monsieur le
-maréchal, que ce prisonnier était le frère aîné de Louis XIV, né à
-l'insu de Louis XIII?» Ces questions embarrassèrent visiblement le vieux
-courtisan, qui se jeta dans une réponse évasive: il avoua que le _Masque
-de Fer_ n'était ni le frère adultérin de Louis XIV, ni le duc de
-Monmouth, ni le comte de Vermandois, ni le duc de Beaufort; il appela
-_rêveries_ ces différens systèmes, quoique leurs auteurs eussent relaté
-des anecdotes _très-véritables_, et convint qu'il y avait ordre de tuer
-le prisonnier s'il essayait de se faire connaître. «Tout ce que je puis
-vous dire, monsieur l'abbé, continua-t-il, C'EST QUE CE PRISONNIER
-N'ÉTAIT PLUS AUSSI INTÉRESSANT, QUAND IL MOURUT, AU COMMENCEMENT DE CE
-SIÈCLE, TRÈS-AVANCÉ EN AGE; MAIS QU'IL L'AVAIT ÉTÉ BEAUCOUP, QUAND, AU
-COMMENCEMENT DU RÈGNE DE LOUIS XIV PAR LUI-MÊME, IL FUT RENFERMÉ POUR DE
-GRANDES RAISONS D'ÉTAT.»
-
-Cette réponse remarquable fut recueille par Soulavie qui l'écrivit sous
-les yeux du maréchal et qui lui en soumit la rédaction; M. de Richelieu
-corrigea seulement quelques expressions et ajouta de vive voix cette
-observation plus énigmatique: «Lisez ce que M. de Voltaire a publié en
-dernier lieu sur ce _masque_, ses dernières paroles surtout, et
-réfléchissez!» Quelles sont ces _dernières paroles_ de Voltaire? faut-il
-les prendre dans les _Questions sur l'Encyclopédie_, dans l'article même
-consacré au _Masque de Fer_ ou dans l'_addition de l'éditeur_ de 1771?
-faut-il plutôt entendre par là les _dernières paroles_ du principal
-endroit où cette anecdote est discutée dans les ouvrages de Voltaire, et
-recourir au _Siècle de Louis XIV_ et au _Supplément_ de cette histoire?
-en ce cas, ce seraient celles-ci: «Pourquoi des précautions si inouïes
-pour un confident de M. Fouquet, pour un _subalterne_? qu'on songe qu'il
-ne _disparut_ en ce temps-là aucun homme considérable!»
-
-Ces _dernières paroles_ pouvaient fortifier, il est vrai, le système de
-Soulavie, en même temps qu'elles en indiquaient un autre à établir.
-
-Soulavie finit peut-être par se persuader que sa découverte était
-réelle, et il essaya de le prouver clairement dans la suite des
-_Mémoires du maréchal de Richelieu_, qu'il augmenta de cinq volumes en
-1793. Mais ses _Nouvelles considération sur le Masque de Fer_, imprimées
-en tête du 6e vol. de ces _Mémoires_, ne méritent pas plus d'estime que
-le manuscrit du _gouverneur_ anonyme.
-
-Il était si plein de son opinion, qu'il la regarda comme adoptée
-généralement, et qu'après avoir décidé ainsi le fond de la question, _le
-prisonnier fut un frère de Louis XIV_, il s'occupa seulement de
-rechercher si ce frère était légitime ou adultérin, et il s'en tint au
-texte même de sa fameuse _relation_ qu'il certifiait _sortie de la
-maison d'Orléans_. Cette dissertation semble avoir été faite pour
-combattre l'_addition_ ajoutée à l'article du _Masque de Fer_ dans le
-_Dictionnaire Philosophique_ par l'_éditeur_ de 1771, addition que les
-éditeurs de Kehl avaient attribuée à Voltaire, en réfutant avec une note
-assez vive la pièce fausse produite depuis peu dans les _Mémoires du
-maréchal de Richelieu_.
-
-Conçoit-on que Soulavie, qui avait sacrifié si légèrement l'honneur de
-Mlle de Valois à une accusation infâme, s'érigeât en champion de la
-vertu d'Anne d'Autriche et s'inscrivît en faux contre le système qui
-tendait à faire du _Masque de Fer_ le fils naturel de cette reine et de
-Buckingham, ou de Mazarin, ou de tout autre amant?
-
-Soulavie, comme on voit, tenait beaucoup à son roman, non moins
-mystérieux que les romans d'Anne Radcliff, qui eurent la vogue des
-Mémoires apocryphes publiés chez le libraire Buisson, entrepreneur du
-scandale de l'ancienne monarchie; on a lieu de supposer, d'après nombre
-d'inductions, que cet abbé défroqué avait un intérêt occulte à
-déshonorer la maison d'Orléans pour rendre ce nom odieux et affaiblir le
-parti de Philippe-Égalité.
-
-Un écrivain spirituel, qui s'était fait un nom dans la littérature avec
-les Mémoires supposés d'_Anne de Gonzague, princesse palatine_, fut
-dégoûté de ce genre facile par les succès peu honorables de Soulavie, et
-lorsqu'il voulut traiter le sujet du _Masque de Fer_, il choisit exprès
-l'opinion du baron d'Heiss, comme la moins romanesque, pour s'y
-rattacher dans un article fort sensé, qui fait partie de ses _OEuvres
-philosophiques et littéraires_, 2 vol. in-12, imprimées à Hambourg en
-1795.
-
-Sénac de Meilhan, pendant son émigration, retournait ainsi en France,
-par la pensée, à la suite du prisonnier inconnu, qu'il avait pris pour
-le secrétaire du duc de Mantoue. A l'appui de la lettre italienne
-traduite dans l'_Histoire abrégée de l'Europe_, il invoqua le témoignage
-des journaux italiens de 1782, qui avaient rapporté de la même manière
-l'anecdote de l'enlèvement de Matthioli, trouvée dans les papiers d'un
-marquis de Pancalier de Prie, mort à Turin cette année-là.
-
-L'opinion de Sénac fut reproduite, avec quelques nouveaux rapprochemens
-de faits et de dates, dans un article intitulé: _Mémoires sur les
-problèmes historiques et la méthode de les résoudre, appliqué à celui
-qui concerne l'Homme au masque de fer_, et signé C. D. O., que le
-_Magasin encyclopédique_ publia en 1800 (6e année, t. VI, p. 472.) Cet
-article, surchargé de considérations vagues et verbeuses, est écrit par
-une personne qui n'avait point approfondi la question, et qui annonce
-que des notes découvertes à la bibliothèque de Turin prouvent l'identité
-du _Masque de Fer_ et de Girolamo-Magni, premier ministre du duc de
-Mantoue.
-
-Le savant Millin, directeur de l'estimable recueil où parut cet article,
-avait précédemment, dans ses _Antiquités nationales_ (in-4, t. I, art.
-I, la _Bastille_) examiné les systèmes émis sur le _Masque de Fer_, et
-adopté de préférence celui qui donnait à Louis XIV un frère aîné, fruit
-des galanteries d'Anne d'Autriche: c'était pour lui une occasion
-d'envisager ce fait _sous un point de vue politique_ et de comparer
-Louis XIV aux _despotes asiatiques_. Aussi fut-il _accueilli
-favorablement_, quand il présenta en 1790 à l'Assemblée Nationale son
-ouvrage, qui devait servir de liste de proscription aux monumens mis
-hors la loi!
-
-Le système de Soulavie enté sur sa ridicule _relation_, avait pourtant
-trouvé des partisans en Allemagne; non seulement on représentait à
-Berlin un drame, _le Masque de Fer_, où Louis XIV, amoureux de la femme
-de son frère, voyait les deux époux s'empoisonner devant lui, pour
-échapper l'un à sa haine et l'autre à son amour, mais encore M. Spittler
-avait, dans le _Magasin de Gottingue_, essayé d'établir, avec toute la
-conscience de son érudition germanique, une opinion qui n'était déjà
-plus admissible en France, et qui reposait principalement sur un livre
-français que nous ne connaissons pas, intitulé: _Mémoires secrets du
-Masque de Fer_.
-
-Ce fut alors que le système que Sénac de Meilhan avait défendu en
-dernier lieu prévalut en France par la seule force des pièces qu'on
-découvrit à Paris dans les archives des Affaires Étrangères, et il a été
-presque seul soutenu jusqu'à ce jour, avec quelque apparence de vérité,
-il faut l'avouer.
-
-M. Roux-Fazillac fit paraître le premier, en 1800, ces pièces
-authentiques dans les _Recherches historiques et critiques sur l'Homme
-au masque de fer, d'où résultent des notions certaines sur ce
-prisonnier_, in-8º de 142 pages. Ces recherches, puisées à des sources
-que la Révolution avait pu seule mettre à la discrétion des curieux, se
-composent de correspondances secrètes relatives aux négociations, aux
-intrigues et à l'enlèvement d'un secrétaire du duc de Mantoue, nommé
-Matthioli et non Girolamo-Magni. On ne pouvait plus douter de cet
-enlèvement exécuté en 1679, avec les circonstances révélées déjà par
-l'_Histoire abrégée de l'Europe_, mais le plus mince esprit de critique
-eût établi des différences capitales dans la position humiliante de ce
-prisonnier _subalterne_ à Pignerol, et dans les respects que Saint-Mars
-témoignait pour le prisonnier masqué, suivant le consentement unanime de
-toutes les traditions.
-
-Un anonyme, qu'on croit être le baron de Servière, revint deux ans après
-sur la plupart des faits que les _Recherches_ de Roux-Fazillac avaient
-constatés; mais il ne fit aucune mention de l'ouvrage de son devancier,
-dans cette _Véritable clef de l'Histoire de l'Homme au masque de fer_,
-in-8º, de onze pages, sous la forme d'une lettre signée _Reth_, adressée
-au général Jourdan et datée de Turin, 10 nivose an XI (31 décembre
-1802), où l'on trouve de nouveaux détails historiques sur la personne et
-la famille de Matthioli.
-
-Reth rapporte que dînant un jour chez le général, on lui demanda son
-avis sur le _Masque de Fer_ et qu'il ne voulut pas s'expliquer avant que
-toutes les pièces à l'appui de son système fussent réunies entre ses
-mains: il annonce dans sa lettre la publication de ces pièces en un
-ouvrage spécial qui n'a point paru, et prie le général de lui _garder le
-secret_, quoique ce prétendu secret eût été mis en circulation publique
-par le baron d'Heiss, depuis plus de trente ans.
-
-Au milieu des documens authentiques cités dans cette notice, l'auteur a
-glissé plusieurs faits hasardés qui ne reposent que sur une tradition
-vague: selon lui, en 1723, le lendemain de la majorité de Louis XV, le
-régent, _en présence de la cour_, aurait révélé _mystérieusement_ au roi
-le secret du prisonnier masqué. Il est à peu prés avéré que la cour
-ignorait en 1723 l'existence de ce prisonnier; autrement, une anecdote
-si singulière fût arrivée plus tôt à la publicité.
-
-L'auteur de la lettre fait valoir avec adresse la ressemblance qui
-existe en effet entre le nom de Matthioli et celui de _Marchialy_, écrit
-sur le registre mortuaire de Saint-Paul; il ajoute cette particularité,
-qui n'a pas l'importance qu'il y attache pour son système, savoir que
-Saint-Mars, dans sa correspondance officielle, défigure le nom de son
-prisonnier en écrivant _Marthioly_, ce qui se rapprocherait davantage de
-_Marchialy_: mais comment supposer qu'on ait presque divulgué le
-véritable nom du _Masque de Fer_ dans les actes publics d'une paroisse?
-
-Enfin le pseudonyme Reth démontre jusqu'à l'évidence que le secrétaire
-du duc de Mantoue a été enlevé, masqué et emprisonné par ordre de Louis
-XIV: il oublie seulement de prouver que ce secrétaire et l'homme au
-masque de fer ne sont qu'une seule et même personne, sous deux noms
-différens et à des époques différentes.
-
-Les Anglais n'étaient pas moins curieux que les Français de connaître à
-fond ce terrible épisode du règne du _grand roi_: la dissertation que M.
-Crawfurd avait déjà publiée fut augmentée considérablement et incorporée
-dans un ouvrage anglais sur la Bastille, traduit en français et imprimé
-à Londres, sous la date de 1798[63]. Cette histoire, tirée en partie des
-_Remarques historiques sur la Bastille_, semble avoir été écrite par un
-homme d'état, peu partisan de la révolution française et surtout fort
-opposé à la politique du Directoire: nous croyons pouvoir l'attribuer à
-M. Crawfurd, tant on remarque d'analogie entre la _discussion_ sur le
-_Masque de Fer_, insérée dans ce livre, et la notice plus détaillée
-qu'il donna depuis dans la première édition de ses _Mélanges d'histoire
-et de littérature_, in-4º. Ces deux notices, rédigées dans le même
-esprit de critique et souvent avec les mêmes expressions, doivent être
-parties de la même main. L'auteur inconnu de cette _Histoire de la
-Bastille_ achève en ces termes l'examen des divers systèmes: «Je ne puis
-douter que l'homme au masque n'ait été le fils d'Anne d'Autriche; mais
-sans pouvoir décider s'il était frère jumeau de Louis XIV et s'il était
-né pendant le temps que la reine n'habitait pas avec le roi ou pendant
-son veuvage. Les abbés Barthélemy et Beliardy, qui avaient fait beaucoup
-de recherches sur ce prisonnier, le pensaient _comme moi_.» M. Crawfurd
-s'appuie aussi de l'autorité des abbés Barthélemy et Beliardy, qu'il
-avait interrogés à ce sujet, après la publication de la _Correspondance
-interceptée_, pour établir une opinion tout-à-fait conforme sur la
-naissance du _Masque de Fer_.
-
- [63] Cet ouvrage, extrêmement rare en France, est intitulé: _Histoire
- de la Bastille, avec un appendice contenant entre autres choses une
- discussion sur le prisonnier au masque de fer, traduit sur la
- seconde édition de l'original anglais_, 1798, sans nom de lieu,
- in-8º de 474 pages. Nous n'avons pas connaissance de l'original;
- mais on peut juger avec certitude, d'après le type des caractères et
- la qualité du papier, que la traduction a été imprimée en
- Angleterre.
-
-M. Crawfurd ne changea pas d'opinion depuis la publication des documens
-authentiques sur lesquels se fondait le système de Roux-Fazillac: il le
-réfuta d'une manière assez satisfaisante dans les _Mélanges d'histoire
-et de littérature, tirés d'un portefeuille_, 1809, in-4º, réimprimés à
-petit nombre sous le même titre en 1817, in-8º. M. Crawfurd confirmait
-la réponse de Louis XV à M. de Choiseul, rapportée par Dutens, et
-ajoutait cette circonstance, que le duc de Choiseul avait, à la prière
-des abbés Barthélemy et Beliardy, adressé des questions au roi, qui
-parut _fort embarrassé_, en disant qu'il croyait que _le prisonnier
-était un ministre d'une des cours d'Italie_.
-
-M. Crawfurd réfuta aussi le système de M. de Taulès, d'après le
-manuscrit encore inédit dont il avait eu communication. Ce système, que
-M. de Taulès avait soumis sans doute à Voltaire, qui lui fut en effet
-redevable d'un grand nombre d'anecdotes sur le siècle de Louis XIV[64],
-tendait à prouver que le _Masque de Fer_ était un patriarche des
-Arméniens, nommé Arwedicks, enlevé de Constantinople, et conduit
-secrètement aux îles Sainte-Marguerite par les intrigues des jésuites.
-M. Crawfurd ne se montra pas plus favorable à l'opinion de M. de Taulès
-qu'à celles qu'il avait déjà combattues avec beaucoup de logique; il
-persévéra dans la sienne plus fortement, et répéta que le prisonnier
-masqué ne pouvait être qu'un fils d'Anne d'Autriche et sans doute de
-Buckingham.
-
- [64] Voyez les lettres inédites de Voltaire à M. de Taulès, tome 70 de
- l'édition des _OEuvres de Voltaire_, publiée par Dupont.
-
-On peut mentionner ici que cette supposition, purement romanesque, avait
-été mise à sa place dans un roman de M. Regnault-Warin, lequel eut
-quatre éditions à cause de son titre: _l'Homme au masque de fer_, 1804,
-4 vol. in-12; jamais roman de Ducray-Dumesnil ou de Montjoye ne réunit
-mieux les conditions voulues d'un imbroglio faux, invraisemblable et
-sentimental. L'auteur avait essayé de faire de sa préface une espèce de
-dissertation, dans laquelle il donnait son thème de romancier comme un
-fait incontestable: il avait même fait graver en taille-douce le
-portrait de son héros pour tenir lieu de pièce justificative.
-
-Napoléon, qui lisait parfois des romans, et des plus mauvais, entre deux
-victoires, puisa peut-être dans celui-ci une vive impatience de
-connaître le secret de Louis XIV; il ordonna même de grandes recherches
-qui demeurèrent sans résultat, malgré le zèle des courtisans empressés à
-satisfaire la volonté impériale. Durant plusieurs années, le secrétaire
-de M. de Talleyrand fureta dans les archives des Affaires étrangères, et
-M. le duc de Bassano appliqua toutes les lumières de son esprit
-judicieux à éclaircir les abords de ce ténébreux mystère historique. Ils
-ne trouvèrent l'un et l'autre que des suppositions à mettre sous les
-yeux du grand homme qui exprima tout haut son dépit, en songeant qu'il
-serait maître de l'Europe sans jamais le devenir d'un secret enseveli
-dans le tombeau de ses prédécesseurs. Il comprit alors que la puissance
-avait des bornes[65].
-
- [65] Mme la duchesse d'Abrantès nous a communiqué ces détails; elle se
- souvient de plusieurs conversations qui eurent lieu sur ce sujet à
- la Malmaison en présence de l'empereur, et auxquelles chacun prenait
- part. Napoléon était sombre et pensif pendant ces débats qui
- l'intéressaient vivement.
-
-Après que le soldat de fortune fut tombé prisonnier à Sainte-Hélène,
-comme le _Masque de Fer_ aux îles Sainte-Marguerite, le sort du premier
-préoccupa seul l'attention publique.
-
-_La Biographie universelle_ admit dans sa nomenclature le _Masque de
-Fer_, faute de pouvoir le classer sous un autre nom; et le laborieux M.
-Weiss, de Besançon, dans un article du tome 27, publié en 1820, imagina
-de rassembler, en abrégé, une monographie de cet illustre prisonnier,
-sans toutefois se prononcer pour un des systèmes qu'il cataloguait comme
-les livres de sa bibliothèque. Cet article est curieux, malgré les
-fautes[66] qu'on ne peut attribuer à l'érudit biographe, qui termine sa
-nomenclature en reconnaissant qu'une lettre de Barbezieux, où ce
-ministre dit à Saint-Mars: _Sans vous expliquer à qui que ce soit de ce
-qu'a fait votre ancien prisonnier_, «semble renverser tous les systèmes
-suivant lesquels cet infortuné n'aurait dû son malheur qu'au hasard de
-sa naissance.»
-
- [66] L'_Histoire générale de Provence_ de Papon est citée au lieu du
- _Voyage littéraire en Provence_; _Marchialy_ est nommé _Marthioli_,
- etc.
-
-La froide impartialité de M. Weiss ne fut pas imitée par M. Dulaure. Ce
-vieux savant, qui consacrait à l'étude de l'histoire philosophique la
-fin d'une vie à demi-dépensée dans les travaux de la révolution,
-n'oublia pas d'accorder une place au _Masque de Fer_ dans l'_Histoire de
-Paris_, préparée depuis quarante ans et publiée en 1821, 7 vol. in-8º.
-Cette histoire populaire, malheureusement trop passionnée et trop
-superficielle, produisit une si longue émotion de scandale, qu'on ne
-s'arrêta pas particulièrement au chapitre destiné à prouver que l'homme
-au masque était fils d'Anne d'Autriche et frère de Louis XIV. Mais M.
-Dulaure, en analysant le conte ridicule de Soulavie, déclara qu'il
-citait les faits _sans les garantir_, et avoua même que si cette
-relation contenait quelques vérités, «elles sont défigurées par des
-fictions qui n'amènent que des doutes.» Il avait à coeur de démontrer
-que la captivité de cet inconnu était «un des crimes inhérens aux
-gouvernemens arbitraires, que leurs auteurs cherchent à justifier comme
-nécessaires, et que le tribunal de l'histoire ne manque jamais de
-découvrir et de condamner.»
-
-On était alors trop absorbé par les événemens de chaque jour et par
-leurs conséquences pour ne pas laisser reposer le _Masque de Fer_; il y
-eut un petit journal occulte qui prit ce nom pour donner à entendre que
-le rédacteur garderait l'anonyme _quand même_, et qui rentra dans le
-néant sous les coups de _la Foudre_, instrument périodique des
-vengeances de la Congrégation. Le _Masque de Fer_ n'était pourtant pas
-usé, après avoir si long-temps et de tant de manières occupé la
-curiosité publique.
-
-En 1825, faute d'aliment plus nouveau, ou plus digne de repaître cette
-insatiable avidité de savoir qui tourmente les esprits, on se rejeta
-tout à coup sur le mystère du prisonnier masqué, et l'on essaya d'en
-finir avec cette grande abstraction historique: les systèmes anciens se
-remuèrent comme des tronçons de serpens, et ne réussirent pas à renouer
-leurs trames rompues par la critique; ils n'avaient plus même de
-principe vital.
-
-M. Delort, qui passait sa vie à chercher et à comparer des autographes,
-fut amené, par sa passion exclusive, à découvrir dans les Archives du
-Royaume diverses lettres qu'il crut relatives à Matthioli, et par suite
-au _Masque de Fer_, selon la prétention de Roux-Fazillac. M. Delort,
-aussi persuadé de l'infaillibilité de ses conjectures que l'avait été
-son devancier, ne se fit aucun scrupule de les intituler: _Histoire de
-l'homme au Masque de Fer_, et de les publier en 1825, in-8º, avec un
-pompeux appareil de pièces justificatives, qui, plus précieuses par leur
-contenu que par le commentaire de l'éditeur, ajoutaient à peine quelques
-probabilités au système du baron d'Heiss.
-
-Ce volume, vraiment utile et intéressant, quoique diffus et mal écrit,
-eut du retentissement jusqu'en Angleterre, où l'honorable George Agar
-Ellis, membre du parlement, le traduisit en anglais avec de nombreuses
-améliorations et quelques additions importantes puisées dans l'ouvrage
-de Roux-Fazillac. La traduction ou plutôt l'imitation d'Ellis fut
-retraduite en français et imprimée à Paris en 1830: _Histoire
-authentique du prisonnier d'état connu sous le nom du Masque de Fer_,
-in-8º. Agar Ellis, aux yeux de qui les documens recueillis par Delort
-établissaient le nom de ce prisonnier _d'une manière claire et
-certaine_, ne daigna discuter aucune opinion contraire, et affirma que
-le _Masque de Fer_ était _réellement_ le malheureux secrétaire du duc de
-Mantoue.
-
-On lit avec surprise dans cette histoire que, suivant le sentiment de
-l'historien Gibbon, beaucoup de savans anglais persistaient encore à
-croire que l'homme au masque pouvait bien être Henri, second fils
-d'Olivier Cromwell, gardé en otage par la royauté de Louis XIV.
-
-Aux affirmations de M. Delort, le chevalier de Taulès répondit par un
-opuscule posthume, ou du moins cet opuscule, rédigé naguère contre le
-système du baron d'Heiss, fut rajeuni par ce titre charlatanique: _Du
-Masque de Fer, ou Réfutation de l'ouvrage de M. Roux-Fazillac, et
-Réfutation également de l'ouvrage de M. J. Delort, qui n'est que le
-développement de celui de M. Roux-Fazillac_, in-8º, 1825.
-
-L'éditeur, propriétaire des manuscrits de M. de Taulès, mort peu
-d'années auparavant, mettait sous presse, en même temps, l'ouvrage
-inédit que ce dernier avait préparé pendant sa vieillesse. L'ouvrage
-parut quelques mois après, avec ce titre approprié aux circonstances:
-_l'Homme au Masque de Fer, Mémoire historique où l'on réfute les
-différentes opinions relatives à ce personnage mystérieux, et où l'on
-démontre que ce prisonnier fut une victime des jésuites_, in-8º.
-
-Cet éditeur avait, comme on le voit, l'imagination des titres; mais
-quoiqu'il se flattât d'attirer l'attention en accusant les jésuites sur
-la couverture verdâtre de sa publication, celle-ci fut confondue avec ce
-déluge de mauvais écrits qui proclamaient la résurrection des _révérends
-pères_, annoncée par une chanson de Béranger.
-
-Le _Masque de Fer_ avait été l'idée fixe du chevalier de Taulès, qui se
-plaisait à rassembler des anecdotes singulières et peu connues. Voltaire
-lui écrivait en 1768[67]: «Je ne doute pas que, si vous dites un mot à
-M. le duc de Choiseul, il ne vous permette de m'envoyer des vérités: il
-les aime; il sait qu'il est temps de les rendre publiques.» Voltaire
-avait dit de M. de Taulès: «C'est un homme fort instruit, et le seul
-capable de fournir des anecdotes vraies sur le siècle de Louis XIV.»
-
- [67] Voyez les lettres inédites de Voltaire, t. 70 de l'édition de
- Dupont.
-
-Dès cette époque, M. de Taulès _déterrait de vieilles vérités dans le
-fatras du dépôt des Affaires étrangères_: il avait probablement d'abord
-un système différent de celui qu'il soutint plus tard sur le _Masque de
-Fer_; car ce ne fut qu'à la lecture d'un mémoire manuscrit de M. de
-Bonac, ambassadeur de France à Constantinople en 1724, qu'il aperçut une
-identité remarquable entre le prisonnier inconnu et le patriarche
-Arwedicks.
-
-Ce patriarche, _ennemi mortel de notre religion, et auteur de la cruelle
-persécution que les Arméniens catholiques avaient soufferte_, fut enfin
-exilé, et enlevé à la sollicitation des jésuites, par une barque
-française, pour être conduit en France et _mis dans une prison d'où il
-ne pourrait jamais sortir_. L'entreprise réussit; Arwedicks fut mené aux
-îles Sainte-Marguerite, _et de là à la Bastille, où il mourut_. Le
-gouvernement turc réclama instamment la délivrance du patriarche
-jusqu'en 1713, et le cabinet français nia toujours sa participation à
-cet enlèvement.
-
-M. de Taulès avait trouvé, au dépôt des Affaires étrangères, une foule
-de dépêches concernant ce fait extraordinaire, qui était resté
-jusqu'alors ignoré en France, mais non en Turquie, où les agens
-subalternes des jésuites avaient avoué leur crime en subissant la
-question: ces dépêches concordaient parfaitement avec le récit de M. de
-Bonac; et M. de Taulès les avait fait servir à l'appui de son système,
-qu'il prétendait élever sur les ruines des précédens; il était si bien
-convaincu de la réalité de ce système, qu'il commence son livre par
-cette fière déclaration: «J'ai découvert le _Masque de Fer_, et j'ai cru
-de mon devoir envers la France, pour faire taire des bruits injurieux
-répandus au préjudice de ma patrie, de rendre compte à l'Europe et à la
-postérité de ma découverte.»
-
-Le chevalier de Taulès rapportait aussi certaines paroles, échappées
-devant lui au père Brottier et à l'abbé de Nolhac, recteur du noviciat
-des jésuites à Toulouse, lesquelles semblaient impliquer la société de
-Jésus dans l'affaire du prisonnier masqué; il accusait enfin le père
-Griffet d'avoir falsifié le journal de M. Dujonca, et d'avoir appuyé
-exprès sur la fable des _Mémoires de Perse_, pour donner le change aux
-conjectures et cacher l'attentat des jésuites; il allait même jusqu'à
-supprimer d'autorité le masque de fer ou de velours, comme une _mesure
-impolitique, inutile et dangereuse_.
-
-Cependant le traité de M. de Taulès opéra peu de conversions, puisque,
-six ans après l'apparition bruyante de ce livre, MM. Fournier et Arnould
-ne lui empruntèrent aucun détail pour leur drame du _Masque de Fer_,
-représenté avec un brillant succès au théâtre de l'Odéon en 1831: ils
-suivirent de préférence la donnée de Soulavie, et se vantèrent de s'être
-conformés à une tradition conservée dans la famille de M. le duc de
-Choiseul; ils firent une pièce plus pathétique qu'historique, et le
-public qui les applaudit se souciait peu d'être instruit, mais bien
-d'être intéressé.
-
-Depuis, le sujet du drame de MM. Arnould et Fournier fut signalé comme
-renfermant la vérité sur le _Masque de Fer_, et M. Auguste Billiard,
-ancien secrétaire général au ministère de l'intérieur, dans une lettre
-adressée à l'_Institut historique_, et insérée en 1834 au journal de
-cette société, nous apprit qu'il avait copié, par ordre de feu M. le
-comte de Montalivet, ministre de l'intérieur sous l'Empire, aux archives
-des Affaires étrangères, une relation écrite par M. de Saint-Mars
-lui-même, et conforme à celle des _Mémoires du maréchal de Richelieu_.
-
-Suivant ce _précieux document_, dont l'_authenticité_, dit-il, _ne peut
-inspirer le moindre doute_, M. de Saint-Mars aurait été le gouverneur du
-fils d'Anne d'Autriche, à qui l'on cachait sa naissance pour empêcher
-l'accomplissement d'une funeste prédiction; mais le frère jumeau de
-Louis XIV ayant deviné ce secret d'état, on l'avait envoyé aux îles
-Sainte-Marguerite, dont le commandement fut remis _alors_ (en 1687) à
-son gouverneur.
-
-Cette pièce n'est autre qu'une des nombreuses copies de la _Relation_ de
-Soulavie, qu'on faisait circuler en 1789[68] et dans laquelle on avait
-donné le nom de Saint-Mars au gouverneur anonyme du _prince infortuné_,
-sans réfléchir que les dates démentaient hautement cette nouvelle
-fausseté, puisque Saint-Mars avant 1687 ne pouvait être à la fois
-_gouverneur_ d'un prince en Bourgogne et commandant du fort d'Exilles en
-Dauphiné. Ce n'était donc qu'un roman méprisable saisi avec les papiers
-posthumes de quelque personnage suspect, ainsi que cela se pratiquait
-par précaution sous le règne de Louis XV et de Napoléon: les innocens
-Mémoires de Dangeau n'ont pas même été exempts de cette proscription,
-que motivait un simple soupçon de vérité et de scandale. On a lieu de
-présumer que le manuscrit que M. de Montalivet fit copier, sans doute
-pour le mettre sous les yeux de l'empereur, s'était trouvé dans le
-cabinet de Soulavie après sa mort en 1813, et avait été transporté aux
-archives des Affaires étrangères, _par ordre_, avec ses collections de
-brochures et de caricatures historiques[69].
-
- [68] Voyez dans les OEuvres de Voltaire, éd. de Kehl, une note du t.
- 70 qui parut en 1789: «Aujourd'hui il _se répand_ une lettre de Mlle
- de Valois écrite au duc de Richelieu, où elle se vante d'avoir
- appris du duc d'Orléans, son père, à d'étranges conditions, quel
- était l'homme au _Masque de Fer_, et cet homme, dit-elle, était un
- frère jumeau de Louis XIV, né quelques heures après lui.»
-
- [69] La _relation_ signalée par M. A. Billiard a été imprimée depuis,
- sous le titre de _Mémoires de M. de Saint-Mars sur la naissance de
- l'homme au Masque de Fer_, dans le t. 3 des _Mémoires de Tous_,
- Levasseur, 1835, in-8º.
-
-Le dernier ouvrage où le problème du _Masque de Fer_ ait été traité avec
-quelque détail et quelque critique parut en 1834: _La Bastille, Mémoires
-pour servir à l'histoire secrète du gouvernement français depuis le XIVe
-siècle jusqu'en 1789_, in-8º. L'auteur, M. Dufey, de l'Yonne, a fait
-preuve, ici comme ailleurs, d'une prodigieuse lecture, mais d'une
-partialité systématique. Les dates et les faits ne sont pas toujours
-respectés dans cette chaude compilation qui se sent, à chaque page, de
-l'esprit républicain de 1789: la révolution de juillet 1830 devait
-encore chercher le prisonnier masqué à la place où fut la Bastille.
-
-M. Dufey, après avoir rapidement reproduit les opinions précédentes sur
-ce célèbre inconnu, présente la sienne avec chaleur, et s'autorise
-surtout de plusieurs passages des _Mémoires de Mme de Motteville_, pour
-démontrer que la passion de Buckingham fut partagée par Anne d'Autriche:
-il cite particulièrement certain tête-à-tête des deux amans dans un
-jardin _où une palissade les pouvait cacher au public_. «La reine, dans
-cet instant, surprise de se voir seule, et apparemment importunée par
-quelque sentiment trop passionné du duc de Buckingham, _s'écria_ et
-appela son écuyer, et le blâma de l'avoir quittée.»
-
-D'après ces paroles expresses de Mme de Motteville, M. Dufey croit
-pouvoir inférer que ce _cri_ fut celui de la pudeur aux abois, et que
-les suites de cette scène furent d'une part l'exil, la disgrâce ou
-l'emprisonnement des personnes qui avaient si mal gardé la vertu de la
-reine, et, d'autre part, la naissance d'un fils que Louis XIII ne connut
-jamais. M. Dufey va jusqu'à insinuer que l'assassinat de Buckingham
-ressemble à une vengeance de mari trompé, et que la tendresse d'Anne
-d'Autriche pour Mazarin provenait de la confidence qu'elle lui avait
-faite du mystère de l'enfant, à qui Louis XIV donna plus tard une prison
-et un masque. Enfin M. Dufey appelle en garantie l'article du _Journal
-des gens du monde_, qu'il nomme aussi un _document précieux_, pour
-_résoudre_ cette question posée en titre du chapitre IV de son livre:
-_L'homme au Masque de Fer était-il frère aîné de Louis XIV, ou son frère
-jumeau?_
-
-Voilà donc jusqu'à ce jour quel est l'état de ce _procès_, qu'on n'a pas
-encore terminé, ce me semble.
-
-En attendant qu'un nouveau _découvreur_, plus audacieux et mieux armé de
-paradoxes, vienne proclamer que le _Masque de Fer_ fut certainement par
-anticipation le dauphin, fils de Louis XVI, qu'on dit mort à la prison
-du Temple, et qui reparaît tous les ans sur les bancs de la police
-correctionnelle, je vais battre en brêche les systèmes que j'ai examinés
-chronologiquement et les renverser, s'il se peut, avec des faits et
-surtout des dates qu'on a surnommées _inexorables_, avant d'élever, à
-mon tour, sur des dates et sur des faits, un système solide et capable
-de résister à une attaque réglée de la critique. Dans un procès
-d'histoire, la confrontation des dates est aussi puissante que les
-interrogatoires des témoins dans les causes ordinaires.
-
-
-I.
-
-ARWEDICKS.
-
-Le manuscrit de M. de Bonac dit positivement que ce patriarche fut
-enlevé _pendant l'ambassade de M. Feriol à Constantinople_, et M. Feriol
-succéda dans cette ambassade à M. de Châteauneuf, en 1699: or,
-Saint-Mars arriva, en 1698, à la Bastille avec son prisonnier masqué.
-
-En outre, on sait maintenant qu'Arwedicks se convertit au catholicisme,
-recouvra sa liberté, et mourut libre à Paris, comme le prouve son
-extrait mortuaire conservé aux archives des Affaires étrangères.
-
-
-II.
-
-MATTHIOLI.
-
-L'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue est maintenant aussi bien
-prouvé que celui d'Arwedicks; mais, quoique Matthioli, arrêté en 1679
-par l'entremise de l'abbé d'Estrades et de Catinat, ait été conduit à
-Pignerol dans le plus grand secret et emprisonné sous la garde de M. de
-Saint-Mars, on ne peut lui faire l'honneur de le confondre avec le
-_Masque de Fer_.
-
-Catinat dit de lui, dans une lettre à Louvois: _Personne ne sait le nom
-de ce fripon_[70]; Louvois écrit à Saint-Mars: _J'admire votre patience,
-et que vous attendiez un ordre pour traiter un fripon comme il le
-mérite, quand il vous manque de respect_; Saint-Mars répond au ministre:
-_J'ai chargé Blainvilliers de lui dire, en lui faisant voir un gourdin,
-qu'avec cela l'on rendait les extravagans honnêtes_; Louvois écrit une
-autre fois: _Il faut faire durer trois ou quatre ans les habits de ces
-sortes de gens_, etc. Ce n'est point là certainement ce prisonnier
-inconnu qu'on traitait avec tant d'égards, devant qui Louvois se
-découvrait, à qui l'on donnait de beau linge, des dentelles, etc.
-
- [70] Cette citation et les suivantes sont tirées des pièces mises au
- jour par MM. Roux-Fazillac et Delort.
-
-En lisant avec attention les correspondances publiées par M. Delort, on
-reste convaincu qu'il a tort de rapporter à ce Matthioli les lettres
-postérieures à 1680, où Saint-Mars n'emploie que cette désignation: _mon
-prisonnier_. Ces lettres concernent évidemment l'homme au masque de fer;
-car, dans celles qui regardent Matthioli, Saint-Mars ne se fait aucun
-scrupule de l'appeler par son vrai nom ou bien par celui de _Lestang_,
-qu'on lui avait imposé pour mieux cacher ce qu'il était devenu. Tout
-semble même indiquer dans ces correspondances que ce malheureux, enfermé
-avec un jacobin aliéné, devint fou lui-même et succomba vers la fin de
-l'année 1686. Le mémoire de Claude Souchon, que Dutens avait vu, dit
-positivement que Matthioli mourut _neuf ans_ après son enlèvement.
-
-Telle était aussi l'opinion de M. le comte de V-l-i (BIOGR. UNIV.,
-article _Masque de Fer_), qui devait l'appuyer sur des preuves
-recueillies à Pignerol, et qui, dans un ouvrage mis sous presse en
-1820[71], se proposait de démontrer que le prisonnier masqué n'était pas
-Matthioli, mais don Juan de Gonzague, frère naturel du duc de Mantoue.
-Ce don Juan, qui accompagnait Matthioli, aurait été enlevé avec lui et
-retenu en prison, parce qu'en le relâchant on eût craint de divulguer
-une violation du droit des gens, que le gazetier de Hollande ne
-soupçonne que huit ans après.
-
- [71] Nous ne croyons pas que cet ouvrage ait paru, du moins en France.
-
-Mais on ne voit nulle part, dans les pièces connues jusqu'à ce jour,
-qu'une autre personne ait partagé le sort de Matthioli, et sans doute le
-duc de Mantoue eût élevé plus haut la voix pour réclamer la liberté de
-son frère naturel. «J'arrêtai hier (2 mai 1679), écrit Catinat à
-Louvois, à trois milles de Pignerol, sur les terres du roi, Matthioli,
-dans une entrevue que l'abbé d'Estrades avait adroitement ménagée, pour
-en faciliter les moyens, _entre lui, Matthioli et moi_. Je me suis
-seulement servi, pour l'arrêter, du chevalier de Saint-Martin et de
-Villebois, officiers de M. de Saint-Mars et de quatre hommes de sa
-compagnie. Cela s'est passé sans aucune violence.» Il est donc certain
-que Matthioli était venu seul à cette conférence.
-
-En attendant donc que le système de M. de V-l-i soit présenté, il suffit
-de faire remarquer que M. de Blainvilliers, que Saint-Mars choisit _à
-son goût_ pour surveiller et bâtonner Matthioli, n'aurait pas pris les
-habits d'une sentinelle pour voir le _Masque de Fer_ aux îles
-Sainte-Marguerite, comme M. de Palteau le raconte dans sa lettre, si ces
-deux prisonniers eussent été le même personnage: en tous cas, M. de
-Blainvilliers eût reconnu le secrétaire qui voulut lui faire présent
-d'une bague de diamant à Pignerol.
-
-
-III.
-
-HENRI CROMWELL.
-
-Il est étrange en effet que ce second fils du Protecteur soit rentré en
-1659 dans une obscurité si complète, qu'on ne sait ni où il a vécu, ni
-où il est mort: Henri Cromwell avait un _très-bon caractère_, selon
-Rapin de Thoyras, avec _plus de feu_ que Richard son frère aîné, selon
-Burnet; pourquoi se résigna-t-il à descendre de la scène politique? Mais
-aussi pourquoi serait-il devenu prisonnier d'état en France, où son
-frère avait le privilége de séjourner sans être inquiété? Le probable ne
-supplée pas ici à l'absence de toute espèce de preuves.
-
-
-IV.
-
-LE DUC DE MONMOUTH.
-
-Sans mettre en question le plus ou moins de vraisemblance qu'on
-trouverait dans une substitution de personne au supplice de Monmouth, il
-suffit d'opposer à la date du 15 juillet 1685, jour de l'exécution de ce
-prince, cette phrase d'une lettre de Barbezieux à Saint-Mars, écrite le
-13 août 1691: _Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du
-prisonnier qui est sous votre garde _DEPUIS VINGT ANS_, je vous prie
-d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand vous écriviez à M.
-de Louvois_[72].
-
- [72] _Mémoires historiques sur la Bastille_, par Carra, t. 1, p. 321.
-
-
-V.
-
-UN FILS NATUREL OU LÉGITIME D'ANNE D'AUTRICHE.
-
-Barbezieux écrivait à Saint-Mars, le 17 novembre 1697: _Sans vous
-expliquer à qui que ce soit de ce qu'_A FAIT_ votre ancien
-prisonnier_[73]. Ce prisonnier avait donc _fait_ quelque chose qui
-motivât sa rigoureuse prison? Le ministre ne se fût pas servi de cette
-locution précise, dans le cas où l'inconnu n'aurait eu que sa naissance
-à expier.
-
- [73] M. Weiss, dans son article de la _Biographie universelle_, cite
- cette phrase si décisive sans indiquer la source d'où il l'a tirée;
- néanmoins on peut s'en rapporter à M. Weiss pour l'exactitude d'une
- citation.
-
-Au reste, ce système n'a jamais produit un seul document authentique, et
-ne repose que sur des présomptions romanesques: on pourrait se dispenser
-de le combattre.
-
-Saint-Mars aurait donc reçu par écrit communication d'un si grave
-secret, puisqu'il ne quitta pas son poste depuis l'année 1665, où il fut
-envoyé à Pignerol pour la garde spéciale de Fouquet, jusqu'en 1684 où il
-eut un congé pour aller à la cour, suivant l'_État de la France_ de
-cette année-là? son lieutenant Rosarges commandait à Exilles en son
-absence.
-
-Certes un fils d'Anne d'Autriche n'était point à Pignerol en 1680,
-lorsque Louvois écrivait à Saint-Mars après avoir donné des ordres pour
-_l'entretiennement_ de Lauzun: _A l'égard des _AUTRES_ prisonniers dont
-vous êtes chargé, Sa Majesté vous en fera payer la subsistance à raison
-de _QUATRE LIVRES_ pour chacun par jour_. Ces _autres_ prisonniers
-étaient à peine de _bons bourgeois_, si on juge leur _état_ au tarif de
-leur nourriture[74].
-
- [74] «Un tarif réglait la dépense des prisonniers (à la Bastille) pour
- la table, le blanchissage et la lumière, selon leur état. Un prince
- du sang était à 50 livres par jour; un maréchal de France, à 36
- livres; un lieutenant-général, à 24 livres; un conseiller au
- parlement, à 15 livres; un juge ordinaire, un prêtre, un financier,
- à 10 livres; un bon bourgeois, un avocat, à 5 livres, un petit
- bourgeois, à 3 livres, et les membres des moindres classes étaient à
- 2 livres 10 sols: c'était le taux des gardes et des domestiques.»
- _Bastille dévoilée_, 2e livraison, p. 40.
-
-Est-ce au sujet d'un fils de Louis XIII ou d'un bâtard d'Anne d'Autriche
-que Louvois aurait écrit à Saint-Mars en 1687: _Il n'y a point
-d'inconvénient de changer le chevalier de Thezut_ (C'est un faux nom
-comme _Marchialy_) _de la _PRISON_ où il est, pour y mettre votre
-prisonnier jusqu'à ce que celle que vous lui faites préparer soit en
-état de le recevoir[75]_? Est-ce en parlant d'un prince, que Saint-Mars
-aurait dit, la même année, à l'exemple du ministre: _Jusqu'à ce qu'il
-soit logé dans la _PRISON_ qu'on lui préparera ici, où il y aura
-joignant une chapelle[76]_?
-
- [75] _Mémoires historiques sur la Bastille_, par Carra, p. 323.
- «Saint-Mars, qui fut gouverneur de la citadelle de l'île
- Sainte-Marguerite avant que de l'être de la Bastille, obtint la
- permission d'y faire bâtir des prisons pour les criminels d'état.»
- _Description de la France_, par Piganiol, t. 5, p. 376.
-
- [76] La lettre entière se trouve dans l'ouvrage de Roux-Fazillac,
- ainsi que celle dont est extraite la citation suivante.
-
-Enfin, ce prisonnier n'était donc pas plus important à garder que
-Fouquet et Lauzun, puisque Saint-Mars mandait à Louvois en 1683: _Pour
-son linge et autres nécessités, _MÊMES_ précautions que je faisais pour
-mes prisonniers du passé_.
-
-
-VI.
-
-LE COMTE DE VERMANDOIS.
-
-La fameuse lettre de Barbezieux, du 13 août 1691, qui met en échec tous
-les systèmes, ne laisse pas même discuter l'identité du comte de
-Vermandois, mort en 1683, avec l'inconnu, prisonnier _depuis vingt ans_
-en 1691.
-
-
-VII.
-
-LE DUC DE BEAUFORT.
-
-Ce système, il faut l'avouer, est plus raisonnable que tous les
-précédens, et on aurait pu le soutenir d'une manière presque victorieuse
-en rassemblant de meilleures inductions prises dans les Mémoires
-contemporains.
-
-Dès l'année 1664, le duc de Beaufort, par son insubordination et sa
-légèreté, avait compromis plusieurs expéditions maritimes; en octobre
-1666, Louis XIV lui adresse des reproches avec beaucoup de ménagemens,
-et l'invite à se rendre _de plus en plus capable de le servir par
-l'augmentation des talens_ qu'il possède, et par _la cessation des
-défauts qu'il peut y avoir dans sa conduite_: «Je ne doute pas,
-ajoute-t-il, que vous ne profitiez de l'avis que je vous donne, et que
-vous ne reconnaissiez que vous m'êtes d'autant plus obligé de cette
-marque de bienveillance, _qu'il y a peu d'exemples de rois qui en aient
-usé de la sorte_[77].» On citerait plusieurs occasions où le duc de
-Beaufort fut très-funeste à la marine du roi. L'_Histoire de la Marine_,
-par M. Eugène Sue, laquelle renferme une foule de renseignemens neufs et
-curieux sous une forme dramatique et colorée, a fort bien précisé la
-position du roi des Halles vis-à-vis de Colbert et de Louis XIV.
-Colbert, de son cabinet, voulait diriger toutes les opérations
-militaires et pour ainsi dire les manoeuvres de la flotte que commandait
-le grand-maître de la navigation avec toute l'inconséquence de son
-caractère frondeur et _matamore_, comme dit M. Eugène Sue (pièces
-justificatives du 1er volume).
-
- [77] _OEuvres de Louis XIV_, t. 5, p. 388 et suiv. Voyez aussi dans ce
- recueil les autres lettres du roi à M. de Beaufort, dans lesquelles
- perce souvent un grave mécontentement qui n'ose éclater.
-
-En 1669, Louis XIV envoya le duc de Beaufort pour secourir Candie
-assiégée par les Turcs; Beaufort fut tué dans une sortie, le 26 juin,
-sept jours après son arrivée: le duc de Navailles, qui commandait avec
-lui l'escadre française, dit seulement dans ses Mémoires (liv. 4, p.
-243): «Il rencontra en chemin un gros de Turcs qui pressaient
-quelques-unes de nos troupes; il se mit à leur tête, et combattit avec
-beaucoup de valeur; mais il fut abandonné, et _l'on n'a jamais pu savoir
-depuis ce qu'il était devenu_.»
-
-Le bruit de sa mort se répandit rapidement en France et en Italie, où,
-dans les magnifiques obsèques qui lui furent faites à Paris, à Rome et à
-Venise, on prononça diverses oraisons funèbres; néanmoins, comme son
-corps n'avait pas été retrouvé parmi les morts, bien des gens crurent
-qu'il reparaîtrait. «Plusieurs veulent gager ici, écrivait Guy-Patin le
-26 septembre 1669, que M. de Beaufort n'est pas mort: _O utinam!_»
-
-Guy-Patin, dans une autre lettre du 14 janvier 1670, nous atteste que
-cette croyance n'était pas abandonnée six mois après la nouvelle de la
-disparition du duc de Beaufort: «On dit que M. de Vivonne a, par
-commission, la charge de vice-amiral de France pour vingt ans; mais il y
-en a encore qui veulent que M. de Beaufort n'est point mort, et qu'il
-est seulement prisonnier dans une île de Turquie. Le croie qui voudra!
-pour moi, je le tiens mort, et ne voudrais pas l'être aussi certainement
-que lui.»
-
-Plusieurs relations du siége de Candie, écrites par des témoins
-oculaires et imprimées à cette époque, avaient rapporté que les Turcs,
-selon leur usage, coupèrent la tête du duc de Beaufort sur le champ de
-bataille, et que cette tête fut exposée à Constantinople: de là les
-détails que Sandras de Courtilz répéta dans les _Mémoires du marquis de
-Montbrun_ et dans les _Mémoires de d'Artagnan_; et, en effet, on conçoit
-bien que le corps nu et sans tête n'ait pas été reconnu parmi les morts.
-M. Eugène Sue, dans son _Histoire de la Marine_ (t. 2, ch. 6), a adopté
-cette version conforme au récit de Philibert de Jarry et du marquis de
-Ville, qui ont laissé des lettres et des mémoires manuscrits conservés à
-la Bibliothèque du roi.
-
-Mais sans faire valoir le danger et les difficultés d'un enlèvement que
-le cimeterre des Ottomans pouvait d'ailleurs remplacer d'un jour à
-l'autre dans ce mémorable siége, on se bornera ici à déclarer
-positivement que la correspondance de Saint-Mars avec Louvois depuis
-1669 jusqu'en 1680[78] ne permet pas de supposer que le gouverneur de
-Pignerol eût sous sa garde, pendant cet intervalle de temps, quelque
-grand prisonnier d'état, outre Fouquet et Lauzun.
-
- [78] M. J. Delort a publié cette correspondance, dont les originaux
- sont aux Archives du Royaume, dans le premier volume de l'_Histoire
- de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille
- et à Vincennes, précédée de celle de Fouquet, Pellisson et Lauzun,
- avec tous les documens authentiques et inédits_, Paris, 1829, 3 vol.
- in-8º.
-
- * * * * *
-
-Quel était donc cet _ancien_ prisonnier masqué que Saint-Mars _avait à
-Pignerol_, suivant le journal authentique de M. Dujonca?
-
-
-
-
-SECONDE PARTIE.
-
-
-D'après ma conviction formée par l'étude du règne de Louis XIV et par la
-minutieuse comparaison des faits et des dates, l'homme au masque de fer
-était Fouquet, ce malheureux surintendant des finances, victime de tant
-de noires intrigues de cour, que l'histoire n'a pas encore éclaircies;
-Fouquet, qui fut arrêté en 1661, condamné à la prison perpétuelle en
-1664, et enfermé depuis au château de Pignerol, sous la garde de
-Saint-Mars; Fouquet enfin dont la mort a été faussement enregistrée au
-23 mars 1680!
-
-Avant d'appuyer de preuves, qui me semblent irrécusables, une opinion
-que je donne comme nouvelle, puisqu'elle n'a jamais été présentée à
-l'état de système étayé de pièces authentiques, je vais réfuter par
-avance une autre opinion qui est en germe dans le vaste champ des
-probabilités, et qui s'en va sans doute sortir de terre, si ce sol
-fertile n'est point assez fouillé.
-
-Cette dernière opinion que je combats pourrait offrir nombre
-d'assertions remarquables qui viendraient à l'appui d'un document fort
-curieux, regardé avec raison par Saint-Foix comme la première mention
-imprimée qu'on ait faite d'un prisonnier inconnu, qui se trouvait à la
-Bastille en 1705 (plutôt 1703), selon un témoin oculaire: ce prisonnier
-a en effet certaine analogie avec le _Masque de Fer_, et l'on doit
-s'étonner qu'on n'ait pas plus tôt songé à s'en tenir à la lettre d'un
-ouvrage publié dès 1715, douze ans après la mort de _Marchialy_, et bien
-antérieurement aux _Mémoires de Perse_ et au _Siècle de Louis XIV_.
-
-Je suis tenté de croire que M. de Taulès avait d'abord naturellement
-adopté cette solution du mystère de l'homme au masque, et qu'il se
-servit de la plupart des mêmes argumens préparés à cet effet, lorsqu'il
-imagina, pour _l'honneur de la France_ et pour son propre intérêt de
-courtisan, de masquer le patriarche Arwedicks. Le ministre M. de
-Vergennes lui avait écrit en 1783: «C'est surtout _pour détruire les
-soupçons odieux_ auxquels l'homme au masque a donné lieu, par les
-précautions qu'on a prises pour le dérober à tous les regards, qu'il est
-important d'avoir sur ce personnage des notions certaines.»
-
-M. de Taulès rejeta donc sur la compagnie de Jésus les _soupçons odieux_
-arrêtés sur Louis XIV, et ne voulut voir qu'une correction de collége
-dans cette vengeance de roi, dans ce crime contre le droit des gens.
-
-Les jésuites, s'il faut en croire les insinuations de plusieurs des
-leurs et l'aveu même d'un _gros collier de l'ordre_, auraient eu l'idée
-de l'étrange captivité du _Masque de Fer_, et Louis XIV se serait fait
-leur docile instrument.
-
-En 1702, un gentilhomme normand, nommé Constantin de Renneville, fut mis
-à la Bastille, non seulement pour avoir composé des bouts rimés
-injurieux au gouvernement du roi, mais parce qu'on l'accusait
-d'espionnage au profit des ennemis de la France[79]. Ce Renneville resta
-emprisonné jusqu'en 1713, et dès qu'il eut sa liberté, avec l'ordre de
-quitter la France, il rédigea une relation chaleureuse de ses malheurs:
-elle parut à Amsterdam, chez Étienne Roger, en 1715, sous ce titre
-capable de fixer l'attention: _l'Inquisition française, ou l'Histoire de
-la Bastille_, deux volumes in-12.
-
- [79] _Mémoires historiques sur la Bastille_, par Carra, t. 1, p. 389.
-
-Ce livre, tiré à mille exemplaires, eut beaucoup de peine à pénétrer en
-France où il se vendait jusqu'à deux louis, sous le manteau, et où il
-fut contrefait, dit la préface de la seconde édition (5 vol. in-12,
-Amsterdam, Balthazar Lakeman, 1724), tandis qu'on le traduisait à la
-fois en hollandais, en anglais, en allemand et en italien. L'édition
-originale est tellement rare, que la Bibliothèque du Roi ne la possède
-pas et que je ne l'ai jamais vue; la contrefaçon ne se trouve pas
-davantage; mais la seconde édition est assez commune, eu égard aux
-actives recherches de la police pour la détruire. On ne conçoit pas que
-les judicieux auteurs du _Catalogue de la Vallière_ aient attribué sans
-examen cet ouvrage à Sandras de Courtilz, suivant une supposition émise
-dans la _Bibliothèque historique de la France_.
-
-Dans la préface de l'édition en cinq volumes (p. 46 et suiv.),
-Renneville raconte qu'en 1705 il vit un prisonnier _dont il n'a jamais
-pu savoir le nom_, dans une salle de la Bastille, où il avait été
-introduit _par méprise_. «Les officiers m'ayant vu entrer, dit
-Renneville, ils lui firent promptement tourner le dos devers moi, _ce
-qui m'empêcha de le voir au visage_. C'était un homme de moyenne taille,
-mais bien traversée, portant des cheveux d'un crêpé noir et fort épais,
-dont pas un n'était encore mêlé.» (Peut-être a-t-il pris pour des
-cheveux un masque de velours noir?) Renneville, surpris de ce qu'on lui
-cachait le visage d'un détenu, interrogea, pendant qu'on le reconduisait
-à sa chambre, le porte-clef Ru qui lui apprit que cet infortuné était
-_prisonnier depuis _TRENTE-UN ANS_, et que Saint-Mars l'avait amené avec
-lui des îles Sainte-Marguerite, où il était condamné à une prison
-perpétuelle pour avoir fait, étant écolier, âgé de douze ou treize ans,
-deux vers contre les jésuites_.
-
-Renneville, dont la curiosité fut piquée davantage par cette révélation
-du porte-clef, demanda de plus amples détails à Reilh, chirurgien de la
-Bastille, qui lui conta _toute l'histoire_.
-
-Lorsque les jésuites du collége de Clermont, enrichis des bienfaits de
-Louis XIV qu'ils fournissaient de confesseur, voulurent attirer sa
-protection plus particulièrement sur leur collége, ils invitèrent le roi
-à honorer de sa présence une tragédie latine composée exprès pour
-célébrer sa gloire: le roi se rendit avec sa cour à ce spectacle, où les
-principaux écoliers jouèrent leurs rôles avec une intelligence que ne
-surpassèrent pas plus tard les demoiselles de Saint-Cyr dans les
-représentations d'_Esther_ et d'_Athalie_. Le roi fut tellement
-satisfait de la tragédie et des acteurs, qu'il dit tout haut: «C'est mon
-collége!» Ce mot-là ne fut pas perdu, et le lendemain on ôta l'ancienne
-inscription: _Collegium Claromontanum societatis Jesu_, pour la
-remplacer par celle-ci, qui fut gravée en lettres d'or, sur une table de
-marbre noir: _Collegium Ludovici Magni_.
-
-Un écolier, par piété ou par malice, ne pardonna pas aux révérends pères
-d'avoir substitué le nom du roi à celui de Jésus, et fit ce distique
-qu'il placarda le soir même sur la porte du collége et en divers
-endroits de Paris:
-
- Abstulit hinc Jesum, posuitque insignia regis,
- Impia gens: alium non colit illa Deum!
-
-Une autre main apposa cette traduction française au bas des écriteaux:
-
- La croix fait place au lis, et Jésus-Christ au roi:
- Louis, ô Race impie, est le seul Dieu chez toi!
-
-La compagnie de Jésus cria au sacrilége; l'auteur fut découvert, et
-quoique appartenant à une famille noble et riche, on le condamna, _par
-grâce_, à une prison perpétuelle, et on le _transféra aux îles
-Sainte-Marguerite pour cet effet, d'où Saint-Mars le ramena à la
-Bastille avec des précautions extraordinaires, ne le laissant voir à
-personne par les chemins_. Ce pauvre écolier ne mourut pas toutefois en
-prison, si l'on peut ajouter foi au témoignage de Reilh: il hérita des
-grands biens de ses parens et réussit à intéresser en sa faveur, à force
-de promesses, le père Riquelet, confesseur des prisonniers, qui se
-chargea de solliciter la clémence royale et d'obtenir l'élargissement de
-son pénitent. Ce dernier _sortit deux ou trois mois après_ que
-Renneville l'eut entrevu, sans doute dans le courant de 1703 et non
-1705.
-
-Plusieurs traits de ce récit s'accordent bien avec diverses
-particularités de l'histoire du _Masque de Fer_, le _seul_ prisonnier
-que Saint-Mars amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, _avec des
-précautions extraordinaires, ne le laissant voir à personne par les
-chemins_; mais on a tout lieu de croire que l'aventure de l'écolier,
-vieille tradition du collége de Louis-le-Grand, où nous l'avons
-nous-même recueillie, fut appliquée mal à propos à ce prisonnier, dont
-on cachait le visage.
-
-En effet, n'eût-il pas été plus rationnel de cacher la cause d'un
-emprisonnement si odieux, plutôt que la figure de cet homme enfermé
-depuis l'enfance et certainement inconnu à tous ses compagnons de
-captivité? D'ailleurs, il n'y a pas d'identité possible entre l'écolier
-des jésuites et ce prisonnier dont Renneville n'a _jamais pu savoir le
-nom_.
-
-Ce fut le 10 octobre 1681 que le collége de Clermont devint celui de
-Louis-le-Grand, par suite d'un adroit changement d'inscription, qui
-étonna assez Paris pour qu'on en ait conservé la date; or, il n'y a
-aucune concordance entre cette date et les _trente-un ans_ de captivité
-qu'aurait subis, en 1705, cet écolier. En outre, on trouve nombre de
-représentations dramatiques données par les écoliers et leurs régens, au
-collége de Clermont; et même en 1658, une tragédie d'_Athalia_ y fut
-jouée avec tant de pompe, que Loret en fit mention dans sa _Muse
-historique_; mais on n'indique nulle part que Louis-le-Grand soit allé à
-la comédie dans _son_ collége: c'est une invention des jésuites pour
-balancer la célébrité du théâtre de Saint-Cyr, fondé sous les auspices
-de Racine et de Mme de Maintenon. Lorsque les jésuites obtinrent depuis
-la permission de faire jouer leurs élèves devant le roi Louis XV, en
-1721, ce fut dans le château des Tuileries que ces jeunes comédiens
-représentèrent solennellement _les Incommodités de la grandeur_, comédie
-du père Ducerceau, dans laquelle tous les personnages sont des hommes.
-
-Le nombre des années (trente-une) que cet inconnu avait passées en
-prison vers 1705, ou plutôt 1703, s'accorderait presque avec le passage
-de la lettre de Barbezieux, qui constate que le _Masque de Fer_ était
-prisonnier _depuis vingt ans_ en 1691.
-
-Comme la date de 1705 donnée par Renneville ne se concilie pas avec
-celle de la mort de _Marchialy_ en 1703, je suis à peu près convaincu
-que cette date n'est fautive que par une erreur, du fait de l'imprimeur,
-qui aura lu sur le manuscrit un 5 au lieu d'un 3: cela me paraît
-d'autant plus vraisemblable, que Renneville ne sortit jamais de la
-chambre où il était prisonnier, que pour passer dans une autre prison
-immédiatement, et qu'il ne fut mandé par le gouverneur que dans les
-premiers temps de son entrée à la Bastille; on chercherait en vain dans
-sa relation, après l'année 1703 jusqu'en 1713, quelque circonstance qui
-coïncidât avec cette translation en une _salle_ où il ne fut introduit
-que _par méprise_. Renneville, ce me semble, n'a parlé de cette
-mystérieuse rencontre dans sa préface, que pour réparer un oubli, sinon
-par l'embarras où il aurait été de la placer dans le livre sous cette
-date de 1705, que la suite des événemens n'eût point justifiée.
-
-Cette _Histoire de la Bastille_, que certains critiques ont traitée avec
-un mépris que n'autorisait pas une lecture rapide et superficielle,
-n'est certainement point un roman farci de contes ridicules; cet
-ouvrage, au contraire, me paraît aussi vrai, aussi authentique, aussi
-précieux pour l'histoire, que peut l'être un livre écrit sous
-l'influence d'un profond ressentiment, par un homme honnête et
-religieux.
-
-Aussi adopterais-je tout-à-fait les termes mêmes de la préface, si je
-pouvais avoir la moindre confiance dans le récit du chirurgien Reilh,
-qui était intéressé à détourner du prisonnier inconnu l'attention de
-Renneville, et qui répondit par une fable aux questions qu'on lui
-faisait sur un sujet de cette importance. Le prisonnier étant mort _deux
-ou trois mois après_ que Renneville l'eut rencontré sans _le voir au
-visage_, Reilh imagina de publier la prétendue délivrance de cet
-inconnu, quoique le gouvernement de Louis XIV n'eût garde de dévoiler
-ses iniquités par une clémence tardive et dangereuse, et Renneville a
-rapporté avec bonne foi ce qu'il savait par les communications
-officieuses de Ru et de Reilh.
-
-Renneville était d'un caractère passionné et vindicatif, mais il avait
-un fond de dévotion solide qui l'aidait à supporter son infortune, et
-qui l'inspirait dans la composition de ses _Cantiques de l'Écriture
-sainte_, de ses _OEuvres spirituelles_ et de son _Traité des devoirs
-d'un fidèle chrétien_: on se persuadera facilement, au ton fervent de
-ses ouvrages pieux, que Renneville n'eût pas été capable de mentir avec
-impudence en invoquant sans cesse la justice de Dieu; mais, en même
-temps, on concevra, en voyant ce qu'il a souffert pour expier deux
-bouts-rimés satiriques, l'indignation furieuse qu'il fait éclater contre
-ses bourreaux et surtout contre le gouverneur de la Bastille,
-Bernaville: «Ce cruel tyran, dit-il dans son style trivial, incorrect,
-mais énergique, me laissa très-long-temps pourrir sans paille, sans une
-pierre où reposer ma tête, couché sur le limon du cachot et la bave des
-crapauds, avec du pain et de l'eau pour toute nourriture, et d'où il ne
-me retira que lorsque je fus crevé. J'avais les yeux presque hors de
-tête, le nez gros comme un moyen concombre; plus de la moitié des dents,
-que j'avais auparavant très-saines, m'étaient tombées du scorbut; la
-bouche m'était enflée et toute en gale, et mes os perçaient ma peau en
-plus de vingt endroits.»
-
-Je regarde donc l'_Histoire de la Bastille_ comme très-digne de créance
-pour tous les faits où Renneville se pose lui-même en témoin oculaire
-avec quelque apophthegme biblique à la bouche; quant aux nombreuses
-aventures des prisonniers qu'il a fréquentés tour à tour pendant onze
-ans, il ne donne pas ces aventures, souvent romanesques et ridicules,
-pour des faits avérés; il les répète telles qu'il les a entendues, et
-quelquefois seulement la passion l'emporte jusqu'à se faire l'avocat de
-ses amis de prison.
-
-Un faussaire, un faiseur de pamphlets n'eût pas osé dédier au roi
-d'Angleterre, George Ier, un tissu de mensonges grossiers et de brutales
-calomnies: «L'oeil de Votre Majesté, dit-il dans cette dédicace,
-empêchera bien que la Tour de Londres, qui ne fait trembler que les
-criminels, ne se convertisse en Bastille, qui écrase plus d'innocens que
-de coupables; et, comme mon protecteur, Sire, vous me défendrez de mes
-persécuteurs, qui se font gloire de poursuivre jusque dans le sanctuaire
-ceux qui dévoilent leurs crimes ou qui ont le malheur de leur déplaire.»
-Enfin, un lâche calomniateur n'eût pas osé inscrire son nom au
-frontispice d'un acte d'accusation contre la Bastille, et se mettre en
-danger de la vie, ou du moins de la liberté. Renneville courait risque
-d'être enlevé et replongé à la Bastille pour le reste de ses jours; il
-fut même attaqué à Amsterdam par trois _coupe-jarrets_, qui ne lui
-firent que de _légères blessures_: «Je n'alongerai pas mon épée d'un
-pouce, dit-il dans sa préface. _Si Deus pro nobis, quis contra nos?_ Il
-est beau de mourir pour la vérité et le bien public!» Ce langage peint
-l'homme.
-
-Au reste, on ignore ce que devint Renneville depuis la publication de sa
-seconde édition, en 1724, et l'on peut présumer qu'il eut le sort de
-Matthioli et d'Arwedicks, qu'il fut secrètement arrêté en Hollande ou
-peut-être en France, où l'on s'efforçait de l'_attirer_, et qu'il périt
-au fond de ces affreux cachots décrits pour la première fois dans les
-annales de l'_Inquisition française_[80].
-
- [80] On peut fonder cette supposition par ce qui arriva au bénédictin
- François de la Bretonnière, auteur de plusieurs pamphlets dans
- lesquels Louvois et son frère, l'archevêque de Reims, étaient
- gravement insultés. La Bretonnière fut enlevé en Hollande, par
- l'entremise d'un juif hollandais, et livré à la merci de Louvois,
- qui le fit transporter secrètement en France, au mont Saint-Michel,
- et enfermer dans une cage de fer où il mourut. _La Bastille
- dévoilée_, 9e livraison, p. 76.
-
-La date (1681) du baptême royal que reçut le collége de Clermont
-réfuterait suffisamment l'anecdote inventée par Reilh, qui donnait
-trente-un ans de captivité, en 1705, à l'écolier des jésuites, si la
-vraisemblance ne contredisait pas cette terrible histoire. En effet,
-l'offense ayant été publique, raison était que la réparation le fût
-pareillement, et dans le cas où les révérends pères se fussent contentés
-d'une vengeance secrète, auraient-ils eu recours aux prisons d'état et à
-la puissance de Louis XIV, qui, d'ailleurs, n'eût pas considéré comme
-une injure bien grave ce distique, dans lequel sa royauté était mise
-presque au niveau de la divinité de Jésus?
-
-Les jésuites avaient en main des moyens plus sûrs et plus formidables de
-se venger, sans qu'il fût besoin d'importuner le roi pour un si mince
-objet. Le collége de Louis-le-Grand renfermait des souterrains profonds,
-non moins impénétrables que les prisons d'état: là, s'expiaient, dans
-les ténèbres et le silence, des crimes que les lois n'eussent pas punis
-et que la société de Jésus frappait d'une détention perpétuelle; ces
-crimes consistaient surtout en imprudences capables de compromettre la
-fortune et la dignité de l'ordre. Les coupables avaient, d'ordinaire,
-fait partie de cette société, qui s'arrogeait le droit de retrancher
-elle-même ses membres nuisibles.
-
-Quand les jésuites furent chassés de France, leurs colléges fouillés et
-leurs turpitudes traînées au grand jour de l'opinion, le collége de
-Louis-le-Grand offrit une preuve manifeste des violences qui
-s'exerçaient impunément sous la règle de Loyola: on y trouva, raconte
-Dulaure dans son _Histoire de Paris_[81], des espèces d'oubliettes,
-caveaux sans portes et ouverts à la voûte pour descendre le patient avec
-des cordes, comme dans les anciens _in-pace_ des couvens. Un anneau de
-fer scellé dans le mur, des chaînes rongées de rouille et des ossemens
-ne permettaient pas de douter de la destination de ces tombeaux, où plus
-d'une victime avait succombé au désespoir, peut-être à la faim. Les
-vengeances des jésuites étaient occultes, selon l'esprit de cette
-société, à qui les oubliettes n'eussent pas manqué pour l'insolent
-auteur du distique.
-
- [81] Troisième éd. in-12, t. 5, p. 440 et 441. Ce furent des écoliers
- qui découvrirent ces cachots au-dessous des bâtimens de
- l'infirmerie. «Armés de bâtons et de flambeaux, ils pénètrent dans
- un caveau servant d'atelier au menuisier de la maison, frappent le
- sol et reconnaissent qu'en un certain endroit il résonne sous leurs
- coups; il remuent la terre, découvrent une trappe en bois, la lèvent
- avec peine, aperçoivent un bel escalier, le descendent et se
- trouvent dans une vaste salle voûtée; elle était bordée d'environ
- dix caveaux, aussi voûtés, de sept à huit pieds de longueur, garnis
- chacun d'un fort anneau de fer scellé dans le mur. La voûte de la
- salle était soutenue au milieu par un gros pilier dont les quatre
- faces présentaient autant d'anneaux de fer. A la voûte, ils virent
- une ouverture étroite, fermée par une grille de fer. Par cette
- ouverture, la seule qu'ils aient aperçue dans ce souterrain, on
- descendait évidemment la nourriture destinée aux malheureuses
- victimes.»
-
-Il n'y a pas cinq ans qu'un professeur du collége Charlemagne eut l'idée
-de visiter avec soin les caves de cette maison-professe des jésuites,
-pour y découvrir quelque trace de l'effrayante chambre des
-_méditations_, toute remplie de peintures diaboliques, telle, du moins,
-que Voltaire nous l'a montrée par ouï-dire; ce professeur fouilla le sol
-dans un endroit qu'il avait jugé suspect; il rencontra sous sa pioche
-une voûte dont il détacha plusieurs pierres, de manière à pratiquer un
-passage; il planta une échelle dans le trou, et eut le courage de
-descendre au fond d'un caveau sans issue, à moitié comblé. Il ramassa,
-parmi les décombres, une lampe en terre cuite et un crâne humain.
-D'autres fouilles semblables produisirent la découverte d'autres
-cellules voûtées, que l'eau des fossés de la Bastille avait envahies.
-
-C'est dans ces cachots-là qu'on doit rechercher les vestiges de la
-punition du pauvre écolier, et non dans les archives d'une prison
-d'état. A quoi eût servi un masque sur la figure d'un enfant de treize
-ans, qui ne pouvait être reconnu que par ses parens et ses régens de
-classe?
-
-Eh bien! on ne manquera pas sans doute, tôt ou tard, de nous représenter
-cet écolier comme le véritable homme au masque, sans égard pour les
-dates et pour la vraisemblance. Mais on aura de la peine à faire un
-secret d'état, d'une affaire de collége, et l'on n'expliquera pas
-pourquoi Louis XVIII disait, en causant du _Masque de Fer_: «Je sais le
-mot de cette énigme, comme mes successeurs le sauront; c'est l'honneur
-de notre aïeul Louis XIV que nous avons à garder[82].»
-
- [82] Plusieurs personnes dignes de foi nous ont attesté cette réponse
- que Louis XVIII eut peut-être la malice de faire pour tenir en
- haleine la curiosité des courtisans: le secret du _Masque de Fer_
- lui semblait sans doute une condition aussi nécessaire que le sacre
- de Reims pour sa royauté.
-
-Pour établir maintenant d'une manière satisfaisante que le _Masque de
-Fer_ et Fouquet ne sont qu'une seule et même personne avec deux noms
-différens et à des époques différentes, il suffira de prouver,
-
-1º Que les précautions apportées dans la garde de Fouquet à Pignerol
-ressemblent en tout point à celles qu'on déploya plus tard pour l'homme
-au masque à la Bastille, comme aux îles Sainte-Marguerite;
-
-2º Que la plupart des traditions relatives au prisonnier masqué
-paraissent devoir se rattacher à Fouquet;
-
-3º Que l'apparition du _Masque de Fer_ a suivi presque immédiatement la
-prétendue mort de Fouquet en 1680;
-
-4º Que cette mort de Fouquet, en 1680, est loin d'être certaine;
-
-5º Que des raisons politiques et particulières ont pu déterminer Louis
-XIV à le faire passer pour mort, plutôt que de s'en défaire par un
-empoisonnement ou d'une autre façon;
-
-6º Enfin, que l'époque de la mort de Fouquet en 1680 étant reconnue
-fausse, les faits et les dates, les inductions et les probabilités
-viennent à l'appui de mon système, qui serait incontestable, si
-l'authenticité de la carte trouvée à la Bastille en 1789 pouvait être
-justifiée par la production de cette pièce que je n'ai pas invoquée
-cependant comme une preuve, en mentionnant sa découverte.
-
-
-I.
-
-Dès que la _chambre de justice_, par son arrêt du 20 décembre 1664, eut
-déclaré Fouquet _atteint et convaincu d'abus et malversations par lui
-commises au fait des finances dans les fonctions de surintendant_, et
-l'eut _banni à perpétuité hors du royaume_ en confisquant tous ses
-biens, le roi _jugea qu'il pouvait y avoir grand péril à laisser sortir
-ledit Fouquet hors du royaume, vu la connaissance particulière qu'il
-avait des affaires les plus importantes de l'État_. En conséquence, la
-peine de bannissement perpétuel fut _commuée_ en celle de la prison
-perpétuelle, et trois jours après l'arrêt rendu, Fouquet monta en
-carrosse _avec quatre hommes_, et partit escorté de cent mousquetaires,
-sous la conduite de M. d'Artagnan, pour être mené au château de
-Pignerol, où Saint-Mars devait le garder prisonnier.
-
-On retint à la Bastille le médecin et le valet de chambre de Fouquet
-(Pecquet et Lavallée), _de peur qu'étant en liberté ils ne donnassent
-avis de sa part à ses parens et à ses amis pour sa délivrance_[83]. Mme
-de Sévigné écrivit à M. de Pomponne, le 22 décembre: «Si vous saviez
-comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux
-hommes: c'est une chose inconcevable; on en tire même des conséquences
-fâcheuses, dont Dieu le préserve; voilà une grande rigueur. _Tantæne
-animis coelestibus iræ!_ Mais non, ce n'est point de si haut que cela
-vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient partir d'un
-coeur comme celui de notre maître. On se sert de son nom et on le
-profane!» Ce fut pourtant le roi qui signa l'_Instruction_[84], datée du
-24 décembre, et remise à M. de Saint-Mars, laquelle n'eût pas été plus
-sévère pour le _Masque de Fer_.
-
- [83] _Recueil des Défenses de M. Fouquet_, 15 vol., 1665-1668, t. 13,
- p. 235: _Relation de ce qui s'est passé dans la chambre de justice
- au jugement de M. Fouquet_. Il y a une autre édition en 16 vol.,
- 1696, sous ce titre: _OEuvres de M. Fouquet_.
-
- [84] Cette pièce a été imprimée en partie, pour la première fois, dans
- le t. 6 des _OEuvres de Louis XIV_, p. 371. Elle y est précédée d'un
- _Avis de l'éditeur_, rempli d'aperçus neufs et piquans sur les
- causes du procès de Fouquet. M. Delort, dans le premier volume de
- l'_Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres_,
- p. 24 et suiv., réimprima en entier cette instruction dont
- l'original existe aux Archives du Royaume.
-
-Cette Instruction défend «que Fouquet ait communication avec qui que ce
-soit, de vive voix ni par écrit, et qu'il soit visité de personne, _ni
-qu'il sorte de son appartement_ pour quelque cause ou sous quelque
-prétexte que ce puisse être, pas même pour se promener;» elle refuse des
-plumes, de l'encre et du papier à Fouquet, mais elle permet que
-Saint-Mars «lui fasse fournir des livres, s'il en désire, observant
-néanmoins de ne lui en donner qu'un à la fois, et de prendre
-soigneusement garde, en retirant ceux qu'il aura eus en sa disposition,
-_s'il n'y a rien d'écrit ou de marqué dedans_;» elle charge Saint-Mars
-d'acheter les habits et le _linge_ dont Fouquet aura besoin, et de lui
-choisir un valet qui _sera pareillement privé de toute communication, et
-n'aura non plus de liberté de sortir que ledit Fouquet_; elle assigne un
-fonds de six mille livres par an pour la _subsistance_ de Fouquet et de
-son valet; elle autorise Saint-Mars à lui faire tenir un confesseur
-lorsqu'il _voudra_ se confesser, «en observant néanmoins de n'avertir
-ledit confesseur qu'un moment avant qu'il doive entendre ledit Fouquet,
-et de ne lui pas donner toujours la même personne pour le confesser;»
-elle recommande enfin à Saint-Mars de _tenir Sa Majesté avertie de temps
-en temps de ce que fera_ le prisonnier.
-
-Dès que Fouquet fut arrivé à Pignerol le 10 janvier 1665 et enfermé dans
-le donjon, sous la garde de Saint-Mars, capitaine d'une compagnie
-franche d'infanterie composée de cinquante hommes, avec le titre de
-_commandant_ de ce donjon en l'absence du gouverneur, le marquis de
-Piennes, les inquiétudes du roi et les précautions de surveillance
-s'accrurent successivement: Louvois, qui reçut la prison de Fouquet dans
-ses attributions de secrétaire d'état de la guerre, enjoignit à
-Saint-Mars d'envoyer des nouvelles _toutes les semaines, quand bien même
-il n'aurait rien à mander_[85].
-
- [85] Lettre du 29 janvier 1665, dans le 1er vol. de l'_Histoire de la
- détention des Philosophes_, ainsi que les lettres dont j'ai extrait
- les phrases suivantes: on les trouvera sous leur date, sans qu'il
- soit nécessaire de renvoyer sans cesse à l'ouvrage ci-dessus.
-
-La défiance de Louvois se porte sur tout, dans ses lettres à Saint-Mars:
-
-«C'est à vous à veiller à ce que ceux qui approchent M. Fouquet ne se
-laissent pas corrompre, et que, quand même quelqu'un aurait assez de
-bassesse pour cela, il ne pût exécuter son mauvais dessein: il est
-nécessaire que vous empêchiez qu'il n'ait ni plume ni encre.» (10
-février 1665.)
-
-«Le confesseur, que vous avez choisi pour lui, a des talens qui ne
-doivent pas donner beaucoup de sujet de craindre qu'il lie quelque
-négociation contraire au service de Sa Majesté. Vous ne sauriez manquer
-de faire observer la conduite de cet ecclésiastique, pour reconnaître si
-les apparences ne sont point trompeuses.» (20 février.)
-
-«Il n'y a point de difficulté à donner en même temps deux livres à M.
-Fouquet: ce que vous avez à faire observer est que ceux de qui vous les
-prendrez ne sachent point que ce soit pour lui, et que vous les visitiez
-ou fassiez visiter avant que de les lui donner.» (3 mars.)
-
-«On est bien aise ici de voir que l'ecclésiastique que vous avez choisi
-(pour confesseur) soit de l'humeur que vous marquez. Vous ne sauriez
-mieux faire que de l'entretenir dans les sentimens où il est, et de lui
-promettre que Sa Majesté reconnaîtra ses services; et certainement,
-après les précautions que vous prenez, il semble que ce soit le seul
-homme qui puisse lui donner des nouvelles, s'il était assez infidèle
-pour le faire. Après ce que cet ecclésiastique vous a dit, vous avez eu
-raison de croire que M. Fouquet désire se confesser, plus pour apprendre
-des nouvelles que toute autre chose, et Sa Majesté souhaite que vous ne
-lui donniez cette permission que toutes les quatre bonnes fêtes de
-l'année et le jour de la Notre-Dame d'août... Il vaut mieux acheter
-qu'emprunter des livres pour lui... Lorsqu'il vous demande des lunettes
-d'approche, il a vraisemblablement dessein de s'en servir à quelque
-chose qui est contre le service de Sa Majesté: aussi ne veut-elle pas
-que vous lui en fournissiez. (24 avril; à cette époque la compagnie de
-Saint-Mars fut augmentée de dix soldats et d'un sergent.)
-
-«Sa Majesté approuve que vous ayez refusé de lui donner un crayon.» (26
-octobre.)
-
-«Vous ne sauriez apporter trop de précautions pour empêcher que M.
-Fouquet n'écrive ou ne reçoive des lettres, et le roi approuvera
-toujours toutes celles que la raison voudra que vous pratiquiez pour
-vous empêcher d'être trompé.» (13 novembre.)
-
-«Le roi approuve les diligences que vous faites pour ôter à M. Fouquet
-toutes sortes de moyens d'écrire, ni de recevoir des lettres, et
-trouvera bon toutes les précautions que vous croirez devoir prendre à
-l'avenir.» (12 décembre.)
-
-«Vous devez faire savoir ici les moindres choses qui se passent au sujet
-de M. Fouquet, et lorsque vous croirez à propos de donner avis par
-avance de quelques précautions que vous voudrez prendre pour la garde de
-sa personne, vous le pouvez faire en toute liberté.» (26 janvier 1666.)
-
-«Les gens qui sont dans la condition où il se trouve tentent toutes
-sortes de voies pour parvenir à leur fin, et les gens qui sont chargés
-de leur garde doivent prendre toutes sortes de précautions contre eux
-pour s'empêcher d'être trompés.» (3 mars.)
-
-«Sa Majesté sera bien aise que de temps en temps vous mandiez ici de
-quelle manière vit le prisonnier; s'il supporte sa détention avec
-tranquillité ou avec inquiétude; ce qu'il dit et ce qui se passe dans sa
-garde.» (11 avril.)
-
-«Si la maladie de M. Fouquet continuait, il serait juste de le faire
-assister de médecins et de chirurgiens du pays, mais bien assurément le
-médecin Pecquet ne lui rendra jamais ses services, soit dans sa
-profession, soit dans le métier d'un simple valet.» (4 juin.)
-
-«Comme on pourrait, pour procurer à M. Fouquet sa liberté ou quelque
-soulagement, vous exposer des dépêches du roi ou des lettres de M.
-Letellier ou de moi, contrefaites, je vous prie de n'en exécuter aucune
-signée de lui ou de moi, qui ne soit écrite de sa main ou de la mienne,
-que vous pourrez confronter contre ces sept lignes qui en sont.» (4
-juin.)
-
-«Si M. Fouquet continue à vous demander des livres italiens, vous
-pourrez lui en faire venir de Paris ou de Lyon.» (18 juin.)
-
-«Vous avez raison de dire qu'il est mal aisé de vous précautionner
-contre le prêtre qui confesse M. Fouquet, puisqu'étant seuls par
-nécessité, ils peuvent s'entretenir ensemble des choses qui ne regardent
-point la confession; mais, puisque le confesseur est homme de bien ou
-que vous le croyez tel, vous devez avoir en quelque façon l'esprit en
-repos. A votre imitation, je me défie de tout.» (30 juin.)
-
-«Il est inutile que je vous explique toutes les précautions que Sa
-Majesté prend pour la sûreté du prisonnier durant sa marche (Fouquet
-avait été transféré de Pignerol au fort de Pérouse pendant les
-réparations du dégât fait par la foudre dans sa prison), et pour sa
-garde durant sa détention.» (17 juillet.)
-
-«Si après la guérison du valet de M. Fouquet, il ne veut plus continuer
-ses services au prisonnier, la prudence veut que vous le reteniez dans
-le donjon trois ou quatre mois, afin que, s'il avait agi contre son
-devoir, le temps fasse rompre les mesures prises avec M. Fouquet.» (23
-septembre.)
-
-«Comme vous me marquez que M. Fouquet profite de ses vieux habits pour
-se concilier le valet qui est auprès de lui, le roi désire qu'à mesure
-que vous lui en fournissez de nouveaux, vous donniez ceux qu'il quitte
-aux pauvres.» (23 octobre.)
-
-«Le roi estime que l'on ne peut mieux faire que d'enfermer avec M.
-Fouquet deux valets _qui ne sortiront que par la mort_. Les avantages
-que vous tirerez de ces deux valets ainsi renfermés, sont qu'ils
-pourront se veiller l'un l'autre et que vous connaîtrez, en les
-questionnant ou par les rapports qu'ils vous feront, s'ils vous disent
-vrai.» (14 février 1667.)
-
-«Votre lettre du 29 du mois passé m'apprend la continuation et l'état de
-la maladie de M. Fouquet. Je vous prie de continuer à m'en informer par
-tous les ordinaires. En faisant ce qui peut lui être utile, vous ne
-devez pas négliger la moindre des choses qui peuvent aller contre la
-sûreté de la garde de sa personne.» (9 octobre 1668.)
-
-«Vous avez bien fait de ne pas donner aux Récollets la pistole que le
-valet de M. Fouquet vous a prié de leur délivrer par charité, puisque
-vous appréhendez qu'il n'y ait à cela quelque mystère.» (26 mars 1669.)
-
-«Il faut vous consoler du chagrin que M. Fouquet peut avoir contre vous
-des nouvelles précautions que vous avez prises pour la sûreté de sa
-garde.» (22 avril 1669.)
-
-«Vous avez découvert que vos soldats avaient commerce avec M. Fouquet:
-il faut qu'il y ait encore quelque chose de plus que ce que vous me
-mandez qu'ils vous ont avoué; car il n'aurait pas fait donner six
-pistoles à un soldat qu'il nommait par son nom, s'il ne lui eût
-auparavant rendu quelque service. Le roi ne fera aucune difficulté de
-vous permettre de faire justice de vos soldats en assemblant vos
-officiers et sergens; et s'il n'y a point de preuves assez sûres pour
-punir un crime de cette qualité à l'égard du valet, vous ne pouvez que
-le bien maltraiter et l'enfermer pour long-temps. Cependant vous ferez
-fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que pareille
-chose ne lui puisse plus arriver, et veiller toujours si exactement,
-qu'il ne puisse rien voir sans que vous le découvriez.» (7 décembre.)
-
-«Il faut faire une grille, vis-à-vis de chacune des fenêtres de _votre_
-prisonnier, qui soit en demi-cercle en saillie hors du mur extérieur de
-deux ou trois pieds, et entourer chacune desdites grilles d'une claie
-fort serrée, et assez haute pour empêcher qu'il ne puisse voir autre
-chose que le ciel; et quand il sera nuit, que vous fassiez descendre des
-nattes dessus ses fenêtres, que vous relèverez à la pointe du jour:
-ainsi l'on ne pourra plus lui faire signe, ni lui en faire faire à qui
-que ce soit, et il ne pourra plus rien jeter ni recevoir.» (17
-décembre.)
-
-«Il faut observer que si vous donnez à M. Fouquet des valets que l'on
-vous amènera d'ici, il pourra bien arriver qu'ils seront gagnés par
-avance, et qu'ainsi ils seraient pis que ceux que vous en ôteriez
-présentement.» (1er janvier 1670.)
-
-«Les précautions que vous avez résolu de prendre pour empêcher que M.
-Fouquet ne donne de ses nouvelles à personne, ni n'en reçoive de qui que
-ce soit, sont bonnes.» (16 janvier 1670.)
-
-«La punition que vous avez fait faire des cinq soldats qui vous avaient
-trahi ne saurait produire qu'un très-bon effet.» (26 janvier.)
-
-«J'ai reçu le plan des jalousies que vous faites faire pour les fenêtres
-de M. Fouquet; ce n'est pas comme cela que j'ai entendu qu'elles doivent
-être, mais bien des claies ordinaires qu'il faut mettre autour des
-grilles, en saillie et en hauteur nécessaire pour empêcher qu'il ne voie
-les terres des environs de son logement.» (28 janvier.)
-
-«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et le dehors du lieu où
-M. Fouquet est enfermé, et de le mettre en état que le prisonnier ne
-puisse voir ni être vu de personne.» (26 mars.)
-
-«Votre lettre du 5 de ce mois me fait connaître que M. Fouquet
-désirerait lire la Bible. Vous pouvez lui en acheter une et même les
-livres pour l'usage de son valet, ne doutant pas que, avant de les leur
-délivrer, vous ne vous précautionniez.» (14 juillet.)
-
-«Vous jugerez facilement par la grandeur du mémoire du sieur Pecquet,
-pour la composition de l'emplâtre que M. Fouquet demande, qu'il n'a pu
-le faire dans mon cabinet, en ma présence, et qu'il l'a dressé chez lui;
-cette raison m'oblige de vous dire qu'aussitôt que vous l'aurez reçu,
-vous en fassiez une copie bien exacte, et en montriez l'original à M.
-Fouquet, et que vous en collationniez avec lui la copie, laquelle vous
-lui laisserez, et brûlerez ensuite l'original; par ce moyen, ledit sieur
-Fouquet, l'ayant vu, n'aura aucun doute; et vous, l'ayant brûlé, n'en
-aurez aucune inquiétude.» (13 décembre.)
-
-«Sa Majesté, que l'on pourrait voir, a empêché que M. de Lauzun
-(nouvellement arrivé à Pignerol) ne puisse parler à M. Fouquet par la
-même cheminée.» (20 décembre 1671.)
-
-A la fin de l'année 1672, la prison de Fouquet commença de s'adoucir; on
-lui rendit une lettre de sa femme avec permission d'y répondre _en
-présence_ de Saint-Mars; dès lors, d'autres lettres de Mme Fouquet lui
-parvinrent de même par l'entremise de Louvois, qui faisait examiner et
-visiter ces lettres soumises à des analyses chimiques pour qu'on n'y pût
-cacher quelque écriture faite avec une encre invisible.
-
-Fouquet obtint successivement d'écrire au roi et à Louvois; d'être
-instruit des principaux événemens politiques; de recevoir par écrit les
-consultations de son médecin Pecquet et de plusieurs praticiens de
-Paris; de _prendre l'air, de deux jours l'un_, pendant deux heures
-chaque jour, sous la menace de _retourner dans sa chambre pour
-toujours_, s'il essayait de lier des intelligences avec quelqu'un; de
-communiquer avec le comte de Lauzun, prisonnier d'état comme lui à
-Pignerol; de lire le _Mercure galant_; d'adresser des mémoires cachetés
-au roi; de _jouer et converser_ avec les officiers de Saint-Mars à _tous
-les jeux honnêtes_ qu'il pouvait désirer; de se promener _dans l'étendue
-de la citadelle_, accompagné de quelques soldats; de dîner avec Mme de
-Saint-Mars, _quand même il y aurait des étrangers_; de passer _des
-matinées et des après-dîners_, enfermé dans son appartement, en
-compagnie des officiers de la garnison du château; enfin, d'embrasser sa
-femme, ses frères et ses enfans[86].
-
- [86] Tous ces faits résultent de la correspondance secrète de Louvois,
- publiée par M. Delort, et notamment d'une lettre du 1er novembre
- 1677 et d'un mémoire du 18 janvier 1679.
-
-Mais nonobstant ces adoucissemens progressifs dans la captivité de
-Fouquet, la surveillance de Saint-Mars était aussi active et aussi
-minutieuse.
-
-Fouquet ayant demandé la permission d'écrire _une pensée_ qu'il avait,
-laquelle, disait-il, serait _fort utile au service du roi_, Saint-Mars
-lui donna six feuilles de papier, après avoir _tiré de lui parole de les
-rendre écrites ou blanches_ au bout de quatre jours, pour les cacheter
-et les adresser au roi. (30 janvier 1673.)
-
-Fouquet ayant désiré savoir _des nouvelles_, Saint-Mars fut autorisé à
-lui en dire du progrès des armes du roi, sans que _cela s'étendît à
-autre chose, sous quelque prétexte que ce fût_. (2 juillet 1673.)
-
-Fouquet ayant voulu avoir du thé, on le lui envoya de Paris, mais
-Saint-Mars eut soin d'enlever la boîte, après l'avoir vidée devant lui,
-ainsi que le papier et le plomb qui enveloppaient le thé. (Novembre
-1677.)
-
-Louvois écrit à Saint-Mars: «Vous ne devez point donner d'autres lettres
-à M. Fouquet que celles que je vous adresse dans mes paquets avec une de
-moi.» (13 mars 1679.) «Il est à propos que M. d'Herleville (gouverneur
-de la ville de Pignerol) et sa femme ne rendent visite à M. Fouquet que
-trois ou quatre fois l'année; à l'égard du père jésuite qui vous est
-suspect, ne souffrez point qu'il entre dans le donjon.» (23 octobre.)
-«Vous répondez toujours à Sa Majesté de la sûreté de la personne de M.
-Fouquet.» (18 décembre.) «Je crois devoir vous répéter que les ordres de
-Sa Majesté restreignent les visites qui peuvent être rendues à votre
-prisonnier, aux officiers et habitans de la ville et de la citadelle.»
-(25 décembre.)
-
-On voit évidemment dans la correspondance de Louvois qu'en 1679 on
-accordait un peu plus de liberté à Fouquet, mais qu'on n'épargnait rien
-pour l'empêcher de parler sur certains sujets que le roi avait fort à
-coeur: l'épée de Damoclès était sans cesse au-dessus de sa tête!
-
-
-II.
-
-L'anecdote de l'assiette d'argent, que Voltaire emprunta aux _Mémoires
-de Perse_, est rapportée d'une autre manière par le père Papon, dans le
-_Voyage en Provence_. Ici, ce n'est plus un pêcheur ni un esclave, mais
-un frater; ce n'est plus une assiette, mais une chemise très-fine, sur
-laquelle le prisonnier aurait écrit _d'un bout à l'autre_.
-
-L'origine de cette anecdote n'existe-t-elle pas dans ces passages de
-deux lettres de Louvois à Saint-Mars? «Votre lettre m'a été rendue avec
-le nouveau mouchoir sur lequel il y a de l'écriture de M. Fouquet.» (18
-décembre 1665.) «Vous pouvez lui déclarer que s'il emploie encore son
-linge de table à faire du papier, il ne doit pas être surpris si vous ne
-lui en donnez plus. Il me semble qu'il n'est pas fort difficile de
-s'apercevoir s'il en consomme à cet usage, puisqu'il n'y a qu'à le
-donner par compte à ses valets et les obliger à le rendre par compte
-aussi, et quand il en manquera, ce sera une marque infaillible qu'il
-s'en sera servi.» (21 novembre 1667.)
-
-Fouquet, qui écrivait sur son linge, pouvait bien imaginer d'écrire sur
-sa vaisselle. Ce fut peut-être dans cette intention qu'il demanda et
-obtint de faire faire des assiettes et une salière, avec deux flambeaux
-d'argent qui avaient été brisés dans l'explosion de la poudrière. (7
-août 1665.)
-
-Le père Papon apprit d'un vieil officier de l'île de Sainte-Marguerite,
-qu'une femme du village de Mongins vint se présenter à Saint-Mars pour
-être admise en qualité de servante auprès du prisonnier inconnu, mais
-qu'elle refusa de se condamner à une captivité lucrative, lorsqu'on lui
-eut annoncé que cette captivité serait perpétuelle.
-
-N'est-ce pas là cette mesure prise à l'égard des valets de Fouquet,
-lesquels ne devaient sortir de sa prison que _par la mort_? Peut-être la
-femme que Saint-Mars voulait prendre à gages n'est-elle autre que la
-blanchisseuse qu'on logea dans le donjon pour laver le linge de Fouquet
-qui mettait de l'écriture _partout_, même sur ses rubans et la doublure
-de son pourpoint, tellement qu'on fut obligé de l'habiller d'une couleur
-sombre et de ne lui donner que des rubans noirs (lettre de Louvois du 14
-février 1667). On se souvient que, selon M. de Palteau, le prisonnier
-était _toujours vêtu de brun_.
-
-Le père Papon ouït dire encore que le valet du prisonnier étant mort
-dans la chambre de son maître, un officier de Saint-Mars alla lui-même,
-la nuit, prendre le corps pour le porter au cimetière: un valet de
-Fouquet, emprisonné comme lui à perpétuité, mourut aussi au mois de
-février 1680 (lettre de Louvois du 12 mars de cette année-là). Les faits
-qui s'étaient passés à Pignerol durent avoir un écho aux îles
-Sainte-Marguerite, lorsque Saint-Mars y transféra son _ancien
-prisonnier_.
-
-Quant aux égards que Louvois montrait pour le _Masque de Fer_, en se
-découvrant devant lui, on peut penser que ce ministre, malgré son
-orgueil, accordait ces marques de déférence au malheur et à la
-vieillesse, s'il se rencontra jamais avec Fouquet dans un des voyages
-rapides et mystérieux qu'il faisait souvent.
-
-«Il a quelquefois visité une partie de la France, quand le bruit de son
-départ commence à être semé, dit le _Mercure galant_ du mois de mai 1680
-(un mois après la prétendue mort de Fouquet! On a des motifs de croire
-que Louvois était allé à Pignerol); et comme dans son retour il devance
-ordinairement les plus prompts courriers, ceux qui se plaisent à
-raisonner perdent leurs mesures.»
-
-Le _Mercure galant_ du mois de juin laisse encore mieux pénétrer l'objet
-de ce voyage qui conduisit sans doute le ministre à Pignerol: «M. de
-Louvois est de retour à Fontainebleau _après avoir parcouru beaucoup de
-pays_. Vous savez jusqu'où le zèle qu'il a pour le service du roi
-l'emporte et avec quelle rapidité on le voit agir pour les intérêts de
-l'état. _Son voyage n'a pas tant été pour le besoin qu'il avait des eaux
-de Barège, que pour voir les travaux de quelques places où les grandes
-lumières qu'il a sur toute chose rendaient sa présence nécessaire._»
-Voilà, ce me semble, en quelle occasion Louvois se découvrit devant le
-_Masque de Fer_.
-
-Louvois, dans ses lettres à Saint-Mars, ne s'exprime jamais qu'avec
-beaucoup de politesse en parlant de Fouquet: «Vous pouvez lui dire que
-j'ai fait, jusqu'à présent, tout ce qui a pu dépendre de moi pour lui
-rendre service dans les choses où je l'ai pu sans blesser mon devoir, et
-que je continuerai avec plaisir.» (30 janvier 1673.) «Je vous prie de
-faire à M. Fouquet un remerciement de ma part sur toutes ses
-honnêtetés.» (26 décembre 1677.) Voilà bien un salut par écrit.
-
-Les beaux habits, le linge fin, les livres, tout ce qu'on prodiguait au
-prisonnier masqué pour lui rendre la vie moins pénible, n'étaient pas
-non plus refusés à Fouquet: l'ameublement de sa seconde chambre à
-Pignerol coûta plus de douze cents livres (lettre de Louvois, 20 février
-1665); les habits et le linge que Saint-Mars lui fournit en treize mois
-coûtèrent, d'une part 1042 livres, et de l'autre, 1646 livres (lettres
-de Louvois, 12 décembre 1665 et 22 février 1666); Fouquet avait des
-flambeaux d'argent (lettre de Louvois, 7 août 1665); on renouvela
-plusieurs fois son ameublement et ses _tapis_ pendant seize ans de
-prison; il avait par an deux habits neufs, l'un d'hiver et l'autre
-d'été; on lui achetait la plupart des livres qu'il désirait: «Vous avez
-bien fait, écrit Louvois à Saint-Mars, de lui donner les choses
-nécessaires pour contribuer à son divertissement; mais vous devez
-toujours prendre vos précautions pour la sûreté de sa garde.» (21
-février 1669.)
-
-Fouquet, dans le désoeuvrement d'une si longue captivité, était bien
-capable d'imiter l'homme au masque, qui, selon le rapport de
-Lagrange-Chancel, s'_amusait_ à épiler sa barbe avec des pinces d'acier;
-non-seulement Fouquet apprenait le latin et la _pharmacie_ à ses
-domestiques[87], composait des vers pieux à l'aide du _Dictionnaire des
-rimes françaises_, imaginait des onguens et des remèdes pour différens
-maux[88], mais encore il se livrait on ne sait à quelles occupations
-frivoles qui faisaient dire à Louvois, le 16 juin 1666: «Cette
-occupation marque bien l'oisiveté dans laquelle il se trouve
-présentement. Il ne faut pas s'étonner qu'un homme qui a eu une longue
-habitude du travail s'applique à de petites choses pour s'occuper[89].»
-
- [87] _Histoire de la détention de Fouquet, de Pellisson et de Lauzun_,
- par M. Delort, en tête de l'_Histoire de la détention des
- philosophes et des gens de lettres_, p. 33.
-
- [88] Fouquet avait appris de sa mère, auteur du célèbre _Recueil de
- recettes choisies_ tant de fois réimprimé depuis l'édition originale
- de 1675, une foule de recettes singulières. Louvois, ayant mal aux
- yeux, lui fit demander de l'_eau de casselunette_ et un _Mémoire de
- la manière dont elle se fait_ (lettres du 13 juin et 5 juillet
- 1678).
-
- [89] Ne doit-on pas rapporter à ce passage la célèbre histoire de
- l'araignée que tant de biographes ont introduite à tort dans la
- captivité de Pellisson, et dont Renneville, mieux instruit des
- traditions de la Bastille, a fait honneur au comte de Lauzun, trop
- léger et trop insouciant néanmoins pour se créer des _occupations_
- de cette espèce? Ce serait donc Fouquet et non Lauzun, à qui nous
- attribuerions cette touchante anecdote: «Sans livres, sans
- occupation, n'étant visité que de son barbare surveillant, lorsqu'il
- lui portait du pain, le comte (Fouquet) ne sachant à quoi s'amuser,
- avait appris à une petite araignée à descendre dans sa main pour y
- prendre du pain qu'il lui tendait. Un jour Saint-Mars entra dans le
- moment que le comte était dans cette amusante _occupation_ avec son
- araignée; il lui fit le détail de ce beau divertissement, et ce
- brutal, voyant que le comte y prenait une espèce de plaisir, lui
- écrasa l'araignée dans la main en lui disant que les criminels comme
- lui étaient indignes du moindre divertissement.» _Inquisition
- française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. 74.
-
-On pourrait encore appliquer à Fouquet une partie de ce que la tradition
-nous fait connaître de la taille, de l'air majestueux, de la voix
-intéressante et même de l'esprit _vif et orné_ du prisonnier masqué.
-
-Fouquet n'était pas beau de visage, il est vrai; mais l'abbé de Choisy,
-dans ses _Mémoires_[90] nous le montre «savant dans le droit, et même
-dans les belles-lettres; la conversation légère, les manières aisées et
-nobles; répondant toujours des choses agréables.» Bussy-Rabutin ne le
-juge pas autrement, et avoue à contre-coeur qu'_il avait l'esprit fin et
-délicat_[91]. Ses portraits lui donnent une figure spirituelle, un
-regard fier, une superbe chevelure: en un mot, sa bourse n'était pas le
-seul aimant qui lui gagnât les coeurs, puisque Mme de Sévigné, qu'il
-avait courtisée sans succès comme amant, l'estimait assez pour en faire
-un ami.
-
- [90] Collection Petitot, t. 63 de la seconde série, p. 210.
-
- [91] _Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy_, éd. de 1696,
- in-12, t. 2, p. 428.
-
-
-III.
-
-Il est certain qu'avant l'année 1680, Saint-Mars ne gardait à Pignerol
-que deux prisonniers importans, Fouquet et Lauzun; cependant, l'_ancien
-prisonnier qu'il avait à Pignerol_, suivant les termes du journal de M.
-Dujonca, dut se trouver dans cette forteresse avant la fin d'août 1681,
-époque du passage de Saint-Mars au fort d'Exilles, où le roi l'envoyait
-en qualité de gouverneur, pour le récompenser de son zèle dans la garde
-de Fouquet.
-
-Ce fut donc dans l'intervalle du 23 mars 1680, date supposée de la mort
-de Fouquet, au 1er septembre 1681, que le _Masque de Fer_ parut à
-Pignerol, d'où Saint-Mars n'emmena que _deux_ prisonniers à Exilles[92];
-or, l'un de ces prisonniers était probablement l'homme au masque;
-l'autre, qui était sans doute Matthioli, mourut avant l'année 1687,
-puisque Saint-Mars, ayant eu, au mois de janvier de cette année-là, le
-gouvernement des îles Sainte-Marguerite, ne conduisit qu'_un seul_
-prisonnier dans cette nouvelle prison[93].
-
- [92] Louvois écrit à Saint-Mars, 12 mai 1681: «Je demande au sieur
- Duchanoy d'aller visiter avec vous les bâtimens d'Exilles, et d'y
- faire un mémoire des réparations absolument nécessaires pour le
- logement des deux prisonniers de la tour d'en bas, qui sont, je
- crois, les seuls que Sa Majesté fera transférer à Exilles.» Extrait
- des Archives des Aff. étr. par M. Delort.
-
- [93] Saint-Mars écrit à Louvois, 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien
- mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis bien vous en
- répondre pour son entière sûreté.» Extrait des Archives des Aff.
- étr., par Roux-Fazillac.
-
-
-IV.
-
-La correspondance de Louvois avec Saint-Mars[94] fait mention, il faut
-l'avouer, de la mort de Fouquet, que lui aurait annoncé une lettre de
-Saint-Mars, écrite le 23 mars 1680. Les lettres de Louvois, datées des
-8, 9 et 29 avril, répètent plusieurs fois: _feu M. Fouquet_, en
-ordonnant de remettre le corps du défunt aux _gens_ de Mme Fouquet, et
-de transférer Lauzun dans la chambre mortuaire, meublée et tapissée à
-neuf; mais il est remarquable que, dans les lettres suivantes, Louvois
-dise comme à l'ordinaire, _M. Fouquet_, sans faire précéder ce nom de la
-qualification de _feu_ qu'il employait auparavant.
-
- [94] Dans l'_Histoire de la détention des philosophes_, t. 1, p. 317
- et suiv.
-
-Mme de Sévigné écrit à sa fille, le 3 avril 1680: «Le pauvre M. Fouquet
-est mort, j'en suis touchée... Mlle de Scudéry est très-affligée de
-cette mort.» Elle écrit à la même, le 5 du même mois: «Si j'étais du
-conseil de la famille de M. Fouquet, je me garderais bien de faire
-voyager son pauvre corps, comme on dit qu'ils vont le faire: je le
-ferais enterrer là; il serait à Pignerol; et, après dix-neuf ans, ce ne
-serait point de cette sorte que je voudrais le faire sortir de prison.»
-
-Elle écrit encore à peu près dans les mêmes termes à M. de Guitaud: «Si
-la famille de ce pauvre homme me croyait, elle ne le ferait point sortir
-de prison à demi; puisque son ame est allée de Pignerol dans le ciel,
-j'y laisserais son corps après dix-neuf ans: il irait de là tout aussi
-aisément dans la vallée de Josaphat, que d'une sépulture au milieu de
-ses pères, et comme la Providence l'a conduit d'une manière
-extraordinaire, son tombeau le serait aussi.» Ce passage de cette lettre
-a été seul conservé, d'où l'on peut présumer que Mme de Sévigné y
-donnait carrière hardiment à des soupçons sur les causes de la mort de
-son ami.
-
-La _Gazette de France_, dans son numéro XXVIII, contient cette nouvelle,
-datée de Paris, 6 avril: «On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet
-y est mort d'_apoplexie_.» Enfin, d'après l'autorité de la _Gazette_,
-Haudicquer de Blancourt, dans ses _Recherches historiques de l'ordre du
-Saint-Esprit_, imprimées en 1695, avance que Fouquet est mort le 23 mars
-1680.
-
-Mais les contradictions des contemporains au sujet de cette mort ne sont
-pas moins extraordinaires que celles des dates; et l'absence, presque
-complète, de pièces y relatives, laisse beaucoup à présumer.
-
-Conçoit-on, par exemple, que Louvois n'accuse réception de la lettre
-d'avis de Saint-Mars que le 8 avril, tandis que la _Gazette_ du 6
-publiait cette nouvelle et que Mme de Sévigné la savait cinq jours
-auparavant? Le courrier, portant les dépêches du ministre, serait donc
-resté plus de quatorze jours en chemin, tandis que la poste de Pignerol
-aurait fait la même route en moins de huit jours?
-
-D'où vient que Bussy-Rabutin et Mme de Sévigné, qui étaient tous deux à
-Paris alors, et qui se voyaient sans cesse, ont donné une cause
-entièrement opposée à la mort de Fouquet, leur ami commun? Est-il
-possible que Bussy, dans sa lettre à Mme de M..., ait écrit, le 25 mars
-(le mois, sinon le jour, est à l'abri d'une controverse à élever sur la
-fidélité de l'éditeur, le père Bouhours, ami de Bussy et de Fouquet):
-Vous _savez, je crois_, la mort d'apoplexie de M. Fouquet, dans le temps
-qu'on lui avait permis d'aller aux eaux de Bourbon? Cette permission est
-venue trop tard: la mauvaise fortune a avancé ses jours.» Une phrase
-d'une autre lettre du même, datée du 6 avril, et adressée au marquis de
-Trichâteau, semble faire entendre aussi que Fouquet avait obtenu sa
-grâce: «La fortune a ri trop tard à notre pauvre ami; cela n'a fait
-qu'augmenter son regret de quitter la vie.»
-
-Mais si Fouquet mourut d'_apoplexie_, comment interpréter alors le sens
-de ces paroles de Mme de Sévigné: «Voilà cette vie qui a tant donné de
-peine à conserver! _Il y aurait beaucoup à dire là-dessus!_ Sa maladie a
-été des convulsions et des maux de coeur sans pouvoir vomir.»
-
-Comment, enfin, expliquer le silence du _Mercure galant_ sur la mort
-d'un personnage aussi célèbre, quand on trouve dans ce journal le fidèle
-relevé des décès principaux de chaque mois, quand le volume d'avril
-annonce les morts de Mrs Feydeau et Gailloire, chanoines de Notre-Dame,
-de M. Bourdon, docteur en Sorbonne, et d'autres individus aussi obscurs?
-Était-ce une omission volontaire du journaliste de Visé qui n'osait pas
-mécontenter Colbert ou les amis de Fouquet, en portant un jugement sur
-la personne du défunt, en rappelant ses malheurs ou ses fautes? Était-ce
-la censure occulte de Versailles qui condamnait à l'oubli la mémoire du
-surintendant?
-
-Étrange mort que celle-ci, qui eut lieu à Pignerol le 23 mars, et qui
-était sue le 25 à Paris!
-
-Pas un acte authentique pour constater la fin d'un homme qui avait fait
-autant de bruit par sa disgrâce que par sa fortune, pour imposer silence
-aux soupçons toujours prêts à chercher un crime dans une mort entourée
-du mystère de la prison d'état, pour forcer l'histoire à enregistrer le
-terme de cette grande et illustre captivité! Rien qu'une dépêche,
-presque énigmatique, du ministre de la guerre; rien que la restitution
-d'un cadavre dans un cercueil; rien que l'extrait, peut-être supposé,
-d'un obituaire de couvent constatant l'inhumation un an après la mort!
-
-Le 9 avril, Louvois écrit de Saint-Germain à Saint-Mars: «Le roi me
-commande de vous faire savoir que Sa Majesté trouve bon que vous fassiez
-remettre aux gens de Mme Fouquet le corps de feu son mari, pour le faire
-transporter où bon lui semblera.» Or, à cette époque, Mme Fouquet
-demeurait à Pignerol dans la maison du sieur Fenouil[95], et sa fille
-devait bientôt habiter le donjon au-dessus de la chambre du prisonnier,
-avec laquelle un escalier intérieur, construit exprès, aurait permis de
-communiquer[96].
-
- [95] On apprend cette particularité de la procuration retrouvée par M.
- Modeste Paroletti, et citée plus bas.
-
- [96] Lettre de Louvois, du 18 décembre 1679, dans le t. 1 de
- l'_Histoire de la détention des philosophes_.
-
-Cependant ce n'est qu'un an plus tard que le corps, transporté à Paris,
-fut inhumé, dit-on, le 28 mars 1681, en l'église du couvent des
-Filles de la Visitation-Sainte-Marie, dans la chapelle de
-Saint-François-de-Sales où François Fouquet, père du surintendant,
-reposait sous les marches de l'autel depuis quarante et un ans. François
-Fouquet avait une fastueuse épitaphe[97], qui énumérait ses titres, et
-ses vertus, à demi effacée par les pieds du prêtre officiant; mais
-Nicolas Fouquet n'eut pas même son nom gravé sur une lame de cuivre,
-dans un temps où l'Académie des inscriptions et des médailles secondait
-la sculpture pour immortaliser les tombeaux! Nicolas Fouquet, _qui fut
-élevé à tous les degrés d'honneur de la magistrature, conseiller du
-parlement, maître des requêtes, procureur-général, surintendant des
-finances et ministre d'état_, dut se contenter de cette oraison funèbre
-écrite dans les registres mortuaires des Visitandines, si toutefois on
-peut s'en rapporter à l'extrait de ces registres mentionné dans les
-_notes_ du major Chevalier, bien que la supérieure du couvent de la
-Visitation ait déclaré en 1790 qu'il n'existait _aucun registre de
-sépulture antérieur à l'année 1737_[98].
-
- [97] Voici cette épitaphe rapportée par Piganiol de la Force,
- _Descript. de Paris_, éd. de 1765, t. 5, p. 42:
-
- «A L'HEUREUSE MÉMOIRE
-
- De messire François Foucquet, chevalier, conseiller du roi ordinaire
- dans tous ses conseils, fils de messire FRANÇOIS FOUCQUET,
- conseiller au parlement de Paris, lequel, après avoir passé par les
- charges de conseiller audit parlement et de maître des requêtes
- ordinaire de son hôtel, fut nommé pour ambassadeur de Sa Majesté
- vers les Suisses, et puis retenu pour être employé aux plus secrètes
- et plus importantes affaires de l'état, dans le maniement desquelles
- il a vécu avec tant d'intégrité et de modération, qu'il peut être
- proposé pour exemple à tous ceux qui sont admis aux conseils des
- princes. Sa naissance, sa vertu, sa capacité, son zèle au service du
- roi, lui ont acquis un nom honorable en cette vie, d'où il passa en
- une meilleure, trop tôt pour les siens et pour le public, laissant
- douze enfans de dame MARIE DE MAUPEOU, sa femme, fille de messire
- GILLES DE MAUPEOU, seigneur d'Ableiges, conseiller d'état, intendant
- et contrôleur général des finances. Il mourut le 22 avril 1640, âgé
- de 53 ans.»
-
- Le cercueil qui se trouve encore dans le caveau porte cette autre
- épitaphe plus modeste que je transcris.
-
- CY GIST LE CORPS DE Mr
- FRANÇOIS FOUQUET
- VIVANT CHer CONSr
- ORDINre DU ROY EN
- SON CONSEIL D'ESTAT
- LEQUEL DÉCÉDA LE XXIIe
- JOUR D'AVRIL 1640
- AAGÉ DE 53 ANS.
-
- [98] Cette supérieure adressa la lettre suivante aux auteurs de la
- _Bastille dévoilée_, qui lui avaient demandé de collationner sur
- l'original l'extrait mortuaire de Fouquet.
-
- «Monsieur,
-
- La déclaration du roi du 9 avril 1736 qui oblige d'avoir deux
- registres de sépulture, et d'en déposer un au greffe, tous les ans,
- est l'époque précise des _Actes mortuaires_ dont nous sommes en
- possession; _d'après les plus exactes recherches_, nous n'en avons
- trouvé _aucun_ antérieur à l'année 1737. Il se pourrait bien que
- celui de M. Foucquet fût à la paroisse Saint-Paul, parce que c'est
- le curé de ladite paroisse qui fait tous nos enterremens; nous
- voyons _par différentes notes_ que ledit sieur est mort à Pignerol,
- au mois de mars 1680; qu'il a été inhumé dans notre église
- extérieure le 28 mars 1681, dans la cave où M. son père avait été
- enterré quarante ans auparavant; _son_ épitaphe est dans la chapelle
- de Saint-François de Sales, au-dessus de ladite cave. La messe dont
- il a été parlé a été fondée par M. son père, en 1640.
-
- J'ai l'honneur d'être, etc. Soeur Anne-Madeleine Chalmette.»
-
- Cette lettre, imprimée dans la 9e livraison de la _Bastille
- dévoilée_ pour prouver que Fouquet ne fut pas l'homme au masque,
- prouve surtout que les registres cités par Chevalier n'ont jamais
- existé, ou bien ont été enlevés à l'époque (vers 1770) où l'on fit à
- Pignerol et à la Bastille des perquisitions secrètes, afin
- d'anéantir les traces de la captivité du surintendant.
-
- Quant à _son_ épitaphe qui, selon cette lettre, _était_ dans la
- chapelle de Saint-François de Sales, on est autorisé à croire que la
- supérieure a été trompée par une des épitaphes de la famille
- Fouquet, dans lesquelles le nom du surintendant se trouvait
- plusieurs fois répété avec l'énumération de tous ses titres et
- dignités.
-
- Un historien moderne (Dufey, de l'Yonne) a bien fait la même
- confusion en disant dans le _Mémorial parisien_: «Sous les marches
- de la chapelle à gauche, a été inhumé Nicolas Fouquet,» M. Dufey
- avait mal lu Piganiol qui dit: «Dans une chapelle qui est à gauche
- en entrant et sous les marches, a été inhumé François Fouquet.»
- L'épitaphe de Nicolas Fouquet n'a jamais existé: elle n'est relatée
- nulle part dans les _Épitaphiers_ manuscrits de la ville de Paris,
- pas même dans le grand recueil en 9 vol. in-fol, avec les armoiries
- coloriées, lequel fait partie du Cabinet des Chartes et Titres formé
- par M. Champollion-Figeac, à la Bibliothèque du roi.
-
- Au reste, cette lettre est fort amphibologique, et les _différentes
- notes_ sur lesquelles la supérieure appuie ses indications méritent
- peu de confiance à cause de leur analogie avec les _notes_ du major
- Chevalier.
-
-Quoi! dans cette chapelle dotée par François Fouquet, ornée par Nicolas
-Fouquet, remplie des épitaphes de la famille Fouquet, le prisonnier de
-Pignerol fut enterré obscurément, sans une pierre tumulaire, sans une
-inscription, sans un obit! quoi! ses deux frères qui lui survécurent,
-Louis, évêque d'Agde, et Gilles, premier écuyer de la grande écurie; ses
-enfans, Louis-Nicolas comte de Vaux, Charles Armand, prêtre de
-l'oratoire, Louis, marquis de Belle-Isle, chevalier de Saint-Jean de
-Jérusalem; ses filles et ses gendres, Armand de Béthune, duc de Charost,
-et Emmanuel de Crussol, marquis de Montgalez; sa femme; sa mère qui
-vivait encore et qui passait pour une sainte toute chargée d'oeuvres
-pies et charitables; ses amis, encore nombreux et puissans, qui le
-pleuraient comme une victime innocente immolée à l'ambition de Colbert
-et à la jalousie de Louis XIV, ne vengèrent pas du moins sa mémoire en
-publiant sur sa tombe l'histoire de ses infortunes et le triomphe de sa
-fin chrétienne!
-
-Est-ce que dans ce temps-là les inscriptions funéraires avaient besoin,
-comme un livre, d'une _approbation du roi_? Les filles de la Visitation
-craignirent-elles de se mettre mal en cour, si elles souffraient dans
-leur église l'éloge public de leur bienfaiteur défunt, proscrit même
-après sa mort? Les Visitandines étaient pourtant quelquefois
-très-expansives dans leur gratitude, lorsqu'elles ajoutaient, par
-exemple, à l'épitaphe de frère Noël Brulart de Sillery, que ce fondateur
-de leur église avait voulu, _pour comble de tout_, y être enterré.
-L'épitaphe de Fouquet disparut-elle sous le marteau, par un ordre émané
-de Versailles? Défense fut-elle faite d'offrir aux yeux des personnes
-dévotes le moindre signe extérieur qui rappelât le terrible martyre de
-ce pauvre homme, et sollicitât pour lui des indulgences dans l'autre
-vie? ou plutôt, la famille de Fouquet, suspectant l'identité du corps
-qu'on lui remettait, et n'osant approfondir le mystère d'une
-substitution de cadavre, préféra-t-elle garder le silence et ne pas se
-faire complice de cette odieuse fraude inventée par la haine ou par la
-politique?
-
-La plupart des historiens des monumens de Paris[99] ont répété que
-Fouquet avait été enterré dans le même caveau que son père, mais pas un
-n'y est descendu pour découvrir la place occupée autrefois par un
-cercueil, vide peut-être, ou du moins ne contenant que des ossemens qui
-n'avaient jamais appartenu au prisonnier de Pignerol.
-
- [99] Voyez Dulaure, Germain Brice, Piganiol de la Force, Hurtaut,
- Thiéry, Auguste Poullain de Saint-Foix, etc.; mais les histoires de
- Paris, publiées à la fin du dix-septième siècle, telles que la
- première édition de G. Brice, (1684), _Paris ancien et nouveau_, par
- Lemaire (1685) ne parlent pas de cette sépulture.
-
-Quant à nous, qui avions soulevé tant de preuves morales contre la
-prétendue inhumation de Fouquet dans l'église des filles de
-Sainte-Marie, nous pensions que la vérité ne serait plus reconnaissable
-aujourd'hui sur un squelette, sur une tête de mort; nous ne songions pas
-à desceller ce cercueil de plomb pour y remuer une poussière muette. Eh
-bien! un fait est venu par hasard justifier, surpasser nos inductions:
-Fouquet n'a pas été inhumé à la Visitation, comme on l'a cru; son
-cercueil n'a même jamais été transféré de Pignerol à Paris; les
-registres du couvent ou les gens qui invoquaient leur témoignage ont
-menti!
-
-La _cave_ de la chapelle de Saint-François-de-Sales n'avait pas été
-ouverte depuis l'année 1786 où l'on y enterra la dernière des Sillery,
-Adélaïde-Félicité Brulart; le couvent supprimé en 1790, les bâtimens
-vendus depuis et l'église concédée au culte protestant en 1802, on
-respecta cependant les tombes et on n'alla pas chercher du plomb pour
-fondre des balles, dans le caveau des bienfaiteurs du monastère. Il y a
-cinq mois environ que la cathédrale de Bourges réclama le corps d'un de
-ses archevêques, le _bienheureux_ André Fremiot, qui avait été inhumé
-chez les filles de Sainte-Marie, fondées par sa soeur, la célèbre Mme de
-Chantal, au commencement du 17e siècle: on fit de longues recherches
-avant de découvrir les restes du prélat catholique oubliés sous la
-sauve-garde de la _Confession de Genève_; ce fut dans la sépulture de
-Fouquet qu'on trouva le cercueil de l'_illustrissime et révérendissime
-père en Dieu, patriarche, archevêque de Bourges, primat des Aquitaines_;
-tous les cercueils que contenait le caveau furent examinés par une
-commission de la ville, toutes les épitaphes furent relevées avec soin:
-celle de Nicolas Fouquet manque!
-
-Son père François, ses frères Yves, seigneur de Mézières, conseiller du
-parlement, et Basile, commandeur des ordres du roi, abbé de Barbeaux et
-de Rigni, sa première femme Louise Fouché dame de Quehillac, deux de ses
-enfans décédés en bas âge, son fils aîné Louis-Nicolas comte de Vaux,
-sont les seuls habitans de ce caveau où retentit, comme un écho
-plaintif, le nom de _très-haut et très-puissant seigneur messire Nicolas
-Fouquet, chevalier, vicomte de Vaux et de Melun, ministre d'état et
-surintendant-général du roi_; nom fameux par les malheurs plutôt que par
-la fortune qu'il rappelle, nom imposant surtout dans l'épitaphe de deux
-héritiers de cette haute prospérité frappés au berceau, avant que le
-_très-haut et très-puissant seigneur_ fût devenu un grand criminel
-d'état devant la chambre de justice de 1661!
-
-Cette censure royale, qui refusait une épitaphe à la victime de
-Pignerol, mit un bâillon sur la bouche de l'histoire pour l'empêcher de
-faire entendre le jugement de la postérité. Voyez: Fouquet mort, ou
-passant pour tel, comme on a peur qu'une voix indiscrète ne s'élève de
-sa tombe ou de sa prison! comme on a soin d'imposer silence aux regrets
-de ses amis! comme on s'efforce d'effacer jusqu'au souvenir de
-l'illustre captif! Pellisson, qui achevait en ce temps-là son _Histoire
-de Louis XIV_, s'excusa de ne pas s'arrêter sur la disgrâce du
-surintendant, qu'il avait partagée, et ne donna aucun détail concernant
-une affaire qu'il devait connaître à fond; M. de Riencourt, dans son
-_Histoire de la monarchie française sous le règne de Louis-le-Grand_,
-imprimée en 1688, ne mentionna pas même la condamnation de Fouquet, sans
-doute pour éviter de le plaindre, car il ne manifestait que des doutes
-au sujet de la culpabilité de ce ministre.
-
-La généreuse Mme Fouquet (Marie-Madelaine de Castille-Villemareuil,
-morte en 1716, âgée de quatre-vingt-trois ans) qui, depuis dix-huit ans,
-assiégeait le roi de placets[100] et de sollicitations, invoqua en 1680
-une promesse que Louis XIV lui avait faite pour se dérober sans doute à
-ses importunités, et voulut rendre cette promesse plus solennelle par la
-publicité; mais la _Harangue de Mme Fouquet au roi_ ne put être imprimée
-qu'à l'étranger, à Utrecht, chez Jean Ribius, et les exemplaires de ce
-petit livre in-16, intitulé _Formulaire des inscriptions et
-soubscriptions des lettres dont le roi de France est traité par tous les
-potentats de l'Europe, et dont il les traite réciproquement_, eurent
-beaucoup de peine à s'introduire en France, quoique le sujet adulateur
-de l'ouvrage eût été imaginé sans doute pour servir de recommandation à
-la harangue.
-
- [100] On en trouve un, présenté au roi _le jour de sa fête_, dans le
- premier volume des _Mémoires historiques et authentiques sur la
- Bastille_, p. 62.
-
-«Votre Majesté, disait Mme Fouquet dans cette requête, a bien voulu me
-faire l'honneur de me dire _qu'elle était fâchée d'être obligée de faire
-ce qu'elle a fait_.» Mme Fouquet, tout en implorant la clémence royale,
-avait la hardiesse de rappeler les iniquités du procès de son mari,
-particulièrement les papiers de l'accusé _pris contre toutes les formes
-ordinaires, et beaucoup même soustraits_; elle ne demandait point une
-_absolution glorieuse_, mais une _abolition_, l'exil au lieu de
-l'emprisonnement perpétuel... Le roi répondit sans doute en ordonnant de
-lui annoncer la mort du prisonnier!
-
-Les ouvrages de dévotion que Fouquet avait rédigés à Pignerol, et que
-son fils enleva contre l'intention de Louis XIV[101], n'eurent pas le
-droit de paraître avec le nom de l'auteur. Le père Boutauld,
-jésuite[102], qui publia le premier volume des _Conseils de la Sagesse,
-ou Recueil des maximes de Salomon_, après avoir obtenu un privilége daté
-du 13 février 1677, pour Sébastien Mabre-Cramoisi, imprimeur du roi, et
-directeur de l'imprimerie royale du Louvre, ne put obtenir qu'en juin
-1683 une _permission d'imprimer la Suite des Conseils de la Sagesse_,
-trouvée dans la prison de Fouquet.
-
- [101] Louvois écrit à Saint-Mars, 8 avril 1680: «Vous avez eu tort de
- souffrir que M. de Vaux ait emporté les papiers et les vers de M.
- son père, et vous deviez faire enfermer cela dans son appartement.»
- T. 1 de l'_Histoire de la détention des philosophes_.
-
- [102] Le catalogue de la Bibliothèque du Roi le nomme _Bétaut_, mais
- c'est une erreur. Le père d'Avrigny, dans les _Mémoires pour servir
- à l'histoire universelle de l'Europe_, 1725, t. 3, p. 113, nie que
- Fouquet eût composé cet ouvrage. «Je ne sache que les _Conseils de
- la sagesse_ qu'on lui ait attribués. Ce livre eut beaucoup de vogue,
- mais le P. Boutauld, jésuite, en était l'auteur. L'idée qu'on eut
- qu'il était d'un surintendant prisonnier et pénitent ne gâta rien à
- l'ouvrage et contribua au débit.» Mais il suffira de comparer entre
- eux les différens livres publiés par le père Boutauld, depuis 1680
- (il avait alors quatre-vingts ans), pour s'assurer qu'ils partent
- tous de la même main et qu'ils ont été écrits sous la même
- inspiration: on y retrouve à chaque page Fouquet et le prisonnier de
- Pignerol. Voyez BOUTAULD dans la dernière édition de Moréri. Les
- _Conseils de la sagesse_, contrefaits en Hollande avec les
- caractères d'Elzevier, chez Abraham Trojel et Abraham de Hondt à la
- Haye, ont eu depuis quatre ou cinq éditions. Il y a aussi des
- traductions en espagnol et en italien.
-
-Le premier volume avait été publié à Paris en 1677: on ne tarda pas à
-reconnaître Fouquet sous le masque de Salomon, quoique le _Journal des
-Savans_, nº XVII, de l'année 1677, n'osât pas soulever un coin du voile
-de l'anonyme, en rendant compte de cet ouvrage qui était alors dans
-toutes les mains. «Il y a long-temps, lit-on dans la préface, Théotime,
-que vous me faites la grâce de me plaindre et de sentir pour moi les
-peines de ma solitude... Ces tristes spectacles et le silence affreux du
-désert où la fortune me retient encore n'empêchent pas que les heures
-n'y passent bien vite... Vous savez que je me consolais autrefois en
-livres, vous allez voir dans l'écrit que je vous envoie, que je m'occupe
-maintenant à les expliquer... Salomon aimait à se trouver seul, autant
-que les princes de sa cour à se trouver auprès de lui et à l'entendre
-parler. L'heure où aspiraient ses désirs était lorsqu'après les travaux
-du soir, las des affaires, des honneurs et des bruits du monde, il se
-retirait de la vue des compagnies, et allait s'entretenir avec Dieu dans
-une maison de campagne nommée _Hetta_, assez proche de la ville.
-(N'est-ce pas une allusion à la maison de Saint-Mandé?) Ce fut dans ce
-désert magnifique, et à la vue des beautés de Dieu, que ses
-contemplations lui découvraient, qu'il conçut de si grands mépris des
-beautés mortelles, et qu'après les autres plaintes qu'il fit contre la
-trahison de leurs promesses et de leurs flatteries, il chanta ce fameux
-cantique que les grottes et les eaux de son palais entendirent les
-premières, mais que les échos ont fait depuis entendre partout, et
-qu'ils feront retentir jusqu'à la fin des siècles: _Vanitas vanitatum,
-cuncta vanitas!_»
-
-Dans le courant de cette paraphrase toujours noble et touchante, souvent
-éloquente et sublime, Fouquet se rappelle sans cesse ce qu'il a été en
-comparaison de ce qu'il est: le prisonnier de Pignerol s'adresse
-toujours au surintendant des finances. «Peut-être que ceux qui nous
-verront ce soir heureusement établis dans une puissante et haute fortune
-nous trouveront le matin ensevelis sous ses ruines... Accoutumez-vous à
-regarder sans étonnement et sans frayeur tout ce qui arrive; lorsque
-l'affliction survient, ne vous fâchez pas contre Dieu... Salomon croyait
-que la fidélité et l'amour des serviteurs ne peuvent être justement
-récompensés que par l'amour de leur maître... Il se regardait comme leur
-père; et un des plus beaux exploits de sa sagesse fut d'avoir fait en
-sorte que personne n'entrât et ne demeurât chez lui pour le servir, qui
-ne fût fidèle, et que personne n'en sortît, qui ne fût riche. Leur
-fortune entrait dans le nombre de ses propres affaires... Votre grandeur
-et votre gloire ne sont pas d'abaisser les autres devant vous, mais
-d'être grand en vous-même et d'avoir au-dessus d'eux une élévation
-indépendante de leur chute et de leur malheur... L'amitié nous plaît,
-mais l'intérêt est notre maître... Ils devraient savoir que de se
-déclarer l'ami de quelqu'un, c'est s'obliger de n'avoir ni argent dans
-le temps de ses nécessités, ni loisir dans le temps de ses affaires, ni
-sang et vie dans le temps de ses dangers... Dans les affaires de
-l'amitié, aussi bien que dans celles de l'état, les moindres
-indiscrétions et légèretés de langue sont des crimes irrémissibles... Si
-le malheur veut que nous ayons des ennemis, croyons qu'il nous est moins
-glorieux de renverser leur maison et leur fortune, que d'adoucir leur
-colère, et tous ces soins que nous employons à gagner sur eux un procès,
-employons-les à gagner leur coeur.»
-
-Dans ces deux volumes, inspirés par la lecture méditée de la Bible[103],
-Fouquet se montre, suivant l'expression d'un contemporain, _revêtu de sa
-seule vertu, et épuré de la plus pure lumière de la foi_[104]. Ses
-ennemis durent grincer des dents en voyant ce calme évangélique et cette
-patience chrétienne, ce dédain pour le _néant des grandeurs humaines_ et
-ce pardon des injures: Colbert sentit peut-être un remords en quittant
-avec la vie ce pouvoir qu'il avait acheté au prix de la perte de
-Fouquet.
-
- [103] On voit par la correspondance de Louvois (_Histoire de la
- détention des philosophes_) que l'on donna deux exemplaires de la
- Bible à Fouquet, avec les oeuvres de Clavius et de saint
- Bonaventure, mais on lui refusa les oeuvres de saint Jérôme et
- celles de saint Augustin.
-
- [104] Manuscrits envoyés par le major Chevalier à Malesherbes. Cabinet
- de M. Villenave.
-
-Le second ouvrage posthume de Fouquet, intitulé _Méthode pour converser
-avec Dieu_, 1684, in-16, qui n'était pourtant qu'un extrait des
-_Conseils de la Sagesse_, fut _supprimé_, malgré l'approbation de la
-société de Jésus, comme on le voit par une note manuscrite de
-l'exemplaire de la Bibliothèque du roi.
-
-Le père Boutauld, il est vrai, n'avait pas mis ce petit livre à couvert
-par une dédicace au roi, comme il fit pour un autre ouvrage recueilli
-aussi dans les papiers de Fouquet et publié sous le titre: _Le
-Théologien, dans les conversations avec les sages et les grands du
-monde_, Paris, 1683, in-4º. Ce _théologien_, qu'on a pris pour le père
-Cotton parce que l'éditeur le fait vivre sous _Henri-le-Grand_, n'est
-autre que Fouquet, _sage et maître de sa colère, sincère, magnanime,
-incorruptible, fidèle à sa promesse et impénétrable en ses secrets_: «Il
-fut appelé à la cour et y eut un emploi des plus honorables; le roi fit
-état de sa personne et de ses conseils et se plut à ses entretiens: il
-lui fit même la grâce de l'honorer de sa confiance intime et de lui
-témoigner des bontés très-singulières et qui furent enfin trop
-glorieuses pour n'être pas insupportables à la jalousie.» L'éditeur
-annonce presque l'origine de l'ouvrage: «Quelques uns de ses amis, qui
-héritèrent de ses papiers et qui furent témoins de ses pensées les plus
-secrètes, conçurent le projet de mettre ses écrits en ordre; s'il se
-trouve ici quelques fautes, on ne doit les attribuer qu'à ma seule
-plume. Les lumières que j'ai reçues des personnes qui le connurent
-familièrement lorsqu'il fut éloigné de la cour m'ont beaucoup aidé. Je
-n'eus le bonheur de lui parler et de l'approcher, qu'environ deux ans
-avant qu'il mourût. (Ce ne peut être le père Cotton mort en 1626.)» Il
-faudrait savoir si le jésuite Boutauld n'a pas été confesseur de
-Fouquet, à Pignerol.
-
-Mais la partie la plus curieuse du volume est une éloquente
-justification de ce prisonnier d'état, sous la forme d'une nouvelle
-historique _Adelaïs_, dans laquelle on découvre peut-être toute
-l'histoire secrète du procès de Fouquet.
-
-Marie, fille du roi d'Aragon, femme de l'empereur Othon, devint
-amoureuse d'un gentilhomme, et crut qu'il suffisait d'_avertir par ses
-regards qu'elle permettait qu'on l'aimât_; ce gentilhomme feignit de ne
-pas l'entendre, mais un jour, celle-ci parla si clairement, qu'il
-s'échappa des bras de cette femme éhontée. Marie, pour se venger, accusa
-ce nouveau Joseph d'avoir attenté à l'honneur du lit impérial et obtint
-de son mari que le coupable périrait. Il fut arrêté et conduit en
-prison: «La nouvelle de cet emprisonnement se répandit aussitôt à la
-cour, mais on n'en sut pas le sujet; la chose demeura secrète entre
-l'empereur et l'impératrice, les autres devinèrent et soupçonnèrent
-comme ils purent, et ils en furent d'autant plus empêchés qu'il ne
-paraissait nullement que ce sage gentilhomme se fût oublié de son
-devoir.» Adelaïs, mère d'Othon, conseillait à son fils de se borner à
-exiler l'accusé, faute de pouvoir prouver le crime dont la preuve serait
-d'ailleurs un déshonneur pour l'empire; mais Othon n'écouta que les
-prières de sa femme: «il publia l'affaire et voulut que les juges s'en
-mêlassent.» Le gentilhomme périt sur un échafaud; car «la voix de la
-calomnie eut plus de force que celle de l'innocence; mais son sang
-répandu parla mieux que lui et fit retentir jusqu'au ciel des cris que
-la justice de Dieu écouta.» La femme de ce malheureux gentilhomme était
-alors absente; elle ne put que demander le corps du condamné pour le
-faire inhumer, et ayant obtenu qu'on le lui rendît, elle cacha sous sa
-robe la tête sanglante et alla elle-même la jeter aux pieds de
-l'empereur, en criant justice et en accusant l'impératrice. Cette veuve
-éplorée jura que son mari n'était pas coupable du crime pour lequel on
-l'avait fait mourir, et le ciel confirma ce serment par un miracle, à la
-suite duquel l'impératrice fut brûlée, pour expier la mort inique dont
-elle était l'auteur.
-
-On ne peut manquer de reconnaître tous les personnages de ce roman:
-_Othon_, c'est Louis XIV; l'_impératrice Marie, fille du roi d'Aragon_,
-c'est Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, reine de France, ou
-bien Mlle de La Vallière, maîtresse du roi; le _gentilhomme_, c'est
-Fouquet; _Adelaïs_, mère d'Othon, c'est la reine-mère Anne d'Autriche.
-La vraisemblance ne contredit pas ces suppositions qui d'ailleurs sont
-indiquées à peu près par l'histoire, et qui n'échappèrent pas sans doute
-aux contemporains. A coup sûr, cette nouvelle, dont les allusions sont
-fort claires, ne se trouve pas, sans dessein, dans un livre de dévotion,
-dédié au roi. Reste à savoir si le père Boutauld, en ajoutant à sa
-publication ce plaidoyer indirect en faveur de Fouquet, prétendait
-justifier un mort ou un vivant. Pour moi, je pense que _le Théologien
-dans les conversations_ n'a été imprimé que pour servir de passeport à
-la leçon renfermée dans _Adelaïs_. Cette leçon fut-elle tout-à-fait
-perdue?
-
-Un savant Piémontais, M. Paroletti, lut à l'Académie de Turin un mémoire
-(_Sur la mort du surintendant Fouquet, Notices recueillies à Pignerol_)
-imprimé en 1812, dans le recueil in-4º de cette Académie, pour éclaircir
-la date de la mort de Fouquet; mais l'enquête qu'il poussa dans cet
-objet à Pignerol n'eut d'autre résultat que de mieux attester
-l'obscurité de cette question: il fouilla dans les archives de la ville,
-du château, des églises et des notaires; il trouva seulement chez un de
-ces derniers une procuration passée au _donjon de la citadelle_, le 27
-janvier 1680, devant Lantéri, notaire royal, par laquelle Mme Fouquet
-autorisait l'avocat Despineu à toucher pour elle une rente à Paris; M.
-Paroletti ne rencontra pas ailleurs le nom de Fouquet, pas même parmi
-les actes des décès qui avaient eu lieu dans la citadelle et qui
-relevaient de la paroisse de Saint-Maurice. Il eut beau pénétrer dans
-les caveaux du monastère de Sainte-Claire, où les morts de la citadelle
-étaient tous apportés en vertu d'une vieille coutume, il ne tira aucune
-lumière de ses recherches parmi les anciennes pierres tumulaires.
-
-La mémoire des hommes avait gardé, mieux que la pierre et le papier, les
-traces du séjour de Fouquet à Pignerol, dont le château, rasé en vertu
-des capitulations qui rendirent cette place à la Savoie, était alors
-caché sous l'herbe: beaucoup d'habitans de la ville se rappelaient avoir
-ouï dire dans leur jeunesse qu'_un prisonnier de grande importance_
-avait terminé sa vie dans ce château, et plusieurs d'entre eux
-_confondaient ce personnage avec l'homme au masque de fer_; une vieille
-religieuse de Sainte-Claire se souvenait de l'arrivée de quelques
-officiers français venus exprès, cinquante ans auparavant (1760 à 1770),
-pour déchiffrer une inscription sépulcrale et recueillir des notes sur
-un prisonnier d'état mort à la citadelle; le secrétaire de la mairie se
-souvenait aussi de ces officiers qui avaient demandé au couvent des
-Feuillans certains mémoires sur la vie de Fouquet, parce que les moines
-de ce couvent prenaient soin, autrefois, des prisonniers et les
-assistaient dans leurs maladies. Qui avait envoyé ces officiers, et quel
-était le but de leur mission?
-
-La mort de Fouquet n'était donc pas avérée de son temps, surtout pour
-ses amis:
-
-Puisque La Fontaine, qui avait eu de si touchantes inspirations pour
-plaindre le malheur d'_Oronte_ et implorer la grâce du surintendant par
-la voix des _Nymphes de Vaux_, ne donna pas un vers de regret à son
-bienfaiteur;
-
-Puisque Gourville, qui fut en correspondance avec son ami Fouquet
-jusqu'au dernier moment, a dit dans ses _Mémoires_, plus estimables par
-leur franchise que par leur ordre chronologique: «M. Fouquet, _quelque
-temps après_ (la mort de Langlade qui survécut au duc de La
-Rochefoucault, décédé au mois de mars 1680), _ayant été mis en liberté_,
-sut la manière dont j'en avais usé avec sa femme, et m'écrivit pour m'en
-remercier[105];»
-
- [105] Page 461 de ces _Mémoires_ dans la collection Petitot, seconde
- série, t. 52. Le commentaire que fait sur ce passage l'auteur de la
- _Bastille dévoilée_, 2e liv., p. 71, est spécieux, mais erroné:
- «Serait-ce résoudre la difficulté de dire qu'il faut entendre par là
- que Fouquet fut moins étroitement resserré, puisqu'il eut la liberté
- d'écrire et que Gourville en reçut une lettre de remerciement des
- secours qu'il avait donnés à sa famille? Ne serait-il pas plus
- naturel de dire que Fouquet a été véritablement libre, mais si peu
- de temps, que Mme de Sévigné a pu ou l'ignorer, ou dire, par une
- façon de parler, qu'il est mort prisonnier. En effet, Gourville ne
- parle de la liberté du surintendant qu'après la mort de M. de la
- Rochefoucault, arrivée le 17 mars 1680, et il fait mourir Fouquet le
- 26 du même mois de la même année.» Cette date de la mort de Fouquet
- ne se trouve dans aucune édition des _Mémoires_ de Gourville:
- l'aurait-on tirée d'un manuscrit?
-
-Puisque le comte de Vaux, fils de Fouquet, publia en 1682 une nouvelle
-édition de l'ouvrage de son père: _Les Conseils de sagesse, ou recueil
-des Maximes de Salomon, nouvelle édition_, REVUE ET AUGMENTÉE PAR
-L'AUTEUR;
-
-Puisque Mme Fouquet, cette fidèle épouse qui n'avait pas cessé un seul
-jour de travailler à la délivrance du prisonnier de Pignerol, adressait
-encore des placets au roi en 1680;
-
-Puisque un ami de cette famille malheureuse, le père Boutauld, jésuite,
-dédiait à Louis XIV, en 1683, une espèce de justification allégorique en
-faveur de Fouquet;
-
-Puisque enfin la famille Fouquet elle-même était incertaine du sort de
-cet infortuné!
-
-«CE QUI EST TRÈS-REMARQUABLE, dit Voltaire dont les paroles doivent être
-bien pesées dans une question qu'il était plus que personne en état de
-résoudre, _C'EST QU'ON NE SAIT PAS OÙ MOURUT CE CÉLÈBRE
-SURINTENDANT_[106].» Le premier historien du _Masque de Fer_ dit
-ailleurs (au ch. 25 du _Siècle de Louis XIV_): «Tous les historiens
-disent qu'il mourut à Pignerol en 1680; mais Gourville assure qu'il
-sortit de prison quelque temps avant sa mort. La comtesse de Vaux, sa
-belle-fille, m'avait déjà confirmé ce fait; cependant on croit le
-contraire dans sa famille: ainsi _ON NE SAIT PAS OÙ EST MORT CET
-INFORTUNÉ_!»
-
- [106] _Dictionnaire philosophique_, à l'article ANA, ANECDOTES.
-
-Le sentiment de Voltaire, appuyé sur la tradition et confirmé par les
-descendans de Fouquet, fut généralement adopté, quoique la plupart des
-dictionnaires historiques, entre autres celui de Moréri, eussent assigné
-une date à la mort de Fouquet; quoique le président Hénault eût déjà
-adopté cette date dans son excellent et judicieux _Abrégé chronologique
-de l'histoire de France_, où il dit: «Ce fut dans la citadelle de
-Pignerol que Fouquet fut enfermé, et il y mourut en 1680.» On avança dès
-lors plusieurs systèmes plus ou moins plausibles à l'appui de l'opinion
-qui faisait mourir Fouquet hors de Pignerol: selon les uns, il aurait eu
-sa grâce, et serait mort des suites du saisissement que cette nouvelle
-lui avait causé; selon les autres, il aurait obtenu la permission
-d'aller aux eaux de Bourbon, après une attaque de paralysie, et aurait
-succombé pendant le voyage.
-
-Le _Mercure de France_ du mois d'août 1754 publia une lettre
-très-singulière, signée C. Lap... M. «On serait porté à croire, dit-on
-dans cette lettre qui n'a pas l'air d'une supposition faite à plaisir,
-que cet illustre infortuné est mort dans la capitale des Cévennes
-(Alais). Si on n'a point de preuves évidentes de cela, du moins les
-doutes qu'on en a paraissent assez bien fondés. Il parut ici, en 1682,
-un homme singulier, d'une très-belle figure, qui, pour mieux cacher son
-état, prit l'habit d'ermite. Le bruit était commun alors que c'était un
-illustre personnage retiré de la cour. Il s'adonnait à la chimie, et
-distribuait des remèdes gratis aux pauvres; il avait toujours de
-l'argent. Il avoua qu'il avait eu l'honneur de manger avec le roi. Deux
-ou trois jours avant sa mort, qui arriva par une rétention d'urine, en
-1718, il déclara à son confesseur qu'il était de la maison de Fouquet,
-et qu'il avait eu des raisons pour porter la robe d'ermite.» Sans doute,
-ce personnage mystérieux n'était pas M. Fouquet, ni le comte de Moret,
-qu'on voulut aussi reconnaître sous ce déguisement d'ermite; mais cette
-ardeur à chercher ce que Fouquet pouvait être devenu depuis sa sortie de
-prison indique assez que le doute émis par Voltaire avait plus de poids
-dans la balance que les dates officielles fournies par l'écho du
-ministère de Louvois.
-
-Les archivistes de la Bastille n'étaient pas mieux instruits par
-l'organe du gouvernement, puisqu'ils avaient écrit sur des feuilles
-volantes cette note: «Fouquet est mort au château de Pignerol sur la fin
-de 1680, ou au commencement de 1681;» (_la Bastille dévoilée_, 1re
-livraison, p. 36); et cette autre note plus décisive: «Il paraît que M.
-Fouquet est mort à Pignerol vers la fin de février ou au commencement de
-mars 1681.» (_Mémoires historiques sur la Bastille_, t. 1, p. 53.)
-
-Pourquoi aurait-on d'ailleurs tardé une année entière à transférer la
-dépouille mortelle de ce martyr politique dans la sépulture de son
-choix, sans funérailles, sans épitaphe, sans bruit, comme si ce corps
-inanimé ne fît que changer de prison?
-
-
-V.
-
-Quiconque approfondit le procès de Fouquet, et pénètre ce mystère
-d'iniquité, ne peut être étonné du dénouement sombre et tragique d'une
-captivité, qui était insuffisante pour satisfaire la haine de Colbert,
-la vengeance du roi et la malignité des envieux.
-
-Voici comme Louis XIV, dans ses _Mémoires et instructions pour le
-dauphin son fils_, s'applaudit d'avoir renversé son surintendant des
-finances: «La vue des vastes établissemens que cet homme avait projetés,
-et les insolentes acquisitions qu'il avait faites, ne pouvaient manquer
-qu'elles ne convainquissent mon esprit, du déréglement de son ambition;
-et la calamité générale de tous mes peuples sollicitait sans cesse ma
-justice contre lui. Mais ce qui le rendait plus coupable envers moi,
-était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée
-en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle
-espérance de me tromper; et bien loin d'en devenir plus sage, tâchait
-seulement d'en devenir plus adroit. Mais quelque artifice qu'il pût
-pratiquer, je ne fus pas long-temps sans reconnaître sa mauvaise foi;
-car il ne pouvait s'empêcher de continuer ses dépenses excessives, de
-fortifier des places, d'orner des palais, de former des cabales, et de
-mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu'il leur
-achetait à mes dépens, dans l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre
-souverain de l'État.» (_OEuvres de Louis XIV_, t. 1, p. 101 et suiv.) La
-suite de cette violente récrimination contre un ennemi humilié et vaincu
-prouve assez la haine implacable que lui portait le roi, et l'on frémit
-d'indignation en pensant que Pellisson a prêté au ressentiment de Louis
-XIV une plume immortalisée par la défense de Fouquet.
-
-Louis XIV, _ne voulant plus de surintendant, afin de travailler lui-même
-aux finances_[107], et craignant l'ascendant de Fouquet qui aspirait à
-remplacer Mazarin, le fit arrêter à Nantes, le 5 septembre 1661, après
-trois ou quatre mois de sourdes manoeuvres et de perfides caresses. La
-reine-mère avait été la seule confidente, et peut-être, à la
-sollicitation de sa favorite Mme de Chevreuse, l'instigatrice de ce
-projet, mûri dans une noire et profonde dissimulation. On prétend
-qu'Anne d'Autriche avait reçu en cachette de Fouquet beaucoup d'argent
-dont celui-ci demandait quittance, et que Mazarin, au lit de mort, avait
-invité le jeune roi à commencer son règne par ce coup d'état; aussi,
-pendant le procès de Fouquet, fit-on circuler une pièce intitulée _la
-Passion de M. Fouquet_, dans laquelle Mazarin _mourant_ disait comme
-Judas: «Celui que je baiserai, c'est celui même: prenez-le![108]»
-
- [107] Lettre du roi à sa mère pour lui annoncer l'arrestation de
- Fouquet, _OEuvres de Louis XIV_, t. 5, p. 50. Cette lettre montre à
- quel point Louis XIV craignait le surintendant. L'arrestation de
- Fouquet est fort bien racontée dans les _Mémoires de Choisy_,
- collection Petitot, seconde série, t. 63, p. 258 et suiv.
-
- [108] _Le Tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu
- et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses satires et
- poésies ingénieuses, avec un recueil d'épigrammes sur la vie et la
- mort de M. Fouquet_, Cologne, Pierre Marteau, 1694, in-12. Toutes
- les pièces relatives à Fouquet datent de son procès et aucune ne
- fait mention de sa _mort_. Un quatrain sans titre, imprimé parmi ces
- pièces, pourrait bien faire allusion à quelque mystère dont la
- nouvelle d'_Adelaïs_ contient le mot:
-
- Il n'est rien qui dure si peu
- Qu'une ardeur légitime et sage:
- On ne dit point qu'en mariage
- Amour ait jamais fait grand feu.
-
- Si cette épigramme se rapporte au mariage du roi, on peut croire que
- la galanterie de Fouquet s'était élevée jusqu'à la reine. Quant au
- conseil donné au roi par Mazarin _mourant_, il est attesté par les
- historiens; les _Mémoires du comte de Rochefort_, p. 211 et 212,
- rapportent ce fait avec beaucoup de particularités.
-
-Les griefs et l'antipathie du roi contre l'ambitieux ministre étaient
-encore accrus et envenimés par l'audace que Fouquet avait eue de porter
-ses vues galantes sur Mlle de La Vallière, que Louis XIV aimait en
-secret. Ce fut sans doute ce qui détermina la perte de cet insolent
-rival de puissance et d'amour.
-
-La magnifique fête de Vaux (17 août 1661, voyez la _Muse historique_ de
-Loret et les _Lettres_ de La Fontaine) n'avait été donnée que pour les
-doux yeux de Mlle de La Vallière, à qui Mme Duplessis-Bellière, l'amie
-et l'entremetteuse du surintendant, osa faire des propositions au nom de
-Fouquet, qui se vantait d'avoir dans son coffre-fort le tarif de toutes
-les vertus. En effet, «peu de personnes de la cour, dit Mme de
-Motteville (_Mémoires_, coll. Petitot, 2e série, t. 40, p. 144), furent
-exemptes d'avoir été sacrifier à ce veau d'or;» et dans sa maison de
-plaisance à Saint-Mandé, «des nymphes que je nommerais bien si je
-voulais, dit l'abbé de Choisy (_Mémoires_, p. 211), et des mieux
-chaussées, lui venaient tenir compagnie au poids de l'or.»
-
-Les poursuites de Fouquet vis-à-vis Mlle de La Vallière eurent tant
-d'éclat, que cette chanson passa de bouche en bouche aux oreilles du roi
-offensé:
-
- Nicolas va voir Jeanne:
- --«Oh! Jeanne, dormez-vous?
- --Je ne dors ni ne veille.
- Je ne pense point en vous:
- Vous perdez vos pas,
- Nicolas!»
-
- Nicolas la cajole
- Et lui fait les yeux doux,
- Lui offre la pistole,
- Et lui veut tâter le poulx:
- --«Vous perdez vos pas,
- Nicolas![109]»
-
- [109] Cette chanson, qui a deux autres couplets, se trouve, avec une
- autre sur le même sujet, dans le fameux recueil manuscrit de
- chansons historiques, recueillies par ordre du comte de Maurepas, en
- plus de quarante volumes in-4º. Ce recueil est à la Bibliothèque du
- roi.
-
-Louis XIV entendit aussi les plaintes de sa maîtresse, qui lui demandait
-une sauvegarde contre les outrages du surintendant. Louis XIV, qui peu
-d'années après exila et embastilla Bussy-Rabutin pour la chanson de
-_Deodatus_, ne souffrit pas que Mlle de La Vallière fût exposée plus
-long-temps aux séductions de Fouquet, et s'érigea en vengeur des maris
-qui ne pardonnaient pas à l'amant de leurs femmes, quoiqu'ils fussent
-ses pensionnaires.
-
-A la tête de ces nombreux ennemis qui s'acharnaient à la perte de
-Fouquet, Colbert n'était pas le moins acharné, sans que l'on sache le
-motif de cette haine furieuse qui semblait altérée du sang de ce
-malheureux: «Il a affaire à une rude partie, écrivait Guy-Patin le 21
-mars 1662; et je sais de bonne part que M. Colbert fera ce qu'il pourra
-pour le perdre.» Guy-Patin écrivait encore le 30 mai 1664: «Les parens
-de M. Fouquet sont ici en grande alarme et ont peur de l'issue du
-procès: la haine que lui porte M. Colbert poussera les choses bien
-loin.» Colbert avait tissu de ses mains les filets où le surintendant
-était venu tomber en aveugle; Colbert dirigeait les ressorts secrets de
-cette vaste procédure, soufflait sa haine dans l'esprit des juges,
-assistait aux inventaires des papiers trouvés sous les scellés: Fouquet
-l'accusa même d'avoir fait subir à ces papiers une foule
-d'altérations[110].
-
- [110] Voyez l'_Inventaire des pièces baillées à la Chambre de justice
- par maître Nicolas Fouquet contre M. le procureur-général,
- concernant les défauts des inventaires_, dans le _Recueil des
- défenses de M. Fouquet_, imprimées en Hollande par les Elzeviers,
- 1665 et 1667, 15 vol. in-12. Les _Défenses de Fouquet_ ont été
- écrites par lui-même ou corrigées tout entières de sa main, comme on
- le voit aux annotations marginales de plusieurs exemplaires de
- l'édition in-4º conservés à la Bibliothèque du roi et chez M.
- Villenave. Pellisson et Levayer de Boutigny coopérèrent à ces
- admirables défenses.
-
-Pendant ce procès mémorable, qui dura plus de trois ans avec un menaçant
-appareil de rigueurs judiciaires, les amis de Fouquet luttèrent de
-dévouement et de courage contre les manoeuvres de ses ennemis: toute la
-haute littérature, Molière, Corneille, La Fontaine, Saint-Evremond, Mmes
-de Sévigné et de Scudéry, étaient en deuil; des écrivains d'un ordre
-moins élevé, Loret, Hesnaut, avaient pris la plume pour la défense de
-leur Mécène; les épigrammes les plus injurieuses pleuvaient sur Colbert;
-des émissaires parcouraient les provinces, afin d'échauffer la pitié en
-faveur de l'accusé; les financiers répandaient de l'argent pour sauver
-leur patron: Gourville distribua plus de cent mille écus à cet objet; la
-magistrature tournait toutes ses sympathies vers son ancien
-procureur-général, qui réclama toujours ses _juges naturels_ et refusa
-de reconnaître les pouvoirs extraordinaires de la Chambre de justice.
-
-Colbert feignit de mépriser le sonnet satirique d'Hesnaut, mais il
-poursuivit avec fureur tout ce qui osait se déclarer pour Fouquet et
-tout ce qu'il pouvait frapper impunément. Les courtisans, quoique
-chargés des bienfaits du surintendant, n'eurent garde de prendre parti
-pour un ministre en disgrâce; mais une foule de subalternes, moins
-prudens et plus généreux, furent victimes de leur zèle pour le malheur:
-pendant que la famille de Fouquet était tenue à distance de la prison
-sans pouvoir communiquer même par lettres avec le prisonnier d'état;
-pendant que la mère, la femme, les gendres, les frères de cet infortuné
-attendaient l'issue de son long procès, la Bastille était encombrée de
-gazetiers, d'imprimeurs, de colporteurs, de marchands qui avaient voulu
-servir la cause de l'opprimé et qui passaient des cachots aux
-galères[111].
-
- [111] _Bastille dévoilée_, première livraison, p. 34 et suiv. Les
- notes relatives aux années 1661, 1662, 1663 et 1664 ne se sont pas
- trouvées complètes. Voici la traduction d'une inscription latine qui
- était gravée sur les murs d'un cachot de la Bastille: «Siméon
- Martin, prédicant très-impie et se disant le fils de Dieu, après
- dix-huit ans de captivité, fut brûlé vif. Ses disciples, Remelly fut
- envoyé aux galères, et Jaubert Hubart au gibet de la Bastille, pour
- avoir falsifié... Ils eurent ce sort à cause de l'incarcération de
- Nicolas Fouquet, ministre d'état, tous les agens du trésor ayant été
- très-étroitement enfermés ici.» _Révolutions de Paris_, dédiées à la
- nation, in-8º, p. 119. Voyez les pièces satiriques contre Colbert et
- les juges de Fouquet dans le _Nouveau siècle de Louis XIV_, in-8º,
- t. 2 p. 40 et suiv.
-
-On vit alors se réaliser l'allégorie que la peinture avait multipliée
-dans l'ornement du château de Vaux: l'écureuil, qui figurait aux
-armoiries de Fouquet, avec cette devise: _Quo non ascendam?_ (où ne
-monterai-je pas?) avait à combattre le serpent héraldique de Colbert et
-les trois lézards de Letellier[112]. «Colbert est tellement enragé,
-écrivait Mme de Sévigné le 19 décembre 1664, qu'on attend quelque chose
-d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir.» Les lettres de
-Mme de Sévigné à Arnauld de Pomponne sont la plus touchante histoire de
-ce procès, où se montre partout la _rage_ de Colbert.
-
- [112]
-
- Le petit écureuil est pour long-temps en cage;
- Le lézard plus adroit fait mieux son personnage;
- Mais le plus fin des trois est un vilain serpent
- Qui s'abaissant s'élève, et s'avance en rampant.
-
- Ce ne furent pas les seuls vers qui coururent sur les armes de
- Fouquet; ses amis firent graver un jeton avec sa devise allégorique.
- _Lettre de Guy-Patin_, du 6 mars 1663.
-
-L'avocat-général Talon avait requis que l'accusé fût condamné à être
-_pendu et étranglé tant que mort s'ensuive, en une potence qui, pour cet
-effet, sera dressée en la place de la cour du Palais_; enfin le
-tribunal, éclairé par la noble conduite de MM. d'Ormesson et de
-Roquesante, repoussa les conclusions furibondes de Pussort et de
-Berryer, en prononçant le bannissement à la majorité de treize voix
-contre neuf, qui opinèrent pour la mort.
-
-Le roi, Colbert, Letellier, et les grands ennemis de Fouquet,
-s'indignèrent de n'avoir pas été mieux servis dans leurs espérances. «On
-s'attendait à la cour que par le crédit de M. Colbert, sa partie, M.
-Fouquet serait condamné à mort, ce qui aurait été infailliblement
-exécuté sans espérance d'aucune grâce.» (Lettre de Guy-Patin, du 23
-décembre 1664.)
-
-Anne d'Autriche, qui devait une demi-guérison à un des remèdes secrets
-de Mme Fouquet, mère du surintendant, avait répondu à cette dame, quatre
-jours avant le jugement: «Priez Dieu et vos juges tant que vous pourrez
-en faveur de M. Fouquet, car, du côté du roi, il n'y a rien à
-espérer[113].» Après le jugement, Louis XIV dit chez Mlle de La
-Vallière: «S'il avait été condamné à mort, je l'aurais laissé
-mourir[114]!» Le bruit courait même que le roi était _fâché contre ceux
-qui n'avaient point condamné à mort M. Fouquet_[115].
-
- [113] _Lettre de Guy-Patin_, du 23 décembre 1664. Mme de Sévigné
- raconte aussi ce qui se passa entre Mme Fouquet et la reine-mère.
-
- [114] Ce mot cruel, rapporté par Racine dans ses _Fragmens
- historiques_, est révoqué en doute par Voltaire; cependant Racine
- n'était pas capable de rien écrire qui pût déplaire au roi, et Louis
- XIV, dans ses _Mémoires_, ne parle pas de Fouquet en des termes qui
- ressemblent à de la clémence.
-
- [115] _Lettre de Guy-Patin_, citée ci-dessus. Le recueil épistolaire
- de Guy-Patin est rempli de détails curieux relatifs à l'affaire de
- Fouquet.
-
-La _commutation_ de l'exil en prison perpétuelle, le choix de cette
-prison dans un château éloigné sur les frontières du Piémont, le brusque
-départ du condamné, donnaient matière à bien des craintes pour les jours
-du surintendant. Une prophétie de Nostradamus et l'apparition d'une
-comète alimentèrent la rumeur sinistre qui accompagna le prisonnier à
-Pignerol[116].
-
- [116] _Lettres de Guy-Patin_, du 24 et du 25 décembre. Dans la
- première: «On dit que les mousquetaires sont commandés pour mener
- demain M. Fouquet à Pignerol: _Musa, locum agnoscis, et quamdiù vero
- sit hæsurus illic, apud nos arcanum est; soli Deo et regi cognitum
- est tantum negotium._»
-
-«Quand on est entre quatre murailles, dit Guy-Patin dans une lettre du
-25 décembre 1664, on ne mange pas ce qu'on veut et on mange quelquefois
-plus qu'on ne veut; et de plus, Pignerol produit des truffes et des
-champignons: on y mêle quelquefois de dangereuses sauces pour nos
-Français, quand elles sont apprêtées par des Italiens. Ce qui est bon
-est que le roi n'a jamais fait empoisonner personne; mais en
-pouvons-nous dire autant de ceux qui gouvernent sous son autorité?» Mme
-de Sévigné, qui n'avait pas le caractère frondeur du médecin antagoniste
-de l'antimoine, écrivit aussi, dans les premiers jours de janvier 1665:
-«Notre cher ami est par les chemins. Le bruit a couru qu'il était bien
-malade; tout le monde disait: Quoi! déjà!...»
-
-Cependant la catastrophe qu'on redoutait n'eut pas lieu, et même la vie
-du prisonnier fut protégée _miraculeusement_, lorsque (juin 1665) la
-foudre tomba en plein midi sur le donjon de Pignerol, mit le feu aux
-poudrières, et fit sauter une partie de la prison avec bien des victimes
-écrasées sous les ruines: Fouquet, _presque lui seul sain et sauf,
-conservé dans la niche d'une fenêtre_, fournit à ses amis une occasion
-de répéter que «souvent ceux qui paraissent criminels devant les hommes,
-ne le sont pas devant Dieu[117].»
-
- [117] T. 13 du _Procès de Fouquet_, p. 326.
-
-Il est clair que Fouquet, détenu à Pignerol, inspirait encore de la
-haine à Colbert, et des appréhensions continuelles à Louis XIV: on eût
-dit qu'il possédait quelque grand secret dont la divulgation pouvait
-être funeste à l'État, ou du moins blesser mortellement l'orgueil du
-roi; aussi, Saint-Mars était-il d'autant plus actif à l'empêcher
-d'écrire, que Fouquet s'ingérait sans cesse à le faire.
-
-Fouquet fabriquait des plumes avec des _os de chapon_, et de l'encre
-avec de la suie délayée dans du vin; il inventait par des combinaisons
-chimiques diverses encres qui ne paraissaient sur le papier qu'_en les
-chauffant_; quand on lui eut retiré toute espèce de papier, il écrivit
-sur ses rubans, sur la doublure de ses habits, sur ses mouchoirs, sur
-ses serviettes, sur ses livres, et tous les jours Saint-Mars, qui le
-_fouillait_ lui-même par ordre du roi, découvrait des écritures dans le
-dossier de sa chaise et dans son lit[118]. Le roi _approuvait les
-diligences_ de ce geôlier pour ôter à Fouquet _toutes sortes de moyens
-d'écrire_.
-
- [118] Voici une lettre de Louvois à Saint-Mars, dans laquelle on voit,
- et les tentatives de Fouquet pour tromper ses geôliers, et les
- précautions de ceux-ci: «J'ai reçu vos lettres avec des billets
- écrits par M. Fouquet et avec un livre (écrit sans doute sur les
- marges); le roi a vu le tout, et n'a pas été surpris de voir qu'il
- fasse son possible pour avoir des nouvelles, et vous, vos efforts
- pour empêcher qu'il n'en reçoive. Comme il se sert, pour écrire, de
- choses qu'on ne lui peut ôter, comme d'os de chapon pour faire une
- plume et de vin avec de la suie pour faire de l'encre, il est bien
- difficile d'apporter un remède efficace pour l'en empêcher.
- Néanmoins vous avez sujet de vous plaindre du valet que vous avez
- mis auprès de lui, de ce qu'il a écrit, non seulement les papiers
- que vous m'avez envoyés, mais encore ceux qui étaient dans le
- dossier de sa chaise, sans qu'il vous en ait averti. Vous devez
- l'exhorter à être plus fidèle désormais, et comme quelque chose que
- fasse M. Fouquet pour faire des plumes et composer de l'encre, cela
- lui sera fort inutile s'il n'a point de papier, le roi trouve bon
- que vous le fouilliez, que vous lui ôtiez tout ce que vous lui en
- trouverez, et lui fassiez entendre que, s'il s'avise de faire de
- nouveaux efforts pour corrompre vos gens, vous serez obligé de le
- garder avec bien plus de sûreté et de le fouiller tous les jours. Il
- faut que vous essayiez de savoir du valet de M. Fouquet comment il a
- écrit les quatre lignes qui ont paru dans le livre en le chauffant,
- et de quoi il a composé cette écriture.» 26 juillet 1665. Voyez
- aussi, dans le premier volume de l'_Histoire de la détention des
- Philosophes_, les lettres du 21 août, 12 et 18 décembre 1665, et
- surtout celle du 21 novembre 1667.
-
-Enfin, au bout de deux ans, le prisonnier, renonçant à lutter de ruse
-avec Saint-Mars, se contenta d'_exercer ses beaux talens à la
-contemplation des choses spirituelles_, et composa, de mémoire,
-plusieurs traités de morale, _dignes de l'approbation de tout le monde_,
-pour imiter le ver à soie dans sa coque, dont il avait fait son emblème
-avec cette devise: _Inclusum labor illustrat_. Le noble usage que
-Fouquet fit alors de son temps donna lieu de dire qu'on n'avait _bien
-connu sa capacité, que depuis sa prison_[119].
-
- [119] T. 13 du _Procès de Fouquet_, p. 365.
-
-Néanmoins, l'inquiétude du roi était toujours en éveil sur ce que
-pouvait dire et écrire le prisonnier: on espionnait les personnes qui se
-rendaient de Paris à Pignerol, et on enjoignait à tous les individus
-suspects, de quitter cette ville, avant que Fouquet pût entrer en
-relation avec eux; plusieurs de ses valets, qu'il avait mis dans sa
-confidence, furent retenus au secret pendant sept ou huit mois, et _bien
-maltraités_ ayant d'être expulsés de la citadelle; plusieurs soldats de
-la compagnie-franche passèrent devant un conseil de guerre, pour lui
-avoir _parlé_: deux ou trois furent pendus, d'autres envoyés aux
-galères. Ces malheureux avaient été arrêtés sur le territoire du duc de
-Savoie, et livrés à Saint-Mars par le major de Turin, qui reçut une
-récompense de la part du roi. Fouquet, même après les adoucissemens
-apportés à son sort, dans les dernières années de cette détention, ne
-pouvait s'entretenir avec personne, sinon en présence de Saint-Mars ou
-de ses officiers; on ne lui permettait pas de _communication
-particulière_ avec Lauzun: ces deux compagnons d'infortune
-communiquaient par un _trou_, à l'insu du gouverneur[120].
-
- [120] _Histoire de la détention de Fouquet_, par M. Delort, et
- correspondances relatives, t. 1 de l'_Histoire de la détention des
- Philosophes_. Voyez dans les _Mémoires de Saint-Simon_, t. 20, p.
- 439, comment s'établirent les rapports secrets de Fouquet avec
- Lauzun, et la haine qui s'ensuivit entre eux.
-
-Un trait inouï de Saint-Mars témoigne assez jusqu'où s'étendaient les
-pouvoirs que le roi lui avait conférés, et avec quelle dureté il en
-usait quelquefois pour obliger Fouquet à renoncer aux projets de fuite
-que celui-ci nourrissait sans cesse. Au mois de novembre 1669, Fouquet
-avait jeté des tablettes par sa fenêtre; un soldat, nommé Laforêt, les
-avait ramassées et se préparait à les remettre à _quelqu'un_ qui lui
-était indiqué par Champagne, valet du prisonnier: six pistoles avaient
-été les arrhes du marché; mais Saint-Mars découvrit cette intrigue,
-saisit les tablettes, les envoya au roi, demanda et obtint l'extradition
-de Laforêt, réfugié en Savoie, et le fit _exécuter_ sur-le-champ: les
-complices de cet homme furent pareillement jugés et condamnés; le valet
-Champagne n'eut pas une meilleure fin que Laforêt[121]. Saint-Mars
-voulut ajouter aux disgrâces de son prisonnier _celle d'attacher le
-cadavre de ce valet aux créneaux du cachot, afin qu'il eût
-continuellement devant les yeux cet horrible spectacle_[122].
-
- [121] Voyez la preuve de cette justice expéditive dans les lettres de
- Louvois de décembre 1669 et janvier 1670, _Histoire de la détention
- des Philosophes_, t. 1.
-
- [122] _Histoire de la Bastille_, par Renneville, t. 1, p. 74.
- Renneville avait appris cette affreuse anecdote du neveu même de
- Saint-Mars, lequel la racontait _comme un acte fameux de l'héroïsme
- de son oncle_, mais désignait Lauzun au lieu de Fouquet pour la
- victime de cette atrocité. Nous accueillons la tradition de la
- Bastille avec confiance, parce qu'elle s'accorde avec l'autorité
- absolue que le roi avait donnée à Saint-Mars, en lui recommandant
- toutefois de ne pas sortir des termes d'une politesse froide et
- réservée vis-à-vis de Fouquet. Si Lauzun avait eu à se plaindre d'un
- pareil raffinement de cruauté à son égard, il n'aurait pas manqué de
- le publier après sa sortie de prison, et ce trait eût semblé assez
- neuf pour qu'on prît la peine de le conserver dans les anecdotes du
- temps, tandis que Fouquet ne put jamais faire part à personne des
- mystères de douleur qu'il offrait à Dieu. On demeure convaincu en
- lisant l'histoire de l'araignée, attribuée aussi à Lauzun, que
- Fouquet est bien réellement le seul contre qui Saint-Mars employait
- ces ressources de barbarie.
-
-Après la mort vraie ou fausse de Fouquet en 1680, on eut la certitude de
-ses intelligences avec Lauzun, qui devait savoir _la plupart des choses
-importantes dont M. Fouquet avait connaissance_: défense fut donc faite
-à Saint-Mars d'_entrer en aucun discours ni confidence avec M. de
-Lauzun, sur ce qu'il peut avoir appris de M. Fouquet_. Les papiers et
-les vers de ce dernier avaient été _emportés_ par son fils, ce qui
-déplut fort au roi; mais d'autres papiers, trouvés _dans les poches des
-habits_ de Fouquet, furent envoyés _en un paquet_ à Louvois, qui les
-remit à Louis XIV, intéressé sans doute à les connaître et à les
-anéantir. Enfin, les deux valets de Fouquet, nommés Larivière et
-Eustache d'Angers, qui n'ignoraient pas sans doute les secrets de leur
-maître, furent enfermés dans une chambre où ils n'avaient communication
-avec qui que ce fût, _de vive voix ni par écrit_, et Saint-Mars eut
-ordre de dire qu'ils avaient été _mis en liberté_, si quelqu'un venait à
-_demander de leurs nouvelles_[123]. Ces précautions extraordinaires ne
-ressemblent-elles pas à celles qui furent prises en 1703, à la Bastille,
-pour faire disparaître les vestiges de _Marchialy_?
-
- [123] Lettres de Louvois, des mois d'avril, mai et juin 1680, t. 1 de
- l'_Histoire de la détention des Philosophes_.
-
-L'accusation de Fouquet ne reposait pas sans doute sur des chimères. Ses
-négociations secrètes avec l'Angleterre; ses projets pour se rendre
-indépendant et se retirer, en cas de disgrâce, dans sa principauté de
-Belle-Ile, qu'il faisait fortifier; son empressement à gagner des
-créatures, qu'il achetait à tout prix, en mettant des charges
-importantes sous leur nom, et en leur donnant des pensions secrètes; le
-nombre de ses amis et de ses _habitudes_; les prodigieuses ressources de
-son génie actif et audacieux[124] devaient nécessairement laisser, après
-sa condamnation, des germes de trouble dans l'État et d'inquiétude dans
-l'esprit de Louis XIV.
-
- [124] Tous ces faits résultent de la lecture des pièces du procès,
- malgré l'adresse de la défense.
-
-Fouquet, durant sa détention, n'était pas aussi oublié que l'a dit
-Voltaire: bien des personnes, qui avaient détourné l'issue funeste d'une
-accusation de lèze-majesté, s'occupaient encore de sa délivrance, au
-risque de partager sa prison. Guy-Patin dit, dans une lettre du 16 mars
-1666: «Le surintendant de jadis a eu le soin de se faire plusieurs amis
-particuliers qui voudraient bien encore le servir, et, en attendant
-l'occasion, ils travaillent à faire un grand recueil de diverses pièces
-pour sa justification, en quatre volumes in-folio.»
-
-C'étaient ces amis courageux qui, ne pouvant réussir à trouver des
-presses libres en France, allèrent chercher celles d'Elzevier, en
-Hollande, pour publier l'innocence du surintendant[125], et qui, malgré
-les négociations menaçantes de Colbert avec les États-Généraux, firent
-paraître successivement les quinze volumes in-12 contenant tout le
-procès de Fouquet, précédé de son éloge non équivoque: «On ne saurait
-assez admirer qu'un homme comme M. Fouquet, déchu d'une haute et
-puissante fortune, jeté dans une prison, dépouillé de ses biens, éloigné
-de ses amis, privé de ce qu'il avait de plus cher, et enfin accablé
-d'une infinité d'adversaires, (qui sont des disgrâces capables d'abattre
-et d'étourdir les esprits les plus forts), a pu vaincre tant de
-difficultés, surmonter tant d'obstacles, souffrir si constamment, se
-défendre avec tant d'esprit, et résister si vigoureusement, que jamais
-homme n'a parlé plus pertinemment que lui, qu'il n'a jamais mieux
-défendu sa cause, ni tant embarrassé ses accusateurs, et que les raisons
-qu'il emploie pour faire éclater son innocence, invalider les argumens
-de son antagoniste, et pour rétorquer sur ses parties les crimes qui lui
-sont imposés, semblent très-concluantes, et comme autant de
-démonstrations, à la force desquelles il est impossible de ne pas se
-rendre.» (Tome 1, _Au lecteur_.)
-
- [125] Le ministre plénipotentiaire de Hollande à la cour de France
- écrit au grand-pensionnaire Jean de Witt: «On a _ici_ avis de bonne
- part qu'on imprimait à Amsterdam quelques pièces du procès de M.
- Fouquet, où, comme on croit, M. le chancelier, M. Colbert et
- quelques autres seigneurs pourraient être attaqués. Il est certain
- que cela ne peut être agréable au roi.» (27 février 1665.) «Je suis
- fâché que les actes du procès de M. Fouquet aient été publiés avant
- qu'on en ait pu arrêter l'impression. On m'a rapporté que M. Colbert
- s'en est plaint avec aigreur.» (13 mars 1665). _Lettres et
- négociations de Jean de Witt_, t. 3.
-
-Guy-Patin dit, au mois de septembre 1670: «Il est certain que le roi
-d'Angleterre a écrit au roi en faveur de M. Fouquet; mais il n'y a pas
-d'apparence que M. Colbert consente à cette liberté, contre laquelle il
-a fait tant de machines: _Intereà patitur justus_.» Guy-Patin dit
-ailleurs que les jésuites, à qui Fouquet, _leur grand patron_ du temps
-de ses richesses, avait donné tant de marques de munificence (_plus de
-six cent mille livres_), s'employaient aussi, par reconnaissance, à
-secourir leur bienfaiteur, dont les chiffres brillaient toujours en
-caractères d'or sur les reliures des livres du collége de Clermont, à
-Paris[126].
-
- [126] Lettre de Guy-Patin, du 12 septembre 1661. Nicolas Fouquet donna
- au collége de Clermont mille livres de rente pour acheter les livres
- qui manquaient à la bibliothèque. Piganiol de la Force, _Description
- de Paris_, 1765, t. 5, p. 423. J. G. Nemeitz, dans son _Séjour de
- Paris_, Leyde, 1727, 2 vol. in-12, dit que cette pension annuelle
- s'élevait à mille écus. «Les livres qu'on achète pour cet argent
- sont marqués au dos de deux Phi grecs, qui doivent signifier
- _François_ Fouquet.» t. 1, p. 261. Ce n'est pas _François_, mais
- _Fouquet_ tout court, que signifie cette lettre grecque, puisque la
- fondation était l'oeuvre de Nicolas Fouquet et non de son père. Au
- reste la Société de Jésus essaya de servir Fouquet dans sa prison,
- car le père Des Escures, supérieur des jésuites à Pignerol, parut
- _suspect_ et n'eut plus la permission d'entrer au donjon; Fouquet ne
- put même obtenir que ce supérieur le vînt entendre en _confession
- générale_. V. le 1er volume de l'_Histoire de la détention des
- Philosophes_.
-
-Certes, les jésuites, tout-puissans par le canal du père La Chaise,
-auraient obtenu la grâce de leur patron, si la prison perpétuelle
-n'avait puni que les fautes politiques de Fouquet. C'était son
-amour-propre d'homme et d'amant que Louis XIV vengeait par cette cruelle
-captivité; car, sans parler de la supposition entièrement dénuée de
-preuves, qui s'est présentée à nous dans l'examen de la nouvelle
-d'_Adelaïs_, il est certain que Fouquet passait pour avoir eu les
-prémices de trois amours du roi.
-
-Mlle de Beauvais, Mlle de La Vallière et Mme de Maintenon, autrefois Mme
-Scarron, furent en butte aux galanteries du surintendant, ainsi que le
-prouvèrent non seulement des brouillons de lettres écrites en son nom
-par son secrétaire Pellisson, et trouvés dans ses poches au moment de
-son arrestation, mais encore des lettres de presque toutes les femmes de
-la cour, découvertes dans une cassette à Saint-Mandé. Le roi, qui
-dépouilla lui-même les papiers de Fouquet[127], ne voulut pas que ces
-tendres correspondances, parmi lesquelles fut compris le nom de la prude
-Mme de Sévigné[128], figurassent dans l'_inventaire_ des papiers du
-surintendant.
-
- [127] Mlle de Scudéry blâme indirectement la conduite de Louis XIV,
- dans les _Considérations nouvelles sur divers sujets_, 1684, 2 vol.
- in-12, qu'elle dédia pourtant au roi. «Après la bataille de
- Pharsale, dit-elle au chapitre _de la Magnificence_, on remit entre
- les mains de César des cassettes qui contenaient tous les papiers de
- Pompée. La politique et la prudence eussent peut-être voulu qu'il
- les eût examinées soigneusement. Comme il avait résolu, après cette
- grande victoire, de gagner les coeurs par la douceur et la clémence,
- il ne voulut point savoir les secrets d'un ennemi vaincu et mort, il
- ne voulut point savoir les noms des amis particuliers de son ennemi
- et fit brûler tous ses papiers sans les lire.»
-
- [128] Bussy-Rabutin raconte dans ses _Mémoires_ que le chancelier lui
- dit que les lettres de Mlle de Sévigné «étaient des lettres d'une
- amie qui avait eu de l'esprit, et qu'elles avaient bien plus
- _réjoui_ le roi que les douceurs fades des autres lettres; mais que
- le surintendant avait mal à propos mêlé l'amour avec l'amitié.» Mme
- de Sévigné néanmoins fut très-contrariée de cette découverte: «Que
- dites-vous de _tout_ ce qu'on a trouvé dans ses cassettes? dit-elle
- dans sa lettre du 11 octobre 1661. Je vous assure que quelque gloire
- que je puisse tirer par ceux qui me feront justice de n'avoir jamais
- eu avec lui d'autre commerce que celui-là, je ne laisse pas d'être
- sensiblement touchée de me voir obligée de me justifier et peut-être
- fort inutilement à l'égard de mille personnes qui ne comprendront
- jamais cette vérité. Je pense que vous comprendrez bien aisément la
- douleur que cela fait à un coeur comme le mien.»
-
-Celui-ci nia pourtant, avec une énergique et noble indignation, avoir
-rien reçu ni rien écrit de semblable à _certaines_ lettres qu'on lui
-attribuait:
-
-«Ce que je ne puis dissimuler, dit-il (t. 12, p. 94 du _Procès de M.
-Fouquet_), c'est l'horreur des outrages que mes ennemis ont vomi contre
-mon honneur, au moment où j'ai été arrêté, ayant méchamment, et par un
-complot qui ne peut avoir été concerté qu'avec les démons les plus
-enragés, supposé des lettres scandaleuses que les plus perdues de toutes
-les femmes publiques ne voudraient pas avoir écrites ni pensées, et
-d'avoir eu l'effronterie de les publier sous des noms de personnes de
-qualité qu'on a voulu diffamer par-là, et me rendre odieux au roi et au
-public, encore que tout fût calomnieusement forgé dans la boutique de
-ces abominables forgerons qui n'éviteront jamais le châtiment de leurs
-méchancetés, puisqu'elles sont si détestables, qu'elles ne sauraient
-être vengées que par l'enfer même qui les a produites, ou par une
-pénitence publique qui répare la réputation de toutes les personnes qui
-peuvent y avoir intérêt.
-
-»On a eu l'impudence de dire que ces lettres dissolues avaient été
-trouvées sous mes scellés, et ceux qui les avaient mises dans leur
-poche, en sortant de leur propre maison, ont feint de les avoir trouvées
-dans la mienne. _Ils y ont mêlé le nom des personnes qui pouvaient
-animer le roi contre moi_, et pendant que j'étais rigoureusement détenu
-et sans commerce, on distribuait par tout le royaume les copies de ces
-infâmes compositions d'un infâme auteur!
-
-»_Peut-on bien seulement entendre le récit de _CRIMES SI ÉNORMES_, sans
-que les cheveux en dressent sur la tête?_ peut-on s'étonner assez de
-l'excès d'une telle rage? et peut-il rester quelque action à laquelle
-des gens capables d'avoir commis cette exécration aient fait scrupule de
-se porter pour satisfaire leurs intérêts et leur ambition, puisqu'ils
-ont bien pu se résoudre à celle-là, qui est le comble de toute la
-malignité la plus diabolique?
-
-»L'on n'a pas voulu me permettre d'informer des papiers que l'on a
-supposés malicieusement entre les miens; les coupables ont eu recours à
-l'autorité du roi pour les mettre à couvert d'une recherche qu'ils ont
-eu raison de craindre, et il ne me reste pas de voie humaine pour faire
-connaître la vérité. Mais je prie le Dieu vivant, sévère vengeur des
-parjures, en la présence duquel j'ai dicté et signé ceci, de me perdre
-sans miséricorde, si ces infâmes lettres qu'on a fait courir par le
-monde ne sont des pièces méchamment et calomnieusement fabriquées par
-mes ennemis, lesquelles n'ont jamais été du nombre de mes papiers, et je
-conjure en même temps la justice divine de rendre cette vérité si connue
-et si manifeste, que le roi puisse apprendre l'indigne trahison qu'on a
-faite, non seulement à moi, mais à sa majesté, et les honteux artifices
-dont on s'est servi pour surprendre sa bonté et pour l'animer à ma
-perte!»
-
-A cette éloquente déclaration, Fouquet ajouta la note suivante, signée
-de sa main: _En écrivant ceci, j'en ai juré sur les saints Évangiles de
-Dieu, en présence de mon conseil et de M. d'Artagnan_ (qui le gardait à
-vue).
-
-Quelles étaient donc ces lettres _infâmes_ qui pouvaient _animer_ le roi
-à la perte de Fouquet? Ce n'étaient point assurément ces billets remplis
-de _douceurs fades_, qui avaient _réjoui_ le roi, selon Bussy-Rabutin.
-Quels étaient ces _crimes si énormes_ dont on ne pouvait entendre le
-récit, _sans que les cheveux en dressent sur la tête_? Fouquet n'eût
-point qualifié de la sorte des propositions galantes adressées à Mlle de
-La Vallière. Que contenait cette cassette, si secrètement ouverte, que
-Letellier avait vu _seul avec le roi_ les lettres qui étaient
-dedans[129]? Pourquoi ce serment fait sur l'Évangile avec tant de
-solennité, pour nier toute participation à des lettres _scandaleuses_?
-Fouquet paraissait moins ému lorsqu'il avait à répondre aux accusations
-de lèze-majesté, de _voleries_ et de complots contre l'État.
-
- [129] Cette particularité se trouve dans un fragment des _Mémoires_
- manuscrits de Bussy-Rabutin, cité par M. de Monmerqué dans son
- édition des _Lettres de Sévigné_, t. 1: ce fragment a été supprimé
- dans toutes les éditions de ces _Mémoires_. Quant aux lettres de la
- cassette, Mme de Motteville dit que «le roi et la reine sa mère les
- ayant toutes lues, y virent des choses qui firent tort à beaucoup de
- personnes.»
-
-Ici l'imagination se perd en conjectures, pour deviner les _crimes
-énormes_ qu'on imputait au surintendant et qui ne furent pas articulés
-contre lui dans son procès. On est entraîné malgré soi à réfléchir sur
-la nouvelle d'_Adelaïs_, cette justification posthume de Fouquet.
-
-Le roi, qui était sans doute juge et partie dans cette cause, plus
-scandaleuse que criminelle, se garda bien d'ordonner les informations
-que réclamait Fouquet. Mais les copies de ces lettres[130] se
-multiplièrent toutefois, de même que les originaux qu'on fabriquait
-exprès tous les jours pour affliger les personnes les plus respectables
-par leurs moeurs. «Par ces lettres, dit Mme de Motteville (_Mémoires_,
-Collect. Petitot, 2e série, t. 40, p. 143), on vit qu'il y avait des
-femmes et des filles qui passaient pour sages et honnêtes, qui ne
-l'étaient pas. Il y en eut même de celles-là qui souffrirent pour lui,
-qui firent voir que ce ne sont pas toujours les plus aimables, les plus
-jeunes ni les plus galans, qui ont les meilleures fortunes, et que c'est
-avec raison que les poètes ont feint la fable de Danaé et de la pluie
-d'or.»
-
- [130] Quelques-unes de ces curieuses lettres nous ont été conservées:
- elles étaient dans les archives de la Bastille, avec cette note
- écrite sur la liasse: «Toutes ces copies ont été données à Limoges à
- M. de La Fresnaye, le 17 novembre 1661.» Les éditeurs des _Mémoires
- historiques sur la Bastille_ ont recueilli ces copies, dont
- l'authenticité est incontestable; t. 1, p. 55 et suivantes.
-
-La pourvoyeuse ordinaire de Fouquet, Mme Duplessis-Bellière, qui s'était
-chargée de marchander les faveurs de Mlle de La Vallière, fut exilée à
-Montbrison, et les demoiselles de Menneville et de Montalais, qui
-avaient trempé dans la conspiration contre la fidélité de la belle
-maîtresse du roi, furent envoyées dans un couvent, malgré leur condition
-de filles d'honneur de la reine.
-
-Cependant les soupçons restèrent dans les jeunes têtes de la cour, au
-sujet des relations de Fouquet avec Mlle de La Vallière; car, si d'une
-part on montrait une lettre de Mme Duplessis au surintendant: «Je ne
-sais plus ce que je dis ni ce que je fais, lorsqu'on résiste à vos
-intentions. Je ne puis sortir de colère, lorsque je songe que cette
-demoiselle a fait la capable avec moi; pour captiver sa bienveillance,
-je l'ai encensée par sa beauté qui n'est pourtant pas grande, et puis
-lui ayant fait connaître que vous empêcheriez qu'elle ne manquât de rien
-et que vous aviez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma
-contre moi, disant que vingt-cinq mille n'étaient pas capables de lui
-faire faire un faux pas; et elle me répéta cela avec tant de fierté,
-que, quoique je n'aie rien oublié pour la radoucir avant que de me
-séparer d'elle, je crains fort qu'elle n'en parle au roi; de sorte qu'il
-faudra prendre le devant; pour cela, ne trouvez-vous pas à propos de
-dire, pour la prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent et que vous
-lui en avez refusé[131]?» d'une autre part, on donnait une
-interprétation contraire à cette lettre de Fouquet, qu'on supposait
-adressée à mademoiselle de La Vallière: «Puisque je fais mon unique
-plaisir de vous aimer, vous ne devez pas douter que je ne fasse ma joie
-de vous satisfaire; j'aurais pourtant souhaité que l'affaire que vous
-avez désirée fût venue purement de moi: mais je vois bien qu'il faut
-qu'il y ait toujours quelque chose qui trouble ma _félicité_, et
-j'avoue, ma chère demoiselle, qu'elle serait trop grande, si la fortune
-ne l'accompagnait quelquefois de quelques traverses. Vous m'avez causé
-aujourd'hui mille distractions, en parlant au roi; mais je me soucie
-fort peu de ses affaires, pourvu que les nôtres aillent bien[132].» Le
-voile des carmélites fut depuis jeté sur ces souvenirs, qui n'avaient
-pas de quoi plaire à l'orgueilleux prince.
-
- [131] Toute la lettre est imprimée à la p. 58, du t. 1 des _Mémoires
- historiques sur la Bastille_. M. de Monmerqué, qui ne hasarde jamais
- une citation sans remonter à la source originale, a pourtant
- reproduit cette lettre dans une note des _Mémoires de Conrard_, ce
- qui fait présumer qu'il l'avait trouvée dans les manuscrits de ce
- laborieux compilateur.
-
- [132] C'est l'abbé de Choisy qui rapporte cette lettre (_Mémoires_,
- Coll. Petitot, 2e série, t. 63, p. 264); il la croit adressée à Mlle
- de Montalais, l'une des maîtresses du surintendant; mais cette fille
- d'honneur ne parlait pas au roi, de manière à causer _mille
- distractions_ à Fouquet. Les éditeurs ont lu dans le manuscrit les
- _vôtres_ au lieu des _nôtres_, ce qui ne répond pas au sens général
- de la lettre.
-
-Mais lorsque, vers l'année 1680, la veuve Scarron, devenue marquise de
-Maintenon, parvint, à force de finesse, d'intrigue et de fausseté, à
-supplanter Mme de Montespan, et à se guinder jusqu'au lit royal, Louis
-XIV eut tout-à-coup les oreilles rebattues de ces anciennes lettres
-découvertes dans la cassette de Fouquet, pièces de conviction des
-mystères voluptueux de Saint-Mandé.
-
-Alors on reproduisit ce billet de Mme Scarron: «Je ne vous connais point
-assez pour vous aimer, et quand je vous connaîtrais, peut-être vous
-aimerais-je moins. J'ai toujours fui le vice, et naturellement je hais
-le péché; mais je vous avoue que je hais encore davantage la pauvreté.
-J'ai reçu vos dix mille écus: si vous voulez en apporter encore dix
-mille dans deux jours, je verrai ce que j'aurai à faire.»
-
-On commenta cet autre billet, plus concluant que le premier: «Jusqu'ici
-j'étais si bien persuadée de mes forces, que j'aurais défié toute la
-terre; mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai eue avec vous
-m'a charmée. J'ai trouvé dans votre entretien mille douceurs, à quoi je
-ne m'étais pas attendue: enfin, si je vous vois seul jamais, je ne sais
-ce qui arrivera[133].»
-
- [133] Ces deux billets sont dans les _Mém. hist. sur la Bastille_, t.
- 1, p. 57. La Beaumelle, dans les _Mémoires de Mme de Maintenon_, t.
- 1, ch. 15, raconte, avec ses réticences ordinaires, l'anecdote à
- laquelle ces lettres ont rapport. «Après la mort de Scarron, sa
- veuve alla demander au surintendant la survivance de la pension
- qu'il faisait au pauvre poète, et Fouquet voulut avoir les bénéfices
- de sa libéralité: il envoya un écrin magnifique à la belle veuve,
- qui, éclairée sur les intentions de ce protecteur intéressé, refusa
- les diamans et garda sa vertu.» La Beaumelle n'a pas réussi
- cependant à innocenter la démarche de Mme Scarron auprès du sultan
- de Saint-Mandé.
-
-Ces billets-doux et d'autres prirent des voix offensantes propres à
-chagriner le roi, qui avait disgracié son favori Lauzun pour le punir de
-s'être caché sous le lit de Mme de Montespan, et qui sentait les
-vieilles piqûres d'amour-propre aussi cuisantes que de nouvelles.
-
-Ce fut bien pis quand on tira des lettres de Scarron une preuve assez
-malhonnête des rendez-vous de Françoise d'Aubigné et de Fouquet: «Mme
-Scarron, écrivait le cul-de-jatte au maréchal d'Albret, a été à
-Saint-Mandé. Elle est fort satisfaite de la civilité de Mme la
-surintendante, et je la trouve si férue de tous ses attraits, que j'ai
-peur qu'il ne s'y mêle quelque chose d'impur?»
-
-On se rappela une foule de passages des lettres de Scarron, qu'on avait
-recueillies autrefois comme des chefs-d'oeuvre de goût dans les ruelles
-de l'hôtel Rambouillet. Ici, Mme Scarron avait gagné des flacons
-d'argent aux loteries du surintendant; là, le mari réclamait l'exécution
-des promesses faites à sa femme par Fouquet; Scarron recommandait l'un
-après l'autre tous les parens de sa femme, et mettait toujours sa femme
-en avant pour obtenir des _dons_ et des grâces de son _héros, le plus
-généreux de tous les hommes, aussi bien que le plus habile homme du
-siècle_[134].
-
- [134] Voyez les lettres de Scarron dans ses _Dernières oeuvres_,
- Paris, 1752, in-12, t. 2. «La requête que je vous envoie, écrit-il à
- Fouquet, est pour un parent de ma femme, qui a toujours été bon
- serviteur du roi, et qui est persuadé que vous me faites l'honneur
- de m'aimer.» Il écrit une autre fois: «Cette affaire est la dernière
- espérance de ma femme et de moi.» Il ne se lasse point de demander:
- «Je vous prie de vous souvenir de la promesse que vous avez faite à
- ma femme touchant le marquisat de son cousin de Circe.» Il ne rougit
- pas même de son rôle d'importun: «Je crois qu'il ne se passe point
- de jour que quelque chevalier ou quelque dame affligée ne vous aille
- demander un don.»
-
-Mais ce qui fournit surtout des armes à la malignité contre Mme de
-Maintenon, ce fut le souvenir de la querelle de Scarron contre Gilles
-Boileau, qui avait peu _ménagé_ la femme du cul-de-jatte dans cette
-épigramme:
-
- Vois sur quoi ton erreur se fonde,
- Scarron, de croire que le monde
- Te va voir pour ton entretien:
- Quoi! ne vois-tu pas, grosse bête,
- Si tu grattais un peu ta tête
- Que tu le devinerais bien[135]?
-
- [135] Malgré les apologies de La Beaumelle, qui représente la jeunesse
- de Françoise d'Aubigné comme très-édifiante, il paraît certain que
- cette amie de Ninon menait une vie peu régulière, et fréquentait une
- compagnie où les exemples de libertinage ne lui manquaient pas,
- témoin ce passage d'une lettre de son mari: «L'honneur de votre
- souvenir, écrivait-il au duc d'Elbeuf, me consolera de l'absence de
- Mme Scarron, que Mme de Montchevreuil m'a enlevée. J'ai grand'peur
- que cette dame débauchée ne la fasse devenir sujette au vin et aux
- femmes, et ne la mette sur les dents devant que me la rendre.» Au
- reste, Scarron savait à quoi s'en tenir sur la conduite de sa femme,
- qu'il révéla lui-même dans une chanson, avec laquelle on tympanisait
- à la cour Mme de Maintenon: cette chanson finit ainsi:
-
- Pour porter à l'aise
- Votre chien de cu,
- Tous les jours une chaise
- Coûte un bel écu
- A moi, pauvre cocu.
-
-Scarron, piqué au vif d'avoir _deviné_, ne s'était pas contenté de
-répondre par un débordement d'épigrammes grossières; il avait appelé à
-son aide la protection de son bienfaiteur, qui fit cesser ce combat
-poétique où Mme Scarron était exposée à de rudes vérités; car Gilles
-Boileau menaçait de ne plus _garder de mesures pour le sexe_; mais on
-lui ferma la bouche en lui remontrant que _les coups d'épigramme
-pourraient dégénérer en coups de bâton_. Mme Scarron avait eu l'esprit
-de ne pas _daigner s'offenser_ de l'épigramme _fort insolente_ décochée
-contre elle; Fouquet s'en offensa et força Boileau de récuser ses vers,
-avant que des _personnes de qualité_ se chargeassent _d'office_ de
-venger l'honneur des dames. Scarron avoua qu'il n'y avait _rien de
-commun_ entre lui et sa femme, comme le lui reprochait son adversaire,
-et il adressa le récit du débat satirique au surintendant qui en était
-la cause indirecte[136].
-
- [136] _Dernières oeuvres_ de Scarron, éd. de 1752, t. 2, p. 198 et
- suiv.
-
-Les ennemis de Mme de Maintenon eurent beau jeu pour la décrier, en
-exhumant ses anciennes galanteries et en faisant sonner haut la somme
-dont Fouquet avait payé, vingt ans auparavant, ce que le roi payait
-alors plus chèrement de sa gloire et de sa couronne. «Mme de Montespan
-n'a rien oublié pour me nuire, écrivait en 1679 Mme de Maintenon: elle a
-fait de moi le portrait le plus affreux.» Elle écrivait à son frère vers
-la même époque: «Il n'y a _rien de nouveau_ dans les déchaînemens que
-l'on a contre moi[137];» et dans une autre lettre: «Ne prenez point feu
-sur le mal que vous entendez dire de moi. On est enragé, et on ne
-cherche qu'à me nuire. Si on n'y réussit pas, nous en rirons; si l'on y
-réussit, nous souffrirons avec courage. Veillez à vos discours par
-rapport à moi. On vous en fait tenir de bien insensés, qu'on me répète
-avec complaisance; du reste on s'accoutume à tout[137].»
-
- [137] _Lettres de Mme de Maintenon_, 1756, t. 1, p. 178 et suiv.
-
-En 1676, la Brinvilliers avait accusé Fouquet de tentatives
-d'empoisonnement, sans doute sur la personne du roi: «Admirez le
-malheur, s'écrie Mme de Sévigné à cette occasion (lettre du 22 juillet),
-cette créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait et a dit ce qu'on
-ne demandait pas; par exemple, elle a dit que M. Fouquet avait envoyé
-Glazel, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir une herbe
-qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle chose à
-Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement, et quel prétexte pour
-_achever_ ce pauvre infortuné! Tout cela est bien suspect; on ajoute
-encore bien des choses.» Cette dénonciation, que les ennemis de Fouquet
-avaient soufflée sans doute à l'empoisonneuse sur la sellette, rappela
-qu'on avait trouvé des poisons sous les scellés mis en 1661 dans la
-maison de Saint-Mandé, et qu'on avait autrefois soupçonné le
-surintendant de s'être défait du cardinal Mazarin[138].
-
- [138] «On a dit qu'on avait trouvé des poisons chez lui, et on eut
- quelque soupçon qu'il avait empoisonné le feu cardinal.» _Mémoires
- de Mme de Motteville_, Coll. Petitot, 2e série, t. 40, p. 145. On
- lit dans les _Lettres_ de Guy-Patin, 7 mars 1661: «Il court un bruit
- que je tiens faux, que l'on a découvert que le cardinal Mazarin est
- mort empoisonné; ôtés les petits grains d'opium et un peu de vin
- émétique que l'on peut lui avoir donnés, ses veilles perpétuelles,
- sa tumeur oedémateuse, ses faiblesses inopinées, ses suffocations
- nocturnes, son dégoût universel et la perte d'appétit, en voilà plus
- qu'il n'en faut pour mourir sans poison, mais c'est que l'on ne peut
- empêcher les sots de parler.»
-
-Au commencement de 1680, la Voisin, dont le procès fut la continuation
-de celui de la Brinvilliers, ne manqua pas sans doute d'accuser aussi
-Fouquet, elle qui imputait des homicides à Racine et à La Fontaine!
-
-Un vieux prêtre, Étienne Guibourg, complice et co-accusé de la Voisin,
-déclara devant la _Chambre ardente_ de l'Arsenal, qu'_on avait formé le
-complot d'empoisonner M. Colbert_, et qu'un nommé Damy avait été chargé
-d'exécuter ce crime qui ne réussit pas, la dose du poison n'étant point
-assez forte pour causer la mort; il déclara en outre «que M.
-Pinon-Dumartray, conseiller au parlement, avait des liaisons avec lui,
-et qu'il lui avait dit qu'il avait dessein d'empoisonner le roi, contre
-lequel il avait, disait-il, beaucoup de ressentiment de ce qu'il avait
-fait emprisonner M. Fouquet, dont M. Pinon était parent[139].»
-
- [139] _Mémoires historiques sur la Bastille_, t. 1, p. 138. J'ai
- cherché à découvrir les interrogatoires et les procédures de la
- Chambre des poisons; j'espérais y puiser de plus amples détails sur
- l'accusation portée contre Fouquet; mais j'ai su de M. Villenave que
- les pièces les plus importantes avaient été détruites avant la
- révolution. Cependant beaucoup de papiers relatifs à cette affaire
- restaient encore, tirés des archives de la Bastille; M. de Monmerqué
- les avait triés et analysés en partie à la Bibliothèque de
- l'Arsenal, lorsqu'il s'occupait de sa précieuse édition des _Lettres
- de Mme de Sévigné_; depuis quinze ans, ces papiers sont rentrés dans
- les greniers, et nous n'avons pas réussi à les découvrir de nouveau,
- malgré de nombreuses démarches pour en retrouver la trace.
-
-Le nom de Fouquet figura donc dans ce lugubre et mystérieux procès dont
-les pièces furent anéanties avec soin, comme pour effacer les vestiges
-des iniquités de la justice. Quelle devait être la fureur du roi contre
-Fouquet, quand on voit Louis XIV, fanatisé par Mme de Maintenon, envoyer
-à la Bastille son brave maréchal de Luxembourg, exiler son ancienne
-maîtresse, la comtesse de Soissons, et laisser traîner sur la sellette
-les plus illustres personnages de sa cour, confrontés avec de vils
-scélérats qui, dans l'espoir de se soustraire au bûcher, se rattachaient
-à tout ce qui était puissant et honorable en France! Qu'on juge le
-fanatisme de Louis XIV par ces paroles: «J'ai bien voulu que Mme la
-comtesse de Soissons se soit sauvée; peut-être un jour en rendrai-je
-compte à Dieu et à mes peuples[140]!»
-
- [140] _Lettres de Mme de Sévigné_, 24 janvier 1680. On peut apprécier
- quelles intrigues avaient lieu dans le sein de la Chambre ardente,
- par ce passage d'une autre lettre du 14 février 1680 (quinze jours
- avant la prétendue mort de Fouquet): «La Chambre de l'Arsenal a
- recommencé... Il y eut un homme qui n'est point nommé, qui dit à M.
- de la Reynie: «Mais, monsieur, à ce que je vois, nous ne travaillons
- ici que sur des sorcelleries et des diableries dont le parlement de
- Paris ne reçoit point les accusations. Notre commission est pour les
- poisons; d'où vient que nous écoutons autre chose?» La Reynie fut
- surpris et lui dit: «Monsieur, nous avons des ordres
- secrets.--Monsieur, dit l'autre, faites-nous une loi et nous
- obéirons comme vous; mais, n'ayant pas vos lumières, je crois parler
- selon la raison de dire ce que je dis.» Je pense que vous ne blâmez
- pas la droiture de cet homme, qui pourtant ne veut pas être connu.»
-
-Ce fut le dernier coup contre le pauvre prisonnier. Mais Louis XIV avait
-reçu de belles leçons de piété dans ses conférences mystiques avec Mme
-de Maintenon: il n'ordonna pas la mort réelle de Fouquet.
-
-
-VI.
-
-L'histoire du geôlier peut servir encore à éclaircir celle du
-prisonnier.
-
-M. Saint-Mars, qui eut tour à tour la garde de Fouquet et du _Masque de
-Fer_, s'appelait Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars. C'était un
-petit gentilhomme champenois, des environs de Montfort-l'Amaury, qui
-n'avait aucune ressource de patrimoine lorsqu'il fut admis dans la
-première compagnie des mousquetaires du roi. Son exactitude dans le
-service lui fit obtenir le grade de maréchal-de-logis à l'âge de
-trente-quatre ans, et, en cette qualité, il contribua avec son capitaine
-d'Artagnan à l'arrestation de Fouquet.
-
-Durant tout le procès, il remplit rigoureusement l'emploi de surveillant
-auprès de l'accusé, et l'ardeur avec laquelle il s'acquittait de son
-devoir attira sur lui l'attention du roi, qui s'applaudit d'avoir trouvé
-l'homme qu'il cherchait pour l'attacher irrévocablement à la garde de
-Fouquet, condamné à une détention perpétuelle. On le nomma, en décembre
-1664, capitaine d'une compagnie-franche, avec le titre de commandant de
-la prison de Pignerol et les appointemens de gouverneur de place forte
-(6000 livres), pour garder Fouquet. Son autorité, à peu près absolue
-dans le _donjon_, se trouvait indépendante de celle du lieutenant du
-roi, M. Lamothe de Rissan, comme de celle du gouverneur de la ville, M.
-d'Herleville.
-
-A peine installé dans son commandement, Saint-Mars, qui ne voulait pas
-s'arrêter au début de sa fortune, se mit en mesure de poursuivre ce
-chemin, en épousant une demoiselle de Moresant, fille d'un simple
-bourgeois de Paris, mais soeur du commissaire des guerres de Pignerol,
-et de la belle Mme Dufresnoy, maîtresse du marquis de Louvois, qui avait
-fait créer pour elle une charge de _dame du lit de la reine_. Il gagna
-donc les bonnes grâces de Louvois par l'entremise de M. Dufresnoy,
-premier commis au département de la guerre; et l'appui de Mme Dufresnoy
-_ne lui a pas nui dans l'occasion_.
-
-Tant que dura ostensiblement la prison de Fouquet, Saint-Mars jouit d'un
-crédit considérable à la cour: il procurait des places, des grades et
-des pensions aux gens qu'il recommandait à Louvois; il balançait sans
-cesse l'autorité du lieutenant du roi et du gouverneur de Pignerol
-réunis; il recevait tous les ans d'énormes _gratifications_ sur la
-cassette du roi. Enfin la manière dont il avait gardé Fouquet, malgré
-toutes les tentatives faites pour sa délivrance, invita le roi à
-remettre dans les mains de ce geôlier infatigable un nouveau prisonnier
-plus difficile à conserver. Les ruses du comte de Lauzun échouèrent
-encore contre la vigilance de Saint-Mars, à qui la mort enleva, dit-on,
-le malheureux Fouquet en 1680; un an après, Lauzun lui fut enlevé aussi
-par des lettres de grâce[141].
-
- [141] _Mémoires de M. d'Artagnan_ (par Sandras de Courtilz), Cologne,
- 1701, 3 vol. in-12, t. 3, p. 222 et 385. _Annales de la cour et de
- Paris pour les années 1697 et 1698_ (par le même), Cologne, 1701, 2
- vol. in-18, t. 2, p. 380. Ces deux ouvrages nomment _la Moresanne_,
- la famille à laquelle appartenait la femme de Saint-Mars. Ce nom est
- écrit _Damorezan_ dans les correspondances de Louvois; _Histoire de
- la détention des Philosophes_, t. 1. C'est d'après une lecture
- attentive de ces correspondances, qu'on peut se fixer sur la nature
- des pouvoirs confiés à Saint-Mars.
-
-Cependant Saint-Mars, exclusivement occupé de la prison qu'il gouvernait
-depuis plus de seize ans avec autant d'ordre que d'adresse, refusa, en
-1681, le commandement militaire de la citadelle de Pignerol, que le roi
-lui offrait en récompense de ses services, et n'accepta qu'à regret le
-gouvernement du fort d'Exilles, vacant par la mort de M. de
-Lesdiguières: il s'y rendit la même année avec _deux_ prisonniers
-seulement, amenés de Pignerol chacun dans une litière fermée. Ces
-prisonniers, qui _n'avaient aucun commerce_, furent certainement le
-secrétaire du duc de Mantoue et l'homme au masque. «Comme il y a
-toujours quelqu'un de mes deux prisonniers malades, écrivait-il le 4
-décembre 1681, ils me donnent autant d'occupation que jamais j'en ai eue
-autour de ceux que j'ai gardés[142].» Ils restèrent _dans les remèdes_
-pendant plusieurs années, et Matthioli mourut à Exilles:
-certainement Saint-Mars ne transféra qu'un seul prisonnier aux îles
-Sainte-Marguerite, dont il fut institué gouverneur en 1687.
-
- [142] Voyez les lettres de Louvois et de Saint-Mars recueillies aux
- archives des Affaires étrangères par MM. Roux-Fazillac et Delort.
-
-Ces changemens de résidence n'étaient peut-être pas sans dangers et sans
-inconvéniens, puisque Saint-Mars les souhaitait peu; et il ne se fût pas
-pressé de se rendre à son nouveau poste, sans un ordre de Louvois, qui
-le força de partir immédiatement avec son prisonnier malade. La mort du
-ministre qui avait toujours favorisé en lui le beau-frère de Mme
-Dufresnoy n'influa pas sur son crédit à la cour; car il avait marié son
-fils unique, qu'il perdit bientôt après, à la fille de M. Desgranges,
-premier commis du comte de Pontchartrain, secrétaire-d'état de la
-marine, puis chancelier de France; mais Saint-Mars, qui était _déjà fort
-vieux et gras_[143], désirait du repos: il essaya de refuser, en 1698,
-le gouvernement de la Bastille, vacant par la mort de M. de Bessemaux,
-et répondit que «s'il plaisait à Sa Majesté de le laisser où il était,
-il y demeurerait volontiers.» Barbezieux le força d'accepter sa
-nomination, et le roi cassa, quelques jours après, une compagnie qui
-avait été créée tout exprès pour la garde de Fouquet, et que Saint-Mars
-avait menée avec lui aux îles Sainte-Marguerite et de Saint-Honorat,
-quoique la prétendue mort de Fouquet semblât devoir motiver le
-licenciement de cette compagnie. Saint-Mars alla donc à Paris avec _son
-prisonnier_ et toutes les personnes qui possédaient ce secret.
-
- [143] Cette épithète doit s'entendre de la richesse de Saint-Mars, car
- il est impossible de l'appliquer au portrait physique de cet
- officier, que Renneville a peint de couleurs tout-à-fait
- différentes: «C'était un petit vieillard, dit-il dans le récit de la
- réception que lui fit ce gouverneur de la Bastille en 1703, de
- _très-maigre_ apparence, branlant de la tête, des mains et de tout
- son corps.» _Hist. de la Bastille_, t. 1, p. 32.
-
-Ces personnes étaient aussi les mêmes qui avaient eu part à la garde de
-Fouquet, et par conséquent leur fidélité se trouvait garantie par
-l'épreuve du temps, non moins que par des raisons d'intérêt ou de
-famille.
-
-Saint-Mars, dès l'origine de son commandement à Pignerol, s'était
-entouré de plusieurs de ses parens[144] qui le secondèrent avec zèle,
-dans l'espoir de faire leur fortune: son cousin-germain, M. de
-Blainvilliers, mousquetaire du roi, et _lieutenant à la garde de M.
-Fouquet_, était souvent l'entremetteur des rapports confidentiels du
-gouverneur au ministre, et des ordres du ministre au gouverneur: il
-allait fréquemment de Pignerol à Versailles et à Saint-Germain[145],
-pour y porter des dépêches secrètes concernant les _affaires_ de la
-prison; il suivit Saint-Mars au fort d'Exilles; mais tout fait supposer
-qu'il mourut avant le passage de son parent au gouvernement de la
-Bastille.
-
- [144] Voici l'indication de quelques titres trouvés parmi d'anciens
- papiers relatifs à la terre de Blainvilliers; M. Barbier d'Aucourt,
- qui les a découverts, a bien voulu nous les communiquer pour ajouter
- aux renseignemens que nous avions puisés dans l'ouvrage de
- Renneville sur la famille de Saint-Mars, laquelle ne figure pas dans
- les généalogies de Champagne, publiées en 1673 d'après les
- _Recherches faites sous la direction de M. de Caumartin_, 2 vol. gr.
- in-fº.
-
- «Le 20 juillet 1670, le sieur Zachée de Byot, écuyer, seigneur de
- Blainvilliers, mousquetaire du roi et lieutenant à la garde de M.
- Fouquet dans la citadelle de Pignerol, prête foi et hommage pour le
- fief de Blainvilliers.»
-
- «Le 22 juillet 1670. Quittance de 500 liv. au nom de M. de
- Blainvilliers, lieutenant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle
- de Pignerol, pour droits de lots et ventes, à cause de l'acquisition
- qu'il a faite de Bénigne d'Auvergne, sieur de Saint-Mars, son cousin
- germain, des héritages qui lui appartenaient de la succession du
- sieur de Blainvilliers, leur oncle, duquel ledit seigneur de
- Saint-Mars était héritier pour une sixième portion, suivant le
- partage qui en a été fait avec le sieur de Formanoir.»
-
- «Le 12 mars 1671. Eloy de Formanoir, seigneur de Corbest, tant en
- son nom à cause de damoiselle Marguerite d'Auvergne, son épouse, que
- comme ayant les droits cédés par écrit sous seing-privé, en date du
- 22 novembre 1664, de Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars,
- maréchal-des-logis des mousquetaires du roi et son lieutenant dans
- la citadelle de Pignerol, fait une déclaration d'aveu pour le même
- fief.»
-
- «Le 23 décembre 1714. Transaction pour une pièce de terre entre le
- sieur Jean Presle, laboureur, et messire Guillaume de Formanoir,
- chevalier, seigneur de Palteau, demeurant ordinairement en ladite
- terre de Palteau, en Bourgogne, messire Louis Joseph de Formanoir,
- seigneur de Saint-Mars et chevalier de l'ordre militaire de
- Saint-Louis, demeurant ordinairement à Montfort, et le sieur Salmon,
- prêtre, fondé de procuration de messire Louis de Formanoir,
- chevalier, seigneur d'Erimont, commandant une compagnie pour le
- service de Sa Majesté aux îles Sainte-Marguerite.»
-
- [145] Voyez la correspondance de Louvois, notamment les lettres du 29
- juillet 1678, 18 août 1679, 1er octobre 1679, etc., t. 1 de
- l'_Histoire de la détention des Philosophes_: «J'ai entretenu le
- sieur de Blainvilliers, écrit Louvois le 1er décembre 1678, et je
- continuerai à lui parler de temps en temps dans les heures de loisir
- que je pourrai avoir.»
-
-Un neveu de Saint-Mars, nommé Guillaume de Formanoir, dit _Corbé_, parce
-qu'il avait d'abord porté le titre de la seigneurie de Corbest, fut,
-pendant plus de trente ans, le confident et l'auxiliaire de son oncle,
-qu'il accompagna de Pignerol à la Bastille, en qualité de
-sous-lieutenant, puis de lieutenant, dans la compagnie-franche chargée
-de la surveillance des prisonniers: il était encore _plus laid et plus
-méchant_ que Saint-Mars, dont il espérait être le successeur; mais,
-trompé dans son attente, il quitta le service du roi, et sortit alors de
-la Bastille, où il était abhorré, pour se retirer en Champagne, dans la
-terre de Palteau que son oncle en mourant lui avait laissée avec
-d'autres biens. Ses friponneries, ses crimes, sont marqués au fer rouge
-par Constantin de Renneville, qui en avait tant souffert; mais l'infâme
-_Corbé_ était devenu M. de Palteau, pour _jouir en paix du sang et des
-larmes de mille malheureux dont ses richesses étaient le prix_[146].
-
- [146] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p.
- 76; t. 5, p. 406.
-
-D'autres neveux de Saint-Mars remplirent long-temps des grades presque
-héréditaires dans les compagnies-franches des prisons d'état, en
-récompense du dévouement éprouvé de ce vieux gardien de Fouquet et du
-_Masque de Fer_.
-
-Le major Rosarges, dont le nom figure dans le Journal de Dujonca et dans
-l'extrait mortuaire de _Marchialy_, était encore une créature de
-Saint-Mars, qui l'amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, et le
-fit major du château. Ce provençal, _le plus brutal des hommes_, avait
-passé toute sa vie auprès du gouverneur, et il mourut le 19 mai 1705,
-_les intestins brûlés par la quantité excessive d'eau-de-vie qu'il avait
-bue_[147]. Rosarges remplaçait Saint-Mars dans les rares et courtes
-absences que celui-ci fut forcé de faire avec la permission du ministre,
-et c'est lui sans doute que Saint-Mars désigne sous ce titre: _mon
-officier_, en faisant mention de la personne de confiance qui avait soin
-du prisonnier masqué, et qui ne devait _jamais lui parler_[148].
-
- [147] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p.
- 43, p. 79; t. 3, p. 393.
-
- [148] Lettres de Louvois, du 4 décembre 1681, et de Saint-Mars à
- Louvois, du 11 mars 1682 et du 20 janvier 1687; dans l'ouvrage de
- Roux-Fazillac.
-
-Saint-Mars, arrivant à la Bastille, était encore accompagné du nommé
-Lécuyer, qui le servait depuis trente ans, et qu'il fit capitaine des
-portes. Ce vieillard, _bien moins méchant que le major, avait encore
-quelque espèce de crainte de Dieu_. Le porte-clef Ru, provençal, venait
-aussi des îles Sainte-Marguerite, à la suite du _Masque de Fer_[149].
-L'abbé Giraut, qui confessa cet inconnu à l'article de la mort, _ce bouc
-exécrable_, comme l'appelle Renneville, avait été confesseur des
-prisonniers aux îles Sainte-Marguerite, et probablement à Pignerol,
-avant de passer comme aumônier à la Bastille, où ses débauches et ses
-dilapidations eurent grand besoin de la faveur spéciale de Saint-Mars
-pour n'être pas démasquées et punies[150]. Il savait sans doute le nom
-et la condition du prisonnier qu'il confessait.
-
- [149] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p.
- 54 et 79.
-
- [150] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p.
- 82.
-
-Quant à Reilh, qui signa l'acte de décès sur les registres de
-Saint-Paul, ce chirurgien était entré à la Bastille par la
-recommandation de l'abbé Giraut; et comme il avait été _frater_ dans une
-compagnie d'infanterie, on peut présumer que l'apprentissage de ce
-_frater_ eut lieu aux îles Sainte-Marguerite sous les yeux de
-Saint-Mars, qui donnait ses _vieilles perruques_ et _ses vieux
-justaucorps_ à ce sinistre opérateur, aussi mal famé que sa médecine
-parmi les pensionnaires de la prison[151]. Abraham Reilh, complaisant du
-gouverneur, qui ajouta pour lui le titre et les appointemens
-d'apothicaire à ceux de chirurgien du château, devait peut-être cette
-faveur à sa discrétion, en cas qu'il fût le même _frater_ qui trouva au
-bord de la mer une chemise couverte d'écriture, et l'apporta
-sur-le-champ à Saint-Mars, sans avoir rien lu de ce qu'elle contenait.
-Mais alors il ne faudrait pas admettre le reste de la tradition qui
-raconte que ce _frater_ fut trouvé mort dans son lit.
-
- [151] _Idem_, t. 1, p. 79.
-
-Saint-Mars, en se rendant à la Bastille, avait obéi à contre-coeur,
-comme s'il craignait de perdre bientôt _son_ prisonnier, qui ne survécut
-que quatre années et demie à sa translation, et Saint-Mars, qui avait
-plus de quatre-vingts ans à cette époque, resta gouverneur jusqu'à sa
-mort. Quand elle arriva, le 26 septembre 1708, il était entièrement
-oublié du monde, auquel il avait dit adieu depuis 1661, pour partager
-pendant près d'un demi-siècle la captivité d'une grande victime[152].
-
- [152] _Annales de la cour et de Paris_, t. 2, p. 380 et 381.
- _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. 73 et
- suiv.
-
-Le caractère de Saint-Mars a été jugé diversement, selon les temps et
-les personnes. «On dit que celui qui gardera M. Fouquet à Pignerol est
-un fort honnête homme,» écrivait Mme de Sévigné, le 25 janvier 1665.
-«C'était un homme sage et exact dans le service,» disent les _Mémoires
-de d'Artagnan_. «On jeta les yeux sur lui, dit Constantin de Renneville
-qui ne pouvait qu'être partial au sortir de la Bastille, parce qu'on
-crut ne pouvoir pas trouver d'homme, dans tout le royaume, plus dur et
-plus inexorable. La férocité brutale avec laquelle ce tyran traita cet
-illustre malheureux a quelque chose de si terrible, qu'elle serait
-capable de faire rougir les Denis et les Néron.» Il faut avouer que ce
-portrait est bien loin de ressembler à celui qu'on peut extraire des
-correspondances de Louvois. Saint-Mars était, ce me semble, d'une humeur
-sombre, froide, silencieuse, d'une défiance continuelle et d'une fermeté
-inflexible: un secret d'état ne courait aucun risque avec un pareil
-homme.
-
-Il fit une _fortune prodigieuse_ dans ses différens commandemens, où il
-avait, _sans compter le tour du bâton_, des appointemens considérables.
-«Certains prisonniers, qui avaient été enfermés aux îles
-Sainte-Marguerite, l'accusaient d'avoir poussé la fureur jusqu'à laisser
-mourir de faim et même faire étouffer plusieurs de ses prisonniers, dont
-il ne laissait pas de toucher la pension, comme s'ils eussent été
-vivans, long-temps après leur mort.» Quelles que fussent les sources de
-ses richesses _immenses_, elles lui permirent d'acheter en Champagne
-plusieurs terres seigneuriales, entre autres celles de Dimon et de
-Palteau. Il fut nommé chevalier des ordres du roi, bailli et gouverneur
-de Sens. Ces honneurs, ces dignités, ces richesses, récompensaient le
-geôlier de Fouquet et du _Masque de Fer_[153].
-
- [153] _Annales de la cour et de Paris_, t. 2, p. 380 et 381.
- _Inquisition française_, t. 1, p. 75 et 76. Voyez dans le tome 1er
- de l'_Histoire de la détention des Philosophes_, plusieurs
- ordonnances du roi pour paiement de gratifications à Saint-Mars, _en
- considération de ses services et pour lui donner moyen de les
- continuer_. L'un de ces _bons_, du 30 janvier 1670, est de _quinze
- mille livres_.
-
-Les lettres de Saint-Mars prouvent qu'il désignait Fouquet par cette
-qualification: _mon prisonnier_, quoique bien d'autres prisonniers
-fussent sous sa garde, et qu'il continua toujours à employer le même
-terme à l'égard du _Masque de Fer_, depuis la prétendue mort de Fouquet:
-«Il y a des personnes qui sont quelquefois si curieuses, écrivait-il de
-Pignerol à Louvois (le 12 avril 1670), de me demander des nouvelles de
-_mon prisonnier_, ou le sujet pourquoi je fais faire tant de
-retranchemens pour ma sûreté, que je suis obligé de leur faire des
-_contes jaunes_ pour me moquer d'eux[154].» Il lui écrivait d'Exilles,
-le 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien mes ordres pour la garde de
-_mon prisonnier_, que je puis bien vous en répondre[155].» Il lui
-écrivait des îles Sainte-Marguerite, le 3 mai 1687: «Je n'ai resté que
-douze jours en chemin, à cause que _mon prisonnier_ était malade, à ce
-qu'il disait n'avoir pas autant d'air qu'il l'aurait souhaité. Je puis
-vous assurer, monseigneur, que personne au monde ne l'a vu, et que la
-manière dont je l'ai gardé et conduit pendant toute ma route fait que
-chacun cherche à deviner qui peut être _mon prisonnier_.» Or, quel était
-en effet le véritable _prisonnier_ de Saint-Mars, qui avait été nommé à
-la _garde_ de Fouquet en 1664, et qui ne fut chargé que par accessoire
-de garder d'autres prisonniers? N'est-ce pas toujours le même personnage
-à différentes époques?
-
- [154] T. 1 de l'_Histoire de la détention des Philosophes_, p. 169.
-
- [155] Voyez cette lettre et les suivantes dans les ouvrages de MM.
- Roux-Fazillac et Delort.
-
-Les ministres, dans leur correspondance, se servaient aussi d'une
-dénomination semblable pour Fouquet et le _Masque de Fer_; Louvois, en
-parlant du surintendant à Saint-Mars, dit fréquemment: _votre
-prisonnier_, ou _le prisonnier_, comme faisait en 1691 Barbezieux,
-parlant de l'homme au masque.
-
-Quant à cette lettre de Barbezieux, datée de 1691, par laquelle on fixe
-le temps de la captivité du _Masque de Fer_, ce temps ne se rapporte pas
-absolument à celui que Fouquet aurait passé en prison, dans le cas où il
-eût vécu jusqu'à cette année-là; mais Barbezieux, en disant à
-Saint-Mars: _Le prisonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans_,
-n'a pas prétendu donner une date précise; et, léger d'esprit comme il
-l'était, il a fort bien pu mettre _vingt ans_ au lieu de _vingt-sept
-ans_; d'ailleurs, ce jeune ministre, né en 1668, n'avait pas vu
-commencer la détention de Fouquet, s'en était peu informé comme d'un
-événement tout-à-fait indifférent, et savait seulement par ouï-dire que
-ce malheureux était à Pignerol depuis plus de vingt ans.
-
-Le transport de Fouquet au fort de la Pérouse, en 1665, après le
-désastre de l'explosion des poudrières à Pignerol, et son retour dans
-cette prison en 1666, ressemblent de tout point aux passages du
-prisonnier masqué au fort d'Exilles, à l'île de Sainte-Marguerite et à
-la Bastille.
-
-L'Instruction du roi, du 29 juin 1665, porte: «Capitaine Saint-Mars,
-vous transférerez ledit Fouquet au fort de la Pérouse, vous faisant
-escorter par les officiers et soldats de votre compagnie, et vous
-servant, pour cet effet, de la voiture que vous jugerez la plus
-convenable.»
-
-Lorsqu'il s'agit de ramener Fouquet à Pignerol, Louvois écrit à
-Saint-Mars, le 17 juillet 1666: «Il est inutile que je vous explique
-toutes les précautions que Sa Majesté prend pour la sûreté du prisonnier
-durant sa marche, mais je dois seulement vous assurer que Sa Majesté se
-remet à votre prudence du temps et de la forme de votre départ; elle se
-promet que vous prendrez si bien vos précautions, que M. Fouquet ne
-pourra s'échapper de vos mains, et qu'à l'exception de ceux qui ont
-travaillé à l'exécution desdits _ordres_, et qui sont gens discrets et
-fidèles, personne n'a connaissance qu'ils soient faits et envoyés[156].»
-
- [156] Voyez le premier volume de l'_Histoire de la détention des
- Philosophes_, p. 94 et 131.
-
-Saint-Mars écrit au ministre, le 20 janvier 1687: «Si je mène mon
-prisonnier aux îles, je crois que la plus sûre voiture serait une chaise
-couverte de toile cirée, de manière qu'il aurait assez d'air, sans que
-personne le pût voir ni lui parler pendant la route, pas même mes
-soldats, que je choisirai pour être proche de la chaise, qui serait
-moins embarrassante qu'une litière qui pourrait se rompre[157].» Durant
-ce voyage, le _Masque de Fer_ était dans cette chaise fermée, et
-Saint-Mars le suivait en litière, comme lors de la translation du
-prisonnier à la Bastille. N'est-ce pas en effet un pareil voyage que M.
-de Palteau a décrit dans sa lettre?
-
- [157] Cette lettre a été extraite des archives des Affaires étrangères
- par Roux-Fazillac.
-
-Enfin les précautions qu'on prenait pour rendre sûre la prison du
-_Masque de Fer_ avaient été aussi employées pour Fouquet.
-
-Voici ce que Saint-Mars écrivait du fort d'Exilles, à Louvois, le 11
-mars 1682: «Mes prisonniers (l'un des deux était l'homme au masque)
-peuvent entendre parler le monde qui passe au chemin qui est au bas de
-la tour où ils sont; mais eux, quand ils voudraient, ne sauraient se
-faire entendre; ils peuvent voir les personnes qui seraient sur la
-montagne qui est devant leurs fenêtres; mais on ne saurait les voir, à
-cause des grilles qui sont au-devant de leurs chambres. J'ai deux
-sentinelles de ma compagnie, nuit et jour, des deux côtés de la tour, à
-une distance raisonnable, qui voient obliquement la fenêtre des
-prisonniers: il leur est consigné d'entendre si personne ne leur parle
-et si ils ne crient pas par leur fenêtre, et de faire marcher les
-passans qui s'arrêteraient dans le chemin ou sur le penchant de la
-montagne. Ma chambre étant jointe à la tour, qui n'a d'autre vue que du
-côté de ce chemin, fait que j'entends et vois tout, et même mes deux
-sentinelles qui sont toujours alertes par ce moyen-là. Pour le dedans de
-la tour, je l'ai fait séparer d'une manière où le prêtre qui leur dit la
-messe ne les peut voir, à cause d'un tambour que j'ai fait faire, qui
-couvre leurs doubles portes. Les domestiques, qui leur portent à manger,
-mettent ce qui fait de besoin aux prisonniers sur une table qui est là,
-et mon lieutenant (Rosarges, sans doute) leur porte (en présence de
-Saint-Mars)[158].»
-
- [158] Extraite des mêmes archives par le même.
-
-Louvois écrivait à Saint-Mars, le 30 juillet 1666: «Il ne se peut rien
-ajouter aux précautions que vous prenez pour la garde de M. Fouquet, et
-je ne saurais vous donner d'autre conseil que de vous convier à
-continuer comme vous avez commencé.» Le 14 février 1667: «Comme par les
-écritures du prisonnier, il paraît qu'il souhaite qu'il ait vue du côté
-des chapelles qui sont sur la montagne, il sera de votre soin d'empêcher
-qu'il ne puisse rien voir de ce côté-là.» Le 7 décembre 1669: «Vous
-ferez fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que
-pareille chose ne puisse plus arriver (Fouquet avait parlé aux
-sentinelles), et veiller exactement qu'il ne puisse rien voir sans que
-vous le découvriez.» Le 1er janvier 1670: «Les jalousies de fil d'archal
-que vous ferez mettre à ses fenêtres ne feront point l'effet que celles
-de bois, à moins que vous ne les fassiez faire de même forme,
-c'est-à-dire qu'il y ait autant de plein que de vide.» Le 26 mars 1670:
-«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et le dehors du lieu où
-il est enfermé, et de le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir
-ni être vu de personne, et ne puisse parler à qui que ce soit, ni
-entendre ceux qui voudraient lui dire quelque chose[159].» La _garde_ de
-Fouquet semblait donc aussi difficile et non moins importante que celle
-du _Masque de Fer_.
-
- [159] Ces lettres se trouvent dans le t. 1 de l'_Histoire de la
- détention des Philosophes_.
-
-M. Dujonca, que Mme de Sévigné traite d'_ami_, avait, ce semble, des
-qualités humaines et sociales qu'on n'appréciait guère chez un
-lieutenant du roi à la Bastille: «Ses bonnes qualités l'emportaient
-beaucoup sur les autres. Il était officieux, affable, doux, honnête;
-mais ceux qui se plaignaient de lui l'accusaient d'être inquiet, vif,
-remuant, d'une sévérité outrée, et de ne dire jamais la vérité.» M.
-Dujonca avait consigné sur son journal l'entrée du _Masque de Fer_ à la
-Bastille: peut-être chercha-t-il à pénétrer ce secret d'état qui avait
-été mortel à plusieurs personnes indiscrètes.
-
-Le 29 septembre 1706, il fut, nous apprend Renneville, attaqué
-brusquement _des douleurs de la mort, que l'on feignit être causée par
-une colique_. «Corbé (Blainvilliers ou Formanoir) ne permit jamais que
-personne parlât à ce malade, qui mourut sans administration de sacremens
-et sans aucune consolation.»
-
-Renneville revient ailleurs sur cette mort, qu'il attribue à Corbé,
-lequel aurait voulu s'emparer d'une somme considérable reçue par M.
-Dujonca, peu de jours avant sa soudaine maladie. «Ru disait hautement à
-tous les prisonniers que c'était Corbé qui avait fait empoisonner M.
-Dujonca. M. d'Argenson, soit qu'il se doutât du sujet d'une mort si
-inopinée, ordonna qu'on fît l'ouverture du corps; mais pas un des parens
-n'y fut appelé, et l'opération fut faite par le même chirurgien (Reilh,
-sans doute) que Ru protestait avoir préparé la médecine fatale[160].»
-
- [160] L'_Inquisition française_, t. 1, p. 77 et 78; t. 2, p. 351, et
- t. 4, p. 212.
-
-On pourrait penser que M. Dujonca avait reconnu Fouquet sous le masque
-de velours noir, et confié ce terrible mystère à Mme de Sévigné, qui
-alla elle-même voir le lieutenant du roi à la Bastille, le 6 août 1703,
-trois mois avant la mort de _Marchialy_!
-
-Ne saurait-on invoquer, à l'appui de cette présomption, l'amitié qui
-existait, entre Mme de Grignan, fille de Mme de Sévigné, et cette dame
-Lebret, femme de l'intendant de Provence, chargée des acquisitions de
-linge fin et de dentelles à Paris, pour l'usage du prisonnier des îles
-Ste-Marguerite[161]? N'était-ce pas un dernier service que Fouquet
-retranché de la vie par anticipation, recevait encore de ses anciens
-amis, qui n'osaient néanmoins mettre en doute sa mort, de peur de la
-rendre nécessaire et irrécusable?
-
- [161] _OEuvres_ de Saint-Foix, t. 5, p. 271, note.
-
-Il serait facile d'étendre ainsi les inductions qui ajouteraient sans
-doute quelque crédit, à une opinion fondée plus solidement sur des faits
-et des dates.
-
- LE MASQUE DE FER ÉTAIT LE SURINTENDANT FOUQUET!
-
-Nous avons foi en notre système: nous regardons Colbert comme
-l'inventeur de la nouvelle captivité de Fouquet, mort de son vivant,
-sous le masque d'un prisonnier inconnu, et nous pensons que ce
-raffinement de vengeance ou de politique contre le malheureux
-surintendant est un fait moins important, mais plus honteux à la mémoire
-de Louis XIV, que les dragonnades et la révocation de l'édit de Nantes.
-Voilà pourquoi les descendans du _grand roi_ l'ont caché avec tant de
-soin pour l'honneur de la royauté.
-
-Tel est le coeur humain: il étale avec orgueil un crime hardi et
-brillant; mais il couvre de ses plus sombres replis une mauvaise action
-entachée de lâcheté et de bassesse.
-
-
-FIN.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER ***
-
-***** This file should be named 63201-8.txt or 63201-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/3/2/0/63201/
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/old/63201-8.zip b/old/63201-8.zip
deleted file mode 100644
index ac1c902..0000000
--- a/old/63201-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63201-h.zip b/old/63201-h.zip
deleted file mode 100644
index 1c84140..0000000
--- a/old/63201-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63201-h/63201-h.htm b/old/63201-h/63201-h.htm
deleted file mode 100644
index 82d9291..0000000
--- a/old/63201-h/63201-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,9498 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
-<head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
-<title>
- The Project Gutenberg eBook of L'homme au masque de fer, by Paul L. Jacob.
-</title>
-<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" />
-<style type="text/css">
-
-p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em;
- margin: .3em 0;}
-p.noindent { text-indent: 0; }
-
-h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; }
-h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; }
-h3 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 2em 0 1em 0; }
-
-div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0;
- margin: 1em 0; }
-
-.large { font-size: 130%; }
-.small, small { font-size: 90%; }
-
-i em, i .sc { font-style: normal; }
-i sup { padding-left: .25em; }
-
-
-span.roman { font-style: normal; }
-em.small { font-style: normal; }
-
-.sc { font-variant: small-caps; }
-
-.ind { margin: 1em 0 1em 10%; text-indent: 0; }
-.narrow { margin: 1em 10%; }
-.epi { margin: 1em 0 1em 50%; }
-
-.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; }
-.stanza { margin-top: 1em; }
-.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; }
-.i1 { margin-left: 5%; }
-.i2 { margin-left: 10% }
-.i3 { margin-left: 15% }
-
-hr { width: 20%; margin: 1em 40%; }
-
-.attr { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; }
-.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; }
-
-a { text-decoration: none; }
-
-sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; }
-
-li { list-style: none; }
-
-table { margin: 1em auto; border-collapse: collapse; }
-td { vertical-align: top; border-top: thin solid; border-bottom: thin solid;
- border-left: thin solid; padding: .2em; }
-td.c { text-align: center; border-left: medium solid; }
-
-.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; }
-
-
-.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em;
- text-decoration: none; font-style: normal; }
-.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; }
-.footnote .label { }
-
-.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; }
-
-div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; }
-.break, .chapter { margin-top: 4em; }
-
-img { max-width: 100%; }
-
-@media screen {
- body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; }
-}
-
-@media handheld {
- .break, .chapter { page-break-before: always; }
- .top4em { padding-top: 4em; }
- .nobreak { page-break-before: avoid; }
-}
-
-
-</style>
-</head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: L'homme au masque de fer
-
-Author: P. L. Jacob
-
-Release Date: September 14, 2020 [EBook #63201]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<h1>L'HOMME<br />
-<span class="small">AU</span><br />
-<span class="large">MASQUE DE FER</span></h1>
-
-<p class="c"><span class="small">PAR</span><br />
-<span class="large">PAUL L. JACOB,</span><br />
-<b class="small">BIBLIOPHILE.</b></p>
-
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Livres nouveaulx, livres vielz et antiques.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Étienne Dolet.</span></p>
-
-</blockquote>
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span>.<br />
-VICTOR MAGEN ÉDITEUR,<br />
-21, <span class="small">QUAI DES AUGUSTINS.</span></p>
-
-<p class="c">1837.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><b>&OElig;UVRES</b><br />
-<span class="small">DE</span> <span class="large">PAUL L. JACOB</span>, <span class="small">BIBLIOPHILE</span>.</p>
-
-
-<p class="c"><b>HISTOIRE.</b></p>
-
-<p class="drap">HISTOIRE DU SEIZIÈME SIÈCLE EN FRANCE, d'après les originaux,
-manuscrits et imprimés; première série: règne de Louis XII,
-4 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p>(Cet ouvrage ayant été détruit par l'incendie de la rue du Pot-de-Fer,
-la publication se trouve suspendue provisoirement. Le cinquième volume
-doit compléter la première série.)</p>
-
-<p class="drap">HISTOIRE DE L'HOMME AU MASQUE DE FER, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-
-<p class="c"><b>ROMANS-HISTOIRES.</b></p>
-
-<p class="drap">1437.&mdash;LA DANSE MACABRE, histoire du temps de Charles VII,
-1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">1440.&mdash;LES FRANCS TAUPINS, histoire du temps de Charles VII,
-3 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">1514.&mdash;LE ROI DES RIBAUDS, histoire du temps de Louis XII,
-2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">1525.&mdash;LES DEUX FOUS, histoire du temps de François I<sup>er</sup>,
-1 vol. in 8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">1680.&mdash;PIGNEROL, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">1692.&mdash;LA FOLLE D'ORLÉANS, histoire du temps de Louis XIV,
-2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-
-<p class="c"><b>ROMANS DE M&OElig;URS.</b></p>
-
-<p class="drap">DE PRÈS ET DE LOIN, roman conjugal, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">LE DIVORCE, histoire du temps de l'Empire, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">VERTU ET TEMPÉRAMENT, histoire du temps de la Restauration,
-2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">UNE FEMME MALHEUREUSE, 1<sup>re</sup> partie: <span class="sc">Fille, Femme</span>, 2 vol.
-in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-
-<p class="c"><b>CONTES ET NOUVELLES HISTORIQUES.</b></p>
-
-<p class="drap">LES SOIRÉES DE WALTER SCOTT, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">LE BON VIEUX TEMPS, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">QUAND J'ÉTAIS JEUNE, Souvenirs d'un vieux, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">MÉDIANOCHES, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">CONTES A MES PETITS ENFANS, 2 vol. in-12.</p>
-
-<p class="drap">CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-
-<p class="c"><b>LITTÉRATURE MÊLÉE.</b></p>
-
-<p class="drap">MON GRAND FAUTEUIL, poésies et dissertations historiques, 2 vol.
-in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-
-<p class="c"><b>SOUS PRESSE;<br />
-<i class="large">Pour paraître à différentes époques:</i></b></p>
-
-<p class="drap">LA CHAMBRE DES POISONS, histoire du temps de Louis XIV,
-2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">HISTOIRE DES FOUS EN TITRE D'OFFICE, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">UNE FEMME MALHEUREUSE, 2<sup>me</sup> partie: <span class="sc">Amante, Mère</span>, 2 vol.
-in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">L'AVORTON, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">LES VA-NU-PIEDS, histoire du temps de Louis XIII, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">PHYSIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE, suivie
-de l'<i>Histoire des Acrobates littéraires</i>, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p class="drap">HISTOIRE DE LA RÉGENCE DE PHILIPPE D'ORLÉANS, 6 vol.
-in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="small">IMPRIMERIE DE V</span><sup>e</sup> <span class="small">DONDEY-DUPRÉ</span>, rue Saint-Louis, 46, au Marais.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><span class="small">A MON AMI</span><br />
-GUILBERT DE PIXÉRÉCOURT.</h2>
-
-
-<p>Ce livre vous appartient, mon ami, puisque l'idée première
-me vient de vous, ou du moins à cause de vous,
-sans que vous vous en doutiez: à ce titre, j'attache beaucoup
-de prix à cet ouvrage; et comme je le crois d'une
-nature durable, fondé qu'il est sur une étude approfondie
-du point le plus curieux de l'histoire moderne, je le choisis
-comme un monument de marbre, où mon amitié veut
-inscrire votre nom couronné par cinquante victoires dramatiques,
-immortelles dans les fastes de notre théâtre!</p>
-
-<p>Mais ce n'est pas au dramaturge, surnommé le <i>Corneille
-des boulevarts</i> par Charles Nodier, c'est au bibliophile
-que j'adresse ici un témoignage public de mon vieil
-attachement.</p>
-
-<p>Voici un livre fait avec des livres, et souvent avec
-ceux de votre bibliothèque, malgré la devise fondamentale
-écrite sur la porte de ce panthéon dédié aux illustrations
-et aux raretés bibliographiques:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Tel est le triste sort de tout livre prêté:</div>
-<div class="verse">Souvent il est perdu, toujours il est gâté.</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Eh bien! mon ami, je veux, en vous renvoyant les volumes
-que vous avez confiés à ma tendre sollicitude, y
-ajouter celui-ci qui en est tiré comme Ève de la côte
-d'Adam. Je serai assez récompensé, si vous recevez cet
-intrus dans la famille dont il est issu en ligne plus ou
-moins directe, si vous lui faites fête ainsi qu'à un enfant
-de la maison, si vous lui donnez place dans votre catalogue
-tout plein de hauts et puissans seigneurs littéraires,
-si vous l'habillez de maroquin ou de cuir de Russie, si
-vous le dorez sur toutes les coutures, ainsi qu'un chambellan
-de l'Empire.</p>
-
-<p>L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus
-que l'ouvrage même, dans lequel vous retrouverez
-<i lang="la" xml:lang="la">excerpta poetæ membra</i>, de même que dans la marmite
-où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par
-morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de
-composer des livres nouveaux avec des livres anciens,
-concassés et passés à l'alambic? Le grand système de la
-vie universelle peut s'appliquer à toutes les créations de la
-plume: une tragédie morte et lugubre se reproduit en
-comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon
-l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges
-de livres, assez agréables au goût, et fort propres à servir
-de remède caustique contre l'ennui. La tâche du manipulateur
-se borne à choisir, à résumer, à comparer, à morceler;
-on respecte le fonds en changeant la forme; on
-renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite
-ou l'on galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois:
-tirer de l'or du fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels
-de notre temps ne sont pas moins ingénieux que les
-procédés matériels employés par la science et l'industrie:
-on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique
-avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne
-comptaient pas moins de cinq siècles! <i lang="la" xml:lang="la">O tempora, o
-mores!</i></p>
-
-<p>Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles
-seuls osent supporter en face, sans craindre une fièvre
-cérébrale ou une ophthalmie, je me promenais sur le quai
-Voltaire, en flairant le veau et le mouton rôtis et calcinés
-par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y
-prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon
-dos qui attirait tous les rayons solaires sur son arête culminante;
-car ma tête, plongée dans les boîtes poudreuses
-des bouquinistes, descendait au niveau de la poitrine, et
-s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi
-des tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces
-petits pamphlets anonymes que la révolution éparpillait
-sur le sol de la liberté, et que vous recueillez soigneusement,
-à l'instar des feuilles de chêne qui s'envolaient de l'antre
-de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de découvrir
-une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou licencieuses,
-pour l'apporter en tribut à votre précieuse
-collection révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles
-noirs, ornés d'une tête de mort blanche, monument
-terrible et philosophique, où vous rassemblez les
-débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection
-est si complète, que mes plus rares captures vous sont
-trop souvent inutiles, et que là où je crois combler un
-vide, je trouve une montagne de documens singuliers
-que je ne soupçonnais pas même existans: votre richesse,
-qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais,
-plus persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux
-papier imprimé qu'on enlève des greniers pour le vendre
-à la livre et l'étaler aux yeux des passans sur les parapets
-de la rivière.</p>
-
-<p>J'étais arrivé devant l'étalage du père P&hellip;, que nous
-connaissons tous, nous autres coureurs de bonnes fortunes
-en matière de bouquins: le père P&hellip; n'est pas de la
-force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne sait parler
-ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie,
-ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non
-rogné, sans le distinguer des almanachs liégeois du siècle
-dernier; il ne mettrait aucune différence de prix entre
-un almanach royal, en maroquin rouge, et un <i>alde</i> revêtu
-de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec l'inscription
-célèbre: <i lang="la" xml:lang="la">Jo. Grolierii et amicorum</i>. Aussi les amateurs
-lui ont-ils voué une reconnaissance éternelle, à cause des
-excellens marchés faits aux dépens de ce brave homme,
-qui ne s'en plaint jamais, et qui n'élève pas même ses
-prétentions le lendemain du jour où il a vendu pour quelques
-sous un bouquin rare et précieux; car les livres n'ont
-à ses yeux qu'une valeur relative au format et au poids du
-papier: tout in-folio est estimé trois francs; tout in-quarto
-trente sous; tout in-octavo vingt sous; tout in-douze
-cinquante centimes. Voilà le tarif dont il ne se
-départ pas, et qui lui évite la peine de lire les titres des
-ouvrages qu'il débite en plein air.</p>
-
-<p>Cependant ce Diogène de la bouquinerie n'est pas,
-comme ses confrères, un ignorant en long et en large; il
-a, au contraire, un savoir particulier qu'il doit aux circonstances,
-et qui étonnerait un bibliographe de la révolution.
-Feu M. Barbier eût sans doute ajouté un volume
-à son excellent <i>Dictionnaire des Anonymes</i>, s'il avait
-découvert cette source vivante de faits et d'anecdotes concernant
-l'histoire et la littérature de la fin du dernier
-siècle. N'interrogez pas le père P&hellip; sur les événemens et
-les livres antérieurs à 1770: il croirait que vous parlez
-grec; mais à partir de cette époque jusqu'à la restauration,
-vous imagineriez, à l'entendre, que la bibliothèque
-révolutionnaire de M. Deschiens s'est infiltrée tout entière
-et toute cataloguée dans la cervelle de ce fantastique
-personnage. On supposerait qu'il a été pendant quarante
-ans initié aux secrets de la librairie et du journalisme;
-bien plus, il vous nommera l'auteur de tel journal aristocrate,
-de tel pamphlet terroriste, de telle affiche républicaine;
-il vous racontera une foule de traits originaux
-qu'on dirait recueillis dans le cabinet du lieutenant de
-police Sartines ou Lenoir, pour amuser les après-soupers
-de Louis XV.</p>
-
-<p>Où donc le vendeur de bouquins a-t-il fait cette curieuse
-moisson de noms propres et de dates? je n'en sais rien, s'il
-le sait: il a vécu, il a vu, il s'est souvenu. Sa mémoire
-allait ramassant tout ce que lui offrit le panorama de la
-république, et devenait, pour ainsi dire, une table exacte
-et détaillée du <i>Moniteur</i>. Était-il conventionnel? point;
-libelliste? point; membre de la commune de Paris? point;
-maratiste, dantoniste, robespierriste, thermidoriste? à
-d'autres, bon Dieu! il fut, selon M. Boulard, qui l'avait
-rencontré bien à propos pour échapper au sanglant <i>hors
-la loi</i>, simple soldat réquisitionnaire, et pourtant il eut
-des rapports intimes avec les chefs du gouvernement, depuis
-Necker jusqu'à Talien; il se servit du crédit qu'il avait
-alors pour sauver différentes personnes qui existent encore,
-riches et puissantes, mais vers lesquelles se tendrait
-vainement la main qui les arracha aux septembriseurs. Cet
-étrange étalagiste, dont le visage bronzé, la physionomie
-rébarbative et la voix rude rappellent certains portraits
-terribles de ses contemporains, supporte patiemment l'oubli
-des hommes, la pauvreté, le froid et la chaleur: je
-l'ai pris long-temps pour un frère de Mirabeau, tant il y a
-de ressemblance entre eux. En tout cas, fussent-ils du
-même sang, le bouquiniste méprise beaucoup l'orateur
-qu'il accuse de trahison et de vénalité.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous du nouveau, père P&hellip;? lui dis-je en parcourant
-de l'&oelig;il les étiquettes des volumes, espèce d'hiéroglyphes
-qu'on devine à force d'habitude, en dépit des
-capricieuses abréviations du relieur et des outrages du
-hâle, qui dévore en huit jours la plus riche dorure de
-Hering.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai là de la révolution, répondit-il en me montrant
-un paquet de brochures qu'il n'avait pas encore déployées.
-C'est un cadeau de M&hellip;, de la convention; il a quatre-vingt-six
-ans, il quitte Paris pour se retirer en province,
-et, au lieu de vendre son vieux papier, il me l'a donné à
-condition que je l'en débarrasserais tout de suite.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux rien sur la révolution, par malheur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez tort; il y a du bon là-dedans.</p>
-
-<p>&mdash;Plus tard, je formerai une bibliothèque spéciale pour
-ce temps si fécond en imprimés de toute espèce; j'attendrai
-seulement que mon propriétaire veuille ajouter deux
-ou trois chambres à mon appartement pour y loger ma révolution.</p>
-
-<p>&mdash;Deux ou trois chambres? il en faudrait bien dix au
-moins, si l'on réunissait tout ce qui a été écrit depuis 89.</p>
-
-<p>&mdash;Mais voyons la défroque de votre conventionnel: je
-suis fondé de pouvoir de mon ami Guilbert de Pixérécourt
-qui rassemble la partie gaie de la révolution.</p>
-
-<p>&mdash;La partie gaie! répliqua-t-il avec une grimace de
-chat-tigre: ça prouve en effet que le Français est né malin.</p>
-
-<p>&mdash;Cherchez-moi quelque drôlerie?</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, voici un pamphlet payé par d'Orléans à
-Brissot de Warville: ce n'est pas commun.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette
-d'Autriche, reine de France, pour servir à l'histoire de
-cette princesse</i>, Londres, 1789.</p>
-
-<p>&mdash;Lisez plutôt: imprimé à Paris, chez Lerouge, si je
-ne me trompe.</p>
-
-<p>&mdash;Comment avez-vous appris ces détails?</p>
-
-<p>&mdash;Prenez-les, ne les prenez pas: ils sont authentiques,
-et vous pourriez questionner là-dessus quelqu'un qui ne me
-démentira pas.</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc?</p>
-
-<p>&mdash;M. L&hellip;, graveur au Palais-Royal: il était attaché au
-cabinet secret de M. le lieutenant de police, et il accompagna
-Brissot à la Bastille, quand une lettre de cachet suivit
-la publication clandestine de cette odieuse satire.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! vous dites que Philippe d'Orléans ne fut pas
-étranger à ce libelle?</p>
-
-<p>&mdash;On l'a dit, mais je ne vous nommerai pas mes autorités.</p>
-
-<p>&mdash;Au reste, j'ajoute aisément foi à vos paroles; car en
-cette crise épouvantable de la société, tous les partis employaient
-les mêmes armes, l'injure et la calomnie. Le duc
-d'Orléans n'était pas plus épargné par la cour, qui trempait
-la plume de Monjoye dans le venin du mensonge pour
-empoisonner la réputation de ses adversaires.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai. Voulez-vous du <i>Masque de Fer</i>?</p>
-
-<p>&mdash;<i>Grande découverte!&hellip; l'Homme au Masque de
-Fer dévoilé!</i> Qu'est-ce que cette facétie?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me rappelle plus l'auteur de cette feuille volante,
-qu'on a crié dans les rues pendant tout le mois d'août
-89; on en a vendu plus de cent mille exemplaires à deux
-sous.</p>
-
-<p>&mdash;Ces sept pages d'impression auront produit à l'auteur
-plus de bénéfice que je n'en tirerai jamais de mon
-meilleur ouvrage.</p>
-
-<p>&mdash;Oui dà, on gagnait gros à faire des papiers publics:
-c'était Grangé, imprimeur, rue de la Parcheminerie, qui
-avait la haute main dans ce commerce.</p>
-
-<p>&mdash;Mais qu'avait-on découvert?</p>
-
-<p>&mdash;Que l'Homme au Masque de Fer n'était autre que le
-surintendant Fouquet.</p>
-
-<p>&mdash;Peste! qu'est-ce qui avait découvert cela? Grangé,
-imprimeur, rue de la Parcheminerie?</p>
-
-<p>&mdash;Non, peut-être ce sournois de Brissot qui avait mis
-le nez dans les archives de la Bastille, et qui, dans les
-<i>Loisirs d'un Patriote français</i>&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Son journal s'intitulait simplement <i>le Patriote français</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Son journal, d'accord; mais il imagina d'annoncer
-la petite pièce en même temps que la grande, et il publia
-un autre recueil dont les trente-six livraisons parues composent
-un volume sous ce titre: <i>Loisirs d'un Patriote
-français</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! occupa-t-il ses loisirs à chercher ce que
-pouvait être le <i>Masque de Fer</i>?</p>
-
-<p>&mdash;M. Brissot visita soigneusement la chambre que le
-prisonnier avait habitée dans la tour de la Bertaudière.</p>
-
-<p>&mdash;M. Brissot était si crédule, qu'il se persuada peut-être
-avoir vu le fantôme de cet inconnu?</p>
-
-<p>&mdash;Comme je me trouvais en surveillance à la Bastille,
-pour qu'on n'enlevât aucun objet pendant la démolition,
-je rencontrai Brissot à qui l'on avait remis une carte ramassée
-dans la cour; je le menai dans la troisième chambre
-de la Bertaudière, et lorsqu'il eut passé en revue tous les
-coins et recoins de cette prison, il se frotta les mains en
-répétant avec joie: C'est lui! c'est Fouquet!</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qui l'engageait à établir cette opinion?</p>
-
-<p>&mdash;Des vers écrits avec la pointe d'un couteau sur la
-serrure et les verrous de la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Des vers! le <i>Masque de Fer</i> était donc un poète?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne les ai pas retenus tous par c&oelig;ur, mais vous jugerez
-qu'ils étaient assez jolis:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Oronte est à présent un objet de clémence:</div>
-<div class="verse">S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,</div>
-<div class="verse">Il est assez puni par son sort rigoureux,</div>
-<div class="verse">Et c'est être innocent que d'être malheureux!</div>
-</div>
-
-<p>&mdash;L'élégie des <i>Nymphes de Vaux</i>! m'écriai-je: ce
-sont des vers de La Fontaine!</p>
-
-<p>&mdash;La Fontaine! reprit le vieillard entiché de ses souvenirs
-républicains. Serait-ce Georges-Antoine Lafontaine
-qui fut dénoncé en l'an I<sup>er</sup> à la commune de Paris, pour
-avoir fait contribuer des citoyens, sous prétexte de les
-mettre à l'abri de la loi des suspects?</p>
-
-<p>&mdash;Eh! non, c'est le bon La Fontaine! dis-je, frappé
-de l'induction qui ressortait naturellement de l'existence
-de ces vers dans la prison du <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Ce doit être un Lafontaine qui fut nommé commissaire
-de la trésorerie, à la place du citoyen Huber?</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! c'est le fabuliste.</p>
-
-<p>&mdash;Le fabuliste! en effet, par un arrêté du directoire,
-de l'an VII, les restes de ce Jean La Fontaine furent déposés
-au Musée des Monumens français.</p>
-
-<p>Je quittai si précipitamment mon bouquiniste, que
-j'oubliai de lui payer les deux brochures que j'achetais
-pour vous; mais j'emportais à la fois un document qui
-devait faire la base du système que j'essayai depuis de fonder
-sur le <i>Masque de Fer</i>. Il me semblait que le voile
-qui cachait la vérité venait de se déchirer devant moi, et
-toutes les études que j'avais faites du siècle de Louis XIV
-convergeaient en un point pour y jeter la lumière de la critique.
-Dès lors, mon &oelig;uvre commença; je l'achevai pierre
-à pierre, entassant note sur note, preuve sur preuve.
-Avant de descendre dans la lice contre mes devanciers, je
-m'armai de dates, je m'en formai une armure impénétrable,
-et je combattis avec la certitude de mon bon droit.</p>
-
-<p>Ce fut sous vos regards et dans votre bibliothèque, mon
-digne ami, que ce tournoi a eu lieu; ce sont vos livres qui
-m'ont fourni des armes offensives et défensives. Soyez à
-présent le juge du camp, et déclarez si la victoire m'est
-restée, ou bien si elle est encore indécise. Enfin, je regarde
-mon entreprise comme la dernière qui sera tentée
-pour arriver à la connaissance de ce grand mystère historique,
-et nous serons forcés de recourir au hasard d'une
-gageure, dans le cas où vous voudriez soutenir, contre
-mon avis, que le <i>Masque de Fer</i> était le duc de Beaufort,
-ou le duc de Montmouth, ou le comte de Vermandois,
-ou le frère de Louis XIV, ou le secrétaire du duc de
-Mantoue; je choisirai dans votre incomparable collection
-l'enjeu du pari: soit votre Rapin de Thoyras, en grand
-papier de Hollande, avec reliure de Padeloup; soit votre
-<i>Sagesse</i> de Charron, le plus parfait de tous les exemplaires
-connus; soit vos <i>Heures</i> de M<sup>lle</sup> de La Vallière,
-écrites par le célèbre calligraphe Jarry; soit votre <i>Régnier</i>,
-édition d'Elzevier, broché!!! soit votre <i>Chevalier aux
-Dames</i>, qui souvent m'empêche de dormir; soit votre
-lettre autographe de La Fontaine; soit votre <i>Registre de
-la Bastille</i>, autographe de 1705 à 1752, soit quelque
-autre trésor de ce cabinet qui fait l'envie et le désespoir
-de la Société des Bibliophiles français. Mais qu'est-ce qui
-décidera le pari? Louis XIV, Louvois ou Saint-Mars?</p>
-
-<p>Ah! mon ami, revenez vite en santé, reprenez votre
-verve de jeune homme, votre feu sacré de bibliophile, et
-recommençons à nous disputer sur la hauteur des marges
-d'un Elzevier, sur les fers d'une reliure, sur le mérite
-d'une édition, sur l'authenticité d'un autographe, sur la
-valeur réelle ou idéale d'un volume, sur une gravure avant
-toute lettre, sur un carton supprimé par la censure, sur
-l'importance bibliographique du <i>Cochon mitré</i> ou de la
-<i>Sauce au verjus</i>, mais non jamais sur notre égale et inviolable
-amitié.</p>
-
-<p class="sign">PAUL L. JACOB,<br />
-<span class="small">Bibliophile.</span>&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large top4em">L'HOMME<br />
-<span class="small">AU</span><br />
-<span class="large">MASQUE DE FER.</span></p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</h2>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Un extrait de cette Histoire a été publié dans la <i>Revue de Paris</i>,
-mais la forme de ce recueil ne permettait pas de donner place aux développemens
-les plus curieux, et la rapidité de l'impression a laissé échapper
-à l'auteur un grand nombre de fautes qui dénaturent son travail.</p>
-</div>
-
-<p>Ce fut en 1745 que transpira, pour la première
-fois, dans le public, l'histoire mystérieuse et terrible
-du <i>Masque de Fer</i>: jusque-là, les prisons d'état,
-où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire
-pendant de longues années, avaient bien
-gardé leur secret, et à peine une tradition, vague et
-obscure comme le fait lui-même, avait-elle survécu
-au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à
-Exilles, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille.</p>
-
-<p>En 1745, la compagnie des libraires associés
-d'Amsterdam publia un volume in-12 intitulé: <i>Mémoires
-secrets pour servir à l'histoire de Perse</i>,
-sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et
-politique de la cour de France, sous des noms imaginaires,
-depuis la mort de Louis XIV. Ce livre,
-écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère
-que des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins
-de déguisemens; cependant ce livre eut une telle
-vogue en Hollande, et surtout en France, qu'on le
-réimprima la même année (in-16, format elzevier),
-et qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition
-in-18, avec des <i>augmentations</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> qui paraissent
-interpolées par une main étrangère, et avec une
-<i>Clef</i> aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne
-fut pas rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote
-vraiment extraordinaire, qu'on trouve dans
-ces Mémoires, semble avoir été la principale cause
-du bruit qu'ils firent à leur apparition.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> «Cette édition, dit l'Avis des libraires, est corrigée et augmentée de
-plusieurs portraits intéressans et qui sont touchés <i>avec la même force</i>
-que ceux qui ont mérité les suffrages des connaisseurs.» Ces portraits
-furent jugés en effet si ressemblans et si bien tracés, que Mouffle d'Angerville
-en a copié quelques-uns dans la <i>Vie privée de Louis XV</i>,
-Londres, 1788, 4 vol. in-12.</p>
-</div>
-<p>«N'ayant d'autre dessein, disait l'auteur (p. 20
-de la 2<sup>e</sup> édition), que de raconter des <i>choses ignorées,
-ou qui n'ont point été écrites, ou qu'il est impossible
-de taire</i>, nous allons passer à un fait <i>peu
-connu</i> qui concerne le prince <i>Giafer</i> (Louis de
-Bourbon, comte de Vermandois, fils de Louis XIV
-et de mademoiselle de La Vallière), qu'<i>Ali Homajou</i>
-(le duc d'Orléans, régent) alla visiter dans la forteresse
-d'<i>Ispahan</i> (la Bastille), où il était prisonnier
-depuis <i>plusieurs</i> années. Cette visite n'eut vraisemblablement
-point d'autre motif que de s'assurer
-de l'existence d'un prince cru mort de la peste depuis
-plus de trente-huit ans, et dont les obsèques
-s'étaient faites à la vue de toute une armée.»</p>
-
-<p>Voici maintenant la relation de ce que l'auteur
-<i>persan</i> nomme un <i>trait d'histoire</i>:</p>
-
-<p><i>Cha-Abas</i> (Louis XIV) avait un fils légitime,
-<i>Sephi-Mirza</i> (Louis, dauphin de France), et un
-fils naturel, <i>Giafer</i>: ces deux princes, différens de
-caractère comme de naissance, étaient toujours en
-querelle et en rivalité. Un jour, <i>Giafer</i> s'oublia au
-point de donner un soufflet à <i>Sephi-Mirza</i>. <i>Cha-Abas</i>,
-informé de l'outrage qu'avait reçu l'héritier
-de sa couronne, assemble ses conseillers les plus intimes,
-et leur expose la conduite du coupable qui
-doit être puni de mort, selon les lois du pays; mais
-un des ministres, <i>plus sensible que les autres à
-l'affliction de Cha-Abas</i>, imagine d'envoyer <i>Giafer</i>
-à l'armée, qui était alors sur les frontières du côté
-du <i>Feldran</i> (la Flandre), de le faire passer pour
-mort, peu de jours après son arrivée, et de le transférer
-de nuit, avec le plus grand secret, dans la citadelle
-de l'île d'<i>Ormus</i> (les îles Sainte-Marguerite<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>),
-pendant qu'on célébrerait ses obsèques aux
-yeux de l'armée, et de le retenir dans une prison
-perpétuelle.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Il est remarquable que la <i>Clef</i> de 1746 ne dit pas ce qu'on doit entendre
-par l'<i>île d'Ormus</i>; cette omission prouve que l'auteur de cette clef
-et des additions n'est pas l'auteur des Mémoires. Prosper Marchand crut
-reconnaître le <i>Havre-de-Grâce</i> dans l'<i>île d'Ormus</i>: il relève à ce sujet
-l'erreur d'une autre clef que nous n'avons pas vue, dans laquelle on interprétait
-la citadelle d'Ormus par la Bastille de Paris. <i>Dict. de P. Marchand</i>,
-art. <span class="sc">Louis de Bourbon</span>.</p>
-</div>
-<p>Cet avis prévalut et fut exécuté par l'entremise
-de <i>gens fidèles et discrets</i>, de telle sorte que le
-prince, dont l'armée pleurait la mort prématurée,
-conduit par des chemins détournés à l'île d'<i>Ormus</i>,
-était remis entre les mains du commandant de cette
-île, lequel avait reçu d'avance l'ordre de ne laisser
-voir son prisonnier à qui que ce fût. Un seul domestique,
-possesseur de ce secret d'état, avait été
-massacré en route par les gens de l'escorte, qui lui
-défigurèrent le visage à coups de poignard afin
-d'empêcher qu'il fût reconnu.</p>
-
-<p>«Le commandant de la citadelle d'Ormus traitait
-son prisonnier avec le plus profond respect; il le
-servait lui-même et prenait les plats, à la porte de
-l'appartement, des mains des cuisiniers, dont aucun
-n'a jamais vu le visage de <i>Giafer</i>. Ce prince s'avisa
-un jour de graver son nom sur le dos d'une assiette
-avec la pointe d'un couteau. Un esclave, entre les
-mains de qui tomba cette assiette, crut faire sa cour
-en la portant au commandant, et se flatta d'en être
-récompensé; mais ce malheureux fut trompé, et on
-s'en défit sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet
-homme un secret d'une si grande importance.»</p>
-
-<p>Les réflexions que l'auteur entremêle à son récit,
-et auxquelles on n'a jamais pris garde, sont fort judicieuses
-et méritent d'être remarquées. Ainsi le
-meurtre inutile de l'esclave amène ce commentaire,
-qui révèle en quelque sorte la position personnelle
-de l'auteur: «Précaution déplacée, puisqu'il est
-plus vraisemblable, par les faits qu'on vient de rapporter
-et par ceux qu'on va lire, que <i>le secret a été
-mal gardé</i>, accident très-ordinaire, surtout dans
-les affaires des grands, qui sont exposés à confier
-leurs secrets à plusieurs gens, parmi lesquels il s'en
-trouve toujours d'indiscrets, ou par <i>tempérament</i>,
-ou par des vues d'intérêt, et souvent par haine et
-par ingratitude!»</p>
-
-<p>«<i>Giafer</i> resta plusieurs années dans la citadelle
-d'<i>Ormus</i>, disent les Mémoires. On ne la lui fit quitter,
-pour le transférer dans celle d'<i>Ispahan</i>, que
-lorsque <i>Cha-Abas</i>, en reconnaissance de la fidélité
-du commandant, lui donna le gouvernement de celle
-d'<i>Ispahan</i> qui vint à vaquer.»</p>
-
-<p>Ici l'auteur ajoute une observation qui a été souvent
-faite après lui. «Il était en effet de la prudence
-de faire suivre <i>à Giafer</i> le sort de celui à qui on l'avait
-confié, et c'eût été agir contre toutes les règles
-que de se donner un nouveau confident qui aurait
-pu être moins fidèle et moins exact.»</p>
-
-<p>Les <i>Mémoires</i> continuent:</p>
-
-<p>«On prenait la précaution, tant à <i>Ormus</i> qu'à
-<i>Ispahan</i>, de faire mettre un masque au prince,
-lorsque, pour cause de maladie ou pour quelque
-autre sujet, on était obligé de l'exposer à la vue.
-Plusieurs personnes dignes de foi ont affirmé avoir
-vu plus d'une fois ce prisonnier masqué, et ont rapporté
-qu'il tutoyait le gouverneur, qui au contraire
-lui rendait des respects infinis.»</p>
-
-<p>L'auteur donne des raisons assez plausibles qui
-ne permirent pas de ressusciter <i>Giafer</i>, lorsque <i>Cha-Abas</i>
-et <i>Sephi-Mirza</i> furent morts: «Si l'on demande
-pourquoi, ayant de beaucoup survécu à <i>Cha-Abas</i>
-et à <i>Sephi-Mirza</i>, <i>Giafer</i> n'a pas été élargi
-comme il semble que cela aurait dû être, qu'on fasse
-attention qu'il n'était pas possible de rétablir dans
-son état, son rang et ses dignités, un prince dont le
-tombeau existait encore, et des obsèques duquel il
-y avait non seulement des témoins, mais des preuves
-par écrit, dont, quelque chose qu'on pût imaginer,
-on n'aurait pas détruit l'authenticité dans l'esprit
-des peuples encore persuadés aujourd'hui que
-<i>Giafer</i> est mort de la peste au camp de l'armée du
-<i>Feldran</i>. <i>Ali-Homajou</i> mourut peu de temps
-après la visite qu'il fit à <i>Giafer</i>.» Ce dernier aurait
-donc été encore vivant vers 1723, année de la mort
-du duc d'Orléans.</p>
-
-<p>Tel fut le fondement de la plupart des versions
-qui circulèrent depuis sur l'aventure du prisonnier
-masqué. Ce sujet devint aussitôt l'aliment des controverses
-historiques, et dès lors, quelques critiques
-distingués adoptèrent, sans hésiter, le témoignage
-des <i>Mémoires de la cour de Perse</i>, qui semblaient
-d'accord avec les mémoires authentiques du règne
-de Louis XIV, sur diverses particularités de cette
-anecdote singulière.</p>
-
-<p>Le comte de Vermandois partit en effet pour l'armée
-de Flandre, peu de temps après avoir reparu
-à la cour, dont le roi l'avait exilé, parce qu'<i>il s'était
-trouvé dans des débauches</i> avec plusieurs gentilshommes;
-or, <i>le roi</i>, dit mademoiselle de Montpensier<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>,
-<i>n'avait pas été content de sa conduite et ne le
-voulait point voir</i>. Le jeune prince, qui donna par
-là <i>beaucoup de chagrin</i> à sa mère, et qui <i>fut si bien
-prêché qu'on croyait qu'il se fût fait un fort honnête
-homme</i>, ne resta que quatre jours à la cour pour
-prendre congé, arriva au camp devant Courtray au
-commencement du mois de novembre 1683, se trouva
-mal le 12 au soir et mourut le 19 d'une fièvre maligne
-(les <i>Mémoires de Perse</i> en font la peste, <i>afin</i>, disent-ils,
-<i>d'effrayer et d'écarter tous ceux qui auraient
-envie de le voir</i>). Mademoiselle de Montpensier dit que
-le comte de Vermandois <i>tomba malade d'avoir bu
-trop d'eau-de-vie</i>, ce qui prouverait assez qu'il n'était
-pas corrigé de ses mauvaises habitudes, malgré
-la vie retirée qu'il menait à Paris auparavant, lorsque,
-<i>ne sortant que pour aller à l'Académie et le
-matin à la messe</i>, il avait, par son repentir, apaisé
-la colère du roi.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>Mémoires de Mlle de Montpensier</i>, dans la <i>Collection des Mém. relatifs
-à l'histoire de France</i>, publiée par Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 43, p. 474.</p>
-</div>
-<p>La probabilité d'un enlèvement du jeune débauché,
-sur des ordres secrets de Louis XIV, fut niée avec
-conviction, sinon avec talent, par le baron de C&hellip;
-(Crunyngen, selon P. Marchand; mais, à notre avis,
-c'est un pseudonyme) qui, dans une lettre écrite à un
-de ses amis et insérée dans la <i>Bibliothèque raisonnée
-des ouvrages des savans de l'Europe</i>, numéro
-du mois de juin 1745, mit l'aventure du prisonnier
-masqué au rang <i>des bruits populaires et des anecdotes
-romanesques et absurdes, dans lesquelles la
-vraisemblance même n'est pas observée</i>.</p>
-
-<p>Cependant le baron de Crunyngen avoue que les
-<i>Mémoires de Perse</i> avaient <i>excité la curiosité du
-public</i>, à cause des <i>portraits assez ressemblans et
-crayonnés avec des traits hardis</i>. «L'auteur est sagement
-resté derrière le rideau, dit-il, et fera bien
-de s'y tenir: à son style et à ses sentimens, on voit
-qu'il est Français de naissance; cependant M. de la
-C&hellip; (Armand de la Chapelle) pense que personne à
-Paris ne le connaît.» On remarque surtout dans cette
-lettre une phrase qui donne à réfléchir sur l'auteur
-du livre et de la lettre: «Le célèbre M. de
-V&hellip; assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus
-de faux encore dans cet ouvrage.» N'est-il pas au
-moins singulier que l'opinion de Voltaire soit invoquée
-ici, peu de mois après la publication des <i>Mémoires
-de Perse</i>, et que huit ans plus tard Voltaire
-parle de ces <i>Mémoires</i> à peu près dans des termes
-semblables, en soutenant toujours que personne avant
-lui n'avait publié l'anecdote du <i>Masque de fer</i>?</p>
-
-<p>Le <i>Journal des Savans</i>, qu'on réimprimait en
-Hollande avec des additions extraites la plupart des
-<i>Mémoires de Trévoux</i>, ne demeura pas étranger à
-cette discussion qui manquait encore de documens
-certains: un M. de W&hellip; dans une lettre adressée à
-M. de G&hellip; (initiales supposées sans doute), et ajoutée
-au mois de juillet, p. 348 de l'édition d'Amsterdam,
-s'appuya encore du nom de Voltaire et
-d'une prétendue lettre de cet écrivain célèbre, pour
-réfuter l'opinion du baron de Crunyngen et pour défendre
-la valeur historique de l'anecdote des <i>Mémoires
-de Perse</i>. Suivant ce M. de W&hellip;, Voltaire aurait
-dit, dans cette lettre, qu'il <i>savait à fond</i> l'histoire du
-prisonnier au masque de fer, <i>ce que généralement
-on a cru désigner M. de Vermandois</i>. M. de W&hellip;,
-dans sa lettre au <i>Journal des Savans</i>, qu'on pourrait
-attribuer à Voltaire lui-même, si elle était d'un meilleur
-style, ajoute qu'il connaît <i>quelqu'un</i> (Voltaire
-sans doute) «qui a assuré avoir lu un manuscrit intitulé
-<i>le Prisonnier masqué</i>; que plusieurs de ses traits
-sont bien semblables à l'histoire de <i>Giafer</i>; que ce
-manuscrit avait été sur le point d'être rendu public;
-mais que des ordres supérieurs et des menaces effrayantes
-en avaient empêché, parce que c'était précisément
-l'histoire du prince de Vermandois.»</p>
-
-<p>La lettre de Voltaire à l'abbé D&hellip;, que citait
-M. W&hellip; dans la sienne, non seulement n'était ni <i>publique</i>,
-ni imprimée, mais encore n'avait jamais existé,
-et l'annonce de ce manuscrit, qui devait dévoiler
-le mystère de l'homme au masque, produisit un détestable
-roman du chevalier de Mouhy, sous le titre du
-<i>Masque de fer, ou les Aventures admirables du
-père et du fils</i>, imprimé sans nom d'auteur à La Haye
-en 1746, chez Pierre de Hondt, et formant six petites
-parties in-12. Ce fut là probablement ce qui donna
-lieu au surnom de <i>Masque de fer</i>, forgé par l'imaginative
-du chevalier de Mouhy, espèce de spadassin
-plumitif aux gages de Voltaire, et scribe non moins
-fécond que son maître.</p>
-
-<p>Ce roman est un imbroglio espagnol qui ne manque
-pas d'imagination, mais dont le style surpasse
-en barbarie tout ce que le chevalier de Mouhy a
-écrit; le sujet ne se rapporte nullement à l'anecdote
-des <i>Mémoires de Perse</i>: Don Pèdre de Cristaval,
-vice-roi de Catalogne, est marié secrètement avec la
-s&oelig;ur du roi de Castille; ce roi s'introduit une nuit
-dans l'appartement où sont couchés les deux époux:
-«Il s'était muni, raconte l'auteur, de deux masques,
-en partant de sa cour, dont les serrures étaient
-faites avec tant d'art qu'il était impossible de les ouvrir,
-ni que le visage qu'ils renfermaient pût jamais
-être vu sans qu'on arrachât la vie à ceux à qui ils
-devaient être mis: il en couvrit le visage de don
-Pèdre et de sa s&oelig;ur, et après les avoir fermés selon
-le secret qu'il possédait seul, il fit appeler ses officiers.»
-C'est dans ce style monstrueux que sont narrées
-les aventures de ces époux masqués et de leurs
-enfans: «Leur fille était belle comme le jour, excepté
-qu'elle avait un masque parfaitement dessiné
-sur la poitrine et ressemblant à celui de don Pèdre.»
-Malgré ces burlesques sottises, ce roman fut mis à
-l'index en France, à cause de son titre, et on le rechercha
-beaucoup, parce qu'on le connaissait peu<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cet ouvrage est très-rare; la Bibliothèque du roi n'en a qu'un exemplaire
-provenant de la Bibliothèque particulière de Choisy-le-Roi, lequel
-n'a pu être classé parmi les romans inscrits au Catalogue imprimé en 1750.</p>
-</div>
-<p>L'<i>avertissement</i> est plus curieux que le livre: l'auteur
-suppose avoir trouvé, dans un coffre nageant
-sur l'eau, près du Pont-Neuf, le manuscrit qu'il publie
-d'après le texte espagnol, et voici comment il
-explique le mystère qui couvrait la tradition sur laquelle
-il a fondé son roman: «L'histoire du <i>Masque
-de Fer</i> contient des faits si extraordinaires, que
-ce n'est pas sans raison qu'on désirerait de connaître
-les personnages qui y sont dépeintes. Il y a lieu de
-croire qu'on n'est privé de cette connaissance que
-parce que nous vivons dans un siècle dont la politesse
-ne permet pas de faire assez d'honneur au despotisme
-et à la tyrannie pour nommer ceux qui en
-ont fait usage.» Après ce beau raisonnement, le chevalier
-de Mouhy ne cite pas moins de quatre <i>masques
-de fer</i>, en Turquie, en Écosse, en Espagne et
-en Suède. Celui qu'il place dans le château des Sept-Tours,
-à Constantinople, était le frère d'un empereur
-turc qui, pour empêcher que la douleur et la
-majesté empreintes sur les traits du prisonnier ne séduisissent
-ses gardes, «lui couvrit le visage d'un
-masque de fer fabriqué et trempé de telle sorte qu'il
-n'était pas possible au plus habile ouvrier de parvenir
-à le rompre ni à l'ouvrir.» On voit dans ce
-conte le germe du système qui fit plus tard de
-l'homme au masque un frère aîné de Louis XIV.</p>
-
-<p>M. de W&hellip; trouva un adversaire plus redoutable
-que le baron de Crunyngen dans le savant bibliographe
-Prosper Marchand, qui envoya un prétendu
-extrait d'une lettre datée de Paris, du 30 décembre
-1745, à la <i>Bibliothèque française</i> (t. 42, p. 362),
-pour convaincre d'erreur, et même d'ignorance,
-l'auteur de la <i>Clef</i> des <i>Mémoires de Perse</i>, lequel
-avait fait un <i>duc</i> du <i>comte</i> de Vermandois, faute
-commise aussi par des historiens contemporains.
-P. Marchand, qui pensa que <i>le merveilleux de cette
-anecdote la rendait très-propre à être avidement
-adoptée par beaucoup de petits esprits</i>, s'abstint
-pourtant de juger le point en litige, en avouant qu'il
-n'avait point de <i>lumières suffisantes, quelque voisin
-qu'il fût des lieux</i> (il entend sans doute parler de
-la Bastille, puisqu'il date sa lettre de Paris) <i>où la
-scène s'était passée</i><a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> P. Marchand a reproduit son article avec des additions dans son Dictionnaire
-historique, à l'article <i>Louis de Bourbon</i>.</p>
-</div>
-<p>On voit, à ces répliques qui se suivirent de près,
-combien la révélation faite par des mémoires anonymes
-et satiriques avait ému la curiosité et préoccupait
-déjà les esprits.</p>
-
-<p>Mais, quel était l'auteur de ces <i>Mémoires</i>? Pourquoi
-se cacha-t-il obstinément, malgré le succès de
-son livre?</p>
-
-<p>Serait-ce, selon l'opinion commune, le chevalier
-de Resseguier<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> qui fut mis à la Bastille vers cette
-époque? Mais le motif de son emprisonnement est
-mentionné sur les registres de la Bastille: on sait
-qu'il avait composé des vers contre madame de Pompadour.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Fevret de Fontette, qui avait dit à propos des <i>Mémoires de Perse</i> dans
-le t. 2 de la <i>Bibliothèque historique de la France</i>: «L'auteur de cet ouvrage
-est le chevalier de <i>Reseillé</i>,» mit cette correction dans le t. 4, p. 424:
-«Ces Mémoires sont attribués au chevalier Reysseyguier, de Toulouse, officier
-aux gardes; mais il n'est pas sûr qu'il en soit l'auteur.»</p>
-</div>
-<p>Ne serait-ce point, comme madame Du Hausset l'a
-consigné dans une lettre inédite, cette madame de
-Vieux-Maisons, <i>une des femmes les plus méchantes
-de son temps</i>, qui prenait Crébillon fils pour éditeur
-responsable? Mais Crébillon fils, qui plaçait volontiers
-en Perse les aventures licencieuses de ses romans, et
-qui publia même, en 1746, les <i>Amours de Zéokinisul,
-roi des Kofirans</i> (Louis XV, roi des Français), attribués
-aussi à madame de Vieux-Maisons, ne se risquait
-pas dans la haute satire politique, et se bornait
-à des récits galans fort goûtés à la cour.</p>
-
-<p>Serait-ce plutôt un nommé Pecquet, commis au
-bureau des Affaires étrangères, embastillé, dit-on, à
-cause de cet ouvrage? Mais le livre pénétrait en
-France, sans doute par l'entremise des secrétaires
-d'ambassade qui faisaient le commerce des livres défendus,
-et un seul exemplaire saisi dans les mains de
-Pecquet avait pu suffire pour motiver contre lui une
-lettre de cachet.</p>
-
-<p>Serait-ce enfin le duc de Nivernais, qui se reposait
-alors de ses campagnes en composant des fables
-dans la compagnie de Voltaire et de Montesquieu?
-Mais le duc de Nivernais a eu grand soin de recueillir
-tout ce qu'il a écrit dans une édition de ses &oelig;uvres
-(Paris, 1796, 8 vol. in-8<sup>o</sup>), faite dans un temps
-où la censure, qui avait poursuivi les <i>Mémoires de
-Perse</i>, n'était plus là pour le forcer à l'anonyme;
-d'ailleurs, cette histoire allégorique ne présente aucun
-point d'analogie avec les habitudes littéraires de Nivernais,
-poète délicat, écrivain spirituel, mais faible,
-timide, et dépourvu d'invention.</p>
-
-<p>Les preuves font donc faute dans cette déclaration
-de paternité problématique, et M. Barbier, en offrant
-plusieurs conjectures à ce sujet dans son <i>Dictionnaire
-des Anonymes</i> (t. 2, p. 400, seconde édition),
-n'a point assez motivé sa préférence en faveur
-de Pecquet par la citation d'une note manuscrite en
-tête d'un exemplaire qu'il possédait. On sait ce que
-vaut la garantie d'un faiseur de notes marginales,
-quand il ne se nomme pas Huet, ou La Monnoye, ou
-Mercier de Saint-Léger.</p>
-
-<p>Pour moi, je n'avancerai rien de mieux prouvé sur
-le véritable auteur de ces <i>Mémoires</i>, mais aussi ne
-donnerai-je mon avis que comme une simple présomption:
-je pense que les <i>Mémoires de la cour de
-Perse</i> doivent appartenir à Voltaire.</p>
-
-<p>On y retrouve le style de ses contes avec plus de
-négligences, et quelquefois son esprit caustique:
-«Il ne paraît que trop d'ouvrages pour lesquels on
-demande grâce, dit l'Avertissement, et ce, avec d'autant
-plus de raison qu'il n'en est presque point qui
-méritent qu'on la leur fasse.» L'auteur suppose
-qu'un de ses amis, Anglais de nation, dans un
-voyage à Paris, eut communication de <i>quantité de
-Mémoires secrets, manuscrits, conservés dans la bibliothèque
-d'Ali-Couli-Kan, premier secrétaire d'état,
-seigneur d'un mérite distingué</i>, et entreprit de
-traduire une partie de ceux du règne de <i>Cha-Sephi</i>
-(Louis XV): voilà bien les <i>Mémoires</i> inédits que
-M. de W&hellip; signale dans sa lettre, en invoquant le
-témoignage de Voltaire, qui n'avait encore rien écrit
-sur ce sujet; on reconnaît, en outre, le duc de Richelieu
-dans l'éloge d'<i>Ali-Couli-Kan</i>, surtout lorsqu'on
-se rappelle que Voltaire recueillait alors les
-matériaux de son <i>Siècle de Louis XIV</i>, et consultait
-les souvenirs du maréchal, son ami et son protecteur.</p>
-
-<p>Dans l'Avertissement, l'auteur annonce avoir traduit
-de l'anglais ces <i>Mémoires</i>: «Je prie le lecteur
-de considérer que le génie de la langue anglaise est
-bien différent de celui de la langue française. Celle-ci
-est plus claire, plus méthodique, mais moins
-abondante et moins énergique que la langue anglaise.»
-Voltaire n'a-t-il pas répété vingt fois dans
-les mêmes termes ce jugement sur les deux langues?</p>
-
-<p>En outre, Voltaire était en relation d'affaires avec
-la <i>Compagnie d'Amsterdam</i>, depuis le voyage qu'il
-avait fait en Hollande, dans l'année 1740, pour surveiller
-l'impression de l'<i>Anti-Machiavel</i> du roi de
-Prusse; ce fut dans cette circonstance qu'il eut à se
-plaindre d'un libraire hollandais, nommé Vanduren,
-<i>le plus insigne fripon de son espèce</i>, disent
-les <i>Mémoires</i> de Voltaire; il profita de ce voyage
-pour publier les <i>Institutions de Physique</i>, par madame
-Duchâtelet, avec une préface de sa façon, et
-ce livre, auquel le chancelier d'Aguesseau avait refusé
-un privilége du roi, parut chez les mêmes libraires
-associés qui, cinq ans plus tard, mirent au
-jour les <i>Mémoires de Perse</i>. Le portrait satirique
-de Voltaire, que l'éditeur ajouta dans la seconde
-édition, fut peut-être une vengeance de Vanduren,
-qui aurait trouvé plaisant de se moquer de l'auteur
-dans son propre ouvrage. Quoi qu'il en soit, ce portrait
-de <i>Coja-Sehid</i> ne peut avoir été tracé par Voltaire
-qui n'aurait jamais porté un pareil jugement sur
-lui-même: «Aussi était-il d'un orgueil insoutenable.
-Les grands, les princes même l'avaient gâté au point
-qu'il était impertinent avec eux, impudent avec ses
-égaux et insolent avec ses inférieurs&hellip; il avait l'ame
-basse, le c&oelig;ur mauvais, le caractère fourbe; il était
-envieux, critique mordant, mais peu judicieux,
-écrivain superficiel, d'un goût médiocre&hellip; il était
-sans amis, et ne méritait pas d'en avoir. Quoique
-né avec un bien fort honnête, il avait un si grand
-penchant à l'avarice, qu'il sacrifiait tout, lois, devoirs,
-honneur, bonne foi, à de légers intérêts.» Ne croit-on
-pas entendre le libraire qui se venge de l'auteur?
-Comment expliquer le silence de Voltaire, à l'égard
-d'une critique aussi sanglante, lui qui rendait coup
-pour coup à ses nombreux ennemis, lui qui ne pardonnait
-pas la moindre attaque contre ses ouvrages,
-lui qui, en l'année où fut imprimé ce portrait si
-cruellement ressemblant, s'adressait à Moncrif, lecteur
-de la reine, pour obtenir la permission de poursuivre
-le poète Roi qui avait <i>comblé la mesure de ses
-crimes</i> en répandant un libelle diffamatoire dans
-lequel l'Académie était outragée et Voltaire <i>horriblement
-déchiré</i><a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Correspondance générale de Voltaire</i>, lettre à Moncrif, mars 1746.</p>
-</div>
-<p>Enfin il est incontestable qu'à l'époque de la publication
-des <i>Mémoires de Perse</i>, Voltaire travaillait
-sur des matières analogues: il préparait le <i>Siècle
-de Louis XIV</i>, et traitait en contes des sujets
-orientaux que les <i>Lettres Persanes</i> avaient mis à
-la mode. <i>Babouc</i>, <i>Memnon</i>, <i>Zadig</i>, sont contemporains
-des <i>Mémoires de Perse</i>, et Voltaire enviait
-probablement à Montesquieu la popularité des <i>Lettres
-Persanes</i>.</p>
-
-<p>Mais, me demandera-t-on, pourquoi Voltaire n'a-t-il
-pas plus tard avoué un ouvrage digne de sa naissance
-à quelques égards? Si Voltaire eût fait cet
-aveu, tous les doutes seraient levés, et je n'aurais
-pas besoin maintenant de chercher à déchirer le
-voile de l'anonyme sous lequel je crois apercevoir
-l'auteur du <i>Siècle de Louis XIV</i>, ouvrant les voies,
-pour ainsi dire, à un fait nouveau qu'il voulait tirer
-de vive force des archives de la Bastille.</p>
-
-<p>Veut-on une pure supposition qui a pourtant de
-quoi satisfaire la vraisemblance? Je suppose que le
-maréchal de Richelieu, possesseur du secret de
-l'homme au masque, se laissa surprendre par les
-prières et les adroites man&oelig;uvres de Voltaire, qui
-fut initié, sous la foi du serment, dans ce ténébreux
-mystère, que possédaient seuls quelques serviteurs
-intimes de Louis XIV; c'est là du moins ce
-qu'on peut inférer de ce passage des <i>Mémoires de
-Perse</i>, où il est dit que <i>le secret a été mal gardé</i>, et
-que <i>les grands sont exposés à confier leurs secrets
-à plusieurs gens parmi lesquels il s'en trouve toujours
-d'indiscrets</i>.</p>
-
-<p>Voltaire, qui était indiscret, n'eut pas plus tôt connaissance
-de l'énigme, sinon du mot de cette énigme
-commis à la fidélité de trois ou quatre personnes,
-qu'il se sentit tourmenté d'un désir immodéré de révéler
-ce qu'il savait, et peut-être de deviner davantage;
-mais c'était encourir la vengeance du roi et
-la haine ou le mépris du duc de Richelieu; d'ailleurs,
-la Bastille, qui avait si long-temps retenu dans
-ses entrailles de pierre l'existence et le nom d'un
-prisonnier d'état, pouvait ensevelir une seconde fois
-et à jamais l'imprudent écrivain, pour le punir d'avoir
-ajouté une nouvelle strophe aux <i>J'ai vu</i>.</p>
-
-<p>Or, Voltaire trouvait bons tous les moyens capables
-de faire triompher la vérité et la raison; il ne
-craignait pas même de recourir au mensonge et de
-s'affubler d'un déguisement quelconque, avec la certitude
-d'être reconnu à son style et à son esprit:
-ainsi, tour à tour il s'intitulait Aaron Mathathaï,
-Jacques Aimon, Akakia, Akib, Alethès, Alethof,
-Aletopolis, Alexis, Arty, Aveline, et créait cent
-autres pseudonymes plus ou moins transparens; ou
-bien, gardant l'anonyme dans ses ouvrages les plus
-importans comme dans ses plus minces opuscules,
-il employait sans cesse les presses clandestines de
-Hollande.</p>
-
-<p>On comprend qu'il n'ait pas revendiqué l'honneur
-d'un livre qui aurait pu le brouiller avec ses protecteurs,
-le maréchal de Richelieu et madame de Pompadour,
-dans la plus brillante période de sa fortune
-de courtisan, lorsque les grâces de Louis XV l'arrêtaient
-à Versailles, lorsqu'il était l'hôte de la
-reine d'Étioles, lorsqu'il se prosternait devant le
-soleil de Fontenoy, lorsqu'il étalait avec orgueil ses
-titres de gentilhomme ordinaire du roi et d'historiographe
-de France<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>!</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Voyez sa <i>Correspondance</i>, notamment la lettre à Vauvenargues, du 3
-avril 1745, et les lettres à M. d'Argenson, écrites la même année.</p>
-</div>
-<p>Je pense donc que Voltaire a voulu mettre en
-circulation, par une voie détournée, l'histoire du
-<i>Masque de Fer</i> pour avoir le droit de s'expliquer sur
-un sujet qu'il n'eût point osé aborder en face, si quelqu'un
-n'avait pris l'initiative avant lui. Ce <i>quelqu'un</i>
-ne fut autre que lui-même; par cette tactique, il devint
-maître de traiter en public un point historique
-fort singulier, qu'il n'avait pu aborder encore qu'en
-particulier avec le duc de Richelieu, sous le sceau du
-secret le plus inviolable. Voltaire ressemblait beaucoup
-à ce barbier du roi Midas, que la fable nous
-représente creusant la terre pour se soulager d'un
-secret confié, et pour répéter dans ce trou: Le roi
-Midas a des oreilles d'âne! Voltaire publiait volontiers
-tout ce qu'il savait, et même souvent ce qu'il ne
-savait pas, bien différent de Fontenelle qui, la main
-pleine de vérités, refusait de l'ouvrir. Dès lors, le
-prisonnier masqué passa en tradition dans le grand
-monde, et Voltaire fut peut-être autorisé par Richelieu
-lui-même à confirmer ce fait extraordinaire, au
-lieu de le démentir. Voilà pourquoi l'auteur des <i>Mémoires
-de Perse</i> ne se dévoila pas.</p>
-
-<p>Six ans après que l'homme au masque eut été
-signalé à la curiosité des anecdotiers, Voltaire fit
-paraître, sous le pseudonyme de <i>M. de Francheville</i>,
-le <i>Siècle de Louis XIV</i> en deux volumes in-12,
-<i>Berlin</i>, 1751: on chercha aussitôt dans cet ouvrage,
-attendu depuis long-temps, quelques détails sur le
-prisonnier mystérieux qui faisait alors le sujet de
-tous les entretiens.</p>
-
-<p>Voltaire s'était hasardé enfin à parler de ce prisonnier
-plus explicitement qu'on n'avait fait jusqu'alors,
-et à faire entrer dans l'histoire <i>un événement
-que tous les historiens ont ignoré</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>; il assignait une
-date au commencement de cette captivité: <i>quelques
-mois après la mort du cardinal Mazarin</i> (1661);
-il donnait le portrait de l'inconnu, qui était, selon
-lui, <i>d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et
-de la figure la plus belle et la plus noble, admirablement
-bien fait</i>, ayant <i>la peau un peu brune</i>,
-et qui <i>intéressait par le seul son de sa voix, ne se
-plaignant jamais de son état, et ne laissant point
-entrevoir ce qu'il pouvait être</i>; il n'oublia pas de
-décrire <i>le masque dont la mentonnière avait des
-ressorts d'acier, qui laissaient au prisonnier la liberté
-de manger avec ce masque sur son visage</i>;
-enfin il fixa l'époque de la mort de cet homme,
-<i>enterré</i>, disait-il, <i>en 1704, la nuit, à la paroisse
-Saint-Paul</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> T. 2, p. 11, de la première édition. Cette anecdote, dans toutes les
-éditions, se trouve au chapitre 25 de l'ouvrage.</p>
-</div>
-<p>Le récit de Voltaire reproduisait les principales
-circonstances de celui des <i>Mémoires de Perse</i>, hormis
-le roman qui amène dans ce livre l'emprisonnement
-de <i>Giafer</i>: Quand ce prisonnier fut envoyé à
-l'île Sainte-Marguerite, à la Bastille, sous la garde
-de Saint-Mars, <i>officier de confiance</i>, il portait son
-masque dans la route; «on avait ordre de le tuer
-s'il se découvrait; le marquis de Louvois alla le voir
-dans cette île, et lui parla debout et avec une considération
-qui tenait du respect; il fut mené en 1690
-à la Bastille où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être
-dans ce château; on ne lui refusait rien de ce qu'il
-demandait; son plus grand goût était pour le linge
-d'une finesse extraordinaire et pour les dentelles; il
-jouait de la guitare; on lui faisait la plus grande
-chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant
-lui.» On voit que Voltaire avait emprunté une partie
-de ces détails, et souvent les expressions même,
-aux <i>Mémoires de Perse</i>, sans s'approprier encore
-l'aventure dramatique du plat d'argent; il déclara
-en outre que plusieurs particularités lui avaient été
-fournies par M. de Bernaville; successeur de Saint-Mars,
-et par <i>un vieux médecin de la Bastille</i>, qui
-avait soigné le prisonnier dans ses maladies, et n'avait
-jamais vu son visage, <i>quoiqu'il eût souvent
-examiné sa langue et le reste de son corps</i>. Il raconta
-que <i>M. de Chamillard fut le dernier ministre qui
-eût cet étrange secret</i>, et que son gendre, le maréchal
-de La Feuillade, l'ayant conjuré <i>à genoux</i>
-de lui apprendre <i>ce que c'était que le Masque de
-Fer</i>, Chamillard mourant (1721) répondit qu'il avait
-fait serment de ne révéler jamais ce secret d'état.
-A ces détails certifiés par le duc de La Feuillade, Voltaire
-joignait une réflexion bien remarquable: «Ce
-qui redouble l'étonnement, c'est que, <span class="sc">quand on
-envoya cet inconnu dans l'île Sainte-Marguerite,
-il ne disparut dans l'Europe aucun personnage
-considérable</span>.»</p>
-
-<p>Cette réflexion si juste et si lumineuse ne frappa
-personne; mais tout le monde était saisi d'étonnement
-et de terreur en lisant ce petit roman, écrit
-de manière à faire désirer qu'on le complétât bientôt.</p>
-
-<p><i>Le Siècle de Louis XIV</i> fut surtout recherché
-à cause de ces deux pages relatives au <i>Masque de
-Fer</i>, que Voltaire augmenta de nouveaux détails
-dans les éditions suivantes, publiées en 1753 et
-1760. Il n'eut garde d'omettre une anecdote dont
-il était peut-être l'inventeur:</p>
-
-<p>«Ce prisonnier était sans doute un homme considérable,
-car voici ce qui arriva les premiers jours
-qu'il était dans l'île de Sainte-Marguerite: le gouverneur
-mettait lui-même les plats sur la table, et
-ensuite se retirait, après l'avoir enfermé. Un jour,
-le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette
-d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre, vers un
-bateau qui était au rivage, presque au pied de la
-tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa
-l'assiette et la rapporta au gouverneur. Celui-ci,
-étonné, demanda au pêcheur: «Avez-vous lu
-ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il
-vue entre vos mains?&mdash;Je ne sais pas lire, répondit
-le pêcheur; je viens de la trouver, personne
-ne l'a vue.» Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le
-gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu,
-et que l'assiette n'avait été vue de personne. «Allez,
-lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir
-pas lire!» Voltaire ajouta, en 1760, pour justifier
-cet emprunt aux <i>Mémoires de Perse</i>: «Parmi les
-personnes qui ont eu connaissance <i>immédiate</i> de ce
-fait, il y en a une très-digne de foi, qui vit encore.»
-Il voulait désigner sans doute le duc de Richelieu,
-car s'il entendait parler d'un témoin oculaire,
-ce témoin aurait eu au moins quatre-vingt-dix
-ans, le prisonnier masqué ayant quitté en 1698 l'île
-de Sainte-Marguerite, où l'événement eut lieu.</p>
-
-<p>De ce moment, le fait du <i>Masque de Fer</i> passa
-pour constant, appuyé par l'autorité de Voltaire, de
-M. de Bernaville, du duc de La Feuillade, et du
-ministre Chamillard; mais quel était le personnage
-caché sous ce masque?</p>
-
-<p>La Beaumelle, qui avait rencontré Voltaire à la
-cour du roi de Prusse, et qui n'attendait qu'une occasion
-de déclarer la guerre à ce despote littéraire,
-imagina de critiquer le <i>Siècle de Louis XIV</i>, parce
-qu'il connaissait à fond cette époque, peinte avec
-goût et jugée un peu superficiellement par Voltaire.
-La Beaumelle mit donc au jour, en 1753, ses
-<i>Notes sur le Siècle de Louis XIV</i>, in-8<sup>o</sup>, dans lesquelles
-il ne manqua pas de dire que l'histoire du
-<i>Masque de Fer</i> était tirée des <i>Mémoires de Perse</i>.</p>
-
-<p>L'année précédente, un autre critique, Clément,
-moins savant, mais plus fin que La Beaumelle, avait
-répondu de même à la prétention de Voltaire, qui
-se donnait partout comme le premier révélateur du
-<i>Masque de Fer</i>. «M. de Voltaire, disaient les <i>Nouvelles
-littéraires</i> du mois de mai 1752, se trompe
-quand il dit que tous les historiens ont ignoré ce
-fait. Vous le trouverez un peu différemment conté,
-et d'environ <i>vingt ans plus jeune</i>, dans les <i>Mémoires
-secrets pour servir à l'histoire de Perse</i>,
-publiés il y a huit ou neuf ans. Mais de qui s'agit-il?
-Suivant l'auteur des <i>Mémoires</i>, c'est de M. le comte
-de Vermandois. Le récit de M. de Voltaire ne souffre
-point cette explication et ne s'en permet aucune.
-Reste à savoir lequel des deux est le plus sûr: pour
-moi, je crois en M. de Voltaire<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> <i>Cinq Années littéraires, ou Nouvelles littéraires des années</i> 1748, 1749,
-1750, 1751 et 1752, t. 2, lettre 99.</p>
-</div>
-<p>La <i>Réfutation des Notes de La Beaumelle</i><a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> ne se
-fit pas attendre, et Voltaire prit à c&oelig;ur de montrer
-qu'il était mieux instruit que personne sur le <i>Masque
-de Fer</i>. Voltaire, qui avait fait sonner bien haut la
-nouveauté de l'anecdote, convint qu'elle se trouvait
-dans les <i>Mémoires de Perse, libelle obscur et méprisable
-où les événemens sont déguisés ainsi que les
-noms propres</i>; mais il prétendit que son ouvrage était
-composé <i>en partie long-temps avant ces Mémoires,
-qui n'ont paru qu'en 1745</i>, et il n'eut pas de peine
-à les réfuter en ce que le conte de <i>Giafer</i> renfermait
-de contraire à la vérité historique et chronologique.
-Depuis la publication des <i>Mémoires de
-Perse</i>, Voltaire avait rassemblé des renseignemens
-plus positifs, entre autres, la date de la mort du
-prisonnier, avec laquelle on ne pouvait accorder une
-visite du régent à la Bastille<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Réimprimée sous le titre de <i>Supplément au Siècle de Louis XIV</i>, dans
-toutes les éditions de Voltaire.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> La négation expresse de Voltaire, qui dit que le duc d'Orléans n'alla
-<i>jamais</i> à la Bastille, est pourtant contredite par un manuscrit trouvé
-dans ce château et imprimé en tête de la première livraison de la <i>Bastille
-dévoilée</i>; on y lit ce qui suit: «Du temps de la régence, j'ai vu entrer
-dans la cour de l'intérieur du château M. le duc de Lorraine et M. le duc
-d'Orléans, accompagnés d'un seigneur de la cour, dont il ne me souvient
-pas du nom.»</p>
-</div>
-<p>Voltaire, dans cette <i>Réfutation</i> du livre de La
-Beaumelle, avoua pourtant qu'il était <i>surpris</i> de
-trouver dans les <i>Mémoires de Perse</i> une anecdote
-<i>très-vraie parmi tant de faussetés</i>. Il crut devoir
-nommer encore quelques personnes recommandables,
-pour constater l'authenticité des documens
-qu'il avait eus, notamment au sujet de l'assiette
-d'argent trouvée par un pêcheur: M. Riousse, ancien
-commissaire des guerres à Cannes, avait été,
-dans sa jeunesse, témoin de la translation du prisonnier
-masqué à la Bastille; le marquis d'Argens
-assurait qu'en Provence, les <i>aventures</i> de ce prisonnier
-étaient <i>publiques</i>, et qu'il avait entendu
-conter l'histoire de l'assiette <i>aux hommes les plus
-considérables de la province</i>; M. Marsolan, chirurgien
-du duc de Richelieu, et gendre du <i>vieux
-médecin de la Bastille</i>, se faisait garant des faits
-racontés par son beau-père; MM. de La Feuillade
-et de Caumartin avaient appris de la bouche même
-de Chamillard l'existence de l'homme au masque;
-enfin le témoignage des <i>vieillards qui en avaient
-entendu parler aux ministres</i> rendait ce fait,
-<i>fondé sur des ouï-dire, plus authentique qu'aucun
-autre fait particulier des quatre cents premières
-années de l'histoire romaine</i>.</p>
-
-<p>Voltaire, pour tenir en haleine la curiosité de ses
-lecteurs, niait que ce prisonnier fût le comte de
-Vermandois, mort de la <i>petite-vérole</i> au camp de
-Courtray, en 1683; ou le duc de Beaufort, tué par
-les Turcs, qui lui avaient coupé la tête au siége de
-Candie, en 1669. Mais, au lieu d'opposer son opinion
-personnelle à ces deux opinions qui avaient
-cours alors, il se bornait à ouvrir une nouvelle porte
-aux conjectures, par ce paragraphe dont tous les
-mots veulent être pesés pour en définir le véritable
-sens: «M. de Chamillard disait quelquefois, pour
-se débarrasser des questions pressantes du dernier
-maréchal de La Feuillade et de M. de Caumartin, que
-<span class="sc">c'était un homme qui avait tous les secrets de
-M. Fouquet</span>. Il avouait donc au moins, par là, que
-cet inconnu avait été enlevé quelque temps après la
-mort du cardinal Mazarin. <i>Or, pourquoi des précautions
-si inouies pour un confident de M. Fouquet,
-pour un subalterne?</i> <em class="small">QU'ON SONGE QU'IL NE
-DISPARUT EN CE TEMPS-LA AUCUN HOMME CONSIDÉRABLE.</em>
-Il est donc clair que c'était un prisonnier de la plus
-grande importance?»</p>
-
-<p>C'était la seconde fois que Voltaire appuyait sur
-l'impossibilité de faire coïncider le commencement
-de la captivité du <i>Masque de Fer</i> avec la disparition
-d'un <i>homme considérable</i>. C'était la première fois
-qu'il nommait Fouquet dans la discussion de cet
-événement, et il le nommait en répétant les paroles
-de M. de Chamillard, <i>le dernier ministre qui eût
-cet étrange secret</i>! Mais personne n'y prit garde,
-et on ne pensa pas même à tirer une nouvelle induction
-de la place que Voltaire avait assignée dans
-le <i>Siècle de Louis XIV</i> à la disgrâce de Fouquet,
-immédiatement après l'anecdote du <i>Masque
-de Fer</i>.</p>
-
-<p>Le judicieux Prosper Marchand, qui réunissait
-alors les matériaux de son <i>Dictionnaire historique</i>
-publié en 1756, deux ans après sa mort, regarda
-le récit fait dans le <i>Siècle de Louis XIV</i> comme
-une <i>reproduction</i> de celui des <i>Mémoires de Perse</i>,
-<i>revue, augmentée et retranchée à divers égards</i><a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Dictionnaire historique</i> de Prosper Marchand, p. 143.</p>
-</div>
-<p>La critique avait commencé à retourner en tous
-sens le champ fertile des conjectures historiques.
-On écarta bientôt la première interprétation qui
-avait tenté de reconnaître le comte de Vermandois
-dans le <i>Masque de Fer</i>, et quelques savans de Hollande
-se réunirent pour accréditer un paradoxe
-basé, tant bien que mal, sur l'histoire: ils avancèrent
-que le prisonnier masqué était certainement
-un jeune seigneur <i>étranger</i>, gentilhomme de la
-chambre d'Anne d'Autriche, et <i>véritable père</i> de
-Louis XIV.</p>
-
-<p>La source de cette singulière et scandaleuse anecdote
-semble avoir été un petit livre assez rare, imprimé
-à Cologne, chez Pierre Marteau, en 1692,
-in-12, sous ce titre: <i>les amours d'Anne d'Autriche,
-épouse de Louis XIII, avec M. le C. D. R.,
-le véritable père de Louis XIV, roi de France;
-où l'on voit au long comment on s'y prit pour donner
-un héritier à la couronne, les ressorts qu'on
-fit jouer pour cela, et enfin le dénouement de cette
-comédie</i>. La troisième édition de ce libelle, imprimée
-en 1696, porte sur son titre: <i>Cardinal de
-Richelieu</i>, au lieu des trois lettres C. D. R. Mais il
-est facile de se convaincre, à la lecture de l'ouvrage,
-qu'un imprimeur ignorant a mal traduit ces initiales,
-puisque le ministre joue dans l'ouvrage un rôle bien
-distinct de celui de père<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. On a donc pensé que <i>le
-C. D. R.</i> signifiait <i>le comte de Rivière</i><a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>, et que ce comte
-pouvait être le <i>Giafer</i> des <i>Mémoires de Perse</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Il y a eu cinq éditions de ce libelle en 1692, 1693, 1696, 1722, 1738;
-celle de 1696 est la seule dont le litre porte le nom du <i>cardinal de Richelieu</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> N'est-ce pas plutôt le <i>Comte de Rochefort</i>, dont les <i>Mémoires</i>, rédigés
-par Sandras de Courtilz, offrent aussi ces initiales: C. D. R.?</p>
-</div>
-<p>En effet, le roman des <i>Amours d'Anne d'Autriche</i>
-avait tout ce qu'il fallait d'extraordinaire
-pour servir d'introduction aux malheurs du prisonnier
-inconnu. L'auteur, dont la plume était aux
-gages du roi Guillaume, comme tous les libellistes
-hollandais de cette époque, annonce, dans son <i>Avis
-au Lecteur</i>, qu'il veut développer <i>le grand mystère
-d'iniquité de la véritable origine de Louis XIV</i>:
-«Quoique cette relation, dit-il, soit ici quelque
-chose d'assez nouveau et d'assez inconnu, elle n'est
-rien moins que cela en France. La froideur reconnue
-de Louis XIII, la naissance extraordinaire de
-Louis-Dieudonné, ainsi nommé parce qu'il naquit
-après vingt-trois ans de mariage stérile, sans
-compter plusieurs autres circonstances remarquables,
-prouvent si clairement et d'une manière si
-convaincante cette génération empruntée, qu'il faut
-avoir une effronterie extrême pour prétendre qu'elle
-soit la production du prince qui passe pour en être
-le père. Les fameuses barricades de Paris et la formidable
-révolte qui se fit contre Louis XIV à son
-avènement au trône, et qui fut soutenue par des
-chefs si distingués, publièrent si hautement sa naissance
-illégitime, que tout le monde en parlait; et
-comme la raison le confirmait, à peine y avait-il
-quelqu'un qui eût des doutes et des scrupules là-dessus.»
-Cet auteur, sous l'anonyme duquel on
-trouverait peut-être le fameux Sandras de Courtilz<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>,
-avait pourtant tiré de son imagination la fable
-de son livre, qu'il essaie dans sa préface de mettre
-sur le compte de l'histoire.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> M. Leber attribue ce livre à un sieur Le Noble, autre que l'auteur des
-satires contre le roi Guillaume, puisque l'<i>Avis au lecteur</i> fulmine contre
-les <i>derniers ouvrages du Noble</i>. Voyez le <i>Supplément au Manuel du libraire</i>,
-par M. Brunet, t. 1, p. 49.</p>
-</div>
-<p>Voici cette fable assez habilement conçue:</p>
-
-<p>Le cardinal de Richelieu, glorieux de voir sa
-nièce <i>Parisiatis</i> (M<sup>me</sup> de Combalet) aimée de Gaston,
-duc d'Orléans, frère du roi, propose à ce
-prince la main de cette belle personne; mais Gaston,
-indigné de tant d'orgueil chez le premier ministre,
-répond par un soufflet à cette offre de mariage.
-Le cardinal et sa nièce ne rêvent plus que vengeance,
-et le père Joseph, capucin, leur inspire le
-projet de frustrer Gaston de la couronne que lui
-promettait l'impuissance de Louis XIII. En conséquence,
-ils introduisent, la nuit, dans la chambre
-de la reine, un jeune homme, le C. D. R., qui
-était amoureux, sans espoir, de la femme de son
-roi. Anne d'Autriche, qui avait remarqué cet amant
-tendre et discret, le reconnaît à ses façons de faire,
-et lui oppose peu de résistance; ensuite elle va révéler
-au cardinal ce qui s'est passé: «Eh bien! lui
-dit-elle, vous ayez gagné votre méchante cause;
-mais prenez-y garde, monsieur le prélat, et faites
-en sorte que je trouve cette miséricorde et cette
-bonté céleste dont vous m'ayez flattée par vos pieux
-sophismes. Ayez soin de mon ame, je vous en charge;
-car je me suis abandonnée!» <i>Cet excessif débordement
-de vie continuant, la bienheureuse nouvelle
-de la grossesse de la reine ne fut pas long-temps
-à se débiter dans le royaume. Ainsi naquit
-Louis XIV, fils de Louis XIII, par voie de transsubstantiation.</i>
-Quant à l'instrument docile de ce
-miracle, le libelliste n'en parle que dans une note
-où il annonce que «si cette histoire plaît au public,
-on ne tardera pas à donner la <i>Suite</i>, qui contient
-<i>la fatale catastrophe du C. de R., et la fin de ses
-plaisirs qui lui coûtèrent cher</i>.»</p>
-
-<p>Cette Suite n'a point paru, mais on a prétendu
-que <i>la fatale catastrophe</i> devait être la découverte
-de l'amant de la reine par Louis XIII, et l'enlèvement
-de ce seigneur masqué et emprisonné.
-Alors, à quoi bon un masque? Mieux eût valu un
-bâillon pour l'honneur du mari et du fils.</p>
-
-<p>L'autorité de ce pamphlet <i>orangiste</i> n'était point
-assez imposante pour accréditer en France une opinion
-qui entachait de bâtardise la gloire de Louis-le-Grand;
-la critique dédaigna donc de s'en servir,
-et préféra s'attacher au système, plus honnête pour
-la dynastie des Bourbons, mais aussi peu vraisemblable,
-qui représentait le duc de Beaufort comme
-le prisonnier inconnu de l'île Sainte-Marguerite,
-malgré les dénégations formelles de Voltaire.</p>
-
-<p>Lenglet Dufresnoy, qui ne perdait jamais une occasion
-de jeter dans la publicité un paradoxe hardi,
-et qui d'ailleurs avait pu dans ses fréquens voyages
-à la Bastille recueillir le souvenir du <i>Masque de Fer</i>,
-en dit quelques mots dans son <i>Plan de l'histoire
-générale et particulière de la Monarchie française</i>,
-publié en 1754. C'est au sujet de la disparition du
-duc de Beaufort devant Candie (t. 3, p. 268 et 269),
-qu'il rappelle l'<i>anecdote singulière</i> à laquelle donnèrent
-lieu les doutes existant sur la mort de ce
-prince. Après avoir raconté ce qu'on savait du prisonnier
-masqué, il ajoute cette réflexion: «Quelle
-raison y avait-il d'user de tant de mystère pour le
-duc de Beaufort?» Il mentionne ensuite l'opinion qui
-attribuait cette anecdote au comte de Vermandois
-«pour de prétendues causes rapportées dans les <i>Anecdotes
-persanes</i>; mais je pense, dit-il, que <i>cela
-vient de plus haut</i>; sur quoi il y aurait bien des
-particularités à examiner. Ce prisonnier fut inhumé
-non à Saint-Paul, mais aux <i>Célestins</i>.» Cette assertion
-erronée prouve l'incertitude qui régnait encore
-à cette époque pour les faits principaux de la
-captivité du <i>Masque de Fer</i>. Lenglet Dufresnoy ne
-cite pas Voltaire comme <i>le premier</i> qui eût parlé de
-l'anecdote, et Voltaire lui garda sans doute rancune
-de cet oubli, puisqu'il traita depuis avec un
-injuste mépris <i>le très-savant</i> auteur de la <i>Méthode
-pour étudier l'histoire</i><a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Voyez, dans les &OElig;uvres de Voltaire, <i>Doutes sur quelques points de
-l'Histoire de l'Empire</i>; <i>Mélanges historiques</i>; <i>Correspondance générale</i>.</p>
-</div>
-<p>Voltaire rencontra un adversaire plus redoutable
-dans Lagrange-Chancel. Ce vieux satirique, qui devait
-à ses <i>Philippiques</i> l'avantage d'avoir puisé quelques
-documens traditionnels aux lieux mêmes où
-le prisonnier inconnu avait habité vingt ans avant
-lui, écrivit, du fond de son château d'Antoniat en
-Périgord, une lettre publiée dans l'<i>Année littéraire</i>
-de 1759 (t. 3, p. 188), pour réfuter certains points
-de la narration du <i>Siècle de Louis XIV</i>.</p>
-
-<p>Cette lettre, que le nom de son auteur, alors âgé
-de quatre-vingt-neuf ans, fit lire avidement, participait
-à la haine de Fréron contre Voltaire, et n'avait
-pas d'autre but que de contredire celui-ci, en
-révélant des particularités «qu'un historien plus
-<i>exact dans ses recherches</i> que M. de Voltaire aurait
-pu savoir, s'il s'était donné la peine de s'en instruire.»
-L'intention de Lagrange-Chancel était, disait-il,
-«d'arrêter le cours des idées que chacun s'est forgées
-à sa fantaisie, sur la foi d'un auteur qui s'est fait une
-grande réputation par le merveilleux joint à l'<i>air de
-vérité</i> qu'on admire dans la plupart de ses écrits;»
-mais ce ton dur et tranchant contrastait avec la pauvreté
-des faits que le libelliste avait rapportés de sa
-prison aux îles Sainte-Marguerite.</p>
-
-<p>Il disait que M. de Lamotte-Guérin, gouverneur
-de ces îles, du temps qu'il y était détenu (en 1718),
-lui avait <i>assuré</i> que le prisonnier était le duc de
-Beaufort, <i>amiral</i> de France, qu'on croyait mort au
-siége de Candie, et qui fut traité de la sorte parce
-qu'il <i>paraissait dangereux</i> à Colbert et qu'il traversait
-les opérations de ce ministre, chargé du département
-de la marine. Beaufort en effet eut pour
-successeur à l'amirauté le comte de Vermandois alors
-âgé de vingt-deux mois.</p>
-
-<p>Les ouï-dires que citait Lagrange-Chancel, sur la
-foi de plusieurs contemporains de sa captivité, étaient
-peu dignes de balancer la version adoptée par Voltaire:
-comme Voltaire, Lagrange-Chancel raconte
-que le commandant Saint-Mars <i>avait de grands
-égards pour son prisonnier, le servait lui-même en
-vaisselle d'argent, et lui fournissait souvent des
-habits aussi riches qu'il le désirait</i>; mais le prisonnier
-était obligé, sur peine de la vie, <i>de ne paraître
-qu'avec son masque de fer en présence du médecin
-ou du chirurgien</i>, dans les maladies où il
-avait besoin d'eux; pour toute récréation, <i>lorsqu'il
-était seul, il pouvait s'amuser à s'arracher le poil
-de la barbe avec des pincettes d'acier très-luisantes
-et très-polies</i>. Lagrange-Chancel avait vu une de ces
-pincettes entre les mains du sieur de Formanoir,
-neveu de Saint-Mars, et lieutenant de la compagnie
-franche des îles Sainte-Marguerite.</p>
-
-<p>Suivant plusieurs personnes, on aurait entendu,
-lors du départ de Saint-Mars pour la Bastille, le colloque
-suivant: «Est-ce que le roi en veut à ma vie?
-dit le prétendu duc du Beaufort <i>qui portait son
-masque de fer</i>.&mdash;Non, mon prince, reprit Saint-Mars,
-votre vie est en sûreté: vous n'avez qu'à
-vous laisser conduire.»</p>
-
-<p>Enfin, le nommé Dubuisson, caissier du célèbre
-Samuel Bernard, avait été détenu aux îles Sainte-Marguerite
-en même temps que le <i>Masque de Fer</i>,
-et occupait avec d'autres prisonniers une chambre
-précisément <i>au-dessus de celle de cet inconnu</i>. Ce
-Dubuisson conta depuis à Lagrange-Chancel, que
-ses camarades de prison étaient parvenus, <i>par le
-trou de la cheminée</i>, à s'entretenir avec le mystérieux
-voisin et à <i>se communiquer leurs pensées</i>; mais
-que ceux-ci, lui ayant demandé la cause de sa détention
-si rigoureuse, ne purent le faire expliquer là-dessus,
-car il leur répondit que, s'il révélait son nom, on
-lui ôterait la vie ainsi qu'à toutes les personnes qui
-sauraient son secret. Voilà un prisonnier-d'état bien
-gardé! Les conversations par les cheminées étaient
-fort en usage à la Bastille; mais on devait prendre
-plus de précautions pour un homme dont il importait
-tant de cacher le nom.</p>
-
-<p>Voltaire eût probablement relevé les critiques
-acerbes de cette lettre, si Lagrange-Chancel n'était
-mort la même année<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>; mais il se promit de faire payer
-les frais de la guerre à Fréron, qu'il immola en plein
-théâtre, en 1760, dans la comédie de l'<i>Écossaise</i>:
-il connaissait toutes les menées que Fréron avait
-faites pour lui enlever sa découverte du <i>Masque de
-Fer</i>. Voltaire rentra une dernière fois dans la lice,
-après que Saint-Foix et le père Griffet y furent descendus
-armés de citations irrécusables; mais ce ne
-fut pas pour se mesurer avec eux: semblable à un
-combattant qui dédaigne un adversaire trop aisé à
-vaincre, et reste immobile malgré tous les défis
-qu'on lui adresse, il se contenta de faire cette déclaration:
-«L'auteur du <i>Siècle de Louis XIV</i> est
-le <i>premier</i> qui ait parlé de l'homme au masque de
-fer dans une histoire <i>avérée</i>. C'est qu'il était <i>très-instruit</i>
-de cette anecdote, qui étonne le siècle présent,
-qui étonnera la postérité et qui n'est que trop véritable<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>.»
-Voltaire tenait à honneur d'avoir <i>le premier</i>
-livré à l'opinion publique et incorporé dans l'histoire
-la précieuse confidence du maréchal de Richelieu.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> La <i>Biographie universelle</i>, comme la <i>France littéraire</i> et d'autres ouvrages
-contemporains, place cette mort sous la date du 5 décembre 1758;
-mais comment aurait-il écrit à Fréron en 1759? Son éloge nécrologique se
-trouve dans le huitième volume de l'<i>Année littéraire</i> de 1759. D'après ces
-rapprochemens, on pourrait bien croire que la lettre posthume fut supposée
-par Fréron.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> L'<i>Anecdote sur l'Homme au Masque de fer</i>, dans laquelle se trouve
-cette déclaration, ne fut ajoutée à l'article <i>Ana</i> que dans les éditions du
-<i>Dictionnaire philosophique</i> postérieures à la publication de l'ouvrage du
-Père Griffet (1769).</p>
-</div>
-<p>En 1768, le paradoxe s'empara encore du <i>Masque
-de fer</i>: ce fut Fréron, qui, tout meurtri des
-coups terribles que son ennemi lui avait portés en face
-dans l'<i>Écossaise</i>, lança contre Voltaire un nouveau
-champion, plus redoutable que Lagrange-Chancel,
-dans l'espoir d'amener une grande querelle où l'auteur
-du <i>Siècle de Louis XIV</i> aurait le dessous: le
-<i>Masque de fer</i> était une sorte d'appât bien capable
-d'attirer Voltaire dans une embuscade où Poullain
-de Saint-Foix l'eût mis à mal, avec ce caractère
-irascible et provocateur qui faisait l'effroi de la
-basse littérature.</p>
-
-<p>Saint-Foix, par une lettre insérée dans <i>l'Année
-littéraire</i> (1768, t. 4), essaya de faire valoir une hypothèse
-qui avait du moins le mérite de la singularité,
-et qui réussit à ce titre auprès des amis du merveilleux:
-il imagina que le prisonnier masqué était le
-duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, condamné
-pour crime de rébellion et décapité à Londres
-le 15 juillet 1685.</p>
-
-<p>Cette idée bizarre lui vint d'un passage de <i>l'Histoire
-d'Angleterre</i>, par Hume, d'après lequel on
-voit en effet que le bruit courut à Londres que le
-duc de Monmouth était sauvé, et qu'un de ses partisans,
-qui lui ressemblait beaucoup, avait consenti
-à mourir à sa place, pendant que le véritable condamné,
-secrètement transféré en France, devait y
-subir une prison perpétuelle.</p>
-
-<p>Saint-Foix citait à l'appui de son système un petit
-ouvrage anonyme de la même famille que les <i>Amours
-d'Anne d'Autriche</i>, sans toutefois vouloir accorder
-une confiance aveugle aux <i>Amours de Charles II et
-de Jacques II, rois d'Angleterre</i>, quoique l'auteur
-ait mis ces paroles dans la bouche du Colonel Skelton,
-ancien gouverneur de la tour de Londres: «La nuit
-d'après la <i>prétendue</i> exécution du duc de Monmouth,
-le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même
-le tirer de la tour; on lui couvrit la tête d'une
-espèce de capuchon, et le roi et les trois hommes
-entrèrent avec lui dans un carrosse.» Saint-Foix
-invoquait un témoignage plus respectable: Le père
-Tournemine étant allé avec le père Saunders, confesseur
-de Jacques II, rendre visite à la duchesse de
-Portsmouth après la mort de ce prince, la duchesse
-eut occasion de dire qu'elle reprocherait toujours
-au roi Jacques d'avoir laissé exécuter le duc de Monmouth
-au mépris du serment qu'il avait fait sur
-l'hostie, près du lit de mort de Charles II, qui lui
-recommanda de ne jamais ôter la vie à son frère
-naturel, même en cas de révolte; le père Saunders
-reprit avec vivacité: «Le roi Jacques a tenu son
-serment!»</p>
-
-<p>Deux circonstances moins importantes semblaient
-à Saint-Foix propres à fortifier son opinion et à fixer
-celle du public. Un chirurgien anglais, nommé
-Nelaton, <i>qui allait tous les matins au café Procope</i>,
-rendez-vous habituel des gens de lettres, avait
-souvent raconté qu'étant <i>premier garçon</i> chez un
-chirurgien près de la porte Saint-Antoine, on l'envoya
-chercher pour une saignée, et qu'on le mena à
-la Bastille; que le gouverneur l'introduisit dans une
-chambre où était un prisonnier qui <i>se plaignait</i> de
-grands maux de tête; que ce prisonnier avait l'accent
-anglais, était vêtu d'une robe de chambre jaune
-et noire à grandes fleurs d'or et ne montrait pas son
-visage caché par une <i>longue serviette nouée derrière
-le cou</i>. Mais on ne peut prendre cette serviette pour
-un masque de fer, et l'on sait que les prisonniers de
-la Bastille n'avaient aucune communication avec les
-personnes du dehors sans un ordre signé du ministre;
-d'ailleurs, il y avait un chirurgien, un
-médecin et un apothicaire attachés au service de la
-prison et y demeurant: le viatique même n'entrait
-à la Bastille qu'avec la permission du lieutenant de
-police<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Voyez <i>Observations concernant les usages et règles du château royal de
-la Bastille</i>, 1<sup>re</sup> livraison de <i>la Bastille dévoilée</i>.</p>
-</div>
-<p>Saint-Foix admettait aussi légèrement un bruit
-répandu autrefois en Provence où l'on avait parlé
-d'un prince nommé <i>Macmouth</i>, enfermé dans la
-citadelle de l'île de Sainte-Marguerite et gardé avec
-beaucoup de précautions. L'identité du nom de
-<i>Macmouth</i> avec celui de <i>Monmouth</i> aurait été une
-présomption favorable à ce système, si l'on eût
-constaté l'époque où ce bruit avait circulé; aujourd'hui
-nous pouvons l'expliquer par une autre captivité
-postérieure<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> à celle du <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Celle du patriarche arménien Arwedicks; voyez la suite de cette Histoire.</p>
-</div>
-<p>Ce roman, soutenu par l'imperturbable aplomb
-de Saint-Foix et par l'élégance maniérée de son
-style, eut beaucoup de vogue et raviva la discussion
-qui durait depuis vingt-trois ans et qui changeait
-de terrain tous les jours, sans que la victoire penchât
-d'aucun côté.</p>
-
-<p>Un partisan du nouveau système l'appuya par des
-<i>remarques</i> insérées dans le <i>Journal Encyclopédique</i>
-(1768, novembre, p. 112), et tira ses inductions d'un
-petit libelle anonyme qui contient la relation du supplice
-de Monmouth: les <i>Révolutions d'Angleterre
-sous le règne de Jacques II</i>, Amsterdam, 1680, in-12,
-ajoutaient peu de valeur à l'opinion de Saint-Foix.</p>
-
-<p>Cependant Saint-Foix, ce fougueux et pétulant
-batailleur qui maniait aussi volontiers l'épée que la
-plume, ne rencontra pas d'abord de contradiction
-dans son paradoxe; seulement un M. de Palteau,
-sans doute petit-neveu de Saint-Mars<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a> et seigneur
-de la terre de Palteau en Champagne, qui avait
-appartenu à son grand-oncle, publia dans le volume
-suivant de <i>l'Année littéraire</i> quelques traditions de
-famille, qu'il avait déjà transmises à Voltaire, sans
-que celui-ci jugeât le moment venu d'en faire usage.
-M. de Palteau, dont l'avis était d'un grand poids
-dans ce débat, s'appuyait de l'autorité d'un de ses parens,
-le sieur de Blainvilliers, officier d'infanterie <i>qui
-avait accès chez M. de Saint-Mars</i> à Pignerol et
-aux îles Sainte-Marguerite: les correspondances de
-Saint-Mars avec Louvois, publiées depuis, et les
-titres de la maison de Palteau<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>, font foi de l'existence
-de cet officier en 1670; mais il était mort
-long-temps avant que l'anecdote du <i>Masque de fer</i>
-fût publique.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Il devait être fils de Guillaume de Formanoir, neveu de Saint-Mars; ce
-Formanoir, qu'on nommait <i>Corbé</i> à la Bastille, parce que son nom de
-terre était <i>Corbest</i>, hérita d'une partie des biens immenses de son oncle:
-«Il s'est retiré, dit l'<i>Histoire de la Bastille</i> par Renneville, dans une des
-terres que son oncle avait achetées près de Villeneuve-le-Roi, en <i>Bourgogne</i>,
-en changeant son nom infâme de <i>Corbé</i> en celui de <i>Palletot</i> (Palteau),
-qui est aussi celui de la terre.» T. 5, p. 406.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> Je rapporterai plus loin les énoncés de ces titres que je dois à l'obligeance
-de M. Ed. Barbier d'Aucourt, référendaire honoraire, propriétaire
-actuel du domaine de Blainvilliers, près Montfort l'Amaury.</p>
-</div>
-<p>Selon les confidences de Blainvilliers à M. de Palteau,
-l'homme au masque était connu sous le nom
-de <i>Latour</i> dans ses différentes prisons; mais rien
-n'indiquait que son masque fût <i>de fer et à ressorts</i>;
-il avait toujours ce masque sur de visage dans ses
-promenades (sans doute sur les plate-formes ou les
-boulevarts de la forteresse) <i>ou lorsqu'il était obligé
-de paraître devant quelque étranger</i>; il était toujours
-<i>vêtu de brun</i>, portait de beau linge et obtenait
-des livres et <i>tout ce qu'on peut accorder à un
-prisonnier</i>; le gouverneur et les officiers <i>restaient
-debout devant lui et découverts jusqu'à ce qu'il les
-fît couvrir et asseoir</i>; ceux-ci <i>allaient souvent lui
-tenir compagnie et manger avec lui</i>. Quand il mourut
-en 1704 (il fallait dire 1703), on mit dans le
-cercueil <i>des drogues pour consumer le corps</i>.</p>
-
-<p>Cette lettre contient deux passages qui fixèrent
-alors l'attention, mais qui ne sont pas également
-dignes de foi.</p>
-
-<p>Le sieur de Blainvilliers, curieux de voir à visage
-découvert le prisonnier avec lequel il dînait et parlait
-souvent aux îles Sainte-Marguerite, puisqu'il
-fut lieutenant de la compagnie franche pour la garde
-des prisonniers, avait pris, racontait-il, les habits
-d'une sentinelle qu'on plaçait dans une galerie <i>sous</i>
-les fenêtres de la prison de <i>Latour</i>, et était resté
-<i>toute une nuit</i> à examiner l'inconnu qui se promenait
-sans masque par sa chambre: cet homme,
-<i>blanc de visage, grand et bien fait de corps</i>, quoiqu'il
-eût <i>la jambe un peu trop fournie par le bas</i>,
-semblait être dans la force de l'âge, malgré sa chevelure
-blanche. Les observations d'une nuit <i>presque
-entière</i> n'auraient pas produit des renseignemens
-plus positifs, si l'on en croit ce vieil officier qui savait
-sans doute la valeur d'un secret d'état et qui ne se
-fût pas exposé à le trahir au risque de sa vie.</p>
-
-<p>Lorsqu'en 1698, M. de Saint-Mars se rendit des
-îles Sainte-Marguerite à la Bastille, dont il était
-nommé gouverneur, il séjourna avec <i>son prisonnier</i>
-à sa terre de Palteau, et les paysans, qui vinrent au-devant
-de leur seigneur et l'accompagnèrent jusqu'au
-château, furent témoins de ce singulier
-voyage: l'homme au masque arriva dans une litière
-qui précédait celle de Saint-Mars, sous l'escorte de
-plusieurs gens à cheval. Le dîner eut lieu dans la
-salle à manger du rez-de-chaussée: l'homme tournait
-le dos aux croisées ouvertes sur la cour, et
-Saint-Mars, assis en face, avait deux pistolets auprès
-de son assiette; un seul valet de chambre les
-servait et fermait derrière lui la porte de la salle,
-chaque fois qu'il allait chercher les plats dans l'antichambre.
-Le prisonnier était de grande taille; il
-avait un masque <i>noir</i> qui permettait d'apercevoir
-ses dents et ses lèvres, sans cacher ses cheveux
-blancs: les paysans le virent plusieurs fois traverser
-la cour avec ce masque sur le visage. Saint-Mars se
-fit dresser un lit de camp auprès de celui où coucha
-son hôte. Les particularités frappantes de cet événement
-avaient laissé des traces profondes dans la
-mémoire des vieillards que M. de Palteau interrogea
-lui-même, bien des années après le passage de Saint-Mars.</p>
-
-<p>Saint-Foix, qui souffrait impatiemment la contradiction,
-s'empressa de combattre avec une fine
-ironie les assertions contenues dans la lettre de M.
-de Palteau, et n'eut pas de peine à infirmer le témoignage
-du sieur de Blainvilliers<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>: il remarqua qu'un
-officier était incapable de corrompre un soldat pour
-satisfaire une curiosité blâmable, qui les eût amenés
-tous deux devant un conseil de guerre, et que
-d'ailleurs les sentinelles ne demeuraient que trois
-heures à leur poste; mais lors même que cet officier
-eût manqué de la sorte à son devoir et fût parvenu
-à tromper la vigilance des rondes qui se succèdent
-de demi-heure en demi-heure dans les prisons d'état,
-comment aurait-il pu, de la galerie où il était, au-dessous
-de la chambre du prisonnier, voir <i>le bas de
-la jambe</i> de cet inconnu, surtout à travers les barreaux
-de fer qui garnissaient les fenêtres?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> La réponse de Saint-Foix à M. de Palteau et celle qu'il adressa plus
-tard au Père Griffet se trouvent dans les <i>Années littéraires</i> de 1768 et 1769;
-mais elles furent recueillies en un seul volume sous ce titre: <i>Réponse de
-M. de Saint-Foix au R. P. Griffet, et Recueil de tout ce qui à été écrit sur
-le prisonnier masqué</i>, Londres, 1770, in-12 de 131 pages. Nous renverrons
-donc, pour nos citations, à cet ouvrage qui a été réimprimé avec des additions
-dans le tome 5 des <i>&OElig;uvres complètes de Saint-Foix</i>, Paris, 1778,
-in-8<sup>o</sup>.</p>
-</div>
-<p>Saint-Foix, qui avait raison de penser qu'un
-prisonnier de cette importance était sans doute
-mieux gardé, ajoutait, d'après la <i>Description de
-la France</i>, par Piganiol de la Force (éd. de 1753,
-t. 5, p. 376), que Saint-Mars fit construire, dans
-le fort de l'île de Sainte-Marguerite, la prison la
-plus <i>sûre</i> qui fût en France. En effet, cette prison,
-que l'on montrait par tradition à l'époque où Saint-Foix
-écrivait, n'était éclairée que par une seule fenêtre
-regardant la mer, et ouverte à quinze pieds
-au-dessus du chemin de ronde; en outre, cette fenêtre,
-percée dans un mur très-épais, était défendue
-par <i>trois</i> grilles de fer placées à distance égale,
-ce qui faisait un intervalle de deux toises entre les
-sentinelles et le prisonnier<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> <i>Voyage littéraire en Provence</i>, par le père Papon, 1780, in-12, p. 247.</p>
-</div>
-<p>Le conte du sieur de Blainvilliers, qui avait peut-être
-voulu par là mettre son secret à l'abri d'une
-dangereuse indiscrétion, ne résista pas à cet examen
-logique. Ensuite Saint-Foix saisit l'occasion de
-fortifier son système relatif au duc de Monmouth,
-en s'emparant d'un détail de la lettre qu'on ne saurait
-appliquer au duc de Beaufort, puisque M<sup>me</sup> de
-Choisy répondit malignement à une épigramme de
-ce prince: <i>M. de Beaufort voudrait mordre et
-ne le peut pas!</i> or le duc de Beaufort n'aurait pas
-eu la bouche mieux garnie à quatre-vingt-sept ans
-qu'à cinquante. Ce n'était donc pas lui dont les
-paysans de Palteau avaient vu les dents à travers le
-masque.</p>
-
-<p>Saint-Foix revint encore à la charge pour achever
-de détruire les présomptions qui pouvaient exister
-en faveur du duc de Beaufort, qu'on aurait enlevé
-au siége de Candie et emprisonné jusqu'à sa mort.
-Le système de Lagrange-Chancel ne reposait que
-sur un ouï-dire, et Saint-Foix fit observer, entre
-autres choses, que le prince, surnommé le <i>roi des
-halles</i>, autant à cause de la grossière trivialité de
-ses manières que de son extérieur malpropre et négligé,
-ne fût sans doute pas, vieux et captif, devenu
-soigné de sa personne et curieux de <i>riches
-habits</i>. Saint-Foix cependant aurait pu s'appuyer
-d'autorités plus recommandables que les <i>Mémoires
-du marquis de Montbrun</i><a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>, supposés par Sandras
-de Courtilz, pour prouver que le duc de Beaufort
-ayant été tué dans une sortie, sa tête fut coupée
-par les Turcs et envoyée par le grand-visir à Constantinople,
-où on la promena au bout d'une pique
-pendant trois jours.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Ces mémoires cependant sont curieux, et il est certain que Sandras de
-Courtilz les a rédigés sur les documens authentiques qui lui ont servi à
-narrer les mêmes faits dans les <i>Mémoires de M. d'Artagnan</i>, dans ceux
-du <i>comte de Rochefort</i>, etc. Courtilz était instruit à fond de l'histoire particulière
-du dix-septième siècle et il travaillait souvent sur des notes très-précieuses.</p>
-</div>
-<p>Le système présenté par Saint-Foix, avec la verve
-spirituelle qui caractérise son talent, semblait prévaloir,
-lorsque le père Griffet, savant éditeur de
-l'<i>Histoire de France</i> du père Daniel, et auteur lui-même
-d'une bonne <i>Histoire de Louis XIII</i>, publia
-son <i>Traité des différentes sortes de preuves qui
-servent à établir la vérité dans l'histoire</i>, in-12,
-Liége, 1769, excellent ouvrage d'érudition et de
-critique, où le ch. 13, destiné à l'<i>examen de la
-vérité dans les anecdotes</i>, est rempli tout entier
-par celle du <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<p>Ce jésuite, qui avait exercé à la Bastille le ministère
-de confesseur durant neuf ans, était plus
-que personne en état de lever le voile étendu sur
-le prisonnier masqué, que bien des gens regardaient
-comme une création romanesque sortie du
-cerveau de Voltaire ou du chevalier de Mouhy; car
-on ne connaissait encore aucune pièce authentique
-constatant que cet homme eût existé. Le père Griffet
-surpassa encore ce qu'on attendait de son esprit
-juste et impartial, en citant, pour la première fois,
-le journal manuscrit de M. Dujonca, lieutenant du
-roi à la Bastille en 1698, et les registres mortuaires
-de la paroisse de Saint-Paul.</p>
-
-<p>Suivant ce journal, dont l'authenticité ne fut
-point révoquée en doute, Saint-Mars, arrivant des
-îles Sainte-Marguerite pour prendre le gouvernement
-de la Bastille, avait amené avec lui (jeudi
-18 septembre 1698, à trois heures après midi),
-dans sa litière, <span class="sc">un ancien prisonnier qu'il avait
-à Pignerol</span>, <i>dont le nom ne se dit pas, lequel on
-fait toujours tenir masqué</i>. Ce prisonnier fut mis
-dans la tour de la Bazinière, <i>en attendant la nuit</i>,
-jusqu'à ce que M. Dujonca le conduisit lui-même,
-<i>sur les neuf heures du soir</i>, dans la troisième chambre
-de la tour de la Bertaudière<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>, <i>laquelle chambre
-on avait eu soin de meubler de toutes choses</i><a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. Le
-sieur Rosarges, qui venait aussi des îles Sainte-Marguerite,
-à la suite de Saint-Mars, <i>était chargé
-de servir et de soigner ledit prisonnier, qui était
-nourri par le gouverneur</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Cette chambre était au troisième étage: «Les chambres ont toutes
-leur numéro; elles portent le nom du degré de leur élévation, comme
-leurs portes se présentent à droite et à gauche en montant: ainsi la <i>première
-bazinière</i> est la première chambre de la tour de ce nom, au-dessus
-du cachot; puis la <i>seconde bazinière</i>, la <i>troisième</i>, la <i>quatrième</i> et la <i>calotte
-bazinière</i>.» <i>Remarques historiques et anecdotes sur la Bastille</i>, éd. de 1774,
-p. 13. Les tours de la <i>Bazinière</i> et de la <i>Bertaudière</i> portaient les noms
-des architectes qui les avaient construites, ou des anciens prisonniers qui
-les avaient habitées.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Ce n'était sans doute pas l'ameublement ordinaire des chambres de
-la Bastille, où il y avait dans chacune «un lit de serge verte avec rideaux,
-paillasse et trois matelas, deux tables, deux cruches d'eau, une fourchette
-de fer, une cuiller d'étain et un gobelet de même métal, un chandelier de
-cuivre, des mouchettes de fer, un pot de chambre, deux ou trois chaises
-et quelquefois un vieux fauteuil.» <i>Rem. hist. et anec. sur la Bastille</i>,
-p. 14. Le père Griffet dit positivement que ces chambres sont <i>toujours
-meublées, mais fort simplement</i>. Constantin de Renneville, qui occupa la seconde
-chambre de la Bertaudière pendant que le <i>Masque de Fer</i> était renfermé
-dans la troisième (en 1702), a fait de sa prison un tableau après lequel
-on ne doutera pas que celle du prisonnier de Saint-Mars ne fût plus
-habitable, grâce au soin qu'on avait pris de la <i>meubler de toutes choses</i>:</p>
-
-<p>«C'était un petit réduit octogone large environ de douze à treize pieds
-en tous sens, et à peu près de la même hauteur. Il y avait un pied d'ordure
-sur le plancher, qui empêchait de voir qu'il était de plâtre; tous les créneaux
-étaient bouchés, à la réserve de deux qui étaient grillés. Ces créneaux
-étaient du côté de la chambre larges de deux pieds et allaient toujours en
-diminuant en cône, dans l'épaisseur du mur, jusqu'à l'extrémité qui, du
-côté du fossé, n'avait pas demi-pied d'ouverture, et par ce même côté
-ils étaient fermés d'un treillis de fer fort serré. Comme c'était à travers
-ce treillis que venait le jour, qu'il était encore obscurci par cette épaisseur
-de mur qui de ce côté a dix pieds, par la grille et par une fenêtre
-qui fermait au-dedans de la chambre à volet garni d'un verre très-épais et
-très-sale, il était si faible que, quand il entrait dans la chambre, à peine
-servait-il à distinguer les objets et ne formait qu'un faux jour&hellip; Les murs
-de la chambre étaient très-sales et gâtés d'ordure. Ce qu'il y avait de plus
-propre était un plafond de plâtre très-uni et très-blanc (sans doute pour
-que les moindres trous percés dans ce plafond par le prisonnier de l'étage
-supérieur fussent visibles); pour tout meuble, il n'y avait qu'une petite
-table pliante, très-vieille et rompue, et une petite chaise enfoncée de
-paille, si disloquée qu'à peine pouvait-on s'asseoir dessus. La chambre
-était pleine de puces&hellip; cela provenait de ce que le prisonnier, qui en venait
-de sortir, pissait sans façon contre les murs: ils étaient tapissés des noms
-de quantité de prisonniers&hellip; Sur les sept heures, on m'apporta un petit lit de
-camp de sangles, un petit matelas, un travers de lit garni de plumes, une
-méchante couverture verte toute percée et si pleine d'une épouvantable
-vermine que j'ai eu bien de la peine à l'en purger.» <i>Histoire de la Bastille</i>,
-t. 1, p. 105. Un prisonnier que M. de Saint-Mars amenait <i>dans sa
-litière</i>, et qui allait être <i>nourri par le gouverneur</i>, ne fut certainement pas
-si mal logé que l'auteur de l'<i>Inquisition française</i>.</p>
-</div>
-<p>La mort de ce prisonnier était mentionnée dans
-le même journal, à la date du lundi 19 novembre
-1703. «Le prisonnier inconnu, <i>toujours masqué
-d'un masque de velours noir</i>, que M. de Saint-Mars
-avait amené avec lui, venant des îles Sainte-Marguerite,
-et qu'il gardait depuis long-temps, s'étant
-trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la
-messe, est mort aujourd'hui sur les dix heures du
-soir, <i>sans avoir eu une grande maladie, il ne se
-peut pas moins</i>. M. Giraut, notre aumônier, le confessa
-hier: surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses
-sacremens, et notre aumônier l'a exhorté un moment
-avant que de mourir. Il fut enterré le mardi
-20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière
-de Saint-Paul: son enterrement coûta quarante
-livres.»</p>
-
-<p>Voici donc enfin des dates précises.</p>
-
-<p>L'extrait des registres de sépulture de l'église
-Saint-Paul confirmait l'exactitude du journal de
-M. Dujonca: «L'an 1703, le 19 novembre, <i>Marchialy</i>,
-âgé de <i>quarante-cinq ans, ou environ</i>, est
-décédé dans la Bastille; duquel le corps a été inhumé
-dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse,
-le 20 dudit mars, en présence de M. Rosarges, major
-de la Bastille, et de M. Reih, chirurgien de la
-Bastille, qui ont signé.» Cet extrait fut collationné
-sur le registre original où le nom de <i>Marchialy</i> était
-écrit avec beaucoup de netteté. On ne pouvait donc
-plus soutenir, sur la foi de Lenglet-Dufresnoy, que
-ce prisonnier fut enterré aux <i>Célestins</i>.</p>
-
-<p>Le père Griffet, qui mettait ainsi hors de doute
-le mystère de l'homme au masque sans prétendre
-toutefois le découvrir, crut devoir relater quelques
-faits qu'il tenait d'un des derniers gouverneurs de
-la Bastille, Jourdan Delaunay, mort en 1749.</p>
-
-<p>Le souvenir du prisonnier masqué s'était conservé
-parmi les officiers, les soldats et les domestiques de
-cette prison; et nombre de témoins oculaires l'avaient
-<i>vu passer dans la cour</i> pour se rendre à la
-messe. Dès qu'il fut mort, on avait brûlé <i>généralement
-tout ce qui était à son usage</i>, comme linge,
-habits, matelas, couvertures, etc.; on avait regratté
-et reblanchi les murailles de sa chambre, changé
-les carreaux et fait disparaître les traces de son séjour,
-de peur qu'il n'eût caché <i>quelque billet ou
-quelque marque</i> qui eût fait <i>connaître son nom</i>.
-Enfin, long-temps après, le lieutenant de police,
-Voyer-d'Argenson, qui visitait souvent la Bastille,
-soumise à son inspection, ayant appris qu'on s'y
-entretenait encore de ce prisonnier, voulût savoir
-ce qu'on en pensait, et le demanda aux officiers;
-mais, sur les vagues conjectures auxquelles ils se livraient
-entre eux, il se contenta de répondre: «On
-ne saura jamais cela!»</p>
-
-<p>Après avoir rapporté ces nouvelles pièces, d'un
-procès qu'on avait débattu en l'air jusque-là, le
-père Griffet examina et réfuta tour à tour les <i>Mémoires
-de Perse</i> et les lettres de Lagrange-Chancel,
-de M. de Palteau et de Saint-Foix: il évita de se prononcer
-sur le récit de Voltaire, qu'il ne nomme
-même pas en citant ce récit comme tiré d'un livre
-<i>très-connu et très-bien écrit</i> (<i>le Siècle de Louis XIV</i>);
-il se borna à rapprocher les différentes <i>traditions</i>,
-pour en faire ressortir les contradictions et les invraisemblances:
-il en tira seulement deux faits, incontestables
-à ses yeux, savoir, que <em class="small">LE PRISONNIER
-AVAIT LES CHEVEUX BLANCS</em>, et que son masque était
-de velours noir.</p>
-
-<p>Quant aux trois opinions émises au sujet du personnage
-condamné à rester masqué toute sa vie, il
-ne voulut reconnaître ni le duc de Beaufort, ni le
-duc de Monmouth dans cette victime d'état, et il
-préféra pencher du côté de la version des <i>Mémoires
-de Perse</i>, parce que le comte de Vermandois lui
-semblait entrer plus naturellement dans cette mystérieuse
-captivité, dont il fixa le commencement à
-l'année 1683, plutôt qu'à l'année 1661, comme avait
-fait Voltaire; plutôt qu'à l'année 1669, comme le
-prétendait Lagrange-Chancel; plutôt qu'à l'année
-1685, comme l'exigeait le système de Saint-Foix.</p>
-
-<p>La date avancée par Voltaire, sans aucune preuve,
-aurait contredit les trois systèmes qui retrouvaient,
-dans le <i>Masque de Fer</i>, le duc de Beaufort, le duc
-de Monmouth et le comte de Vermandois: «Il n'y
-a aucune de ces dates (1669, 1683, 1685), dit le
-père Griffet, qui, une fois bien constatée, ne réfutât
-invinciblement une des trois opinions.»</p>
-
-<p>Mais le père Griffet ne donnait aucune raison particulière
-qui l'autorisât à choisir la date de 1683
-avec l'opinion qu'on y rattachait: il répéta les motifs
-que Saint-Foix avait développés avec une solide
-logique contre la lettre de Lagrange-Chancel, et il
-ajouta que le duc de Beaufort, non seulement n'était
-pas capable d'entraver les projets du roi et du
-ministre Colbert, mais encore bornait ses fonctions
-à celles de <i>grand-maître, chef et surintendant de la
-navigation et commerce de France</i>, la charge d'amiral
-ayant été supprimée par le cardinal de Richelieu.
-Il traita d'<i>absurde</i> la supposition de Saint-Foix,
-parce qu'un faux duc de Monmouth, quelle
-que fût sa ressemblance avec le condamné, n'aurait
-pas réussi à tromper les évêques qui l'assistèrent à ses
-derniers momens, et les officiers de justice qui le conduisirent
-au supplice en plein jour, à dix heures du
-matin, dans une place publique de Londres; et que
-d'ailleurs le véritable duc, aurait-il été soustrait à
-l'échafaud, ne pouvait demeurer ignoré à la Bastille
-après la révolution d'Angleterre et la mort de Jacques
-II, en 1701. Le témoignage du père Tournemine,
-que Saint-Foix invoquait avec confiance, ne
-semblait pas d'un aussi grand poids au père Griffet
-qui accusa de crédulité excessive ce bon jésuite connu
-pour son <i>imagination toujours vive et enflammée</i>.</p>
-
-<p>Le père Griffet s'étendit avec plus de complaisance
-sur le fait raconté dans les <i>Mémoires de Perse</i>, et,
-malgré une lettre de la présidente d'Osembray, qui
-parle des <i>regrets infinis</i> que laissa le comte de Vermandois,
-lequel avait <i>donné tant de marques d'un
-prince extraordinaire que le regret de sa mort fut
-une douleur publique</i>, et qui dit positivement que
-le roi fut <i>fort touché</i> de cette perte pleurée par M<sup>me</sup> de
-La Vallière aux pieds du crucifix<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>; malgré la pompeuse
-épitaphe gravée à la louange du défunt dans
-le ch&oelig;ur de l'église cathédrale d'Arras, il n'hésita
-point à soutenir que le comte de Vermandois, après
-des débauches avérées, s'était rendu coupable de
-quelque <i>grand attentat</i> avant son départ pour l'armée,
-tel qu'un soufflet donné au dauphin. «On en
-avait parlé, dit-il, long-temps avant que les <i>Mémoires
-secrets</i> aient paru, sur une de ces traditions qui
-ont, à la vérité, besoin d'être prouvées, mais qui
-ne sont pas toujours fausses. <i>Le souvenir de celle-ci
-s'était toujours conservé</i>, quoiqu'on n'en fît pas
-beaucoup de bruit du temps du feu roi, par la
-crainte de lui déplaire: c'est de quoi beaucoup de
-gens, qui ont vécu sous son règne, pourraient rendre
-témoignage. On ne prétend pas soutenir que
-l'attentat en question soit un fait indubitable, <i>on
-soutient seulement que l'on ne l'a pas réfuté jusqu'à
-présent par des preuves sans réplique</i>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> <i>Lettres de Roger de Rabutin, comte de Bussy</i>, éd. de 1716, t. 6, p. 135.</p>
-</div>
-<p>Le père Griffet alléguait enfin une induction, bien
-futile, il est vrai, tirée du nom supposé de <i>Marchiali</i>
-(le registre porte <i>Marchialy</i>), dans lequel on avait
-découvert <i>Hic amiral</i> (<i>c'est l'amiral</i>), sans prétendre
-que cette mauvaise anagramme, moitié latine et
-moitié française, pût être rangée même parmi les
-probabilités; cependant, après avoir incliné vers
-l'opinion qui faisait du comte de Vermandois
-l'homme au masque, il déclara vouloir attendre,
-<i>pour former une décision</i>, qu'on eût la date certaine
-de l'arrivée de ce prisonnier à la citadelle de
-Pignerol; car, jusque-là, on ignorerait la vérité: <i>il
-y a grande apparence qu'on ne la saura jamais!</i>
-disait-il à l'exemple du lieutenant de police Voyer-d'Argenson.</p>
-
-<p>Saint-Foix se hâta de faire imprimer sa <i>Réponse</i>
-au père Griffet, et s'attacha surtout à démontrer
-que le prisonnier masqué ne pouvait être le comte
-de Vermandois: il s'efforça de prouver par des raisonnemens,
-plutôt que par des autorités contemporaines,
-que ce prince était incapable d'avoir porté
-la main sur le dauphin, et que Louis XIV n'avait
-pu se prêter à une <i>momerie</i> aussi indécente que celle
-des obsèques et de l'enterrement d'une <i>bûche</i> à la
-place de son fils; il se moqua de l'anagramme de
-<i>Marchiali</i><a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>, et soutint, à tort, qu'on n'était pas dans
-l'usage d'appeler le comte de Vermandois <i>M. l'amiral</i><a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>:
-il cita, sans propos et sans but, un passage
-très-remarquable d'une <i>Histoire de la Bastille</i>, imprimée
-en 1724, lequel coïncide en effet avec l'anecdote
-du <i>Masque de Fer</i>; mais il ne songea pas à
-profiter d'une découverte aussi neuve, qui pouvait
-être la base d'un nouveau système et servir en tous
-cas à constater les précautions qu'on prenait pour la
-garde du prisonnier inconnu.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> On donnait quelquefois aux prisonniers un faux nom fabriqué avec l'anagramme
-du leur. Nous lisons dans la 3<sup>e</sup> livraison de <i>la Bastille dévoilée</i>,
-p. 79: «<i>Villeman</i>, c'est encore M. Jean de <i>Manville</i> revenu des îles de
-Sainte-Marguerite à la Bastille: M. Delaunay avait renversé son nom et l'avait
-fait inscrire de même sur les registres, pour dérober à tout le monde le
-lieu de la détention du prisonnier.»</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Prosper Marchand rapporte dans son <i>Dictionnaire</i> plusieurs pièces de
-vers de Benserade, adressées à <i>Monsieur l'Admiral</i>, en 1681.</p>
-</div>
-<p>Ensuite il présenta de nouveaux faits à l'appui
-d'une substitution de victime sur l'échafaud du duc
-de Monmouth: il faillit se croire personnellement
-offensé du trait de satire que le père Griffet avait
-lancé contre son confrère, le père Tournemine, <i>célèbre
-dans toute l'Europe, aimé, estimé, considéré
-à la cour et à la ville</i>. Mais les plus forts argumens
-du système de Saint-Foix ne reposaient que sur des
-ouï-dire plus ou moins croyables; l'histoire lui
-fournissait à peine quelques vagues allégations.</p>
-
-<p>Saint-Foix essaya pourtant de répondre au défi
-du père Griffet, en établissant, d'une manière irrécusable,
-que le prisonnier n'avait été amené qu'en
-1685 à Pignerol, et, faute de pièces authentiques, il
-se jeta dans des suppositions souvent erronées.</p>
-
-<p>Il fixe d'abord avec justesse, et pour la première
-fois, l'époque à laquelle M. de Saint-Mars fut nommé
-au commandement de la <i>citadelle</i> (ou plutôt du
-donjon et de la prison) de Pignerol, lorsque Fouquet
-fut envoyé dans cette forteresse, après son arrêt du
-20 décembre 1664, sous la garde spéciale de Saint-Mars.</p>
-
-<p>En 1681, une année environ après la mort de
-Fouquet, Saint-Mars devait conduire lui-même son
-second prisonnier d'état, le comte de Lauzun, aux
-eaux de Bourbon; mais il fut exempté de cette
-commission à cause de ses fréquens démêlés avec
-Lauzun, et remplacé par Maupertuis, sous-lieutenant
-des mousquetaires du roi<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>: si l'homme au
-masque eût été enfermé à Pignerol en 1681, se demande
-Saint-Foix, Saint-Mars aurait-il été chargé
-de suivre Lauzun dans un voyage de <i>trois</i> mois?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>Mém. de Mlle de Montpensier</i>, collection Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 42, p. 424.</p>
-</div>
-<p>En 1684, les réjouissances pour la naissance du
-duc d'Anjou furent l'objet d'une contestation assez
-vive entre M. d'Herleville, gouverneur de la ville et
-de la citadelle de Pignerol, et M. de Lamothe de Rissan,
-lieutenant du roi: cette contestation pouvait-elle
-avoir lieu, se demande Saint-Foix, sinon en l'<i>absence</i>
-de Saint-Mars, qui <i>avait encore les lettres
-de commandement</i> pour la citadelle, et Saint-Mars
-pouvait-il s'éloigner, si le prisonnier masqué lui
-eût été déjà confié? Par malheur, Saint-Foix ignorait
-que Saint-Mars avait passé de Pignerol à Exilles,
-dont il fut nommé gouverneur au mois de mai
-1681<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> «Sa Majesté, ayant connu l'extrême répugnance que vous avez à accepter
-le commandement de la citadelle de Pignerol, a trouvé bon de vous accorder
-le gouvernement d'Exilles, vacant par la mort de M. le duc de Lesdiguières.»
-Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 12 mai 1681. Extr. des
-archives des Affaires étrangères, par M. Delort.</p>
-</div>
-<p>Saint-Foix signala, malgré ces erreurs, plusieurs
-points intéressans, surtout une alliance de famille
-entre Saint-Mars et madame Dufresnoy, dont il avait
-épousé la s&oelig;ur: or, madame Dufresnoy, femme du
-premier commis de la guerre et maîtresse de Louvois,
-était à portée de servir son beau-frère auprès
-du ministre qui avait la surintendance des places de
-guerre et des prisons d'état. Saint-Foix raconta, en
-outre, comme un fait <i>certain</i>, que madame Lebret,
-mère de feu M. Lebret, premier président et intendant
-de Provence, <i>choisissait à Paris, à la prière
-de madame de Saint-Mars, son intime amie, le linge
-le plus fin et les plus belles dentelles</i>, et les envoyait
-à l'île de Sainte-Marguerite pour le prisonnier.
-Il raconta aussi, sans garantir l'exactitude de cette
-circonstance, que «le lendemain de l'enterrement
-de <i>Marchialy</i>, une personne ayant engagé le fossoyeur
-à le déterrer et à le lui laisser voir, ils trouvèrent
-un gros caillou à la place de la tête.»</p>
-
-<p>Un <i>ami du père Griffet</i>, lequel sans doute n'était
-autre que ce jésuite lui-même, écrivit à <i>l'Année littéraire</i>
-de Fréron, théâtre principal de ce débat
-où Voltaire était mis en cause, une lettre au sujet
-des <i>pièces du procès</i>, réunies et publiées par Saint-Foix
-en 1770: il pensait que <i>ce procès n'était pas
-encore assez instruit pour pouvoir être jugé</i>. Cependant
-il ne paraissait pas éloigné de croire à la
-<i>disparition</i> du comte de Vermandois, plutôt qu'à
-sa mort devant Courtray; et il mit en avant une
-de ces traditions, qu'on peut toujours fabriquer
-sans crainte d'être convaincu de mensonge.</p>
-
-<p>«On <i>assure</i>, dit-il, que le jour même où le corps
-du comte de Vermandois dut être transporté à Arras,
-il sortit du camp une litière, dans laquelle on
-crut qu'il y avait un prisonnier d'importance, quoiqu'on
-répandît le bruit que la caisse militaire y était
-renfermée; et l'on ajouta que cette litière prit un
-chemin détourné. J'ai lu, <i>quelque part</i>, que le caveau,
-dans lequel on dit que le comte de Vermandois
-fut inhumé, à Arras, a été gardé très-soigneusement.
-Il me semble encore qu'il y avait dans le
-même écrit diverses anecdotes qui annonçaient un
-mystère enseveli dans cette tombe.»</p>
-
-<p>L'auteur de la lettre, adoptant, sans examen,
-l'<i>absence</i> de Saint-Mars hors de Pignerol, à la fin
-de l'année 1683 et au commencement de la suivante,
-comme Saint-Foix avait tenu à la constater, en interprétant
-mal l'<i>État de la France en 1684</i>, s'efforçait
-de la rapporter à l'enlèvement même du
-comte de Vermandois, que Saint-Mars serait allé
-chercher en secret au camp de Courtray, pour le
-transférer masqué à Pignerol.</p>
-
-<p>Enfin l'<i>ami du père Griffet</i>, d'un ton semi-sérieux
-et semi-plaisant, avançait une nouvelle conjecture,
-et proposait de chercher, sous le masque du
-prisonnier, le sultan Mahomet IV, détrôné en 1687,
-puisque le sort de ce sultan était <i>assez incertain</i>
-depuis sa déposition, et que, le prisonnier passant
-pour un prince turc en Provence, le nom de <i>Marchialy</i>
-étant quasi turc, tout s'accordait à soutenir
-un système non moins vraisemblable que les
-autres.</p>
-
-<p>Saint-Foix résolut de fermer la bouche à tous les
-<i>amis</i> que le père Griffet pouvait avoir encore: il fit
-venir d'Arras l'extrait des registres capitulaires de
-la cathédrale, constatant que Louis XIV avait écrit
-lui-même au chapitre pour lui enjoindre de <i>recevoir
-le corps</i> du comte de Vermandois, décédé <i>en</i> la ville
-de Courtray; qu'il avait désiré que le défunt fût
-inhumé, au milieu du ch&oelig;ur de l'église, dans le
-même caveau qu'Élisabeth, comtesse de Vermandois,
-et femme de Philippe d'Alsace, comte de
-Flandre, morte en 1182; qu'une somme de dix mille
-livres avait été donnée au chapitre pour la fondation
-d'un obit à perpétuité en mémoire du comte
-de Vermandois; que les magistrats et les officiers
-municipaux de la ville étaient avertis d'assister à ce
-service célébré solennellement; et que, quatre ans
-après l'enterrement, à l'occasion de cet anniversaire,
-le roi avait fait don à la cathédrale d'un <i>ornement
-complet de velours noir et de moire d'argent,
-avec un dais aux armes du comte de Vermandois,
-brodées en or</i>. Il n'était pas probable, en
-effet, comme le remarque Saint-Foix, que Louis XIV
-eût cherché un <i>caveau de famille</i> pour y enterrer
-une <i>bûche</i>, et qu'il eût fondé un obit perpétuel avec
-une telle solennité en présence d'un cercueil vide.</p>
-
-<p>Saint-Foix, peu tolérant en matière de plaisanterie,
-accusa de mensonge l'<i>ami du père Griffet</i>,
-à cause d'une citation tronquée que l'anonyme avait
-faite des <i>Mémoires de Mlle de Montpensier</i><a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, et
-avoua dédaigneusement que cet <i>ami</i> était <i>très-capable
-de soutenir, par des citations aussi vraies</i>,
-que <i>le prisonnier au masque était Mahomet IV</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Il s'agissait de cette phrase: <i>Ce sont des histoires qu'on ne sait pas et
-que l'on ne voudrait pas savoir</i>. M<sup>me</sup> Montpensier veut parler des débauches
-italiennes qu'on avait attribuées au comte de Vermandois: <i>l'Ami du
-père Griffet</i> applique ces paroles au démêlé que le prince aurait eu avec
-le dauphin.</p>
-</div>
-<p>La mort du père Griffet, arrivée l'année suivante
-(1771), mit un terme à cette longue et curieuse
-discussion: aucun <i>ami</i> ne sortit de ses cendres
-pour argumenter à sa place.</p>
-
-<p>Un nouveau système, qui ne devait prendre faveur
-qu'un demi-siècle après son apparition, fut
-livré à la publicité dans cette même année où Saint-Foix
-se flattait d'avoir fondé le sien sur des bases
-inébranlables.</p>
-
-<p>Le baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment
-d'Alsace, qui ne nous est connu que par le catalogue
-de sa bibliothèque et son amitié bibliographique
-avec Mercier de Saint-Léger, adressa au <i>Journal
-Encyclopédique</i> une lettre datée de Phalsbourg,
-28 juin 1770, avec un ancien document qu'il regardait
-comme une explication de l'énigme du
-<i>Masque de Fer</i>: ce document était une lettre traduite
-de l'italien, et insérée dans l'<i>Histoire abrégée
-de l'Europe</i> (par Jacques Bernard), qu'on publiait
-à Leyde, chez Claude Jordan, 1685 à 1687, en
-feuilles détachées.</p>
-
-<p>Par cette lettre, copiée scrupuleusement dans
-l'ouvrage périodique de Jacques Bernard (mois
-d'août, 1687 à l'article <i>Mantoue</i>), on apprend que le
-duc de Mantoue, ayant dessein de <i>vendre</i> sa capitale
-au roi de France, son secrétaire l'en détourna
-et lui persuada même de s'unir aux autres princes
-d'Italie, pour s'opposer à l'ambition de Louis XIV.
-En conséquence, ce secrétaire fit plusieurs voyages
-auprès des souverains, afin de les entraîner dans
-cette ligue; mais, à la cour de Savoie, ses complots
-furent dénoncés au marquis d'Arcy, ambassadeur
-de France. Celui-ci accabla de civilités cet agent de
-trahison, le <i>régala</i> fort souvent, et l'invita enfin
-à une grande chasse à deux ou trois lieues de Turin.
-Ils partirent ensemble; mais à peu de distance
-de la ville, ils furent enveloppés par douze cavaliers
-qui enlevèrent le secrétaire, <i>le déguisèrent, le masquèrent
-et le conduisirent à Pignerol</i>. Le prisonnier
-ne resta pas long-temps dans cette forteresse,
-qui était <i>trop près de l'Italie</i>, et <i>quoiqu'il y fût
-gardé très-soigneusement, on craignait que les
-murailles ne parlassent</i>: on le transféra donc aux
-îles Sainte-Marguerite, <i>où il est à présent sous la
-garde de M. de Saint-Mars</i>, dit la lettre. «Voilà
-une nouvelle bien surprenante, mais qui n'en est
-pas moins véritable!»</p>
-
-<p>Le baron d'Heiss, sans faire grand fracas de sa
-découverte, en était fort satisfait, et, rappelant avec
-Voltaire qu'<i>aucun prince ni personne de marque</i>
-n'avait disparu en ce temps-là, il n'hésitait point à
-penser que ce secrétaire du duc de Mantoue dût être
-le prisonnier masqué.</p>
-
-<p>Cependant cette opinion ne trouva pas d'abord
-beaucoup de partisans, soit que le <i>Journal Encyclopédique</i>
-fût peu lu, soit plutôt que les ingénieuses
-dissertations de Saint-Foix eussent épuisé pour
-un temps la curiosité des juges de ce procès plein de
-ténèbres. A peine si le document historique, qui
-mettait au jour un acte odieux du <i>grand roi</i>,
-sembla digne d'attention, et nul écrivain ne hasarda
-un commentaire sur un fait relégué dans le chaos
-des calomnies forgées par la presse de Hollande.</p>
-
-<p>Quelques années après (1779), le <i>Journal de
-Paris</i> reproduisit l'extrait de l'<i>Histoire abrégée de
-l'Europe</i>, et le rédacteur, qui était probablement
-Sénac de Meilhan, fort habile à imaginer des travestissemens
-littéraires, alla jusqu'à dire que l'original
-italien de cette lettre existait à la Bibliothèque du
-roi. Mais personne n'eut la patience de l'y chercher
-ni le bonheur de le découvrir.</p>
-
-<p>Voltaire était demeuré neutre durant ces débats,
-où son nom fut à peine prononcé de part et d'autre;
-peut-être s'y mêla-t-il sous le voile d'un pseudonyme,
-selon son habitude, semblable à ces preux
-chevaliers qui venaient couverts d'armures noires
-dans les tournois, et ne s'y faisaient reconnaître que
-par leurs beaux coups de lance. Seulement, dans un
-supplément ajouté à une nouvelle édition de l'<i>Essai
-sur les m&oelig;urs</i>, et intitulé <i>Nouvelles remarques sur
-l'histoire</i>, il avait répété que l'anecdote du <i>Masque
-de fer</i> était <i>aussi vraie qu'étonnante</i>, et il avait
-consigné (12<sup>e</sup> <i>remarque</i>) une partie des faits relatés
-dans la lettre de M. de Palteau, en remarquant
-que <i>cette nouvelle preuve n'était pas nécessaire,
-quoiqu'il ne faille rien négliger sur un fait
-si éloigné de l'ordre commun</i>.</p>
-
-<p>Il voulut en finir avec deux systèmes qu'il avait déjà
-réfutés dédaigneusement, et comprendre dans cette
-dernière réfutation celui de Saint-Foix, en faveur
-duquel la critique semblait se prononcer. Dans la
-septième édition du <i>Dictionnaire philosophique</i>,
-réimprimé sous le titre de <i>la Raison par alphabet</i>,
-1770, 2 vol. in-8, où il fit entrer dans l'article <span class="sc">Ana</span>
-l'anecdote sur le <i>Masque de Fer</i>, il rectifia les erreurs
-qu'il avait commises lui-même, faute de documens
-authentiques, et il se servit pour cela du journal de
-Dujonca, publié par le père Griffet, qui avait, dit-il,
-<i>l'emploi délicat</i> de confesser les prisonniers de
-la Bastille. Il traita de <i>rêve</i> l'opinion qui faisait du
-prisonnier inconnu le duc de Beaufort ou le comte
-de Vermandois; il se moqua plus sérieusement des
-<i>illusions</i> de Saint-Foix, en disant que, pour les
-admettre, il faudrait croire que le duc de Monmouth
-fût ressuscité et eût changé l'ordre des temps, substitution
-plus difficile que celle d'un patient livré au
-bourreau. On voit que Voltaire donnait toujours la
-date de 1661 ou 1662 au commencement de la prison
-du <i>Masque de Fer</i>. Il railla surtout la condescendance
-qu'on supposait à Louis XIV, de <i>servir de
-sergent et de geôlier</i> au roi Jacques II, puis au roi
-Guillaume, puis à la reine Anne.</p>
-
-<p>Voltaire rapporte ensuite que le prisonnier déclara
-<i>lui-même</i> à l'apothicaire de la Bastille, peu de
-jours avant sa mort, qu'il <i>croyait avoir environ
-soixante ans</i>. Au sujet de ce renseignement que
-rien ne constate, un plaisant dit que l'auteur de la
-<i>Henriade</i> en était réduit à faire des <i>comptes</i> d'apothicaire.
-Il est impossible en effet de s'en rapporter à
-ce ouï-dire, outre que cet infortuné, captif depuis tant
-d'années, et privé des moyens de calculer exactement
-la marche du temps, se trompait peut-être dans
-ses conjectures sur son âge: on sait que Latude,
-après une longue détention, n'avait plus aucune
-idée précise relativement aux années qui s'étaient
-écoulées pendant sa captivité.</p>
-
-<p>Voltaire se demandait encore: «Pourquoi donner
-un nom italien à ce prisonnier? On le nomma toujours
-<i>Marchialy</i>!» M. de Palteau avait pourtant fait
-connaître que le nom de <i>Latour</i> fut affecté à l'inconnu
-de son vivant. Quant au nom porté sur le
-registre des sépultures, quiconque était instruit du
-régime administratif des prisons d'état pouvait apprécier
-combien ce faux nom avait peu d'importance.
-Voltaire n'eut pas été intrigué du nom italien de
-<i>Marchialy</i>, s'il avait lu ce passage des <i>Remarques
-historiques sur le château de la Bastille</i>, imprimées
-quatre ans plus tard: «Le ministère n'aime pas que
-les gens connus meurent à la Bastille. Si un prisonnier
-meurt, on le fait inhumer à la paroisse de Saint-Paul
-sous le nom d'un domestique, et ce mensonge
-est écrit sur le registre mortuaire pour tromper la
-postérité. Il y a un autre registre où le nom véritable
-des morts est inscrit (p. 33).» Ce registre n'a
-point été retrouvé dans les archives de la Bastille.</p>
-
-<p>Voltaire finissait son article par cette espèce de
-proclamation dans laquelle on peut voir la conscience
-d'une vérité cachée ou l'orgueil d'un esprit qui déguise
-son ignorance sous un silence prudent: «Celui
-qui écrit cet article en sait peut-être plus que le
-père Griffet et n'en dira pas davantage.»</p>
-
-<p>Cependant cet article fut suivi d'une <i>Addition de
-l'éditeur</i>, beaucoup moins discrète, attribuée à Voltaire
-par <i>bien des gens de lettres</i> et par les éditeurs
-de Kehl: cette <i>addition</i> parut dans une nouvelle
-édition du <i>Dictionnaire philosophique</i>, sous le titre
-de <i>Questions sur l'Encyclopédie distribuées en
-forme de dictionnaire, par des amateurs</i>, Genève,
-1771, 9 vol. in-8. <i>L'éditeur</i>, ou Voltaire qui prenait
-souvent ce titre dans ses ouvrages pour faire
-passer quelque vérité audacieuse, sans en être personnellement
-responsable, dit: «Rien n'est plus aisé
-non-seulement de concevoir quel était le prisonnier,
-mais qu'il est même difficile qu'il puisse y avoir
-deux opinions sur ce sujet. L'auteur de cet article
-aurait communiqué plus tôt <i>son sentiment</i>, s'il n'eût
-cru que cette idée devait déjà être venue à bien
-d'autres et s'il ne se fût persuadé que ce n'était pas
-la peine de donner comme une découverte une chose
-qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui
-lisent cette anecdote.» C'était ne plus même admettre
-le doute dans une question si obscure et si
-peu éclaircie jusque-là. L'<i>éditeur</i>, qui s'appelle ici
-l'<i>auteur</i>, par distraction, s'étonne que «tant de
-savans et tant d'écrivains, pleins d'esprit et de sagacité,
-se tourmentent à deviner qui peut avoir été le
-fameux <i>Masque de Fer</i>, sans que l'idée la plus simple,
-la plus naturelle et la plus vraisemblable, se
-soit jamais présentée à eux;» en conséquence, il se
-décide <i>enfin à dire ce qu'il en pense depuis plusieurs
-années</i>.</p>
-
-<p>Il rejette sans réfutation les diverses opinions qui
-étaient en lutte, sans oublier la dernière, celle du
-baron d'Heiss, à propos de laquelle cette <i>addition</i>
-semble avoir été faite, et il juge impossible de concilier
-le personnage d'un secrétaire du duc de Mantoue
-<i>avec les grandes marques de respect</i> que Saint-Mars
-donnait à son prisonnier; il <i>ne s'amuse pas</i> à
-prouver que ce prisonnier ne saurait être le comte
-de Vermandois, ni le duc de Beaufort, ni le duc de
-Monmouth, ni le secrétaire du duc de Mantoue:
-<i>l'auteur conjecture que Voltaire est aussi persuadé
-que lui du soupçon qu'il va manifester, mais que
-Voltaire, à titre de Français, n'a pas voulu publier
-tout net, surtout en ayant assez dit pour que le
-mot de l'énigme ne dût pas être difficile à deviner</i>.</p>
-
-<p>Selon le <i>soupçon</i> de l'<i>éditeur</i>, le <i>Masque de Fer</i>
-était un frère aîné de Louis XIV. Anne d'Autriche
-l'avait eu d'un amant, et la naissance de ce fils aurait
-détrompé la reine sur sa prétendue stérilité. Après
-cette couche secrète, par le conseil du cardinal de
-Richelieu, un hasard avait été adroitement ménagé
-pour <i>obliger absolument le roi à coucher en même
-lit avec la reine</i>; un second fils fut le fruit de
-cette rencontre conjugale, et Louis XIV avait ignoré
-jusqu'à sa majorité l'existence de son frère adultérin.
-La politique de Louis XIV, affectant un généreux
-respect pour l'honneur de la royauté, avait sauvé
-de grands embarras à la couronne et un horrible
-scandale à la mémoire d'Anne d'Autriche, en imaginant
-un <i>moyen sage et juste</i> d'ensevelir dans l'oubli
-la preuve vivante d'un amour illégitime. Ce
-moyen dispensait le roi de commettre une cruauté,
-qu'<i>un monarque moins consciencieux et moins magnanime
-que Louis XIV</i> eût estimée <i>nécessaire</i>.</p>
-
-<p>«Il me semble, poursuit toujours <i>notre auteur</i>,
-que plus on est instruit de l'histoire de ce temps-là,
-plus on doit être frappé de la réunion de toutes les
-circonstances qui prouvent en faveur de cette supposition.»</p>
-
-<p>Était-ce bien là réellement l'opinion de Voltaire?
-Avait-il en effet été initié à ce secret d'état par le
-duc de Richelieu ou par M<sup>me</sup> de Pompadour? Est-ce
-lui-même qui a rédigé cette note assez mal écrite?
-Ne serait-ce pas plutôt une interpolation d'un véritable
-éditeur, qui aurait cru ne faire que reproduire
-plus explicitement l'opinion de Voltaire? En tout
-cas, il est certain que, depuis cette déclaration publiée
-sous la responsabilité d'un <i>éditeur</i> anonyme,
-Voltaire s'abstint, avec une affectation inexplicable,
-de revenir sur le sujet du <i>Masque de Fer</i>, comme
-s'il eût dit tout ce qu'il savait, ou peut-être tout ce
-qu'il en pouvait dire. Le système de Voltaire s'enracina
-dans les esprits, sans que personne osât songer
-à le renverser; et celui de Saint-Foix, au contraire,
-qui n'avait triomphé un moment qu'à force
-d'esprit et de témérité, ne survécut pas à son brillant
-auteur, mort deux années avant Voltaire (1776).</p>
-
-<p>En 1774, un écrivain anonyme fit paraître sous
-le manteau un petit ouvrage sur la Bastille<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>, dans
-lequel l'anecdote de l'<i>Homme au Masque de Fer</i>
-ne fut pas omise. La police poursuivit avec tant de
-rigueur cet écrit qui contenait bien des particularités
-secrètes sur le régime intérieur de la prison
-d'état, que peu d'exemplaires échappèrent aux saisies
-et au pilon: on n'en connaît guère que deux
-ou trois de l'édition originale portant les armes de France
-au frontispice, comme pour signaler les
-&oelig;uvres de la royauté. Ces <i>Remarques historiques</i> ne
-sont pourtant qu'un extrait textuel de la partie descriptive
-de l'<i>Inquisition française</i> de Constantin de
-Renneville, avec des additions curieuses. La note <small>V</small>
-est consacrée à un rapide examen des divers systèmes
-auxquels le mystère du <i>Masque de Fer</i> avait donné
-lieu jusque-là: l'auteur penche visiblement du côté
-de l'opinion du père Griffet en disant: «Ce jésuite,
-confesseur des prisonniers de la Bastille, n'atteste
-pas que l'<i>Homme au Masque de Fer</i> fût le comte de
-Vermandois; mais il rassemble bien des raisons et
-des probabilités en faveur de cette opinion, et <i>il
-semble que sur cette matière le suffrage du père
-Griffet doit être d'un grand poids</i>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> <i>Remarques historiques et Anecdotes sur le château de la Bastille</i>, 1774,
-petit in-12. Ce livre était si rare en 1789, qu'un éditeur (peut-être l'imprimeur
-Grangé qui a fait sortir de ses presses plusieurs opuscules sur la
-Bastille et sur le <i>Masque de Fer</i>) le réimprima sous ce titre: <i>Remarques
-et Anecdotes sur le château de la Bastille, suivies d'un détail historique du
-siége, de la prise et de la démolition de cette forteresse</i>, in-8<sup>o</sup> de 106 pages,
-et y ajouta une préface déclamatoire contre les prisons d'état, <i>ces monumens
-odieux de l'oppression, ces tombeaux vivans de la justice et de l'humanité</i>!
-«J'ai eu en possession, pendant bien peu de temps à la vérité, dit
-l'auteur de cette préface, un manuscrit précieux sur cette matière. Je pourrais
-même me prévaloir de sa rareté, puisque sans être très-volumineux,
-dix louis n'ont pu m'en rendre propriétaire. On pense bien que je n'ai pu
-ni peut-être dû le copier en entier.» Ce même ouvrage fut encore reproduit
-en 1789, sous une autre forme, avec d'importantes additions: <i>Remarques
-historiques sur la Bastille; sa démolition et Révolutions de Paris en
-juillet 1789 avec un grand nombre d'anecdotes intéressantes et peu connues</i>,
-Londres, in-8<sup>o</sup>, deux parties, 199 et 137 pages.</p>
-</div>
-<p>Le gouvernement, qui avait toujours redouté et
-contrarié les recherches relatives au prisonnier masqué,
-espéra enfin que ce sujet était épuisé pour la
-curiosité publique. Soulavie nous apprend que «le
-garde des sceaux, Hue de Miromesnil, n'avait jamais
-laissé discuter les anecdotes du mystérieux
-personnage, lorsqu'elles pouvaient indiquer un
-membre de la famille royale, et M. de La B&hellip; (La
-Borde, premier valet de chambre du roi) fut obligé
-d'envoyer, sous le nom de Voltaire, un mémoire
-manuscrit à Londres, le bureau de la librairie
-n'ayant jamais permis à ce sujet que d'amuser le tapis
-et de dire, avec le père Griffet ou ses semblables,
-que le prisonnier était le duc de Monmouth, le duc
-de Beaufort ou quelque autre de cette classe<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>.» Ce
-petit ouvrage, intitulé pompeusement l'<i>Histoire de
-l'Homme au Masque de Fer, par Voltaire</i>, in-12
-de 32 pages, 1783, rassemblait en effet tout
-ce que Voltaire avait éparpillé dans ses &oelig;uvres
-au sujet du prisonnier, et Linguet, qui, dans son
-séjour à la Bastille, recueillit quelques lointaines
-traditions échappées à ses devanciers, en avait fait
-part à M. de La Borde, sans oser les mentionner
-lui-même dans ses <i>Mémoires de la Bastille</i>, imprimés
-à Londres la même année.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> <i>Mémoires du maréchal duc de Richelieu</i>, t. 6, p. 6. Soulavie ne laisse aucun
-doute sur le nom de l'auteur de cet opuscule, que nous avions attribué
-à quelque libraire spéculateur. Dans le 3<sup>e</sup> vol. des mêmes <i>Mémoires</i>,
-p. 104, il s'était expliqué plus clairement encore: «Les dernières anecdotes
-qu'on a puisées sur le <i>Masque de Fer</i> nous ont été données par
-M. Linguet, qui, long-temps détenu à la Bastille, obtint quelques renseignemens
-des plus anciens officiers ou serviteurs du château; il donna ses
-notes à M. de La Borde, qui les a publiées en ces termes, dans un petit
-ouvrage sur ce <i>Masque</i>.»</p>
-</div>
-<p>Selon Linguet, le prisonnier portait un masque
-de velours et non de fer; le gouverneur lui-même
-le servait et <i>enlevait son linge</i>; lorsqu'il allait à la
-messe, il avait les défenses les plus expresses de parler
-et de montrer sa figure: l'ordre était donné aux
-invalides qui l'accompagnaient de tirer sur lui dans
-le cas où il eût enfreint ces défenses; lorsqu'il fut
-mort, on brûla tous ses meubles, on dépava sa chambre,
-on ôta les plafonds, on visita tous les coins,
-recoins, tous les endroits qui pouvaient cacher un
-papier, un linge; en un mot <i>on voulait découvrir
-s'il n'y aurait pas laissé quelque signe de ce qu'il
-était</i>. Les personnes de la Bastille, qui avaient rapporté
-ces faits à Linguet, «les tenaient de leurs pères,
-anciens serviteurs de la maison, lesquels y
-avaient vu l'<i>Homme au Masque de Fer</i>.» On a
-peine à comprendre pourquoi Linguet choisit La
-Borde pour secrétaire dans cette circonstance et se
-priva d'un thème aussi fertile en déclamations, lui
-qui, dans ses <i>Mémoires de la Bastille</i>, raconte sérieusement
-qu'on l'<i>empoisonnait</i>, lui qui fait un
-drame horrible et ténébreux de l'ensevelissement
-d'un prisonnier mort dans une chambre voisine de
-la sienne, lui enfin qui accumule tant de malédictions
-contre les <i>souffrances inconnues</i> et les <i>peines
-obscures</i> de cette prison d'état.</p>
-
-<p>La plupart des faits racontés par Linguet et par
-M. de La Borde entrèrent dans les <i>remarques</i> sur le
-<i>Masque de Fer</i> publiées en 1783 par le marquis de
-Luchet dans le <i>Journal des Gens du monde</i>, t. 4,
-n<sup>o</sup> 23, p. 282 et suiv. Ce journal, qui paraissait
-en Allemagne, n'était pas obligé de garder des ménagemens
-avec la mémoire d'Anne d'Autriche, et le
-rédacteur de ce journal, attaché à la cour du prince
-de Hesse-Cassel, avait toute liberté d'amuser ses lecteurs,
-en mettant à profit ses réminiscences des ouvrages
-et des conversations de Voltaire.</p>
-
-<p>Cependant le marquis de Luchet n'adopta pas entièrement
-le système de l'<i>éditeur</i> anonyme des <i>Questions
-sur l'Encyclopédie</i>, qui d'ailleurs, en proposant
-l'histoire d'un fils naturel d'Anne d'Autriche,
-ne s'était point expliqué sur la personne du père; il
-fit honneur à Buckingham de cette paternité en litige,
-et réclama, en faveur de son opinion, un
-nouveau témoignage, celui de M<sup>lle</sup> de Saint-Quentin,
-ancienne maîtresse du ministre Barbezieux, laquelle,
-retirée à Chartres où elle mourut dans un
-âge avancé vers le milieu du dix-huitième siècle,
-avait dit <i>publiquement</i> que Louis XIV condamna
-son frère aîné à une prison perpétuelle, et que la
-<i>parfaite ressemblance</i> des deux frères nécessita l'invention
-du masque pour le prisonnier. Voltaire avait
-pensé aussi que ce masque cachait une ressemblance
-<i>trop frappante</i>; mais d'où vient que Voltaire, à qui
-l'on écrivit de Chartres le bruit qu'on y avait répandu
-sous le nom de M<sup>lle</sup> de Saint-Quentin<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>, ne le consigna
-pas dans ses &oelig;uvres et se contenta d'en parler
-à Genève?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> 9<sup>e</sup> liv. de la <i>Bastille dévoilée</i>, p. 145.</p>
-</div>
-<p>Certes, Barbezieux avait un caractère léger et
-dissipé, bien différent de la fermeté et de l'esprit
-politique de Louvois son père; mais il n'eût point
-osé divulguer à une maîtresse ce formidable secret
-d'état, qui ne transpirait pas même dans les indiscrets
-libelles de Hollande, avant la mort de l'homme
-au masque: Barbezieux mourut en 1701 et <i>Marchialy</i>
-en 1703. Le marquis de Luchet n'était-il pas
-bien capable de supposer cette demoiselle de Saint-Quentin<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>,
-comme il supposait un fils de Buckingham,
-comme il supposa plus tard <i>M<sup>lle</sup> de Baudeon</i>,
-<i>la comtesse de Tersan</i>, <i>la duchesse de
-Morsheim</i>, et plusieurs autres dames dont il rédigea
-les <i>Mémoires</i>, toujours pour l'amusement des <i>gens
-du monde</i>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Les auteurs de la <i>Bastille dévoilée</i> voulurent constater par un <i>procès-verbal</i>
-le séjour de la demoiselle de Saint-Quentin à Chartres, et l'anecdote
-racontée par elle à plusieurs personnes de cette ville encore vivantes
-en 1790; mais ils ne purent obtenir ce procès-verbal et attestèrent seulement
-la <i>notoriété</i> du fait.</p>
-</div>
-<p>Linguet, dont M. de La Borde et le marquis de
-Luchet avaient invoqué le témoignage, n'osa pas
-confirmer ces assertions dans les <i>Annales politiques</i>,
-et craignit peut-être de fournir à ses ennemis le prétexte
-d'une nouvelle lettre de cachet: le silence de
-Linguet est inexplicable. Certes, l'abbé Lenglet-Dufresnoy,
-qui ne se faisait pas scrupule de publier
-des vérités ou des mensonges hardis, aurait élevé la
-voix s'il eût encore vécu, lorsque le prieur Anquetil
-le cita dans une compilation historique, sans
-critique et sans style, intitulée: <i>Louis XIV, sa
-cour et le régent</i>, 4 vol. in-12, 1789. Anquetil
-rapportait, au sujet du <i>Masque de Fer</i>, ce que lui
-en avait dit Lenglet, qui assurait l'avoir <i>vu</i> à la
-Bastille, et même lui avoir <i>parlé</i>. Lenglet, malgré
-cet entretien, ne jeta aucune lumière sur l'histoire
-de ce prisonnier qui avait <i>l'esprit vif et orné</i>, disait-il,
-«parlait très-bien d'affaires, de politique,
-d'histoire, de religion, était au fait des nouvelles
-courantes, et montrait par sa conversation qu'il
-avait voyagé dans toute l'Europe (tome I).»</p>
-
-<p>Le crédule Anquetil, à qui l'auteur du <i>Traité
-des Apparitions</i> racontait ces belles choses recueillies
-dans un de ses nombreux séjours à la Bastille,
-eut la bonhomie de le <i>presser</i> de dire ce qu'il pensait
-de cet inconnu: «Voudriez-vous me faire aller
-une neuvième fois à la Bastille?» répondit Lenglet
-qui n'y alla que cinq fois pendant sa vie littéraire,
-comme l'a prouvé son biographe Michault, de Dijon.
-En outre, il n'y était allé pour la première fois
-qu'en 1718, à moins qu'on veuille infirmer les recherches
-et les calculs de Michault par une note
-imprimée dans la <i>Bastille dévoilée</i> (1<sup>re</sup> livr., p. 113),
-où il est dit que Lenglet <i>est entré six fois à la
-Bastille</i>, la première en 1696. Quelle que soit la
-date de cette première entrée, l'abbé Lenglet, qui
-était en bon rapport de connaissance avec les officiers
-de ce château, avait pu apprendre d'eux ce
-qu'il prétendait savoir du <i>Masque de Fer</i> lui-même.</p>
-
-<p>Le <i>Masque de Fer</i>, qui occupait avec tant d'ardeur
-les bureaux d'esprit, les journaux et les cafés,
-avait fait aussi l'entretien de la cour, où les mystères
-des lettres de cachet et des prisons d'état divertissaient
-quotidiennement le petit lever du roi et de ses
-maîtresses. Le régent Philippe d'Orléans avait, disait-on,
-refusé la confidence de ce grand secret aux
-instances les plus assidues de ses favoris et de ses
-compagnons de table: jamais le nom du prisonnier
-masqué n'était sorti de ses lèvres, même au milieu
-des plus étourdissantes orgies de la Muette.
-Louis XV ne se montra point aussi discret, assure-t-on,
-et les caresses de M<sup>me</sup> de Pompadour eurent
-tout l'empire qu'elle leur savait; mais la spirituelle
-marquise, qui laissait le censeur Jolyot de Crébillon
-s'asseoir sur son lit, et le gentilhomme de la chambre
-Voltaire se mettre à ses genoux, garda peut-être ce
-secret mieux que son rang dans la compagnie des
-gens de lettres qu'elle aimait: elle n'avait pourtant
-pas à craindre la destinée du pêcheur des îles Sainte-Marguerite.</p>
-
-<p>Louis XV fut souvent questionné par ses courtisans
-sur un sujet qu'il abordait sans répugnance, et qu'il
-entendait en souriant approfondir devant lui. Mais,
-à l'occasion des deux systèmes débattus avec une
-égale probabilité par Saint-Foix et le père Griffet,
-Louis XV hocha la tête et dit: «Laissez-les disputer;
-personne n'a dit encore la vérité sur le <i>Masque
-de Fer</i>.»</p>
-
-<p>Une autre fois, le premier valet de chambre du roi,
-M. de La Borde, essayant de mettre à profit un moment
-d'abandon et de familiarité de son maître, pour
-s'approprier sans péril ce secret qui avait causé la
-mort de plusieurs personnes, Louis XV l'arrêta
-dans ses conjectures par ces mots non moins énigmatiques
-que le <i>Masque de Fer</i> lui-même: «Vous
-voudriez que je vous dise quelque chose à ce sujet?
-Ce que vous saurez de plus que les autres, c'est que
-<i>la prison de cet infortuné n'a fait tort à personne
-qu'à lui</i><a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Soulavie ajoute de son crû une explication de ces paroles amphibologiques
-et la met aussi dans la bouche de Louis XV: «car il n'a jamais eu
-ni femme ni enfans.» <i>Mém. du maréchal de Richelieu</i>, t. 3, p. 109.</p>
-</div>
-<p>Les ministres de Louis XVI n'étaient pas comme
-ceux de Louis XIV, confidens du secret de leur
-maître; car le vertueux Malesherbes, pendant son
-premier ministère qui ne dura que neuf mois, s'imposa
-le devoir de tirer la vérité du tombeau de <i>Marchialy</i>
-et de venger la mémoire de cet infortuné,
-seule réparation que pût inventer l'humanité du ministre
-insatiable de faire le bien; mais ses recherches,
-secondées par Amelot, ministre de Paris<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>,
-ses visites à la Bastille, ses enquêtes dans les papiers
-de la police<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>, demeurèrent sans résultat.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> On voit par une lettre du major Chevalier à M. Amelot, imprimée
-dans la 9<sup>e</sup> livraison de la <i>Bastille dévoilée</i>, p. 28, que cet officier lui avait
-envoyé, dès le 30 septembre 1775, les mêmes extraits historiques qu'il
-adressa ensuite à Malesherbes.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Voy. <i>la Bastille dévoilée</i>, 1<sup>re</sup> livraison, p. 54.</p>
-</div>
-<p>Chevalier, major de la Bastille, le même qui
-avait inventé, dit-on, le grand registre des prisonniers,
-fut chargé spécialement de fouiller les archives
-et d'écrire l'histoire secrète du château depuis
-son origine<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>, quoique un pareil travail demandât
-plus de lumières et d'instruction qu'il n'en
-avait: il recueillit pourtant des documens originaux
-très-curieux, et il les envoya au ministre le 19 novembre
-1775, en lui disant, dans un style hérissé de
-barbarismes et de fautes d'orthographe: «Si dans la
-suite je trouve quelque chose qui puisse être utile,
-soit pour le service, soit pour la curiosité, de même
-que pour tout ce que vous pouvez désirer, je serai
-toujours à vos ordres.» La pièce concernant le
-<i>Masque de Fer</i> était rédigée d'après le journal de
-Dujonca et la dissertation du père Griffet. M. de
-Malesherbes n'en fit aucun usage et ne la rendit pas
-publique, sans doute parce qu'il espérait toujours
-arriver à la solution de ce grand problème historique<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Voy. <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, 1774, p. 32.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Ces pièces écrites de la main du major Chevalier sont aujourd'hui dans
-la collection de mon respectable ami, M. Villenave, qui les a eues avec
-beaucoup de papiers de Malesherbes.</p>
-</div>
-<p>En 1780, le père Papon, de l'Oratoire, qui avait
-visité les îles Sainte-Marguerite au commencement
-de l'année 1778 pour y chercher des détails de localité
-utiles à son <i>Histoire de Provence</i> (4 vol. in-4,
-1777-1786), publia de nouvelles anecdotes sur le
-<i>Masque de Fer</i> dans son <i>Voyage littéraire de Provence</i>,
-Paris, 1780, in-12, composé avec des notes
-dont il ne pouvait faire usage pour son histoire
-dédiée à M. de Boisgelin, archevêque d'Aix. Il avait
-recueilli ces renseignemens dans la citadelle, où un
-officier de la compagnie franche, âgé de soixante-dix-neuf
-ans, lui raconta ce qu'il tenait de son père,
-lequel était <i>pour certaines choses l'homme de confiance</i>
-du gouverneur Saint-Mars.</p>
-
-<p>Un jour Saint-Mars s'entretenait avec son prisonnier,
-en restant hors de la chambre, <i>dans une
-espèce de corridor pour voir de loin ceux qui viendraient</i>.
-Le fils d'un de ses amis venait d'arriver pour
-passer quelques jours dans l'île; ce jeune homme
-s'avance du côté où il distingue des voix. Le gouverneur,
-surpris à l'improviste, ferme aussitôt la
-porte de la prison, court au-devant de l'indiscret
-et lui demande <i>d'un air troublé</i> s'il n'a rien entendu;
-rassuré par la réponse du jeune homme,
-il le fit pourtant repartir le jour même en écrivant
-à son ami que «peu s'en était fallu que cette aventure
-n'eût coûté cher à son fils, et qu'il le lui
-renvoyait de peur de quelque nouvelle imprudence.»</p>
-
-<p>Un autre jour, un <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> (garçon de chirurgien)
-aperçut, sous la fenêtre du prisonnier, <i>quelque
-chose</i> de blanc flottant sur l'eau: c'était une chemise
-très-fine, pliée avec assez de négligence et sur
-laquelle on avait écrit d'un bout à l'autre. Le pauvre
-homme la prit et l'apporta au gouverneur, qui
-ne l'eut pas plus tôt examinée qu'il demanda, <i>d'un
-air fort embarrassé</i>, au <span lang="la" xml:lang="la">frater</span>, s'il n'avait pas eu la
-curiosité de lire ce qui était écrit dessus; celui-ci
-protesta plusieurs fois qu'il n'avait rien lu; «mais
-deux jours après, il fut trouvé mort dans son lit.»
-N'est-ce pas là l'origine de l'anecdote du plat d'argent?</p>
-
-<p>Le valet qui servait le prisonnier, et qui partageait
-ainsi sa captivité, mourut dans la prison, et
-ce fut le père de l'officier, que Papon interrogeait,
-qui chargea sur ses épaules le corps du défunt et qui
-le porta de nuit au cimetière. On chercha une
-femme pour remplacer ce valet: une paysanne du
-village de Mongins alla se présenter au gouverneur;
-mais quand elle fut avertie qu'elle devait, une fois
-pourvue de cet emploi, renoncer à ses enfans et au
-monde, elle refusa de s'enfermer pour le reste de
-ses jours.</p>
-
-<p>Il n'y avait que peu de personnes qui eussent la
-liberté de parler au <i>Masque de Fer</i>, et sa prison,
-que l'épaisseur des murs et la force des grilles protégeaient
-contre toute tentative d'évasion, était gardée
-au dehors par des sentinelles qui avaient ordre
-de tirer sur les bateaux qui s'approcheraient à une
-certaine distance.</p>
-
-<p>Mais le père Papon n'essaya pas même de découvrir
-quel était ce prisonnier <i>dont on ne saura peut-être
-jamais le nom</i>, dit-il. M. Dulaure, qui étudiait
-alors les antiquités nationales et surtout les fautes
-de la royauté pour en faire une leçon au peuple,
-reproduisit textuellement, dans sa <i>Description des
-principaux lieux de la France</i>, Paris, 1789,
-6 vol. in-18 (1<sup>re</sup> partie, p. 184), les anecdotes rapportées
-dans le <i>Voyage littéraire de Provence</i>; il
-les accompagna des autres faits révélés par Voltaire
-et Lagrange-Chancel. Mais, au lieu d'adopter
-une opinion entre toutes celles qui avaient
-eu des avocats et des partisans, il avoua qu'elles <i>ne
-valaient pas la peine d'être répétées</i>, et il exposa
-nettement que «si l'on ne découvrait quelques <i>monumens</i>
-ignorés du temps de la régence d'Anne d'Autriche
-et du ministère du cardinal Mazarin, ou bien
-quelques <i>mémoires écrits par les personnes initiées
-dans le secret</i>, le nom de ce prisonnier, inconnu
-à ses contemporains, le serait aussi à la postérité.»
-Cette phrase semble une annonce indirecte du <i>mémoire</i>
-apocryphe que Soulavie préparait à cette époque
-dans son cabinet enrichi des matériaux dérobés
-à la bibliothèque du maréchal de Richelieu; on peut,
-sans faire injure à la mémoire de Dulaure, que la
-passion aveuglait trop souvent, supposer qu'il avait
-vu cette pièce dans les mains de Soulavie et qu'il la
-regardait alors comme authentique, puisqu'il en fit
-usage depuis dans son <i>Histoire de Paris</i>.</p>
-
-<p>Cependant un nouveau système s'élaborait en silence,
-et plusieurs hommes très-judicieux étaient
-portés à lui donner la préférence. Le chevalier de
-Taulès, secrétaire d'ambassade à Constantinople,
-ramassait mystérieusement les matériaux de ce système
-qui tendait à inculper les jésuites chassés de
-France et poursuivis de tous côtés avec la fureur des
-représailles. On ne peut apprécier quel sentiment
-de prudence ou de générosité l'empêcha de publier
-son livre, qui était dès lors connu dans les lettres,
-quoique manuscrit, et qui fut communiqué dès
-1783 à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères.</p>
-
-<p>Duclos prit les devans sur M. de Taulès, en imprimant
-qu'un jésuite <i>gros collier de l'ordre</i> lui avait
-avoué que «le <i>Masque de Fer</i> était une sottise de
-la Société, qu'il fallait ensevelir dans l'oubli.»
-Cette insinuation n'eut pas de suite à cette époque,
-et l'on ne demanda pas compte du prisonnier masqué
-à la société de Jésus, qui avait tant d'autres
-comptes plus graves à rendre.</p>
-
-<p>C'était sous les décombres de la Bastille qu'on
-espérait retrouver les preuves de cette iniquité du
-<i>grand roi</i>, et quand la vieille prison féodale s'écroula
-sous le marteau du peuple, le 14 juillet 1789, le
-premier prisonnier qu'on chercha parmi les cachots,
-livrés au jour éclatant de la justice et de l'humanité,
-pour délivrer au moins son nom encore captif dans
-ces ténèbres, ce devait être le <i>Masque de Fer</i>!</p>
-
-<p>Dès que la Bastille tomba au pouvoir du peuple,
-les portes des prisons furent brisées à coups de hache;
-mais on ne trouva que huit personnes à délivrer,
-au lieu des innombrables victimes qu'on supposait
-ensevelies au fond de cette sinistre forteresse:
-on prétendit que, peu de jours auparavant, la plupart
-des détenus avaient été transportés ailleurs secrètement.</p>
-
-<p>Les souvenirs de plusieurs captivités célèbres planaient
-au-dessus des ruines, qu'on avait hâte de faire
-disparaître pour placer cette inscription: <i>Ici l'on
-danse</i>, à l'endroit même où tant de larmes avaient
-coulé depuis des siècles; le fantôme du <i>Masque de
-Fer</i> était sans doute présent aux yeux des démolisseurs
-patriotes, et quand un des <i>vainqueurs</i> apporta
-en trophée au bout d'une baïonnette le grand registre
-de la Bastille<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>, l'assemblée municipale de
-l'Hôtel-de-Ville attendit dans un silence solennel
-que le secret du despotisme royal tombât de ces pages
-sanglantes<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>: le folio 120, correspondant à l'année
-1698 et à l'arrivée du prisonnier masqué venu
-des îles Sainte-Marguerite, avait été enlevé et remplacé
-par un feuillet d'une écriture récente!</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> «C'est un in-folio immense ou plutôt une suite de cahiers qui augmentent
-journellement. Ces cahiers sont contenus dans un très-grand carton
-ou portefeuille en maroquin, fermant à clef, lequel est encore renfermé
-dans un double carton. Ces feuilles, distribuées en colonnes, portent des
-titres imprimés à chacune. I<sup>re</sup> colonne: <i>Noms et qualités des prisonniers</i>.
-II<sup>e</sup> col. <i>Dates des jours d'arrivée des prisonniers au château.</i> III<sup>e</sup> col. <i>Noms
-des secrétaires d'état qui ont expédié les ordres.</i> IV<sup>e</sup> col. <i>Dates de la sortie
-des prisonniers.</i> V<sup>e</sup> col. <i>Noms des secrétaires d'état qui ont signé les ordres
-d'élargissement.</i> VI<sup>e</sup> col. <i>Causes de la détention des prisonniers.</i> VII<sup>e</sup> col. <i>Observations
-et Remarques.</i> Le major remplit la sixième colonne suivant les
-indications qu'il peut avoir, et le lieutenant de police lui donne des instructions
-quand il veut et comme il veut. La septième colonne contient l'historique
-des faits, gestes, caractères, vie, m&oelig;urs et fin des prisonniers. Ces
-deux colonnes sont des espèces de mémoires secrets dont l'essence et la
-vérité dépendent du jugement droit ou faux, de la volonté bonne ou mauvaise
-du major et du commissaire du roi; plusieurs prisonniers n'ont aucune
-note sur ces deux dernières colonnes. Ce livre est de l'invention du
-sieur Chevalier, major actuel.» <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, 1774,
-p. 31 et 32. La distribution des colonnes indiquée dans cet ouvrage n'est
-pas tout-à-fait la même que celle du registre qui a servi à la rédaction de
-la <i>Bastille dévoilée</i>: ce dernier «est un registre de 280 pages in-folio, broché
-et soigneusement renfermé dans un portefeuille de maroquin; d'un côté
-est écrit en lettres d'or le mot <i>Bastille</i>; de l'autre, sont gravées les armes
-du roi: ledit portefeuille fermait à clef. Chaque page de ce registre est
-divisée en onze colonnes. Voici ce qui se trouve imprimé en tête de chaque
-colonne: I<sup>re</sup> <i>Noms et qualités des prisonniers</i>. II<sup>e</sup> <i>Dates de leur entrée</i>. III<sup>e</sup> <i>Noms
-de MM. les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres</i>. IV<sup>e</sup> <i>Tomes</i>.
-V<sup>e</sup> <i>Pages</i>. VI<sup>e</sup> <i>Dates de leur sortie</i>. VII<sup>e</sup> <i>Noms de MM. les secrétaires
-d'état qui ont contresigné les ordres</i>. VIII<sup>e</sup> <i>Tomes</i>. IX<sup>e</sup> <i>Pages</i>. X<sup>e</sup> <i>Motifs de
-la détention des prisonniers</i>. XI<sup>e</sup> <i>Observations</i>. Nota. Nous n'avons aucune
-connaissance des <span class="small">TOMES</span> et <span class="small">PAGES</span> auxquels renvoient les colonnes 4<sup>e</sup>, 6<sup>e</sup>, 8<sup>e</sup>
-et 9<sup>e</sup>.» Première livraison, p. 44.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> Chap. 14 et 15 de <i>la Bastille, ou Mémoires pour servir à l'histoire du
-gouvernement français</i>, par Dufey de l'Yonne; 3<sup>e</sup> livraison de la <i>Bastille
-dévoilée</i>; les <i>Journées mémorables de la Révolution française</i>, t. 1, p. 21.</p>
-</div>
-<p>Dans les souterrains de la Bastille, on découvrit
-des squelettes entiers; dans les latrines, des ossemens
-brisés et putréfiés<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>: alors on se souvint avec terreur
-des horribles assertions que Constantin de Renneville
-avait avancées dans son <i>Histoire de la Bastille</i>,
-et qu'on avait trop légèrement traitées de fables
-calomnieuses; on pensa que bien des crimes,
-bien des vengeances, étaient restés enfouis dans les
-ombres impénétrables de cette prison d'état, et que
-les murs, tout couverts de noms et de dates<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>, offraient
-des listes de proscription plus amples et plus
-véridiques que les registres du greffe.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> «Quelques prisonniers ont péri à la Bastille par des voies secrètes,
-mais ces exemples sont rares.» <i>Rem. hist. sur la Bastille</i>, p. 33. Voyez
-<i>Antiquités nationales</i>, par Millin, t. 1, art. de la Bastille, p. 15.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> On trouve dans les <i>Révolutions de Paris</i>, à la suite des <i>Remarques historiques
-sur la Bastille</i>, le <i>Relevé exact des noms et inscriptions gravées sur
-les murs des cachots</i>, et le <i>Langage des murs ou les cachots de la Bastille dévoilant
-leurs secrets</i>.</p>
-</div>
-<p>Quelques curieux se mêlèrent donc aux travaux
-rapides de la démolition, et visitèrent en détail la
-tour de la Bertaudière que le <i>Masque de Fer</i> avait
-habitée cinq ans, et dans laquelle il avait pu laisser
-la trace de son passage; mais on eut beau déchiffrer
-tout ce qui était écrit avec la pointe d'un couteau
-ou d'un clou sur les parois de pierre, sur les planchers
-de bois, sur les serrures, sur les meubles, sur
-le plomb des vitres, rien dans ces archives funèbres
-n'avait un rapport plus ou moins direct avec le malheureux
-<i>Marchialy</i>, et l'on ne douta plus que les
-ordres de Louis XIV pour effacer tout vestige de
-cette étrange mascarade n'eussent été ponctuellement
-exécutés.</p>
-
-<p>Plusieurs personnes pourtant se demandèrent par
-quelle raison le cadavre du prisonnier n'avait pas,
-comme ceux dont on retrouvait les débris, été confié
-aux oubliettes infectes de la Bastille plutôt qu'à la
-terre bénite du cimetière de Saint-Paul: on pouvait
-répondre à cette objection, que les restes humains
-découverts dans les fouilles appartenaient sans doute
-à une époque antérieure aux formalités de la prison
-d'état, ou n'accusaient que la scélératesse des officiers
-subalternes, capables d'un assassinat pour dépouiller
-un prisonnier; d'ailleurs en 1703, quand
-mourut <i>Marchialy</i>, Louis XIV, entièrement livré
-à M<sup>me</sup> de Maintenon et à son confesseur le père Lachaise,
-avait une dévotion si scrupuleuse, qu'il n'eût
-pas refusé les secours de l'église et la sépulture chrétienne
-à son plus grand ennemi.</p>
-
-<p>Cependant toutes les recherches ne furent pas infructueuses,
-s'il faut en croire la dernière feuille des
-<i>Loisirs d'un Patriote français</i>, recueil périodique<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>,
-qui cita, le 13 août 1789, «une carte qu'un
-homme curieux de voir la Bastille prit au hasard
-avec plusieurs papiers: cette carte contient, ajoute
-le rédacteur, le numéro 64389000 et la note suivante:
-<span class="sc">Foucquet, arrivant des iles Sainte-Marguerite,
-avec un masque de fer</span>; ensuite trois X.X.X.,
-et au-dessous, <span class="sc">Kersadion</span>.» Le journaliste attestait
-avoir vu la carte, et présentait de rapides observations
-à l'appui de ce système, que la découverte
-vraie ou prétendue de la carte avait mis au jour.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> M. Deschiens, dans son catalogue des journaux de la révolution, ne
-nomme pas l'auteur de celui-ci, qui ne parut que pendant un peu plus d'un
-mois, et qui forme un seul volume (36 num. du 5 juillet au 13 août 1789).
-Ne pourrait-on l'attribuer à Brissot de Warville, et le regarder comme un
-annexe littéraire du <i>Patriote Français</i> que rédigeait alors ce journaliste,
-qui se souvenait d'avoir été pensionnaire du roi à la Bastille? Ce recueil
-est aujourd'hui fort rare et ne se trouve pas à la Bibliothèque royale.</p>
-</div>
-<p>Cette carte singulière, dont l'usage est aussi obscur
-que le chiffre, exista-t-elle réellement? La situation
-politique du moment était trop grave pour
-qu'on donnât beaucoup d'attention à ce document,
-dont l'authenticité est maintenant impossible à prouver,
-et d'ailleurs, les <i>Loisirs d'un Patriote français</i>
-avaient un fort petit nombre de lecteurs; car
-la révolution, qui marchait déjà au son du tocsin en
-suivant la tête du gouverneur de la Bastille, M. Delaunay,
-et celle de M. de Flesselles, prévôt des marchands,
-n'accordait plus de <i>loisirs</i> aux patriotes enrôlés
-dans la milice citoyenne.</p>
-
-<p>Néanmoins cette carte fut reproduite avec les réflexions
-du rédacteur, sous ce titre pompeux et trompeur:
-<i>Grande Découverte! l'homme au Masque
-de Fer dévoilé</i>, in-8<sup>o</sup> de sept pages d'impression.
-«Ce n'est pas la seule carte qu'on ait tiré de la Bastille,
-lit-on dans cette feuille, il y en avait plusieurs
-signées de quelques ministres ou de quelques personnes
-inconnues avec des ordres relatifs au prisonnier.
-Quant à celle que je cite, <i>je l'ai vue</i>!» L'anonyme,
-après avoir cherché à établir que Fouquet ne
-mourut pas à Pignerol, présume, d'après le témoignage
-de cette carte, que ce prisonnier d'état réussit
-à se sauver, fut <i>repris</i>, ramené en secret dans sa
-prison, masqué et condamné à passer pour mort, en
-châtiment de sa tentative d'évasion.</p>
-
-<p>Cet imprimé se vendit dans les rues, où la liberté
-de la presse faisait affluer une prodigieuse quantité
-de brochures et de feuilles volantes, et cette opinion
-nouvelle, jetée au public sans preuves, sans nom
-d'auteur, sans aucune sorte de garantie historique,
-produisit toutefois certaine impression, en présence
-même des autorités de Voltaire, de Lagrange-Chancel,
-de Saint-Foix, du père Griffet et du baron d'Heiss, qui
-n'avaient jamais introduit Fouquet dans leurs discussions.</p>
-
-<p>On se rappela toutefois une phrase du <i>Supplément
-du Siècle de Louis XIV</i>, d'après laquelle le ministre
-Chamillart aurait dit que le <i>Masque de Fer</i>
-«<i>était un homme qui avait tous les secrets de
-Fouquet</i>.» Des gens fort judicieux allèrent jusqu'à
-croire que Chamillart, que Saint-Simon (t. 7, p. 238)
-nous peint d'un caractère <i>vrai, droit, aimant l'état
-et le roi comme sa maîtresse, opiniâtre à l'excès</i>,
-avait dit la vérité sans pourtant manquer à son serment
-ni trahir un secret qui eût pu compromettre
-l'honneur de son maître; selon une idée que d'autres
-ont eue avant nous, Chamillart voulait désigner Fouquet
-et ne le pas nommer, par un accommodement
-de conscience assez fréquent dans ces temps de morale
-jésuitique: en effet, qui était mieux instruit
-des secrets de Fouquet que Fouquet lui-même?</p>
-
-<p>Quant à la carte qui servait de base à ce système,
-elle ne me paraît point aussi absurde que l'ont jugée
-différens critiques.</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Le numéro inintelligible de 64389000 renfermait
-peut-être un sens qu'on ne pouvait traduire
-par des lettres; car l'emploi des chiffres était
-très-usité dans les affaires d'état; ou bien encore,
-ce nombre extraordinaire avait-il été mal rapporté
-par négligence, sinon par suite de la détérioration
-de cette carte foulée aux pieds, mouillée, tachée
-de boue: dans cette seconde hypothèse, il faudrait
-lire d'abord, au lieu de 6438, l'année de l'entrée
-du prisonnier à la Bastille, 1698, et immédiatement
-après le numéro de l'écrou, 9000 ou plutôt 900.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Ces trois X.X.X. peuvent aussi s'interpréter
-de diverses manières également plausibles: est-ce
-la désignation d'un registre, d'une série, d'une armoire?
-car les archives de la Bastille étaient si considérables,
-que le régent y avait créé, en 1716,
-une place de <i>garde</i> sous la surveillance immédiate
-du gouverneur<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>; or, dans tous les grands dépôts de
-livres et de papiers, on distingue les divisions par
-des lettres, suivant l'ordre alphabétique, que l'on répète
-plusieurs fois au besoin. Tel est le système de
-classement usité à la Bibliothèque du Roi.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> Pièces envoyées par le major Chevalier à M. de Malesherbes. Cabinet
-de M. Villenave.</p>
-</div>
-<p>3<sup>o</sup> Quant au nom propre de <i>Kersadion</i>, qui est
-un nom breton, et qu'on doit lire de préférence
-<i>Kersadiou</i> ou <i>Kersaliou</i>, c'est peut-être celui qu'on
-avait imposé à Fouquet, selon la règle des prisons
-d'état où de fréquens changemens de noms déroutaient
-la curiosité des indifférens et les démarches
-actives des intéressés: ainsi M. de Palteau prétend
-que l'homme au masque était connu sous le nom
-de <i>Latour</i> à la Bastille, et nous le voyons désigné
-par le nom de <i>Marchialy</i> sur les registres de la paroisse
-de Saint-Paul. Le fameux Latude, qui est resté
-trente-quatre ans à la Bastille, a subi deux ou trois
-baptêmes de cette espèce.</p>
-
-<p>Cette carte aurait donc fait partie d'un catalogue
-général des prisonniers, destinée qu'elle était à indiquer
-le nom véritable, le faux nom, le numéro
-du volume contenant le détail des faits et les observations
-relatives, le numéro du carton des pièces à
-l'appui, la date et tous les renvois correspondant à
-une vaste collection de documens qui n'existent plus<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Les <i>Remarques historiques et Anecdotes sur la Bastille</i>, nous autorisent
-à supposer une classification semblable: «Lors de l'arrivée de
-chaque prisonnier, on inscrit sur un livre ses noms et qualités, le numéro
-de l'appartement qu'il va occuper et la liste de ses effets déposés dans la
-case du même numéro. Le livre de sortie contient un protocole de serment
-et protestation de soumission, de respect, de fidélité pour le roi&hellip; Le
-troisième livre en feuilles contient les noms de tous les prisonniers, et le
-tarif de leurs dépenses&hellip; Enfin, le quatrième livre est un in-folio immense
-(le grand registre décrit plus haut)&hellip; On réunit en registre tous les ordres
-à jamais donnés et adressés au gouverneur de la Bastille, toutes les lettres
-des ministres et de la police; tout est recueilli soigneusement, et se retrouve
-au besoin.» P. 30 et suivantes.</p>
-</div>
-<p>Il est facile de prouver que les archives de la
-Bastille, qui étaient immenses, et qui contenaient
-les papiers des autres prisons d'état, ont été pillées
-avant et pendant le siége, anéanties et dispersées
-après le dépôt fait à l'Hôtel-de-Ville:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> la troisième livraison de la <i>Bastille dévoilée</i>
-(par Charpentier), page 152, cite des lettres tirées
-de ces archives, et concernant le château de Pierre-Encise,
-à Lyon. On a lieu de croire que la police
-envoyait à la Bastille toutes ses correspondances secrètes
-pour y être conservées en sûreté.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Cette même livraison présente des renseignemens
-qui sont d'accord avec nos suppositions, et
-que le rédacteur tenait du chevalier de Saint-Sauveur,
-officier de la Bastille durant dix-huit ans.
-«Nous avons appris que les mots <i>tome</i> et <i>page</i>,
-qui sont deux fois répétés dans les colonnes de
-chaque page du grand registre, renvoient à de <i>gros
-volumes reliés</i> qui renferment <i>simplement</i> les ordres
-d'entrée et de sortie de chaque prisonnier.
-Cette découverte nous a fait moins regretter la perte
-de ces mêmes volumes; nous nous étions imaginés
-qu'ils renfermaient des objets bien plus intéressans.»
-Comment ces <i>gros volumes</i> ont-ils disparu?
-le gouvernement avait donc intérêt à leur destruction?
-Quand ils n'auraient contenu que les <i>ordres
-d'entrée et de sortie de chaque prisonnier</i>, n'était-ce
-point assez pour éclaircir beaucoup de faits obscurs,
-pour en révéler d'autres tout-à-fait ignorés?
-On conçoit la perte de feuilles volantes, réunies en
-liasse, mais non celle de gros volumes qui étaient
-couverts sans doute en parchemin, et capables de
-résister même à un incendie tel que celui qui consuma
-ou plutôt attaqua le dépôt des livres saisis et
-les archives, lorsque les assiégeans eurent mis le feu
-à l'hôtel du gouvernement.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Mon savant et honorable ami M. Villenave,
-qui visita la Bastille le lendemain de la prise, se
-souvient d'avoir remarqué dans les cours une énorme
-quantité de papiers à demi-brûlés; il en ramassa
-quelques-uns, manuscrits et imprimés, qu'il conserve
-encore dans sa précieuse collection de pièces
-relatives à la révolution; mais il se souvient aussi que
-des sentinelles empêchaient les curieux d'emporter
-ces papiers qu'on enlevait sous les yeux des commissaires
-nommés par la ville. «La vérité est, dit
-Cubières dans son <i>Voyage à la Bastille</i>, que
-M. de Mirabeau avait aussi un ordre pour venir
-faire sa moisson de manuscrits, et je ne doute pas
-qu'il n'en ait rapporté plusieurs de très-curieux.
-J'aurais bien voulu en ramasser à mon tour; mais
-je n'en avais <i>ni permission ni ordre</i>.»</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Charpentier nous apprend avec quel soin l'autorité
-faisait recueillir les papiers de la Bastille, qui
-furent déposés à l'Hôtel-de-Ville, et <i>couverts d'un
-voile aussi impénétrable que celui qui les dérobait
-au jour quand ils étaient sous les voûtes de la
-Bastille</i>. Le bruit courut même <i>qu'on ferait une
-perquisition à main armée chez les personnes soupçonnées
-de garder des pièces trouvées à la Bastille</i>.
-L'Hôtel-de-Ville n'était pas le seul dépôt de
-ces papiers; le district de Saint-Germain-des-Prés
-en possédait un grand nombre<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>. Ces papiers, tombés
-dans les mains des particuliers, <i>se dispersaient
-tous les jours</i>, passaient en province et même dans
-les pays étrangers. Trente commissaires, choisis
-pour entreprendre le dépouillement du dépôt de
-l'Hôtel-de-Ville, s'arrêtèrent effrayés devant les difficultés
-et la longueur de ce travail, et Charpentier,
-qui criait toujours que les archives de la Bastille
-n'avaient fait que changer de cachot, avait déjà publié
-six livraisons de la <i>Bastille dévoilée</i>, à l'aide
-d'une collection particulière, rassemblée au Lycée,
-laquelle ne formait pas <i>la millième partie</i> des papiers
-déposés à l'Hôtel-de-Ville<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>. Charpentier ne fit
-paraître que neuf livraisons de son livre; le reste des
-documens conquis le 14 juillet 1789 a été détourné
-depuis par l'adresse des agens de l'ancien gouvernement,
-ou perdu par l'incurie des gardiens de ce vaste
-répertoire d'iniquités morales et politiques.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Voyez les <i>Révolutions de Paris</i> citées plus haut, p. 34.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> <i>Bastille dévoilée</i>, première livraison, p. 7; 4<sup>e</sup> livraison, p. 3; 6<sup>e</sup> livraison,
-p. 1.</p>
-</div>
-<p>On concevra l'intérêt que la royauté avait à l'anéantissement
-des preuves écrites de ses abus de pouvoir,
-en se représentant l'effet produit alors sur les
-masses par la dénonciation du moindre fait nouveau
-relatif à la Bastille, dont le fantôme épouvantait
-encore les Parisiens. Ces papiers accusateurs étaient
-autant de pierres que le peuple avait en main pour
-lapider la monarchie.</p>
-
-<p>Nous démontrerons plus loin que le grand registre,
-qu'on n'eut pas le temps ni l'ordre de détruire
-au moment du siége, avait subi de nombreuses mutilations
-ou altérations à une époque antérieure, et
-que des officiers français avaient été chargés de rechercher
-et d'enlever, vers 1770, tous les papiers
-concernant Fouquet dans les archives de Pignerol.</p>
-
-<p>Mais puisque cette carte n'a pas été conservée et
-que son existence ne fut point constatée par une
-exposition publique qui aurait attiré la foule en
-aussi grande affluence que l'échelle de Latude et les
-portes de fer de la Bastille, nous nous abstiendrons
-de la citer au rang des preuves, et même de défendre
-sa vraisemblance. Toujours est-il que la prise
-de la Bastille ayant accoutumé les esprits à l'imprévu
-et au merveilleux, on ne s'étonna pas de la
-trouvaille d'une carte et d'un nouveau système sur
-le <i>Masque de Fer</i>: les prisons républicaines allaient
-bientôt offrir des mystères plus inexplicables
-et plus horribles.</p>
-
-<p>Le prisonnier masqué était encore une fois redevenu
-un objet de mode et d'engouement: les systèmes
-de Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père
-Griffet, du baron d'Heiss et de Voltaire, repassèrent
-tour à tour sur la scène, sans qu'aucune découverte
-vînt les fortifier; les écrivains de places et
-de carrefours s'emparaient à l'envi de ce sujet déjà
-si populaire et toujours aussi mal connu.</p>
-
-<p>On imprima et l'on colporta dans le même mois
-une quantité de misérables imprimés qui sortaient
-presque tous d'une librairie de la rue de Chartres,
-à laquelle le <i>Masque de Fer</i> valut de bons profits.
-Il y eut d'abord <i>le véritable Masque de Fer, d'après
-les archives de la Bastille</i>, in-8<sup>o</sup> de huit pages:
-c'était le duc de Monmouth, d'après Saint-Foix;
-ensuite, d'après Voltaire et les <i>Mémoires de Perse</i>,
-l'<i>Histoire du Fils d'un roi, prisonnier à la Bastille,
-trouvée sous les débris de cette forteresse</i>,
-in-8<sup>o</sup> de seize pages: c'était le comte de Vermandois,
-et le compilateur de cette notice, <i>trouvée</i>, disait-il,
-<i>parmi une foule d'autres papiers, lors de la
-prise de l'asile de la tyrannie</i>, se vantait de résoudre
-le problème, <i>grâce aux révolutions de Paris</i>.</p>
-
-<p>L'effronterie du faussaire alla plus loin dans le
-<i>Recueil fidèle de plusieurs manuscrits trouvés à la
-Bastille, dont un concerne spécialement l'homme
-au Masque de Fer</i>, in-8<sup>o</sup> de 32 pages; c'était encore
-le comte de Vermandois; mais l'auteur avait
-la hardiesse de dire qu'il donnait la <i>copie exacte</i>
-d'une feuille découverte dans le mur d'une chambre
-de la tour de la Bertaudière, et que cette feuille avait
-été écrite par le comte de Vermandois, et cachée par
-lui <i>le 2 octobre 1701, à six heures du soir</i><a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>. Ce
-mensonge ridicule et impudent devait, selon le libraire,
-servir de <i>supplément aux trois livraisons
-de la Bastille dévoilée</i>, qui commençait à paraître
-avec un succès bien mérité.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Plusieurs découvertes de ce genre eurent lieu cependant à la démolition
-de la Bastille; le nommé Mauclerc trouva, en visitant les cachots, un
-«morceau de papier taillé en pointe, aux deux côtés, roulé et placé dans
-un petit trou à gauche de la cheminée.» Sur ce papier était écrite une sentence
-politique qui fut attribuée à Linguet. Le même Mauclerc raconte
-qu'un jeune homme, visant comme lui ces cachots, «aperçut la longueur
-du petit doigt d'un suif noirci, qu'avec son couteau il enleva cette couche
-de suif et découvrit une fente au mur, dans laquelle il trouva un lambeau
-de toile rouge, large d'environ deux pouces, se terminant en pointe à l'une
-des extrémités, sur lequel lambeau sont tracés en fil blanc très-fin ces trois
-lignes:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><span class="large">+ + + + + +</span> | ans</div>
-<div class="verse">J'ai respecté les jours de mon roi</div>
-<div class="verse i2">Voilà mon crime.</div>
-</div>
-
-<p>Ce morceau de linge était roulé et contenait un bout de ce même fil
-blanc, attaché à un brin de crin noir très-fort.» <i>Révolutions de Paris</i>, à
-la suite des <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, p. 136.</p>
-</div>
-<p>Plusieurs autres écrits, cachant leur pauvreté ou
-leur niaiserie sous de magnifiques intitulés, circulèrent
-dans Paris encore tout ému de l'enfantement
-d'une révolution; mais le public, trompé par ces
-mystifications méprisables, n'était que plus impatient
-de pénétrer ce secret, dont les dépositaires avaient
-tous disparu de même que les murs de la Bastille.</p>
-
-<p>L'éditeur anonyme de la troisième édition des
-<i>Remarques historiques sur la Bastille</i> qui reparurent
-en 1789 comme un ouvrage nouveau, sous la
-rubrique de Londres, n'ajouta rien pour fixer l'<i>incertitude
-où l'on sera probablement toujours</i> à l'égard
-du prisonnier inconnu, pensait-il; mais il ne
-se fit pas scrupule de renchérir sur ce qu'on savait
-du masque et de l'enterrement de <i>Marchialy</i>: «Son
-masque était simplement de velours noir, garni de
-baleines très-fortes et attaché par derrière avec un
-cadenas scellé; il était fait de manière qu'il lui était
-impossible de l'ôter ou de l'arracher lui-même et qu'il
-pouvait manger avec sans beaucoup d'incommodité.»
-Où l'éditeur avait-il trouvé ces détails minutieux
-qu'il débitait avec tant d'effronterie ou de
-naïve crédulité? «Il est <i>très-certain</i> que le tronc
-seul du cadavre fut enterré, et que la tête coupée,
-puis partagée en divers morceaux, pour la défigurer,
-fut enterrée en plusieurs autres lieux.» L'éditeur ne
-nous dit pas comment il avait appris cette variante
-de la tradition recueillie par Saint-Foix; mais la
-Bastille, comme on sait, était une mine inépuisable.</p>
-
-<p>Charpentier, ami de Linguet qui l'encourageait
-à écrire un ouvrage historique sur la Bastille, et
-qui promettait de lui fournir des éclaircissement
-singuliers, eut l'idée d'étaler au grand jour les injustices
-que cette prison d'état avait cachées dans
-son ombre. Un comité de gens de lettres s'était
-formé au Lycée, sous la direction de Charpentier,
-pour dépouiller et analyser tous les papiers de
-la Bastille, qu'on leur confierait, afin de <i>conserver
-des pièces intéressantes, déjà éparses, et qui,
-dans peu, seraient perdues sans ressource, si on
-ne les conservait au plus tôt</i>. Ce fut en quelque
-sorte un acte d'opposition contre la municipalité de
-Paris qui avait invité les possesseurs de ces pièces à en
-faire le dépôt à l'Hôtel-de-Ville, et qui ne se mettait
-pas en peine de les rendre publiques. <i>La Bastille
-dévoilée, ou Recueil de pièces authentiques
-pour servir à son histoire</i>, fut donc publiée par livraisons,
-en 1789 et 1790, reproduisant et commentant
-le grand registre, dans lequel les entrées et
-les sorties des prisonniers étaient régulièrement marquées
-par ordre chronologique.</p>
-
-<p>Ce travail fut exécuté avec autant de conscience
-que de célérité; mais les pièces contenant l'entrée
-et la sortie des prisonniers ne remontaient pas au-delà
-de l'année 1663; à partir de cette époque, Charpentier
-avait puisé ses documens «dans de petits
-feuillets manuscrits enfilés par un lacet, qui paraissaient
-être les dépositaires des notes relatives aux
-prisonniers jusqu'à ce que le temps permît de les
-mettre au net sur le grand registre.» Ces notes présentaient
-pourtant bien des lacunes. Il en était de
-même du grand registre, dans lequel on avait <i>enlevé
-avec beaucoup de précaution</i> le folio 120, correspondant
-à l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier
-inconnu à la Bastille; on avait aussi <i>déchiré</i> et <i>mutilé</i>
-les feuillets qui comprenaient la fin de l'année 1703
-et les suivantes, comme pour effacer tout ce qui
-pouvait avoir rapport à <i>Marchialy</i>.</p>
-
-<p>L'absence du folio 120 fit croire naturellement
-à Charpentier «qu'on avait mis autant de soin pour
-anéantir après la mort du prisonnier tout ce qui
-aurait pu donner quelques lumières sur son sort,
-qu'on en avait mis pendant sa vie pour dérober aux
-regards des curieux le mystère caché sous ce masque
-de fer;» il désespéra donc de trouver dans les papiers
-de la Bastille la moindre indication à ce sujet,
-et il dut se borner à faire une dissertation historique
-à l'aide des témoignages existant; mais cette
-dissertation ne parut que dans la neuvième livraison
-de la <i>Bastille dévoilée</i>, qu'elle occupe tout entière.</p>
-
-<p>Durant cet intervalle de temps, signalé par la publication
-de plusieurs ouvrages sur la Bastille et son
-prisonnier masqué, le folio 120 du grand registre
-fut remis entre les mains de Charpentier, non pas
-l'original, mais <i>un feuillet semblable, entièrement
-écrit de la main propre</i> du major Chevalier.</p>
-
-<p>On obtint la certitude qu'en 1775 M. Amelot,
-ministre de la ville de Paris, s'était fait communiquer
-toutes les pièces qui concernaient directement ou
-indirectement l'homme au masque: le major Chevalier,
-qui avait rempli les fonctions de sa charge
-à la Bastille depuis 1749, déclara lui-même qu'il
-avait, par l'ordre du ministre, opéré cette soustraction
-et envoyé à M. Amelot les feuillets déchirés du
-grand registre: on avait lieu de croire que ces feuillets
-étaient anéantis, mais on les retrouva, dit-on,
-par les soins de M. Duval, ancien secrétaire de la
-police, et leur authenticité fut à peine mise en
-doute, lorsque Charpentier les imprima dans son
-livre, rédigé avec modération et plein d'une sage
-critique, qu'on traduisait au fur et à mesure en
-Allemagne et en Angleterre.</p>
-
-<p>Il est remarquable que ce folio où l'entrée du prisonnier
-a été relatée dans la forme ordinaire des
-écrous est divisé par colonnes, et en contient plusieurs
-réservées pour marquer les renvois aux tomes
-et pages d'un journal, d'une correspondance ou
-d'un recueil très-volumineux (37 volumes, d'une
-part, et 80 ou 8, de l'autre) qu'on n'a plus, ce qui
-s'accorde assez bien avec la disposition de la carte
-décrite dans les <i>Loisirs d'un Patriote français</i>.</p>
-
-<p>Voici le tableau figuré de cette feuille, copié
-d'après l'original autographe du major Chevalier<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>
-et reproduit avec une scrupuleuse fidélité, sans omettre
-les fautes de français et d'orthographe qu'on
-remarque dans la rédaction de cet étrange historien
-de la Bastille.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Le cabinet de M. Villenave nous fournit cet original envoyé à M. de
-Malesherbes, et presque entièrement semblable à celui que Chevalier avait
-fait passer à M. Amelot, peu de mois auparavant, et qui tomba dans les
-mains de l'éditeur de la <i>Bastille dévoilée</i>.</p>
-</div>
-<table summary="">
-<tr><td class="c">NOMS ET QUALITÉS<br />
-<span class="small">DES PRISONNIERS</span></td>
-<td>Ancien prisonnier de Pignerol, obligés de porter toujours un masque
-de velours noir d'ont on n'a jamais scû le nom ni ses qualités.</td></tr>
-<tr><td class="c small">DATES DE LEURS ENTRÉES.</td>
-<td>18<sup>e</sup> 7bre. 1698 à 3 heures après midy</td></tr>
-<tr><td class="c small">NOMS DE MESSIEURS LES SECRÉTAIRES D'ÉTAT QUI ONT CONTRESIGNÉ LES ORDRES.</td>
-<td>&hellip;</td></tr>
-<tr><td class="c small">TOM.</td>
-<td>Dujonca</td></tr>
-<tr><td class="c small">PAG.</td>
-<td>v. 37</td></tr>
-<tr><td class="c small">DATES DE LEURS MORTS.</td>
-<td>le 19<sup>e</sup> 9bre 1703</td></tr>
-<tr><td class="c small">TOM.</td>
-<td>Dujonca</td></tr>
-<tr><td class="c small">PAG.</td>
-<td>v. 80<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a></td></tr>
-<tr><td class="c small">MOTIF DE LA DETENTION DES PRISONNIERS.</td>
-<td>on ne l'a jamais scû.</td></tr>
-<tr><td class="c">OBSERVATIONS</td>
-<td>C'est le fameux homme au masque que jamais personne n'a jamais scû
-ni connû. Mort le 19<sup>e</sup> 9bre. 1703. agé de 45 ans ou environs,
-enterré à St. Paul le lendemain à 4 heures après midy, sous le nom
-de <i>Marchiali</i>, en présence de M. Rosarges major dud. chateau
-et M. Reilhe chirurgien major de la Bastille qui ont signés sur les
-registres mortuaires de Saint Paul. Son enterrement a couté 40 l.<br />
-Ce prisonnier a resté à la Bastille cinq années et soixante et deux
-jours non compris celuy de son enterrement.</td></tr>
-</table>
-<blockquote>
-<p><i>Nota.</i> Ce prisonnier à esté ammenés à la Bastille par M. de Saint
-Mars, dans sa litierre, lorsqu'il est venû prendre possession du
-gouvernement de la Bastille venant de son gouvernement des illes de
-Sainte Margueritte et Honnorats et qu'il avoit cy devant à Pignerol.</p>
-
-<p>Ce prisonnier estoit traités avec une grande distingtion de M. le
-Gouverneur, et n'estoit vû que de luy et de M. Rosarges major dud.
-chateau, qui seul en avoit soin. Il n'a point été malade que quel
-heures, mort comme subitement; il a été enseveli dans un linceuil de
-toille neuve et genéralement tout ce qui s'est trouvés dans sa chambre
-à esté brulés, comme son lit tout entier y compris des matelats,
-tables, chaises et autres ustanciles reduis en poudres et en cendres,
-et jettés dans les latrines, le reste a esté fondu comme argenterie,
-cuivre ou étain.</p>
-
-<p>Ce prisonnier estoit logés à la troisième chambre de la tour
-Bertodierre, laquelle chambres a esté regrattés et piqués jusqu'au vif
-dans la pierre et blanchie de neuf de bout à fonds, les portes,
-chassis et dormant des fenetres ont esté brulés comme le reste.</p>
-
-<p class="narrow"><i>Il est à remarquer que le nom de <span class="sc">Marchiali</span>
-que lon lui a donnés sur le registre mortuaire de Saint Paul, on y
-trouve lettre pour lettre ces deux mots l'un latin l'autre françois,
-<span class="sc">Hic Amiral</span>, c'est l'Amiral.</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> La <i>Bastille dévoilée</i>, 9<sup>e</sup> liv. p. 34, porte: <i>vol.</i> 8<sup>e</sup>; la plupart des ouvrages où cette feuille a été copiée depuis offrent en toutes lettres: <i>volume</i> 8<sup>me</sup>.</p>
-</div>
-<p>Ce feuillet est évidemment composé avec le journal
-de Dujonca et les anciennes notes que le père
-Griffet avait employées dans sa dissertation; il y a
-entière analogie de faits et souvent d'expressions
-entre ces documens et la rédaction assez peu littéraire
-de Chevalier. Cependant on a sujet de croire
-que le folio soustrait au grand registre différait de
-celui qui fut représenté comme une copie; car dans
-le registre les feuilles sont divisées en <i>onze</i> colonnes
-(voyez ci-dessus, la note <a href="#Footnote_45">de la page 114</a>), tandis que
-le folio envoyé à messieurs Amelot et de Malesherbes
-ne contient que <i>dix colonnes</i>, l'une desquelles
-porte ce titre imprimé: <i>Dates de leurs morts</i>, au
-lieu de <i>Dates de leurs sorties</i>. La colonne qui manque
-dans le folio est intitulée au grand registre:
-<i>Noms de messieurs les secrétaires d'État qui ont
-contresigné les ordres</i>. Comment d'ailleurs expliquer
-l'enlèvement de ce folio, autrement que par
-l'intention de cacher ce qu'il renfermait et même
-d'en détruire la preuve?</p>
-
-<p>Rien ne fait supposer que le grand registre, où
-n'existait plus le folio 120, fût celui dont on attribue
-l'invention à Chevalier, major de la Bastille depuis
-1749: le grand registre commence à l'année 1686 et
-ne paraît pas plus moderne; au contraire, on est bien
-certain que le major est l'auteur du feuillet apocryphe,
-remis par M. Duval aux éditeurs de la <i>Bastille
-dévoilée</i>, soit qu'il l'ait imaginé en entier, soit
-qu'il l'ait copié sur le feuillet original avec de notables
-modifications, d'après des ordres supérieurs.
-Comment aurait-on écrit au commencement du
-18<sup>e</sup> siècle: <i>C'est le fameux homme au masque</i>,
-tandis que cet homme ne devint <i>fameux</i> qu'en 1751,
-après la publication du <i>Siècle de Louis XIV</i>?</p>
-
-<p>On reconnaît la main de la police de Sartines et
-de Lenoir, dans la perte de ce feuillet et dans la
-manière dont il fut remplacé; peut-être avait-il disparu
-avant que Chevalier fût chargé de recherches
-dans les archives. Les minutieuses précautions qu'on
-avait prises à la mort de <i>Marchialy</i> donnent assez
-à entendre qu'on n'eût pas laissé subsister quelque
-pièce écrite, capable de faire deviner le nom de ce
-prisonnier. En tout cas, les volumes 37 et 80 ou 8
-de Dujonca, auxquels renvoyaient les colonnes des
-<i>tomes</i> et des <i>pages</i> dans le feuillet écrit par le
-major, ne vinrent à la connaissance de personne, et
-à peine put-on obtenir quelques témoignages pour
-constater qu'une collection de <i>gros volumes</i> avait
-figuré dans les archives de la Bastille.<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> On sait combien le gouvernement de Louis XVI employa d'argent et
-de ruse pour étouffer toutes les accusations qui pouvaient sortir contre
-lui des ruines de la Bastille. Les auteurs des différens ouvrages publiés
-alors sur cette prison d'état ne trouvèrent de renseignemens qu'auprès
-d'anciens officiers qui avaient été, à une époque antérieure, éloignés du
-service, et qui gardaient rancune à l'administration. Mais presque tous
-ceux qui, en dernier lieu, étaient attachés à la Bastille par des fonctions
-élevées ou subalternes, refusèrent de se faire dénonciateurs: on doit
-présumer qu'ils furent indemnisés généreusement, d'après ce seul fait
-(autographe de M. Villenave): un lieutenant de la Bastille, ayant perdu
-ses effets dans le sac du château, adressa une pétition à Louis XVI, pour
-obtenir un secours; le roi écrivit de sa main, au bas de la pétition: <i>Bon
-pour quatre mille livres</i>.</p>
-</div>
-<p>A propos de ces renvois, dignes de prêter aux conjectures,
-quelqu'un eut l'idée de rectifier ainsi le numéro
-de la carte citée dans les <i>Loisirs d'un Patriote
-français</i>, 6-4-37-8-9000, pour le rendre compréhensible
-par l'addition d'un seul chiffre, et par
-cette explication: la carte, faite après la mort du
-prisonnier, aurait renvoyé au volume 6<sup>e</sup> pour l'entrée
-de Fouquet à la Bastille en 1663; au volume
-4<sup>e</sup> pour sa sortie en 1664, lorsqu'on le transféra
-à Pignerol; au volume 37<sup>e</sup>, pour son retour à la
-Bastille en 1698; au volume 8<sup>e</sup>, pour sa mort en
-1703; et enfin au numéro d'ordre 9000, désignant
-le nombre de prisonniers enregistrés avant lui.</p>
-
-<p>Mais l'auteur de <i>la Bastille dévoilée</i> n'eut pas
-recours à ces calculs problématiques: dans sa neuvième
-livraison, il fit un examen succinct, mais
-judicieux, des diverses opinions qu'on avait fait
-valoir jusqu'alors à l'égard du <i>Masque de Fer</i>, en
-discutant pour la première fois celle de M. de Taulès,
-qui ne révélait son <i>secret</i> à ses amis que <i>sous
-la foi du serment</i> (p. 171 de la 9<sup>e</sup> liv.); mais il
-retomba dans le système de l'<i>éditeur</i> des <i>Questions
-sur l'Encyclopédie</i>, ou du libelliste des <i>Amours
-d'Anne d'Autriche</i>, en s'efforçant de prouver que,
-suivant la solution <i>la plus vraisemblable</i>, le prisonnier
-était fils naturel d'Anne d'Autriche et
-frère aîné de Louis XIV.</p>
-
-<p>Le champ s'ouvrait plus large et plus libre aux
-paradoxes, les moins respectueux pour l'honneur
-de la monarchie, depuis que l'<i>approbation</i> des censeurs
-royaux et le <i>privilége du roi</i> n'étaient plus
-nécessaires pour les nombreux ouvrages que la
-presse lançait de toutes parts, depuis que la police
-avait renversé son encre rouge et que le pilon
-ne faisait plus la guerre aux livres.</p>
-
-<p>La Bastille fut encore le prétexte de plusieurs
-compilations moins importantes, dans lesquelles
-figurait le <i>Masque de fer</i> sous différens noms.</p>
-
-<p>Le chevalier de Cubières, qui mena la muse de
-Dorat à la Bastille, le 16 juillet 1789, voulut aussi
-dire son mot sur le <i>Masque de Fer</i>, dans le récit
-de son <i>Voyage</i> en prose et en vers<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>, sans doute
-pour justifier les qualités de <i>citoyen et soldat</i> qu'il
-avait prises en tête de sa brochure: Cubières aspirait
-déjà à devenir poète républicain, afin de se
-venger des épigrammes de Rivarol, auxquelles il
-devait son unique célébrité. Ce fut dans les notes
-de cet opuscule, qui rappelle seulement par la
-forme le spirituel <i>Voyage de Chapelle et Bachaumont</i>,
-que Cubières se vanta d'être mieux instruit
-que ses contemporains au sujet du prisonnier masqué.
-«Le bruit a couru d'abord, dit-il avec la légèreté
-d'un faiseur de poésies fugitives, que, dans cet
-immense et redoutable dépôt des secrets de la monarchie,
-on avait trouvé des pièces qui renfermaient
-celui du célèbre <i>Masque de Fer</i>: ce bruit a cessé
-tout-à-coup, et l'on a même dit qu'on n'avait rien
-trouvé de relatif à cet illustre prisonnier. On m'a
-révélé ce secret long-temps avant la prise de la Bastille;
-et comme on ne m'a point fait une condition
-de n'en rien dire, et que le temps est venu de ne
-plus rien dissimuler, je vais écrire ce que je sais,
-et l'écrire avec la franchise qui me caractérise.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> <i>Voyage à la Bastille, fait le 16 juillet 1789, et adressé à M<sup>me</sup> de G&hellip;
-à Bagnols, en Languedoc</i>, par Michel de Cubières, citoyen et soldat,
-in-8<sup>o</sup>; Paris, 1789.</p>
-</div>
-<p>Après cet exorde charlatanique, écrit de ce style
-qui était bien digne d'être appliqué plus tard à
-l'<i>Éloge de Marat</i>, Cubières raconte que, le 5 septembre
-1638, Anne d'Autriche, qui avait mis au
-monde, entre midi et une heure, un fils qui fut
-Louis XIV, accoucha d'un second fils <i>pendant le
-souper du roi</i>, et que Louis XIII résolut de cacher
-la naissance de cet enfant, pour éviter les prétentions
-d'un frère jumeau à la couronne de France.
-Cubières a la bonne foi d'ajouter qu'il n'en sait pas
-davantage. On doit lui tenir compte de la réserve
-qu'il a mise dans sa prétendue révélation: il pouvait
-ne pas se contenter d'un mensonge de quinze
-lignes, lui qui avait déjà publié dix ou douze volumes
-sans y faire entrer une idée!</p>
-
-<p>Le fougueux journaliste Carra, sous le voile de
-l'anonyme, qui fut levé par le <i>Moniteur</i> du 6 juillet
-1790, publia les <i>Mémoires historiques et authentiques
-sur la Bastille, dans une suite de près
-de trois cents emprisonnemens, détaillés et constatés
-par des pièces, notes, lettres, rapports, procès-verbaux,
-trouvés dans cette forteresse, et rangés
-par époques, depuis 1475 jusqu'à nos jours</i>; 1789,
-3 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p>Les noms de l'auteur et du libraire-éditeur
-(Buisson) de ces <i>Mémoires</i> nous avaient d'abord
-mis en défiance contre leur caractère d'authenticité,
-si hautement réclamé dans le titre de l'ouvrage;
-l'esprit et le style des <i>observations</i> qui entrecoupent
-les pièces historiques n'eussent pas servi à nous
-faire changer d'avis, et nous supposions que ce
-livre avait été fabriqué par les scribes de Soulavie,
-avec des documens plus ou moins falsifiés, sous
-les yeux de Carra, qui aurait écrit le <i>Discours
-préliminaire</i>, où la déclamation va jusqu'au burlesque.
-«Rois imbécilles, rois fanatiques, Sardanapales
-français, sortez un instant des abîmes de la
-mort, pour subir le plus grand des supplices, celui
-de voir proclamer vos forfaits par toute la terre; et
-vous, peuples de la terre, lisez ces annales du
-crime!&hellip;» Mais nous nous sommes convaincus que
-ces <i>Mémoires</i> sont aussi exacts et non moins curieux
-peut-être que la <i>Bastille dévoilée</i>. Les pièces
-citées existaient réellement dans les archives de la
-Bastille, et les plus anciennes qui sont aussi les plus
-considérables avaient été copiées dès 1775, et transmises
-par le major Chevalier à M. de Malesherbes<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> Nous avons entre les mains ces copies, qui sont conservées dans le
-cabinet de M. Villenave, et en les comparant avec le tome 1 de l'ouvrage
-de Carra, nous ne trouvons que des suppressions peu importantes dans
-l'imprimé. On voit à l'article du <i>Masque de Fer</i>, p. 315, que Carra avait
-eu communication, avant Charpentier, du folio 120 du grand registre,
-écrit par le major Chevalier, et des autres pièces envoyées à Malesherbes
-en 1775. On a lieu de soupçonner que ces pièces étaient fournies à l'éditeur
-par Malesherbes lui-même, dans les papiers duquel on les a trouvées.</p>
-</div>
-<p>L'article du <i>Masque de Fer</i> reproduit presque
-textuellement, sans avoir égard aux colonnes imprimées
-du grand registre, le folio 120, tel que
-Chevalier l'avait envoyé à Malesherbes; l'éditeur
-ajoute seulement que le masque de velours noir
-était <i>attaché sur le visage</i> du prisonnier, et <i>qu'un
-ressort le tenait par derrière</i>. Il passe rapidement
-en revue les versions des <i>Mémoires de Perse</i>, de
-Voltaire, de La Grange-Chancel et de Saint-Foix:
-il en conclut que <i>tous se sont également trompés
-sur les dates, et vraisemblablement sur leurs conjectures</i>.
-Ensuite il cite, dans ses propres <i>observations</i>,
-l'extrait d'une lettre que nous rapporterons
-ailleurs, après laquelle on ne peut plus douter qu'en
-1691 le prisonnier fût <i>sous la garde</i> de Saint-Mars
-depuis <i>vingt ans</i> au moins. On doit regretter
-cependant que Carra, plus curieux de phrases que
-de faits, ait négligé d'indiquer la source de cette
-lettre qui nous semble authentique, par la raison que
-cet ouvrage est rempli de pièces originales publiées
-avec autant de bonne foi que d'ignorance. Le déclamateur
-Carra n'était point assez adroit pour inventer
-un pareil artifice; et sans doute il ne regardait pas
-cette lettre comme un document si extraordinaire
-et si précieux, qu'il dût en justifier à ses lecteurs.
-Au reste, il croyait résoudre le problème, en adoptant
-le sentiment de <i>beaucoup de personnes</i> qui
-pensaient que le prisonnier masqué était un frère
-aîné de Louis XIV.</p>
-
-<p>Louis Dutens, dont la réputation de poète et de
-littérateur français était fort accréditée en Angleterre,
-ne s'amusa pas à réunir dans la lettre sixième
-de sa <i>Correspondance interceptée</i>, in-12, 1789,
-les systèmes de ses devanciers: il en choisit un,
-celui du baron d'Heiss, qu'il appuya de quelques
-faits aussi neufs que singuliers; il prouva qu'un
-ministre du duc de Mantoue avait été enlevé par
-ordre de Louis XIV, vers 1685, croyait-il, et enfermé
-secrètement à Pignerol, parce que le cabinet de Versailles
-craignait l'habileté et la perfidie de cet Italien
-dans les négociations entamées avec la cour
-de Piémont. L'enlèvement semblait incontestable,
-quoique le cabinet de Versailles l'eût toujours nié,
-malgré la dénonciation de l'<i>Histoire abrégée de
-l'Europe</i>; mais Dutens prétendait que la victime
-de cet attentat contre le droit des gens était un comte
-Girolamo Magni.</p>
-
-<p>Dutens dit que ce fut à Paris, en 1778, peut-être
-en fouillant les archives des affaires étrangères,
-qu'il acquit des lumières sur ce sujet; il avait recueilli
-aussi la tradition à Turin, où il alla ensuite
-avec lord Mount-Stuard, envoyé extraordinaire du
-roi d'Angleterre; mais il ne put compulser les archives
-de Mantoue, qu'on avait transportées à
-Vienne en 1707, et il ne trouva rien dans celles de
-Turin, où une lacune de quarante années (1660 à
-1700) ne permettait pas de constater un fait qui
-avait sans doute mis en jeu les ressorts de la diplomatie
-italienne.</p>
-
-<p>Durant le séjour de Dutens à Paris, l'abbé Barthélemy,
-dont la bonne foi ne peut être suspecte,
-lui montra un mémoire fait à l'instance du marquis
-de Castellane, gouverneur des îles Sainte-Marguerite,
-par un nommé Claude Souchon, alors âgé de
-soixante-dix-neuf ans, fils d'un homme qui avait
-été <i>cadet</i> de la compagnie franche des îles, du
-temps de Saint-Mars. Ce Claude Souchon est certainement
-le même officier que Papon avait interrogé
-en 1778; mais, dans son Mémoire, il fut moins
-réservé qu'il l'avait été dans ses paroles. Instruit
-par les confidences de son père et du sieur Favre,
-aumônier de la prison, il rapporta en détail les circonstances
-de l'enlèvement du prisonnier masqué
-(en 1679) qu'il appelait un <i>ministre de l'Empire</i>;
-et son récit s'accorde si fidèlement avec les Correspondances
-officielles relatives à cette affaire, publiées
-depuis, qu'on est forcé de l'admettre comme
-véritable dans toutes ses parties. Claude Souchon
-assure que le prisonnier <i>mourut aux îles Sainte-Marguerite,
-neuf ans après sa disparition</i>.</p>
-
-<p>Dutens démentait par là, disait-il, les assertions
-de Voltaire, et faisait évanouir le <i>merveilleux</i> de
-l'anecdote, en établissant que le <i>Masque de Fer</i>
-n'était autre que le ministre du duc de Mantoue,
-quoique celui-ci, mort <i>neuf ans après sa disparition</i>,
-c'est-à-dire en 1697, aux îles Sainte-Marguerite,
-ne pût avoir été transféré à la Bastille
-en 1698, ainsi que l'atteste le journal de Dujonca.
-Dutens, à l'appui de son opinion, cite de plus le
-témoignage du duc de Choiseul, qui, n'ayant pu
-arracher à Louis XV le secret du <i>Masque de Fer</i>,
-pria M<sup>me</sup> de Pompadour de le demander elle-même
-au roi, et apprit par l'entremise de la favorite que
-ce prisonnier était <i>un ministre d'un prince italien</i>.</p>
-
-<p>Ce petit écrit, qui avait passé inaperçu en 1789,
-reparut avec de légers changemens dans le deuxième
-volume (p. 204 et suiv.) des <i>Mémoires d'un Voyageur
-qui se repose</i>, publiés à Paris, en 1806, par
-Dutens, qui n'osa pas néanmoins répéter cette conclusion
-qu'il avait tirée d'abord de ses recherches: «Il
-n'y a aucun point d'histoire mieux établi que le fait
-que le prisonnier au masque de fer fut un ministre
-du duc de Mantoue enlevé à Turin.»</p>
-
-<p>Le <i>Masque de Fer</i> inondait encore une fois le
-public de dissertations plus ou moins hypothétiques;
-et ce sujet tenait aussi occupés les meilleurs
-critiques de l'Angleterre. M. Quentin Crawfurd publia,
-en 1790, un article anglais, dans lequel,
-après avoir comparé les systèmes soutenus jusqu'à
-cette époque, il opinait en faveur de celui de Voltaire,
-avec tant de conviction, qu'il ne pouvait
-douter, disait-il, que le prisonnier masqué fût le
-fils d'Anne d'Autriche, sans toutefois déterminer
-la date de sa naissance. Depuis, M. Crawfurd
-renouvela dans un ouvrage français cette discussion
-judicieuse, mais plus forte d'inductions morales que
-de preuves écrites.</p>
-
-<p>Ce prétendu fils d'Anne d'Autriche semblait alors
-réunir toutes les probabilités en sa faveur, et devoir
-mettre fin aux conjectures que l'homme au
-masque soulevait depuis quarante-cinq ans: aussi
-ne s'occupait-on plus que de découvrir son père infortuné.</p>
-
-<p>M. de Saint-Mihiel, qui travaillait à la recherche
-de cette paternité, fit paraître à Strasbourg, en
-1790, une brochure in-8<sup>o</sup>, que nous n'avons pas
-vue, intitulée: <i>Le véritable Homme dit au Masque
-de Fer, ouvrage dans lequel on fait connaître,
-sur des preuves incontestables, à qui ce célèbre
-infortuné dut le jour, quand et où il naquit</i>. M. de
-Saint-Mihiel avait imaginé un <i>mariage secret</i> entre
-la reine-mère et le cardinal Mazarin!</p>
-
-<p>C'était sans doute un bel exemple à suivre pour
-les prêtres ennemis du célibat; mais on ne tint pas
-compte à l'auteur d'avoir légitimé la naissance du
-<i>Masque de Fer</i>: la critique refusa de prendre part
-aux noces de Mazarin. N'eût-il pas été plus logique
-d'imiter l'avocat Bouche, qui, dans son <i>Essai sur
-l'Histoire de Provence</i>, 2 vol. in-4<sup>o</sup>, publié en 1785,
-regardait l'histoire du <i>Masque de Fer</i> comme une <i>fable</i>
-de l'invention de Voltaire, ou bien n'était pas éloigné
-de conclure que ce prisonnier fût <i>une femme</i>?</p>
-
-<p>La vérité historique n'existait plus dans ces temps
-de révolution sociale, où les événemens du jour
-contredisaient ceux de la veille, où les hommes ne
-se reconnaissaient plus eux-mêmes, où le présent,
-semblable à un volcan en éruption, jetait son reflet
-et ses laves sur le passé. Le faux régnait dans les
-sentimens, dans les idées, dans les m&oelig;urs; l'exagération
-gâtait les meilleures choses, et personne n'y
-prenait garde, puisque chacun participait à ce vertige
-général. Le fait extraordinaire du <i>Masque de
-Fer</i> avait été jusque-là soumis à une analyse chimique,
-pour ainsi dire, et dégagé de tout l'alliage
-mensonger que lui prêtait la tradition: en 1790,
-on ne disserta pas davantage, on supposa un document
-d'après lequel la question était résolue,
-sans appel, sous les auspices de ce maréchal de
-Richelieu qui passait pour avoir été dépositaire du
-secret de Louis XIV.</p>
-
-<p>L'abbé Soulavie, qui trouvait moyen de changer
-en roman les pièces les plus authentiques, et qui
-donnait pour vraies ses plus grossières impostures,
-ne manqua pas de faire entrer le <i>Masque de Fer</i>
-dans les <i>Mémoires du maréchal de Richelieu</i><a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>, et
-prétendit avoir découvert de quoi expliquer cette
-énigme, dans les papiers du maréchal. Celui-ci, en
-effet, avait eu l'imprudence de confier sa bibliothèque,
-ses notes et ses correspondances à Soulavie, qui
-s'en servit avec une insigne mauvaise foi, comme
-le déclara le duc de Fronsac dans une protestation
-énergique contre le secrétaire de son père; mais on
-peut assurer que la ridicule <i>relation</i>, insérée dans le
-troisième volume des <i>Mémoires</i>, ch. <small>IX</small>, ne fut pas
-trouvée par Soulavie, ni par M. de La Borde, comme
-le dit la <i>Correspondance</i> de Grimm (t. 16, p. 234,
-de la première édition), dans les cartons du duc de
-Richelieu. Le titre seul de ce morceau suffirait pour
-le démentir, en prouvant l'inexpérience de l'auteur
-qui a voulu déguiser son style et qui n'a pas su éviter
-ces mauvaises locutions que l'école encyclopédiste
-avait introduites dans la langue: «Relation de
-la naissance et de l'éducation du <i>prince infortuné,
-soustrait</i> par les cardinaux de Richelieu et Mazarin à
-la <i>société</i>, et renfermé par l'ordre de Louis XIV; composée
-par le gouverneur de ce prince <i>au lit de la mort</i>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> <i>Mémoires du maréchal duc de Richelieu</i>, pour servir à l'histoire des
-cours de Louis XIV, de la minorité et du règne de Louis XV: ouvrage
-composé dans la bibliothèque et sur les papiers du maréchal, et sur ceux
-de plusieurs courtisans ses contemporains. Londres, 1790, les quatre
-premiers volumes; Paris, Buisson, 1793, les cinq derniers. Le succès de
-ce livre fut si grand, qu'on en fit une seconde édition cette année-là.</p>
-</div>
-<p>Quelques citations, choisies dans le récit où le
-changement d'orthographe ne déguise pas l'imitation
-maladroite du style du dix-septième siècle, ne
-laisseront aucun doute sur la fausseté de cette pièce
-aussi grossièrement fabriquée que les poésies de
-<i>Clotilde de Surville</i>.</p>
-
-<p>«Le <i>prince infortuné</i>, que j'ai élevé et gardé <i>jusqu'à
-la fin de mes jours</i>, naquit le 5 septembre
-1638, à huit heures et demie <i>du soir</i> pendant le
-souper du roi; son frère, à présent régnant
-(Louis XIV), était né le matin à midi pendant le
-dîner de <i>son père</i>; mais <i>autant la naissance du roi
-fut splendide et brillante, autant celle de son frère
-fut triste et cachée avec soin</i>.» Le gouverneur, quoique
-<i>au lit de la mort</i>, se souvient de sa rhétorique!
-Selon lui, Louis XIII fut averti par la sage-femme
-que la reine devait <i>faire un second enfant</i>, et cette
-double naissance lui avait été annoncée depuis long-temps
-par deux pâtres qui disaient dans Paris que si
-la reine accouchait de deux <i>dauphins, ce serait le
-comble du malheur de l'état</i>. Le cardinal de Richelieu,
-consulté par le roi, répondit que dans le cas
-où la reine mettrait au monde deux jumeaux, <i>il fallait
-soigneusement cacher le second, parce qu'il
-pourrait à l'avenir vouloir être roi</i>. Louis XIII était
-donc <i>souffrant dans son incertitude</i>; quand les douleurs
-du second accouchement commencèrent, il
-<i>pensa tomber à la renverse</i>. Ayant réuni en présence
-de la reine l'évêque de Meaux, le chancelier,
-le sieur Honorat, la dame Péronette sage-femme,
-il leur dit que celui d'entre eux qui publierait l'existence
-d'un second dauphin en répondrait sur sa
-tête. La reine accoucha donc d'un dauphin «plus
-<i>mignard</i> (voilà une expression de rondeau gaulois)
-et plus beau que le premier, qui ne cessa de se
-plaindre et de crier, <i>comme s'il eût déjà éprouvé
-du regret d'entrer dans la vie où il aurait ensuite
-tant de souffrances à endurer</i>.» (Ah! Monsieur le
-gouverneur, vous avez lu les <i>Épreuves du sentiment</i>
-de Baculard d'Arnaud!) Le roi fit faire plusieurs
-fois le procès-verbal de cette <i>merveilleuse</i> naissance,
-<i>unique dans notre histoire</i>, et tous les témoins le signèrent
-avec serment de ne jamais rien révéler de
-ce qui s'était passé; la sage-femme fut <i>chargée</i> de
-cet enfant et le cardinal s'empara plus tard de l'éducation
-du prince destiné à remplacer le dauphin, si
-celui-ci venait à décéder. Quant aux bergers qui
-avaient prophétisé au sujet des couches d'Anne
-d'Autriche, le gouverneur n'en a plus entendu parler;
-d'où il conclut que le cardinal <i>aura pu les dépayser</i>.
-(Le verbe <i>dépayser</i> pris dans cette acception
-figurée ne se trouverait pas avant la cinquième édition
-du <i>Dictionnaire de l'Académie</i>, publiée l'an VII
-de la République.)</p>
-
-<p>Dame Péronnette éleva comme son fils le prince
-qui passait pour le bâtard de quelque <i>grand seigneur
-du temps</i>; le cardinal le confia plus tard au gouverneur
-<i>pour l'instruire comme l'enfant d'un roi, mais
-en secret</i>, et ce gouverneur l'emmena en Bourgogne
-dans sa propre maison. La reine-mère paraissait
-craindre que, si la naissance de ce jeune dauphin
-était connue, les mécontens ne se révoltassent,
-«parce que plusieurs médecins pensent que le dernier
-né de deux frères jumeaux est le premier conçu,
-et par conséquent qu'il est roi de droit;» néanmoins
-Anne d'Autriche ne put se décider à détruire les
-pièces qui constataient cette naissance. Le prince, à
-l'âge de dix-neuf ans, apprit ce secret d'état, en
-fouillant dans la cassette de son gouverneur, où il
-trouva des lettres de la reine et des cardinaux de Richelieu
-et Mazarin; mais pour mieux s'assurer de
-sa condition, il demanda les portraits du feu roi et
-du roi régnant: le gouverneur répondit qu'<i>on en
-avait de si mauvais</i>, qu'il attendait qu'on en fît de
-meilleurs pour les placer chez lui. Le jeune homme
-projetait d'aller à Saint-Jean de Luz où était la cour,
-à cause du mariage du roi et de l'infante d'Espagne
-(1660), et de <i>se mettre en parallèle avec son frère</i>:
-son gouverneur le retint et ne le quitta plus.</p>
-
-<p>«Le jeune prince alors était <i>beau comme l'amour,
-et l'amour l'avait aussi très-bien servi</i> pour avoir un
-portrait de son frère;» car une servante, avec laquelle
-il avait une liaison intime, lui en procura
-un. Le prince se reconnut et courut chez son gouverneur
-en lui disant: «Voilà mon frère et voilà
-qui je suis!» Le gouverneur dépêcha un messager
-à la cour pour réclamer d'autres instructions; l'ordre
-vint de les enfermer ensemble. Ce gouverneur,
-qui n'oublie rien si ce n'est de se nommer, termine
-ainsi sa confession générale écrite en manière de
-nouvelle sentimentale: «J'ai souffert avec lui dans
-notre prison, jusqu'au moment que je crois que l'arrêt
-de partir de ce monde est prononcé par mon
-<i>juge d'en haut</i>, et je ne puis refuser à la tranquillité
-de mon ame ni à mon élève une espèce de déclaration
-qui lui indiquerait les moyens de sortir de l'état
-ignominieux où il est, si le roi venait à mourir sans
-enfans. <i>Un serment forcé peut-il obliger au secret
-sur des anecdotes incroyables qu'il est nécessaire
-de laisser à la postérité?</i>» Touchante attention d'un
-homme qui se meurt et qui songe à éclairer la <i>postérité</i>
-sur des <i>anecdotes incroyables</i>!</p>
-
-<p>Cette belle histoire fut tellement goûtée, que
-Champfort, en rendant compte des <i>Mémoires du
-maréchal de Richelieu</i> dans le <i>Mercure de France</i>,
-s'écriait avec une bonhomie assez peu digne de son
-caractère <i>mordicant</i>: «Il est enfin connu ce secret
-qui a excité une curiosité si vive et si générale!»
-Certes, rien ne coûtait à Soulavie en fait de mensonges,
-<i>grâce au sentiment patriotique dont il était
-animé</i>, disait Champfort; car Soulavie prétendait,
-que la <i>relation</i> avait été remise par le régent lui-même
-à M<sup>lle</sup> de Valois, sa fille, pour prix d'une complaisance
-d'autre nature, et que cette princesse,
-qui s'immolait ainsi à la curiosité du duc de Richelieu,
-son amant, avait donné à celui-ci le manuscrit,
-payé en monnaie fort déshonnête, comme il appert
-d'un étrange billet en chiffres que l'abbé, biographe
-du maréchal, n'a osé traduire que dans sa seconde édition:
-«<i>Le voilà le grand secret; pour le savoir, il
-m'a fallu me laisser</i> 5, 12, 17, 15, 14, 1, <i>trois fois
-par</i> 8, 3<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>.» L'abbé Soulavie ne se faisait pas faute
-d'un inceste de plus ou de moins, pour ajouter du
-piquant à ses révélations, rédigées dans d'excellens
-<i>principes</i> que Champfort louait de préférence au
-style négligé de l'ouvrage.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> Ce billet obscène courait déjà manuscrit en 1789, comme je l'ai supposé
-d'après une phrase de Dulaure. On lit dans la sixième livraison de
-la <i>Bastille dévoilée</i>, qui parut en janvier 1790: «Dans plusieurs journaux,
-dans plusieurs brochures, on a annoncé la découverte prochaine du
-secret tant désiré, tant attendu, de l'homme au Masque de Fer. J'ai vu une
-copie de la pièce sur laquelle cette espérance est fondée. C'est une lettre
-en chiffres, de sept à huit lignes, écrite à M. le maréchal duc de Richelieu,
-par M<sup>lle</sup> de Valois d'Orléans.» Charpentier, dans sa neuvième livraison,
-ne jugea pas que cette <i>monstrueuse</i> anecdote fût digne d'une réfutation
-détaillée.</p>
-</div>
-<p>On peut croire que M. de La Borde, qui aimait à
-inventer des mystifications historiques et qui avait
-déjà fait un roman de ce genre dans la <i>Lettre de
-Marion de Lorme aux auteurs du Journal de Paris</i><a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a>,
-prit la plume au nom du <i>gouverneur</i> d'un
-<i>prince infortuné plus beau que l'amour</i>, et fournit
-ce méchant pastiche aux compilations de Soulavie.
-Cependant on ne contesta pas l'authenticité de ce
-conte fait à plaisir, parce qu'on n'avait pas le loisir
-de s'arrêter sur un sujet aussi frivole à l'approche de
-la Terreur et au bruit du canon d'alarme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> On sait que dans cette facétie, imprimée en 1780, in-12, Laborde essaya
-de prouver que la célèbre Marion Delorme était morte le 5 janvier
-1748, à l'âge de cent trente-quatre ans et dix mois.</p>
-</div>
-<p>D'ailleurs Soulavie ne regardait pas lui-même
-comme très-convaincant le récit qu'il avait supposé,
-car il ne se dispensa pas de rassembler, avec des
-commentaires contradictoires, tous les faits rapportés
-tour-à-tour par les <i>Mémoires de Perse</i>, par
-Voltaire, par Lagrange-Chancel, par l'abbé Papon,
-par M. de Palteau et par le père Griffet: il en tira
-cet argument que le prince devait avoir une ressemblance
-qui l'eût fait reconnaître <i>pendant un demi
-siècle et d'un bout de la France à l'autre</i>. Soulavie
-ne se fait pas faute d'adopter et de paraphraser une
-circonstance que le chevalier de Cubières avait avancée
-dans son <i>Voyage à la Bastille</i>: il raconte que
-Louis XV était impatient de savoir les aventures du
-<i>Masque de Fer</i>, et que le régent lui répondait toujours
-que <i>Sa Majesté ne pouvait en être instruite
-qu'à sa majorité</i>; la veille même du jour où cette
-majorité devait être déclarée en parlement, le duc
-d'Orléans refusa encore de dévoiler ce secret, en
-prétextant qu'<i>il manquerait à son devoir</i>, s'il parlait
-avant le terme fixé. «Le lendemain, le roi, en
-présence des seigneurs de la cour, tirant ce prince
-à l'écart pour être instruit du secret, tous les yeux
-accompagnèrent le roi, et on vit le duc d'Orléans
-émouvoir la sensibilité du jeune monarque. Les
-courtisans ne purent rien entendre; mais le roi dit
-tout haut en quittant le duc d'Orléans: «Eh bien! s'il
-vivait encore, je lui donnerais la liberté!» Cette
-anecdote, fût-elle vraie, n'ajoute aucune présomption
-en faveur de l'opinion défendue par Soulavie, car
-le malheur d'un étranger pouvait <i>émouvoir</i> le jeune
-roi de quinze ans, sans que sa <i>sensibilité</i> fût mise en
-jeu par les infortunes d'un personnage de sa famille.</p>
-
-<p>Mais une note, dont l'authenticité semble d'autant
-plus incontestable que Soulavie n'y attache
-presque pas d'importance, mérite bien plus de créance
-que les quarante pages précédentes: c'est le résumé
-d'un entretien de l'auteur avec le maréchal de Richelieu,
-qui avait toujours été <i>très-réservé</i> sur le secret
-du prisonnier masqué. Soulavie, dans un entretien
-particulier, lui demande <i>ce qu'on doit croire du
-Masque de Fer</i> et lui dit: «Il serait bien intéressant
-de laisser dans vos mémoires ce grand secret à
-la postérité! vos liaisons avec le feu roi, avec les favorites,
-toujours fort curieuses de secrets, et avec
-toute l'ancienne cour qui le fut sans cesse sur le mystérieux
-prisonnier, ont pu vous l'apprendre, et vous
-avez vous-même instruit Voltaire <i>qui n'osa jamais publier
-le secret en entier</i>. N'est-il pas vrai, monsieur
-le maréchal, que ce prisonnier était le frère aîné de
-Louis XIV, né à l'insu de Louis XIII?» Ces questions
-embarrassèrent visiblement le vieux courtisan,
-qui se jeta dans une réponse évasive: il avoua que
-le <i>Masque de Fer</i> n'était ni le frère adultérin de
-Louis XIV, ni le duc de Monmouth, ni le comte de
-Vermandois, ni le duc de Beaufort; il appela <i>rêveries</i>
-ces différens systèmes, quoique leurs auteurs
-eussent relaté des anecdotes <i>très-véritables</i>, et convint
-qu'il y avait ordre de tuer le prisonnier s'il
-essayait de se faire connaître. «Tout ce que je puis
-vous dire, monsieur l'abbé, continua-t-il, <span class="sc">c'est que
-ce prisonnier n'était plus aussi intéressant, quand
-il mourut, au commencement de ce siècle, très-avancé
-en age; mais qu'il l'avait été beaucoup,
-quand, au commencement du règne de Louis XIV
-par lui-même, il fut renfermé pour de grandes
-raisons d'état</span>.»</p>
-
-<p>Cette réponse remarquable fut recueille par Soulavie
-qui l'écrivit sous les yeux du maréchal et qui
-lui en soumit la rédaction; M. de Richelieu corrigea
-seulement quelques expressions et ajouta de vive voix
-cette observation plus énigmatique: «Lisez ce que
-M. de Voltaire a publié en dernier lieu sur ce <i>masque</i>,
-ses dernières paroles surtout, et réfléchissez!»
-Quelles sont ces <i>dernières paroles</i> de Voltaire?
-faut-il les prendre dans les <i>Questions sur l'Encyclopédie</i>,
-dans l'article même consacré au <i>Masque
-de Fer</i> ou dans l'<i>addition de l'éditeur</i> de 1771?
-faut-il plutôt entendre par là les <i>dernières paroles</i>
-du principal endroit où cette anecdote est discutée
-dans les ouvrages de Voltaire, et recourir au <i>Siècle
-de Louis XIV</i> et au <i>Supplément</i> de cette histoire?
-en ce cas, ce seraient celles-ci: «Pourquoi des précautions
-si inouïes pour un confident de M. Fouquet,
-pour un <i>subalterne</i>? qu'on songe qu'il ne <i>disparut</i>
-en ce temps-là aucun homme considérable!»</p>
-
-<p>Ces <i>dernières paroles</i> pouvaient fortifier, il est
-vrai, le système de Soulavie, en même temps qu'elles
-en indiquaient un autre à établir.</p>
-
-<p>Soulavie finit peut-être par se persuader que sa
-découverte était réelle, et il essaya de le prouver
-clairement dans la suite des <i>Mémoires du maréchal
-de Richelieu</i>, qu'il augmenta de cinq volumes en
-1793. Mais ses <i>Nouvelles considération sur le
-Masque de Fer</i>, imprimées en tête du 6<sup>e</sup> vol. de
-ces <i>Mémoires</i>, ne méritent pas plus d'estime que le
-manuscrit du <i>gouverneur</i> anonyme.</p>
-
-<p>Il était si plein de son opinion, qu'il la regarda
-comme adoptée généralement, et qu'après avoir décidé
-ainsi le fond de la question, <i>le prisonnier fut
-un frère de Louis XIV</i>, il s'occupa seulement de
-rechercher si ce frère était légitime ou adultérin, et
-il s'en tint au texte même de sa fameuse <i>relation</i> qu'il
-certifiait <i>sortie de la maison d'Orléans</i>. Cette dissertation
-semble avoir été faite pour combattre l'<i>addition</i>
-ajoutée à l'article du <i>Masque de Fer</i> dans le
-<i>Dictionnaire Philosophique</i> par l'<i>éditeur</i> de 1771,
-addition que les éditeurs de Kehl avaient attribuée à
-Voltaire, en réfutant avec une note assez vive la pièce
-fausse produite depuis peu dans les <i>Mémoires du
-maréchal de Richelieu</i>.</p>
-
-<p>Conçoit-on que Soulavie, qui avait sacrifié si légèrement
-l'honneur de M<sup>lle</sup> de Valois à une accusation
-infâme, s'érigeât en champion de la vertu
-d'Anne d'Autriche et s'inscrivît en faux contre le
-système qui tendait à faire du <i>Masque de Fer</i> le fils
-naturel de cette reine et de Buckingham, ou de
-Mazarin, ou de tout autre amant?</p>
-
-<p>Soulavie, comme on voit, tenait beaucoup à son
-roman, non moins mystérieux que les romans d'Anne
-Radcliff, qui eurent la vogue des Mémoires apocryphes
-publiés chez le libraire Buisson, entrepreneur
-du scandale de l'ancienne monarchie; on a lieu de
-supposer, d'après nombre d'inductions, que cet
-abbé défroqué avait un intérêt occulte à déshonorer
-la maison d'Orléans pour rendre ce nom odieux et
-affaiblir le parti de Philippe-Égalité.</p>
-
-<p>Un écrivain spirituel, qui s'était fait un nom dans
-la littérature avec les Mémoires supposés d'<i>Anne de
-Gonzague, princesse palatine</i>, fut dégoûté de ce
-genre facile par les succès peu honorables de Soulavie,
-et lorsqu'il voulut traiter le sujet du <i>Masque
-de Fer</i>, il choisit exprès l'opinion du baron d'Heiss,
-comme la moins romanesque, pour s'y rattacher
-dans un article fort sensé, qui fait partie de ses <i>&OElig;uvres
-philosophiques et littéraires</i>, 2 vol. in-12, imprimées
-à Hambourg en 1795.</p>
-
-<p>Sénac de Meilhan, pendant son émigration, retournait
-ainsi en France, par la pensée, à la suite
-du prisonnier inconnu, qu'il avait pris pour le secrétaire
-du duc de Mantoue. A l'appui de la lettre italienne
-traduite dans l'<i>Histoire abrégée de l'Europe</i>,
-il invoqua le témoignage des journaux italiens de
-1782, qui avaient rapporté de la même manière l'anecdote
-de l'enlèvement de Matthioli, trouvée dans
-les papiers d'un marquis de Pancalier de Prie, mort
-à Turin cette année-là.</p>
-
-<p>L'opinion de Sénac fut reproduite, avec quelques
-nouveaux rapprochemens de faits et de dates, dans
-un article intitulé: <i>Mémoires sur les problèmes
-historiques et la méthode de les résoudre, appliqué
-à celui qui concerne l'Homme au masque de fer</i>,
-et signé C. D. O., que le <i>Magasin encyclopédique</i>
-publia en 1800 (6<sup>e</sup> année, t. VI, p. 472.) Cet article,
-surchargé de considérations vagues et verbeuses,
-est écrit par une personne qui n'avait point approfondi
-la question, et qui annonce que des notes
-découvertes à la bibliothèque de Turin prouvent
-l'identité du <i>Masque de Fer</i> et de Girolamo-Magni,
-premier ministre du duc de Mantoue.</p>
-
-<p>Le savant Millin, directeur de l'estimable recueil
-où parut cet article, avait précédemment, dans ses
-<i>Antiquités nationales</i> (in-4, t. I, art. I, la <i>Bastille</i>)
-examiné les systèmes émis sur le <i>Masque de Fer</i>, et
-adopté de préférence celui qui donnait à Louis XIV
-un frère aîné, fruit des galanteries d'Anne d'Autriche:
-c'était pour lui une occasion d'envisager ce
-fait <i>sous un point de vue politique</i> et de comparer
-Louis XIV aux <i>despotes asiatiques</i>. Aussi fut-il <i>accueilli
-favorablement</i>, quand il présenta en 1790 à
-l'Assemblée Nationale son ouvrage, qui devait servir
-de liste de proscription aux monumens mis hors la loi!</p>
-
-<p>Le système de Soulavie enté sur sa ridicule <i>relation</i>,
-avait pourtant trouvé des partisans en Allemagne;
-non seulement on représentait à Berlin un
-drame, <i>le Masque de Fer</i>, où Louis XIV, amoureux
-de la femme de son frère, voyait les deux époux
-s'empoisonner devant lui, pour échapper l'un à sa
-haine et l'autre à son amour, mais encore M. Spittler
-avait, dans le <i>Magasin de Gottingue</i>, essayé
-d'établir, avec toute la conscience de son érudition
-germanique, une opinion qui n'était déjà plus admissible
-en France, et qui reposait principalement sur
-un livre français que nous ne connaissons pas, intitulé:
-<i>Mémoires secrets du Masque de Fer</i>.</p>
-
-<p>Ce fut alors que le système que Sénac de Meilhan
-avait défendu en dernier lieu prévalut en France
-par la seule force des pièces qu'on découvrit à Paris
-dans les archives des Affaires Étrangères, et il a été
-presque seul soutenu jusqu'à ce jour, avec quelque
-apparence de vérité, il faut l'avouer.</p>
-
-<p>M. Roux-Fazillac fit paraître le premier, en
-1800, ces pièces authentiques dans les <i>Recherches
-historiques et critiques sur l'Homme au masque
-de fer, d'où résultent des notions certaines sur ce
-prisonnier</i>, in-8<sup>o</sup> de 142 pages. Ces recherches,
-puisées à des sources que la Révolution avait pu
-seule mettre à la discrétion des curieux, se composent
-de correspondances secrètes relatives aux
-négociations, aux intrigues et à l'enlèvement d'un
-secrétaire du duc de Mantoue, nommé Matthioli et
-non Girolamo-Magni. On ne pouvait plus douter de
-cet enlèvement exécuté en 1679, avec les circonstances
-révélées déjà par l'<i>Histoire abrégée de l'Europe</i>,
-mais le plus mince esprit de critique eût établi
-des différences capitales dans la position humiliante de
-ce prisonnier <i>subalterne</i> à Pignerol, et dans les respects
-que Saint-Mars témoignait pour le prisonnier
-masqué, suivant le consentement unanime de toutes
-les traditions.</p>
-
-<p>Un anonyme, qu'on croit être le baron de Servière,
-revint deux ans après sur la plupart des
-faits que les <i>Recherches</i> de Roux-Fazillac avaient
-constatés; mais il ne fit aucune mention de l'ouvrage
-de son devancier, dans cette <i>Véritable clef de l'Histoire
-de l'Homme au masque de fer</i>, in-8<sup>o</sup>, de onze
-pages, sous la forme d'une lettre signée <i>Reth</i>, adressée
-au général Jourdan et datée de Turin, 10 nivose
-an XI (31 décembre 1802), où l'on trouve de nouveaux
-détails historiques sur la personne et la
-famille de Matthioli.</p>
-
-<p>Reth rapporte que dînant un jour chez le général,
-on lui demanda son avis sur le <i>Masque de Fer</i> et qu'il
-ne voulut pas s'expliquer avant que toutes les pièces
-à l'appui de son système fussent réunies entre ses
-mains: il annonce dans sa lettre la publication de
-ces pièces en un ouvrage spécial qui n'a point paru,
-et prie le général de lui <i>garder le secret</i>, quoique
-ce prétendu secret eût été mis en circulation publique
-par le baron d'Heiss, depuis plus de trente
-ans.</p>
-
-<p>Au milieu des documens authentiques cités dans
-cette notice, l'auteur a glissé plusieurs faits hasardés
-qui ne reposent que sur une tradition vague: selon
-lui, en 1723, le lendemain de la majorité de Louis
-XV, le régent, <i>en présence de la cour</i>, aurait
-révélé <i>mystérieusement</i> au roi le secret du prisonnier
-masqué. Il est à peu prés avéré que la cour
-ignorait en 1723 l'existence de ce prisonnier; autrement,
-une anecdote si singulière fût arrivée plus
-tôt à la publicité.</p>
-
-<p>L'auteur de la lettre fait valoir avec adresse la ressemblance
-qui existe en effet entre le nom de Matthioli
-et celui de <i>Marchialy</i>, écrit sur le registre
-mortuaire de Saint-Paul; il ajoute cette particularité,
-qui n'a pas l'importance qu'il y attache pour
-son système, savoir que Saint-Mars, dans sa correspondance
-officielle, défigure le nom de son prisonnier
-en écrivant <i>Marthioly</i>, ce qui se rapprocherait
-davantage de <i>Marchialy</i>: mais comment supposer
-qu'on ait presque divulgué le véritable nom du <i>Masque
-de Fer</i> dans les actes publics d'une paroisse?</p>
-
-<p>Enfin le pseudonyme Reth démontre jusqu'à l'évidence
-que le secrétaire du duc de Mantoue a été enlevé,
-masqué et emprisonné par ordre de Louis XIV:
-il oublie seulement de prouver que ce secrétaire et
-l'homme au masque de fer ne sont qu'une seule et
-même personne, sous deux noms différens et à des
-époques différentes.</p>
-
-<p>Les Anglais n'étaient pas moins curieux que les
-Français de connaître à fond ce terrible épisode du
-règne du <i>grand roi</i>: la dissertation que M. Crawfurd
-avait déjà publiée fut augmentée considérablement
-et incorporée dans un ouvrage anglais sur la
-Bastille, traduit en français et imprimé à Londres,
-sous la date de 1798<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a>. Cette histoire, tirée en partie
-des <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, semble
-avoir été écrite par un homme d'état, peu partisan
-de la révolution française et surtout fort opposé
-à la politique du Directoire: nous croyons
-pouvoir l'attribuer à M. Crawfurd, tant on remarque
-d'analogie entre la <i>discussion</i> sur le <i>Masque de
-Fer</i>, insérée dans ce livre, et la notice plus détaillée
-qu'il donna depuis dans la première édition de ses
-<i>Mélanges d'histoire et de littérature</i>, in-4<sup>o</sup>. Ces
-deux notices, rédigées dans le même esprit de critique
-et souvent avec les mêmes expressions, doivent
-être parties de la même main. L'auteur inconnu
-de cette <i>Histoire de la Bastille</i> achève en ces termes
-l'examen des divers systèmes: «Je ne puis douter
-que l'homme au masque n'ait été le fils d'Anne
-d'Autriche; mais sans pouvoir décider s'il était frère
-jumeau de Louis XIV et s'il était né pendant le
-temps que la reine n'habitait pas avec le roi ou pendant
-son veuvage. Les abbés Barthélemy et Beliardy,
-qui avaient fait beaucoup de recherches sur ce prisonnier,
-le pensaient <i>comme moi</i>.» M. Crawfurd
-s'appuie aussi de l'autorité des abbés Barthélemy et
-Beliardy, qu'il avait interrogés à ce sujet, après la
-publication de la <i>Correspondance interceptée</i>, pour
-établir une opinion tout-à-fait conforme sur la naissance
-du <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> Cet ouvrage, extrêmement rare en France, est intitulé: <i>Histoire de
-la Bastille, avec un appendice contenant entre autres choses une discussion
-sur le prisonnier au masque de fer, traduit sur la seconde édition de l'original
-anglais</i>, 1798, sans nom de lieu, in-8<sup>o</sup> de 474 pages. Nous n'avons
-pas connaissance de l'original; mais on peut juger avec certitude, d'après
-le type des caractères et la qualité du papier, que la traduction a été imprimée
-en Angleterre.</p>
-</div>
-<p>M. Crawfurd ne changea pas d'opinion depuis la
-publication des documens authentiques sur lesquels
-se fondait le système de Roux-Fazillac: il le réfuta
-d'une manière assez satisfaisante dans les <i>Mélanges
-d'histoire et de littérature, tirés d'un portefeuille</i>,
-1809, in-4<sup>o</sup>, réimprimés à petit nombre sous le même
-titre en 1817, in-8<sup>o</sup>. M. Crawfurd confirmait la réponse
-de Louis XV à M. de Choiseul, rapportée par
-Dutens, et ajoutait cette circonstance, que le duc
-de Choiseul avait, à la prière des abbés Barthélemy
-et Beliardy, adressé des questions au roi, qui parut
-<i>fort embarrassé</i>, en disant qu'il croyait que <i>le prisonnier
-était un ministre d'une des cours d'Italie</i>.</p>
-
-<p>M. Crawfurd réfuta aussi le système de M. de
-Taulès, d'après le manuscrit encore inédit dont il
-avait eu communication. Ce système, que M. de
-Taulès avait soumis sans doute à Voltaire, qui lui
-fut en effet redevable d'un grand nombre d'anecdotes
-sur le siècle de Louis XIV<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>, tendait à prouver
-que le <i>Masque de Fer</i> était un patriarche des Arméniens,
-nommé Arwedicks, enlevé de Constantinople,
-et conduit secrètement aux îles Sainte-Marguerite
-par les intrigues des jésuites. M. Crawfurd ne
-se montra pas plus favorable à l'opinion de M. de
-Taulès qu'à celles qu'il avait déjà combattues avec
-beaucoup de logique; il persévéra dans la sienne
-plus fortement, et répéta que le prisonnier masqué
-ne pouvait être qu'un fils d'Anne d'Autriche et sans
-doute de Buckingham.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> Voyez les lettres inédites de Voltaire à M. de Taulès, tome 70 de l'édition
-des <i>&OElig;uvres de Voltaire</i>, publiée par Dupont.</p>
-</div>
-<p>On peut mentionner ici que cette supposition,
-purement romanesque, avait été mise à sa place dans
-un roman de M. Regnault-Warin, lequel eut quatre
-éditions à cause de son titre: <i>l'Homme au masque
-de fer</i>, 1804, 4 vol. in-12; jamais roman de
-Ducray-Dumesnil ou de Montjoye ne réunit mieux
-les conditions voulues d'un imbroglio faux, invraisemblable
-et sentimental. L'auteur avait essayé de
-faire de sa préface une espèce de dissertation, dans
-laquelle il donnait son thème de romancier comme
-un fait incontestable: il avait même fait graver en
-taille-douce le portrait de son héros pour tenir lieu
-de pièce justificative.</p>
-
-<p>Napoléon, qui lisait parfois des romans, et des
-plus mauvais, entre deux victoires, puisa peut-être
-dans celui-ci une vive impatience de connaître le
-secret de Louis XIV; il ordonna même de grandes
-recherches qui demeurèrent sans résultat, malgré le
-zèle des courtisans empressés à satisfaire la volonté
-impériale. Durant plusieurs années, le secrétaire de
-M. de Talleyrand fureta dans les archives des Affaires
-étrangères, et M. le duc de Bassano appliqua
-toutes les lumières de son esprit judicieux à éclaircir
-les abords de ce ténébreux mystère historique. Ils
-ne trouvèrent l'un et l'autre que des suppositions à
-mettre sous les yeux du grand homme qui exprima
-tout haut son dépit, en songeant qu'il serait maître
-de l'Europe sans jamais le devenir d'un secret enseveli
-dans le tombeau de ses prédécesseurs. Il comprit
-alors que la puissance avait des bornes<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> M<sup>me</sup> la duchesse d'Abrantès nous a communiqué ces détails; elle se
-souvient de plusieurs conversations qui eurent lieu sur ce sujet à la Malmaison
-en présence de l'empereur, et auxquelles chacun prenait part. Napoléon
-était sombre et pensif pendant ces débats qui l'intéressaient vivement.</p>
-</div>
-<p>Après que le soldat de fortune fut tombé prisonnier
-à Sainte-Hélène, comme le <i>Masque de Fer</i> aux
-îles Sainte-Marguerite, le sort du premier préoccupa
-seul l'attention publique.</p>
-
-<p><i>La Biographie universelle</i> admit dans sa nomenclature
-le <i>Masque de Fer</i>, faute de pouvoir le classer
-sous un autre nom; et le laborieux M. Weiss, de
-Besançon, dans un article du tome 27, publié en
-1820, imagina de rassembler, en abrégé, une monographie
-de cet illustre prisonnier, sans toutefois
-se prononcer pour un des systèmes qu'il cataloguait
-comme les livres de sa bibliothèque. Cet article est
-curieux, malgré les fautes<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a> qu'on ne peut attribuer
-à l'érudit biographe, qui termine sa nomenclature
-en reconnaissant qu'une lettre de Barbezieux, où ce
-ministre dit à Saint-Mars: <i>Sans vous expliquer
-à qui que ce soit de ce qu'a fait votre ancien prisonnier</i>,
-«semble renverser tous les systèmes suivant
-lesquels cet infortuné n'aurait dû son malheur
-qu'au hasard de sa naissance.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> L'<i>Histoire générale de Provence</i> de Papon est citée au lieu du <i>Voyage
-littéraire en Provence</i>; <i>Marchialy</i> est nommé <i>Marthioli</i>, etc.</p>
-</div>
-<p>La froide impartialité de M. Weiss ne fut pas imitée
-par M. Dulaure. Ce vieux savant, qui consacrait
-à l'étude de l'histoire philosophique la fin d'une vie
-à demi-dépensée dans les travaux de la révolution,
-n'oublia pas d'accorder une place au <i>Masque de Fer</i>
-dans l'<i>Histoire de Paris</i>, préparée depuis quarante
-ans et publiée en 1821, 7 vol. in-8<sup>o</sup>. Cette histoire
-populaire, malheureusement trop passionnée et trop
-superficielle, produisit une si longue émotion de
-scandale, qu'on ne s'arrêta pas particulièrement au
-chapitre destiné à prouver que l'homme au masque
-était fils d'Anne d'Autriche et frère de Louis XIV.
-Mais M. Dulaure, en analysant le conte ridicule de
-Soulavie, déclara qu'il citait les faits <i>sans les garantir</i>,
-et avoua même que si cette relation contenait
-quelques vérités, «elles sont défigurées par des fictions
-qui n'amènent que des doutes.» Il avait à c&oelig;ur
-de démontrer que la captivité de cet inconnu était «un
-des crimes inhérens aux gouvernemens arbitraires,
-que leurs auteurs cherchent à justifier comme nécessaires,
-et que le tribunal de l'histoire ne manque
-jamais de découvrir et de condamner.»</p>
-
-<p>On était alors trop absorbé par les événemens de
-chaque jour et par leurs conséquences pour ne pas
-laisser reposer le <i>Masque de Fer</i>; il y eut un petit
-journal occulte qui prit ce nom pour donner à entendre
-que le rédacteur garderait l'anonyme <i>quand
-même</i>, et qui rentra dans le néant sous les coups de
-<i>la Foudre</i>, instrument périodique des vengeances
-de la Congrégation. Le <i>Masque de Fer</i> n'était pourtant
-pas usé, après avoir si long-temps et de tant de
-manières occupé la curiosité publique.</p>
-
-<p>En 1825, faute d'aliment plus nouveau, ou plus
-digne de repaître cette insatiable avidité de savoir
-qui tourmente les esprits, on se rejeta tout à coup
-sur le mystère du prisonnier masqué, et l'on essaya
-d'en finir avec cette grande abstraction historique:
-les systèmes anciens se remuèrent comme des tronçons
-de serpens, et ne réussirent pas à renouer leurs
-trames rompues par la critique; ils n'avaient plus
-même de principe vital.</p>
-
-<p>M. Delort, qui passait sa vie à chercher et à comparer
-des autographes, fut amené, par sa passion
-exclusive, à découvrir dans les Archives du Royaume
-diverses lettres qu'il crut relatives à Matthioli, et
-par suite au <i>Masque de Fer</i>, selon la prétention de
-Roux-Fazillac. M. Delort, aussi persuadé de l'infaillibilité
-de ses conjectures que l'avait été son devancier,
-ne se fit aucun scrupule de les intituler: <i>Histoire
-de l'homme au Masque de Fer</i>, et de les publier
-en 1825, in-8<sup>o</sup>, avec un pompeux appareil de
-pièces justificatives, qui, plus précieuses par leur
-contenu que par le commentaire de l'éditeur, ajoutaient
-à peine quelques probabilités au système
-du baron d'Heiss.</p>
-
-<p>Ce volume, vraiment utile et intéressant, quoique
-diffus et mal écrit, eut du retentissement jusqu'en
-Angleterre, où l'honorable George Agar Ellis,
-membre du parlement, le traduisit en anglais avec
-de nombreuses améliorations et quelques additions
-importantes puisées dans l'ouvrage de Roux-Fazillac.
-La traduction ou plutôt l'imitation d'Ellis fut
-retraduite en français et imprimée à Paris en 1830:
-<i>Histoire authentique du prisonnier d'état connu
-sous le nom du Masque de Fer</i>, in-8<sup>o</sup>. Agar Ellis,
-aux yeux de qui les documens recueillis par Delort
-établissaient le nom de ce prisonnier <i>d'une manière
-claire et certaine</i>, ne daigna discuter aucune opinion
-contraire, et affirma que le <i>Masque de Fer</i>
-était <i>réellement</i> le malheureux secrétaire du duc de
-Mantoue.</p>
-
-<p>On lit avec surprise dans cette histoire que, suivant
-le sentiment de l'historien Gibbon, beaucoup
-de savans anglais persistaient encore à croire que
-l'homme au masque pouvait bien être Henri, second
-fils d'Olivier Cromwell, gardé en otage par la
-royauté de Louis XIV.</p>
-
-<p>Aux affirmations de M. Delort, le chevalier de
-Taulès répondit par un opuscule posthume, ou du
-moins cet opuscule, rédigé naguère contre le système
-du baron d'Heiss, fut rajeuni par ce titre charlatanique:
-<i>Du Masque de Fer, ou Réfutation de l'ouvrage
-de M. Roux-Fazillac, et Réfutation également
-de l'ouvrage de M. J. Delort, qui n'est que
-le développement de celui de M. Roux-Fazillac</i>,
-in-8<sup>o</sup>, 1825.</p>
-
-<p>L'éditeur, propriétaire des manuscrits de M. de Taulès,
-mort peu d'années auparavant, mettait sous
-presse, en même temps, l'ouvrage inédit que ce dernier
-avait préparé pendant sa vieillesse. L'ouvrage
-parut quelques mois après, avec ce titre approprié
-aux circonstances: <i>l'Homme au Masque de Fer,
-Mémoire historique où l'on réfute les différentes opinions
-relatives à ce personnage mystérieux, et où
-l'on démontre que ce prisonnier fut une victime des
-jésuites</i>, in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p>Cet éditeur avait, comme on le voit, l'imagination
-des titres; mais quoiqu'il se flattât d'attirer l'attention
-en accusant les jésuites sur la couverture
-verdâtre de sa publication, celle-ci fut confondue avec
-ce déluge de mauvais écrits qui proclamaient la résurrection
-des <i>révérends pères</i>, annoncée par une
-chanson de Béranger.</p>
-
-<p>Le <i>Masque de Fer</i> avait été l'idée fixe du chevalier
-de Taulès, qui se plaisait à rassembler des anecdotes
-singulières et peu connues. Voltaire lui écrivait en
-1768<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>: «Je ne doute pas que, si vous dites un mot
-à M. le duc de Choiseul, il ne vous permette de
-m'envoyer des vérités: il les aime; il sait qu'il est
-temps de les rendre publiques.» Voltaire avait dit
-de M. de Taulès: «C'est un homme fort instruit,
-et le seul capable de fournir des anecdotes vraies sur
-le siècle de Louis XIV.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> Voyez les lettres inédites de Voltaire, t. 70 de l'édition de Dupont.</p>
-</div>
-<p>Dès cette époque, M. de Taulès <i>déterrait de vieilles
-vérités dans le fatras du dépôt des Affaires
-étrangères</i>: il avait probablement d'abord un système
-différent de celui qu'il soutint plus tard sur le
-<i>Masque de Fer</i>; car ce ne fut qu'à la lecture d'un
-mémoire manuscrit de M. de Bonac, ambassadeur
-de France à Constantinople en 1724, qu'il aperçut
-une identité remarquable entre le prisonnier inconnu
-et le patriarche Arwedicks.</p>
-
-<p>Ce patriarche, <i>ennemi mortel de notre religion,
-et auteur de la cruelle persécution que les Arméniens
-catholiques avaient soufferte</i>, fut enfin exilé,
-et enlevé à la sollicitation des jésuites, par une barque
-française, pour être conduit en France et <i>mis
-dans une prison d'où il ne pourrait jamais sortir</i>.
-L'entreprise réussit; Arwedicks fut mené aux îles
-Sainte-Marguerite, <i>et de là à la Bastille, où il mourut</i>.
-Le gouvernement turc réclama instamment la
-délivrance du patriarche jusqu'en 1713, et le cabinet
-français nia toujours sa participation à cet enlèvement.</p>
-
-<p>M. de Taulès avait trouvé, au dépôt des Affaires
-étrangères, une foule de dépêches concernant ce fait
-extraordinaire, qui était resté jusqu'alors ignoré en
-France, mais non en Turquie, où les agens subalternes
-des jésuites avaient avoué leur crime en subissant
-la question: ces dépêches concordaient parfaitement
-avec le récit de M. de Bonac; et M. de Taulès
-les avait fait servir à l'appui de son système,
-qu'il prétendait élever sur les ruines des précédens;
-il était si bien convaincu de la réalité de ce système,
-qu'il commence son livre par cette fière déclaration:
-«J'ai découvert le <i>Masque de Fer</i>, et j'ai cru de
-mon devoir envers la France, pour faire taire des
-bruits injurieux répandus au préjudice de ma patrie,
-de rendre compte à l'Europe et à la postérité
-de ma découverte.»</p>
-
-<p>Le chevalier de Taulès rapportait aussi certaines
-paroles, échappées devant lui au père Brottier et à
-l'abbé de Nolhac, recteur du noviciat des jésuites à
-Toulouse, lesquelles semblaient impliquer la société
-de Jésus dans l'affaire du prisonnier masqué; il
-accusait enfin le père Griffet d'avoir falsifié le journal
-de M. Dujonca, et d'avoir appuyé exprès sur
-la fable des <i>Mémoires de Perse</i>, pour donner le
-change aux conjectures et cacher l'attentat des jésuites;
-il allait même jusqu'à supprimer d'autorité le
-masque de fer ou de velours, comme une <i>mesure
-impolitique, inutile et dangereuse</i>.</p>
-
-<p>Cependant le traité de M. de Taulès opéra peu de
-conversions, puisque, six ans après l'apparition
-bruyante de ce livre, MM. Fournier et Arnould ne
-lui empruntèrent aucun détail pour leur drame du
-<i>Masque de Fer</i>, représenté avec un brillant succès
-au théâtre de l'Odéon en 1831: ils suivirent de préférence
-la donnée de Soulavie, et se vantèrent de
-s'être conformés à une tradition conservée dans la
-famille de M. le duc de Choiseul; ils firent une
-pièce plus pathétique qu'historique, et le public qui
-les applaudit se souciait peu d'être instruit, mais
-bien d'être intéressé.</p>
-
-<p>Depuis, le sujet du drame de MM. Arnould et
-Fournier fut signalé comme renfermant la vérité sur
-le <i>Masque de Fer</i>, et M. Auguste Billiard, ancien
-secrétaire général au ministère de l'intérieur, dans
-une lettre adressée à l'<i>Institut historique</i>, et insérée
-en 1834 au journal de cette société, nous apprit
-qu'il avait copié, par ordre de feu M. le comte de
-Montalivet, ministre de l'intérieur sous l'Empire,
-aux archives des Affaires étrangères, une relation
-écrite par M. de Saint-Mars lui-même, et conforme
-à celle des <i>Mémoires du maréchal de Richelieu</i>.</p>
-
-<p>Suivant ce <i>précieux document</i>, dont l'<i>authenticité</i>,
-dit-il, <i>ne peut inspirer le moindre doute</i>,
-M. de Saint-Mars aurait été le gouverneur du fils
-d'Anne d'Autriche, à qui l'on cachait sa naissance
-pour empêcher l'accomplissement d'une funeste prédiction;
-mais le frère jumeau de Louis XIV ayant
-deviné ce secret d'état, on l'avait envoyé aux îles
-Sainte-Marguerite, dont le commandement fut remis
-<i>alors</i> (en 1687) à son gouverneur.</p>
-
-<p>Cette pièce n'est autre qu'une des nombreuses
-copies de la <i>Relation</i> de Soulavie, qu'on faisait circuler
-en 1789<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a> et dans laquelle on avait donné le
-nom de Saint-Mars au gouverneur anonyme du
-<i>prince infortuné</i>, sans réfléchir que les dates démentaient
-hautement cette nouvelle fausseté, puisque
-Saint-Mars avant 1687 ne pouvait être à la
-fois <i>gouverneur</i> d'un prince en Bourgogne et commandant
-du fort d'Exilles en Dauphiné. Ce n'était
-donc qu'un roman méprisable saisi avec les papiers
-posthumes de quelque personnage suspect, ainsi que
-cela se pratiquait par précaution sous le règne de
-Louis XV et de Napoléon: les innocens Mémoires de
-Dangeau n'ont pas même été exempts de cette proscription,
-que motivait un simple soupçon de vérité et
-de scandale. On a lieu de présumer que le manuscrit
-que M. de Montalivet fit copier, sans doute
-pour le mettre sous les yeux de l'empereur, s'était
-trouvé dans le cabinet de Soulavie après sa mort en
-1813, et avait été transporté aux archives des Affaires
-étrangères, <i>par ordre</i>, avec ses collections de
-brochures et de caricatures historiques<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> Voyez dans les &OElig;uvres de Voltaire, éd. de Kehl, une note du t. 70
-qui parut en 1789: «Aujourd'hui il <i>se répand</i> une lettre de M<sup>lle</sup> de Valois
-écrite au duc de Richelieu, où elle se vante d'avoir appris du duc d'Orléans,
-son père, à d'étranges conditions, quel était l'homme au <i>Masque de Fer</i>,
-et cet homme, dit-elle, était un frère jumeau de Louis XIV, né quelques
-heures après lui.»</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> La <i>relation</i> signalée par M. A. Billiard a été imprimée depuis, sous
-le titre de <i>Mémoires de M. de Saint-Mars sur la naissance de l'homme au
-Masque de Fer</i>, dans le t. 3 des <i>Mémoires de Tous</i>, Levasseur, 1835, in-8<sup>o</sup>.</p>
-</div>
-<p>Le dernier ouvrage où le problème du <i>Masque
-de Fer</i> ait été traité avec quelque détail et quelque
-critique parut en 1834: <i>La Bastille, Mémoires
-pour servir à l'histoire secrète du gouvernement
-français depuis le <span class="roman"><small>XIV</small><sup>e</sup></span> siècle jusqu'en 1789</i>, in-8<sup>o</sup>.
-L'auteur, M. Dufey, de l'Yonne, a fait preuve, ici
-comme ailleurs, d'une prodigieuse lecture, mais
-d'une partialité systématique. Les dates et les faits
-ne sont pas toujours respectés dans cette chaude
-compilation qui se sent, à chaque page, de l'esprit
-républicain de 1789: la révolution de juillet 1830
-devait encore chercher le prisonnier masqué à la
-place où fut la Bastille.</p>
-
-<p>M. Dufey, après avoir rapidement reproduit les
-opinions précédentes sur ce célèbre inconnu, présente
-la sienne avec chaleur, et s'autorise surtout de
-plusieurs passages des <i>Mémoires de M<sup>me</sup> de Motteville</i>,
-pour démontrer que la passion de Buckingham
-fut partagée par Anne d'Autriche: il cite
-particulièrement certain tête-à-tête des deux amans
-dans un jardin <i>où une palissade les pouvait cacher
-au public</i>. «La reine, dans cet instant, surprise
-de se voir seule, et apparemment importunée
-par quelque sentiment trop passionné du duc de
-Buckingham, <i>s'écria</i> et appela son écuyer, et le
-blâma de l'avoir quittée.»</p>
-
-<p>D'après ces paroles expresses de M<sup>me</sup> de Motteville,
-M. Dufey croit pouvoir inférer que ce <i>cri</i> fut
-celui de la pudeur aux abois, et que les suites de
-cette scène furent d'une part l'exil, la disgrâce ou
-l'emprisonnement des personnes qui avaient si mal
-gardé la vertu de la reine, et, d'autre part, la naissance
-d'un fils que Louis XIII ne connut jamais.
-M. Dufey va jusqu'à insinuer que l'assassinat de
-Buckingham ressemble à une vengeance de mari
-trompé, et que la tendresse d'Anne d'Autriche
-pour Mazarin provenait de la confidence qu'elle lui
-avait faite du mystère de l'enfant, à qui Louis XIV
-donna plus tard une prison et un masque. Enfin
-M. Dufey appelle en garantie l'article du <i>Journal
-des gens du monde</i>, qu'il nomme aussi un <i>document
-précieux</i>, pour <i>résoudre</i> cette question posée
-en titre du chapitre <small>IV</small> de son livre: <i>L'homme au
-Masque de Fer était-il frère aîné de Louis XIV,
-ou son frère jumeau?</i></p>
-
-<p>Voilà donc jusqu'à ce jour quel est l'état de ce
-<i>procès</i>, qu'on n'a pas encore terminé, ce me semble.</p>
-
-<p>En attendant qu'un nouveau <i>découvreur</i>, plus
-audacieux et mieux armé de paradoxes, vienne proclamer
-que le <i>Masque de Fer</i> fut certainement par
-anticipation le dauphin, fils de Louis XVI, qu'on
-dit mort à la prison du Temple, et qui reparaît tous
-les ans sur les bancs de la police correctionnelle, je
-vais battre en brêche les systèmes que j'ai examinés
-chronologiquement et les renverser, s'il se peut,
-avec des faits et surtout des dates qu'on a surnommées
-<i>inexorables</i>, avant d'élever, à mon tour, sur
-des dates et sur des faits, un système solide et capable
-de résister à une attaque réglée de la critique.
-Dans un procès d'histoire, la confrontation des dates
-est aussi puissante que les interrogatoires des témoins
-dans les causes ordinaires.</p>
-
-
-<p class="c gap">I.<br />
-<span class="small">ARWEDICKS.</span></p>
-
-<p>Le manuscrit de M. de Bonac dit positivement
-que ce patriarche fut enlevé <i>pendant l'ambassade
-de M. Feriol à Constantinople</i>, et M. Feriol succéda
-dans cette ambassade à M. de Châteauneuf,
-en 1699: or, Saint-Mars arriva, en 1698, à la Bastille
-avec son prisonnier masqué.</p>
-
-<p>En outre, on sait maintenant qu'Arwedicks se convertit
-au catholicisme, recouvra sa liberté, et mourut
-libre à Paris, comme le prouve son extrait mortuaire
-conservé aux archives des Affaires étrangères.</p>
-
-
-<p class="c gap">II.<br />
-<span class="small">MATTHIOLI.</span></p>
-
-<p>L'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue
-est maintenant aussi bien prouvé que celui d'Arwedicks;
-mais, quoique Matthioli, arrêté en 1679
-par l'entremise de l'abbé d'Estrades et de Catinat,
-ait été conduit à Pignerol dans le plus grand secret
-et emprisonné sous la garde de M. de Saint-Mars,
-on ne peut lui faire l'honneur de le confondre avec
-le <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<p>Catinat dit de lui, dans une lettre à Louvois:
-<i>Personne ne sait le nom de ce fripon</i><a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>; Louvois
-écrit à Saint-Mars: <i>J'admire votre patience, et que
-vous attendiez un ordre pour traiter un fripon
-comme il le mérite, quand il vous manque de respect</i>;
-Saint-Mars répond au ministre: <i>J'ai chargé
-Blainvilliers de lui dire, en lui faisant voir un
-gourdin, qu'avec cela l'on rendait les extravagans
-honnêtes</i>; Louvois écrit une autre fois: <i>Il
-faut faire durer trois ou quatre ans les habits de
-ces sortes de gens</i>, etc. Ce n'est point là certainement
-ce prisonnier inconnu qu'on traitait avec tant
-d'égards, devant qui Louvois se découvrait, à qui
-l'on donnait de beau linge, des dentelles, etc.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> Cette citation et les suivantes sont tirées des pièces mises au jour par
-MM. Roux-Fazillac et Delort.</p>
-</div>
-<p>En lisant avec attention les correspondances publiées
-par M. Delort, on reste convaincu qu'il a
-tort de rapporter à ce Matthioli les lettres postérieures
-à 1680, où Saint-Mars n'emploie que cette
-désignation: <i>mon prisonnier</i>. Ces lettres concernent
-évidemment l'homme au masque de fer; car,
-dans celles qui regardent Matthioli, Saint-Mars ne
-se fait aucun scrupule de l'appeler par son vrai nom
-ou bien par celui de <i>Lestang</i>, qu'on lui avait imposé
-pour mieux cacher ce qu'il était devenu. Tout semble
-même indiquer dans ces correspondances que
-ce malheureux, enfermé avec un jacobin aliéné,
-devint fou lui-même et succomba vers la fin de
-l'année 1686. Le mémoire de Claude Souchon, que
-Dutens avait vu, dit positivement que Matthioli
-mourut <i>neuf ans</i> après son enlèvement.</p>
-
-<p>Telle était aussi l'opinion de M. le comte de V-l-i
-(<span class="sc">Biogr. univ.</span>, article <i>Masque de Fer</i>), qui devait
-l'appuyer sur des preuves recueillies à Pignerol, et
-qui, dans un ouvrage mis sous presse en 1820<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>, se
-proposait de démontrer que le prisonnier masqué
-n'était pas Matthioli, mais don Juan de Gonzague,
-frère naturel du duc de Mantoue. Ce don Juan, qui
-accompagnait Matthioli, aurait été enlevé avec lui et
-retenu en prison, parce qu'en le relâchant on eût
-craint de divulguer une violation du droit des gens,
-que le gazetier de Hollande ne soupçonne que huit
-ans après.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> Nous ne croyons pas que cet ouvrage ait paru, du moins en France.</p>
-</div>
-<p>Mais on ne voit nulle part, dans les pièces connues
-jusqu'à ce jour, qu'une autre personne ait
-partagé le sort de Matthioli, et sans doute le duc
-de Mantoue eût élevé plus haut la voix pour réclamer
-la liberté de son frère naturel. «J'arrêtai
-hier (2 mai 1679), écrit Catinat à Louvois,
-à trois milles de Pignerol, sur les terres du roi,
-Matthioli, dans une entrevue que l'abbé d'Estrades
-avait adroitement ménagée, pour en faciliter les
-moyens, <i>entre lui, Matthioli et moi</i>. Je me suis
-seulement servi, pour l'arrêter, du chevalier de Saint-Martin
-et de Villebois, officiers de M. de Saint-Mars
-et de quatre hommes de sa compagnie. Cela
-s'est passé sans aucune violence.» Il est donc certain
-que Matthioli était venu seul à cette conférence.</p>
-
-<p>En attendant donc que le système de M. de V-l-i
-soit présenté, il suffit de faire remarquer que M. de
-Blainvilliers, que Saint-Mars choisit <i>à son goût</i> pour
-surveiller et bâtonner Matthioli, n'aurait pas pris
-les habits d'une sentinelle pour voir le <i>Masque de
-Fer</i> aux îles Sainte-Marguerite, comme M. de Palteau
-le raconte dans sa lettre, si ces deux prisonniers
-eussent été le même personnage: en tous cas,
-M. de Blainvilliers eût reconnu le secrétaire qui voulut
-lui faire présent d'une bague de diamant à Pignerol.</p>
-
-
-<p class="c gap">III.<br />
-<span class="small">HENRI CROMWELL.</span></p>
-
-<p>Il est étrange en effet que ce second fils du Protecteur
-soit rentré en 1659 dans une obscurité si complète,
-qu'on ne sait ni où il a vécu, ni où il est
-mort: Henri Cromwell avait un <i>très-bon caractère</i>,
-selon Rapin de Thoyras, avec <i>plus de feu</i> que
-Richard son frère aîné, selon Burnet; pourquoi se
-résigna-t-il à descendre de la scène politique? Mais
-aussi pourquoi serait-il devenu prisonnier d'état en
-France, où son frère avait le privilége de séjourner
-sans être inquiété? Le probable ne supplée pas ici à
-l'absence de toute espèce de preuves.</p>
-
-
-<p class="c gap">IV.<br />
-<span class="small">LE DUC DE MONMOUTH.</span></p>
-
-<p>Sans mettre en question le plus ou moins de vraisemblance
-qu'on trouverait dans une substitution
-de personne au supplice de Monmouth, il suffit d'opposer
-à la date du 15 juillet 1685, jour de l'exécution
-de ce prince, cette phrase d'une lettre de Barbezieux
-à Saint-Mars, écrite le 13 août 1691: <i>Lorsque
-vous aurez quelque chose à me mander du
-prisonnier qui est sous votre garde <em class="small">DEPUIS VINGT
-ANS</em>, je vous prie d'user des mêmes précautions que
-vous faisiez quand vous écriviez à M. de Louvois</i><a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, par Carra, t. 1, p. 321.</p>
-</div>
-
-<p class="c gap">V.<br />
-<span class="small">UN FILS NATUREL OU LÉGITIME D'ANNE D'AUTRICHE.</span></p>
-
-<p>Barbezieux écrivait à Saint-Mars, le 17 novembre
-1697: <i>Sans vous expliquer à qui que ce
-soit de ce qu'<em class="small">A FAIT</em> votre ancien prisonnier</i><a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>. Ce
-prisonnier avait donc <i>fait</i> quelque chose qui motivât
-sa rigoureuse prison? Le ministre ne se fût pas
-servi de cette locution précise, dans le cas où l'inconnu
-n'aurait eu que sa naissance à expier.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> M. Weiss, dans son article de la <i>Biographie universelle</i>, cite cette
-phrase si décisive sans indiquer la source d'où il l'a tirée; néanmoins on
-peut s'en rapporter à M. Weiss pour l'exactitude d'une citation.</p>
-</div>
-<p>Au reste, ce système n'a jamais produit un seul
-document authentique, et ne repose que sur des
-présomptions romanesques: on pourrait se dispenser
-de le combattre.</p>
-
-<p>Saint-Mars aurait donc reçu par écrit communication
-d'un si grave secret, puisqu'il ne quitta pas
-son poste depuis l'année 1665, où il fut envoyé à
-Pignerol pour la garde spéciale de Fouquet, jusqu'en
-1684 où il eut un congé pour aller à la cour, suivant
-l'<i>État de la France</i> de cette année-là? son lieutenant
-Rosarges commandait à Exilles en son absence.</p>
-
-<p>Certes un fils d'Anne d'Autriche n'était point à
-Pignerol en 1680, lorsque Louvois écrivait à Saint-Mars
-après avoir donné des ordres pour <i>l'entretiennement</i>
-de Lauzun: <i>A l'égard des <em class="small">AUTRES</em> prisonniers
-dont vous êtes chargé, Sa Majesté vous en
-fera payer la subsistance à raison de <em class="small">QUATRE LIVRES</em>
-pour chacun par jour</i>. Ces <i>autres</i> prisonniers étaient
-à peine de <i>bons bourgeois</i>, si on juge leur <i>état</i> au
-tarif de leur nourriture<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> «Un tarif réglait la dépense des prisonniers (à la Bastille) pour la table,
-le blanchissage et la lumière, selon leur état. Un prince du sang était
-à 50 livres par jour; un maréchal de France, à 36 livres; un lieutenant-général,
-à 24 livres; un conseiller au parlement, à 15 livres; un juge ordinaire,
-un prêtre, un financier, à 10 livres; un bon bourgeois, un avocat,
-à 5 livres, un petit bourgeois, à 3 livres, et les membres des moindres
-classes étaient à 2 livres 10 sols: c'était le taux des gardes et des domestiques.»
-<i>Bastille dévoilée</i>, 2<sup>e</sup> livraison, p. 40.</p>
-</div>
-<p>Est-ce au sujet d'un fils de Louis XIII ou d'un
-bâtard d'Anne d'Autriche que Louvois aurait écrit à
-Saint-Mars en 1687: <i>Il n'y a point d'inconvénient
-de changer le chevalier de Thezut</i> (C'est un faux
-nom comme <i>Marchialy</i>) <i>de la <em class="small">PRISON</em> où il est, pour
-y mettre votre prisonnier jusqu'à ce que celle que
-vous lui faites préparer soit en état de le recevoir<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a></i>?
-Est-ce en parlant d'un prince, que Saint-Mars aurait
-dit, la même année, à l'exemple du ministre: <i>Jusqu'à
-ce qu'il soit logé dans la <em class="small">PRISON</em> qu'on lui préparera
-ici, où il y aura joignant une chapelle<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a></i>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, par Carra, p. 323. «Saint-Mars,
-qui fut gouverneur de la citadelle de l'île Sainte-Marguerite avant que de
-l'être de la Bastille, obtint la permission d'y faire bâtir des prisons pour les
-criminels d'état.» <i>Description de la France</i>, par Piganiol, t. 5, p. 376.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> La lettre entière se trouve dans l'ouvrage de Roux-Fazillac, ainsi que
-celle dont est extraite la citation suivante.</p>
-</div>
-<p>Enfin, ce prisonnier n'était donc pas plus important
-à garder que Fouquet et Lauzun, puisque
-Saint-Mars mandait à Louvois en 1683: <i>Pour son
-linge et autres nécessités, <em class="small">MÊMES</em> précautions que je
-faisais pour mes prisonniers du passé</i>.</p>
-
-
-<p class="c gap">VI.<br />
-<span class="small">LE COMTE DE VERMANDOIS.</span></p>
-
-<p>La fameuse lettre de Barbezieux, du 13 août 1691,
-qui met en échec tous les systèmes, ne laisse pas
-même discuter l'identité du comte de Vermandois,
-mort en 1683, avec l'inconnu, prisonnier <i>depuis
-vingt ans</i> en 1691.</p>
-
-
-<p class="c gap">VII.<br />
-<span class="small">LE DUC DE BEAUFORT.</span></p>
-
-<p>Ce système, il faut l'avouer, est plus raisonnable
-que tous les précédens, et on aurait pu le soutenir
-d'une manière presque victorieuse en rassemblant
-de meilleures inductions prises dans les Mémoires
-contemporains.</p>
-
-<p>Dès l'année 1664, le duc de Beaufort, par son insubordination
-et sa légèreté, avait compromis plusieurs
-expéditions maritimes; en octobre 1666,
-Louis XIV lui adresse des reproches avec beaucoup
-de ménagemens, et l'invite à se rendre <i>de plus en
-plus capable de le servir par l'augmentation des
-talens</i> qu'il possède, et par <i>la cessation des défauts
-qu'il peut y avoir dans sa conduite</i>: «Je ne doute
-pas, ajoute-t-il, que vous ne profitiez de l'avis que
-je vous donne, et que vous ne reconnaissiez que
-vous m'êtes d'autant plus obligé de cette marque de
-bienveillance, <i>qu'il y a peu d'exemples de rois qui en
-aient usé de la sorte</i><a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a>.» On citerait plusieurs occasions
-où le duc de Beaufort fut très-funeste à la marine
-du roi. L'<i>Histoire de la Marine</i>, par M. Eugène
-Sue, laquelle renferme une foule de renseignemens
-neufs et curieux sous une forme dramatique et colorée,
-a fort bien précisé la position du roi des Halles vis-à-vis
-de Colbert et de Louis XIV. Colbert, de son cabinet,
-voulait diriger toutes les opérations militaires
-et pour ainsi dire les man&oelig;uvres de la flotte que
-commandait le grand-maître de la navigation avec
-toute l'inconséquence de son caractère frondeur et
-<i>matamore</i>, comme dit M. Eugène Sue (pièces justificatives
-du 1<sup>er</sup> volume).</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> <i>&OElig;uvres de Louis XIV</i>, t. 5, p. 388 et suiv. Voyez aussi dans ce recueil
-les autres lettres du roi à M. de Beaufort, dans lesquelles perce
-souvent un grave mécontentement qui n'ose éclater.</p>
-</div>
-<p>En 1669, Louis XIV envoya le duc de Beaufort
-pour secourir Candie assiégée par les Turcs; Beaufort
-fut tué dans une sortie, le 26 juin, sept jours
-après son arrivée: le duc de Navailles, qui commandait
-avec lui l'escadre française, dit seulement
-dans ses Mémoires (liv. 4, p. 243): «Il rencontra
-en chemin un gros de Turcs qui pressaient quelques-unes
-de nos troupes; il se mit à leur tête, et combattit
-avec beaucoup de valeur; mais il fut abandonné,
-et <i>l'on n'a jamais pu savoir depuis ce qu'il
-était devenu</i>.»</p>
-
-<p>Le bruit de sa mort se répandit rapidement en
-France et en Italie, où, dans les magnifiques obsèques
-qui lui furent faites à Paris, à Rome et à Venise,
-on prononça diverses oraisons funèbres; néanmoins,
-comme son corps n'avait pas été retrouvé
-parmi les morts, bien des gens crurent qu'il reparaîtrait.
-«Plusieurs veulent gager ici, écrivait Guy-Patin
-le 26 septembre 1669, que M. de Beaufort
-n'est pas mort: <i lang="la" xml:lang="la">O utinam!</i>»</p>
-
-<p>Guy-Patin, dans une autre lettre du 14 janvier
-1670, nous atteste que cette croyance n'était pas
-abandonnée six mois après la nouvelle de la disparition
-du duc de Beaufort: «On dit que M. de Vivonne
-a, par commission, la charge de vice-amiral
-de France pour vingt ans; mais il y en a encore qui
-veulent que M. de Beaufort n'est point mort, et qu'il
-est seulement prisonnier dans une île de Turquie.
-Le croie qui voudra! pour moi, je le tiens mort,
-et ne voudrais pas l'être aussi certainement que
-lui.»</p>
-
-<p>Plusieurs relations du siége de Candie, écrites par
-des témoins oculaires et imprimées à cette époque,
-avaient rapporté que les Turcs, selon leur usage,
-coupèrent la tête du duc de Beaufort sur le champ
-de bataille, et que cette tête fut exposée à Constantinople:
-de là les détails que Sandras de Courtilz
-répéta dans les <i>Mémoires du marquis de Montbrun</i>
-et dans les <i>Mémoires de d'Artagnan</i>; et, en effet, on
-conçoit bien que le corps nu et sans tête n'ait pas été
-reconnu parmi les morts. M. Eugène Sue, dans son
-<i>Histoire de la Marine</i> (t. 2, ch. 6), a adopté cette
-version conforme au récit de Philibert de Jarry et
-du marquis de Ville, qui ont laissé des lettres et
-des mémoires manuscrits conservés à la Bibliothèque
-du roi.</p>
-
-<p>Mais sans faire valoir le danger et les difficultés
-d'un enlèvement que le cimeterre des Ottomans pouvait
-d'ailleurs remplacer d'un jour à l'autre dans ce
-mémorable siége, on se bornera ici à déclarer positivement
-que la correspondance de Saint-Mars avec
-Louvois depuis 1669 jusqu'en 1680<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a> ne permet pas
-de supposer que le gouverneur de Pignerol eût sous
-sa garde, pendant cet intervalle de temps, quelque
-grand prisonnier d'état, outre Fouquet et Lauzun.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> M. J. Delort a publié cette correspondance, dont les originaux sont aux
-Archives du Royaume, dans le premier volume de l'<i>Histoire de la détention
-des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, précédée
-de celle de Fouquet, Pellisson et Lauzun, avec tous les documens authentiques
-et inédits</i>, Paris, 1829, 3 vol. in-8<sup>o</sup>.</p>
-</div>
-<hr />
-
-
-<p>Quel était donc cet <i>ancien</i> prisonnier masqué que
-Saint-Mars <i>avait à Pignerol</i>, suivant le journal
-authentique de M. Dujonca?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">SECONDE PARTIE.</h2>
-
-
-<p>D'après ma conviction formée par l'étude du règne
-de Louis XIV et par la minutieuse comparaison des
-faits et des dates, l'homme au masque de fer était
-Fouquet, ce malheureux surintendant des finances,
-victime de tant de noires intrigues de cour, que
-l'histoire n'a pas encore éclaircies; Fouquet, qui fut
-arrêté en 1661, condamné à la prison perpétuelle
-en 1664, et enfermé depuis au château de Pignerol,
-sous la garde de Saint-Mars; Fouquet enfin dont la
-mort a été faussement enregistrée au 23 mars 1680!</p>
-
-<p>Avant d'appuyer de preuves, qui me semblent
-irrécusables, une opinion que je donne comme nouvelle,
-puisqu'elle n'a jamais été présentée à l'état
-de système étayé de pièces authentiques, je vais
-réfuter par avance une autre opinion qui est en
-germe dans le vaste champ des probabilités, et qui
-s'en va sans doute sortir de terre, si ce sol fertile
-n'est point assez fouillé.</p>
-
-<p>Cette dernière opinion que je combats pourrait
-offrir nombre d'assertions remarquables qui viendraient
-à l'appui d'un document fort curieux, regardé
-avec raison par Saint-Foix comme la première
-mention imprimée qu'on ait faite d'un prisonnier
-inconnu, qui se trouvait à la Bastille en 1705 (plutôt
-1703), selon un témoin oculaire: ce prisonnier
-a en effet certaine analogie avec le <i>Masque de Fer</i>,
-et l'on doit s'étonner qu'on n'ait pas plus tôt songé
-à s'en tenir à la lettre d'un ouvrage publié dès 1715,
-douze ans après la mort de <i>Marchialy</i>, et bien antérieurement
-aux <i>Mémoires de Perse</i> et au <i>Siècle
-de Louis XIV</i>.</p>
-
-<p>Je suis tenté de croire que M. de Taulès avait
-d'abord naturellement adopté cette solution du
-mystère de l'homme au masque, et qu'il se servit de
-la plupart des mêmes argumens préparés à cet effet,
-lorsqu'il imagina, pour <i>l'honneur de la France</i> et
-pour son propre intérêt de courtisan, de masquer
-le patriarche Arwedicks. Le ministre M. de Vergennes
-lui avait écrit en 1783: «C'est surtout <i>pour
-détruire les soupçons odieux</i> auxquels l'homme au
-masque a donné lieu, par les précautions qu'on a
-prises pour le dérober à tous les regards, qu'il est
-important d'avoir sur ce personnage des notions
-certaines.»</p>
-
-<p>M. de Taulès rejeta donc sur la compagnie de Jésus
-les <i>soupçons odieux</i> arrêtés sur Louis XIV, et ne voulut
-voir qu'une correction de collége dans cette vengeance
-de roi, dans ce crime contre le droit des gens.</p>
-
-<p>Les jésuites, s'il faut en croire les insinuations de
-plusieurs des leurs et l'aveu même d'un <i>gros collier
-de l'ordre</i>, auraient eu l'idée de l'étrange captivité
-du <i>Masque de Fer</i>, et Louis XIV se serait fait leur
-docile instrument.</p>
-
-<p>En 1702, un gentilhomme normand, nommé
-Constantin de Renneville, fut mis à la Bastille, non
-seulement pour avoir composé des bouts rimés injurieux
-au gouvernement du roi, mais parce qu'on
-l'accusait d'espionnage au profit des ennemis de la
-France<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a>. Ce Renneville resta emprisonné jusqu'en
-1713, et dès qu'il eut sa liberté, avec l'ordre de
-quitter la France, il rédigea une relation chaleureuse
-de ses malheurs: elle parut à Amsterdam,
-chez Étienne Roger, en 1715, sous ce titre capable
-de fixer l'attention: <i>l'Inquisition française, ou
-l'Histoire de la Bastille</i>, deux volumes in-12.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, par Carra, t. 1, p. 389.</p>
-</div>
-<p>Ce livre, tiré à mille exemplaires, eut beaucoup
-de peine à pénétrer en France où il se vendait jusqu'à
-deux louis, sous le manteau, et où il fut contrefait,
-dit la préface de la seconde édition (5 vol.
-in-12, Amsterdam, Balthazar Lakeman, 1724),
-tandis qu'on le traduisait à la fois en hollandais, en
-anglais, en allemand et en italien. L'édition originale
-est tellement rare, que la Bibliothèque du Roi
-ne la possède pas et que je ne l'ai jamais vue; la
-contrefaçon ne se trouve pas davantage; mais la seconde
-édition est assez commune, eu égard aux actives
-recherches de la police pour la détruire. On ne
-conçoit pas que les judicieux auteurs du <i>Catalogue
-de la Vallière</i> aient attribué sans examen cet ouvrage
-à Sandras de Courtilz, suivant une supposition émise
-dans la <i>Bibliothèque historique de la France</i>.</p>
-
-<p>Dans la préface de l'édition en cinq volumes (p. 46
-et suiv.), Renneville raconte qu'en 1705 il vit un
-prisonnier <i>dont il n'a jamais pu savoir le nom</i>,
-dans une salle de la Bastille, où il avait été introduit
-<i>par méprise</i>. «Les officiers m'ayant vu entrer, dit
-Renneville, ils lui firent promptement tourner le
-dos devers moi, <i>ce qui m'empêcha de le voir au
-visage</i>. C'était un homme de moyenne taille, mais
-bien traversée, portant des cheveux d'un crêpé noir
-et fort épais, dont pas un n'était encore mêlé.»
-(Peut-être a-t-il pris pour des cheveux un masque
-de velours noir?) Renneville, surpris de ce qu'on
-lui cachait le visage d'un détenu, interrogea, pendant
-qu'on le reconduisait à sa chambre, le porte-clef
-Ru qui lui apprit que cet infortuné était <i>prisonnier
-depuis <em class="small">TRENTE-UN ANS</em>, et que Saint-Mars
-l'avait amené avec lui des îles Sainte-Marguerite,
-où il était condamné à une prison perpétuelle pour
-avoir fait, étant écolier, âgé de douze ou treize
-ans, deux vers contre les jésuites</i>.</p>
-
-<p>Renneville, dont la curiosité fut piquée davantage
-par cette révélation du porte-clef, demanda de plus
-amples détails à Reilh, chirurgien de la Bastille,
-qui lui conta <i>toute l'histoire</i>.</p>
-
-<p>Lorsque les jésuites du collége de Clermont, enrichis
-des bienfaits de Louis XIV qu'ils fournissaient
-de confesseur, voulurent attirer sa protection plus
-particulièrement sur leur collége, ils invitèrent le
-roi à honorer de sa présence une tragédie latine
-composée exprès pour célébrer sa gloire: le roi se
-rendit avec sa cour à ce spectacle, où les principaux
-écoliers jouèrent leurs rôles avec une intelligence
-que ne surpassèrent pas plus tard les demoiselles
-de Saint-Cyr dans les représentations d'<i>Esther</i> et
-d'<i>Athalie</i>. Le roi fut tellement satisfait de la tragédie
-et des acteurs, qu'il dit tout haut: «C'est
-mon collége!» Ce mot-là ne fut pas perdu, et le
-lendemain on ôta l'ancienne inscription: <i lang="la" xml:lang="la">Collegium
-Claromontanum societatis Jesu</i>, pour la remplacer
-par celle-ci, qui fut gravée en lettres d'or, sur une
-table de marbre noir: <i lang="la" xml:lang="la">Collegium Ludovici Magni</i>.</p>
-
-<p>Un écolier, par piété ou par malice, ne pardonna
-pas aux révérends pères d'avoir substitué le nom du
-roi à celui de Jésus, et fit ce distique qu'il placarda
-le soir même sur la porte du collége et en divers endroits
-de Paris:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Abstulit hinc Jesum, posuitque insignia regis,</div>
-<div class="verse i1" lang="la" xml:lang="la">Impia gens: alium non colit illa Deum!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Une autre main apposa cette traduction française au
-bas des écriteaux:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La croix fait place au lis, et Jésus-Christ au roi:</div>
-<div class="verse">Louis, ô Race impie, est le seul Dieu chez toi!</div>
-</div>
-
-<p>La compagnie de Jésus cria au sacrilége; l'auteur
-fut découvert, et quoique appartenant à une famille
-noble et riche, on le condamna, <i>par grâce</i>, à une prison
-perpétuelle, et on le <i>transféra aux îles Sainte-Marguerite
-pour cet effet, d'où Saint-Mars le
-ramena à la Bastille avec des précautions extraordinaires,
-ne le laissant voir à personne par les
-chemins</i>. Ce pauvre écolier ne mourut pas toutefois
-en prison, si l'on peut ajouter foi au témoignage de
-Reilh: il hérita des grands biens de ses parens et
-réussit à intéresser en sa faveur, à force de promesses,
-le père Riquelet, confesseur des prisonniers,
-qui se chargea de solliciter la clémence royale et
-d'obtenir l'élargissement de son pénitent. Ce dernier
-<i>sortit deux ou trois mois après</i> que Renneville
-l'eut entrevu, sans doute dans le courant de 1703
-et non 1705.</p>
-
-<p>Plusieurs traits de ce récit s'accordent bien avec
-diverses particularités de l'histoire du <i>Masque de
-Fer</i>, le <i>seul</i> prisonnier que Saint-Mars amena des
-îles Sainte-Marguerite à la Bastille, <i>avec des précautions
-extraordinaires, ne le laissant voir à personne
-par les chemins</i>; mais on a tout lieu de
-croire que l'aventure de l'écolier, vieille tradition
-du collége de Louis-le-Grand, où nous l'avons nous-même
-recueillie, fut appliquée mal à propos à ce
-prisonnier, dont on cachait le visage.</p>
-
-<p>En effet, n'eût-il pas été plus rationnel de cacher
-la cause d'un emprisonnement si odieux, plutôt que
-la figure de cet homme enfermé depuis l'enfance et
-certainement inconnu à tous ses compagnons de
-captivité? D'ailleurs, il n'y a pas d'identité possible
-entre l'écolier des jésuites et ce prisonnier dont Renneville
-n'a <i>jamais pu savoir le nom</i>.</p>
-
-<p>Ce fut le 10 octobre 1681 que le collége de Clermont
-devint celui de Louis-le-Grand, par suite
-d'un adroit changement d'inscription, qui étonna
-assez Paris pour qu'on en ait conservé la date; or,
-il n'y a aucune concordance entre cette date et les
-<i>trente-un ans</i> de captivité qu'aurait subis, en 1705,
-cet écolier. En outre, on trouve nombre de représentations
-dramatiques données par les écoliers et
-leurs régens, au collége de Clermont; et même en
-1658, une tragédie d'<i>Athalia</i> y fut jouée avec tant
-de pompe, que Loret en fit mention dans sa <i>Muse
-historique</i>; mais on n'indique nulle part que Louis-le-Grand
-soit allé à la comédie dans <i>son</i> collége:
-c'est une invention des jésuites pour balancer la célébrité
-du théâtre de Saint-Cyr, fondé sous les auspices
-de Racine et de M<sup>me</sup> de Maintenon. Lorsque
-les jésuites obtinrent depuis la permission de faire
-jouer leurs élèves devant le roi Louis XV, en 1721,
-ce fut dans le château des Tuileries que ces jeunes
-comédiens représentèrent solennellement <i>les Incommodités
-de la grandeur</i>, comédie du père Ducerceau,
-dans laquelle tous les personnages sont des
-hommes.</p>
-
-<p>Le nombre des années (trente-une) que cet inconnu
-avait passées en prison vers 1705, ou plutôt 1703,
-s'accorderait presque avec le passage de la lettre de
-Barbezieux, qui constate que le <i>Masque de Fer</i> était
-prisonnier <i>depuis vingt ans</i> en 1691.</p>
-
-<p>Comme la date de 1705 donnée par Renneville
-ne se concilie pas avec celle de la mort de <i>Marchialy</i>
-en 1703, je suis à peu près convaincu que cette date
-n'est fautive que par une erreur, du fait de l'imprimeur,
-qui aura lu sur le manuscrit un 5 au lieu
-d'un 3: cela me paraît d'autant plus vraisemblable,
-que Renneville ne sortit jamais de la chambre où il
-était prisonnier, que pour passer dans une autre prison
-immédiatement, et qu'il ne fut mandé par le
-gouverneur que dans les premiers temps de son entrée
-à la Bastille; on chercherait en vain dans sa relation,
-après l'année 1703 jusqu'en 1713, quelque
-circonstance qui coïncidât avec cette translation
-en une <i>salle</i> où il ne fut introduit que <i>par
-méprise</i>. Renneville, ce me semble, n'a parlé de cette
-mystérieuse rencontre dans sa préface, que pour réparer
-un oubli, sinon par l'embarras où il aurait été
-de la placer dans le livre sous cette date de 1705,
-que la suite des événemens n'eût point justifiée.</p>
-
-<p>Cette <i>Histoire de la Bastille</i>, que certains critiques
-ont traitée avec un mépris que n'autorisait pas
-une lecture rapide et superficielle, n'est certainement
-point un roman farci de contes ridicules; cet
-ouvrage, au contraire, me paraît aussi vrai, aussi
-authentique, aussi précieux pour l'histoire, que peut
-l'être un livre écrit sous l'influence d'un profond
-ressentiment, par un homme honnête et religieux.</p>
-
-<p>Aussi adopterais-je tout-à-fait les termes mêmes
-de la préface, si je pouvais avoir la moindre confiance
-dans le récit du chirurgien Reilh, qui était intéressé
-à détourner du prisonnier inconnu l'attention
-de Renneville, et qui répondit par une fable aux
-questions qu'on lui faisait sur un sujet de cette importance.
-Le prisonnier étant mort <i>deux ou trois
-mois après</i> que Renneville l'eut rencontré sans <i>le
-voir au visage</i>, Reilh imagina de publier la prétendue
-délivrance de cet inconnu, quoique le gouvernement
-de Louis XIV n'eût garde de dévoiler ses
-iniquités par une clémence tardive et dangereuse, et
-Renneville a rapporté avec bonne foi ce qu'il savait
-par les communications officieuses de Ru et de Reilh.</p>
-
-<p>Renneville était d'un caractère passionné et vindicatif,
-mais il avait un fond de dévotion solide qui
-l'aidait à supporter son infortune, et qui l'inspirait
-dans la composition de ses <i>Cantiques de l'Écriture
-sainte</i>, de ses <i>&OElig;uvres spirituelles</i> et de son <i>Traité
-des devoirs d'un fidèle chrétien</i>: on se persuadera
-facilement, au ton fervent de ses ouvrages pieux,
-que Renneville n'eût pas été capable de mentir avec
-impudence en invoquant sans cesse la justice de
-Dieu; mais, en même temps, on concevra, en voyant
-ce qu'il a souffert pour expier deux bouts-rimés satiriques,
-l'indignation furieuse qu'il fait éclater
-contre ses bourreaux et surtout contre le gouverneur
-de la Bastille, Bernaville: «Ce cruel tyran,
-dit-il dans son style trivial, incorrect, mais énergique,
-me laissa très-long-temps pourrir sans paille,
-sans une pierre où reposer ma tête, couché sur le limon
-du cachot et la bave des crapauds, avec du pain
-et de l'eau pour toute nourriture, et d'où il ne me
-retira que lorsque je fus crevé. J'avais les yeux presque
-hors de tête, le nez gros comme un moyen concombre;
-plus de la moitié des dents, que j'avais auparavant
-très-saines, m'étaient tombées du scorbut;
-la bouche m'était enflée et toute en gale, et mes os
-perçaient ma peau en plus de vingt endroits.»</p>
-
-<p>Je regarde donc l'<i>Histoire de la Bastille</i> comme
-très-digne de créance pour tous les faits où Renneville
-se pose lui-même en témoin oculaire avec
-quelque apophthegme biblique à la bouche; quant
-aux nombreuses aventures des prisonniers qu'il a
-fréquentés tour à tour pendant onze ans, il ne
-donne pas ces aventures, souvent romanesques et
-ridicules, pour des faits avérés; il les répète telles
-qu'il les a entendues, et quelquefois seulement la
-passion l'emporte jusqu'à se faire l'avocat de ses amis
-de prison.</p>
-
-<p>Un faussaire, un faiseur de pamphlets n'eût pas osé
-dédier au roi d'Angleterre, George I<sup>er</sup>, un tissu
-de mensonges grossiers et de brutales calomnies:
-«L'&oelig;il de Votre Majesté, dit-il dans cette dédicace,
-empêchera bien que la Tour de Londres, qui ne fait
-trembler que les criminels, ne se convertisse en Bastille,
-qui écrase plus d'innocens que de coupables;
-et, comme mon protecteur, Sire, vous me défendrez
-de mes persécuteurs, qui se font gloire de poursuivre
-jusque dans le sanctuaire ceux qui dévoilent
-leurs crimes ou qui ont le malheur de leur déplaire.»
-Enfin, un lâche calomniateur n'eût pas
-osé inscrire son nom au frontispice d'un acte d'accusation
-contre la Bastille, et se mettre en danger
-de la vie, ou du moins de la liberté. Renneville courait
-risque d'être enlevé et replongé à la Bastille pour
-le reste de ses jours; il fut même attaqué à Amsterdam
-par trois <i>coupe-jarrets</i>, qui ne lui firent que de
-<i>légères blessures</i>: «Je n'alongerai pas mon épée d'un
-pouce, dit-il dans sa préface. <i lang="la" xml:lang="la">Si Deus pro nobis,
-quis contra nos?</i> Il est beau de mourir pour la vérité
-et le bien public!» Ce langage peint l'homme.</p>
-
-<p>Au reste, on ignore ce que devint Renneville
-depuis la publication de sa seconde édition, en 1724,
-et l'on peut présumer qu'il eut le sort de Matthioli
-et d'Arwedicks, qu'il fut secrètement arrêté en
-Hollande ou peut-être en France, où l'on s'efforçait
-de l'<i>attirer</i>, et qu'il périt au fond de ces affreux
-cachots décrits pour la première fois dans les annales
-de l'<i>Inquisition française</i><a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> On peut fonder cette supposition par ce qui arriva au bénédictin
-François de la Bretonnière, auteur de plusieurs pamphlets dans lesquels
-Louvois et son frère, l'archevêque de Reims, étaient gravement insultés. La
-Bretonnière fut enlevé en Hollande, par l'entremise d'un juif hollandais, et
-livré à la merci de Louvois, qui le fit transporter secrètement en France,
-au mont Saint-Michel, et enfermer dans une cage de fer où il mourut. <i>La
-Bastille dévoilée</i>, 9<sup>e</sup> livraison, p. 76.</p>
-</div>
-<p>La date (1681) du baptême royal que reçut le
-collége de Clermont réfuterait suffisamment l'anecdote
-inventée par Reilh, qui donnait trente-un ans
-de captivité, en 1705, à l'écolier des jésuites, si la
-vraisemblance ne contredisait pas cette terrible histoire.
-En effet, l'offense ayant été publique, raison
-était que la réparation le fût pareillement, et dans
-le cas où les révérends pères se fussent contentés
-d'une vengeance secrète, auraient-ils eu recours
-aux prisons d'état et à la puissance de
-Louis XIV, qui, d'ailleurs, n'eût pas considéré
-comme une injure bien grave ce distique, dans lequel
-sa royauté était mise presque au niveau de la
-divinité de Jésus?</p>
-
-<p>Les jésuites avaient en main des moyens plus sûrs
-et plus formidables de se venger, sans qu'il fût
-besoin d'importuner le roi pour un si mince objet.
-Le collége de Louis-le-Grand renfermait des souterrains
-profonds, non moins impénétrables que les
-prisons d'état: là, s'expiaient, dans les ténèbres et le
-silence, des crimes que les lois n'eussent pas punis
-et que la société de Jésus frappait d'une détention
-perpétuelle; ces crimes consistaient surtout en imprudences
-capables de compromettre la fortune et
-la dignité de l'ordre. Les coupables avaient, d'ordinaire,
-fait partie de cette société, qui s'arrogeait
-le droit de retrancher elle-même ses membres nuisibles.</p>
-
-<p>Quand les jésuites furent chassés de France, leurs
-colléges fouillés et leurs turpitudes traînées au
-grand jour de l'opinion, le collége de Louis-le-Grand
-offrit une preuve manifeste des violences qui
-s'exerçaient impunément sous la règle de Loyola:
-on y trouva, raconte Dulaure dans son <i>Histoire de
-Paris</i><a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>, des espèces d'oubliettes, caveaux sans
-portes et ouverts à la voûte pour descendre le patient
-avec des cordes, comme dans les anciens <i lang="la" xml:lang="la">in-pace</i>
-des couvens. Un anneau de fer scellé dans le
-mur, des chaînes rongées de rouille et des ossemens
-ne permettaient pas de douter de la destination
-de ces tombeaux, où plus d'une victime avait
-succombé au désespoir, peut-être à la faim. Les
-vengeances des jésuites étaient occultes, selon l'esprit
-de cette société, à qui les oubliettes n'eussent
-pas manqué pour l'insolent auteur du distique.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> Troisième éd. in-12, t. 5, p. 440 et 441. Ce furent des écoliers qui découvrirent
-ces cachots au-dessous des bâtimens de l'infirmerie. «Armés de
-bâtons et de flambeaux, ils pénètrent dans un caveau servant d'atelier au
-menuisier de la maison, frappent le sol et reconnaissent qu'en un certain
-endroit il résonne sous leurs coups; il remuent la terre, découvrent une
-trappe en bois, la lèvent avec peine, aperçoivent un bel escalier, le descendent
-et se trouvent dans une vaste salle voûtée; elle était bordée d'environ
-dix caveaux, aussi voûtés, de sept à huit pieds de longueur, garnis
-chacun d'un fort anneau de fer scellé dans le mur. La voûte de la salle était
-soutenue au milieu par un gros pilier dont les quatre faces présentaient
-autant d'anneaux de fer. A la voûte, ils virent une ouverture étroite, fermée
-par une grille de fer. Par cette ouverture, la seule qu'ils aient aperçue
-dans ce souterrain, on descendait évidemment la nourriture destinée aux
-malheureuses victimes.»</p>
-</div>
-<p>Il n'y a pas cinq ans qu'un professeur du collége
-Charlemagne eut l'idée de visiter avec soin les caves
-de cette maison-professe des jésuites, pour y découvrir
-quelque trace de l'effrayante chambre des
-<i>méditations</i>, toute remplie de peintures diaboliques,
-telle, du moins, que Voltaire nous l'a montrée par
-ouï-dire; ce professeur fouilla le sol dans un endroit
-qu'il avait jugé suspect; il rencontra sous sa pioche
-une voûte dont il détacha plusieurs pierres, de manière
-à pratiquer un passage; il planta une échelle
-dans le trou, et eut le courage de descendre au fond
-d'un caveau sans issue, à moitié comblé. Il ramassa,
-parmi les décombres, une lampe en terre cuite et un
-crâne humain. D'autres fouilles semblables produisirent
-la découverte d'autres cellules voûtées, que
-l'eau des fossés de la Bastille avait envahies.</p>
-
-<p>C'est dans ces cachots-là qu'on doit rechercher
-les vestiges de la punition du pauvre écolier, et non
-dans les archives d'une prison d'état. A quoi eût
-servi un masque sur la figure d'un enfant de treize
-ans, qui ne pouvait être reconnu que par ses parens
-et ses régens de classe?</p>
-
-<p>Eh bien! on ne manquera pas sans doute, tôt ou
-tard, de nous représenter cet écolier comme le véritable
-homme au masque, sans égard pour les dates
-et pour la vraisemblance. Mais on aura de la peine
-à faire un secret d'état, d'une affaire de collége, et
-l'on n'expliquera pas pourquoi Louis XVIII disait,
-en causant du <i>Masque de Fer</i>: «Je sais le mot de
-cette énigme, comme mes successeurs le sauront;
-c'est l'honneur de notre aïeul Louis XIV que nous
-avons à garder<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a> Plusieurs personnes dignes de foi nous ont attesté cette réponse que
-Louis XVIII eut peut-être la malice de faire pour tenir en haleine la curiosité
-des courtisans: le secret du <i>Masque de Fer</i> lui semblait sans doute
-une condition aussi nécessaire que le sacre de Reims pour sa royauté.</p>
-</div>
-<p>Pour établir maintenant d'une manière satisfaisante
-que le <i>Masque de Fer</i> et Fouquet ne sont
-qu'une seule et même personne avec deux noms différens
-et à des époques différentes, il suffira de
-prouver,</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Que les précautions apportées dans la garde
-de Fouquet à Pignerol ressemblent en tout point à
-celles qu'on déploya plus tard pour l'homme au
-masque à la Bastille, comme aux îles Sainte-Marguerite;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Que la plupart des traditions relatives au prisonnier
-masqué paraissent devoir se rattacher à
-Fouquet;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Que l'apparition du <i>Masque de Fer</i> a suivi
-presque immédiatement la prétendue mort de Fouquet
-en 1680;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Que cette mort de Fouquet, en 1680, est loin
-d'être certaine;</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> Que des raisons politiques et particulières ont
-pu déterminer Louis XIV à le faire passer pour
-mort, plutôt que de s'en défaire par un empoisonnement
-ou d'une autre façon;</p>
-
-<p>6<sup>o</sup> Enfin, que l'époque de la mort de Fouquet en
-1680 étant reconnue fausse, les faits et les dates,
-les inductions et les probabilités viennent à l'appui
-de mon système, qui serait incontestable, si
-l'authenticité de la carte trouvée à la Bastille en
-1789 pouvait être justifiée par la production de cette
-pièce que je n'ai pas invoquée cependant comme
-une preuve, en mentionnant sa découverte.</p>
-
-
-<h3>I.</h3>
-
-<p>Dès que la <i>chambre de justice</i>, par son arrêt du
-20 décembre 1664, eut déclaré Fouquet <i>atteint et
-convaincu d'abus et malversations par lui commises
-au fait des finances dans les fonctions de
-surintendant</i>, et l'eut <i>banni à perpétuité hors du
-royaume</i> en confisquant tous ses biens, le roi <i>jugea
-qu'il pouvait y avoir grand péril à laisser sortir
-ledit Fouquet hors du royaume, vu la connaissance
-particulière qu'il avait des affaires les plus
-importantes de l'État</i>. En conséquence, la peine de
-bannissement perpétuel fut <i>commuée</i> en celle de la
-prison perpétuelle, et trois jours après l'arrêt rendu,
-Fouquet monta en carrosse <i>avec quatre hommes</i>,
-et partit escorté de cent mousquetaires, sous la conduite
-de M. d'Artagnan, pour être mené au château de
-Pignerol, où Saint-Mars devait le garder prisonnier.</p>
-
-<p>On retint à la Bastille le médecin et le valet de
-chambre de Fouquet (Pecquet et Lavallée), <i>de peur
-qu'étant en liberté ils ne donnassent avis de sa part à
-ses parens et à ses amis pour sa délivrance</i><a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a>. M<sup>me</sup> de
-Sévigné écrivit à M. de Pomponne, le 22 décembre:
-«Si vous saviez comme cette cruauté paraît à tout
-le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes: c'est
-une chose inconcevable; on en tire même des conséquences
-fâcheuses, dont Dieu le préserve; voilà
-une grande rigueur. <i lang="la" xml:lang="la">Tantæne animis c&oelig;lestibus
-iræ!</i> Mais non, ce n'est point de si haut que cela
-vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient
-partir d'un c&oelig;ur comme celui de notre maître.
-On se sert de son nom et on le profane!» Ce fut
-pourtant le roi qui signa l'<i>Instruction</i><a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a>, datée du
-24 décembre, et remise à M. de Saint-Mars, laquelle
-n'eût pas été plus sévère pour le <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> <i>Recueil des Défenses de M. Fouquet</i>, 15 vol., 1665-1668, t. 13, p. 235:
-<i>Relation de ce qui s'est passé dans la chambre de justice au jugement de
-M. Fouquet</i>. Il y a une autre édition en 16 vol., 1696, sous ce titre: <i>&OElig;uvres
-de M. Fouquet</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> Cette pièce a été imprimée en partie, pour la première fois, dans le
-t. 6 des <i>&OElig;uvres de Louis XIV</i>, p. 371. Elle y est précédée d'un <i>Avis de
-l'éditeur</i>, rempli d'aperçus neufs et piquans sur les causes du procès de
-Fouquet. M. Delort, dans le premier volume de l'<i>Histoire de la détention
-des philosophes et des gens de lettres</i>, p. 24 et suiv., réimprima en entier
-cette instruction dont l'original existe aux Archives du Royaume.</p>
-</div>
-<p>Cette Instruction défend «que Fouquet ait communication
-avec qui que ce soit, de vive voix ni
-par écrit, et qu'il soit visité de personne, <i>ni qu'il
-sorte de son appartement</i> pour quelque cause ou
-sous quelque prétexte que ce puisse être, pas même
-pour se promener;» elle refuse des plumes, de
-l'encre et du papier à Fouquet, mais elle permet
-que Saint-Mars «lui fasse fournir des livres, s'il en
-désire, observant néanmoins de ne lui en donner
-qu'un à la fois, et de prendre soigneusement garde,
-en retirant ceux qu'il aura eus en sa disposition,
-<i>s'il n'y a rien d'écrit ou de marqué dedans</i>;» elle
-charge Saint-Mars d'acheter les habits et le <i>linge</i>
-dont Fouquet aura besoin, et de lui choisir un
-valet qui <i>sera pareillement privé de toute communication,
-et n'aura non plus de liberté de sortir que
-ledit Fouquet</i>; elle assigne un fonds de six mille
-livres par an pour la <i>subsistance</i> de Fouquet et de
-son valet; elle autorise Saint-Mars à lui faire tenir
-un confesseur lorsqu'il <i>voudra</i> se confesser, «en
-observant néanmoins de n'avertir ledit confesseur
-qu'un moment avant qu'il doive entendre ledit Fouquet,
-et de ne lui pas donner toujours la même
-personne pour le confesser;» elle recommande enfin
-à Saint-Mars de <i>tenir Sa Majesté avertie de temps
-en temps de ce que fera</i> le prisonnier.</p>
-
-<p>Dès que Fouquet fut arrivé à Pignerol le 10 janvier
-1665 et enfermé dans le donjon, sous la garde
-de Saint-Mars, capitaine d'une compagnie franche
-d'infanterie composée de cinquante hommes, avec
-le titre de <i>commandant</i> de ce donjon en l'absence
-du gouverneur, le marquis de Piennes, les inquiétudes
-du roi et les précautions de surveillance s'accrurent
-successivement: Louvois, qui reçut la prison
-de Fouquet dans ses attributions de secrétaire d'état
-de la guerre, enjoignit à Saint-Mars d'envoyer des
-nouvelles <i>toutes les semaines, quand bien même il
-n'aurait rien à mander</i><a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Lettre du 29 janvier 1665, dans le 1<sup>er</sup> vol. de l'<i>Histoire de la détention
-des Philosophes</i>, ainsi que les lettres dont j'ai extrait les phrases suivantes:
-on les trouvera sous leur date, sans qu'il soit nécessaire de renvoyer sans
-cesse à l'ouvrage ci-dessus.</p>
-</div>
-<p>La défiance de Louvois se porte sur tout, dans
-ses lettres à Saint-Mars:</p>
-
-<p>«C'est à vous à veiller à ce que ceux qui approchent
-M. Fouquet ne se laissent pas corrompre, et
-que, quand même quelqu'un aurait assez de bassesse
-pour cela, il ne pût exécuter son mauvais dessein:
-il est nécessaire que vous empêchiez qu'il n'ait ni
-plume ni encre.» (10 février 1665.)</p>
-
-<p>«Le confesseur, que vous avez choisi pour lui, a
-des talens qui ne doivent pas donner beaucoup de
-sujet de craindre qu'il lie quelque négociation contraire
-au service de Sa Majesté. Vous ne sauriez manquer
-de faire observer la conduite de cet ecclésiastique,
-pour reconnaître si les apparences ne sont
-point trompeuses.» (20 février.)</p>
-
-<p>«Il n'y a point de difficulté à donner en même
-temps deux livres à M. Fouquet: ce que vous avez à
-faire observer est que ceux de qui vous les prendrez
-ne sachent point que ce soit pour lui, et que vous
-les visitiez ou fassiez visiter avant que de les lui donner.»
-(3 mars.)</p>
-
-<p>«On est bien aise ici de voir que l'ecclésiastique
-que vous avez choisi (pour confesseur) soit de l'humeur
-que vous marquez. Vous ne sauriez mieux
-faire que de l'entretenir dans les sentimens où il est,
-et de lui promettre que Sa Majesté reconnaîtra ses
-services; et certainement, après les précautions que
-vous prenez, il semble que ce soit le seul homme
-qui puisse lui donner des nouvelles, s'il était assez
-infidèle pour le faire. Après ce que cet ecclésiastique
-vous a dit, vous avez eu raison de croire que M. Fouquet
-désire se confesser, plus pour apprendre des nouvelles
-que toute autre chose, et Sa Majesté souhaite
-que vous ne lui donniez cette permission que toutes
-les quatre bonnes fêtes de l'année et le jour de la Notre-Dame
-d'août&hellip; Il vaut mieux acheter qu'emprunter
-des livres pour lui&hellip; Lorsqu'il vous demande des
-lunettes d'approche, il a vraisemblablement dessein
-de s'en servir à quelque chose qui est contre le service
-de Sa Majesté: aussi ne veut-elle pas que vous
-lui en fournissiez. (24 avril; à cette époque la compagnie
-de Saint-Mars fut augmentée de dix soldats
-et d'un sergent.)</p>
-
-<p>«Sa Majesté approuve que vous ayez refusé de lui
-donner un crayon.» (26 octobre.)</p>
-
-<p>«Vous ne sauriez apporter trop de précautions
-pour empêcher que M. Fouquet n'écrive ou ne reçoive
-des lettres, et le roi approuvera toujours toutes
-celles que la raison voudra que vous pratiquiez pour
-vous empêcher d'être trompé.» (13 novembre.)</p>
-
-<p>«Le roi approuve les diligences que vous faites
-pour ôter à M. Fouquet toutes sortes de moyens
-d'écrire, ni de recevoir des lettres, et trouvera bon
-toutes les précautions que vous croirez devoir prendre
-à l'avenir.» (12 décembre.)</p>
-
-<p>«Vous devez faire savoir ici les moindres choses
-qui se passent au sujet de M. Fouquet, et lorsque
-vous croirez à propos de donner avis par avance de
-quelques précautions que vous voudrez prendre pour
-la garde de sa personne, vous le pouvez faire en
-toute liberté.» (26 janvier 1666.)</p>
-
-<p>«Les gens qui sont dans la condition où il se trouve
-tentent toutes sortes de voies pour parvenir à leur
-fin, et les gens qui sont chargés de leur garde doivent
-prendre toutes sortes de précautions contre eux
-pour s'empêcher d'être trompés.» (3 mars.)</p>
-
-<p>«Sa Majesté sera bien aise que de temps en temps
-vous mandiez ici de quelle manière vit le prisonnier;
-s'il supporte sa détention avec tranquillité ou avec
-inquiétude; ce qu'il dit et ce qui se passe dans sa
-garde.» (11 avril.)</p>
-
-<p>«Si la maladie de M. Fouquet continuait, il serait
-juste de le faire assister de médecins et de chirurgiens
-du pays, mais bien assurément le médecin
-Pecquet ne lui rendra jamais ses services, soit dans
-sa profession, soit dans le métier d'un simple valet.»
-(4 juin.)</p>
-
-<p>«Comme on pourrait, pour procurer à M. Fouquet
-sa liberté ou quelque soulagement, vous exposer
-des dépêches du roi ou des lettres de M. Letellier
-ou de moi, contrefaites, je vous prie de n'en exécuter
-aucune signée de lui ou de moi, qui ne soit
-écrite de sa main ou de la mienne, que vous pourrez
-confronter contre ces sept lignes qui en sont.» (4
-juin.)</p>
-
-<p>«Si M. Fouquet continue à vous demander des
-livres italiens, vous pourrez lui en faire venir de
-Paris ou de Lyon.» (18 juin.)</p>
-
-<p>«Vous avez raison de dire qu'il est mal aisé de
-vous précautionner contre le prêtre qui confesse
-M. Fouquet, puisqu'étant seuls par nécessité, ils peuvent
-s'entretenir ensemble des choses qui ne regardent
-point la confession; mais, puisque le confesseur
-est homme de bien ou que vous le croyez tel,
-vous devez avoir en quelque façon l'esprit en repos.
-A votre imitation, je me défie de tout.» (30 juin.)</p>
-
-<p>«Il est inutile que je vous explique toutes les
-précautions que Sa Majesté prend pour la sûreté du
-prisonnier durant sa marche (Fouquet avait été
-transféré de Pignerol au fort de Pérouse pendant les
-réparations du dégât fait par la foudre dans sa prison),
-et pour sa garde durant sa détention.» (17
-juillet.)</p>
-
-<p>«Si après la guérison du valet de M. Fouquet, il
-ne veut plus continuer ses services au prisonnier, la
-prudence veut que vous le reteniez dans le donjon
-trois ou quatre mois, afin que, s'il avait agi contre
-son devoir, le temps fasse rompre les mesures prises
-avec M. Fouquet.» (23 septembre.)</p>
-
-<p>«Comme vous me marquez que M. Fouquet profite
-de ses vieux habits pour se concilier le valet qui
-est auprès de lui, le roi désire qu'à mesure que
-vous lui en fournissez de nouveaux, vous donniez
-ceux qu'il quitte aux pauvres.» (23 octobre.)</p>
-
-<p>«Le roi estime que l'on ne peut mieux faire que
-d'enfermer avec M. Fouquet deux valets <i>qui ne sortiront
-que par la mort</i>. Les avantages que vous tirerez
-de ces deux valets ainsi renfermés, sont qu'ils
-pourront se veiller l'un l'autre et que vous connaîtrez,
-en les questionnant ou par les rapports qu'ils
-vous feront, s'ils vous disent vrai.» (14 février
-1667.)</p>
-
-<p>«Votre lettre du 29 du mois passé m'apprend
-la continuation et l'état de la maladie de M. Fouquet.
-Je vous prie de continuer à m'en informer par tous
-les ordinaires. En faisant ce qui peut lui être utile,
-vous ne devez pas négliger la moindre des choses
-qui peuvent aller contre la sûreté de la garde de sa
-personne.» (9 octobre 1668.)</p>
-
-<p>«Vous avez bien fait de ne pas donner aux Récollets
-la pistole que le valet de M. Fouquet vous a
-prié de leur délivrer par charité, puisque vous appréhendez
-qu'il n'y ait à cela quelque mystère.» (26
-mars 1669.)</p>
-
-<p>«Il faut vous consoler du chagrin que M. Fouquet
-peut avoir contre vous des nouvelles précautions
-que vous avez prises pour la sûreté de sa garde.»
-(22 avril 1669.)</p>
-
-<p>«Vous avez découvert que vos soldats avaient
-commerce avec M. Fouquet: il faut qu'il y ait encore
-quelque chose de plus que ce que vous me
-mandez qu'ils vous ont avoué; car il n'aurait pas fait
-donner six pistoles à un soldat qu'il nommait par
-son nom, s'il ne lui eût auparavant rendu quelque
-service. Le roi ne fera aucune difficulté de vous permettre
-de faire justice de vos soldats en assemblant
-vos officiers et sergens; et s'il n'y a point de preuves
-assez sûres pour punir un crime de cette qualité à
-l'égard du valet, vous ne pouvez que le bien maltraiter
-et l'enfermer pour long-temps. Cependant
-vous ferez fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet
-en état que pareille chose ne lui puisse plus
-arriver, et veiller toujours si exactement, qu'il ne
-puisse rien voir sans que vous le découvriez.» (7 décembre.)</p>
-
-<p>«Il faut faire une grille, vis-à-vis de chacune
-des fenêtres de <i>votre</i> prisonnier, qui soit en demi-cercle
-en saillie hors du mur extérieur de deux ou
-trois pieds, et entourer chacune desdites grilles
-d'une claie fort serrée, et assez haute pour empêcher
-qu'il ne puisse voir autre chose que le ciel; et
-quand il sera nuit, que vous fassiez descendre des
-nattes dessus ses fenêtres, que vous relèverez à la
-pointe du jour: ainsi l'on ne pourra plus lui faire
-signe, ni lui en faire faire à qui que ce soit, et il ne
-pourra plus rien jeter ni recevoir.» (17 décembre.)</p>
-
-<p>«Il faut observer que si vous donnez à M. Fouquet
-des valets que l'on vous amènera d'ici, il pourra
-bien arriver qu'ils seront gagnés par avance, et
-qu'ainsi ils seraient pis que ceux que vous en ôteriez
-présentement.» (1<sup>er</sup> janvier 1670.)</p>
-
-<p>«Les précautions que vous avez résolu de prendre
-pour empêcher que M. Fouquet ne donne de ses
-nouvelles à personne, ni n'en reçoive de qui que ce
-soit, sont bonnes.» (16 janvier 1670.)</p>
-
-<p>«La punition que vous avez fait faire des cinq
-soldats qui vous avaient trahi ne saurait produire
-qu'un très-bon effet.» (26 janvier.)</p>
-
-<p>«J'ai reçu le plan des jalousies que vous faites
-faire pour les fenêtres de M. Fouquet; ce n'est pas
-comme cela que j'ai entendu qu'elles doivent être,
-mais bien des claies ordinaires qu'il faut mettre autour
-des grilles, en saillie et en hauteur nécessaire
-pour empêcher qu'il ne voie les terres des environs
-de son logement.» (28 janvier.)</p>
-
-<p>«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans
-et le dehors du lieu où M. Fouquet est enfermé, et
-de le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir
-ni être vu de personne.» (26 mars.)</p>
-
-<p>«Votre lettre du 5 de ce mois me fait connaître
-que M. Fouquet désirerait lire la Bible. Vous pouvez
-lui en acheter une et même les livres pour l'usage
-de son valet, ne doutant pas que, avant de les leur
-délivrer, vous ne vous précautionniez.» (14 juillet.)</p>
-
-<p>«Vous jugerez facilement par la grandeur du
-mémoire du sieur Pecquet, pour la composition de
-l'emplâtre que M. Fouquet demande, qu'il n'a pu
-le faire dans mon cabinet, en ma présence, et qu'il
-l'a dressé chez lui; cette raison m'oblige de vous
-dire qu'aussitôt que vous l'aurez reçu, vous en fassiez
-une copie bien exacte, et en montriez l'original
-à M. Fouquet, et que vous en collationniez avec lui
-la copie, laquelle vous lui laisserez, et brûlerez ensuite
-l'original; par ce moyen, ledit sieur Fouquet,
-l'ayant vu, n'aura aucun doute; et vous, l'ayant
-brûlé, n'en aurez aucune inquiétude.» (13 décembre.)</p>
-
-<p>«Sa Majesté, que l'on pourrait voir, a empêché
-que M. de Lauzun (nouvellement arrivé à Pignerol)
-ne puisse parler à M. Fouquet par la même cheminée.»
-(20 décembre 1671.)</p>
-
-<p>A la fin de l'année 1672, la prison de Fouquet
-commença de s'adoucir; on lui rendit une lettre de
-sa femme avec permission d'y répondre <i>en présence</i>
-de Saint-Mars; dès lors, d'autres lettres de M<sup>me</sup> Fouquet
-lui parvinrent de même par l'entremise de
-Louvois, qui faisait examiner et visiter ces lettres
-soumises à des analyses chimiques pour qu'on n'y
-pût cacher quelque écriture faite avec une encre
-invisible.</p>
-
-<p>Fouquet obtint successivement d'écrire au roi et
-à Louvois; d'être instruit des principaux événemens
-politiques; de recevoir par écrit les consultations
-de son médecin Pecquet et de plusieurs praticiens
-de Paris; de <i>prendre l'air, de deux jours l'un</i>, pendant
-deux heures chaque jour, sous la menace de
-<i>retourner dans sa chambre pour toujours</i>, s'il essayait
-de lier des intelligences avec quelqu'un; de
-communiquer avec le comte de Lauzun, prisonnier
-d'état comme lui à Pignerol; de lire le <i>Mercure galant</i>;
-d'adresser des mémoires cachetés au roi; de
-<i>jouer et converser</i> avec les officiers de Saint-Mars
-à <i>tous les jeux honnêtes</i> qu'il pouvait désirer; de
-se promener <i>dans l'étendue de la citadelle</i>, accompagné
-de quelques soldats; de dîner avec M<sup>me</sup> de
-Saint-Mars, <i>quand même il y aurait des étrangers</i>;
-de passer <i>des matinées et des après-dîners</i>,
-enfermé dans son appartement, en compagnie des
-officiers de la garnison du château; enfin, d'embrasser
-sa femme, ses frères et ses enfans<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> Tous ces faits résultent de la correspondance secrète de Louvois, publiée
-par M. Delort, et notamment d'une lettre du 1<sup>er</sup> novembre 1677 et
-d'un mémoire du 18 janvier 1679.</p>
-</div>
-<p>Mais nonobstant ces adoucissemens progressifs
-dans la captivité de Fouquet, la surveillance de
-Saint-Mars était aussi active et aussi minutieuse.</p>
-
-<p>Fouquet ayant demandé la permission d'écrire
-<i>une pensée</i> qu'il avait, laquelle, disait-il, serait
-<i>fort utile au service du roi</i>, Saint-Mars lui donna
-six feuilles de papier, après avoir <i>tiré de lui parole
-de les rendre écrites ou blanches</i> au bout de quatre
-jours, pour les cacheter et les adresser au roi.
-(30 janvier 1673.)</p>
-
-<p>Fouquet ayant désiré savoir <i>des nouvelles</i>, Saint-Mars
-fut autorisé à lui en dire du progrès des armes
-du roi, sans que <i>cela s'étendît à autre chose, sous
-quelque prétexte que ce fût</i>. (2 juillet 1673.)</p>
-
-<p>Fouquet ayant voulu avoir du thé, on le lui envoya
-de Paris, mais Saint-Mars eut soin d'enlever
-la boîte, après l'avoir vidée devant lui, ainsi que le
-papier et le plomb qui enveloppaient le thé. (Novembre
-1677.)</p>
-
-<p>Louvois écrit à Saint-Mars: «Vous ne devez
-point donner d'autres lettres à M. Fouquet que
-celles que je vous adresse dans mes paquets avec
-une de moi.» (13 mars 1679.) «Il est à propos
-que M. d'Herleville (gouverneur de la ville de Pignerol)
-et sa femme ne rendent visite à M. Fouquet
-que trois ou quatre fois l'année; à l'égard du
-père jésuite qui vous est suspect, ne souffrez point
-qu'il entre dans le donjon.» (23 octobre.) «Vous
-répondez toujours à Sa Majesté de la sûreté de la
-personne de M. Fouquet.» (18 décembre.) «Je crois
-devoir vous répéter que les ordres de Sa Majesté
-restreignent les visites qui peuvent être rendues à
-votre prisonnier, aux officiers et habitans de la ville
-et de la citadelle.» (25 décembre.)</p>
-
-<p>On voit évidemment dans la correspondance de
-Louvois qu'en 1679 on accordait un peu plus de liberté
-à Fouquet, mais qu'on n'épargnait rien pour
-l'empêcher de parler sur certains sujets que le roi
-avait fort à c&oelig;ur: l'épée de Damoclès était sans cesse
-au-dessus de sa tête!</p>
-
-
-<h3>II.</h3>
-
-<p>L'anecdote de l'assiette d'argent, que Voltaire
-emprunta aux <i>Mémoires de Perse</i>, est rapportée
-d'une autre manière par le père Papon, dans le
-<i>Voyage en Provence</i>. Ici, ce n'est plus un pêcheur
-ni un esclave, mais un <span lang="la" xml:lang="la">frater</span>; ce n'est plus une assiette,
-mais une chemise très-fine, sur laquelle le
-prisonnier aurait écrit <i>d'un bout à l'autre</i>.</p>
-
-<p>L'origine de cette anecdote n'existe-t-elle pas
-dans ces passages de deux lettres de Louvois à Saint-Mars?
-«Votre lettre m'a été rendue avec le nouveau
-mouchoir sur lequel il y a de l'écriture de
-M. Fouquet.» (18 décembre 1665.) «Vous pouvez lui
-déclarer que s'il emploie encore son linge de table
-à faire du papier, il ne doit pas être surpris si vous
-ne lui en donnez plus. Il me semble qu'il n'est pas
-fort difficile de s'apercevoir s'il en consomme à cet
-usage, puisqu'il n'y a qu'à le donner par compte à
-ses valets et les obliger à le rendre par compte aussi,
-et quand il en manquera, ce sera une marque infaillible
-qu'il s'en sera servi.» (21 novembre 1667.)</p>
-
-<p>Fouquet, qui écrivait sur son linge, pouvait bien
-imaginer d'écrire sur sa vaisselle. Ce fut peut-être
-dans cette intention qu'il demanda et obtint de
-faire faire des assiettes et une salière, avec deux
-flambeaux d'argent qui avaient été brisés dans l'explosion
-de la poudrière. (7 août 1665.)</p>
-
-<p>Le père Papon apprit d'un vieil officier de l'île
-de Sainte-Marguerite, qu'une femme du village de
-Mongins vint se présenter à Saint-Mars pour être
-admise en qualité de servante auprès du prisonnier
-inconnu, mais qu'elle refusa de se condamner à une
-captivité lucrative, lorsqu'on lui eut annoncé que
-cette captivité serait perpétuelle.</p>
-
-<p>N'est-ce pas là cette mesure prise à l'égard des
-valets de Fouquet, lesquels ne devaient sortir de sa
-prison que <i>par la mort</i>? Peut-être la femme que
-Saint-Mars voulait prendre à gages n'est-elle autre
-que la blanchisseuse qu'on logea dans le donjon
-pour laver le linge de Fouquet qui mettait de l'écriture
-<i>partout</i>, même sur ses rubans et la doublure
-de son pourpoint, tellement qu'on fut obligé de l'habiller
-d'une couleur sombre et de ne lui donner
-que des rubans noirs (lettre de Louvois du 14 février
-1667). On se souvient que, selon M. de Palteau,
-le prisonnier était <i>toujours vêtu de brun</i>.</p>
-
-<p>Le père Papon ouït dire encore que le valet du
-prisonnier étant mort dans la chambre de son maître,
-un officier de Saint-Mars alla lui-même, la nuit,
-prendre le corps pour le porter au cimetière: un
-valet de Fouquet, emprisonné comme lui à perpétuité,
-mourut aussi au mois de février 1680 (lettre
-de Louvois du 12 mars de cette année-là). Les faits
-qui s'étaient passés à Pignerol durent avoir un écho
-aux îles Sainte-Marguerite, lorsque Saint-Mars y
-transféra son <i>ancien prisonnier</i>.</p>
-
-<p>Quant aux égards que Louvois montrait pour le
-<i>Masque de Fer</i>, en se découvrant devant lui, on
-peut penser que ce ministre, malgré son orgueil,
-accordait ces marques de déférence au malheur et
-à la vieillesse, s'il se rencontra jamais avec Fouquet
-dans un des voyages rapides et mystérieux
-qu'il faisait souvent.</p>
-
-<p>«Il a quelquefois visité une partie de la France,
-quand le bruit de son départ commence à être semé,
-dit le <i>Mercure galant</i> du mois de mai 1680 (un
-mois après la prétendue mort de Fouquet! On a
-des motifs de croire que Louvois était allé à Pignerol);
-et comme dans son retour il devance ordinairement
-les plus prompts courriers, ceux qui se plaisent
-à raisonner perdent leurs mesures.»</p>
-
-<p>Le <i>Mercure galant</i> du mois de juin laisse encore
-mieux pénétrer l'objet de ce voyage qui conduisit
-sans doute le ministre à Pignerol: «M. de Louvois
-est de retour à Fontainebleau <i>après avoir parcouru
-beaucoup de pays</i>. Vous savez jusqu'où le zèle
-qu'il a pour le service du roi l'emporte et avec quelle
-rapidité on le voit agir pour les intérêts de l'état.
-<i>Son voyage n'a pas tant été pour le besoin qu'il
-avait des eaux de Barège, que pour voir les travaux
-de quelques places où les grandes lumières
-qu'il a sur toute chose rendaient sa présence nécessaire.</i>»
-Voilà, ce me semble, en quelle occasion
-Louvois se découvrit devant le <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<p>Louvois, dans ses lettres à Saint-Mars, ne s'exprime
-jamais qu'avec beaucoup de politesse en parlant
-de Fouquet: «Vous pouvez lui dire que j'ai fait,
-jusqu'à présent, tout ce qui a pu dépendre de moi
-pour lui rendre service dans les choses où je l'ai pu
-sans blesser mon devoir, et que je continuerai avec
-plaisir.» (30 janvier 1673.) «Je vous prie de faire
-à M. Fouquet un remerciement de ma part sur toutes
-ses honnêtetés.» (26 décembre 1677.) Voilà bien
-un salut par écrit.</p>
-
-<p>Les beaux habits, le linge fin, les livres, tout ce
-qu'on prodiguait au prisonnier masqué pour lui
-rendre la vie moins pénible, n'étaient pas non plus
-refusés à Fouquet: l'ameublement de sa seconde
-chambre à Pignerol coûta plus de douze cents livres
-(lettre de Louvois, 20 février 1665); les habits et le
-linge que Saint-Mars lui fournit en treize mois
-coûtèrent, d'une part 1042 livres, et de l'autre, 1646
-livres (lettres de Louvois, 12 décembre 1665 et 22
-février 1666); Fouquet avait des flambeaux d'argent
-(lettre de Louvois, 7 août 1665); on renouvela
-plusieurs fois son ameublement et ses <i>tapis</i> pendant
-seize ans de prison; il avait par an deux habits
-neufs, l'un d'hiver et l'autre d'été; on lui achetait
-la plupart des livres qu'il désirait: «Vous avez
-bien fait, écrit Louvois à Saint-Mars, de lui donner
-les choses nécessaires pour contribuer à son divertissement;
-mais vous devez toujours prendre vos
-précautions pour la sûreté de sa garde.» (21 février
-1669.)</p>
-
-<p>Fouquet, dans le dés&oelig;uvrement d'une si longue
-captivité, était bien capable d'imiter l'homme au
-masque, qui, selon le rapport de Lagrange-Chancel,
-s'<i>amusait</i> à épiler sa barbe avec des pinces d'acier;
-non-seulement Fouquet apprenait le latin et la <i>pharmacie</i>
-à ses domestiques<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>, composait des vers pieux
-à l'aide du <i>Dictionnaire des rimes françaises</i>, imaginait
-des onguens et des remèdes pour différens
-maux<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">[88]</a>, mais encore il se livrait on ne sait à quelles
-occupations frivoles qui faisaient dire à Louvois, le 16
-juin 1666: «Cette occupation marque bien l'oisiveté
-dans laquelle il se trouve présentement. Il ne faut pas
-s'étonner qu'un homme qui a eu une longue habitude
-du travail s'applique à de petites choses pour
-s'occuper<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">[89]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a> <i>Histoire de la détention de Fouquet, de Pellisson et de Lauzun</i>, par M. Delort,
-en tête de l'<i>Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres</i>,
-p. 33.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88"><span class="label">[88]</span></a> Fouquet avait appris de sa mère, auteur du célèbre <i>Recueil de recettes
-choisies</i> tant de fois réimprimé depuis l'édition originale de 1675, une foule
-de recettes singulières. Louvois, ayant mal aux yeux, lui fit demander de
-l'<i>eau de casselunette</i> et un <i>Mémoire de la manière dont elle se fait</i> (lettres
-du 13 juin et 5 juillet 1678).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89"><span class="label">[89]</span></a> Ne doit-on pas rapporter à ce passage la célèbre histoire de l'araignée
-que tant de biographes ont introduite à tort dans la captivité de Pellisson,
-et dont Renneville, mieux instruit des traditions de la Bastille, a
-fait honneur au comte de Lauzun, trop léger et trop insouciant néanmoins
-pour se créer des <i>occupations</i> de cette espèce? Ce serait donc Fouquet et
-non Lauzun, à qui nous attribuerions cette touchante anecdote: «Sans
-livres, sans occupation, n'étant visité que de son barbare surveillant, lorsqu'il
-lui portait du pain, le comte (Fouquet) ne sachant à quoi s'amuser,
-avait appris à une petite araignée à descendre dans sa main pour y prendre
-du pain qu'il lui tendait. Un jour Saint-Mars entra dans le moment que
-le comte était dans cette amusante <i>occupation</i> avec son araignée; il lui fit
-le détail de ce beau divertissement, et ce brutal, voyant que le comte y
-prenait une espèce de plaisir, lui écrasa l'araignée dans la main en lui disant
-que les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement.»
-<i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 74.</p>
-</div>
-<p>On pourrait encore appliquer à Fouquet une partie
-de ce que la tradition nous fait connaître de la
-taille, de l'air majestueux, de la voix intéressante
-et même de l'esprit <i>vif et orné</i> du prisonnier masqué.</p>
-
-<p>Fouquet n'était pas beau de visage, il est vrai;
-mais l'abbé de Choisy, dans ses <i>Mémoires</i><a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">[90]</a> nous le
-montre «savant dans le droit, et même dans les
-belles-lettres; la conversation légère, les manières
-aisées et nobles; répondant toujours des choses
-agréables.» Bussy-Rabutin ne le juge pas autrement,
-et avoue à contre-c&oelig;ur qu'<i>il avait l'esprit fin
-et délicat</i><a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">[91]</a>. Ses portraits lui donnent une figure
-spirituelle, un regard fier, une superbe chevelure:
-en un mot, sa bourse n'était pas le seul aimant qui
-lui gagnât les c&oelig;urs, puisque M<sup>me</sup> de Sévigné, qu'il
-avait courtisée sans succès comme amant, l'estimait
-assez pour en faire un ami.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90"><span class="label">[90]</span></a> Collection Petitot, t. 63 de la seconde série, p. 210.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91"><span class="label">[91]</span></a> <i>Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy</i>, éd. de 1696, in-12,
-t. 2, p. 428.</p>
-</div>
-
-<h3>III.</h3>
-
-<p>Il est certain qu'avant l'année 1680, Saint-Mars
-ne gardait à Pignerol que deux prisonniers importans,
-Fouquet et Lauzun; cependant, l'<i>ancien prisonnier
-qu'il avait à Pignerol</i>, suivant les termes
-du journal de M. Dujonca, dut se trouver dans cette
-forteresse avant la fin d'août 1681, époque du passage
-de Saint-Mars au fort d'Exilles, où le roi l'envoyait
-en qualité de gouverneur, pour le récompenser
-de son zèle dans la garde de Fouquet.</p>
-
-<p>Ce fut donc dans l'intervalle du 23 mars 1680, date
-supposée de la mort de Fouquet, au 1<sup>er</sup> septembre
-1681, que le <i>Masque de Fer</i> parut à Pignerol, d'où
-Saint-Mars n'emmena que <i>deux</i> prisonniers à Exilles<a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">[92]</a>;
-or, l'un de ces prisonniers était probablement
-l'homme au masque; l'autre, qui était sans doute
-Matthioli, mourut avant l'année 1687, puisque
-Saint-Mars, ayant eu, au mois de janvier de cette
-année-là, le gouvernement des îles Sainte-Marguerite,
-ne conduisit qu'<i>un seul</i> prisonnier dans cette
-nouvelle prison<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">[93]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92"><span class="label">[92]</span></a> Louvois écrit à Saint-Mars, 12 mai 1681: «Je demande au sieur Duchanoy
-d'aller visiter avec vous les bâtimens d'Exilles, et d'y faire un mémoire
-des réparations absolument nécessaires pour le logement des deux
-prisonniers de la tour d'en bas, qui sont, je crois, les seuls que Sa Majesté
-fera transférer à Exilles.» Extrait des Archives des Aff. étr. par M. Delort.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93"><span class="label">[93]</span></a> Saint-Mars écrit à Louvois, 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien
-mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis bien vous en répondre
-pour son entière sûreté.» Extrait des Archives des Aff. étr., par
-Roux-Fazillac.</p>
-</div>
-
-<h3>IV.</h3>
-
-<p>La correspondance de Louvois avec Saint-Mars<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">[94]</a>
-fait mention, il faut l'avouer, de la mort de Fouquet,
-que lui aurait annoncé une lettre de Saint-Mars,
-écrite le 23 mars 1680. Les lettres de Louvois, datées
-des 8, 9 et 29 avril, répètent plusieurs fois: <i>feu
-M. Fouquet</i>, en ordonnant de remettre le corps du
-défunt aux <i>gens</i> de M<sup>me</sup> Fouquet, et de transférer
-Lauzun dans la chambre mortuaire, meublée et tapissée
-à neuf; mais il est remarquable que, dans les
-lettres suivantes, Louvois dise comme à l'ordinaire,
-<i>M. Fouquet</i>, sans faire précéder ce nom de la qualification
-de <i>feu</i> qu'il employait auparavant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94"><span class="label">[94]</span></a> Dans l'<i>Histoire de la détention des philosophes</i>, t. 1, p. 317 et suiv.</p>
-</div>
-<p>M<sup>me</sup> de Sévigné écrit à sa fille, le 3 avril 1680:
-«Le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée&hellip;
-M<sup>lle</sup> de Scudéry est très-affligée de cette
-mort.» Elle écrit à la même, le 5 du même mois:
-«Si j'étais du conseil de la famille de M. Fouquet,
-je me garderais bien de faire voyager son pauvre
-corps, comme on dit qu'ils vont le faire: je le ferais
-enterrer là; il serait à Pignerol; et, après dix-neuf
-ans, ce ne serait point de cette sorte que je voudrais
-le faire sortir de prison.»</p>
-
-<p>Elle écrit encore à peu près dans les mêmes termes
-à M. de Guitaud: «Si la famille de ce pauvre homme
-me croyait, elle ne le ferait point sortir de prison à
-demi; puisque son ame est allée de Pignerol dans
-le ciel, j'y laisserais son corps après dix-neuf ans:
-il irait de là tout aussi aisément dans la vallée de Josaphat,
-que d'une sépulture au milieu de ses pères,
-et comme la Providence l'a conduit d'une manière
-extraordinaire, son tombeau le serait aussi.» Ce
-passage de cette lettre a été seul conservé, d'où l'on
-peut présumer que M<sup>me</sup> de Sévigné y donnait carrière
-hardiment à des soupçons sur les causes de la
-mort de son ami.</p>
-
-<p>La <i>Gazette de France</i>, dans son numéro <small>XXVIII</small>,
-contient cette nouvelle, datée de Paris, 6 avril:
-«On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet
-y est mort d'<i>apoplexie</i>.» Enfin, d'après l'autorité
-de la <i>Gazette</i>, Haudicquer de Blancourt, dans ses
-<i>Recherches historiques de l'ordre du Saint-Esprit</i>,
-imprimées en 1695, avance que Fouquet est mort
-le 23 mars 1680.</p>
-
-<p>Mais les contradictions des contemporains au sujet
-de cette mort ne sont pas moins extraordinaires que
-celles des dates; et l'absence, presque complète, de
-pièces y relatives, laisse beaucoup à présumer.</p>
-
-<p>Conçoit-on, par exemple, que Louvois n'accuse
-réception de la lettre d'avis de Saint-Mars que le 8
-avril, tandis que la <i>Gazette</i> du 6 publiait cette
-nouvelle et que M<sup>me</sup> de Sévigné la savait cinq jours
-auparavant? Le courrier, portant les dépêches
-du ministre, serait donc resté plus de quatorze
-jours en chemin, tandis que la poste de Pignerol
-aurait fait la même route en moins de huit jours?</p>
-
-<p>D'où vient que Bussy-Rabutin et M<sup>me</sup> de Sévigné,
-qui étaient tous deux à Paris alors, et qui se voyaient
-sans cesse, ont donné une cause entièrement opposée
-à la mort de Fouquet, leur ami commun? Est-il
-possible que Bussy, dans sa lettre à M<sup>me</sup> de M&hellip;,
-ait écrit, le 25 mars (le mois, sinon le jour, est à
-l'abri d'une controverse à élever sur la fidélité de
-l'éditeur, le père Bouhours, ami de Bussy et de
-Fouquet): Vous <i>savez, je crois</i>, la mort d'apoplexie
-de M. Fouquet, dans le temps qu'on lui avait
-permis d'aller aux eaux de Bourbon? Cette permission
-est venue trop tard: la mauvaise fortune a
-avancé ses jours.» Une phrase d'une autre lettre du
-même, datée du 6 avril, et adressée au marquis de
-Trichâteau, semble faire entendre aussi que Fouquet
-avait obtenu sa grâce: «La fortune a ri trop
-tard à notre pauvre ami; cela n'a fait qu'augmenter
-son regret de quitter la vie.»</p>
-
-<p>Mais si Fouquet mourut d'<i>apoplexie</i>, comment
-interpréter alors le sens de ces paroles de M<sup>me</sup> de
-Sévigné: «Voilà cette vie qui a tant donné de peine
-à conserver! <i>Il y aurait beaucoup à dire là-dessus!</i>
-Sa maladie a été des convulsions et des maux de
-c&oelig;ur sans pouvoir vomir.»</p>
-
-<p>Comment, enfin, expliquer le silence du <i>Mercure
-galant</i> sur la mort d'un personnage aussi célèbre,
-quand on trouve dans ce journal le fidèle relevé des
-décès principaux de chaque mois, quand le volume
-d'avril annonce les morts de M<sup>rs</sup> Feydeau et Gailloire,
-chanoines de Notre-Dame, de M. Bourdon, docteur
-en Sorbonne, et d'autres individus aussi obscurs?
-Était-ce une omission volontaire du journaliste de
-Visé qui n'osait pas mécontenter Colbert ou les amis
-de Fouquet, en portant un jugement sur la personne
-du défunt, en rappelant ses malheurs ou ses
-fautes? Était-ce la censure occulte de Versailles
-qui condamnait à l'oubli la mémoire du surintendant?</p>
-
-<p>Étrange mort que celle-ci, qui eut lieu à Pignerol
-le 23 mars, et qui était sue le 25 à Paris!</p>
-
-<p>Pas un acte authentique pour constater la fin
-d'un homme qui avait fait autant de bruit par sa
-disgrâce que par sa fortune, pour imposer silence
-aux soupçons toujours prêts à chercher un crime
-dans une mort entourée du mystère de la prison d'état,
-pour forcer l'histoire à enregistrer le terme de
-cette grande et illustre captivité! Rien qu'une dépêche,
-presque énigmatique, du ministre de la guerre;
-rien que la restitution d'un cadavre dans un cercueil;
-rien que l'extrait, peut-être supposé, d'un
-obituaire de couvent constatant l'inhumation un an
-après la mort!</p>
-
-<p>Le 9 avril, Louvois écrit de Saint-Germain à
-Saint-Mars: «Le roi me commande de vous faire
-savoir que Sa Majesté trouve bon que vous fassiez
-remettre aux gens de M<sup>me</sup> Fouquet le corps de feu
-son mari, pour le faire transporter où bon lui semblera.»
-Or, à cette époque, M<sup>me</sup> Fouquet demeurait
-à Pignerol dans la maison du sieur Fenouil<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">[95]</a>, et
-sa fille devait bientôt habiter le donjon au-dessus
-de la chambre du prisonnier, avec laquelle un escalier
-intérieur, construit exprès, aurait permis de
-communiquer<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">[96]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95"><span class="label">[95]</span></a> On apprend cette particularité de la procuration retrouvée par M. Modeste
-Paroletti, et citée plus bas.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96"><span class="label">[96]</span></a> Lettre de Louvois, du 18 décembre 1679, dans le t. 1 de l'<i>Histoire de
-la détention des philosophes</i>.</p>
-</div>
-<p>Cependant ce n'est qu'un an plus tard que le
-corps, transporté à Paris, fut inhumé, dit-on, le
-28 mars 1681, en l'église du couvent des Filles de
-la Visitation-Sainte-Marie, dans la chapelle de Saint-François-de-Sales
-où François Fouquet, père du
-surintendant, reposait sous les marches de l'autel
-depuis quarante et un ans. François Fouquet avait
-une fastueuse épitaphe<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">[97]</a>, qui énumérait ses titres, et
-ses vertus, à demi effacée par les pieds du prêtre
-officiant; mais Nicolas Fouquet n'eut pas même
-son nom gravé sur une lame de cuivre, dans un temps
-où l'Académie des inscriptions et des médailles secondait
-la sculpture pour immortaliser les tombeaux!
-Nicolas Fouquet, <i>qui fut élevé à tous les
-degrés d'honneur de la magistrature, conseiller du
-parlement, maître des requêtes, procureur-général,
-surintendant des finances et ministre d'état</i>, dut se
-contenter de cette oraison funèbre écrite dans les
-registres mortuaires des Visitandines, si toutefois
-on peut s'en rapporter à l'extrait de ces registres
-mentionné dans les <i>notes</i> du major Chevalier, bien
-que la supérieure du couvent de la Visitation ait
-déclaré en 1790 qu'il n'existait <i>aucun registre de
-sépulture antérieur à l'année 1737</i><a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">[98]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97"><span class="label">[97]</span></a> Voici cette épitaphe rapportée par Piganiol de la Force, <i>Descript. de
-Paris</i>, éd. de 1765, t. 5, p. 42:</p>
-
-<p class="ind">«<span class="small">A L'HEUREUSE MÉMOIRE</span></p>
-
-<p>De messire François Foucquet, chevalier, conseiller du roi ordinaire
-dans tous ses conseils, fils de messire <span class="sc">François Foucquet</span>, conseiller au
-parlement de Paris, lequel, après avoir passé par les charges de conseiller
-audit parlement et de maître des requêtes ordinaire de son hôtel, fut nommé
-pour ambassadeur de Sa Majesté vers les Suisses, et puis retenu pour
-être employé aux plus secrètes et plus importantes affaires de l'état, dans
-le maniement desquelles il a vécu avec tant d'intégrité et de modération,
-qu'il peut être proposé pour exemple à tous ceux qui sont admis aux conseils
-des princes. Sa naissance, sa vertu, sa capacité, son zèle au service
-du roi, lui ont acquis un nom honorable en cette vie, d'où il passa en une
-meilleure, trop tôt pour les siens et pour le public, laissant douze enfans
-de dame <span class="sc">Marie de Maupeou</span>, sa femme, fille de messire <span class="sc">Gilles de Maupeou</span>,
-seigneur d'Ableiges, conseiller d'état, intendant et contrôleur général
-des finances. Il mourut le 22 avril 1640, âgé de 53 ans.»</p>
-
-<p>Le cercueil qui se trouve encore dans le caveau porte cette autre épitaphe
-plus modeste que je transcris.</p>
-
-<p class="c small">CY GIST LE CORPS DE M<sup>r</sup><br />
-FRANÇOIS FOUQUET<br />
-VIVANT CH<sup>er</sup> CONS<sup>r</sup><br />
-ORDIN<sup>re</sup> DU ROY EN<br />
-SON CONSEIL D'ESTAT<br />
-LEQUEL DÉCÉDA LE XXII<sup>e</sup><br />
-JOUR D'AVRIL 1640<br />
-AAGÉ DE 53 ANS.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98"><span class="label">[98]</span></a> Cette supérieure adressa la lettre suivante aux auteurs de la <i>Bastille
-dévoilée</i>, qui lui avaient demandé de collationner sur l'original l'extrait
-mortuaire de Fouquet.</p>
-
-<p class="ind">«Monsieur,</p>
-
-<p>La déclaration du roi du 9 avril 1736 qui oblige d'avoir deux registres
-de sépulture, et d'en déposer un au greffe, tous les ans, est l'époque précise
-des <i>Actes mortuaires</i> dont nous sommes en possession; <i>d'après les
-plus exactes recherches</i>, nous n'en avons trouvé <i>aucun</i> antérieur à l'année
-1737. Il se pourrait bien que celui de M. Foucquet fût à la paroisse Saint-Paul,
-parce que c'est le curé de ladite paroisse qui fait tous nos enterremens;
-nous voyons <i>par différentes notes</i> que ledit sieur est mort à Pignerol,
-au mois de mars 1680; qu'il a été inhumé dans notre église extérieure
-le 28 mars 1681, dans la cave où M. son père avait été enterré quarante
-ans auparavant; <i>son</i> épitaphe est dans la chapelle de Saint-François
-de Sales, au-dessus de ladite cave. La messe dont il a été parlé a été
-fondée par M. son père, en 1640.</p>
-
-<p>J'ai l'honneur d'être, etc. S&oelig;ur Anne-Madeleine Chalmette.»</p>
-
-<p>Cette lettre, imprimée dans la 9<sup>e</sup> livraison de la <i>Bastille dévoilée</i> pour
-prouver que Fouquet ne fut pas l'homme au masque, prouve surtout que
-les registres cités par Chevalier n'ont jamais existé, ou bien ont été enlevés
-à l'époque (vers 1770) où l'on fit à Pignerol et à la Bastille des perquisitions
-secrètes, afin d'anéantir les traces de la captivité du surintendant.</p>
-
-<p>Quant à <i>son</i> épitaphe qui, selon cette lettre, <i>était</i> dans la chapelle de
-Saint-François de Sales, on est autorisé à croire que la supérieure a été trompée
-par une des épitaphes de la famille Fouquet, dans lesquelles le nom du
-surintendant se trouvait plusieurs fois répété avec l'énumération de tous
-ses titres et dignités.</p>
-
-<p>Un historien moderne (Dufey, de l'Yonne) a bien fait la même confusion
-en disant dans le <i>Mémorial parisien</i>: «Sous les marches de la chapelle à
-gauche, a été inhumé Nicolas Fouquet,» M. Dufey avait mal lu Piganiol
-qui dit: «Dans une chapelle qui est à gauche en entrant et sous les marches, a
-été inhumé François Fouquet.» L'épitaphe de Nicolas Fouquet n'a jamais
-existé: elle n'est relatée nulle part dans les <i>Épitaphiers</i> manuscrits de la ville
-de Paris, pas même dans le grand recueil en 9 vol. in-fol, avec les armoiries
-coloriées, lequel fait partie du Cabinet des Chartes et Titres formé par
-M. Champollion-Figeac, à la Bibliothèque du roi.</p>
-
-<p>Au reste, cette lettre est fort amphibologique, et les <i>différentes notes</i> sur
-lesquelles la supérieure appuie ses indications méritent peu de confiance
-à cause de leur analogie avec les <i>notes</i> du major Chevalier.</p>
-</div>
-<p>Quoi! dans cette chapelle dotée par François Fouquet,
-ornée par Nicolas Fouquet, remplie des épitaphes
-de la famille Fouquet, le prisonnier de Pignerol
-fut enterré obscurément, sans une pierre tumulaire,
-sans une inscription, sans un obit! quoi!
-ses deux frères qui lui survécurent, Louis, évêque
-d'Agde, et Gilles, premier écuyer de la grande
-écurie; ses enfans, Louis-Nicolas comte de Vaux,
-Charles Armand, prêtre de l'oratoire, Louis, marquis
-de Belle-Isle, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem;
-ses filles et ses gendres, Armand de Béthune,
-duc de Charost, et Emmanuel de Crussol, marquis
-de Montgalez; sa femme; sa mère qui vivait encore
-et qui passait pour une sainte toute chargée d'&oelig;uvres
-pies et charitables; ses amis, encore nombreux
-et puissans, qui le pleuraient comme une victime
-innocente immolée à l'ambition de Colbert et à la
-jalousie de Louis XIV, ne vengèrent pas du moins
-sa mémoire en publiant sur sa tombe l'histoire de
-ses infortunes et le triomphe de sa fin chrétienne!</p>
-
-<p>Est-ce que dans ce temps-là les inscriptions funéraires
-avaient besoin, comme un livre, d'une <i>approbation
-du roi</i>? Les filles de la Visitation craignirent-elles
-de se mettre mal en cour, si elles souffraient
-dans leur église l'éloge public de leur bienfaiteur
-défunt, proscrit même après sa mort? Les
-Visitandines étaient pourtant quelquefois très-expansives
-dans leur gratitude, lorsqu'elles ajoutaient,
-par exemple, à l'épitaphe de frère Noël Brulart de
-Sillery, que ce fondateur de leur église avait voulu,
-<i>pour comble de tout</i>, y être enterré. L'épitaphe de
-Fouquet disparut-elle sous le marteau, par un ordre
-émané de Versailles? Défense fut-elle faite d'offrir
-aux yeux des personnes dévotes le moindre signe
-extérieur qui rappelât le terrible martyre de ce
-pauvre homme, et sollicitât pour lui des indulgences
-dans l'autre vie? ou plutôt, la famille de Fouquet, suspectant
-l'identité du corps qu'on lui remettait, et
-n'osant approfondir le mystère d'une substitution
-de cadavre, préféra-t-elle garder le silence et ne
-pas se faire complice de cette odieuse fraude inventée
-par la haine ou par la politique?</p>
-
-<p>La plupart des historiens des monumens de Paris<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">[99]</a>
-ont répété que Fouquet avait été enterré dans le
-même caveau que son père, mais pas un n'y est descendu
-pour découvrir la place occupée autrefois par
-un cercueil, vide peut-être, ou du moins ne contenant
-que des ossemens qui n'avaient jamais appartenu
-au prisonnier de Pignerol.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99"><span class="label">[99]</span></a> Voyez Dulaure, Germain Brice, Piganiol de la Force, Hurtaut, Thiéry,
-Auguste Poullain de Saint-Foix, etc.; mais les histoires de Paris, publiées
-à la fin du dix-septième siècle, telles que la première édition de G. Brice,
-(1684), <i>Paris ancien et nouveau</i>, par Lemaire (1685) ne parlent pas de cette
-sépulture.</p>
-</div>
-<p>Quant à nous, qui avions soulevé tant de preuves
-morales contre la prétendue inhumation de Fouquet
-dans l'église des filles de Sainte-Marie, nous pensions
-que la vérité ne serait plus reconnaissable aujourd'hui
-sur un squelette, sur une tête de mort;
-nous ne songions pas à desceller ce cercueil de plomb
-pour y remuer une poussière muette. Eh bien! un
-fait est venu par hasard justifier, surpasser nos inductions:
-Fouquet n'a pas été inhumé à la Visitation,
-comme on l'a cru; son cercueil n'a même
-jamais été transféré de Pignerol à Paris; les registres
-du couvent ou les gens qui invoquaient leur
-témoignage ont menti!</p>
-
-<p>La <i>cave</i> de la chapelle de Saint-François-de-Sales
-n'avait pas été ouverte depuis l'année 1786 où
-l'on y enterra la dernière des Sillery, Adélaïde-Félicité
-Brulart; le couvent supprimé en 1790, les
-bâtimens vendus depuis et l'église concédée au culte
-protestant en 1802, on respecta cependant les tombes
-et on n'alla pas chercher du plomb pour fondre
-des balles, dans le caveau des bienfaiteurs du monastère.
-Il y a cinq mois environ que la cathédrale de
-Bourges réclama le corps d'un de ses archevêques, le
-<i>bienheureux</i> André Fremiot, qui avait été inhumé
-chez les filles de Sainte-Marie, fondées par sa s&oelig;ur,
-la célèbre M<sup>me</sup> de Chantal, au commencement du
-17<sup>e</sup> siècle: on fit de longues recherches avant de
-découvrir les restes du prélat catholique oubliés
-sous la sauve-garde de la <i>Confession de Genève</i>;
-ce fut dans la sépulture de Fouquet qu'on trouva le
-cercueil de l'<i>illustrissime et révérendissime père en
-Dieu, patriarche, archevêque de Bourges, primat
-des Aquitaines</i>; tous les cercueils que contenait le
-caveau furent examinés par une commission de la
-ville, toutes les épitaphes furent relevées avec soin:
-celle de Nicolas Fouquet manque!</p>
-
-<p>Son père François, ses frères Yves, seigneur de
-Mézières, conseiller du parlement, et Basile, commandeur
-des ordres du roi, abbé de Barbeaux et
-de Rigni, sa première femme Louise Fouché dame
-de Quehillac, deux de ses enfans décédés en bas âge,
-son fils aîné Louis-Nicolas comte de Vaux, sont les
-seuls habitans de ce caveau où retentit, comme un
-écho plaintif, le nom de <i>très-haut et très-puissant
-seigneur messire Nicolas Fouquet, chevalier, vicomte
-de Vaux et de Melun, ministre d'état et surintendant-général
-du roi</i>; nom fameux par les
-malheurs plutôt que par la fortune qu'il rappelle,
-nom imposant surtout dans l'épitaphe de deux héritiers
-de cette haute prospérité frappés au berceau,
-avant que le <i>très-haut et très-puissant seigneur</i> fût
-devenu un grand criminel d'état devant la chambre
-de justice de 1661!</p>
-
-<p>Cette censure royale, qui refusait une épitaphe à
-la victime de Pignerol, mit un bâillon sur la bouche
-de l'histoire pour l'empêcher de faire entendre le
-jugement de la postérité. Voyez: Fouquet mort,
-ou passant pour tel, comme on a peur qu'une voix
-indiscrète ne s'élève de sa tombe ou de sa prison!
-comme on a soin d'imposer silence aux regrets de
-ses amis! comme on s'efforce d'effacer jusqu'au souvenir
-de l'illustre captif! Pellisson, qui achevait en
-ce temps-là son <i>Histoire de Louis XIV</i>, s'excusa
-de ne pas s'arrêter sur la disgrâce du surintendant,
-qu'il avait partagée, et ne donna aucun détail concernant
-une affaire qu'il devait connaître à fond;
-M. de Riencourt, dans son <i>Histoire de la monarchie
-française sous le règne de Louis-le-Grand</i>,
-imprimée en 1688, ne mentionna pas même la condamnation
-de Fouquet, sans doute pour éviter de
-le plaindre, car il ne manifestait que des doutes au
-sujet de la culpabilité de ce ministre.</p>
-
-<p>La généreuse M<sup>me</sup> Fouquet (Marie-Madelaine de
-Castille-Villemareuil, morte en 1716, âgée de quatre-vingt-trois
-ans) qui, depuis dix-huit ans, assiégeait le
-roi de placets<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">[100]</a> et de sollicitations, invoqua en 1680
-une promesse que Louis XIV lui avait faite pour se
-dérober sans doute à ses importunités, et voulut
-rendre cette promesse plus solennelle par la publicité;
-mais la <i>Harangue de M<sup>me</sup> Fouquet au roi</i> ne
-put être imprimée qu'à l'étranger, à Utrecht, chez
-Jean Ribius, et les exemplaires de ce petit livre
-in-16, intitulé <i>Formulaire des inscriptions et
-soubscriptions des lettres dont le roi de France
-est traité par tous les potentats de l'Europe, et
-dont il les traite réciproquement</i>, eurent beaucoup
-de peine à s'introduire en France, quoique le sujet
-adulateur de l'ouvrage eût été imaginé sans doute
-pour servir de recommandation à la harangue.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100"><span class="label">[100]</span></a> On en trouve un, présenté au roi <i>le jour de sa fête</i>, dans le premier
-volume des <i>Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille</i>, p. 62.</p>
-</div>
-<p>«Votre Majesté, disait M<sup>me</sup> Fouquet dans cette
-requête, a bien voulu me faire l'honneur de me dire
-<i>qu'elle était fâchée d'être obligée de faire ce qu'elle
-a fait</i>.» M<sup>me</sup> Fouquet, tout en implorant la clémence
-royale, avait la hardiesse de rappeler les
-iniquités du procès de son mari, particulièrement
-les papiers de l'accusé <i>pris contre toutes les formes
-ordinaires, et beaucoup même soustraits</i>; elle ne
-demandait point une <i>absolution glorieuse</i>, mais
-une <i>abolition</i>, l'exil au lieu de l'emprisonnement
-perpétuel&hellip; Le roi répondit sans doute en ordonnant de
-lui annoncer la mort du prisonnier!</p>
-
-<p>Les ouvrages de dévotion que Fouquet avait rédigés
-à Pignerol, et que son fils enleva contre l'intention
-de Louis XIV<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">[101]</a>, n'eurent pas le droit de
-paraître avec le nom de l'auteur. Le père Boutauld,
-jésuite<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">[102]</a>, qui publia le premier volume des <i>Conseils
-de la Sagesse, ou Recueil des maximes de Salomon</i>,
-après avoir obtenu un privilége daté du
-13 février 1677, pour Sébastien Mabre-Cramoisi,
-imprimeur du roi, et directeur de l'imprimerie
-royale du Louvre, ne put obtenir qu'en juin 1683
-une <i>permission d'imprimer la Suite des Conseils
-de la Sagesse</i>, trouvée dans la prison de Fouquet.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101"><span class="label">[101]</span></a> Louvois écrit à Saint-Mars, 8 avril 1680: «Vous avez eu tort de souffrir
-que M. de Vaux ait emporté les papiers et les vers de M. son père,
-et vous deviez faire enfermer cela dans son appartement.» T. 1 de l'<i>Histoire
-de la détention des philosophes</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102"><span class="label">[102]</span></a> Le catalogue de la Bibliothèque du Roi le nomme <i>Bétaut</i>, mais c'est
-une erreur. Le père d'Avrigny, dans les <i>Mémoires pour servir à l'histoire
-universelle de l'Europe</i>, 1725, t. 3, p. 113, nie que Fouquet eût composé
-cet ouvrage. «Je ne sache que les <i>Conseils de la sagesse</i> qu'on lui ait attribués.
-Ce livre eut beaucoup de vogue, mais le P. Boutauld, jésuite, en
-était l'auteur. L'idée qu'on eut qu'il était d'un surintendant prisonnier et
-pénitent ne gâta rien à l'ouvrage et contribua au débit.» Mais il suffira de
-comparer entre eux les différens livres publiés par le père Boutauld, depuis
-1680 (il avait alors quatre-vingts ans), pour s'assurer qu'ils partent tous de la
-même main et qu'ils ont été écrits sous la même inspiration: on y retrouve
-à chaque page Fouquet et le prisonnier de Pignerol. Voyez <span class="sc">Boutauld</span> dans
-la dernière édition de Moréri. Les <i>Conseils de la sagesse</i>, contrefaits en
-Hollande avec les caractères d'Elzevier, chez Abraham Trojel et Abraham
-de Hondt à la Haye, ont eu depuis quatre ou cinq éditions. Il y a aussi des
-traductions en espagnol et en italien.</p>
-</div>
-<p>Le premier volume avait été publié à Paris en
-1677: on ne tarda pas à reconnaître Fouquet sous
-le masque de Salomon, quoique le <i>Journal des Savans</i>,
-n<sup>o</sup> <small>XVII</small>, de l'année 1677, n'osât pas soulever un
-coin du voile de l'anonyme, en rendant compte de
-cet ouvrage qui était alors dans toutes les mains.
-«Il y a long-temps, lit-on dans la préface, Théotime,
-que vous me faites la grâce de me plaindre et
-de sentir pour moi les peines de ma solitude&hellip; Ces
-tristes spectacles et le silence affreux du désert où
-la fortune me retient encore n'empêchent pas que
-les heures n'y passent bien vite&hellip; Vous savez que
-je me consolais autrefois en livres, vous allez voir
-dans l'écrit que je vous envoie, que je m'occupe
-maintenant à les expliquer&hellip; Salomon aimait à se
-trouver seul, autant que les princes de sa cour à se
-trouver auprès de lui et à l'entendre parler. L'heure
-où aspiraient ses désirs était lorsqu'après les travaux
-du soir, las des affaires, des honneurs et des
-bruits du monde, il se retirait de la vue des compagnies,
-et allait s'entretenir avec Dieu dans une
-maison de campagne nommée <i>Hetta</i>, assez proche
-de la ville. (N'est-ce pas une allusion à la maison
-de Saint-Mandé?) Ce fut dans ce désert magnifique,
-et à la vue des beautés de Dieu, que ses contemplations
-lui découvraient, qu'il conçut de si
-grands mépris des beautés mortelles, et qu'après
-les autres plaintes qu'il fit contre la trahison de
-leurs promesses et de leurs flatteries, il chanta ce
-fameux cantique que les grottes et les eaux de son
-palais entendirent les premières, mais que les échos
-ont fait depuis entendre partout, et qu'ils feront
-retentir jusqu'à la fin des siècles: <i lang="la" xml:lang="la">Vanitas vanitatum,
-cuncta vanitas!</i>»</p>
-
-<p>Dans le courant de cette paraphrase toujours
-noble et touchante, souvent éloquente et sublime,
-Fouquet se rappelle sans cesse ce qu'il a été en comparaison
-de ce qu'il est: le prisonnier de Pignerol
-s'adresse toujours au surintendant des finances.
-«Peut-être que ceux qui nous verront ce soir heureusement
-établis dans une puissante et haute fortune
-nous trouveront le matin ensevelis sous ses
-ruines&hellip; Accoutumez-vous à regarder sans étonnement
-et sans frayeur tout ce qui arrive; lorsque
-l'affliction survient, ne vous fâchez pas contre
-Dieu&hellip; Salomon croyait que la fidélité et l'amour
-des serviteurs ne peuvent être justement récompensés
-que par l'amour de leur maître&hellip; Il se regardait
-comme leur père; et un des plus beaux exploits de
-sa sagesse fut d'avoir fait en sorte que personne n'entrât
-et ne demeurât chez lui pour le servir, qui ne
-fût fidèle, et que personne n'en sortît, qui ne fût
-riche. Leur fortune entrait dans le nombre de ses
-propres affaires&hellip; Votre grandeur et votre gloire ne
-sont pas d'abaisser les autres devant vous, mais
-d'être grand en vous-même et d'avoir au-dessus
-d'eux une élévation indépendante de leur chute et
-de leur malheur&hellip; L'amitié nous plaît, mais l'intérêt
-est notre maître&hellip; Ils devraient savoir que de
-se déclarer l'ami de quelqu'un, c'est s'obliger de
-n'avoir ni argent dans le temps de ses nécessités, ni
-loisir dans le temps de ses affaires, ni sang et vie
-dans le temps de ses dangers&hellip; Dans les affaires de
-l'amitié, aussi bien que dans celles de l'état, les
-moindres indiscrétions et légèretés de langue sont
-des crimes irrémissibles&hellip; Si le malheur veut que
-nous ayons des ennemis, croyons qu'il nous est
-moins glorieux de renverser leur maison et leur
-fortune, que d'adoucir leur colère, et tous ces soins
-que nous employons à gagner sur eux un procès,
-employons-les à gagner leur c&oelig;ur.»</p>
-
-<p>Dans ces deux volumes, inspirés par la lecture
-méditée de la Bible<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">[103]</a>, Fouquet se montre, suivant
-l'expression d'un contemporain, <i>revêtu de sa seule
-vertu, et épuré de la plus pure lumière de la foi</i><a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">[104]</a>.
-Ses ennemis durent grincer des dents en voyant ce
-calme évangélique et cette patience chrétienne, ce
-dédain pour le <i>néant des grandeurs humaines</i> et
-ce pardon des injures: Colbert sentit peut-être un
-remords en quittant avec la vie ce pouvoir qu'il
-avait acheté au prix de la perte de Fouquet.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103"><span class="label">[103]</span></a> On voit par la correspondance de Louvois (<i>Histoire de la détention des
-philosophes</i>) que l'on donna deux exemplaires de la Bible à Fouquet, avec
-les &oelig;uvres de Clavius et de saint Bonaventure, mais on lui refusa les &oelig;uvres
-de saint Jérôme et celles de saint Augustin.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104"><span class="label">[104]</span></a> Manuscrits envoyés par le major Chevalier à Malesherbes. Cabinet de
-M. Villenave.</p>
-</div>
-<p>Le second ouvrage posthume de Fouquet, intitulé
-<i>Méthode pour converser avec Dieu</i>, 1684, in-16,
-qui n'était pourtant qu'un extrait des <i>Conseils de
-la Sagesse</i>, fut <i>supprimé</i>, malgré l'approbation de
-la société de Jésus, comme on le voit par une note
-manuscrite de l'exemplaire de la Bibliothèque du roi.</p>
-
-<p>Le père Boutauld, il est vrai, n'avait pas mis ce
-petit livre à couvert par une dédicace au roi, comme
-il fit pour un autre ouvrage recueilli aussi dans les
-papiers de Fouquet et publié sous le titre: <i>Le
-Théologien, dans les conversations avec les sages
-et les grands du monde</i>, Paris, 1683, in-4<sup>o</sup>. Ce
-<i>théologien</i>, qu'on a pris pour le père Cotton parce
-que l'éditeur le fait vivre sous <i>Henri-le-Grand</i>,
-n'est autre que Fouquet, <i>sage et maître de sa colère,
-sincère, magnanime, incorruptible, fidèle à
-sa promesse et impénétrable en ses secrets</i>: «Il
-fut appelé à la cour et y eut un emploi des plus
-honorables; le roi fit état de sa personne et de ses
-conseils et se plut à ses entretiens: il lui fit même
-la grâce de l'honorer de sa confiance intime et de
-lui témoigner des bontés très-singulières et qui
-furent enfin trop glorieuses pour n'être pas insupportables
-à la jalousie.» L'éditeur annonce presque
-l'origine de l'ouvrage: «Quelques uns de ses amis,
-qui héritèrent de ses papiers et qui furent témoins
-de ses pensées les plus secrètes, conçurent le projet
-de mettre ses écrits en ordre; s'il se trouve ici quelques
-fautes, on ne doit les attribuer qu'à ma seule
-plume. Les lumières que j'ai reçues des personnes
-qui le connurent familièrement lorsqu'il fut éloigné
-de la cour m'ont beaucoup aidé. Je n'eus le bonheur
-de lui parler et de l'approcher, qu'environ
-deux ans avant qu'il mourût. (Ce ne peut être le
-père Cotton mort en 1626.)» Il faudrait savoir si
-le jésuite Boutauld n'a pas été confesseur de Fouquet,
-à Pignerol.</p>
-
-<p>Mais la partie la plus curieuse du volume est
-une éloquente justification de ce prisonnier d'état,
-sous la forme d'une nouvelle historique <i>Adelaïs</i>,
-dans laquelle on découvre peut-être toute l'histoire
-secrète du procès de Fouquet.</p>
-
-<p>Marie, fille du roi d'Aragon, femme de l'empereur
-Othon, devint amoureuse d'un gentilhomme,
-et crut qu'il suffisait d'<i>avertir par ses regards
-qu'elle permettait qu'on l'aimât</i>; ce gentilhomme
-feignit de ne pas l'entendre, mais un jour, celle-ci
-parla si clairement, qu'il s'échappa des bras de cette
-femme éhontée. Marie, pour se venger, accusa ce
-nouveau Joseph d'avoir attenté à l'honneur du lit
-impérial et obtint de son mari que le coupable périrait.
-Il fut arrêté et conduit en prison: «La nouvelle
-de cet emprisonnement se répandit aussitôt
-à la cour, mais on n'en sut pas le sujet; la chose
-demeura secrète entre l'empereur et l'impératrice,
-les autres devinèrent et soupçonnèrent comme ils
-purent, et ils en furent d'autant plus empêchés
-qu'il ne paraissait nullement que ce sage gentilhomme
-se fût oublié de son devoir.» Adelaïs, mère
-d'Othon, conseillait à son fils de se borner à exiler
-l'accusé, faute de pouvoir prouver le crime dont la
-preuve serait d'ailleurs un déshonneur pour l'empire;
-mais Othon n'écouta que les prières de sa
-femme: «il publia l'affaire et voulut que les juges
-s'en mêlassent.» Le gentilhomme périt sur un échafaud;
-car «la voix de la calomnie eut plus de force
-que celle de l'innocence; mais son sang répandu
-parla mieux que lui et fit retentir jusqu'au ciel des
-cris que la justice de Dieu écouta.» La femme de
-ce malheureux gentilhomme était alors absente;
-elle ne put que demander le corps du condamné
-pour le faire inhumer, et ayant obtenu qu'on le lui
-rendît, elle cacha sous sa robe la tête sanglante et
-alla elle-même la jeter aux pieds de l'empereur,
-en criant justice et en accusant l'impératrice. Cette
-veuve éplorée jura que son mari n'était pas coupable
-du crime pour lequel on l'avait fait mourir, et
-le ciel confirma ce serment par un miracle, à la
-suite duquel l'impératrice fut brûlée, pour expier la
-mort inique dont elle était l'auteur.</p>
-
-<p>On ne peut manquer de reconnaître tous les personnages
-de ce roman: <i>Othon</i>, c'est Louis XIV;
-l'<i>impératrice Marie, fille du roi d'Aragon</i>, c'est
-Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne,
-reine de France, ou bien M<sup>lle</sup> de La Vallière, maîtresse
-du roi; le <i>gentilhomme</i>, c'est Fouquet;
-<i>Adelaïs</i>, mère d'Othon, c'est la reine-mère Anne
-d'Autriche. La vraisemblance ne contredit pas ces
-suppositions qui d'ailleurs sont indiquées à peu
-près par l'histoire, et qui n'échappèrent pas sans
-doute aux contemporains. A coup sûr, cette nouvelle,
-dont les allusions sont fort claires, ne se
-trouve pas, sans dessein, dans un livre de dévotion,
-dédié au roi. Reste à savoir si le père Boutauld,
-en ajoutant à sa publication ce plaidoyer indirect
-en faveur de Fouquet, prétendait justifier un mort
-ou un vivant. Pour moi, je pense que <i>le Théologien
-dans les conversations</i> n'a été imprimé que pour
-servir de passeport à la leçon renfermée dans
-<i>Adelaïs</i>. Cette leçon fut-elle tout-à-fait perdue?</p>
-
-<p>Un savant Piémontais, M. Paroletti, lut à l'Académie
-de Turin un mémoire (<i>Sur la mort du surintendant
-Fouquet, Notices recueillies à Pignerol</i>) imprimé
-en 1812, dans le recueil in-4<sup>o</sup> de cette Académie,
-pour éclaircir la date de la mort de Fouquet; mais
-l'enquête qu'il poussa dans cet objet à Pignerol n'eut
-d'autre résultat que de mieux attester l'obscurité de
-cette question: il fouilla dans les archives de la ville,
-du château, des églises et des notaires; il trouva
-seulement chez un de ces derniers une procuration
-passée au <i>donjon de la citadelle</i>, le 27 janvier 1680,
-devant Lantéri, notaire royal, par laquelle M<sup>me</sup> Fouquet
-autorisait l'avocat Despineu à toucher pour
-elle une rente à Paris; M. Paroletti ne rencontra
-pas ailleurs le nom de Fouquet, pas même
-parmi les actes des décès qui avaient eu lieu dans la
-citadelle et qui relevaient de la paroisse de Saint-Maurice.
-Il eut beau pénétrer dans les caveaux du
-monastère de Sainte-Claire, où les morts de la citadelle
-étaient tous apportés en vertu d'une vieille
-coutume, il ne tira aucune lumière de ses recherches
-parmi les anciennes pierres tumulaires.</p>
-
-<p>La mémoire des hommes avait gardé, mieux que
-la pierre et le papier, les traces du séjour de Fouquet
-à Pignerol, dont le château, rasé en vertu des
-capitulations qui rendirent cette place à la Savoie,
-était alors caché sous l'herbe: beaucoup d'habitans
-de la ville se rappelaient avoir ouï dire dans leur
-jeunesse qu'<i>un prisonnier de grande importance</i>
-avait terminé sa vie dans ce château, et plusieurs
-d'entre eux <i>confondaient ce personnage avec
-l'homme au masque de fer</i>; une vieille religieuse
-de Sainte-Claire se souvenait de l'arrivée de quelques
-officiers français venus exprès, cinquante ans
-auparavant (1760 à 1770), pour déchiffrer une inscription
-sépulcrale et recueillir des notes sur un prisonnier
-d'état mort à la citadelle; le secrétaire de la
-mairie se souvenait aussi de ces officiers qui avaient
-demandé au couvent des Feuillans certains mémoires
-sur la vie de Fouquet, parce que les moines de ce
-couvent prenaient soin, autrefois, des prisonniers
-et les assistaient dans leurs maladies. Qui avait envoyé
-ces officiers, et quel était le but de leur mission?</p>
-
-<p>La mort de Fouquet n'était donc pas avérée de son
-temps, surtout pour ses amis:</p>
-
-<p>Puisque La Fontaine, qui avait eu de si touchantes
-inspirations pour plaindre le malheur d'<i>Oronte</i>
-et implorer la grâce du surintendant par la voix des
-<i>Nymphes de Vaux</i>, ne donna pas un vers de regret
-à son bienfaiteur;</p>
-
-<p>Puisque Gourville, qui fut en correspondance
-avec son ami Fouquet jusqu'au dernier moment, a
-dit dans ses <i>Mémoires</i>, plus estimables par leur franchise
-que par leur ordre chronologique: «M. Fouquet,
-<i>quelque temps après</i> (la mort de Langlade
-qui survécut au duc de La Rochefoucault, décédé
-au mois de mars 1680), <i>ayant été mis en liberté</i>,
-sut la manière dont j'en avais usé avec sa femme, et
-m'écrivit pour m'en remercier<a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">[105]</a>;»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105"><span class="label">[105]</span></a> Page 461 de ces <i>Mémoires</i> dans la collection Petitot, seconde série,
-t. 52. Le commentaire que fait sur ce passage l'auteur de la <i>Bastille dévoilée</i>,
-2<sup>e</sup> liv., p. 71, est spécieux, mais erroné: «Serait-ce résoudre la difficulté
-de dire qu'il faut entendre par là que Fouquet fut moins étroitement resserré,
-puisqu'il eut la liberté d'écrire et que Gourville en reçut une lettre
-de remerciement des secours qu'il avait donnés à sa famille? Ne serait-il
-pas plus naturel de dire que Fouquet a été véritablement libre, mais si peu
-de temps, que M<sup>me</sup> de Sévigné a pu ou l'ignorer, ou dire, par une façon de
-parler, qu'il est mort prisonnier. En effet, Gourville ne parle de la liberté
-du surintendant qu'après la mort de M. de la Rochefoucault, arrivée le 17
-mars 1680, et il fait mourir Fouquet le 26 du même mois de la même année.»
-Cette date de la mort de Fouquet ne se trouve dans aucune édition
-des <i>Mémoires</i> de Gourville: l'aurait-on tirée d'un manuscrit?</p>
-</div>
-<p>Puisque le comte de Vaux, fils de Fouquet, publia
-en 1682 une nouvelle édition de l'ouvrage de
-son père: <i>Les Conseils de sagesse, ou recueil des
-Maximes de Salomon, nouvelle édition</i>, <span class="small">REVUE ET
-AUGMENTÉE PAR L'AUTEUR</span>;</p>
-
-<p>Puisque M<sup>me</sup> Fouquet, cette fidèle épouse qui n'avait
-pas cessé un seul jour de travailler à la délivrance
-du prisonnier de Pignerol, adressait encore
-des placets au roi en 1680;</p>
-
-<p>Puisque un ami de cette famille malheureuse, le
-père Boutauld, jésuite, dédiait à Louis XIV,
-en 1683, une espèce de justification allégorique en
-faveur de Fouquet;</p>
-
-<p>Puisque enfin la famille Fouquet elle-même était
-incertaine du sort de cet infortuné!</p>
-
-<p>«<span class="sc">Ce qui est très-remarquable</span>, dit Voltaire
-dont les paroles doivent être bien pesées dans une
-question qu'il était plus que personne en état de
-résoudre, <em class="small">C'EST QU'ON NE SAIT PAS OÙ MOURUT CE CÉLÈBRE
-SURINTENDANT</em><a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">[106]</a>.» Le premier historien du
-<i>Masque de Fer</i> dit ailleurs (au ch. 25 du <i>Siècle de
-Louis XIV</i>): «Tous les historiens disent qu'il mourut
-à Pignerol en 1680; mais Gourville assure qu'il
-sortit de prison quelque temps avant sa mort. La
-comtesse de Vaux, sa belle-fille, m'avait déjà confirmé
-ce fait; cependant on croit le contraire dans
-sa famille: ainsi <em class="small">ON NE SAIT PAS OÙ EST MORT CET
-INFORTUNÉ</em>!»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106"><span class="label">[106]</span></a> <i>Dictionnaire philosophique</i>, à l'article <span class="sc">Ana, anecdotes</span>.</p>
-</div>
-<p>Le sentiment de Voltaire, appuyé sur la tradition
-et confirmé par les descendans de Fouquet, fut généralement
-adopté, quoique la plupart des dictionnaires
-historiques, entre autres celui de Moréri,
-eussent assigné une date à la mort de Fouquet; quoique
-le président Hénault eût déjà adopté cette date
-dans son excellent et judicieux <i>Abrégé chronologique
-de l'histoire de France</i>, où il dit: «Ce fut dans
-la citadelle de Pignerol que Fouquet fut enfermé,
-et il y mourut en 1680.» On avança dès lors plusieurs
-systèmes plus ou moins plausibles à l'appui de
-l'opinion qui faisait mourir Fouquet hors de Pignerol:
-selon les uns, il aurait eu sa grâce, et serait
-mort des suites du saisissement que cette nouvelle lui
-avait causé; selon les autres, il aurait obtenu la
-permission d'aller aux eaux de Bourbon, après une
-attaque de paralysie, et aurait succombé pendant
-le voyage.</p>
-
-<p>Le <i>Mercure de France</i> du mois d'août 1754
-publia une lettre très-singulière, signée C. Lap&hellip; M.
-«On serait porté à croire, dit-on dans cette lettre
-qui n'a pas l'air d'une supposition faite à plaisir,
-que cet illustre infortuné est mort dans la capitale
-des Cévennes (Alais). Si on n'a point de preuves
-évidentes de cela, du moins les doutes qu'on en a
-paraissent assez bien fondés. Il parut ici, en 1682,
-un homme singulier, d'une très-belle figure, qui,
-pour mieux cacher son état, prit l'habit d'ermite.
-Le bruit était commun alors que c'était un illustre
-personnage retiré de la cour. Il s'adonnait à la chimie,
-et distribuait des remèdes gratis aux pauvres;
-il avait toujours de l'argent. Il avoua qu'il avait eu
-l'honneur de manger avec le roi. Deux ou trois
-jours avant sa mort, qui arriva par une rétention
-d'urine, en 1718, il déclara à son confesseur qu'il
-était de la maison de Fouquet, et qu'il avait eu des
-raisons pour porter la robe d'ermite.» Sans doute,
-ce personnage mystérieux n'était pas M. Fouquet,
-ni le comte de Moret, qu'on voulut aussi reconnaître
-sous ce déguisement d'ermite; mais cette ardeur
-à chercher ce que Fouquet pouvait être devenu
-depuis sa sortie de prison indique assez que le doute
-émis par Voltaire avait plus de poids dans la balance
-que les dates officielles fournies par l'écho du
-ministère de Louvois.</p>
-
-<p>Les archivistes de la Bastille n'étaient pas mieux
-instruits par l'organe du gouvernement, puisqu'ils
-avaient écrit sur des feuilles volantes cette note:
-«Fouquet est mort au château de Pignerol sur la
-fin de 1680, ou au commencement de 1681;» (<i>la
-Bastille dévoilée</i>, 1<sup>re</sup> livraison, p. 36); et cette
-autre note plus décisive: «Il paraît que M. Fouquet
-est mort à Pignerol vers la fin de février ou au
-commencement de mars 1681.» (<i>Mémoires historiques
-sur la Bastille</i>, t. 1, p. 53.)</p>
-
-<p>Pourquoi aurait-on d'ailleurs tardé une année
-entière à transférer la dépouille mortelle de ce martyr
-politique dans la sépulture de son choix, sans
-funérailles, sans épitaphe, sans bruit, comme si
-ce corps inanimé ne fît que changer de prison?</p>
-
-
-<h3>V.</h3>
-
-<p>Quiconque approfondit le procès de Fouquet, et
-pénètre ce mystère d'iniquité, ne peut être étonné
-du dénouement sombre et tragique d'une captivité,
-qui était insuffisante pour satisfaire la haine
-de Colbert, la vengeance du roi et la malignité des
-envieux.</p>
-
-<p>Voici comme Louis XIV, dans ses <i>Mémoires et
-instructions pour le dauphin son fils</i>, s'applaudit
-d'avoir renversé son surintendant des finances:
-«La vue des vastes établissemens que cet homme
-avait projetés, et les insolentes acquisitions qu'il
-avait faites, ne pouvaient manquer qu'elles ne convainquissent
-mon esprit, du déréglement de son ambition;
-et la calamité générale de tous mes peuples
-sollicitait sans cesse ma justice contre lui. Mais ce
-qui le rendait plus coupable envers moi, était que,
-bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée
-en le retenant dans mes conseils, il en avait
-pris une nouvelle espérance de me tromper; et bien
-loin d'en devenir plus sage, tâchait seulement d'en
-devenir plus adroit. Mais quelque artifice qu'il pût
-pratiquer, je ne fus pas long-temps sans reconnaître
-sa mauvaise foi; car il ne pouvait s'empêcher de
-continuer ses dépenses excessives, de fortifier des
-places, d'orner des palais, de former des cabales,
-et de mettre sous le nom de ses amis des charges
-importantes qu'il leur achetait à mes dépens, dans
-l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre souverain de
-l'État.» (<i>&OElig;uvres de Louis XIV</i>, t. 1, p. 101 et
-suiv.) La suite de cette violente récrimination contre
-un ennemi humilié et vaincu prouve assez la haine
-implacable que lui portait le roi, et l'on frémit
-d'indignation en pensant que Pellisson a prêté au
-ressentiment de Louis XIV une plume immortalisée
-par la défense de Fouquet.</p>
-
-<p>Louis XIV, <i>ne voulant plus de surintendant,
-afin de travailler lui-même aux finances</i><a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">[107]</a>, et craignant
-l'ascendant de Fouquet qui aspirait à remplacer
-Mazarin, le fit arrêter à Nantes, le 5 septembre
-1661, après trois ou quatre mois de sourdes
-man&oelig;uvres et de perfides caresses. La reine-mère
-avait été la seule confidente, et peut-être, à la sollicitation
-de sa favorite M<sup>me</sup> de Chevreuse, l'instigatrice
-de ce projet, mûri dans une noire et profonde
-dissimulation. On prétend qu'Anne d'Autriche
-avait reçu en cachette de Fouquet beaucoup
-d'argent dont celui-ci demandait quittance, et que
-Mazarin, au lit de mort, avait invité le jeune roi à
-commencer son règne par ce coup d'état; aussi,
-pendant le procès de Fouquet, fit-on circuler une
-pièce intitulée <i>la Passion de M. Fouquet</i>, dans laquelle
-Mazarin <i>mourant</i> disait comme Judas: «Celui
-que je baiserai, c'est celui même: prenez-le!<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">[108]</a>»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107"><span class="label">[107]</span></a> Lettre du roi à sa mère pour lui annoncer l'arrestation de Fouquet,
-<i>&OElig;uvres de Louis XIV</i>, t. 5, p. 50. Cette lettre montre à quel point
-Louis XIV craignait le surintendant. L'arrestation de Fouquet est fort bien
-racontée dans les <i>Mémoires de Choisy</i>, collection Petitot, seconde série,
-t. 63, p. 258 et suiv.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108"><span class="label">[108]</span></a> <i>Le Tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu et
-Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses satires et poésies ingénieuses,
-avec un recueil d'épigrammes sur la vie et la mort de M. Fouquet</i>,
-Cologne, Pierre Marteau, 1694, in-12. Toutes les pièces relatives à Fouquet
-datent de son procès et aucune ne fait mention de sa <i>mort</i>. Un quatrain
-sans titre, imprimé parmi ces pièces, pourrait bien faire allusion à quelque
-mystère dont la nouvelle d'<i>Adelaïs</i> contient le mot:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Il n'est rien qui dure si peu</div>
-<div class="verse">Qu'une ardeur légitime et sage:</div>
-<div class="verse">On ne dit point qu'en mariage</div>
-<div class="verse">Amour ait jamais fait grand feu.</div>
-</div>
-
-<p>Si cette épigramme se rapporte au mariage du roi, on peut croire que
-la galanterie de Fouquet s'était élevée jusqu'à la reine. Quant au conseil
-donné au roi par Mazarin <i>mourant</i>, il est attesté par les historiens; les
-<i>Mémoires du comte de Rochefort</i>, p. 211 et 212, rapportent ce fait avec
-beaucoup de particularités.</p>
-</div>
-<p>Les griefs et l'antipathie du roi contre l'ambitieux
-ministre étaient encore accrus et envenimés
-par l'audace que Fouquet avait eue de porter ses
-vues galantes sur M<sup>lle</sup> de La Vallière, que Louis XIV
-aimait en secret. Ce fut sans doute ce qui détermina
-la perte de cet insolent rival de puissance et d'amour.</p>
-
-<p>La magnifique fête de Vaux (17 août 1661, voyez
-la <i>Muse historique</i> de Loret et les <i>Lettres</i> de La
-Fontaine) n'avait été donnée que pour les doux
-yeux de M<sup>lle</sup> de La Vallière, à qui M<sup>me</sup> Duplessis-Bellière,
-l'amie et l'entremetteuse du surintendant,
-osa faire des propositions au nom de Fouquet, qui
-se vantait d'avoir dans son coffre-fort le tarif de
-toutes les vertus. En effet, «peu de personnes de
-la cour, dit M<sup>me</sup> de Motteville (<i>Mémoires</i>, coll. Petitot,
-2<sup>e</sup> série, t. 40, p. 144), furent exemptes d'avoir
-été sacrifier à ce veau d'or;» et dans sa maison
-de plaisance à Saint-Mandé, «des nymphes que
-je nommerais bien si je voulais, dit l'abbé de Choisy
-(<i>Mémoires</i>, p. 211), et des mieux chaussées, lui
-venaient tenir compagnie au poids de l'or.»</p>
-
-<p>Les poursuites de Fouquet vis-à-vis M<sup>lle</sup> de La
-Vallière eurent tant d'éclat, que cette chanson passa
-de bouche en bouche aux oreilles du roi offensé:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Nicolas va voir Jeanne:</div>
-<div class="verse i1">&mdash;«Oh! Jeanne, dormez-vous?</div>
-<div class="verse i1">&mdash;Je ne dors ni ne veille.</div>
-<div class="verse">Je ne pense point en vous:</div>
-<div class="verse i2">Vous perdez vos pas,</div>
-<div class="verse i3">Nicolas!»</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Nicolas la cajole</div>
-<div class="verse i1">Et lui fait les yeux doux,</div>
-<div class="verse i1">Lui offre la pistole,</div>
-<div class="verse">Et lui veut tâter le poulx:</div>
-<div class="verse i2">&mdash;«Vous perdez vos pas,</div>
-<div class="verse i3">Nicolas!<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">[109]</a>»</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109"><span class="label">[109]</span></a> Cette chanson, qui a deux autres couplets, se trouve, avec une autre
-sur le même sujet, dans le fameux recueil manuscrit de chansons historiques,
-recueillies par ordre du comte de Maurepas, en plus de quarante
-volumes in-4<sup>o</sup>. Ce recueil est à la Bibliothèque du roi.</p>
-</div>
-<p>Louis XIV entendit aussi les plaintes de sa maîtresse,
-qui lui demandait une sauvegarde contre les
-outrages du surintendant. Louis XIV, qui peu
-d'années après exila et embastilla Bussy-Rabutin
-pour la chanson de <i>Deodatus</i>, ne souffrit pas que
-M<sup>lle</sup> de La Vallière fût exposée plus long-temps aux
-séductions de Fouquet, et s'érigea en vengeur des
-maris qui ne pardonnaient pas à l'amant de leurs
-femmes, quoiqu'ils fussent ses pensionnaires.</p>
-
-<p>A la tête de ces nombreux ennemis qui s'acharnaient
-à la perte de Fouquet, Colbert n'était pas le
-moins acharné, sans que l'on sache le motif de cette
-haine furieuse qui semblait altérée du sang de ce
-malheureux: «Il a affaire à une rude partie, écrivait
-Guy-Patin le 21 mars 1662; et je sais de bonne
-part que M. Colbert fera ce qu'il pourra pour le
-perdre.» Guy-Patin écrivait encore le 30 mai 1664:
-«Les parens de M. Fouquet sont ici en grande
-alarme et ont peur de l'issue du procès: la haine
-que lui porte M. Colbert poussera les choses bien
-loin.» Colbert avait tissu de ses mains les filets où
-le surintendant était venu tomber en aveugle; Colbert
-dirigeait les ressorts secrets de cette vaste procédure,
-soufflait sa haine dans l'esprit des juges,
-assistait aux inventaires des papiers trouvés sous les
-scellés: Fouquet l'accusa même d'avoir fait subir à
-ces papiers une foule d'altérations<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">[110]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110"><span class="label">[110]</span></a> Voyez l'<i>Inventaire des pièces baillées à la Chambre de justice par maître
-Nicolas Fouquet contre M. le procureur-général, concernant les défauts des
-inventaires</i>, dans le <i>Recueil des défenses de M. Fouquet</i>, imprimées en
-Hollande par les Elzeviers, 1665 et 1667, 15 vol. in-12. Les <i>Défenses de
-Fouquet</i> ont été écrites par lui-même ou corrigées tout entières de sa main,
-comme on le voit aux annotations marginales de plusieurs exemplaires de
-l'édition in-4<sup>o</sup> conservés à la Bibliothèque du roi et chez M. Villenave. Pellisson
-et Levayer de Boutigny coopérèrent à ces admirables défenses.</p>
-</div>
-<p>Pendant ce procès mémorable, qui dura plus de
-trois ans avec un menaçant appareil de rigueurs judiciaires,
-les amis de Fouquet luttèrent de dévouement
-et de courage contre les man&oelig;uvres de ses ennemis:
-toute la haute littérature, Molière, Corneille, La
-Fontaine, Saint-Evremond, M<sup>mes</sup> de Sévigné et de
-Scudéry, étaient en deuil; des écrivains d'un ordre
-moins élevé, Loret, Hesnaut, avaient pris la plume
-pour la défense de leur Mécène; les épigrammes les
-plus injurieuses pleuvaient sur Colbert; des émissaires
-parcouraient les provinces, afin d'échauffer la pitié
-en faveur de l'accusé; les financiers répandaient de
-l'argent pour sauver leur patron: Gourville distribua
-plus de cent mille écus à cet objet; la magistrature
-tournait toutes ses sympathies vers son ancien
-procureur-général, qui réclama toujours ses <i>juges
-naturels</i> et refusa de reconnaître les pouvoirs extraordinaires
-de la Chambre de justice.</p>
-
-<p>Colbert feignit de mépriser le sonnet satirique
-d'Hesnaut, mais il poursuivit avec fureur tout ce
-qui osait se déclarer pour Fouquet et tout ce
-qu'il pouvait frapper impunément. Les courtisans,
-quoique chargés des bienfaits du surintendant,
-n'eurent garde de prendre parti pour un ministre
-en disgrâce; mais une foule de subalternes, moins
-prudens et plus généreux, furent victimes de leur
-zèle pour le malheur: pendant que la famille de
-Fouquet était tenue à distance de la prison sans
-pouvoir communiquer même par lettres avec le
-prisonnier d'état; pendant que la mère, la femme,
-les gendres, les frères de cet infortuné attendaient
-l'issue de son long procès, la Bastille était encombrée
-de gazetiers, d'imprimeurs, de colporteurs, de marchands
-qui avaient voulu servir la cause de l'opprimé
-et qui passaient des cachots aux galères<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">[111]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111"><span class="label">[111]</span></a> <i>Bastille dévoilée</i>, première livraison, p. 34 et suiv. Les notes relatives
-aux années 1661, 1662, 1663 et 1664 ne se sont pas trouvées complètes.
-Voici la traduction d'une inscription latine qui était gravée sur les murs
-d'un cachot de la Bastille: «Siméon Martin, prédicant très-impie et se
-disant le fils de Dieu, après dix-huit ans de captivité, fut brûlé vif. Ses disciples,
-Remelly fut envoyé aux galères, et Jaubert Hubart au gibet de la Bastille,
-pour avoir falsifié&hellip; Ils eurent ce sort à cause de l'incarcération de
-Nicolas Fouquet, ministre d'état, tous les agens du trésor ayant été très-étroitement
-enfermés ici.» <i>Révolutions de Paris</i>, dédiées à la nation,
-in-8<sup>o</sup>, p. 119. Voyez les pièces satiriques contre Colbert et les juges de
-Fouquet dans le <i>Nouveau siècle de Louis XIV</i>, in-8<sup>o</sup>, t. 2 p. 40 et suiv.</p>
-</div>
-<p>On vit alors se réaliser l'allégorie que la peinture
-avait multipliée dans l'ornement du château de
-Vaux: l'écureuil, qui figurait aux armoiries de
-Fouquet, avec cette devise: <i lang="la" xml:lang="la">Quo non ascendam?</i>
-(où ne monterai-je pas?) avait à combattre le serpent
-héraldique de Colbert et les trois lézards de
-Letellier<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">[112]</a>. «Colbert est tellement enragé, écrivait
-M<sup>me</sup> de Sévigné le 19 décembre 1664, qu'on attend
-quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra
-au désespoir.» Les lettres de M<sup>me</sup> de Sévigné à
-Arnauld de Pomponne sont la plus touchante histoire
-de ce procès, où se montre partout la <i>rage</i> de
-Colbert.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112"><span class="label">[112]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Le petit écureuil est pour long-temps en cage;</div>
-<div class="verse">Le lézard plus adroit fait mieux son personnage;</div>
-<div class="verse">Mais le plus fin des trois est un vilain serpent</div>
-<div class="verse">Qui s'abaissant s'élève, et s'avance en rampant.</div>
-</div>
-
-<p>Ce ne furent pas les seuls vers qui coururent sur les armes de Fouquet;
-ses amis firent graver un jeton avec sa devise allégorique. <i>Lettre de Guy-Patin</i>,
-du 6 mars 1663.</p>
-</div>
-<p>L'avocat-général Talon avait requis que l'accusé
-fût condamné à être <i>pendu et étranglé tant que
-mort s'ensuive, en une potence qui, pour cet effet,
-sera dressée en la place de la cour du Palais</i>;
-enfin le tribunal, éclairé par la noble conduite de
-MM. d'Ormesson et de Roquesante, repoussa les
-conclusions furibondes de Pussort et de Berryer,
-en prononçant le bannissement à la majorité de
-treize voix contre neuf, qui opinèrent pour la mort.</p>
-
-<p>Le roi, Colbert, Letellier, et les grands ennemis
-de Fouquet, s'indignèrent de n'avoir pas été mieux
-servis dans leurs espérances. «On s'attendait à la
-cour que par le crédit de M. Colbert, sa partie,
-M. Fouquet serait condamné à mort, ce qui aurait
-été infailliblement exécuté sans espérance d'aucune
-grâce.» (Lettre de Guy-Patin, du 23 décembre
-1664.)</p>
-
-<p>Anne d'Autriche, qui devait une demi-guérison
-à un des remèdes secrets de M<sup>me</sup> Fouquet, mère du
-surintendant, avait répondu à cette dame, quatre
-jours avant le jugement: «Priez Dieu et vos juges
-tant que vous pourrez en faveur de M. Fouquet,
-car, du côté du roi, il n'y a rien à espérer<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">[113]</a>.»
-Après le jugement, Louis XIV dit chez M<sup>lle</sup> de La
-Vallière: «S'il avait été condamné à mort, je l'aurais
-laissé mourir<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">[114]</a>!» Le bruit courait même que
-le roi était <i>fâché contre ceux qui n'avaient point
-condamné à mort M. Fouquet</i><a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">[115]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113"><span class="label">[113]</span></a> <i>Lettre de Guy-Patin</i>, du 23 décembre 1664. M<sup>me</sup> de Sévigné raconte
-aussi ce qui se passa entre M<sup>me</sup> Fouquet et la reine-mère.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114"><span class="label">[114]</span></a> Ce mot cruel, rapporté par Racine dans ses <i>Fragmens historiques</i>, est
-révoqué en doute par Voltaire; cependant Racine n'était pas capable de
-rien écrire qui pût déplaire au roi, et Louis XIV, dans ses <i>Mémoires</i>, ne
-parle pas de Fouquet en des termes qui ressemblent à de la clémence.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115"><span class="label">[115]</span></a> <i>Lettre de Guy-Patin</i>, citée ci-dessus. Le recueil épistolaire de Guy-Patin
-est rempli de détails curieux relatifs à l'affaire de Fouquet.</p>
-</div>
-<p>La <i>commutation</i> de l'exil en prison perpétuelle,
-le choix de cette prison dans un château éloigné
-sur les frontières du Piémont, le brusque départ du
-condamné, donnaient matière à bien des craintes
-pour les jours du surintendant. Une prophétie de
-Nostradamus et l'apparition d'une comète alimentèrent
-la rumeur sinistre qui accompagna le prisonnier
-à Pignerol<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">[116]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116"><span class="label">[116]</span></a> <i>Lettres de Guy-Patin</i>, du 24 et du 25 décembre. Dans la première:
-«On dit que les mousquetaires sont commandés pour mener demain
-M. Fouquet à Pignerol: <i lang="la" xml:lang="la">Musa, locum agnoscis, et quamdiù vero sit
-hæsurus illic, apud nos arcanum est; soli Deo et regi cognitum est tantum
-negotium.</i>»</p>
-</div>
-<p>«Quand on est entre quatre murailles, dit Guy-Patin
-dans une lettre du 25 décembre 1664, on ne
-mange pas ce qu'on veut et on mange quelquefois
-plus qu'on ne veut; et de plus, Pignerol produit
-des truffes et des champignons: on y mêle
-quelquefois de dangereuses sauces pour nos Français,
-quand elles sont apprêtées par des Italiens.
-Ce qui est bon est que le roi n'a jamais fait empoisonner
-personne; mais en pouvons-nous dire autant
-de ceux qui gouvernent sous son autorité?» M<sup>me</sup> de
-Sévigné, qui n'avait pas le caractère frondeur du
-médecin antagoniste de l'antimoine, écrivit aussi,
-dans les premiers jours de janvier 1665: «Notre
-cher ami est par les chemins. Le bruit a couru
-qu'il était bien malade; tout le monde disait: Quoi!
-déjà!&hellip;»</p>
-
-<p>Cependant la catastrophe qu'on redoutait n'eut
-pas lieu, et même la vie du prisonnier fut protégée <i>miraculeusement</i>,
-lorsque (juin 1665) la foudre tomba
-en plein midi sur le donjon de Pignerol, mit le feu
-aux poudrières, et fit sauter une partie de la prison
-avec bien des victimes écrasées sous les ruines: Fouquet,
-<i>presque lui seul sain et sauf, conservé dans
-la niche d'une fenêtre</i>, fournit à ses amis une occasion
-de répéter que «souvent ceux qui paraissent
-criminels devant les hommes, ne le sont pas devant
-Dieu<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">[117]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117"><span class="label">[117]</span></a> T. 13 du <i>Procès de Fouquet</i>, p. 326.</p>
-</div>
-<p>Il est clair que Fouquet, détenu à Pignerol, inspirait
-encore de la haine à Colbert, et des appréhensions
-continuelles à Louis XIV: on eût dit qu'il
-possédait quelque grand secret dont la divulgation
-pouvait être funeste à l'État, ou du moins blesser
-mortellement l'orgueil du roi; aussi, Saint-Mars
-était-il d'autant plus actif à l'empêcher d'écrire,
-que Fouquet s'ingérait sans cesse à le faire.</p>
-
-<p>Fouquet fabriquait des plumes avec des <i>os de
-chapon</i>, et de l'encre avec de la suie délayée dans
-du vin; il inventait par des combinaisons chimiques
-diverses encres qui ne paraissaient sur le papier
-qu'<i>en les chauffant</i>; quand on lui eut retiré toute
-espèce de papier, il écrivit sur ses rubans, sur la
-doublure de ses habits, sur ses mouchoirs, sur ses
-serviettes, sur ses livres, et tous les jours Saint-Mars,
-qui le <i>fouillait</i> lui-même par ordre du roi, découvrait
-des écritures dans le dossier de sa chaise et
-dans son lit<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">[118]</a>. Le roi <i>approuvait les diligences</i> de ce
-geôlier pour ôter à Fouquet <i>toutes sortes de moyens
-d'écrire</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118"><span class="label">[118]</span></a> Voici une lettre de Louvois à Saint-Mars, dans laquelle on voit, et les tentatives
-de Fouquet pour tromper ses geôliers, et les précautions de ceux-ci:
-«J'ai reçu vos lettres avec des billets écrits par M. Fouquet et avec un
-livre (écrit sans doute sur les marges); le roi a vu le tout, et n'a pas été surpris
-de voir qu'il fasse son possible pour avoir des nouvelles, et vous, vos
-efforts pour empêcher qu'il n'en reçoive. Comme il se sert, pour écrire, de
-choses qu'on ne lui peut ôter, comme d'os de chapon pour faire une plume
-et de vin avec de la suie pour faire de l'encre, il est bien difficile d'apporter
-un remède efficace pour l'en empêcher. Néanmoins vous avez sujet
-de vous plaindre du valet que vous avez mis auprès de lui, de ce qu'il a
-écrit, non seulement les papiers que vous m'avez envoyés, mais encore
-ceux qui étaient dans le dossier de sa chaise, sans qu'il vous en ait averti.
-Vous devez l'exhorter à être plus fidèle désormais, et comme quelque chose
-que fasse M. Fouquet pour faire des plumes et composer de l'encre, cela
-lui sera fort inutile s'il n'a point de papier, le roi trouve bon que vous le
-fouilliez, que vous lui ôtiez tout ce que vous lui en trouverez, et lui fassiez
-entendre que, s'il s'avise de faire de nouveaux efforts pour corrompre vos
-gens, vous serez obligé de le garder avec bien plus de sûreté et de le
-fouiller tous les jours. Il faut que vous essayiez de savoir du valet de
-M. Fouquet comment il a écrit les quatre lignes qui ont paru dans le livre
-en le chauffant, et de quoi il a composé cette écriture.» 26 juillet 1665.
-Voyez aussi, dans le premier volume de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>,
-les lettres du 21 août, 12 et 18 décembre 1665, et surtout celle
-du 21 novembre 1667.</p>
-</div>
-<p>Enfin, au bout de deux ans, le prisonnier, renonçant
-à lutter de ruse avec Saint-Mars, se contenta
-d'<i>exercer ses beaux talens à la contemplation des
-choses spirituelles</i>, et composa, de mémoire, plusieurs
-traités de morale, <i>dignes de l'approbation de
-tout le monde</i>, pour imiter le ver à soie dans sa coque,
-dont il avait fait son emblème avec cette devise:
-<i lang="la" xml:lang="la">Inclusum labor illustrat</i>. Le noble usage que Fouquet
-fit alors de son temps donna lieu de dire qu'on
-n'avait <i>bien connu sa capacité, que depuis sa
-prison</i><a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">[119]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119"><span class="label">[119]</span></a> T. 13 du <i>Procès de Fouquet</i>, p. 365.</p>
-</div>
-<p>Néanmoins, l'inquiétude du roi était toujours en
-éveil sur ce que pouvait dire et écrire le prisonnier:
-on espionnait les personnes qui se rendaient
-de Paris à Pignerol, et on enjoignait à tous les individus
-suspects, de quitter cette ville, avant que Fouquet
-pût entrer en relation avec eux; plusieurs de
-ses valets, qu'il avait mis dans sa confidence, furent
-retenus au secret pendant sept ou huit mois, et
-<i>bien maltraités</i> ayant d'être expulsés de la citadelle;
-plusieurs soldats de la compagnie-franche
-passèrent devant un conseil de guerre, pour lui
-avoir <i>parlé</i>: deux ou trois furent pendus, d'autres
-envoyés aux galères. Ces malheureux avaient été
-arrêtés sur le territoire du duc de Savoie, et livrés à
-Saint-Mars par le major de Turin, qui reçut une récompense
-de la part du roi. Fouquet, même après
-les adoucissemens apportés à son sort, dans les dernières
-années de cette détention, ne pouvait s'entretenir
-avec personne, sinon en présence de Saint-Mars
-ou de ses officiers; on ne lui permettait pas
-de <i>communication particulière</i> avec Lauzun: ces
-deux compagnons d'infortune communiquaient par
-un <i>trou</i>, à l'insu du gouverneur<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">[120]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120"><span class="label">[120]</span></a> <i>Histoire de la détention de Fouquet</i>, par M. Delort, et correspondances
-relatives, t. 1 de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>. Voyez dans les
-<i>Mémoires de Saint-Simon</i>, t. 20, p. 439, comment s'établirent les rapports
-secrets de Fouquet avec Lauzun, et la haine qui s'ensuivit entre eux.</p>
-</div>
-<p>Un trait inouï de Saint-Mars témoigne assez jusqu'où
-s'étendaient les pouvoirs que le roi lui avait
-conférés, et avec quelle dureté il en usait quelquefois
-pour obliger Fouquet à renoncer aux projets
-de fuite que celui-ci nourrissait sans cesse. Au
-mois de novembre 1669, Fouquet avait jeté des tablettes
-par sa fenêtre; un soldat, nommé Laforêt,
-les avait ramassées et se préparait à les remettre à
-<i>quelqu'un</i> qui lui était indiqué par Champagne,
-valet du prisonnier: six pistoles avaient été les
-arrhes du marché; mais Saint-Mars découvrit cette
-intrigue, saisit les tablettes, les envoya au roi, demanda
-et obtint l'extradition de Laforêt, réfugié en
-Savoie, et le fit <i>exécuter</i> sur-le-champ: les complices
-de cet homme furent pareillement jugés et
-condamnés; le valet Champagne n'eut pas une meilleure
-fin que Laforêt<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">[121]</a>. Saint-Mars voulut ajouter
-aux disgrâces de son prisonnier <i>celle d'attacher le
-cadavre de ce valet aux créneaux du cachot, afin
-qu'il eût continuellement devant les yeux cet horrible
-spectacle</i><a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">[122]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121"><span class="label">[121]</span></a> Voyez la preuve de cette justice expéditive dans les lettres de Louvois
-de décembre 1669 et janvier 1670, <i>Histoire de la détention des Philosophes</i>,
-t. 1.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122"><span class="label">[122]</span></a> <i>Histoire de la Bastille</i>, par Renneville, t. 1, p. 74. Renneville avait
-appris cette affreuse anecdote du neveu même de Saint-Mars, lequel la racontait
-<i>comme un acte fameux de l'héroïsme de son oncle</i>, mais désignait Lauzun
-au lieu de Fouquet pour la victime de cette atrocité. Nous accueillons
-la tradition de la Bastille avec confiance, parce qu'elle s'accorde avec l'autorité
-absolue que le roi avait donnée à Saint-Mars, en lui recommandant
-toutefois de ne pas sortir des termes d'une politesse froide et réservée vis-à-vis
-de Fouquet. Si Lauzun avait eu à se plaindre d'un pareil raffinement de
-cruauté à son égard, il n'aurait pas manqué de le publier après sa sortie de
-prison, et ce trait eût semblé assez neuf pour qu'on prît la peine de le conserver
-dans les anecdotes du temps, tandis que Fouquet ne put jamais faire
-part à personne des mystères de douleur qu'il offrait à Dieu. On demeure
-convaincu en lisant l'histoire de l'araignée, attribuée aussi à Lauzun, que
-Fouquet est bien réellement le seul contre qui Saint-Mars employait ces
-ressources de barbarie.</p>
-</div>
-<p>Après la mort vraie ou fausse de Fouquet en
-1680, on eut la certitude de ses intelligences avec
-Lauzun, qui devait savoir <i>la plupart des choses
-importantes dont M. Fouquet avait connaissance</i>:
-défense fut donc faite à Saint-Mars d'<i>entrer en aucun
-discours ni confidence avec M. de Lauzun,
-sur ce qu'il peut avoir appris de M. Fouquet</i>. Les
-papiers et les vers de ce dernier avaient été <i>emportés</i>
-par son fils, ce qui déplut fort au roi; mais
-d'autres papiers, trouvés <i>dans les poches des habits</i>
-de Fouquet, furent envoyés <i>en un paquet</i> à
-Louvois, qui les remit à Louis XIV, intéressé sans
-doute à les connaître et à les anéantir. Enfin, les
-deux valets de Fouquet, nommés Larivière et Eustache
-d'Angers, qui n'ignoraient pas sans doute les
-secrets de leur maître, furent enfermés dans une
-chambre où ils n'avaient communication avec qui
-que ce fût, <i>de vive voix ni par écrit</i>, et Saint-Mars
-eut ordre de dire qu'ils avaient été <i>mis en liberté</i>,
-si quelqu'un venait à <i>demander de leurs nouvelles</i><a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">[123]</a>.
-Ces précautions extraordinaires ne ressemblent-elles
-pas à celles qui furent prises en 1703, à la Bastille,
-pour faire disparaître les vestiges de <i>Marchialy</i>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123"><span class="label">[123]</span></a> Lettres de Louvois, des mois d'avril, mai et juin 1680, t. 1 de l'<i>Histoire
-de la détention des Philosophes</i>.</p>
-</div>
-<p>L'accusation de Fouquet ne reposait pas sans
-doute sur des chimères. Ses négociations secrètes
-avec l'Angleterre; ses projets pour se rendre indépendant
-et se retirer, en cas de disgrâce, dans sa
-principauté de Belle-Ile, qu'il faisait fortifier; son
-empressement à gagner des créatures, qu'il achetait
-à tout prix, en mettant des charges importantes
-sous leur nom, et en leur donnant des pensions secrètes;
-le nombre de ses amis et de ses <i>habitudes</i>;
-les prodigieuses ressources de son génie actif et audacieux<a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">[124]</a>
-devaient nécessairement laisser, après sa
-condamnation, des germes de trouble dans l'État et
-d'inquiétude dans l'esprit de Louis XIV.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124"><span class="label">[124]</span></a> Tous ces faits résultent de la lecture des pièces du procès, malgré l'adresse
-de la défense.</p>
-</div>
-<p>Fouquet, durant sa détention, n'était pas aussi
-oublié que l'a dit Voltaire: bien des personnes, qui
-avaient détourné l'issue funeste d'une accusation de
-lèze-majesté, s'occupaient encore de sa délivrance,
-au risque de partager sa prison. Guy-Patin dit,
-dans une lettre du 16 mars 1666: «Le surintendant
-de jadis a eu le soin de se faire plusieurs
-amis particuliers qui voudraient bien encore le servir,
-et, en attendant l'occasion, ils travaillent à
-faire un grand recueil de diverses pièces pour sa
-justification, en quatre volumes in-folio.»</p>
-
-<p>C'étaient ces amis courageux qui, ne pouvant
-réussir à trouver des presses libres en France, allèrent
-chercher celles d'Elzevier, en Hollande, pour
-publier l'innocence du surintendant<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">[125]</a>, et qui,
-malgré les négociations menaçantes de Colbert avec
-les États-Généraux, firent paraître successivement
-les quinze volumes in-12 contenant tout le procès
-de Fouquet, précédé de son éloge non équivoque:
-«On ne saurait assez admirer qu'un homme comme
-M. Fouquet, déchu d'une haute et puissante fortune,
-jeté dans une prison, dépouillé de ses biens,
-éloigné de ses amis, privé de ce qu'il avait de plus
-cher, et enfin accablé d'une infinité d'adversaires,
-(qui sont des disgrâces capables d'abattre et d'étourdir
-les esprits les plus forts), a pu vaincre tant de
-difficultés, surmonter tant d'obstacles, souffrir si
-constamment, se défendre avec tant d'esprit, et résister
-si vigoureusement, que jamais homme n'a
-parlé plus pertinemment que lui, qu'il n'a jamais
-mieux défendu sa cause, ni tant embarrassé ses accusateurs,
-et que les raisons qu'il emploie pour faire
-éclater son innocence, invalider les argumens de
-son antagoniste, et pour rétorquer sur ses parties
-les crimes qui lui sont imposés, semblent très-concluantes,
-et comme autant de démonstrations, à la
-force desquelles il est impossible de ne pas se rendre.»
-(Tome 1, <i>Au lecteur</i>.)</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125"><span class="label">[125]</span></a> Le ministre plénipotentiaire de Hollande à la cour de France écrit au
-grand-pensionnaire Jean de Witt: «On a <i>ici</i> avis de bonne part qu'on
-imprimait à Amsterdam quelques pièces du procès de M. Fouquet, où,
-comme on croit, M. le chancelier, M. Colbert et quelques autres seigneurs
-pourraient être attaqués. Il est certain que cela ne peut être agréable au
-roi.» (27 février 1665.) «Je suis fâché que les actes du procès de M. Fouquet
-aient été publiés avant qu'on en ait pu arrêter l'impression. On m'a
-rapporté que M. Colbert s'en est plaint avec aigreur.» (13 mars 1665).
-<i>Lettres et négociations de Jean de Witt</i>, t. 3.</p>
-</div>
-<p>Guy-Patin dit, au mois de septembre 1670: «Il
-est certain que le roi d'Angleterre a écrit au roi en
-faveur de M. Fouquet; mais il n'y a pas d'apparence
-que M. Colbert consente à cette liberté, contre laquelle
-il a fait tant de machines: <i lang="la" xml:lang="la">Intereà patitur
-justus</i>.» Guy-Patin dit ailleurs que les jésuites, à
-qui Fouquet, <i>leur grand patron</i> du temps de ses
-richesses, avait donné tant de marques de munificence
-(<i>plus de six cent mille livres</i>), s'employaient
-aussi, par reconnaissance, à secourir leur bienfaiteur,
-dont les chiffres brillaient toujours en caractères
-d'or sur les reliures des livres du collége de
-Clermont, à Paris<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">[126]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126"><span class="label">[126]</span></a> Lettre de Guy-Patin, du 12 septembre 1661. Nicolas Fouquet donna
-au collége de Clermont mille livres de rente pour acheter les livres qui
-manquaient à la bibliothèque. Piganiol de la Force, <i>Description de Paris</i>,
-1765, t. 5, p. 423. J. G. Nemeitz, dans son <i>Séjour de Paris</i>, Leyde, 1727,
-2 vol. in-12, dit que cette pension annuelle s'élevait à mille écus. «Les livres
-qu'on achète pour cet argent sont marqués au dos de deux &Phi; grecs, qui
-doivent signifier <i>François</i> Fouquet.» t. 1, p. 261. Ce n'est pas <i>François</i>,
-mais <i>Fouquet</i> tout court, que signifie cette lettre grecque, puisque la
-fondation était l'&oelig;uvre de Nicolas Fouquet et non de son père. Au reste la
-Société de Jésus essaya de servir Fouquet dans sa prison, car le père Des
-Escures, supérieur des jésuites à Pignerol, parut <i>suspect</i> et n'eut plus la
-permission d'entrer au donjon; Fouquet ne put même obtenir que ce supérieur
-le vînt entendre en <i>confession générale</i>. V. le 1<sup>er</sup> volume de l'<i>Histoire
-de la détention des Philosophes</i>.</p>
-</div>
-<p>Certes, les jésuites, tout-puissans par le canal du
-père La Chaise, auraient obtenu la grâce de leur
-patron, si la prison perpétuelle n'avait puni que les
-fautes politiques de Fouquet. C'était son amour-propre
-d'homme et d'amant que Louis XIV vengeait
-par cette cruelle captivité; car, sans parler de
-la supposition entièrement dénuée de preuves, qui
-s'est présentée à nous dans l'examen de la nouvelle
-d'<i>Adelaïs</i>, il est certain que Fouquet passait pour
-avoir eu les prémices de trois amours du roi.</p>
-
-<p>M<sup>lle</sup> de Beauvais, M<sup>lle</sup> de La Vallière et M<sup>me</sup> de
-Maintenon, autrefois M<sup>me</sup> Scarron, furent en butte
-aux galanteries du surintendant, ainsi que le prouvèrent
-non seulement des brouillons de lettres écrites
-en son nom par son secrétaire Pellisson, et trouvés
-dans ses poches au moment de son arrestation, mais
-encore des lettres de presque toutes les femmes de
-la cour, découvertes dans une cassette à Saint-Mandé.
-Le roi, qui dépouilla lui-même les papiers
-de Fouquet<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">[127]</a>, ne voulut pas que ces tendres correspondances,
-parmi lesquelles fut compris le nom de
-la prude M<sup>me</sup> de Sévigné<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">[128]</a>, figurassent dans l'<i>inventaire</i>
-des papiers du surintendant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127"><span class="label">[127]</span></a> M<sup>lle</sup> de Scudéry blâme indirectement la conduite de Louis XIV, dans
-les <i>Considérations nouvelles sur divers sujets</i>, 1684, 2 vol. in-12, qu'elle
-dédia pourtant au roi. «Après la bataille de Pharsale, dit-elle au chapitre
-<i>de la Magnificence</i>, on remit entre les mains de César des cassettes qui
-contenaient tous les papiers de Pompée. La politique et la prudence eussent
-peut-être voulu qu'il les eût examinées soigneusement. Comme il avait
-résolu, après cette grande victoire, de gagner les c&oelig;urs par la douceur et
-la clémence, il ne voulut point savoir les secrets d'un ennemi vaincu et
-mort, il ne voulut point savoir les noms des amis particuliers de son ennemi
-et fit brûler tous ses papiers sans les lire.»</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128"><span class="label">[128]</span></a> Bussy-Rabutin raconte dans ses <i>Mémoires</i> que le chancelier lui dit que
-les lettres de M<sup>lle</sup> de Sévigné «étaient des lettres d'une amie qui avait eu
-de l'esprit, et qu'elles avaient bien plus <i>réjoui</i> le roi que les douceurs fades
-des autres lettres; mais que le surintendant avait mal à propos mêlé
-l'amour avec l'amitié.» M<sup>me</sup> de Sévigné néanmoins fut très-contrariée de cette
-découverte: «Que dites-vous de <i>tout</i> ce qu'on a trouvé dans ses cassettes?
-dit-elle dans sa lettre du 11 octobre 1661. Je vous assure que quelque
-gloire que je puisse tirer par ceux qui me feront justice de n'avoir jamais
-eu avec lui d'autre commerce que celui-là, je ne laisse pas d'être sensiblement
-touchée de me voir obligée de me justifier et peut-être fort inutilement
-à l'égard de mille personnes qui ne comprendront jamais cette vérité.
-Je pense que vous comprendrez bien aisément la douleur que cela
-fait à un c&oelig;ur comme le mien.»</p>
-</div>
-<p>Celui-ci nia pourtant, avec une énergique et
-noble indignation, avoir rien reçu ni rien écrit de
-semblable à <i>certaines</i> lettres qu'on lui attribuait:</p>
-
-<p>«Ce que je ne puis dissimuler, dit-il (t. 12,
-p. 94 du <i>Procès de M. Fouquet</i>), c'est l'horreur
-des outrages que mes ennemis ont vomi contre
-mon honneur, au moment où j'ai été arrêté, ayant
-méchamment, et par un complot qui ne peut avoir
-été concerté qu'avec les démons les plus enragés,
-supposé des lettres scandaleuses que les plus perdues
-de toutes les femmes publiques ne voudraient
-pas avoir écrites ni pensées, et d'avoir eu l'effronterie
-de les publier sous des noms de personnes de
-qualité qu'on a voulu diffamer par-là, et me rendre
-odieux au roi et au public, encore que tout fût calomnieusement
-forgé dans la boutique de ces abominables
-forgerons qui n'éviteront jamais le châtiment
-de leurs méchancetés, puisqu'elles sont si
-détestables, qu'elles ne sauraient être vengées que
-par l'enfer même qui les a produites, ou par une
-pénitence publique qui répare la réputation de
-toutes les personnes qui peuvent y avoir intérêt.</p>
-
-<p>»On a eu l'impudence de dire que ces lettres
-dissolues avaient été trouvées sous mes scellés, et
-ceux qui les avaient mises dans leur poche, en
-sortant de leur propre maison, ont feint de les avoir
-trouvées dans la mienne. <i>Ils y ont mêlé le nom des
-personnes qui pouvaient animer le roi contre moi</i>,
-et pendant que j'étais rigoureusement détenu et
-sans commerce, on distribuait par tout le royaume
-les copies de ces infâmes compositions d'un infâme
-auteur!</p>
-
-<p>»<i>Peut-on bien seulement entendre le récit de
-<em class="small">CRIMES SI ÉNORMES</em>, sans que les cheveux en dressent
-sur la tête?</i> peut-on s'étonner assez de l'excès
-d'une telle rage? et peut-il rester quelque action à
-laquelle des gens capables d'avoir commis cette exécration
-aient fait scrupule de se porter pour satisfaire
-leurs intérêts et leur ambition, puisqu'ils ont
-bien pu se résoudre à celle-là, qui est le comble de
-toute la malignité la plus diabolique?</p>
-
-<p>»L'on n'a pas voulu me permettre d'informer
-des papiers que l'on a supposés malicieusement entre
-les miens; les coupables ont eu recours à l'autorité
-du roi pour les mettre à couvert d'une recherche
-qu'ils ont eu raison de craindre, et il ne me
-reste pas de voie humaine pour faire connaître la
-vérité. Mais je prie le Dieu vivant, sévère vengeur
-des parjures, en la présence duquel j'ai dicté et signé
-ceci, de me perdre sans miséricorde, si ces
-infâmes lettres qu'on a fait courir par le monde ne
-sont des pièces méchamment et calomnieusement
-fabriquées par mes ennemis, lesquelles n'ont jamais
-été du nombre de mes papiers, et je conjure en
-même temps la justice divine de rendre cette vérité
-si connue et si manifeste, que le roi puisse apprendre
-l'indigne trahison qu'on a faite, non seulement à
-moi, mais à sa majesté, et les honteux artifices dont
-on s'est servi pour surprendre sa bonté et pour l'animer
-à ma perte!»</p>
-
-<p>A cette éloquente déclaration, Fouquet ajouta la
-note suivante, signée de sa main: <i>En écrivant ceci,
-j'en ai juré sur les saints Évangiles de Dieu, en
-présence de mon conseil et de M. d'Artagnan</i>
-(qui le gardait à vue).</p>
-
-<p>Quelles étaient donc ces lettres <i>infâmes</i> qui pouvaient
-<i>animer</i> le roi à la perte de Fouquet? Ce
-n'étaient point assurément ces billets remplis de
-<i>douceurs fades</i>, qui avaient <i>réjoui</i> le roi, selon
-Bussy-Rabutin. Quels étaient ces <i>crimes si énormes</i>
-dont on ne pouvait entendre le récit, <i>sans que les
-cheveux en dressent sur la tête</i>? Fouquet n'eût
-point qualifié de la sorte des propositions galantes
-adressées à M<sup>lle</sup> de La Vallière. Que contenait cette
-cassette, si secrètement ouverte, que Letellier avait
-vu <i>seul avec le roi</i> les lettres qui étaient dedans<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">[129]</a>?
-Pourquoi ce serment fait sur l'Évangile avec tant
-de solennité, pour nier toute participation à des
-lettres <i>scandaleuses</i>? Fouquet paraissait moins ému
-lorsqu'il avait à répondre aux accusations de lèze-majesté,
-de <i>voleries</i> et de complots contre l'État.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129"><span class="label">[129]</span></a> Cette particularité se trouve dans un fragment des <i>Mémoires</i> manuscrits
-de Bussy-Rabutin, cité par M. de Monmerqué dans son édition des
-<i>Lettres de Sévigné</i>, t. 1: ce fragment a été supprimé dans toutes les éditions
-de ces <i>Mémoires</i>. Quant aux lettres de la cassette, M<sup>me</sup> de Motteville
-dit que «le roi et la reine sa mère les ayant toutes lues, y virent des
-choses qui firent tort à beaucoup de personnes.»</p>
-</div>
-<p>Ici l'imagination se perd en conjectures, pour deviner
-les <i>crimes énormes</i> qu'on imputait au surintendant
-et qui ne furent pas articulés contre lui
-dans son procès. On est entraîné malgré soi à réfléchir
-sur la nouvelle d'<i>Adelaïs</i>, cette justification
-posthume de Fouquet.</p>
-
-<p>Le roi, qui était sans doute juge et partie dans
-cette cause, plus scandaleuse que criminelle, se
-garda bien d'ordonner les informations que réclamait
-Fouquet. Mais les copies de ces lettres<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">[130]</a> se
-multiplièrent toutefois, de même que les originaux
-qu'on fabriquait exprès tous les jours pour affliger
-les personnes les plus respectables par leurs m&oelig;urs.
-«Par ces lettres, dit M<sup>me</sup> de Motteville (<i>Mémoires</i>,
-Collect. Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 40, p. 143), on vit qu'il
-y avait des femmes et des filles qui passaient pour
-sages et honnêtes, qui ne l'étaient pas. Il y en eut
-même de celles-là qui souffrirent pour lui, qui firent
-voir que ce ne sont pas toujours les plus aimables,
-les plus jeunes ni les plus galans, qui ont les
-meilleures fortunes, et que c'est avec raison que les
-poètes ont feint la fable de Danaé et de la pluie
-d'or.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130"><span class="label">[130]</span></a> Quelques-unes de ces curieuses lettres nous ont été conservées: elles
-étaient dans les archives de la Bastille, avec cette note écrite sur la liasse:
-«Toutes ces copies ont été données à Limoges à M. de La Fresnaye, le 17
-novembre 1661.» Les éditeurs des <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>
-ont recueilli ces copies, dont l'authenticité est incontestable; t. 1, p. 55 et
-suivantes.</p>
-</div>
-<p>La pourvoyeuse ordinaire de Fouquet, M<sup>me</sup> Duplessis-Bellière,
-qui s'était chargée de marchander
-les faveurs de M<sup>lle</sup> de La Vallière, fut exilée à Montbrison,
-et les demoiselles de Menneville et de
-Montalais, qui avaient trempé dans la conspiration
-contre la fidélité de la belle maîtresse du roi, furent
-envoyées dans un couvent, malgré leur condition
-de filles d'honneur de la reine.</p>
-
-<p>Cependant les soupçons restèrent dans les jeunes
-têtes de la cour, au sujet des relations de Fouquet
-avec M<sup>lle</sup> de La Vallière; car, si d'une part on montrait
-une lettre de M<sup>me</sup> Duplessis au surintendant:
-«Je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais, lorsqu'on
-résiste à vos intentions. Je ne puis sortir de
-colère, lorsque je songe que cette demoiselle a fait
-la capable avec moi; pour captiver sa bienveillance,
-je l'ai encensée par sa beauté qui n'est pourtant pas
-grande, et puis lui ayant fait connaître que vous
-empêcheriez qu'elle ne manquât de rien et que vous
-aviez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma
-contre moi, disant que vingt-cinq mille n'étaient
-pas capables de lui faire faire un faux pas;
-et elle me répéta cela avec tant de fierté, que, quoique
-je n'aie rien oublié pour la radoucir avant que
-de me séparer d'elle, je crains fort qu'elle n'en parle
-au roi; de sorte qu'il faudra prendre le devant;
-pour cela, ne trouvez-vous pas à propos de dire,
-pour la prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent
-et que vous lui en avez refusé<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">[131]</a>?» d'une autre
-part, on donnait une interprétation contraire à cette
-lettre de Fouquet, qu'on supposait adressée à mademoiselle
-de La Vallière: «Puisque je fais mon unique
-plaisir de vous aimer, vous ne devez pas douter
-que je ne fasse ma joie de vous satisfaire; j'aurais
-pourtant souhaité que l'affaire que vous avez désirée
-fût venue purement de moi: mais je vois bien qu'il
-faut qu'il y ait toujours quelque chose qui trouble
-ma <i>félicité</i>, et j'avoue, ma chère demoiselle, qu'elle
-serait trop grande, si la fortune ne l'accompagnait
-quelquefois de quelques traverses. Vous m'avez causé
-aujourd'hui mille distractions, en parlant au roi;
-mais je me soucie fort peu de ses affaires, pourvu
-que les nôtres aillent bien<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">[132]</a>.» Le voile des carmélites
-fut depuis jeté sur ces souvenirs, qui n'avaient
-pas de quoi plaire à l'orgueilleux prince.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131"><span class="label">[131]</span></a> Toute la lettre est imprimée à la p. 58, du t. 1 des <i>Mémoires historiques
-sur la Bastille</i>. M. de Monmerqué, qui ne hasarde jamais une citation
-sans remonter à la source originale, a pourtant reproduit cette lettre dans
-une note des <i>Mémoires de Conrard</i>, ce qui fait présumer qu'il l'avait
-trouvée dans les manuscrits de ce laborieux compilateur.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132"><span class="label">[132]</span></a> C'est l'abbé de Choisy qui rapporte cette lettre (<i>Mémoires</i>, Coll. Petitot,
-2<sup>e</sup> série, t. 63, p. 264); il la croit adressée à M<sup>lle</sup> de Montalais, l'une
-des maîtresses du surintendant; mais cette fille d'honneur ne parlait pas au
-roi, de manière à causer <i>mille distractions</i> à Fouquet. Les éditeurs ont lu
-dans le manuscrit les <i>vôtres</i> au lieu des <i>nôtres</i>, ce qui ne répond pas au
-sens général de la lettre.</p>
-</div>
-<p>Mais lorsque, vers l'année 1680, la veuve Scarron,
-devenue marquise de Maintenon, parvint, à force
-de finesse, d'intrigue et de fausseté, à supplanter
-M<sup>me</sup> de Montespan, et à se guinder jusqu'au lit
-royal, Louis XIV eut tout-à-coup les oreilles rebattues
-de ces anciennes lettres découvertes dans
-la cassette de Fouquet, pièces de conviction des
-mystères voluptueux de Saint-Mandé.</p>
-
-<p>Alors on reproduisit ce billet de M<sup>me</sup> Scarron:
-«Je ne vous connais point assez pour vous aimer,
-et quand je vous connaîtrais, peut-être vous aimerais-je
-moins. J'ai toujours fui le vice, et naturellement
-je hais le péché; mais je vous avoue que je
-hais encore davantage la pauvreté. J'ai reçu vos
-dix mille écus: si vous voulez en apporter encore
-dix mille dans deux jours, je verrai ce que j'aurai
-à faire.»</p>
-
-<p>On commenta cet autre billet, plus concluant
-que le premier: «Jusqu'ici j'étais si bien persuadée
-de mes forces, que j'aurais défié toute la terre;
-mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai
-eue avec vous m'a charmée. J'ai trouvé dans votre
-entretien mille douceurs, à quoi je ne m'étais pas
-attendue: enfin, si je vous vois seul jamais, je ne
-sais ce qui arrivera<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">[133]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133"><span class="label">[133]</span></a> Ces deux billets sont dans les <i>Mém. hist. sur la Bastille</i>, t. 1, p. 57.
-La Beaumelle, dans les <i>Mémoires de M<sup>me</sup> de Maintenon</i>, t. 1, ch. 15,
-raconte, avec ses réticences ordinaires, l'anecdote à laquelle ces lettres
-ont rapport. «Après la mort de Scarron, sa veuve alla demander au surintendant
-la survivance de la pension qu'il faisait au pauvre poète, et Fouquet
-voulut avoir les bénéfices de sa libéralité: il envoya un écrin magnifique
-à la belle veuve, qui, éclairée sur les intentions de ce protecteur
-intéressé, refusa les diamans et garda sa vertu.» La Beaumelle n'a pas
-réussi cependant à innocenter la démarche de M<sup>me</sup> Scarron auprès du sultan
-de Saint-Mandé.</p>
-</div>
-<p>Ces billets-doux et d'autres prirent des voix offensantes
-propres à chagriner le roi, qui avait disgracié
-son favori Lauzun pour le punir de s'être
-caché sous le lit de M<sup>me</sup> de Montespan, et qui
-sentait les vieilles piqûres d'amour-propre aussi
-cuisantes que de nouvelles.</p>
-
-<p>Ce fut bien pis quand on tira des lettres de Scarron
-une preuve assez malhonnête des rendez-vous
-de Françoise d'Aubigné et de Fouquet: «M<sup>me</sup> Scarron,
-écrivait le cul-de-jatte au maréchal d'Albret,
-a été à Saint-Mandé. Elle est fort satisfaite de la
-civilité de M<sup>me</sup> la surintendante, et je la trouve si
-férue de tous ses attraits, que j'ai peur qu'il ne s'y
-mêle quelque chose d'impur?»</p>
-
-<p>On se rappela une foule de passages des lettres
-de Scarron, qu'on avait recueillies autrefois comme
-des chefs-d'&oelig;uvre de goût dans les ruelles de l'hôtel
-Rambouillet. Ici, M<sup>me</sup> Scarron avait gagné des flacons
-d'argent aux loteries du surintendant; là,
-le mari réclamait l'exécution des promesses faites
-à sa femme par Fouquet; Scarron recommandait
-l'un après l'autre tous les parens de sa femme, et
-mettait toujours sa femme en avant pour obtenir des
-<i>dons</i> et des grâces de son <i>héros, le plus généreux
-de tous les hommes, aussi bien que le plus habile
-homme du siècle</i><a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">[134]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134"><span class="label">[134]</span></a> Voyez les lettres de Scarron dans ses <i>Dernières &oelig;uvres</i>, Paris, 1752,
-in-12, t. 2. «La requête que je vous envoie, écrit-il à Fouquet, est pour
-un parent de ma femme, qui a toujours été bon serviteur du roi, et qui
-est persuadé que vous me faites l'honneur de m'aimer.» Il écrit une autre
-fois: «Cette affaire est la dernière espérance de ma femme et de moi.»
-Il ne se lasse point de demander: «Je vous prie de vous souvenir de la
-promesse que vous avez faite à ma femme touchant le marquisat de son
-cousin de Circe.» Il ne rougit pas même de son rôle d'importun: «Je
-crois qu'il ne se passe point de jour que quelque chevalier ou quelque
-dame affligée ne vous aille demander un don.»</p>
-</div>
-<p>Mais ce qui fournit surtout des armes à la malignité
-contre M<sup>me</sup> de Maintenon, ce fut le souvenir
-de la querelle de Scarron contre Gilles Boileau, qui
-avait peu <i>ménagé</i> la femme du cul-de-jatte dans
-cette épigramme:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vois sur quoi ton erreur se fonde,</div>
-<div class="verse">Scarron, de croire que le monde</div>
-<div class="verse">Te va voir pour ton entretien:</div>
-<div class="verse">Quoi! ne vois-tu pas, grosse bête,</div>
-<div class="verse">Si tu grattais un peu ta tête</div>
-<div class="verse">Que tu le devinerais bien<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">[135]</a>?</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135"><span class="label">[135]</span></a> Malgré les apologies de La Beaumelle, qui représente la jeunesse de
-Françoise d'Aubigné comme très-édifiante, il paraît certain que cette amie
-de Ninon menait une vie peu régulière, et fréquentait une compagnie
-où les exemples de libertinage ne lui manquaient pas, témoin ce passage
-d'une lettre de son mari: «L'honneur de votre souvenir, écrivait-il au
-duc d'Elbeuf, me consolera de l'absence de M<sup>me</sup> Scarron, que M<sup>me</sup> de Montchevreuil
-m'a enlevée. J'ai grand'peur que cette dame débauchée ne la
-fasse devenir sujette au vin et aux femmes, et ne la mette sur les dents
-devant que me la rendre.» Au reste, Scarron savait à quoi s'en tenir
-sur la conduite de sa femme, qu'il révéla lui-même dans une chanson,
-avec laquelle on tympanisait à la cour M<sup>me</sup> de Maintenon: cette chanson
-finit ainsi:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Pour porter à l'aise</div>
-<div class="verse i1">Votre chien de cu,</div>
-<div class="verse">Tous les jours une chaise</div>
-<div class="verse i1">Coûte un bel écu</div>
-<div class="verse">A moi, pauvre cocu.</div>
-</div>
-</div>
-<p>Scarron, piqué au vif d'avoir <i>deviné</i>, ne s'était
-pas contenté de répondre par un débordement d'épigrammes
-grossières; il avait appelé à son aide la
-protection de son bienfaiteur, qui fit cesser ce combat
-poétique où M<sup>me</sup> Scarron était exposée à de rudes
-vérités; car Gilles Boileau menaçait de ne plus
-<i>garder de mesures pour le sexe</i>; mais on lui ferma
-la bouche en lui remontrant que <i>les coups d'épigramme
-pourraient dégénérer en coups de bâton</i>.
-M<sup>me</sup> Scarron avait eu l'esprit de ne pas <i>daigner
-s'offenser</i> de l'épigramme <i>fort insolente</i> décochée
-contre elle; Fouquet s'en offensa et força Boileau
-de récuser ses vers, avant que des <i>personnes de
-qualité</i> se chargeassent <i>d'office</i> de venger l'honneur
-des dames. Scarron avoua qu'il n'y avait <i>rien de
-commun</i> entre lui et sa femme, comme le lui reprochait
-son adversaire, et il adressa le récit du débat
-satirique au surintendant qui en était la cause indirecte<a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">[136]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136"><span class="label">[136]</span></a> <i>Dernières &oelig;uvres</i> de Scarron, éd. de 1752, t. 2, p. 198 et suiv.</p>
-</div>
-<p>Les ennemis de M<sup>me</sup> de Maintenon eurent beau
-jeu pour la décrier, en exhumant ses anciennes galanteries
-et en faisant sonner haut la somme dont
-Fouquet avait payé, vingt ans auparavant, ce que
-le roi payait alors plus chèrement de sa gloire et de
-sa couronne. «M<sup>me</sup> de Montespan n'a rien oublié
-pour me nuire, écrivait en 1679 M<sup>me</sup> de Maintenon:
-elle a fait de moi le portrait le plus affreux.» Elle
-écrivait à son frère vers la même époque: «Il n'y a
-<i>rien de nouveau</i> dans les déchaînemens que l'on a
-contre moi<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>;» et dans une autre lettre: «Ne prenez
-point feu sur le mal que vous entendez dire de
-moi. On est enragé, et on ne cherche qu'à me nuire.
-Si on n'y réussit pas, nous en rirons; si l'on y réussit,
-nous souffrirons avec courage. Veillez à vos discours
-par rapport à moi. On vous en fait tenir de
-bien insensés, qu'on me répète avec complaisance;
-du reste on s'accoutume à tout<a href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137"><span class="label">[137]</span></a> <i>Lettres de M<sup>me</sup> de Maintenon</i>, 1756, t. 1, p. 178 et suiv.</p>
-</div>
-<p>En 1676, la Brinvilliers avait accusé Fouquet de
-tentatives d'empoisonnement, sans doute sur la personne
-du roi: «Admirez le malheur, s'écrie M<sup>me</sup> de
-Sévigné à cette occasion (lettre du 22 juillet), cette
-créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait et a
-dit ce qu'on ne demandait pas; par exemple, elle a
-dit que M. Fouquet avait envoyé Glazel, leur apothicaire
-empoisonneur, en Italie, pour avoir une herbe
-qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle
-chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement,
-et quel prétexte pour <i>achever</i> ce pauvre infortuné!
-Tout cela est bien suspect; on ajoute encore
-bien des choses.» Cette dénonciation, que les
-ennemis de Fouquet avaient soufflée sans doute à
-l'empoisonneuse sur la sellette, rappela qu'on avait
-trouvé des poisons sous les scellés mis en 1661 dans
-la maison de Saint-Mandé, et qu'on avait autrefois
-soupçonné le surintendant de s'être défait du
-cardinal Mazarin<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">[138]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138"><span class="label">[138]</span></a> «On a dit qu'on avait trouvé des poisons chez lui, et on eut quelque
-soupçon qu'il avait empoisonné le feu cardinal.» <i>Mémoires de M<sup>me</sup> de
-Motteville</i>, Coll. Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 40, p. 145. On lit dans les <i>Lettres</i>
-de Guy-Patin, 7 mars 1661: «Il court un bruit que je tiens faux, que
-l'on a découvert que le cardinal Mazarin est mort empoisonné; ôtés les petits
-grains d'opium et un peu de vin émétique que l'on peut lui avoir donnés,
-ses veilles perpétuelles, sa tumeur &oelig;démateuse, ses faiblesses inopinées,
-ses suffocations nocturnes, son dégoût universel et la perte d'appétit, en
-voilà plus qu'il n'en faut pour mourir sans poison, mais c'est que l'on ne
-peut empêcher les sots de parler.»</p>
-</div>
-<p>Au commencement de 1680, la Voisin, dont le
-procès fut la continuation de celui de la Brinvilliers,
-ne manqua pas sans doute d'accuser aussi Fouquet,
-elle qui imputait des homicides à Racine et à La
-Fontaine!</p>
-
-<p>Un vieux prêtre, Étienne Guibourg, complice et
-co-accusé de la Voisin, déclara devant la <i>Chambre
-ardente</i> de l'Arsenal, qu'<i>on avait formé le complot
-d'empoisonner M. Colbert</i>, et qu'un nommé Damy
-avait été chargé d'exécuter ce crime qui ne réussit
-pas, la dose du poison n'étant point assez forte pour
-causer la mort; il déclara en outre «que M. Pinon-Dumartray,
-conseiller au parlement, avait des liaisons
-avec lui, et qu'il lui avait dit qu'il avait dessein
-d'empoisonner le roi, contre lequel il avait,
-disait-il, beaucoup de ressentiment de ce qu'il avait
-fait emprisonner M. Fouquet, dont M. Pinon était
-parent<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">[139]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139"><span class="label">[139]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, t. 1, p. 138. J'ai cherché à découvrir
-les interrogatoires et les procédures de la Chambre des poisons;
-j'espérais y puiser de plus amples détails sur l'accusation portée contre
-Fouquet; mais j'ai su de M. Villenave que les pièces les plus importantes
-avaient été détruites avant la révolution. Cependant beaucoup de papiers
-relatifs à cette affaire restaient encore, tirés des archives de la Bastille;
-M. de Monmerqué les avait triés et analysés en partie à la Bibliothèque
-de l'Arsenal, lorsqu'il s'occupait de sa précieuse édition des <i>Lettres de
-M<sup>me</sup> de Sévigné</i>; depuis quinze ans, ces papiers sont rentrés dans les
-greniers, et nous n'avons pas réussi à les découvrir de nouveau, malgré
-de nombreuses démarches pour en retrouver la trace.</p>
-</div>
-<p>Le nom de Fouquet figura donc dans ce lugubre
-et mystérieux procès dont les pièces furent anéanties
-avec soin, comme pour effacer les vestiges des iniquités
-de la justice. Quelle devait être la fureur du
-roi contre Fouquet, quand on voit Louis XIV, fanatisé
-par M<sup>me</sup> de Maintenon, envoyer à la Bastille
-son brave maréchal de Luxembourg, exiler son ancienne
-maîtresse, la comtesse de Soissons, et laisser
-traîner sur la sellette les plus illustres personnages
-de sa cour, confrontés avec de vils scélérats qui,
-dans l'espoir de se soustraire au bûcher, se rattachaient
-à tout ce qui était puissant et honorable en
-France! Qu'on juge le fanatisme de Louis XIV par
-ces paroles: «J'ai bien voulu que M<sup>me</sup> la comtesse
-de Soissons se soit sauvée; peut-être un jour en
-rendrai-je compte à Dieu et à mes peuples<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">[140]</a>!»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140"><span class="label">[140]</span></a> <i>Lettres de M<sup>me</sup> de Sévigné</i>, 24 janvier 1680. On peut apprécier quelles
-intrigues avaient lieu dans le sein de la Chambre ardente, par ce passage
-d'une autre lettre du 14 février 1680 (quinze jours avant la prétendue
-mort de Fouquet): «La Chambre de l'Arsenal a recommencé&hellip; Il y eut
-un homme qui n'est point nommé, qui dit à M. de la Reynie: «Mais,
-monsieur, à ce que je vois, nous ne travaillons ici que sur des sorcelleries
-et des diableries dont le parlement de Paris ne reçoit point les accusations.
-Notre commission est pour les poisons; d'où vient que nous écoutons
-autre chose?» La Reynie fut surpris et lui dit: «Monsieur, nous avons
-des ordres secrets.&mdash;Monsieur, dit l'autre, faites-nous une loi et nous
-obéirons comme vous; mais, n'ayant pas vos lumières, je crois parler selon
-la raison de dire ce que je dis.» Je pense que vous ne blâmez pas la
-droiture de cet homme, qui pourtant ne veut pas être connu.»</p>
-</div>
-<p>Ce fut le dernier coup contre le pauvre prisonnier.
-Mais Louis XIV avait reçu de belles leçons
-de piété dans ses conférences mystiques avec M<sup>me</sup> de
-Maintenon: il n'ordonna pas la mort réelle de
-Fouquet.</p>
-
-
-<h3>VI.</h3>
-
-<p>L'histoire du geôlier peut servir encore à éclaircir
-celle du prisonnier.</p>
-
-<p>M. Saint-Mars, qui eut tour à tour la garde de
-Fouquet et du <i>Masque de Fer</i>, s'appelait Bénigne
-d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars. C'était un
-petit gentilhomme champenois, des environs de
-Montfort-l'Amaury, qui n'avait aucune ressource
-de patrimoine lorsqu'il fut admis dans la première
-compagnie des mousquetaires du roi. Son exactitude
-dans le service lui fit obtenir le grade de maréchal-de-logis
-à l'âge de trente-quatre ans, et, en cette
-qualité, il contribua avec son capitaine d'Artagnan
-à l'arrestation de Fouquet.</p>
-
-<p>Durant tout le procès, il remplit rigoureusement
-l'emploi de surveillant auprès de l'accusé, et l'ardeur
-avec laquelle il s'acquittait de son devoir attira
-sur lui l'attention du roi, qui s'applaudit d'avoir
-trouvé l'homme qu'il cherchait pour l'attacher
-irrévocablement à la garde de Fouquet, condamné
-à une détention perpétuelle. On le nomma, en décembre
-1664, capitaine d'une compagnie-franche,
-avec le titre de commandant de la prison de Pignerol
-et les appointemens de gouverneur de place
-forte (6000 livres), pour garder Fouquet. Son autorité,
-à peu près absolue dans le <i>donjon</i>, se trouvait
-indépendante de celle du lieutenant du roi,
-M. Lamothe de Rissan, comme de celle du gouverneur
-de la ville, M. d'Herleville.</p>
-
-<p>A peine installé dans son commandement, Saint-Mars,
-qui ne voulait pas s'arrêter au début de sa
-fortune, se mit en mesure de poursuivre ce chemin,
-en épousant une demoiselle de Moresant, fille
-d'un simple bourgeois de Paris, mais s&oelig;ur du commissaire
-des guerres de Pignerol, et de la belle
-M<sup>me</sup> Dufresnoy, maîtresse du marquis de Louvois,
-qui avait fait créer pour elle une charge de <i>dame du
-lit de la reine</i>. Il gagna donc les bonnes grâces de
-Louvois par l'entremise de M. Dufresnoy, premier
-commis au département de la guerre; et l'appui de
-M<sup>me</sup> Dufresnoy <i>ne lui a pas nui dans l'occasion</i>.</p>
-
-<p>Tant que dura ostensiblement la prison de Fouquet,
-Saint-Mars jouit d'un crédit considérable à la
-cour: il procurait des places, des grades et des pensions
-aux gens qu'il recommandait à Louvois; il
-balançait sans cesse l'autorité du lieutenant du roi
-et du gouverneur de Pignerol réunis; il recevait tous
-les ans d'énormes <i>gratifications</i> sur la cassette du
-roi. Enfin la manière dont il avait gardé Fouquet,
-malgré toutes les tentatives faites pour sa délivrance,
-invita le roi à remettre dans les mains de ce geôlier
-infatigable un nouveau prisonnier plus difficile à
-conserver. Les ruses du comte de Lauzun échouèrent
-encore contre la vigilance de Saint-Mars, à qui
-la mort enleva, dit-on, le malheureux Fouquet en
-1680; un an après, Lauzun lui fut enlevé aussi par
-des lettres de grâce<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">[141]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141"><span class="label">[141]</span></a> <i>Mémoires de M. d'Artagnan</i> (par Sandras de Courtilz), Cologne,
-1701, 3 vol. in-12, t. 3, p. 222 et 385. <i>Annales de la cour et de Paris
-pour les années 1697 et 1698</i> (par le même), Cologne, 1701, 2 vol. in-18,
-t. 2, p. 380. Ces deux ouvrages nomment <i>la Moresanne</i>, la famille à laquelle
-appartenait la femme de Saint-Mars. Ce nom est écrit <i>Damorezan</i>
-dans les correspondances de Louvois; <i>Histoire de la détention des Philosophes</i>,
-t. 1. C'est d'après une lecture attentive de ces correspondances,
-qu'on peut se fixer sur la nature des pouvoirs confiés à Saint-Mars.</p>
-</div>
-<p>Cependant Saint-Mars, exclusivement occupé de
-la prison qu'il gouvernait depuis plus de seize ans
-avec autant d'ordre que d'adresse, refusa, en 1681,
-le commandement militaire de la citadelle de Pignerol,
-que le roi lui offrait en récompense de ses
-services, et n'accepta qu'à regret le gouvernement
-du fort d'Exilles, vacant par la mort de M. de Lesdiguières:
-il s'y rendit la même année avec <i>deux</i>
-prisonniers seulement, amenés de Pignerol chacun
-dans une litière fermée. Ces prisonniers, qui <i>n'avaient
-aucun commerce</i>, furent certainement le secrétaire
-du duc de Mantoue et l'homme au masque.
-«Comme il y a toujours quelqu'un de mes deux
-prisonniers malades, écrivait-il le 4 décembre 1681,
-ils me donnent autant d'occupation que jamais j'en
-ai eue autour de ceux que j'ai gardés<a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">[142]</a>.» Ils restèrent
-<i>dans les remèdes</i> pendant plusieurs années,
-et Matthioli mourut à Exilles: certainement Saint-Mars
-ne transféra qu'un seul prisonnier aux îles
-Sainte-Marguerite, dont il fut institué gouverneur
-en 1687.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142"><span class="label">[142]</span></a> Voyez les lettres de Louvois et de Saint-Mars recueillies aux archives
-des Affaires étrangères par MM. Roux-Fazillac et Delort.</p>
-</div>
-<p>Ces changemens de résidence n'étaient peut-être
-pas sans dangers et sans inconvéniens, puisque
-Saint-Mars les souhaitait peu; et il ne se fût pas pressé
-de se rendre à son nouveau poste, sans un ordre de
-Louvois, qui le força de partir immédiatement avec
-son prisonnier malade. La mort du ministre qui avait
-toujours favorisé en lui le beau-frère de M<sup>me</sup> Dufresnoy
-n'influa pas sur son crédit à la cour; car il
-avait marié son fils unique, qu'il perdit bientôt
-après, à la fille de M. Desgranges, premier commis
-du comte de Pontchartrain, secrétaire-d'état de la
-marine, puis chancelier de France; mais Saint-Mars,
-qui était <i>déjà fort vieux et gras</i><a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">[143]</a>, désirait
-du repos: il essaya de refuser, en 1698, le
-gouvernement de la Bastille, vacant par la mort de
-M. de Bessemaux, et répondit que «s'il plaisait à
-Sa Majesté de le laisser où il était, il y demeurerait
-volontiers.» Barbezieux le força d'accepter sa nomination,
-et le roi cassa, quelques jours après, une
-compagnie qui avait été créée tout exprès pour la
-garde de Fouquet, et que Saint-Mars avait menée
-avec lui aux îles Sainte-Marguerite et de Saint-Honorat,
-quoique la prétendue mort de Fouquet semblât
-devoir motiver le licenciement de cette compagnie.
-Saint-Mars alla donc à Paris avec <i>son prisonnier</i>
-et toutes les personnes qui possédaient ce
-secret.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143"><span class="label">[143]</span></a> Cette épithète doit s'entendre de la richesse de Saint-Mars, car il est
-impossible de l'appliquer au portrait physique de cet officier, que Renneville
-a peint de couleurs tout-à-fait différentes: «C'était un petit vieillard,
-dit-il dans le récit de la réception que lui fit ce gouverneur de la Bastille
-en 1703, de <i>très-maigre</i> apparence, branlant de la tête, des mains et de
-tout son corps.» <i>Hist. de la Bastille</i>, t. 1, p. 32.</p>
-</div>
-<p>Ces personnes étaient aussi les mêmes qui avaient
-eu part à la garde de Fouquet, et par conséquent
-leur fidélité se trouvait garantie par l'épreuve du
-temps, non moins que par des raisons d'intérêt ou
-de famille.</p>
-
-<p>Saint-Mars, dès l'origine de son commandement
-à Pignerol, s'était entouré de plusieurs de ses parens<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">[144]</a>
-qui le secondèrent avec zèle, dans l'espoir de
-faire leur fortune: son cousin-germain, M. de Blainvilliers,
-mousquetaire du roi, et <i>lieutenant à la
-garde de M. Fouquet</i>, était souvent l'entremetteur
-des rapports confidentiels du gouverneur au ministre,
-et des ordres du ministre au gouverneur: il
-allait fréquemment de Pignerol à Versailles et à
-Saint-Germain<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">[145]</a>, pour y porter des dépêches secrètes
-concernant les <i>affaires</i> de la prison; il suivit
-Saint-Mars au fort d'Exilles; mais tout fait supposer
-qu'il mourut avant le passage de son parent
-au gouvernement de la Bastille.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144"><span class="label">[144]</span></a> Voici l'indication de quelques titres trouvés parmi d'anciens papiers
-relatifs à la terre de Blainvilliers; M. Barbier d'Aucourt, qui les a découverts,
-a bien voulu nous les communiquer pour ajouter aux renseignemens
-que nous avions puisés dans l'ouvrage de Renneville sur la famille
-de Saint-Mars, laquelle ne figure pas dans les généalogies de Champagne,
-publiées en 1673 d'après les <i>Recherches faites sous la direction de M. de
-Caumartin</i>, 2 vol. gr. in-f<sup>o</sup>.</p>
-
-<p>«Le 20 juillet 1670, le sieur Zachée de Byot, écuyer, seigneur de Blainvilliers,
-mousquetaire du roi et lieutenant à la garde de M. Fouquet
-dans la citadelle de Pignerol, prête foi et hommage pour le fief de Blainvilliers.»</p>
-
-<p>«Le 22 juillet 1670. Quittance de 500 liv. au nom de M. de Blainvilliers,
-lieutenant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle de Pignerol,
-pour droits de lots et ventes, à cause de l'acquisition qu'il a faite de
-Bénigne d'Auvergne, sieur de Saint-Mars, son cousin germain, des héritages
-qui lui appartenaient de la succession du sieur de Blainvilliers,
-leur oncle, duquel ledit seigneur de Saint-Mars était héritier pour une
-sixième portion, suivant le partage qui en a été fait avec le sieur de Formanoir.»</p>
-
-<p>«Le 12 mars 1671. Eloy de Formanoir, seigneur de Corbest, tant en
-son nom à cause de damoiselle Marguerite d'Auvergne, son épouse, que
-comme ayant les droits cédés par écrit sous seing-privé, en date du
-22 novembre 1664, de Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars,
-maréchal-des-logis des mousquetaires du roi et son lieutenant dans la
-citadelle de Pignerol, fait une déclaration d'aveu pour le même fief.»</p>
-
-<p>«Le 23 décembre 1714. Transaction pour une pièce de terre entre le
-sieur Jean Presle, laboureur, et messire Guillaume de Formanoir, chevalier,
-seigneur de Palteau, demeurant ordinairement en ladite terre de
-Palteau, en Bourgogne, messire Louis Joseph de Formanoir, seigneur
-de Saint-Mars et chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis, demeurant
-ordinairement à Montfort, et le sieur Salmon, prêtre, fondé de
-procuration de messire Louis de Formanoir, chevalier, seigneur d'Erimont,
-commandant une compagnie pour le service de Sa Majesté aux
-îles Sainte-Marguerite.»</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145"><span class="label">[145]</span></a> Voyez la correspondance de Louvois, notamment les lettres du 29 juillet
-1678, 18 août 1679, 1<sup>er</sup> octobre 1679, etc., t. 1 de l'<i>Histoire de la détention
-des Philosophes</i>: «J'ai entretenu le sieur de Blainvilliers, écrit Louvois
-le 1<sup>er</sup> décembre 1678, et je continuerai à lui parler de temps en temps
-dans les heures de loisir que je pourrai avoir.»</p>
-</div>
-<p>Un neveu de Saint-Mars, nommé Guillaume de
-Formanoir, dit <i>Corbé</i>, parce qu'il avait d'abord
-porté le titre de la seigneurie de Corbest, fut, pendant
-plus de trente ans, le confident et l'auxiliaire
-de son oncle, qu'il accompagna de Pignerol à la
-Bastille, en qualité de sous-lieutenant, puis de lieutenant,
-dans la compagnie-franche chargée de la
-surveillance des prisonniers: il était encore <i>plus
-laid et plus méchant</i> que Saint-Mars, dont il espérait
-être le successeur; mais, trompé dans son attente,
-il quitta le service du roi, et sortit alors de la
-Bastille, où il était abhorré, pour se retirer en Champagne,
-dans la terre de Palteau que son oncle en
-mourant lui avait laissée avec d'autres biens. Ses
-friponneries, ses crimes, sont marqués au fer rouge
-par Constantin de Renneville, qui en avait tant souffert;
-mais l'infâme <i>Corbé</i> était devenu M. de Palteau,
-pour <i>jouir en paix du sang et des larmes
-de mille malheureux dont ses richesses étaient le
-prix</i><a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">[146]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146"><span class="label">[146]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 76; t. 5, p. 406.</p>
-</div>
-<p>D'autres neveux de Saint-Mars remplirent long-temps
-des grades presque héréditaires dans les compagnies-franches
-des prisons d'état, en récompense
-du dévouement éprouvé de ce vieux gardien de Fouquet
-et du <i>Masque de Fer</i>.</p>
-
-<p>Le major Rosarges, dont le nom figure dans le
-Journal de Dujonca et dans l'extrait mortuaire de
-<i>Marchialy</i>, était encore une créature de Saint-Mars,
-qui l'amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille,
-et le fit major du château. Ce provençal, <i>le plus
-brutal des hommes</i>, avait passé toute sa vie auprès
-du gouverneur, et il mourut le 19 mai 1705, <i>les intestins
-brûlés par la quantité excessive d'eau-de-vie
-qu'il avait bue</i><a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">[147]</a>. Rosarges remplaçait Saint-Mars
-dans les rares et courtes absences que celui-ci
-fut forcé de faire avec la permission du ministre, et
-c'est lui sans doute que Saint-Mars désigne sous ce
-titre: <i>mon officier</i>, en faisant mention de la personne
-de confiance qui avait soin du prisonnier
-masqué, et qui ne devait <i>jamais lui parler</i><a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">[148]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147"><span class="label">[147]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 43, p. 79; t. 3,
-p. 393.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148"><span class="label">[148]</span></a> Lettres de Louvois, du 4 décembre 1681, et de Saint-Mars à Louvois,
-du 11 mars 1682 et du 20 janvier 1687; dans l'ouvrage de Roux-Fazillac.</p>
-</div>
-<p>Saint-Mars, arrivant à la Bastille, était encore
-accompagné du nommé Lécuyer, qui le servait depuis
-trente ans, et qu'il fit capitaine des portes. Ce
-vieillard, <i>bien moins méchant que le major, avait
-encore quelque espèce de crainte de Dieu</i>. Le
-porte-clef Ru, provençal, venait aussi des îles
-Sainte-Marguerite, à la suite du <i>Masque de Fer</i><a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">[149]</a>.
-L'abbé Giraut, qui confessa cet inconnu à l'article
-de la mort, <i>ce bouc exécrable</i>, comme l'appelle
-Renneville, avait été confesseur des prisonniers aux
-îles Sainte-Marguerite, et probablement à Pignerol,
-avant de passer comme aumônier à la Bastille, où
-ses débauches et ses dilapidations eurent grand besoin
-de la faveur spéciale de Saint-Mars pour n'être
-pas démasquées et punies<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">[150]</a>. Il savait sans doute le
-nom et la condition du prisonnier qu'il confessait.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149"><span class="label">[149]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 54 et 79.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150"><span class="label">[150]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 82.</p>
-</div>
-<p>Quant à Reilh, qui signa l'acte de décès sur les
-registres de Saint-Paul, ce chirurgien était entré à
-la Bastille par la recommandation de l'abbé Giraut;
-et comme il avait été <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> dans une compagnie
-d'infanterie, on peut présumer que l'apprentissage
-de ce <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> eut lieu aux îles Sainte-Marguerite
-sous les yeux de Saint-Mars, qui donnait ses <i>vieilles
-perruques</i> et <i>ses vieux justaucorps</i> à ce sinistre
-opérateur, aussi mal famé que sa médecine parmi
-les pensionnaires de la prison<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">[151]</a>. Abraham Reilh,
-complaisant du gouverneur, qui ajouta pour lui le
-titre et les appointemens d'apothicaire à ceux de chirurgien
-du château, devait peut-être cette faveur à
-sa discrétion, en cas qu'il fût le même <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> qui
-trouva au bord de la mer une chemise couverte
-d'écriture, et l'apporta sur-le-champ à Saint-Mars,
-sans avoir rien lu de ce qu'elle contenait. Mais alors
-il ne faudrait pas admettre le reste de la tradition
-qui raconte que ce <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> fut trouvé mort dans
-son lit.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151"><span class="label">[151]</span></a> <i>Idem</i>, t. 1, p. 79.</p>
-</div>
-<p>Saint-Mars, en se rendant à la Bastille, avait
-obéi à contre-c&oelig;ur, comme s'il craignait de perdre
-bientôt <i>son</i> prisonnier, qui ne survécut que quatre
-années et demie à sa translation, et Saint-Mars, qui
-avait plus de quatre-vingts ans à cette époque, resta
-gouverneur jusqu'à sa mort. Quand elle arriva, le
-26 septembre 1708, il était entièrement oublié du
-monde, auquel il avait dit adieu depuis 1661, pour
-partager pendant près d'un demi-siècle la captivité
-d'une grande victime<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">[152]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152"><span class="label">[152]</span></a> <i>Annales de la cour et de Paris</i>, t. 2, p. 380 et 381. <i>Inquisition française</i>
-ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 73 et suiv.</p>
-</div>
-<p>Le caractère de Saint-Mars a été jugé diversement,
-selon les temps et les personnes. «On dit que
-celui qui gardera M. Fouquet à Pignerol est un
-fort honnête homme,» écrivait M<sup>me</sup> de Sévigné, le
-25 janvier 1665. «C'était un homme sage et exact
-dans le service,» disent les <i>Mémoires de d'Artagnan</i>.
-«On jeta les yeux sur lui, dit Constantin de
-Renneville qui ne pouvait qu'être partial au sortir
-de la Bastille, parce qu'on crut ne pouvoir pas trouver
-d'homme, dans tout le royaume, plus dur et plus
-inexorable. La férocité brutale avec laquelle ce tyran
-traita cet illustre malheureux a quelque chose
-de si terrible, qu'elle serait capable de faire rougir
-les Denis et les Néron.» Il faut avouer que ce portrait
-est bien loin de ressembler à celui qu'on peut
-extraire des correspondances de Louvois. Saint-Mars
-était, ce me semble, d'une humeur sombre,
-froide, silencieuse, d'une défiance continuelle et
-d'une fermeté inflexible: un secret d'état ne courait
-aucun risque avec un pareil homme.</p>
-
-<p>Il fit une <i>fortune prodigieuse</i> dans ses différens
-commandemens, où il avait, <i>sans compter le tour
-du bâton</i>, des appointemens considérables. «Certains
-prisonniers, qui avaient été enfermés aux îles
-Sainte-Marguerite, l'accusaient d'avoir poussé la
-fureur jusqu'à laisser mourir de faim et même faire
-étouffer plusieurs de ses prisonniers, dont il ne laissait
-pas de toucher la pension, comme s'ils eussent
-été vivans, long-temps après leur mort.» Quelles
-que fussent les sources de ses richesses <i>immenses</i>,
-elles lui permirent d'acheter en Champagne plusieurs
-terres seigneuriales, entre autres celles de
-Dimon et de Palteau. Il fut nommé chevalier des
-ordres du roi, bailli et gouverneur de Sens. Ces
-honneurs, ces dignités, ces richesses, récompensaient
-le geôlier de Fouquet et du <i>Masque de Fer</i><a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">[153]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153"><span class="label">[153]</span></a> <i>Annales de la cour et de Paris</i>, t. 2, p. 380 et 381. <i>Inquisition française</i>,
-t. 1, p. 75 et 76. Voyez dans le tome 1<sup>er</sup> de l'<i>Histoire de la détention
-des Philosophes</i>, plusieurs ordonnances du roi pour paiement de gratifications
-à Saint-Mars, <i>en considération de ses services et pour lui donner
-moyen de les continuer</i>. L'un de ces <i>bons</i>, du 30 janvier 1670, est de <i>quinze
-mille livres</i>.</p>
-</div>
-<p>Les lettres de Saint-Mars prouvent qu'il désignait
-Fouquet par cette qualification: <i>mon prisonnier</i>,
-quoique bien d'autres prisonniers fussent sous sa
-garde, et qu'il continua toujours à employer le même
-terme à l'égard du <i>Masque de Fer</i>, depuis la prétendue
-mort de Fouquet: «Il y a des personnes qui
-sont quelquefois si curieuses, écrivait-il de Pignerol
-à Louvois (le 12 avril 1670), de me demander des
-nouvelles de <i>mon prisonnier</i>, ou le sujet pourquoi
-je fais faire tant de retranchemens pour ma sûreté,
-que je suis obligé de leur faire des <i>contes jaunes</i>
-pour me moquer d'eux<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">[154]</a>.» Il lui écrivait d'Exilles,
-le 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien mes ordres
-pour la garde de <i>mon prisonnier</i>, que je puis bien
-vous en répondre<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">[155]</a>.» Il lui écrivait des îles Sainte-Marguerite,
-le 3 mai 1687: «Je n'ai resté que
-douze jours en chemin, à cause que <i>mon prisonnier</i>
-était malade, à ce qu'il disait n'avoir pas autant
-d'air qu'il l'aurait souhaité. Je puis vous assurer,
-monseigneur, que personne au monde ne l'a
-vu, et que la manière dont je l'ai gardé et conduit
-pendant toute ma route fait que chacun cherche à
-deviner qui peut être <i>mon prisonnier</i>.» Or, quel
-était en effet le véritable <i>prisonnier</i> de Saint-Mars,
-qui avait été nommé à la <i>garde</i> de Fouquet en 1664,
-et qui ne fut chargé que par accessoire de garder
-d'autres prisonniers? N'est-ce pas toujours le même
-personnage à différentes époques?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154"><span class="label">[154]</span></a> T. 1 de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>, p. 169.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155"><span class="label">[155]</span></a> Voyez cette lettre et les suivantes dans les ouvrages de MM. Roux-Fazillac
-et Delort.</p>
-</div>
-<p>Les ministres, dans leur correspondance, se servaient
-aussi d'une dénomination semblable pour
-Fouquet et le <i>Masque de Fer</i>; Louvois, en parlant
-du surintendant à Saint-Mars, dit fréquemment:
-<i>votre prisonnier</i>, ou <i>le prisonnier</i>, comme faisait
-en 1691 Barbezieux, parlant de l'homme au masque.</p>
-
-<p>Quant à cette lettre de Barbezieux, datée de 1691,
-par laquelle on fixe le temps de la captivité du
-<i>Masque de Fer</i>, ce temps ne se rapporte pas absolument
-à celui que Fouquet aurait passé en prison,
-dans le cas où il eût vécu jusqu'à cette année-là;
-mais Barbezieux, en disant à Saint-Mars: <i>Le prisonnier
-qui est sous votre garde depuis vingt ans</i>,
-n'a pas prétendu donner une date précise; et, léger
-d'esprit comme il l'était, il a fort bien pu mettre
-<i>vingt ans</i> au lieu de <i>vingt-sept ans</i>; d'ailleurs, ce
-jeune ministre, né en 1668, n'avait pas vu commencer
-la détention de Fouquet, s'en était peu informé comme
-d'un événement tout-à-fait indifférent, et savait seulement
-par ouï-dire que ce malheureux était à Pignerol
-depuis plus de vingt ans.</p>
-
-<p>Le transport de Fouquet au fort de la Pérouse,
-en 1665, après le désastre de l'explosion des poudrières
-à Pignerol, et son retour dans cette prison
-en 1666, ressemblent de tout point aux passages du
-prisonnier masqué au fort d'Exilles, à l'île de Sainte-Marguerite
-et à la Bastille.</p>
-
-<p>L'Instruction du roi, du 29 juin 1665, porte:
-«Capitaine Saint-Mars, vous transférerez ledit
-Fouquet au fort de la Pérouse, vous faisant escorter
-par les officiers et soldats de votre compagnie, et
-vous servant, pour cet effet, de la voiture que vous
-jugerez la plus convenable.»</p>
-
-<p>Lorsqu'il s'agit de ramener Fouquet à Pignerol,
-Louvois écrit à Saint-Mars, le 17 juillet 1666:
-«Il est inutile que je vous explique toutes les précautions
-que Sa Majesté prend pour la sûreté du
-prisonnier durant sa marche, mais je dois seulement
-vous assurer que Sa Majesté se remet à votre prudence
-du temps et de la forme de votre départ; elle
-se promet que vous prendrez si bien vos précautions,
-que M. Fouquet ne pourra s'échapper de vos
-mains, et qu'à l'exception de ceux qui ont travaillé
-à l'exécution desdits <i>ordres</i>, et qui sont gens discrets
-et fidèles, personne n'a connaissance qu'ils
-soient faits et envoyés<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">[156]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156"><span class="label">[156]</span></a> Voyez le premier volume de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>,
-p. 94 et 131.</p>
-</div>
-<p>Saint-Mars écrit au ministre, le 20 janvier 1687:
-«Si je mène mon prisonnier aux îles, je crois que
-la plus sûre voiture serait une chaise couverte de
-toile cirée, de manière qu'il aurait assez d'air, sans
-que personne le pût voir ni lui parler pendant la
-route, pas même mes soldats, que je choisirai pour
-être proche de la chaise, qui serait moins embarrassante
-qu'une litière qui pourrait se rompre<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">[157]</a>.»
-Durant ce voyage, le <i>Masque de Fer</i> était dans cette
-chaise fermée, et Saint-Mars le suivait en litière,
-comme lors de la translation du prisonnier à la Bastille.
-N'est-ce pas en effet un pareil voyage que
-M. de Palteau a décrit dans sa lettre?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157"><span class="label">[157]</span></a> Cette lettre a été extraite des archives des Affaires étrangères par
-Roux-Fazillac.</p>
-</div>
-<p>Enfin les précautions qu'on prenait pour rendre
-sûre la prison du <i>Masque de Fer</i> avaient été aussi
-employées pour Fouquet.</p>
-
-<p>Voici ce que Saint-Mars écrivait du fort d'Exilles,
-à Louvois, le 11 mars 1682: «Mes prisonniers (l'un
-des deux était l'homme au masque) peuvent entendre
-parler le monde qui passe au chemin qui est
-au bas de la tour où ils sont; mais eux, quand ils
-voudraient, ne sauraient se faire entendre; ils peuvent
-voir les personnes qui seraient sur la montagne
-qui est devant leurs fenêtres; mais on ne saurait les
-voir, à cause des grilles qui sont au-devant de leurs
-chambres. J'ai deux sentinelles de ma compagnie,
-nuit et jour, des deux côtés de la tour, à une distance
-raisonnable, qui voient obliquement la fenêtre
-des prisonniers: il leur est consigné d'entendre si
-personne ne leur parle et si ils ne crient pas par leur
-fenêtre, et de faire marcher les passans qui s'arrêteraient
-dans le chemin ou sur le penchant de la montagne.
-Ma chambre étant jointe à la tour, qui n'a
-d'autre vue que du côté de ce chemin, fait que j'entends
-et vois tout, et même mes deux sentinelles
-qui sont toujours alertes par ce moyen-là. Pour le
-dedans de la tour, je l'ai fait séparer d'une manière
-où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir,
-à cause d'un tambour que j'ai fait faire, qui couvre
-leurs doubles portes. Les domestiques, qui leur portent
-à manger, mettent ce qui fait de besoin aux
-prisonniers sur une table qui est là, et mon lieutenant
-(Rosarges, sans doute) leur porte (en présence
-de Saint-Mars)<a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">[158]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158"><span class="label">[158]</span></a> Extraite des mêmes archives par le même.</p>
-</div>
-<p>Louvois écrivait à Saint-Mars, le 30 juillet 1666:
-«Il ne se peut rien ajouter aux précautions que vous
-prenez pour la garde de M. Fouquet, et je ne saurais
-vous donner d'autre conseil que de vous convier
-à continuer comme vous avez commencé.» Le 14
-février 1667: «Comme par les écritures du prisonnier,
-il paraît qu'il souhaite qu'il ait vue du côté des
-chapelles qui sont sur la montagne, il sera de votre
-soin d'empêcher qu'il ne puisse rien voir de ce côté-là.»
-Le 7 décembre 1669: «Vous ferez fort bien
-de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que
-pareille chose ne puisse plus arriver (Fouquet avait
-parlé aux sentinelles), et veiller exactement qu'il ne
-puisse rien voir sans que vous le découvriez.» Le
-1<sup>er</sup> janvier 1670: «Les jalousies de fil d'archal que
-vous ferez mettre à ses fenêtres ne feront point l'effet
-que celles de bois, à moins que vous ne les fassiez
-faire de même forme, c'est-à-dire qu'il y ait
-autant de plein que de vide.» Le 26 mars 1670:
-«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et
-le dehors du lieu où il est enfermé, et de le mettre
-en état que le prisonnier ne puisse voir ni être vu
-de personne, et ne puisse parler à qui que ce soit,
-ni entendre ceux qui voudraient lui dire quelque
-chose<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">[159]</a>.» La <i>garde</i> de Fouquet semblait donc aussi
-difficile et non moins importante que celle du <i>Masque
-de Fer</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159"><span class="label">[159]</span></a> Ces lettres se trouvent dans le t. 1 de l'<i>Histoire de la détention des
-Philosophes</i>.</p>
-</div>
-<p>M. Dujonca, que M<sup>me</sup> de Sévigné traite d'<i>ami</i>,
-avait, ce semble, des qualités humaines et sociales
-qu'on n'appréciait guère chez un lieutenant du roi
-à la Bastille: «Ses bonnes qualités l'emportaient
-beaucoup sur les autres. Il était officieux, affable,
-doux, honnête; mais ceux qui se plaignaient de lui
-l'accusaient d'être inquiet, vif, remuant, d'une sévérité
-outrée, et de ne dire jamais la vérité.»
-M. Dujonca avait consigné sur son journal l'entrée
-du <i>Masque de Fer</i> à la Bastille: peut-être chercha-t-il
-à pénétrer ce secret d'état qui avait été
-mortel à plusieurs personnes indiscrètes.</p>
-
-<p>Le 29 septembre 1706, il fut, nous apprend Renneville,
-attaqué brusquement <i>des douleurs de la
-mort, que l'on feignit être causée par une colique</i>.
-«Corbé (Blainvilliers ou Formanoir) ne permit jamais
-que personne parlât à ce malade, qui mourut
-sans administration de sacremens et sans aucune
-consolation.»</p>
-
-<p>Renneville revient ailleurs sur cette mort, qu'il
-attribue à Corbé, lequel aurait voulu s'emparer
-d'une somme considérable reçue par M. Dujonca,
-peu de jours avant sa soudaine maladie. «Ru disait
-hautement à tous les prisonniers que c'était
-Corbé qui avait fait empoisonner M. Dujonca.
-M. d'Argenson, soit qu'il se doutât du sujet d'une
-mort si inopinée, ordonna qu'on fît l'ouverture du
-corps; mais pas un des parens n'y fut appelé, et l'opération
-fut faite par le même chirurgien (Reilh,
-sans doute) que Ru protestait avoir préparé la médecine
-fatale<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">[160]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160"><span class="label">[160]</span></a> L'<i>Inquisition française</i>, t. 1, p. 77 et 78; t. 2, p. 351, et t. 4, p. 212.</p>
-</div>
-<p>On pourrait penser que M. Dujonca avait reconnu
-Fouquet sous le masque de velours noir, et
-confié ce terrible mystère à M<sup>me</sup> de Sévigné, qui
-alla elle-même voir le lieutenant du roi à la Bastille,
-le 6 août 1703, trois mois avant la mort de <i>Marchialy</i>!</p>
-
-<p>Ne saurait-on invoquer, à l'appui de cette présomption,
-l'amitié qui existait, entre M<sup>me</sup> de Grignan,
-fille de M<sup>me</sup> de Sévigné, et cette dame Lebret,
-femme de l'intendant de Provence, chargée des acquisitions
-de linge fin et de dentelles à Paris, pour
-l'usage du prisonnier des îles Ste-Marguerite<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">[161]</a>?
-N'était-ce pas un dernier service que Fouquet
-retranché de la vie par anticipation, recevait encore
-de ses anciens amis, qui n'osaient néanmoins mettre
-en doute sa mort, de peur de la rendre nécessaire
-et irrécusable?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161"><span class="label">[161]</span></a> <i>&OElig;uvres</i> de Saint-Foix, t. 5, p. 271, note.</p>
-</div>
-<p>Il serait facile d'étendre ainsi les inductions qui
-ajouteraient sans doute quelque crédit, à une opinion
-fondée plus solidement sur des faits et des
-dates.</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c"><span class="sc">Le Masque de Fer était le surintendant Fouquet!</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Nous avons foi en notre système: nous regardons
-Colbert comme l'inventeur de la nouvelle captivité
-de Fouquet, mort de son vivant, sous le masque
-d'un prisonnier inconnu, et nous pensons que ce
-raffinement de vengeance ou de politique contre le
-malheureux surintendant est un fait moins important,
-mais plus honteux à la mémoire de Louis XIV,
-que les dragonnades et la révocation de l'édit de
-Nantes. Voilà pourquoi les descendans du <i>grand roi</i>
-l'ont caché avec tant de soin pour l'honneur de la
-royauté.</p>
-
-<p>Tel est le c&oelig;ur humain: il étale avec orgueil un
-crime hardi et brillant; mais il couvre de ses plus
-sombres replis une mauvaise action entachée de
-lâcheté et de bassesse.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER ***
-
-***** This file should be named 63201-h.htm or 63201-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/3/2/0/63201/
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>
diff --git a/old/63201-h/images/cover.jpg b/old/63201-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index 89f6845..0000000
--- a/old/63201-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ