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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: L'homme au masque de fer - -Author: P. L. Jacob - -Release Date: September 14, 2020 [EBook #63201] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - - - - - - - - - - L'HOMME - AU - MASQUE DE FER - - PAR - PAUL L. JACOB, - BIBLIOPHILE. - - Livres nouveaulx, livres vielz et antiques. - - Étienne Dolet. - - PARIS. - VICTOR MAGEN ÉDITEUR, - 21, QUAI DES AUGUSTINS. - - 1837. - - - - -OEUVRES - -DE PAUL L. JACOB, BIBLIOPHILE. - - -HISTOIRE. - -HISTOIRE DU SEIZIÈME SIÈCLE EN FRANCE, d'après les originaux, manuscrits -et imprimés; première série: règne de Louis XII, 4 vol. in-8º. - -(Cet ouvrage ayant été détruit par l'incendie de la rue du Pot-de-Fer, -la publication se trouve suspendue provisoirement. Le cinquième volume -doit compléter la première série.) - -HISTOIRE DE L'HOMME AU MASQUE DE FER, 1 vol. in-8º. - - -ROMANS-HISTOIRES. - -1437.--LA DANSE MACABRE, histoire du temps de Charles VII, 1 vol. in-8º. - -1440.--LES FRANCS TAUPINS, histoire du temps de Charles VII, 3 vol. -in-8º. - -1514.--LE ROI DES RIBAUDS, histoire du temps de Louis XII, 2 vol. in-8º. - -1525.--LES DEUX FOUS, histoire du temps de François Ier, 1 vol. in 8º. - -1680.--PIGNEROL, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º. - -1692.--LA FOLLE D'ORLÉANS, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º. - - -ROMANS DE MOEURS. - -DE PRÈS ET DE LOIN, roman conjugal, 2 vol. in-8º. - -LE DIVORCE, histoire du temps de l'Empire, 1 vol. in-8º. - -VERTU ET TEMPÉRAMENT, histoire du temps de la Restauration, 2 vol. -in-8º. - -UNE FEMME MALHEUREUSE, 1re partie: FILLE, FEMME, 2 vol. in-8º. - - -CONTES ET NOUVELLES HISTORIQUES. - -LES SOIRÉES DE WALTER SCOTT, 2 vol. in-8º. - -LE BON VIEUX TEMPS, 2 vol. in-8º. - -QUAND J'ÉTAIS JEUNE, Souvenirs d'un vieux, 2 vol. in-8º. - -MÉDIANOCHES, 2 vol. in-8º. - -CONTES A MES PETITS ENFANS, 2 vol. in-12. - -CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR, 1 vol. in-8º. - - -LITTÉRATURE MÊLÉE. - -MON GRAND FAUTEUIL, poésies et dissertations historiques, 2 vol. in-8º. - - -SOUS PRESSE; - -Pour paraître à différentes époques: - -LA CHAMBRE DES POISONS, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º. - -HISTOIRE DES FOUS EN TITRE D'OFFICE, 1 vol. in-8º. - -UNE FEMME MALHEUREUSE, 2me partie: AMANTE, MÈRE, 2 vol. in-8º. - -L'AVORTON, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8º. - -LES VA-NU-PIEDS, histoire du temps de Louis XIII, 2 vol. in-8º. - -PHYSIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE, suivie de l'_Histoire des -Acrobates littéraires_, 2 vol. in-8º. - -HISTOIRE DE LA RÉGENCE DE PHILIPPE D'ORLÉANS, 6 vol. in-8º. - - -IMPRIMERIE DE Ve DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au Marais. - - - - -A MON AMI - -GUILBERT DE PIXÉRÉCOURT. - - -Ce livre vous appartient, mon ami, puisque l'idée première me vient de -vous, ou du moins à cause de vous, sans que vous vous en doutiez: à ce -titre, j'attache beaucoup de prix à cet ouvrage; et comme je le crois -d'une nature durable, fondé qu'il est sur une étude approfondie du point -le plus curieux de l'histoire moderne, je le choisis comme un monument -de marbre, où mon amitié veut inscrire votre nom couronné par cinquante -victoires dramatiques, immortelles dans les fastes de notre théâtre! - -Mais ce n'est pas au dramaturge, surnommé le _Corneille des boulevarts_ -par Charles Nodier, c'est au bibliophile que j'adresse ici un témoignage -public de mon vieil attachement. - -Voici un livre fait avec des livres, et souvent avec ceux de votre -bibliothèque, malgré la devise fondamentale écrite sur la porte de ce -panthéon dédié aux illustrations et aux raretés bibliographiques: - - Tel est le triste sort de tout livre prêté: - Souvent il est perdu, toujours il est gâté. - -Eh bien! mon ami, je veux, en vous renvoyant les volumes que vous avez -confiés à ma tendre sollicitude, y ajouter celui-ci qui en est tiré -comme Ève de la côte d'Adam. Je serai assez récompensé, si vous recevez -cet intrus dans la famille dont il est issu en ligne plus ou moins -directe, si vous lui faites fête ainsi qu'à un enfant de la maison, si -vous lui donnez place dans votre catalogue tout plein de hauts et -puissans seigneurs littéraires, si vous l'habillez de maroquin ou de -cuir de Russie, si vous le dorez sur toutes les coutures, ainsi qu'un -chambellan de l'Empire. - -L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus que l'ouvrage -même, dans lequel vous retrouverez _excerpta poetæ membra_, de même que -dans la marmite où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par -morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de composer des -livres nouveaux avec des livres anciens, concassés et passés à -l'alambic? Le grand système de la vie universelle peut s'appliquer à -toutes les créations de la plume: une tragédie morte et lugubre se -reproduit en comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon -l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges de livres, -assez agréables au goût, et fort propres à servir de remède caustique -contre l'ennui. La tâche du manipulateur se borne à choisir, à résumer, -à comparer, à morceler; on respecte le fonds en changeant la forme; on -renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite ou l'on -galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois: tirer de l'or du -fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels de notre temps ne sont pas -moins ingénieux que les procédés matériels employés par la science et -l'industrie: on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique -avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne comptaient pas moins -de cinq siècles! _O tempora, o mores!_ - -Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles seuls osent -supporter en face, sans craindre une fièvre cérébrale ou une ophthalmie, -je me promenais sur le quai Voltaire, en flairant le veau et le mouton -rôtis et calcinés par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y -prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon dos qui attirait -tous les rayons solaires sur son arête culminante; car ma tête, plongée -dans les boîtes poudreuses des bouquinistes, descendait au niveau de la -poitrine, et s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi des -tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces petits pamphlets -anonymes que la révolution éparpillait sur le sol de la liberté, et que -vous recueillez soigneusement, à l'instar des feuilles de chêne qui -s'envolaient de l'antre de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de -découvrir une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou -licencieuses, pour l'apporter en tribut à votre précieuse collection -révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles noirs, ornés d'une -tête de mort blanche, monument terrible et philosophique, où vous -rassemblez les débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection -est si complète, que mes plus rares captures vous sont trop souvent -inutiles, et que là où je crois combler un vide, je trouve une montagne -de documens singuliers que je ne soupçonnais pas même existans: votre -richesse, qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais, plus -persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux papier imprimé qu'on -enlève des greniers pour le vendre à la livre et l'étaler aux yeux des -passans sur les parapets de la rivière. - -J'étais arrivé devant l'étalage du père P..., que nous connaissons tous, -nous autres coureurs de bonnes fortunes en matière de bouquins: le père -P... n'est pas de la force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne -sait parler ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie, -ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non rogné, sans -le distinguer des almanachs liégeois du siècle dernier; il ne mettrait -aucune différence de prix entre un almanach royal, en maroquin rouge, et -un _alde_ revêtu de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec -l'inscription célèbre: _Jo. Grolierii et amicorum_. Aussi les amateurs -lui ont-ils voué une reconnaissance éternelle, à cause des excellens -marchés faits aux dépens de ce brave homme, qui ne s'en plaint jamais, -et qui n'élève pas même ses prétentions le lendemain du jour où il a -vendu pour quelques sous un bouquin rare et précieux; car les livres -n'ont à ses yeux qu'une valeur relative au format et au poids du papier: -tout in-folio est estimé trois francs; tout in-quarto trente sous; tout -in-octavo vingt sous; tout in-douze cinquante centimes. Voilà le tarif -dont il ne se départ pas, et qui lui évite la peine de lire les titres -des ouvrages qu'il débite en plein air. - -Cependant ce Diogène de la bouquinerie n'est pas, comme ses confrères, -un ignorant en long et en large; il a, au contraire, un savoir -particulier qu'il doit aux circonstances, et qui étonnerait un -bibliographe de la révolution. Feu M. Barbier eût sans doute ajouté un -volume à son excellent _Dictionnaire des Anonymes_, s'il avait découvert -cette source vivante de faits et d'anecdotes concernant l'histoire et la -littérature de la fin du dernier siècle. N'interrogez pas le père P... -sur les événemens et les livres antérieurs à 1770: il croirait que vous -parlez grec; mais à partir de cette époque jusqu'à la restauration, vous -imagineriez, à l'entendre, que la bibliothèque révolutionnaire de M. -Deschiens s'est infiltrée tout entière et toute cataloguée dans la -cervelle de ce fantastique personnage. On supposerait qu'il a été -pendant quarante ans initié aux secrets de la librairie et du -journalisme; bien plus, il vous nommera l'auteur de tel journal -aristocrate, de tel pamphlet terroriste, de telle affiche républicaine; -il vous racontera une foule de traits originaux qu'on dirait recueillis -dans le cabinet du lieutenant de police Sartines ou Lenoir, pour amuser -les après-soupers de Louis XV. - -Où donc le vendeur de bouquins a-t-il fait cette curieuse moisson de -noms propres et de dates? je n'en sais rien, s'il le sait: il a vécu, il -a vu, il s'est souvenu. Sa mémoire allait ramassant tout ce que lui -offrit le panorama de la république, et devenait, pour ainsi dire, une -table exacte et détaillée du _Moniteur_. Était-il conventionnel? point; -libelliste? point; membre de la commune de Paris? point; maratiste, -dantoniste, robespierriste, thermidoriste? à d'autres, bon Dieu! il fut, -selon M. Boulard, qui l'avait rencontré bien à propos pour échapper au -sanglant _hors la loi_, simple soldat réquisitionnaire, et pourtant il -eut des rapports intimes avec les chefs du gouvernement, depuis Necker -jusqu'à Talien; il se servit du crédit qu'il avait alors pour sauver -différentes personnes qui existent encore, riches et puissantes, mais -vers lesquelles se tendrait vainement la main qui les arracha aux -septembriseurs. Cet étrange étalagiste, dont le visage bronzé, la -physionomie rébarbative et la voix rude rappellent certains portraits -terribles de ses contemporains, supporte patiemment l'oubli des hommes, -la pauvreté, le froid et la chaleur: je l'ai pris long-temps pour un -frère de Mirabeau, tant il y a de ressemblance entre eux. En tout cas, -fussent-ils du même sang, le bouquiniste méprise beaucoup l'orateur -qu'il accuse de trahison et de vénalité. - ---Avez-vous du nouveau, père P...? lui dis-je en parcourant de l'oeil -les étiquettes des volumes, espèce d'hiéroglyphes qu'on devine à force -d'habitude, en dépit des capricieuses abréviations du relieur et des -outrages du hâle, qui dévore en huit jours la plus riche dorure de -Hering. - ---J'ai là de la révolution, répondit-il en me montrant un paquet de -brochures qu'il n'avait pas encore déployées. C'est un cadeau de M..., -de la convention; il a quatre-vingt-six ans, il quitte Paris pour se -retirer en province, et, au lieu de vendre son vieux papier, il me l'a -donné à condition que je l'en débarrasserais tout de suite. - ---Je ne veux rien sur la révolution, par malheur. - ---Vous avez tort; il y a du bon là-dedans. - ---Plus tard, je formerai une bibliothèque spéciale pour ce temps si -fécond en imprimés de toute espèce; j'attendrai seulement que mon -propriétaire veuille ajouter deux ou trois chambres à mon appartement -pour y loger ma révolution. - ---Deux ou trois chambres? il en faudrait bien dix au moins, si l'on -réunissait tout ce qui a été écrit depuis 89. - ---Mais voyons la défroque de votre conventionnel: je suis fondé de -pouvoir de mon ami Guilbert de Pixérécourt qui rassemble la partie gaie -de la révolution. - ---La partie gaie! répliqua-t-il avec une grimace de chat-tigre: ça -prouve en effet que le Français est né malin. - ---Cherchez-moi quelque drôlerie? - ---Tenez, voici un pamphlet payé par d'Orléans à Brissot de Warville: ce -n'est pas commun. - ---_Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette d'Autriche, reine -de France, pour servir à l'histoire de cette princesse_, Londres, 1789. - ---Lisez plutôt: imprimé à Paris, chez Lerouge, si je ne me trompe. - ---Comment avez-vous appris ces détails? - ---Prenez-les, ne les prenez pas: ils sont authentiques, et vous pourriez -questionner là-dessus quelqu'un qui ne me démentira pas. - ---Qui donc? - ---M. L..., graveur au Palais-Royal: il était attaché au cabinet secret -de M. le lieutenant de police, et il accompagna Brissot à la Bastille, -quand une lettre de cachet suivit la publication clandestine de cette -odieuse satire. - ---Eh! vous dites que Philippe d'Orléans ne fut pas étranger à ce -libelle? - ---On l'a dit, mais je ne vous nommerai pas mes autorités. - ---Au reste, j'ajoute aisément foi à vos paroles; car en cette crise -épouvantable de la société, tous les partis employaient les mêmes armes, -l'injure et la calomnie. Le duc d'Orléans n'était pas plus épargné par -la cour, qui trempait la plume de Monjoye dans le venin du mensonge pour -empoisonner la réputation de ses adversaires. - ---C'est vrai. Voulez-vous du _Masque de Fer_? - ---_Grande découverte!... l'Homme au Masque de Fer dévoilé!_ Qu'est-ce -que cette facétie? - ---Je ne me rappelle plus l'auteur de cette feuille volante, qu'on a crié -dans les rues pendant tout le mois d'août 89; on en a vendu plus de cent -mille exemplaires à deux sous. - ---Ces sept pages d'impression auront produit à l'auteur plus de bénéfice -que je n'en tirerai jamais de mon meilleur ouvrage. - ---Oui dà, on gagnait gros à faire des papiers publics: c'était Grangé, -imprimeur, rue de la Parcheminerie, qui avait la haute main dans ce -commerce. - ---Mais qu'avait-on découvert? - ---Que l'Homme au Masque de Fer n'était autre que le surintendant -Fouquet. - ---Peste! qu'est-ce qui avait découvert cela? Grangé, imprimeur, rue de -la Parcheminerie? - ---Non, peut-être ce sournois de Brissot qui avait mis le nez dans les -archives de la Bastille, et qui, dans les _Loisirs d'un Patriote -français_... - ---Son journal s'intitulait simplement _le Patriote français_. - ---Son journal, d'accord; mais il imagina d'annoncer la petite pièce en -même temps que la grande, et il publia un autre recueil dont les -trente-six livraisons parues composent un volume sous ce titre: _Loisirs -d'un Patriote français_. - ---Eh bien! occupa-t-il ses loisirs à chercher ce que pouvait être le -_Masque de Fer_? - ---M. Brissot visita soigneusement la chambre que le prisonnier avait -habitée dans la tour de la Bertaudière. - ---M. Brissot était si crédule, qu'il se persuada peut-être avoir vu le -fantôme de cet inconnu? - ---Comme je me trouvais en surveillance à la Bastille, pour qu'on -n'enlevât aucun objet pendant la démolition, je rencontrai Brissot à qui -l'on avait remis une carte ramassée dans la cour; je le menai dans la -troisième chambre de la Bertaudière, et lorsqu'il eut passé en revue -tous les coins et recoins de cette prison, il se frotta les mains en -répétant avec joie: C'est lui! c'est Fouquet! - ---Qu'est-ce qui l'engageait à établir cette opinion? - ---Des vers écrits avec la pointe d'un couteau sur la serrure et les -verrous de la porte. - ---Des vers! le _Masque de Fer_ était donc un poète? - ---Je ne les ai pas retenus tous par coeur, mais vous jugerez qu'ils -étaient assez jolis: - - Oronte est à présent un objet de clémence: - S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance, - Il est assez puni par son sort rigoureux, - Et c'est être innocent que d'être malheureux! - ---L'élégie des _Nymphes de Vaux_! m'écriai-je: ce sont des vers de La -Fontaine! - ---La Fontaine! reprit le vieillard entiché de ses souvenirs -républicains. Serait-ce Georges-Antoine Lafontaine qui fut dénoncé en -l'an Ier à la commune de Paris, pour avoir fait contribuer des citoyens, -sous prétexte de les mettre à l'abri de la loi des suspects? - ---Eh! non, c'est le bon La Fontaine! dis-je, frappé de l'induction qui -ressortait naturellement de l'existence de ces vers dans la prison du -_Masque de Fer_. - ---Ce doit être un Lafontaine qui fut nommé commissaire de la trésorerie, -à la place du citoyen Huber? - ---Non! non! c'est le fabuliste. - ---Le fabuliste! en effet, par un arrêté du directoire, de l'an VII, les -restes de ce Jean La Fontaine furent déposés au Musée des Monumens -français. - -Je quittai si précipitamment mon bouquiniste, que j'oubliai de lui payer -les deux brochures que j'achetais pour vous; mais j'emportais à la fois -un document qui devait faire la base du système que j'essayai depuis de -fonder sur le _Masque de Fer_. Il me semblait que le voile qui cachait -la vérité venait de se déchirer devant moi, et toutes les études que -j'avais faites du siècle de Louis XIV convergeaient en un point pour y -jeter la lumière de la critique. Dès lors, mon oeuvre commença; je -l'achevai pierre à pierre, entassant note sur note, preuve sur preuve. -Avant de descendre dans la lice contre mes devanciers, je m'armai de -dates, je m'en formai une armure impénétrable, et je combattis avec la -certitude de mon bon droit. - -Ce fut sous vos regards et dans votre bibliothèque, mon digne ami, que -ce tournoi a eu lieu; ce sont vos livres qui m'ont fourni des armes -offensives et défensives. Soyez à présent le juge du camp, et déclarez -si la victoire m'est restée, ou bien si elle est encore indécise. Enfin, -je regarde mon entreprise comme la dernière qui sera tentée pour arriver -à la connaissance de ce grand mystère historique, et nous serons forcés -de recourir au hasard d'une gageure, dans le cas où vous voudriez -soutenir, contre mon avis, que le _Masque de Fer_ était le duc de -Beaufort, ou le duc de Montmouth, ou le comte de Vermandois, ou le frère -de Louis XIV, ou le secrétaire du duc de Mantoue; je choisirai dans -votre incomparable collection l'enjeu du pari: soit votre Rapin de -Thoyras, en grand papier de Hollande, avec reliure de Padeloup; soit -votre _Sagesse_ de Charron, le plus parfait de tous les exemplaires -connus; soit vos _Heures_ de Mlle de La Vallière, écrites par le célèbre -calligraphe Jarry; soit votre _Régnier_, édition d'Elzevier, broché!!! -soit votre _Chevalier aux Dames_, qui souvent m'empêche de dormir; soit -votre lettre autographe de La Fontaine; soit votre _Registre de la -Bastille_, autographe de 1705 à 1752, soit quelque autre trésor de ce -cabinet qui fait l'envie et le désespoir de la Société des Bibliophiles -français. Mais qu'est-ce qui décidera le pari? Louis XIV, Louvois ou -Saint-Mars? - -Ah! mon ami, revenez vite en santé, reprenez votre verve de jeune homme, -votre feu sacré de bibliophile, et recommençons à nous disputer sur la -hauteur des marges d'un Elzevier, sur les fers d'une reliure, sur le -mérite d'une édition, sur l'authenticité d'un autographe, sur la valeur -réelle ou idéale d'un volume, sur une gravure avant toute lettre, sur un -carton supprimé par la censure, sur l'importance bibliographique du -_Cochon mitré_ ou de la _Sauce au verjus_, mais non jamais sur notre -égale et inviolable amitié. - -PAUL L. JACOB, - -Bibliophile. - - - - -L'HOMME - -AU - -MASQUE DE FER. - - - - -PREMIÈRE PARTIE[1]. - - [1] Un extrait de cette Histoire a été publié dans la _Revue de - Paris_, mais la forme de ce recueil ne permettait pas de donner - place aux développemens les plus curieux, et la rapidité de - l'impression a laissé échapper à l'auteur un grand nombre de fautes - qui dénaturent son travail. - - -Ce fut en 1745 que transpira, pour la première fois, dans le public, -l'histoire mystérieuse et terrible du _Masque de Fer_: jusque-là, les -prisons d'état, où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire -pendant de longues années, avaient bien gardé leur secret, et à peine -une tradition, vague et obscure comme le fait lui-même, avait-elle -survécu au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à Exilles, aux îles -Sainte-Marguerite et à la Bastille. - -En 1745, la compagnie des libraires associés d'Amsterdam publia un -volume in-12 intitulé: _Mémoires secrets pour servir à l'histoire de -Perse_, sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et politique de -la cour de France, sous des noms imaginaires, depuis la mort de Louis -XIV. Ce livre, écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère que -des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins de déguisemens; -cependant ce livre eut une telle vogue en Hollande, et surtout en -France, qu'on le réimprima la même année (in-16, format elzevier), et -qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition in-18, avec des -_augmentations_[2] qui paraissent interpolées par une main étrangère, et -avec une _Clef_ aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne fut pas -rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote vraiment extraordinaire, -qu'on trouve dans ces Mémoires, semble avoir été la principale cause du -bruit qu'ils firent à leur apparition. - - [2] «Cette édition, dit l'Avis des libraires, est corrigée et - augmentée de plusieurs portraits intéressans et qui sont touchés - _avec la même force_ que ceux qui ont mérité les suffrages des - connaisseurs.» Ces portraits furent jugés en effet si ressemblans et - si bien tracés, que Mouffle d'Angerville en a copié quelques-uns - dans la _Vie privée de Louis XV_, Londres, 1788, 4 vol. in-12. - -«N'ayant d'autre dessein, disait l'auteur (p. 20 de la 2e édition), que -de raconter des _choses ignorées, ou qui n'ont point été écrites, ou -qu'il est impossible de taire_, nous allons passer à un fait _peu connu_ -qui concerne le prince _Giafer_ (Louis de Bourbon, comte de Vermandois, -fils de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière), qu'_Ali Homajou_ -(le duc d'Orléans, régent) alla visiter dans la forteresse d'_Ispahan_ -(la Bastille), où il était prisonnier depuis _plusieurs_ années. Cette -visite n'eut vraisemblablement point d'autre motif que de s'assurer de -l'existence d'un prince cru mort de la peste depuis plus de trente-huit -ans, et dont les obsèques s'étaient faites à la vue de toute une armée.» - -Voici maintenant la relation de ce que l'auteur _persan_ nomme un _trait -d'histoire_: - -_Cha-Abas_ (Louis XIV) avait un fils légitime, _Sephi-Mirza_ (Louis, -dauphin de France), et un fils naturel, _Giafer_: ces deux princes, -différens de caractère comme de naissance, étaient toujours en querelle -et en rivalité. Un jour, _Giafer_ s'oublia au point de donner un -soufflet à _Sephi-Mirza_. _Cha-Abas_, informé de l'outrage qu'avait reçu -l'héritier de sa couronne, assemble ses conseillers les plus intimes, et -leur expose la conduite du coupable qui doit être puni de mort, selon -les lois du pays; mais un des ministres, _plus sensible que les autres à -l'affliction de Cha-Abas_, imagine d'envoyer _Giafer_ à l'armée, qui -était alors sur les frontières du côté du _Feldran_ (la Flandre), de le -faire passer pour mort, peu de jours après son arrivée, et de le -transférer de nuit, avec le plus grand secret, dans la citadelle de -l'île d'_Ormus_ (les îles Sainte-Marguerite[3]), pendant qu'on -célébrerait ses obsèques aux yeux de l'armée, et de le retenir dans une -prison perpétuelle. - - [3] Il est remarquable que la _Clef_ de 1746 ne dit pas ce qu'on doit - entendre par l'_île d'Ormus_; cette omission prouve que l'auteur de - cette clef et des additions n'est pas l'auteur des Mémoires. Prosper - Marchand crut reconnaître le _Havre-de-Grâce_ dans l'_île d'Ormus_: - il relève à ce sujet l'erreur d'une autre clef que nous n'avons pas - vue, dans laquelle on interprétait la citadelle d'Ormus par la - Bastille de Paris. _Dict. de P. Marchand_, art. LOUIS DE BOURBON. - -Cet avis prévalut et fut exécuté par l'entremise de _gens fidèles et -discrets_, de telle sorte que le prince, dont l'armée pleurait la mort -prématurée, conduit par des chemins détournés à l'île d'_Ormus_, était -remis entre les mains du commandant de cette île, lequel avait reçu -d'avance l'ordre de ne laisser voir son prisonnier à qui que ce fût. Un -seul domestique, possesseur de ce secret d'état, avait été massacré en -route par les gens de l'escorte, qui lui défigurèrent le visage à coups -de poignard afin d'empêcher qu'il fût reconnu. - -«Le commandant de la citadelle d'Ormus traitait son prisonnier avec le -plus profond respect; il le servait lui-même et prenait les plats, à la -porte de l'appartement, des mains des cuisiniers, dont aucun n'a jamais -vu le visage de _Giafer_. Ce prince s'avisa un jour de graver son nom -sur le dos d'une assiette avec la pointe d'un couteau. Un esclave, entre -les mains de qui tomba cette assiette, crut faire sa cour en la portant -au commandant, et se flatta d'en être récompensé; mais ce malheureux fut -trompé, et on s'en défit sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet homme -un secret d'une si grande importance.» - -Les réflexions que l'auteur entremêle à son récit, et auxquelles on n'a -jamais pris garde, sont fort judicieuses et méritent d'être remarquées. -Ainsi le meurtre inutile de l'esclave amène ce commentaire, qui révèle -en quelque sorte la position personnelle de l'auteur: «Précaution -déplacée, puisqu'il est plus vraisemblable, par les faits qu'on vient de -rapporter et par ceux qu'on va lire, que _le secret a été mal gardé_, -accident très-ordinaire, surtout dans les affaires des grands, qui sont -exposés à confier leurs secrets à plusieurs gens, parmi lesquels il s'en -trouve toujours d'indiscrets, ou par _tempérament_, ou par des vues -d'intérêt, et souvent par haine et par ingratitude!» - -«_Giafer_ resta plusieurs années dans la citadelle d'_Ormus_, disent les -Mémoires. On ne la lui fit quitter, pour le transférer dans celle -d'_Ispahan_, que lorsque _Cha-Abas_, en reconnaissance de la fidélité du -commandant, lui donna le gouvernement de celle d'_Ispahan_ qui vint à -vaquer.» - -Ici l'auteur ajoute une observation qui a été souvent faite après lui. -«Il était en effet de la prudence de faire suivre _à Giafer_ le sort de -celui à qui on l'avait confié, et c'eût été agir contre toutes les -règles que de se donner un nouveau confident qui aurait pu être moins -fidèle et moins exact.» - -Les _Mémoires_ continuent: - -«On prenait la précaution, tant à _Ormus_ qu'à _Ispahan_, de faire -mettre un masque au prince, lorsque, pour cause de maladie ou pour -quelque autre sujet, on était obligé de l'exposer à la vue. Plusieurs -personnes dignes de foi ont affirmé avoir vu plus d'une fois ce -prisonnier masqué, et ont rapporté qu'il tutoyait le gouverneur, qui au -contraire lui rendait des respects infinis.» - -L'auteur donne des raisons assez plausibles qui ne permirent pas de -ressusciter _Giafer_, lorsque _Cha-Abas_ et _Sephi-Mirza_ furent morts: -«Si l'on demande pourquoi, ayant de beaucoup survécu à _Cha-Abas_ et à -_Sephi-Mirza_, _Giafer_ n'a pas été élargi comme il semble que cela -aurait dû être, qu'on fasse attention qu'il n'était pas possible de -rétablir dans son état, son rang et ses dignités, un prince dont le -tombeau existait encore, et des obsèques duquel il y avait non seulement -des témoins, mais des preuves par écrit, dont, quelque chose qu'on pût -imaginer, on n'aurait pas détruit l'authenticité dans l'esprit des -peuples encore persuadés aujourd'hui que _Giafer_ est mort de la peste -au camp de l'armée du _Feldran_. _Ali-Homajou_ mourut peu de temps après -la visite qu'il fit à _Giafer_.» Ce dernier aurait donc été encore -vivant vers 1723, année de la mort du duc d'Orléans. - -Tel fut le fondement de la plupart des versions qui circulèrent depuis -sur l'aventure du prisonnier masqué. Ce sujet devint aussitôt l'aliment -des controverses historiques, et dès lors, quelques critiques distingués -adoptèrent, sans hésiter, le témoignage des _Mémoires de la cour de -Perse_, qui semblaient d'accord avec les mémoires authentiques du règne -de Louis XIV, sur diverses particularités de cette anecdote singulière. - -Le comte de Vermandois partit en effet pour l'armée de Flandre, peu de -temps après avoir reparu à la cour, dont le roi l'avait exilé, parce -qu'_il s'était trouvé dans des débauches_ avec plusieurs gentilshommes; -or, _le roi_, dit mademoiselle de Montpensier[4], _n'avait pas été -content de sa conduite et ne le voulait point voir_. Le jeune prince, -qui donna par là _beaucoup de chagrin_ à sa mère, et qui _fut si bien -prêché qu'on croyait qu'il se fût fait un fort honnête homme_, ne resta -que quatre jours à la cour pour prendre congé, arriva au camp devant -Courtray au commencement du mois de novembre 1683, se trouva mal le 12 -au soir et mourut le 19 d'une fièvre maligne (les _Mémoires de Perse_ en -font la peste, _afin_, disent-ils, _d'effrayer et d'écarter tous ceux -qui auraient envie de le voir_). Mademoiselle de Montpensier dit que le -comte de Vermandois _tomba malade d'avoir bu trop d'eau-de-vie_, ce qui -prouverait assez qu'il n'était pas corrigé de ses mauvaises habitudes, -malgré la vie retirée qu'il menait à Paris auparavant, lorsque, _ne -sortant que pour aller à l'Académie et le matin à la messe_, il avait, -par son repentir, apaisé la colère du roi. - - [4] _Mémoires de Mlle de Montpensier_, dans la _Collection des Mém. - relatifs à l'histoire de France_, publiée par Petitot, 2e série, t. - 43, p. 474. - -La probabilité d'un enlèvement du jeune débauché, sur des ordres secrets -de Louis XIV, fut niée avec conviction, sinon avec talent, par le baron -de C... (Crunyngen, selon P. Marchand; mais, à notre avis, c'est un -pseudonyme) qui, dans une lettre écrite à un de ses amis et insérée dans -la _Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l'Europe_, numéro -du mois de juin 1745, mit l'aventure du prisonnier masqué au rang _des -bruits populaires et des anecdotes romanesques et absurdes, dans -lesquelles la vraisemblance même n'est pas observée_. - -Cependant le baron de Crunyngen avoue que les _Mémoires de Perse_ -avaient _excité la curiosité du public_, à cause des _portraits assez -ressemblans et crayonnés avec des traits hardis_. «L'auteur est sagement -resté derrière le rideau, dit-il, et fera bien de s'y tenir: à son style -et à ses sentimens, on voit qu'il est Français de naissance; cependant -M. de la C... (Armand de la Chapelle) pense que personne à Paris ne le -connaît.» On remarque surtout dans cette lettre une phrase qui donne à -réfléchir sur l'auteur du livre et de la lettre: «Le célèbre M. de V... -assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus de faux encore dans cet -ouvrage.» N'est-il pas au moins singulier que l'opinion de Voltaire soit -invoquée ici, peu de mois après la publication des _Mémoires de Perse_, -et que huit ans plus tard Voltaire parle de ces _Mémoires_ à peu près -dans des termes semblables, en soutenant toujours que personne avant lui -n'avait publié l'anecdote du _Masque de fer_? - -Le _Journal des Savans_, qu'on réimprimait en Hollande avec des -additions extraites la plupart des _Mémoires de Trévoux_, ne demeura pas -étranger à cette discussion qui manquait encore de documens certains: un -M. de W... dans une lettre adressée à M. de G... (initiales supposées -sans doute), et ajoutée au mois de juillet, p. 348 de l'édition -d'Amsterdam, s'appuya encore du nom de Voltaire et d'une prétendue -lettre de cet écrivain célèbre, pour réfuter l'opinion du baron de -Crunyngen et pour défendre la valeur historique de l'anecdote des -_Mémoires de Perse_. Suivant ce M. de W..., Voltaire aurait dit, dans -cette lettre, qu'il _savait à fond_ l'histoire du prisonnier au masque -de fer, _ce que généralement on a cru désigner M. de Vermandois_. M. de -W..., dans sa lettre au _Journal des Savans_, qu'on pourrait attribuer à -Voltaire lui-même, si elle était d'un meilleur style, ajoute qu'il -connaît _quelqu'un_ (Voltaire sans doute) «qui a assuré avoir lu un -manuscrit intitulé _le Prisonnier masqué_; que plusieurs de ses traits -sont bien semblables à l'histoire de _Giafer_; que ce manuscrit avait -été sur le point d'être rendu public; mais que des ordres supérieurs et -des menaces effrayantes en avaient empêché, parce que c'était -précisément l'histoire du prince de Vermandois.» - -La lettre de Voltaire à l'abbé D..., que citait M. W... dans la sienne, -non seulement n'était ni _publique_, ni imprimée, mais encore n'avait -jamais existé, et l'annonce de ce manuscrit, qui devait dévoiler le -mystère de l'homme au masque, produisit un détestable roman du chevalier -de Mouhy, sous le titre du _Masque de fer, ou les Aventures admirables -du père et du fils_, imprimé sans nom d'auteur à La Haye en 1746, chez -Pierre de Hondt, et formant six petites parties in-12. Ce fut là -probablement ce qui donna lieu au surnom de _Masque de fer_, forgé par -l'imaginative du chevalier de Mouhy, espèce de spadassin plumitif aux -gages de Voltaire, et scribe non moins fécond que son maître. - -Ce roman est un imbroglio espagnol qui ne manque pas d'imagination, mais -dont le style surpasse en barbarie tout ce que le chevalier de Mouhy a -écrit; le sujet ne se rapporte nullement à l'anecdote des _Mémoires de -Perse_: Don Pèdre de Cristaval, vice-roi de Catalogne, est marié -secrètement avec la soeur du roi de Castille; ce roi s'introduit une -nuit dans l'appartement où sont couchés les deux époux: «Il s'était -muni, raconte l'auteur, de deux masques, en partant de sa cour, dont les -serrures étaient faites avec tant d'art qu'il était impossible de les -ouvrir, ni que le visage qu'ils renfermaient pût jamais être vu sans -qu'on arrachât la vie à ceux à qui ils devaient être mis: il en couvrit -le visage de don Pèdre et de sa soeur, et après les avoir fermés selon -le secret qu'il possédait seul, il fit appeler ses officiers.» C'est -dans ce style monstrueux que sont narrées les aventures de ces époux -masqués et de leurs enfans: «Leur fille était belle comme le jour, -excepté qu'elle avait un masque parfaitement dessiné sur la poitrine et -ressemblant à celui de don Pèdre.» Malgré ces burlesques sottises, ce -roman fut mis à l'index en France, à cause de son titre, et on le -rechercha beaucoup, parce qu'on le connaissait peu[5]. - - [5] Cet ouvrage est très-rare; la Bibliothèque du roi n'en a qu'un - exemplaire provenant de la Bibliothèque particulière de - Choisy-le-Roi, lequel n'a pu être classé parmi les romans inscrits - au Catalogue imprimé en 1750. - -L'_avertissement_ est plus curieux que le livre: l'auteur suppose avoir -trouvé, dans un coffre nageant sur l'eau, près du Pont-Neuf, le -manuscrit qu'il publie d'après le texte espagnol, et voici comment il -explique le mystère qui couvrait la tradition sur laquelle il a fondé -son roman: «L'histoire du _Masque de Fer_ contient des faits si -extraordinaires, que ce n'est pas sans raison qu'on désirerait de -connaître les personnages qui y sont dépeintes. Il y a lieu de croire -qu'on n'est privé de cette connaissance que parce que nous vivons dans -un siècle dont la politesse ne permet pas de faire assez d'honneur au -despotisme et à la tyrannie pour nommer ceux qui en ont fait usage.» -Après ce beau raisonnement, le chevalier de Mouhy ne cite pas moins de -quatre _masques de fer_, en Turquie, en Écosse, en Espagne et en Suède. -Celui qu'il place dans le château des Sept-Tours, à Constantinople, -était le frère d'un empereur turc qui, pour empêcher que la douleur et -la majesté empreintes sur les traits du prisonnier ne séduisissent ses -gardes, «lui couvrit le visage d'un masque de fer fabriqué et trempé de -telle sorte qu'il n'était pas possible au plus habile ouvrier de -parvenir à le rompre ni à l'ouvrir.» On voit dans ce conte le germe du -système qui fit plus tard de l'homme au masque un frère aîné de Louis -XIV. - -M. de W... trouva un adversaire plus redoutable que le baron de -Crunyngen dans le savant bibliographe Prosper Marchand, qui envoya un -prétendu extrait d'une lettre datée de Paris, du 30 décembre 1745, à la -_Bibliothèque française_ (t. 42, p. 362), pour convaincre d'erreur, et -même d'ignorance, l'auteur de la _Clef_ des _Mémoires de Perse_, lequel -avait fait un _duc_ du _comte_ de Vermandois, faute commise aussi par -des historiens contemporains. P. Marchand, qui pensa que _le merveilleux -de cette anecdote la rendait très-propre à être avidement adoptée par -beaucoup de petits esprits_, s'abstint pourtant de juger le point en -litige, en avouant qu'il n'avait point de _lumières suffisantes, quelque -voisin qu'il fût des lieux_ (il entend sans doute parler de la Bastille, -puisqu'il date sa lettre de Paris) _où la scène s'était passée_[6]. - - [6] P. Marchand a reproduit son article avec des additions dans son - Dictionnaire historique, à l'article _Louis de Bourbon_. - -On voit, à ces répliques qui se suivirent de près, combien la révélation -faite par des mémoires anonymes et satiriques avait ému la curiosité et -préoccupait déjà les esprits. - -Mais, quel était l'auteur de ces _Mémoires_? Pourquoi se cacha-t-il -obstinément, malgré le succès de son livre? - -Serait-ce, selon l'opinion commune, le chevalier de Resseguier[7] qui -fut mis à la Bastille vers cette époque? Mais le motif de son -emprisonnement est mentionné sur les registres de la Bastille: on sait -qu'il avait composé des vers contre madame de Pompadour. - - [7] Fevret de Fontette, qui avait dit à propos des _Mémoires de Perse_ - dans le t. 2 de la _Bibliothèque historique de la France_: «L'auteur - de cet ouvrage est le chevalier de _Reseillé_,» mit cette correction - dans le t. 4, p. 424: «Ces Mémoires sont attribués au chevalier - Reysseyguier, de Toulouse, officier aux gardes; mais il n'est pas - sûr qu'il en soit l'auteur.» - -Ne serait-ce point, comme madame Du Hausset l'a consigné dans une lettre -inédite, cette madame de Vieux-Maisons, _une des femmes les plus -méchantes de son temps_, qui prenait Crébillon fils pour éditeur -responsable? Mais Crébillon fils, qui plaçait volontiers en Perse les -aventures licencieuses de ses romans, et qui publia même, en 1746, les -_Amours de Zéokinisul, roi des Kofirans_ (Louis XV, roi des Français), -attribués aussi à madame de Vieux-Maisons, ne se risquait pas dans la -haute satire politique, et se bornait à des récits galans fort goûtés à -la cour. - -Serait-ce plutôt un nommé Pecquet, commis au bureau des Affaires -étrangères, embastillé, dit-on, à cause de cet ouvrage? Mais le livre -pénétrait en France, sans doute par l'entremise des secrétaires -d'ambassade qui faisaient le commerce des livres défendus, et un seul -exemplaire saisi dans les mains de Pecquet avait pu suffire pour motiver -contre lui une lettre de cachet. - -Serait-ce enfin le duc de Nivernais, qui se reposait alors de ses -campagnes en composant des fables dans la compagnie de Voltaire et de -Montesquieu? Mais le duc de Nivernais a eu grand soin de recueillir tout -ce qu'il a écrit dans une édition de ses oeuvres (Paris, 1796, 8 vol. -in-8º), faite dans un temps où la censure, qui avait poursuivi les -_Mémoires de Perse_, n'était plus là pour le forcer à l'anonyme; -d'ailleurs, cette histoire allégorique ne présente aucun point -d'analogie avec les habitudes littéraires de Nivernais, poète délicat, -écrivain spirituel, mais faible, timide, et dépourvu d'invention. - -Les preuves font donc faute dans cette déclaration de paternité -problématique, et M. Barbier, en offrant plusieurs conjectures à ce -sujet dans son _Dictionnaire des Anonymes_ (t. 2, p. 400, seconde -édition), n'a point assez motivé sa préférence en faveur de Pecquet par -la citation d'une note manuscrite en tête d'un exemplaire qu'il -possédait. On sait ce que vaut la garantie d'un faiseur de notes -marginales, quand il ne se nomme pas Huet, ou La Monnoye, ou Mercier de -Saint-Léger. - -Pour moi, je n'avancerai rien de mieux prouvé sur le véritable auteur de -ces _Mémoires_, mais aussi ne donnerai-je mon avis que comme une simple -présomption: je pense que les _Mémoires de la cour de Perse_ doivent -appartenir à Voltaire. - -On y retrouve le style de ses contes avec plus de négligences, et -quelquefois son esprit caustique: «Il ne paraît que trop d'ouvrages pour -lesquels on demande grâce, dit l'Avertissement, et ce, avec d'autant -plus de raison qu'il n'en est presque point qui méritent qu'on la leur -fasse.» L'auteur suppose qu'un de ses amis, Anglais de nation, dans un -voyage à Paris, eut communication de _quantité de Mémoires secrets, -manuscrits, conservés dans la bibliothèque d'Ali-Couli-Kan, premier -secrétaire d'état, seigneur d'un mérite distingué_, et entreprit de -traduire une partie de ceux du règne de _Cha-Sephi_ (Louis XV): voilà -bien les _Mémoires_ inédits que M. de W... signale dans sa lettre, en -invoquant le témoignage de Voltaire, qui n'avait encore rien écrit sur -ce sujet; on reconnaît, en outre, le duc de Richelieu dans l'éloge -d'_Ali-Couli-Kan_, surtout lorsqu'on se rappelle que Voltaire -recueillait alors les matériaux de son _Siècle de Louis XIV_, et -consultait les souvenirs du maréchal, son ami et son protecteur. - -Dans l'Avertissement, l'auteur annonce avoir traduit de l'anglais ces -_Mémoires_: «Je prie le lecteur de considérer que le génie de la langue -anglaise est bien différent de celui de la langue française. Celle-ci -est plus claire, plus méthodique, mais moins abondante et moins -énergique que la langue anglaise.» Voltaire n'a-t-il pas répété vingt -fois dans les mêmes termes ce jugement sur les deux langues? - -En outre, Voltaire était en relation d'affaires avec la _Compagnie -d'Amsterdam_, depuis le voyage qu'il avait fait en Hollande, dans -l'année 1740, pour surveiller l'impression de l'_Anti-Machiavel_ du roi -de Prusse; ce fut dans cette circonstance qu'il eut à se plaindre d'un -libraire hollandais, nommé Vanduren, _le plus insigne fripon de son -espèce_, disent les _Mémoires_ de Voltaire; il profita de ce voyage pour -publier les _Institutions de Physique_, par madame Duchâtelet, avec une -préface de sa façon, et ce livre, auquel le chancelier d'Aguesseau avait -refusé un privilége du roi, parut chez les mêmes libraires associés qui, -cinq ans plus tard, mirent au jour les _Mémoires de Perse_. Le portrait -satirique de Voltaire, que l'éditeur ajouta dans la seconde édition, fut -peut-être une vengeance de Vanduren, qui aurait trouvé plaisant de se -moquer de l'auteur dans son propre ouvrage. Quoi qu'il en soit, ce -portrait de _Coja-Sehid_ ne peut avoir été tracé par Voltaire qui -n'aurait jamais porté un pareil jugement sur lui-même: «Aussi était-il -d'un orgueil insoutenable. Les grands, les princes même l'avaient gâté -au point qu'il était impertinent avec eux, impudent avec ses égaux et -insolent avec ses inférieurs... il avait l'ame basse, le coeur mauvais, -le caractère fourbe; il était envieux, critique mordant, mais peu -judicieux, écrivain superficiel, d'un goût médiocre... il était sans -amis, et ne méritait pas d'en avoir. Quoique né avec un bien fort -honnête, il avait un si grand penchant à l'avarice, qu'il sacrifiait -tout, lois, devoirs, honneur, bonne foi, à de légers intérêts.» Ne -croit-on pas entendre le libraire qui se venge de l'auteur? Comment -expliquer le silence de Voltaire, à l'égard d'une critique aussi -sanglante, lui qui rendait coup pour coup à ses nombreux ennemis, lui -qui ne pardonnait pas la moindre attaque contre ses ouvrages, lui qui, -en l'année où fut imprimé ce portrait si cruellement ressemblant, -s'adressait à Moncrif, lecteur de la reine, pour obtenir la permission -de poursuivre le poète Roi qui avait _comblé la mesure de ses crimes_ en -répandant un libelle diffamatoire dans lequel l'Académie était outragée -et Voltaire _horriblement déchiré_[8]? - - [8] _Correspondance générale de Voltaire_, lettre à Moncrif, mars - 1746. - -Enfin il est incontestable qu'à l'époque de la publication des _Mémoires -de Perse_, Voltaire travaillait sur des matières analogues: il préparait -le _Siècle de Louis XIV_, et traitait en contes des sujets orientaux que -les _Lettres Persanes_ avaient mis à la mode. _Babouc_, _Memnon_, -_Zadig_, sont contemporains des _Mémoires de Perse_, et Voltaire enviait -probablement à Montesquieu la popularité des _Lettres Persanes_. - -Mais, me demandera-t-on, pourquoi Voltaire n'a-t-il pas plus tard avoué -un ouvrage digne de sa naissance à quelques égards? Si Voltaire eût fait -cet aveu, tous les doutes seraient levés, et je n'aurais pas besoin -maintenant de chercher à déchirer le voile de l'anonyme sous lequel je -crois apercevoir l'auteur du _Siècle de Louis XIV_, ouvrant les voies, -pour ainsi dire, à un fait nouveau qu'il voulait tirer de vive force des -archives de la Bastille. - -Veut-on une pure supposition qui a pourtant de quoi satisfaire la -vraisemblance? Je suppose que le maréchal de Richelieu, possesseur du -secret de l'homme au masque, se laissa surprendre par les prières et les -adroites manoeuvres de Voltaire, qui fut initié, sous la foi du serment, -dans ce ténébreux mystère, que possédaient seuls quelques serviteurs -intimes de Louis XIV; c'est là du moins ce qu'on peut inférer de ce -passage des _Mémoires de Perse_, où il est dit que _le secret a été mal -gardé_, et que _les grands sont exposés à confier leurs secrets à -plusieurs gens parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets_. - -Voltaire, qui était indiscret, n'eut pas plus tôt connaissance de -l'énigme, sinon du mot de cette énigme commis à la fidélité de trois ou -quatre personnes, qu'il se sentit tourmenté d'un désir immodéré de -révéler ce qu'il savait, et peut-être de deviner davantage; mais c'était -encourir la vengeance du roi et la haine ou le mépris du duc de -Richelieu; d'ailleurs, la Bastille, qui avait si long-temps retenu dans -ses entrailles de pierre l'existence et le nom d'un prisonnier d'état, -pouvait ensevelir une seconde fois et à jamais l'imprudent écrivain, -pour le punir d'avoir ajouté une nouvelle strophe aux _J'ai vu_. - -Or, Voltaire trouvait bons tous les moyens capables de faire triompher -la vérité et la raison; il ne craignait pas même de recourir au mensonge -et de s'affubler d'un déguisement quelconque, avec la certitude d'être -reconnu à son style et à son esprit: ainsi, tour à tour il s'intitulait -Aaron Mathathaï, Jacques Aimon, Akakia, Akib, Alethès, Alethof, -Aletopolis, Alexis, Arty, Aveline, et créait cent autres pseudonymes -plus ou moins transparens; ou bien, gardant l'anonyme dans ses ouvrages -les plus importans comme dans ses plus minces opuscules, il employait -sans cesse les presses clandestines de Hollande. - -On comprend qu'il n'ait pas revendiqué l'honneur d'un livre qui aurait -pu le brouiller avec ses protecteurs, le maréchal de Richelieu et madame -de Pompadour, dans la plus brillante période de sa fortune de courtisan, -lorsque les grâces de Louis XV l'arrêtaient à Versailles, lorsqu'il -était l'hôte de la reine d'Étioles, lorsqu'il se prosternait devant le -soleil de Fontenoy, lorsqu'il étalait avec orgueil ses titres de -gentilhomme ordinaire du roi et d'historiographe de France[9]! - - [9] Voyez sa _Correspondance_, notamment la lettre à Vauvenargues, du - 3 avril 1745, et les lettres à M. d'Argenson, écrites la même année. - -Je pense donc que Voltaire a voulu mettre en circulation, par une voie -détournée, l'histoire du _Masque de Fer_ pour avoir le droit de -s'expliquer sur un sujet qu'il n'eût point osé aborder en face, si -quelqu'un n'avait pris l'initiative avant lui. Ce _quelqu'un_ ne fut -autre que lui-même; par cette tactique, il devint maître de traiter en -public un point historique fort singulier, qu'il n'avait pu aborder -encore qu'en particulier avec le duc de Richelieu, sous le sceau du -secret le plus inviolable. Voltaire ressemblait beaucoup à ce barbier du -roi Midas, que la fable nous représente creusant la terre pour se -soulager d'un secret confié, et pour répéter dans ce trou: Le roi Midas -a des oreilles d'âne! Voltaire publiait volontiers tout ce qu'il savait, -et même souvent ce qu'il ne savait pas, bien différent de Fontenelle -qui, la main pleine de vérités, refusait de l'ouvrir. Dès lors, le -prisonnier masqué passa en tradition dans le grand monde, et Voltaire -fut peut-être autorisé par Richelieu lui-même à confirmer ce fait -extraordinaire, au lieu de le démentir. Voilà pourquoi l'auteur des -_Mémoires de Perse_ ne se dévoila pas. - -Six ans après que l'homme au masque eut été signalé à la curiosité des -anecdotiers, Voltaire fit paraître, sous le pseudonyme de _M. de -Francheville_, le _Siècle de Louis XIV_ en deux volumes in-12, _Berlin_, -1751: on chercha aussitôt dans cet ouvrage, attendu depuis long-temps, -quelques détails sur le prisonnier mystérieux qui faisait alors le sujet -de tous les entretiens. - -Voltaire s'était hasardé enfin à parler de ce prisonnier plus -explicitement qu'on n'avait fait jusqu'alors, et à faire entrer dans -l'histoire _un événement que tous les historiens ont ignoré_[10]; il -assignait une date au commencement de cette captivité: _quelques mois -après la mort du cardinal Mazarin_ (1661); il donnait le portrait de -l'inconnu, qui était, selon lui, _d'une taille au-dessus de l'ordinaire, -jeune et de la figure la plus belle et la plus noble, admirablement bien -fait_, ayant _la peau un peu brune_, et qui _intéressait par le seul son -de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point -entrevoir ce qu'il pouvait être_; il n'oublia pas de décrire _le masque -dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui laissaient au -prisonnier la liberté de manger avec ce masque sur son visage_; enfin il -fixa l'époque de la mort de cet homme, _enterré_, disait-il, _en 1704, -la nuit, à la paroisse Saint-Paul_. - - [10] T. 2, p. 11, de la première édition. Cette anecdote, dans toutes - les éditions, se trouve au chapitre 25 de l'ouvrage. - -Le récit de Voltaire reproduisait les principales circonstances de celui -des _Mémoires de Perse_, hormis le roman qui amène dans ce livre -l'emprisonnement de _Giafer_: Quand ce prisonnier fut envoyé à l'île -Sainte-Marguerite, à la Bastille, sous la garde de Saint-Mars, _officier -de confiance_, il portait son masque dans la route; «on avait ordre de -le tuer s'il se découvrait; le marquis de Louvois alla le voir dans -cette île, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du -respect; il fut mené en 1690 à la Bastille où il fut logé aussi bien -qu'on peut l'être dans ce château; on ne lui refusait rien de ce qu'il -demandait; son plus grand goût était pour le linge d'une finesse -extraordinaire et pour les dentelles; il jouait de la guitare; on lui -faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement -devant lui.» On voit que Voltaire avait emprunté une partie de ces -détails, et souvent les expressions même, aux _Mémoires de Perse_, sans -s'approprier encore l'aventure dramatique du plat d'argent; il déclara -en outre que plusieurs particularités lui avaient été fournies par M. de -Bernaville; successeur de Saint-Mars, et par _un vieux médecin de la -Bastille_, qui avait soigné le prisonnier dans ses maladies, et n'avait -jamais vu son visage, _quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le -reste de son corps_. Il raconta que _M. de Chamillard fut le dernier -ministre qui eût cet étrange secret_, et que son gendre, le maréchal de -La Feuillade, l'ayant conjuré _à genoux_ de lui apprendre _ce que -c'était que le Masque de Fer_, Chamillard mourant (1721) répondit qu'il -avait fait serment de ne révéler jamais ce secret d'état. A ces détails -certifiés par le duc de La Feuillade, Voltaire joignait une réflexion -bien remarquable: «Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, QUAND ON -ENVOYA CET INCONNU DANS L'ÎLE SAINTE-MARGUERITE, IL NE DISPARUT DANS -L'EUROPE AUCUN PERSONNAGE CONSIDÉRABLE.» - -Cette réflexion si juste et si lumineuse ne frappa personne; mais tout -le monde était saisi d'étonnement et de terreur en lisant ce petit -roman, écrit de manière à faire désirer qu'on le complétât bientôt. - -_Le Siècle de Louis XIV_ fut surtout recherché à cause de ces deux pages -relatives au _Masque de Fer_, que Voltaire augmenta de nouveaux détails -dans les éditions suivantes, publiées en 1753 et 1760. Il n'eut garde -d'omettre une anecdote dont il était peut-être l'inventeur: - -«Ce prisonnier était sans doute un homme considérable, car voici ce qui -arriva les premiers jours qu'il était dans l'île de Sainte-Marguerite: -le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se -retirait, après l'avoir enfermé. Un jour, le prisonnier écrivit avec un -couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre, -vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour. Un -pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette et la rapporta -au gouverneur. Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur: «Avez-vous lu ce -qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos -mains?--Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur; je viens de la -trouver, personne ne l'a vue.» Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le -gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette -n'avait été vue de personne. «Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux -de ne savoir pas lire!» Voltaire ajouta, en 1760, pour justifier cet -emprunt aux _Mémoires de Perse_: «Parmi les personnes qui ont eu -connaissance _immédiate_ de ce fait, il y en a une très-digne de foi, -qui vit encore.» Il voulait désigner sans doute le duc de Richelieu, car -s'il entendait parler d'un témoin oculaire, ce témoin aurait eu au moins -quatre-vingt-dix ans, le prisonnier masqué ayant quitté en 1698 l'île de -Sainte-Marguerite, où l'événement eut lieu. - -De ce moment, le fait du _Masque de Fer_ passa pour constant, appuyé par -l'autorité de Voltaire, de M. de Bernaville, du duc de La Feuillade, et -du ministre Chamillard; mais quel était le personnage caché sous ce -masque? - -La Beaumelle, qui avait rencontré Voltaire à la cour du roi de Prusse, -et qui n'attendait qu'une occasion de déclarer la guerre à ce despote -littéraire, imagina de critiquer le _Siècle de Louis XIV_, parce qu'il -connaissait à fond cette époque, peinte avec goût et jugée un peu -superficiellement par Voltaire. La Beaumelle mit donc au jour, en 1753, -ses _Notes sur le Siècle de Louis XIV_, in-8º, dans lesquelles il ne -manqua pas de dire que l'histoire du _Masque de Fer_ était tirée des -_Mémoires de Perse_. - -L'année précédente, un autre critique, Clément, moins savant, mais plus -fin que La Beaumelle, avait répondu de même à la prétention de Voltaire, -qui se donnait partout comme le premier révélateur du _Masque de Fer_. -«M. de Voltaire, disaient les _Nouvelles littéraires_ du mois de mai -1752, se trompe quand il dit que tous les historiens ont ignoré ce fait. -Vous le trouverez un peu différemment conté, et d'environ _vingt ans -plus jeune_, dans les _Mémoires secrets pour servir à l'histoire de -Perse_, publiés il y a huit ou neuf ans. Mais de qui s'agit-il? Suivant -l'auteur des _Mémoires_, c'est de M. le comte de Vermandois. Le récit de -M. de Voltaire ne souffre point cette explication et ne s'en permet -aucune. Reste à savoir lequel des deux est le plus sûr: pour moi, je -crois en M. de Voltaire[11].» - - [11] _Cinq Années littéraires, ou Nouvelles littéraires des années_ - 1748, 1749, 1750, 1751 et 1752, t. 2, lettre 99. - -La _Réfutation des Notes de La Beaumelle_[12] ne se fit pas attendre, et -Voltaire prit à coeur de montrer qu'il était mieux instruit que personne -sur le _Masque de Fer_. Voltaire, qui avait fait sonner bien haut la -nouveauté de l'anecdote, convint qu'elle se trouvait dans les _Mémoires -de Perse, libelle obscur et méprisable où les événemens sont déguisés -ainsi que les noms propres_; mais il prétendit que son ouvrage était -composé _en partie long-temps avant ces Mémoires, qui n'ont paru qu'en -1745_, et il n'eut pas de peine à les réfuter en ce que le conte de -_Giafer_ renfermait de contraire à la vérité historique et -chronologique. Depuis la publication des _Mémoires de Perse_, Voltaire -avait rassemblé des renseignemens plus positifs, entre autres, la date -de la mort du prisonnier, avec laquelle on ne pouvait accorder une -visite du régent à la Bastille[13]. - - [12] Réimprimée sous le titre de _Supplément au Siècle de Louis XIV_, - dans toutes les éditions de Voltaire. - - [13] La négation expresse de Voltaire, qui dit que le duc d'Orléans - n'alla _jamais_ à la Bastille, est pourtant contredite par un - manuscrit trouvé dans ce château et imprimé en tête de la première - livraison de la _Bastille dévoilée_; on y lit ce qui suit: «Du temps - de la régence, j'ai vu entrer dans la cour de l'intérieur du château - M. le duc de Lorraine et M. le duc d'Orléans, accompagnés d'un - seigneur de la cour, dont il ne me souvient pas du nom.» - -Voltaire, dans cette _Réfutation_ du livre de La Beaumelle, avoua -pourtant qu'il était _surpris_ de trouver dans les _Mémoires de Perse_ -une anecdote _très-vraie parmi tant de faussetés_. Il crut devoir nommer -encore quelques personnes recommandables, pour constater l'authenticité -des documens qu'il avait eus, notamment au sujet de l'assiette d'argent -trouvée par un pêcheur: M. Riousse, ancien commissaire des guerres à -Cannes, avait été, dans sa jeunesse, témoin de la translation du -prisonnier masqué à la Bastille; le marquis d'Argens assurait qu'en -Provence, les _aventures_ de ce prisonnier étaient _publiques_, et qu'il -avait entendu conter l'histoire de l'assiette _aux hommes les plus -considérables de la province_; M. Marsolan, chirurgien du duc de -Richelieu, et gendre du _vieux médecin de la Bastille_, se faisait -garant des faits racontés par son beau-père; MM. de La Feuillade et de -Caumartin avaient appris de la bouche même de Chamillard l'existence de -l'homme au masque; enfin le témoignage des _vieillards qui en avaient -entendu parler aux ministres_ rendait ce fait, _fondé sur des ouï-dire, -plus authentique qu'aucun autre fait particulier des quatre cents -premières années de l'histoire romaine_. - -Voltaire, pour tenir en haleine la curiosité de ses lecteurs, niait que -ce prisonnier fût le comte de Vermandois, mort de la _petite-vérole_ au -camp de Courtray, en 1683; ou le duc de Beaufort, tué par les Turcs, qui -lui avaient coupé la tête au siége de Candie, en 1669. Mais, au lieu -d'opposer son opinion personnelle à ces deux opinions qui avaient cours -alors, il se bornait à ouvrir une nouvelle porte aux conjectures, par ce -paragraphe dont tous les mots veulent être pesés pour en définir le -véritable sens: «M. de Chamillard disait quelquefois, pour se -débarrasser des questions pressantes du dernier maréchal de La Feuillade -et de M. de Caumartin, que C'ÉTAIT UN HOMME QUI AVAIT TOUS LES SECRETS -DE M. FOUQUET. Il avouait donc au moins, par là, que cet inconnu avait -été enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. _Or, -pourquoi des précautions si inouies pour un confident de M. Fouquet, -pour un subalterne?_ _QU'ON SONGE QU'IL NE DISPARUT EN CE TEMPS-LA AUCUN -HOMME CONSIDÉRABLE._ Il est donc clair que c'était un prisonnier de la -plus grande importance?» - -C'était la seconde fois que Voltaire appuyait sur l'impossibilité de -faire coïncider le commencement de la captivité du _Masque de Fer_ avec -la disparition d'un _homme considérable_. C'était la première fois qu'il -nommait Fouquet dans la discussion de cet événement, et il le nommait en -répétant les paroles de M. de Chamillard, _le dernier ministre qui eût -cet étrange secret_! Mais personne n'y prit garde, et on ne pensa pas -même à tirer une nouvelle induction de la place que Voltaire avait -assignée dans le _Siècle de Louis XIV_ à la disgrâce de Fouquet, -immédiatement après l'anecdote du _Masque de Fer_. - -Le judicieux Prosper Marchand, qui réunissait alors les matériaux de son -_Dictionnaire historique_ publié en 1756, deux ans après sa mort, -regarda le récit fait dans le _Siècle de Louis XIV_ comme une -_reproduction_ de celui des _Mémoires de Perse_, _revue, augmentée et -retranchée à divers égards_[14]. - - [14] _Dictionnaire historique_ de Prosper Marchand, p. 143. - -La critique avait commencé à retourner en tous sens le champ fertile des -conjectures historiques. On écarta bientôt la première interprétation -qui avait tenté de reconnaître le comte de Vermandois dans le _Masque de -Fer_, et quelques savans de Hollande se réunirent pour accréditer un -paradoxe basé, tant bien que mal, sur l'histoire: ils avancèrent que le -prisonnier masqué était certainement un jeune seigneur _étranger_, -gentilhomme de la chambre d'Anne d'Autriche, et _véritable père_ de -Louis XIV. - -La source de cette singulière et scandaleuse anecdote semble avoir été -un petit livre assez rare, imprimé à Cologne, chez Pierre Marteau, en -1692, in-12, sous ce titre: _les amours d'Anne d'Autriche, épouse de -Louis XIII, avec M. le C. D. R., le véritable père de Louis XIV, roi de -France; où l'on voit au long comment on s'y prit pour donner un héritier -à la couronne, les ressorts qu'on fit jouer pour cela, et enfin le -dénouement de cette comédie_. La troisième édition de ce libelle, -imprimée en 1696, porte sur son titre: _Cardinal de Richelieu_, au lieu -des trois lettres C. D. R. Mais il est facile de se convaincre, à la -lecture de l'ouvrage, qu'un imprimeur ignorant a mal traduit ces -initiales, puisque le ministre joue dans l'ouvrage un rôle bien distinct -de celui de père[15]. On a donc pensé que _le C. D. R._ signifiait _le -comte de Rivière_[16], et que ce comte pouvait être le _Giafer_ des -_Mémoires de Perse_. - - [15] Il y a eu cinq éditions de ce libelle en 1692, 1693, 1696, 1722, - 1738; celle de 1696 est la seule dont le litre porte le nom du - _cardinal de Richelieu_. - - [16] N'est-ce pas plutôt le _Comte de Rochefort_, dont les _Mémoires_, - rédigés par Sandras de Courtilz, offrent aussi ces initiales: C. D. - R.? - -En effet, le roman des _Amours d'Anne d'Autriche_ avait tout ce qu'il -fallait d'extraordinaire pour servir d'introduction aux malheurs du -prisonnier inconnu. L'auteur, dont la plume était aux gages du roi -Guillaume, comme tous les libellistes hollandais de cette époque, -annonce, dans son _Avis au Lecteur_, qu'il veut développer _le grand -mystère d'iniquité de la véritable origine de Louis XIV_: «Quoique cette -relation, dit-il, soit ici quelque chose d'assez nouveau et d'assez -inconnu, elle n'est rien moins que cela en France. La froideur reconnue -de Louis XIII, la naissance extraordinaire de Louis-Dieudonné, ainsi -nommé parce qu'il naquit après vingt-trois ans de mariage stérile, sans -compter plusieurs autres circonstances remarquables, prouvent si -clairement et d'une manière si convaincante cette génération empruntée, -qu'il faut avoir une effronterie extrême pour prétendre qu'elle soit la -production du prince qui passe pour en être le père. Les fameuses -barricades de Paris et la formidable révolte qui se fit contre Louis XIV -à son avènement au trône, et qui fut soutenue par des chefs si -distingués, publièrent si hautement sa naissance illégitime, que tout le -monde en parlait; et comme la raison le confirmait, à peine y avait-il -quelqu'un qui eût des doutes et des scrupules là-dessus.» Cet auteur, -sous l'anonyme duquel on trouverait peut-être le fameux Sandras de -Courtilz[17], avait pourtant tiré de son imagination la fable de son -livre, qu'il essaie dans sa préface de mettre sur le compte de -l'histoire. - - [17] M. Leber attribue ce livre à un sieur Le Noble, autre que - l'auteur des satires contre le roi Guillaume, puisque l'_Avis au - lecteur_ fulmine contre les _derniers ouvrages du Noble_. Voyez le - _Supplément au Manuel du libraire_, par M. Brunet, t. 1, p. 49. - -Voici cette fable assez habilement conçue: - -Le cardinal de Richelieu, glorieux de voir sa nièce _Parisiatis_ (Mme de -Combalet) aimée de Gaston, duc d'Orléans, frère du roi, propose à ce -prince la main de cette belle personne; mais Gaston, indigné de tant -d'orgueil chez le premier ministre, répond par un soufflet à cette offre -de mariage. Le cardinal et sa nièce ne rêvent plus que vengeance, et le -père Joseph, capucin, leur inspire le projet de frustrer Gaston de la -couronne que lui promettait l'impuissance de Louis XIII. En conséquence, -ils introduisent, la nuit, dans la chambre de la reine, un jeune homme, -le C. D. R., qui était amoureux, sans espoir, de la femme de son roi. -Anne d'Autriche, qui avait remarqué cet amant tendre et discret, le -reconnaît à ses façons de faire, et lui oppose peu de résistance; -ensuite elle va révéler au cardinal ce qui s'est passé: «Eh bien! lui -dit-elle, vous ayez gagné votre méchante cause; mais prenez-y garde, -monsieur le prélat, et faites en sorte que je trouve cette miséricorde -et cette bonté céleste dont vous m'ayez flattée par vos pieux sophismes. -Ayez soin de mon ame, je vous en charge; car je me suis abandonnée!» -_Cet excessif débordement de vie continuant, la bienheureuse nouvelle de -la grossesse de la reine ne fut pas long-temps à se débiter dans le -royaume. Ainsi naquit Louis XIV, fils de Louis XIII, par voie de -transsubstantiation._ Quant à l'instrument docile de ce miracle, le -libelliste n'en parle que dans une note où il annonce que «si cette -histoire plaît au public, on ne tardera pas à donner la _Suite_, qui -contient _la fatale catastrophe du C. de R., et la fin de ses plaisirs -qui lui coûtèrent cher_.» - -Cette Suite n'a point paru, mais on a prétendu que _la fatale -catastrophe_ devait être la découverte de l'amant de la reine par Louis -XIII, et l'enlèvement de ce seigneur masqué et emprisonné. Alors, à quoi -bon un masque? Mieux eût valu un bâillon pour l'honneur du mari et du -fils. - -L'autorité de ce pamphlet _orangiste_ n'était point assez imposante pour -accréditer en France une opinion qui entachait de bâtardise la gloire de -Louis-le-Grand; la critique dédaigna donc de s'en servir, et préféra -s'attacher au système, plus honnête pour la dynastie des Bourbons, mais -aussi peu vraisemblable, qui représentait le duc de Beaufort comme le -prisonnier inconnu de l'île Sainte-Marguerite, malgré les dénégations -formelles de Voltaire. - -Lenglet Dufresnoy, qui ne perdait jamais une occasion de jeter dans la -publicité un paradoxe hardi, et qui d'ailleurs avait pu dans ses -fréquens voyages à la Bastille recueillir le souvenir du _Masque de -Fer_, en dit quelques mots dans son _Plan de l'histoire générale et -particulière de la Monarchie française_, publié en 1754. C'est au sujet -de la disparition du duc de Beaufort devant Candie (t. 3, p. 268 et -269), qu'il rappelle l'_anecdote singulière_ à laquelle donnèrent lieu -les doutes existant sur la mort de ce prince. Après avoir raconté ce -qu'on savait du prisonnier masqué, il ajoute cette réflexion: «Quelle -raison y avait-il d'user de tant de mystère pour le duc de Beaufort?» Il -mentionne ensuite l'opinion qui attribuait cette anecdote au comte de -Vermandois «pour de prétendues causes rapportées dans les _Anecdotes -persanes_; mais je pense, dit-il, que _cela vient de plus haut_; sur -quoi il y aurait bien des particularités à examiner. Ce prisonnier fut -inhumé non à Saint-Paul, mais aux _Célestins_.» Cette assertion erronée -prouve l'incertitude qui régnait encore à cette époque pour les faits -principaux de la captivité du _Masque de Fer_. Lenglet Dufresnoy ne cite -pas Voltaire comme _le premier_ qui eût parlé de l'anecdote, et Voltaire -lui garda sans doute rancune de cet oubli, puisqu'il traita depuis avec -un injuste mépris _le très-savant_ auteur de la _Méthode pour étudier -l'histoire_[18]. - - [18] Voyez, dans les OEuvres de Voltaire, _Doutes sur quelques points - de l'Histoire de l'Empire_; _Mélanges historiques_; _Correspondance - générale_. - -Voltaire rencontra un adversaire plus redoutable dans Lagrange-Chancel. -Ce vieux satirique, qui devait à ses _Philippiques_ l'avantage d'avoir -puisé quelques documens traditionnels aux lieux mêmes où le prisonnier -inconnu avait habité vingt ans avant lui, écrivit, du fond de son -château d'Antoniat en Périgord, une lettre publiée dans l'_Année -littéraire_ de 1759 (t. 3, p. 188), pour réfuter certains points de la -narration du _Siècle de Louis XIV_. - -Cette lettre, que le nom de son auteur, alors âgé de quatre-vingt-neuf -ans, fit lire avidement, participait à la haine de Fréron contre -Voltaire, et n'avait pas d'autre but que de contredire celui-ci, en -révélant des particularités «qu'un historien plus _exact dans ses -recherches_ que M. de Voltaire aurait pu savoir, s'il s'était donné la -peine de s'en instruire.» L'intention de Lagrange-Chancel était, -disait-il, «d'arrêter le cours des idées que chacun s'est forgées à sa -fantaisie, sur la foi d'un auteur qui s'est fait une grande réputation -par le merveilleux joint à l'_air de vérité_ qu'on admire dans la -plupart de ses écrits;» mais ce ton dur et tranchant contrastait avec la -pauvreté des faits que le libelliste avait rapportés de sa prison aux -îles Sainte-Marguerite. - -Il disait que M. de Lamotte-Guérin, gouverneur de ces îles, du temps -qu'il y était détenu (en 1718), lui avait _assuré_ que le prisonnier -était le duc de Beaufort, _amiral_ de France, qu'on croyait mort au -siége de Candie, et qui fut traité de la sorte parce qu'il _paraissait -dangereux_ à Colbert et qu'il traversait les opérations de ce ministre, -chargé du département de la marine. Beaufort en effet eut pour -successeur à l'amirauté le comte de Vermandois alors âgé de vingt-deux -mois. - -Les ouï-dires que citait Lagrange-Chancel, sur la foi de plusieurs -contemporains de sa captivité, étaient peu dignes de balancer la version -adoptée par Voltaire: comme Voltaire, Lagrange-Chancel raconte que le -commandant Saint-Mars _avait de grands égards pour son prisonnier, le -servait lui-même en vaisselle d'argent, et lui fournissait souvent des -habits aussi riches qu'il le désirait_; mais le prisonnier était obligé, -sur peine de la vie, _de ne paraître qu'avec son masque de fer en -présence du médecin ou du chirurgien_, dans les maladies où il avait -besoin d'eux; pour toute récréation, _lorsqu'il était seul, il pouvait -s'amuser à s'arracher le poil de la barbe avec des pincettes d'acier -très-luisantes et très-polies_. Lagrange-Chancel avait vu une de ces -pincettes entre les mains du sieur de Formanoir, neveu de Saint-Mars, et -lieutenant de la compagnie franche des îles Sainte-Marguerite. - -Suivant plusieurs personnes, on aurait entendu, lors du départ de -Saint-Mars pour la Bastille, le colloque suivant: «Est-ce que le roi en -veut à ma vie? dit le prétendu duc du Beaufort _qui portait son masque -de fer_.--Non, mon prince, reprit Saint-Mars, votre vie est en sûreté: -vous n'avez qu'à vous laisser conduire.» - -Enfin, le nommé Dubuisson, caissier du célèbre Samuel Bernard, avait été -détenu aux îles Sainte-Marguerite en même temps que le _Masque de Fer_, -et occupait avec d'autres prisonniers une chambre précisément _au-dessus -de celle de cet inconnu_. Ce Dubuisson conta depuis à Lagrange-Chancel, -que ses camarades de prison étaient parvenus, _par le trou de la -cheminée_, à s'entretenir avec le mystérieux voisin et à _se communiquer -leurs pensées_; mais que ceux-ci, lui ayant demandé la cause de sa -détention si rigoureuse, ne purent le faire expliquer là-dessus, car il -leur répondit que, s'il révélait son nom, on lui ôterait la vie ainsi -qu'à toutes les personnes qui sauraient son secret. Voilà un -prisonnier-d'état bien gardé! Les conversations par les cheminées -étaient fort en usage à la Bastille; mais on devait prendre plus de -précautions pour un homme dont il importait tant de cacher le nom. - -Voltaire eût probablement relevé les critiques acerbes de cette lettre, -si Lagrange-Chancel n'était mort la même année[19]; mais il se promit de -faire payer les frais de la guerre à Fréron, qu'il immola en plein -théâtre, en 1760, dans la comédie de l'_Écossaise_: il connaissait -toutes les menées que Fréron avait faites pour lui enlever sa découverte -du _Masque de Fer_. Voltaire rentra une dernière fois dans la lice, -après que Saint-Foix et le père Griffet y furent descendus armés de -citations irrécusables; mais ce ne fut pas pour se mesurer avec eux: -semblable à un combattant qui dédaigne un adversaire trop aisé à -vaincre, et reste immobile malgré tous les défis qu'on lui adresse, il -se contenta de faire cette déclaration: «L'auteur du _Siècle de Louis -XIV_ est le _premier_ qui ait parlé de l'homme au masque de fer dans une -histoire _avérée_. C'est qu'il était _très-instruit_ de cette anecdote, -qui étonne le siècle présent, qui étonnera la postérité et qui n'est que -trop véritable[20].» Voltaire tenait à honneur d'avoir _le premier_ -livré à l'opinion publique et incorporé dans l'histoire la précieuse -confidence du maréchal de Richelieu. - - [19] La _Biographie universelle_, comme la _France littéraire_ et - d'autres ouvrages contemporains, place cette mort sous la date du 5 - décembre 1758; mais comment aurait-il écrit à Fréron en 1759? Son - éloge nécrologique se trouve dans le huitième volume de l'_Année - littéraire_ de 1759. D'après ces rapprochemens, on pourrait bien - croire que la lettre posthume fut supposée par Fréron. - - [20] L'_Anecdote sur l'Homme au Masque de fer_, dans laquelle se - trouve cette déclaration, ne fut ajoutée à l'article _Ana_ que dans - les éditions du _Dictionnaire philosophique_ postérieures à la - publication de l'ouvrage du Père Griffet (1769). - -En 1768, le paradoxe s'empara encore du _Masque de fer_: ce fut Fréron, -qui, tout meurtri des coups terribles que son ennemi lui avait portés en -face dans l'_Écossaise_, lança contre Voltaire un nouveau champion, plus -redoutable que Lagrange-Chancel, dans l'espoir d'amener une grande -querelle où l'auteur du _Siècle de Louis XIV_ aurait le dessous: le -_Masque de fer_ était une sorte d'appât bien capable d'attirer Voltaire -dans une embuscade où Poullain de Saint-Foix l'eût mis à mal, avec ce -caractère irascible et provocateur qui faisait l'effroi de la basse -littérature. - -Saint-Foix, par une lettre insérée dans _l'Année littéraire_ (1768, t. -4), essaya de faire valoir une hypothèse qui avait du moins le mérite de -la singularité, et qui réussit à ce titre auprès des amis du -merveilleux: il imagina que le prisonnier masqué était le duc de -Monmouth, fils naturel de Charles II, condamné pour crime de rébellion -et décapité à Londres le 15 juillet 1685. - -Cette idée bizarre lui vint d'un passage de _l'Histoire d'Angleterre_, -par Hume, d'après lequel on voit en effet que le bruit courut à Londres -que le duc de Monmouth était sauvé, et qu'un de ses partisans, qui lui -ressemblait beaucoup, avait consenti à mourir à sa place, pendant que le -véritable condamné, secrètement transféré en France, devait y subir une -prison perpétuelle. - -Saint-Foix citait à l'appui de son système un petit ouvrage anonyme de -la même famille que les _Amours d'Anne d'Autriche_, sans toutefois -vouloir accorder une confiance aveugle aux _Amours de Charles II et de -Jacques II, rois d'Angleterre_, quoique l'auteur ait mis ces paroles -dans la bouche du Colonel Skelton, ancien gouverneur de la tour de -Londres: «La nuit d'après la _prétendue_ exécution du duc de Monmouth, -le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même le tirer de la tour; -on lui couvrit la tête d'une espèce de capuchon, et le roi et les trois -hommes entrèrent avec lui dans un carrosse.» Saint-Foix invoquait un -témoignage plus respectable: Le père Tournemine étant allé avec le père -Saunders, confesseur de Jacques II, rendre visite à la duchesse de -Portsmouth après la mort de ce prince, la duchesse eut occasion de dire -qu'elle reprocherait toujours au roi Jacques d'avoir laissé exécuter le -duc de Monmouth au mépris du serment qu'il avait fait sur l'hostie, près -du lit de mort de Charles II, qui lui recommanda de ne jamais ôter la -vie à son frère naturel, même en cas de révolte; le père Saunders reprit -avec vivacité: «Le roi Jacques a tenu son serment!» - -Deux circonstances moins importantes semblaient à Saint-Foix propres à -fortifier son opinion et à fixer celle du public. Un chirurgien anglais, -nommé Nelaton, _qui allait tous les matins au café Procope_, rendez-vous -habituel des gens de lettres, avait souvent raconté qu'étant _premier -garçon_ chez un chirurgien près de la porte Saint-Antoine, on l'envoya -chercher pour une saignée, et qu'on le mena à la Bastille; que le -gouverneur l'introduisit dans une chambre où était un prisonnier qui _se -plaignait_ de grands maux de tête; que ce prisonnier avait l'accent -anglais, était vêtu d'une robe de chambre jaune et noire à grandes -fleurs d'or et ne montrait pas son visage caché par une _longue -serviette nouée derrière le cou_. Mais on ne peut prendre cette -serviette pour un masque de fer, et l'on sait que les prisonniers de la -Bastille n'avaient aucune communication avec les personnes du dehors -sans un ordre signé du ministre; d'ailleurs, il y avait un chirurgien, -un médecin et un apothicaire attachés au service de la prison et y -demeurant: le viatique même n'entrait à la Bastille qu'avec la -permission du lieutenant de police[21]. - - [21] Voyez _Observations concernant les usages et règles du château - royal de la Bastille_, 1re livraison de _la Bastille dévoilée_. - -Saint-Foix admettait aussi légèrement un bruit répandu autrefois en -Provence où l'on avait parlé d'un prince nommé _Macmouth_, enfermé dans -la citadelle de l'île de Sainte-Marguerite et gardé avec beaucoup de -précautions. L'identité du nom de _Macmouth_ avec celui de _Monmouth_ -aurait été une présomption favorable à ce système, si l'on eût constaté -l'époque où ce bruit avait circulé; aujourd'hui nous pouvons l'expliquer -par une autre captivité postérieure[22] à celle du _Masque de Fer_. - - [22] Celle du patriarche arménien Arwedicks; voyez la suite de cette - Histoire. - -Ce roman, soutenu par l'imperturbable aplomb de Saint-Foix et par -l'élégance maniérée de son style, eut beaucoup de vogue et raviva la -discussion qui durait depuis vingt-trois ans et qui changeait de terrain -tous les jours, sans que la victoire penchât d'aucun côté. - -Un partisan du nouveau système l'appuya par des _remarques_ insérées -dans le _Journal Encyclopédique_ (1768, novembre, p. 112), et tira ses -inductions d'un petit libelle anonyme qui contient la relation du -supplice de Monmouth: les _Révolutions d'Angleterre sous le règne de -Jacques II_, Amsterdam, 1680, in-12, ajoutaient peu de valeur à -l'opinion de Saint-Foix. - -Cependant Saint-Foix, ce fougueux et pétulant batailleur qui maniait -aussi volontiers l'épée que la plume, ne rencontra pas d'abord de -contradiction dans son paradoxe; seulement un M. de Palteau, sans doute -petit-neveu de Saint-Mars[23] et seigneur de la terre de Palteau en -Champagne, qui avait appartenu à son grand-oncle, publia dans le volume -suivant de _l'Année littéraire_ quelques traditions de famille, qu'il -avait déjà transmises à Voltaire, sans que celui-ci jugeât le moment -venu d'en faire usage. M. de Palteau, dont l'avis était d'un grand poids -dans ce débat, s'appuyait de l'autorité d'un de ses parens, le sieur de -Blainvilliers, officier d'infanterie _qui avait accès chez M. de -Saint-Mars_ à Pignerol et aux îles Sainte-Marguerite: les -correspondances de Saint-Mars avec Louvois, publiées depuis, et les -titres de la maison de Palteau[24], font foi de l'existence de cet -officier en 1670; mais il était mort long-temps avant que l'anecdote du -_Masque de fer_ fût publique. - - [23] Il devait être fils de Guillaume de Formanoir, neveu de - Saint-Mars; ce Formanoir, qu'on nommait _Corbé_ à la Bastille, parce - que son nom de terre était _Corbest_, hérita d'une partie des biens - immenses de son oncle: «Il s'est retiré, dit l'_Histoire de la - Bastille_ par Renneville, dans une des terres que son oncle avait - achetées près de Villeneuve-le-Roi, en _Bourgogne_, en changeant son - nom infâme de _Corbé_ en celui de _Palletot_ (Palteau), qui est - aussi celui de la terre.» T. 5, p. 406. - - [24] Je rapporterai plus loin les énoncés de ces titres que je dois à - l'obligeance de M. Ed. Barbier d'Aucourt, référendaire honoraire, - propriétaire actuel du domaine de Blainvilliers, près Montfort - l'Amaury. - -Selon les confidences de Blainvilliers à M. de Palteau, l'homme au -masque était connu sous le nom de _Latour_ dans ses différentes prisons; -mais rien n'indiquait que son masque fût _de fer et à ressorts_; il -avait toujours ce masque sur de visage dans ses promenades (sans doute -sur les plate-formes ou les boulevarts de la forteresse) _ou lorsqu'il -était obligé de paraître devant quelque étranger_; il était toujours -_vêtu de brun_, portait de beau linge et obtenait des livres et _tout ce -qu'on peut accorder à un prisonnier_; le gouverneur et les officiers -_restaient debout devant lui et découverts jusqu'à ce qu'il les fît -couvrir et asseoir_; ceux-ci _allaient souvent lui tenir compagnie et -manger avec lui_. Quand il mourut en 1704 (il fallait dire 1703), on mit -dans le cercueil _des drogues pour consumer le corps_. - -Cette lettre contient deux passages qui fixèrent alors l'attention, mais -qui ne sont pas également dignes de foi. - -Le sieur de Blainvilliers, curieux de voir à visage découvert le -prisonnier avec lequel il dînait et parlait souvent aux îles -Sainte-Marguerite, puisqu'il fut lieutenant de la compagnie franche pour -la garde des prisonniers, avait pris, racontait-il, les habits d'une -sentinelle qu'on plaçait dans une galerie _sous_ les fenêtres de la -prison de _Latour_, et était resté _toute une nuit_ à examiner l'inconnu -qui se promenait sans masque par sa chambre: cet homme, _blanc de -visage, grand et bien fait de corps_, quoiqu'il eût _la jambe un peu -trop fournie par le bas_, semblait être dans la force de l'âge, malgré -sa chevelure blanche. Les observations d'une nuit _presque entière_ -n'auraient pas produit des renseignemens plus positifs, si l'on en croit -ce vieil officier qui savait sans doute la valeur d'un secret d'état et -qui ne se fût pas exposé à le trahir au risque de sa vie. - -Lorsqu'en 1698, M. de Saint-Mars se rendit des îles Sainte-Marguerite à -la Bastille, dont il était nommé gouverneur, il séjourna avec _son -prisonnier_ à sa terre de Palteau, et les paysans, qui vinrent au-devant -de leur seigneur et l'accompagnèrent jusqu'au château, furent témoins de -ce singulier voyage: l'homme au masque arriva dans une litière qui -précédait celle de Saint-Mars, sous l'escorte de plusieurs gens à -cheval. Le dîner eut lieu dans la salle à manger du rez-de-chaussée: -l'homme tournait le dos aux croisées ouvertes sur la cour, et -Saint-Mars, assis en face, avait deux pistolets auprès de son assiette; -un seul valet de chambre les servait et fermait derrière lui la porte de -la salle, chaque fois qu'il allait chercher les plats dans -l'antichambre. Le prisonnier était de grande taille; il avait un masque -_noir_ qui permettait d'apercevoir ses dents et ses lèvres, sans cacher -ses cheveux blancs: les paysans le virent plusieurs fois traverser la -cour avec ce masque sur le visage. Saint-Mars se fit dresser un lit de -camp auprès de celui où coucha son hôte. Les particularités frappantes -de cet événement avaient laissé des traces profondes dans la mémoire des -vieillards que M. de Palteau interrogea lui-même, bien des années après -le passage de Saint-Mars. - -Saint-Foix, qui souffrait impatiemment la contradiction, s'empressa de -combattre avec une fine ironie les assertions contenues dans la lettre -de M. de Palteau, et n'eut pas de peine à infirmer le témoignage du -sieur de Blainvilliers[25]: il remarqua qu'un officier était incapable -de corrompre un soldat pour satisfaire une curiosité blâmable, qui les -eût amenés tous deux devant un conseil de guerre, et que d'ailleurs les -sentinelles ne demeuraient que trois heures à leur poste; mais lors même -que cet officier eût manqué de la sorte à son devoir et fût parvenu à -tromper la vigilance des rondes qui se succèdent de demi-heure en -demi-heure dans les prisons d'état, comment aurait-il pu, de la galerie -où il était, au-dessous de la chambre du prisonnier, voir _le bas de la -jambe_ de cet inconnu, surtout à travers les barreaux de fer qui -garnissaient les fenêtres? - - [25] La réponse de Saint-Foix à M. de Palteau et celle qu'il adressa - plus tard au Père Griffet se trouvent dans les _Années littéraires_ - de 1768 et 1769; mais elles furent recueillies en un seul volume - sous ce titre: _Réponse de M. de Saint-Foix au R. P. Griffet, et - Recueil de tout ce qui à été écrit sur le prisonnier masqué_, - Londres, 1770, in-12 de 131 pages. Nous renverrons donc, pour nos - citations, à cet ouvrage qui a été réimprimé avec des additions dans - le tome 5 des _OEuvres complètes de Saint-Foix_, Paris, 1778, in-8º. - -Saint-Foix, qui avait raison de penser qu'un prisonnier de cette -importance était sans doute mieux gardé, ajoutait, d'après la -_Description de la France_, par Piganiol de la Force (éd. de 1753, t. 5, -p. 376), que Saint-Mars fit construire, dans le fort de l'île de -Sainte-Marguerite, la prison la plus _sûre_ qui fût en France. En effet, -cette prison, que l'on montrait par tradition à l'époque où Saint-Foix -écrivait, n'était éclairée que par une seule fenêtre regardant la mer, -et ouverte à quinze pieds au-dessus du chemin de ronde; en outre, cette -fenêtre, percée dans un mur très-épais, était défendue par _trois_ -grilles de fer placées à distance égale, ce qui faisait un intervalle de -deux toises entre les sentinelles et le prisonnier[26]. - - [26] _Voyage littéraire en Provence_, par le père Papon, 1780, in-12, - p. 247. - -Le conte du sieur de Blainvilliers, qui avait peut-être voulu par là -mettre son secret à l'abri d'une dangereuse indiscrétion, ne résista pas -à cet examen logique. Ensuite Saint-Foix saisit l'occasion de fortifier -son système relatif au duc de Monmouth, en s'emparant d'un détail de la -lettre qu'on ne saurait appliquer au duc de Beaufort, puisque Mme de -Choisy répondit malignement à une épigramme de ce prince: _M. de -Beaufort voudrait mordre et ne le peut pas!_ or le duc de Beaufort -n'aurait pas eu la bouche mieux garnie à quatre-vingt-sept ans qu'à -cinquante. Ce n'était donc pas lui dont les paysans de Palteau avaient -vu les dents à travers le masque. - -Saint-Foix revint encore à la charge pour achever de détruire les -présomptions qui pouvaient exister en faveur du duc de Beaufort, qu'on -aurait enlevé au siége de Candie et emprisonné jusqu'à sa mort. Le -système de Lagrange-Chancel ne reposait que sur un ouï-dire, et -Saint-Foix fit observer, entre autres choses, que le prince, surnommé le -_roi des halles_, autant à cause de la grossière trivialité de ses -manières que de son extérieur malpropre et négligé, ne fût sans doute -pas, vieux et captif, devenu soigné de sa personne et curieux de _riches -habits_. Saint-Foix cependant aurait pu s'appuyer d'autorités plus -recommandables que les _Mémoires du marquis de Montbrun_[27], supposés -par Sandras de Courtilz, pour prouver que le duc de Beaufort ayant été -tué dans une sortie, sa tête fut coupée par les Turcs et envoyée par le -grand-visir à Constantinople, où on la promena au bout d'une pique -pendant trois jours. - - [27] Ces mémoires cependant sont curieux, et il est certain que - Sandras de Courtilz les a rédigés sur les documens authentiques qui - lui ont servi à narrer les mêmes faits dans les _Mémoires de M. - d'Artagnan_, dans ceux du _comte de Rochefort_, etc. Courtilz était - instruit à fond de l'histoire particulière du dix-septième siècle et - il travaillait souvent sur des notes très-précieuses. - -Le système présenté par Saint-Foix, avec la verve spirituelle qui -caractérise son talent, semblait prévaloir, lorsque le père Griffet, -savant éditeur de l'_Histoire de France_ du père Daniel, et auteur -lui-même d'une bonne _Histoire de Louis XIII_, publia son _Traité des -différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité dans -l'histoire_, in-12, Liége, 1769, excellent ouvrage d'érudition et de -critique, où le ch. 13, destiné à l'_examen de la vérité dans les -anecdotes_, est rempli tout entier par celle du _Masque de Fer_. - -Ce jésuite, qui avait exercé à la Bastille le ministère de confesseur -durant neuf ans, était plus que personne en état de lever le voile -étendu sur le prisonnier masqué, que bien des gens regardaient comme une -création romanesque sortie du cerveau de Voltaire ou du chevalier de -Mouhy; car on ne connaissait encore aucune pièce authentique constatant -que cet homme eût existé. Le père Griffet surpassa encore ce qu'on -attendait de son esprit juste et impartial, en citant, pour la première -fois, le journal manuscrit de M. Dujonca, lieutenant du roi à la -Bastille en 1698, et les registres mortuaires de la paroisse de -Saint-Paul. - -Suivant ce journal, dont l'authenticité ne fut point révoquée en doute, -Saint-Mars, arrivant des îles Sainte-Marguerite pour prendre le -gouvernement de la Bastille, avait amené avec lui (jeudi 18 septembre -1698, à trois heures après midi), dans sa litière, UN ANCIEN PRISONNIER -QU'IL AVAIT À PIGNEROL, _dont le nom ne se dit pas, lequel on fait -toujours tenir masqué_. Ce prisonnier fut mis dans la tour de la -Bazinière, _en attendant la nuit_, jusqu'à ce que M. Dujonca le -conduisit lui-même, _sur les neuf heures du soir_, dans la troisième -chambre de la tour de la Bertaudière[28], _laquelle chambre on avait eu -soin de meubler de toutes choses_[29]. Le sieur Rosarges, qui venait -aussi des îles Sainte-Marguerite, à la suite de Saint-Mars, _était -chargé de servir et de soigner ledit prisonnier, qui était nourri par le -gouverneur_. - - [28] Cette chambre était au troisième étage: «Les chambres ont toutes - leur numéro; elles portent le nom du degré de leur élévation, comme - leurs portes se présentent à droite et à gauche en montant: ainsi la - _première bazinière_ est la première chambre de la tour de ce nom, - au-dessus du cachot; puis la _seconde bazinière_, la _troisième_, la - _quatrième_ et la _calotte bazinière_.» _Remarques historiques et - anecdotes sur la Bastille_, éd. de 1774, p. 13. Les tours de la - _Bazinière_ et de la _Bertaudière_ portaient les noms des - architectes qui les avaient construites, ou des anciens prisonniers - qui les avaient habitées. - - [29] Ce n'était sans doute pas l'ameublement ordinaire des chambres de - la Bastille, où il y avait dans chacune «un lit de serge verte avec - rideaux, paillasse et trois matelas, deux tables, deux cruches - d'eau, une fourchette de fer, une cuiller d'étain et un gobelet de - même métal, un chandelier de cuivre, des mouchettes de fer, un pot - de chambre, deux ou trois chaises et quelquefois un vieux fauteuil.» - _Rem. hist. et anec. sur la Bastille_, p. 14. Le père Griffet dit - positivement que ces chambres sont _toujours meublées, mais fort - simplement_. Constantin de Renneville, qui occupa la seconde chambre - de la Bertaudière pendant que le _Masque de Fer_ était renfermé dans - la troisième (en 1702), a fait de sa prison un tableau après lequel - on ne doutera pas que celle du prisonnier de Saint-Mars ne fût plus - habitable, grâce au soin qu'on avait pris de la _meubler de toutes - choses_: - - «C'était un petit réduit octogone large environ de douze à treize - pieds en tous sens, et à peu près de la même hauteur. Il y avait un - pied d'ordure sur le plancher, qui empêchait de voir qu'il était de - plâtre; tous les créneaux étaient bouchés, à la réserve de deux qui - étaient grillés. Ces créneaux étaient du côté de la chambre larges - de deux pieds et allaient toujours en diminuant en cône, dans - l'épaisseur du mur, jusqu'à l'extrémité qui, du côté du fossé, - n'avait pas demi-pied d'ouverture, et par ce même côté ils étaient - fermés d'un treillis de fer fort serré. Comme c'était à travers ce - treillis que venait le jour, qu'il était encore obscurci par cette - épaisseur de mur qui de ce côté a dix pieds, par la grille et par - une fenêtre qui fermait au-dedans de la chambre à volet garni d'un - verre très-épais et très-sale, il était si faible que, quand il - entrait dans la chambre, à peine servait-il à distinguer les objets - et ne formait qu'un faux jour... Les murs de la chambre étaient - très-sales et gâtés d'ordure. Ce qu'il y avait de plus propre était - un plafond de plâtre très-uni et très-blanc (sans doute pour que les - moindres trous percés dans ce plafond par le prisonnier de l'étage - supérieur fussent visibles); pour tout meuble, il n'y avait qu'une - petite table pliante, très-vieille et rompue, et une petite chaise - enfoncée de paille, si disloquée qu'à peine pouvait-on s'asseoir - dessus. La chambre était pleine de puces... cela provenait de ce que - le prisonnier, qui en venait de sortir, pissait sans façon contre - les murs: ils étaient tapissés des noms de quantité de - prisonniers... Sur les sept heures, on m'apporta un petit lit de - camp de sangles, un petit matelas, un travers de lit garni de - plumes, une méchante couverture verte toute percée et si pleine - d'une épouvantable vermine que j'ai eu bien de la peine à l'en - purger.» _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. 105. Un prisonnier que - M. de Saint-Mars amenait _dans sa litière_, et qui allait être - _nourri par le gouverneur_, ne fut certainement pas si mal logé que - l'auteur de l'_Inquisition française_. - -La mort de ce prisonnier était mentionnée dans le même journal, à la -date du lundi 19 novembre 1703. «Le prisonnier inconnu, _toujours masqué -d'un masque de velours noir_, que M. de Saint-Mars avait amené avec lui, -venant des îles Sainte-Marguerite, et qu'il gardait depuis long-temps, -s'étant trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la messe, est mort -aujourd'hui sur les dix heures du soir, _sans avoir eu une grande -maladie, il ne se peut pas moins_. M. Giraut, notre aumônier, le -confessa hier: surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses sacremens, et -notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir. Il fut enterré -le mardi 20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière de -Saint-Paul: son enterrement coûta quarante livres.» - -Voici donc enfin des dates précises. - -L'extrait des registres de sépulture de l'église Saint-Paul confirmait -l'exactitude du journal de M. Dujonca: «L'an 1703, le 19 novembre, -_Marchialy_, âgé de _quarante-cinq ans, ou environ_, est décédé dans la -Bastille; duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul, -sa paroisse, le 20 dudit mars, en présence de M. Rosarges, major de la -Bastille, et de M. Reih, chirurgien de la Bastille, qui ont signé.» Cet -extrait fut collationné sur le registre original où le nom de -_Marchialy_ était écrit avec beaucoup de netteté. On ne pouvait donc -plus soutenir, sur la foi de Lenglet-Dufresnoy, que ce prisonnier fut -enterré aux _Célestins_. - -Le père Griffet, qui mettait ainsi hors de doute le mystère de l'homme -au masque sans prétendre toutefois le découvrir, crut devoir relater -quelques faits qu'il tenait d'un des derniers gouverneurs de la -Bastille, Jourdan Delaunay, mort en 1749. - -Le souvenir du prisonnier masqué s'était conservé parmi les officiers, -les soldats et les domestiques de cette prison; et nombre de témoins -oculaires l'avaient _vu passer dans la cour_ pour se rendre à la messe. -Dès qu'il fut mort, on avait brûlé _généralement tout ce qui était à son -usage_, comme linge, habits, matelas, couvertures, etc.; on avait -regratté et reblanchi les murailles de sa chambre, changé les carreaux -et fait disparaître les traces de son séjour, de peur qu'il n'eût caché -_quelque billet ou quelque marque_ qui eût fait _connaître son nom_. -Enfin, long-temps après, le lieutenant de police, Voyer-d'Argenson, qui -visitait souvent la Bastille, soumise à son inspection, ayant appris -qu'on s'y entretenait encore de ce prisonnier, voulût savoir ce qu'on en -pensait, et le demanda aux officiers; mais, sur les vagues conjectures -auxquelles ils se livraient entre eux, il se contenta de répondre: «On -ne saura jamais cela!» - -Après avoir rapporté ces nouvelles pièces, d'un procès qu'on avait -débattu en l'air jusque-là, le père Griffet examina et réfuta tour à -tour les _Mémoires de Perse_ et les lettres de Lagrange-Chancel, de M. -de Palteau et de Saint-Foix: il évita de se prononcer sur le récit de -Voltaire, qu'il ne nomme même pas en citant ce récit comme tiré d'un -livre _très-connu et très-bien écrit_ (_le Siècle de Louis XIV_); il se -borna à rapprocher les différentes _traditions_, pour en faire ressortir -les contradictions et les invraisemblances: il en tira seulement deux -faits, incontestables à ses yeux, savoir, que _LE PRISONNIER AVAIT LES -CHEVEUX BLANCS_, et que son masque était de velours noir. - -Quant aux trois opinions émises au sujet du personnage condamné à rester -masqué toute sa vie, il ne voulut reconnaître ni le duc de Beaufort, ni -le duc de Monmouth dans cette victime d'état, et il préféra pencher du -côté de la version des _Mémoires de Perse_, parce que le comte de -Vermandois lui semblait entrer plus naturellement dans cette mystérieuse -captivité, dont il fixa le commencement à l'année 1683, plutôt qu'à -l'année 1661, comme avait fait Voltaire; plutôt qu'à l'année 1669, comme -le prétendait Lagrange-Chancel; plutôt qu'à l'année 1685, comme -l'exigeait le système de Saint-Foix. - -La date avancée par Voltaire, sans aucune preuve, aurait contredit les -trois systèmes qui retrouvaient, dans le _Masque de Fer_, le duc de -Beaufort, le duc de Monmouth et le comte de Vermandois: «Il n'y a aucune -de ces dates (1669, 1683, 1685), dit le père Griffet, qui, une fois bien -constatée, ne réfutât invinciblement une des trois opinions.» - -Mais le père Griffet ne donnait aucune raison particulière qui -l'autorisât à choisir la date de 1683 avec l'opinion qu'on y rattachait: -il répéta les motifs que Saint-Foix avait développés avec une solide -logique contre la lettre de Lagrange-Chancel, et il ajouta que le duc de -Beaufort, non seulement n'était pas capable d'entraver les projets du -roi et du ministre Colbert, mais encore bornait ses fonctions à celles -de _grand-maître, chef et surintendant de la navigation et commerce de -France_, la charge d'amiral ayant été supprimée par le cardinal de -Richelieu. Il traita d'_absurde_ la supposition de Saint-Foix, parce -qu'un faux duc de Monmouth, quelle que fût sa ressemblance avec le -condamné, n'aurait pas réussi à tromper les évêques qui l'assistèrent à -ses derniers momens, et les officiers de justice qui le conduisirent au -supplice en plein jour, à dix heures du matin, dans une place publique -de Londres; et que d'ailleurs le véritable duc, aurait-il été soustrait -à l'échafaud, ne pouvait demeurer ignoré à la Bastille après la -révolution d'Angleterre et la mort de Jacques II, en 1701. Le témoignage -du père Tournemine, que Saint-Foix invoquait avec confiance, ne semblait -pas d'un aussi grand poids au père Griffet qui accusa de crédulité -excessive ce bon jésuite connu pour son _imagination toujours vive et -enflammée_. - -Le père Griffet s'étendit avec plus de complaisance sur le fait raconté -dans les _Mémoires de Perse_, et, malgré une lettre de la présidente -d'Osembray, qui parle des _regrets infinis_ que laissa le comte de -Vermandois, lequel avait _donné tant de marques d'un prince -extraordinaire que le regret de sa mort fut une douleur publique_, et -qui dit positivement que le roi fut _fort touché_ de cette perte pleurée -par Mme de La Vallière aux pieds du crucifix[30]; malgré la pompeuse -épitaphe gravée à la louange du défunt dans le choeur de l'église -cathédrale d'Arras, il n'hésita point à soutenir que le comte de -Vermandois, après des débauches avérées, s'était rendu coupable de -quelque _grand attentat_ avant son départ pour l'armée, tel qu'un -soufflet donné au dauphin. «On en avait parlé, dit-il, long-temps avant -que les _Mémoires secrets_ aient paru, sur une de ces traditions qui -ont, à la vérité, besoin d'être prouvées, mais qui ne sont pas toujours -fausses. _Le souvenir de celle-ci s'était toujours conservé_, quoiqu'on -n'en fît pas beaucoup de bruit du temps du feu roi, par la crainte de -lui déplaire: c'est de quoi beaucoup de gens, qui ont vécu sous son -règne, pourraient rendre témoignage. On ne prétend pas soutenir que -l'attentat en question soit un fait indubitable, _on soutient seulement -que l'on ne l'a pas réfuté jusqu'à présent par des preuves sans -réplique_.» - - [30] _Lettres de Roger de Rabutin, comte de Bussy_, éd. de 1716, t. 6, - p. 135. - -Le père Griffet alléguait enfin une induction, bien futile, il est vrai, -tirée du nom supposé de _Marchiali_ (le registre porte _Marchialy_), -dans lequel on avait découvert _Hic amiral_ (_c'est l'amiral_), sans -prétendre que cette mauvaise anagramme, moitié latine et moitié -française, pût être rangée même parmi les probabilités; cependant, après -avoir incliné vers l'opinion qui faisait du comte de Vermandois l'homme -au masque, il déclara vouloir attendre, _pour former une décision_, -qu'on eût la date certaine de l'arrivée de ce prisonnier à la citadelle -de Pignerol; car, jusque-là, on ignorerait la vérité: _il y a grande -apparence qu'on ne la saura jamais!_ disait-il à l'exemple du lieutenant -de police Voyer-d'Argenson. - -Saint-Foix se hâta de faire imprimer sa _Réponse_ au père Griffet, et -s'attacha surtout à démontrer que le prisonnier masqué ne pouvait être -le comte de Vermandois: il s'efforça de prouver par des raisonnemens, -plutôt que par des autorités contemporaines, que ce prince était -incapable d'avoir porté la main sur le dauphin, et que Louis XIV n'avait -pu se prêter à une _momerie_ aussi indécente que celle des obsèques et -de l'enterrement d'une _bûche_ à la place de son fils; il se moqua de -l'anagramme de _Marchiali_[31], et soutint, à tort, qu'on n'était pas -dans l'usage d'appeler le comte de Vermandois _M. l'amiral_[32]: il -cita, sans propos et sans but, un passage très-remarquable d'une -_Histoire de la Bastille_, imprimée en 1724, lequel coïncide en effet -avec l'anecdote du _Masque de Fer_; mais il ne songea pas à profiter -d'une découverte aussi neuve, qui pouvait être la base d'un nouveau -système et servir en tous cas à constater les précautions qu'on prenait -pour la garde du prisonnier inconnu. - - [31] On donnait quelquefois aux prisonniers un faux nom fabriqué avec - l'anagramme du leur. Nous lisons dans la 3e livraison de _la - Bastille dévoilée_, p. 79: «_Villeman_, c'est encore M. Jean de - _Manville_ revenu des îles de Sainte-Marguerite à la Bastille: M. - Delaunay avait renversé son nom et l'avait fait inscrire de même sur - les registres, pour dérober à tout le monde le lieu de la détention - du prisonnier.» - - [32] Prosper Marchand rapporte dans son _Dictionnaire_ plusieurs - pièces de vers de Benserade, adressées à _Monsieur l'Admiral_, en - 1681. - -Ensuite il présenta de nouveaux faits à l'appui d'une substitution de -victime sur l'échafaud du duc de Monmouth: il faillit se croire -personnellement offensé du trait de satire que le père Griffet avait -lancé contre son confrère, le père Tournemine, _célèbre dans toute -l'Europe, aimé, estimé, considéré à la cour et à la ville_. Mais les -plus forts argumens du système de Saint-Foix ne reposaient que sur des -ouï-dire plus ou moins croyables; l'histoire lui fournissait à peine -quelques vagues allégations. - -Saint-Foix essaya pourtant de répondre au défi du père Griffet, en -établissant, d'une manière irrécusable, que le prisonnier n'avait été -amené qu'en 1685 à Pignerol, et, faute de pièces authentiques, il se -jeta dans des suppositions souvent erronées. - -Il fixe d'abord avec justesse, et pour la première fois, l'époque à -laquelle M. de Saint-Mars fut nommé au commandement de la _citadelle_ -(ou plutôt du donjon et de la prison) de Pignerol, lorsque Fouquet fut -envoyé dans cette forteresse, après son arrêt du 20 décembre 1664, sous -la garde spéciale de Saint-Mars. - -En 1681, une année environ après la mort de Fouquet, Saint-Mars devait -conduire lui-même son second prisonnier d'état, le comte de Lauzun, aux -eaux de Bourbon; mais il fut exempté de cette commission à cause de ses -fréquens démêlés avec Lauzun, et remplacé par Maupertuis, -sous-lieutenant des mousquetaires du roi[33]: si l'homme au masque eût -été enfermé à Pignerol en 1681, se demande Saint-Foix, Saint-Mars -aurait-il été chargé de suivre Lauzun dans un voyage de _trois_ mois? - - [33] _Mém. de Mlle de Montpensier_, collection Petitot, 2e série, t. - 42, p. 424. - -En 1684, les réjouissances pour la naissance du duc d'Anjou furent -l'objet d'une contestation assez vive entre M. d'Herleville, gouverneur -de la ville et de la citadelle de Pignerol, et M. de Lamothe de Rissan, -lieutenant du roi: cette contestation pouvait-elle avoir lieu, se -demande Saint-Foix, sinon en l'_absence_ de Saint-Mars, qui _avait -encore les lettres de commandement_ pour la citadelle, et Saint-Mars -pouvait-il s'éloigner, si le prisonnier masqué lui eût été déjà confié? -Par malheur, Saint-Foix ignorait que Saint-Mars avait passé de Pignerol -à Exilles, dont il fut nommé gouverneur au mois de mai 1681[34]. - - [34] «Sa Majesté, ayant connu l'extrême répugnance que vous avez à - accepter le commandement de la citadelle de Pignerol, a trouvé bon - de vous accorder le gouvernement d'Exilles, vacant par la mort de M. - le duc de Lesdiguières.» Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 12 mai - 1681. Extr. des archives des Affaires étrangères, par M. Delort. - -Saint-Foix signala, malgré ces erreurs, plusieurs points intéressans, -surtout une alliance de famille entre Saint-Mars et madame Dufresnoy, -dont il avait épousé la soeur: or, madame Dufresnoy, femme du premier -commis de la guerre et maîtresse de Louvois, était à portée de servir -son beau-frère auprès du ministre qui avait la surintendance des places -de guerre et des prisons d'état. Saint-Foix raconta, en outre, comme un -fait _certain_, que madame Lebret, mère de feu M. Lebret, premier -président et intendant de Provence, _choisissait à Paris, à la prière de -madame de Saint-Mars, son intime amie, le linge le plus fin et les plus -belles dentelles_, et les envoyait à l'île de Sainte-Marguerite pour le -prisonnier. Il raconta aussi, sans garantir l'exactitude de cette -circonstance, que «le lendemain de l'enterrement de _Marchialy_, une -personne ayant engagé le fossoyeur à le déterrer et à le lui laisser -voir, ils trouvèrent un gros caillou à la place de la tête.» - -Un _ami du père Griffet_, lequel sans doute n'était autre que ce jésuite -lui-même, écrivit à _l'Année littéraire_ de Fréron, théâtre principal de -ce débat où Voltaire était mis en cause, une lettre au sujet des _pièces -du procès_, réunies et publiées par Saint-Foix en 1770: il pensait que -_ce procès n'était pas encore assez instruit pour pouvoir être jugé_. -Cependant il ne paraissait pas éloigné de croire à la _disparition_ du -comte de Vermandois, plutôt qu'à sa mort devant Courtray; et il mit en -avant une de ces traditions, qu'on peut toujours fabriquer sans crainte -d'être convaincu de mensonge. - -«On _assure_, dit-il, que le jour même où le corps du comte de -Vermandois dut être transporté à Arras, il sortit du camp une litière, -dans laquelle on crut qu'il y avait un prisonnier d'importance, -quoiqu'on répandît le bruit que la caisse militaire y était renfermée; -et l'on ajouta que cette litière prit un chemin détourné. J'ai lu, -_quelque part_, que le caveau, dans lequel on dit que le comte de -Vermandois fut inhumé, à Arras, a été gardé très-soigneusement. Il me -semble encore qu'il y avait dans le même écrit diverses anecdotes qui -annonçaient un mystère enseveli dans cette tombe.» - -L'auteur de la lettre, adoptant, sans examen, l'_absence_ de Saint-Mars -hors de Pignerol, à la fin de l'année 1683 et au commencement de la -suivante, comme Saint-Foix avait tenu à la constater, en interprétant -mal l'_État de la France en 1684_, s'efforçait de la rapporter à -l'enlèvement même du comte de Vermandois, que Saint-Mars serait allé -chercher en secret au camp de Courtray, pour le transférer masqué à -Pignerol. - -Enfin l'_ami du père Griffet_, d'un ton semi-sérieux et semi-plaisant, -avançait une nouvelle conjecture, et proposait de chercher, sous le -masque du prisonnier, le sultan Mahomet IV, détrôné en 1687, puisque le -sort de ce sultan était _assez incertain_ depuis sa déposition, et que, -le prisonnier passant pour un prince turc en Provence, le nom de -_Marchialy_ étant quasi turc, tout s'accordait à soutenir un système non -moins vraisemblable que les autres. - -Saint-Foix résolut de fermer la bouche à tous les _amis_ que le père -Griffet pouvait avoir encore: il fit venir d'Arras l'extrait des -registres capitulaires de la cathédrale, constatant que Louis XIV avait -écrit lui-même au chapitre pour lui enjoindre de _recevoir le corps_ du -comte de Vermandois, décédé _en_ la ville de Courtray; qu'il avait -désiré que le défunt fût inhumé, au milieu du choeur de l'église, dans -le même caveau qu'Élisabeth, comtesse de Vermandois, et femme de -Philippe d'Alsace, comte de Flandre, morte en 1182; qu'une somme de dix -mille livres avait été donnée au chapitre pour la fondation d'un obit à -perpétuité en mémoire du comte de Vermandois; que les magistrats et les -officiers municipaux de la ville étaient avertis d'assister à ce service -célébré solennellement; et que, quatre ans après l'enterrement, à -l'occasion de cet anniversaire, le roi avait fait don à la cathédrale -d'un _ornement complet de velours noir et de moire d'argent, avec un -dais aux armes du comte de Vermandois, brodées en or_. Il n'était pas -probable, en effet, comme le remarque Saint-Foix, que Louis XIV eût -cherché un _caveau de famille_ pour y enterrer une _bûche_, et qu'il eût -fondé un obit perpétuel avec une telle solennité en présence d'un -cercueil vide. - -Saint-Foix, peu tolérant en matière de plaisanterie, accusa de mensonge -l'_ami du père Griffet_, à cause d'une citation tronquée que l'anonyme -avait faite des _Mémoires de Mlle de Montpensier_[35], et avoua -dédaigneusement que cet _ami_ était _très-capable de soutenir, par des -citations aussi vraies_, que _le prisonnier au masque était Mahomet IV_. - - [35] Il s'agissait de cette phrase: _Ce sont des histoires qu'on ne - sait pas et que l'on ne voudrait pas savoir_. Mme Montpensier veut - parler des débauches italiennes qu'on avait attribuées au comte de - Vermandois: _l'Ami du père Griffet_ applique ces paroles au démêlé - que le prince aurait eu avec le dauphin. - -La mort du père Griffet, arrivée l'année suivante (1771), mit un terme à -cette longue et curieuse discussion: aucun _ami_ ne sortit de ses -cendres pour argumenter à sa place. - -Un nouveau système, qui ne devait prendre faveur qu'un demi-siècle après -son apparition, fut livré à la publicité dans cette même année où -Saint-Foix se flattait d'avoir fondé le sien sur des bases -inébranlables. - -Le baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment d'Alsace, qui ne nous est -connu que par le catalogue de sa bibliothèque et son amitié -bibliographique avec Mercier de Saint-Léger, adressa au _Journal -Encyclopédique_ une lettre datée de Phalsbourg, 28 juin 1770, avec un -ancien document qu'il regardait comme une explication de l'énigme du -_Masque de Fer_: ce document était une lettre traduite de l'italien, et -insérée dans l'_Histoire abrégée de l'Europe_ (par Jacques Bernard), -qu'on publiait à Leyde, chez Claude Jordan, 1685 à 1687, en feuilles -détachées. - -Par cette lettre, copiée scrupuleusement dans l'ouvrage périodique de -Jacques Bernard (mois d'août, 1687 à l'article _Mantoue_), on apprend -que le duc de Mantoue, ayant dessein de _vendre_ sa capitale au roi de -France, son secrétaire l'en détourna et lui persuada même de s'unir aux -autres princes d'Italie, pour s'opposer à l'ambition de Louis XIV. En -conséquence, ce secrétaire fit plusieurs voyages auprès des souverains, -afin de les entraîner dans cette ligue; mais, à la cour de Savoie, ses -complots furent dénoncés au marquis d'Arcy, ambassadeur de France. -Celui-ci accabla de civilités cet agent de trahison, le _régala_ fort -souvent, et l'invita enfin à une grande chasse à deux ou trois lieues de -Turin. Ils partirent ensemble; mais à peu de distance de la ville, ils -furent enveloppés par douze cavaliers qui enlevèrent le secrétaire, _le -déguisèrent, le masquèrent et le conduisirent à Pignerol_. Le prisonnier -ne resta pas long-temps dans cette forteresse, qui était _trop près de -l'Italie_, et _quoiqu'il y fût gardé très-soigneusement, on craignait -que les murailles ne parlassent_: on le transféra donc aux îles -Sainte-Marguerite, _où il est à présent sous la garde de M. de -Saint-Mars_, dit la lettre. «Voilà une nouvelle bien surprenante, mais -qui n'en est pas moins véritable!» - -Le baron d'Heiss, sans faire grand fracas de sa découverte, en était -fort satisfait, et, rappelant avec Voltaire qu'_aucun prince ni personne -de marque_ n'avait disparu en ce temps-là, il n'hésitait point à penser -que ce secrétaire du duc de Mantoue dût être le prisonnier masqué. - -Cependant cette opinion ne trouva pas d'abord beaucoup de partisans, -soit que le _Journal Encyclopédique_ fût peu lu, soit plutôt que les -ingénieuses dissertations de Saint-Foix eussent épuisé pour un temps la -curiosité des juges de ce procès plein de ténèbres. A peine si le -document historique, qui mettait au jour un acte odieux du _grand roi_, -sembla digne d'attention, et nul écrivain ne hasarda un commentaire sur -un fait relégué dans le chaos des calomnies forgées par la presse de -Hollande. - -Quelques années après (1779), le _Journal de Paris_ reproduisit -l'extrait de l'_Histoire abrégée de l'Europe_, et le rédacteur, qui -était probablement Sénac de Meilhan, fort habile à imaginer des -travestissemens littéraires, alla jusqu'à dire que l'original italien de -cette lettre existait à la Bibliothèque du roi. Mais personne n'eut la -patience de l'y chercher ni le bonheur de le découvrir. - -Voltaire était demeuré neutre durant ces débats, où son nom fut à peine -prononcé de part et d'autre; peut-être s'y mêla-t-il sous le voile d'un -pseudonyme, selon son habitude, semblable à ces preux chevaliers qui -venaient couverts d'armures noires dans les tournois, et ne s'y -faisaient reconnaître que par leurs beaux coups de lance. Seulement, -dans un supplément ajouté à une nouvelle édition de l'_Essai sur les -moeurs_, et intitulé _Nouvelles remarques sur l'histoire_, il avait -répété que l'anecdote du _Masque de fer_ était _aussi vraie -qu'étonnante_, et il avait consigné (12e _remarque_) une partie des -faits relatés dans la lettre de M. de Palteau, en remarquant que _cette -nouvelle preuve n'était pas nécessaire, quoiqu'il ne faille rien -négliger sur un fait si éloigné de l'ordre commun_. - -Il voulut en finir avec deux systèmes qu'il avait déjà réfutés -dédaigneusement, et comprendre dans cette dernière réfutation celui de -Saint-Foix, en faveur duquel la critique semblait se prononcer. Dans la -septième édition du _Dictionnaire philosophique_, réimprimé sous le -titre de _la Raison par alphabet_, 1770, 2 vol. in-8, où il fit entrer -dans l'article ANA l'anecdote sur le _Masque de Fer_, il rectifia les -erreurs qu'il avait commises lui-même, faute de documens authentiques, -et il se servit pour cela du journal de Dujonca, publié par le père -Griffet, qui avait, dit-il, _l'emploi délicat_ de confesser les -prisonniers de la Bastille. Il traita de _rêve_ l'opinion qui faisait du -prisonnier inconnu le duc de Beaufort ou le comte de Vermandois; il se -moqua plus sérieusement des _illusions_ de Saint-Foix, en disant que, -pour les admettre, il faudrait croire que le duc de Monmouth fût -ressuscité et eût changé l'ordre des temps, substitution plus difficile -que celle d'un patient livré au bourreau. On voit que Voltaire donnait -toujours la date de 1661 ou 1662 au commencement de la prison du _Masque -de Fer_. Il railla surtout la condescendance qu'on supposait à Louis -XIV, de _servir de sergent et de geôlier_ au roi Jacques II, puis au roi -Guillaume, puis à la reine Anne. - -Voltaire rapporte ensuite que le prisonnier déclara _lui-même_ à -l'apothicaire de la Bastille, peu de jours avant sa mort, qu'il _croyait -avoir environ soixante ans_. Au sujet de ce renseignement que rien ne -constate, un plaisant dit que l'auteur de la _Henriade_ en était réduit -à faire des _comptes_ d'apothicaire. Il est impossible en effet de s'en -rapporter à ce ouï-dire, outre que cet infortuné, captif depuis tant -d'années, et privé des moyens de calculer exactement la marche du temps, -se trompait peut-être dans ses conjectures sur son âge: on sait que -Latude, après une longue détention, n'avait plus aucune idée précise -relativement aux années qui s'étaient écoulées pendant sa captivité. - -Voltaire se demandait encore: «Pourquoi donner un nom italien à ce -prisonnier? On le nomma toujours _Marchialy_!» M. de Palteau avait -pourtant fait connaître que le nom de _Latour_ fut affecté à l'inconnu -de son vivant. Quant au nom porté sur le registre des sépultures, -quiconque était instruit du régime administratif des prisons d'état -pouvait apprécier combien ce faux nom avait peu d'importance. Voltaire -n'eut pas été intrigué du nom italien de _Marchialy_, s'il avait lu ce -passage des _Remarques historiques sur le château de la Bastille_, -imprimées quatre ans plus tard: «Le ministère n'aime pas que les gens -connus meurent à la Bastille. Si un prisonnier meurt, on le fait inhumer -à la paroisse de Saint-Paul sous le nom d'un domestique, et ce mensonge -est écrit sur le registre mortuaire pour tromper la postérité. Il y a un -autre registre où le nom véritable des morts est inscrit (p. 33).» Ce -registre n'a point été retrouvé dans les archives de la Bastille. - -Voltaire finissait son article par cette espèce de proclamation dans -laquelle on peut voir la conscience d'une vérité cachée ou l'orgueil -d'un esprit qui déguise son ignorance sous un silence prudent: «Celui -qui écrit cet article en sait peut-être plus que le père Griffet et n'en -dira pas davantage.» - -Cependant cet article fut suivi d'une _Addition de l'éditeur_, beaucoup -moins discrète, attribuée à Voltaire par _bien des gens de lettres_ et -par les éditeurs de Kehl: cette _addition_ parut dans une nouvelle -édition du _Dictionnaire philosophique_, sous le titre de _Questions sur -l'Encyclopédie distribuées en forme de dictionnaire, par des amateurs_, -Genève, 1771, 9 vol. in-8. _L'éditeur_, ou Voltaire qui prenait souvent -ce titre dans ses ouvrages pour faire passer quelque vérité audacieuse, -sans en être personnellement responsable, dit: «Rien n'est plus aisé -non-seulement de concevoir quel était le prisonnier, mais qu'il est même -difficile qu'il puisse y avoir deux opinions sur ce sujet. L'auteur de -cet article aurait communiqué plus tôt _son sentiment_, s'il n'eût cru -que cette idée devait déjà être venue à bien d'autres et s'il ne se fût -persuadé que ce n'était pas la peine de donner comme une découverte une -chose qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui lisent cette -anecdote.» C'était ne plus même admettre le doute dans une question si -obscure et si peu éclaircie jusque-là. L'_éditeur_, qui s'appelle ici -l'_auteur_, par distraction, s'étonne que «tant de savans et tant -d'écrivains, pleins d'esprit et de sagacité, se tourmentent à deviner -qui peut avoir été le fameux _Masque de Fer_, sans que l'idée la plus -simple, la plus naturelle et la plus vraisemblable, se soit jamais -présentée à eux;» en conséquence, il se décide _enfin à dire ce qu'il en -pense depuis plusieurs années_. - -Il rejette sans réfutation les diverses opinions qui étaient en lutte, -sans oublier la dernière, celle du baron d'Heiss, à propos de laquelle -cette _addition_ semble avoir été faite, et il juge impossible de -concilier le personnage d'un secrétaire du duc de Mantoue _avec les -grandes marques de respect_ que Saint-Mars donnait à son prisonnier; il -_ne s'amuse pas_ à prouver que ce prisonnier ne saurait être le comte de -Vermandois, ni le duc de Beaufort, ni le duc de Monmouth, ni le -secrétaire du duc de Mantoue: _l'auteur conjecture que Voltaire est -aussi persuadé que lui du soupçon qu'il va manifester, mais que -Voltaire, à titre de Français, n'a pas voulu publier tout net, surtout -en ayant assez dit pour que le mot de l'énigme ne dût pas être difficile -à deviner_. - -Selon le _soupçon_ de l'_éditeur_, le _Masque de Fer_ était un frère -aîné de Louis XIV. Anne d'Autriche l'avait eu d'un amant, et la -naissance de ce fils aurait détrompé la reine sur sa prétendue -stérilité. Après cette couche secrète, par le conseil du cardinal de -Richelieu, un hasard avait été adroitement ménagé pour _obliger -absolument le roi à coucher en même lit avec la reine_; un second fils -fut le fruit de cette rencontre conjugale, et Louis XIV avait ignoré -jusqu'à sa majorité l'existence de son frère adultérin. La politique de -Louis XIV, affectant un généreux respect pour l'honneur de la royauté, -avait sauvé de grands embarras à la couronne et un horrible scandale à -la mémoire d'Anne d'Autriche, en imaginant un _moyen sage et juste_ -d'ensevelir dans l'oubli la preuve vivante d'un amour illégitime. Ce -moyen dispensait le roi de commettre une cruauté, qu'_un monarque moins -consciencieux et moins magnanime que Louis XIV_ eût estimée -_nécessaire_. - -«Il me semble, poursuit toujours _notre auteur_, que plus on est -instruit de l'histoire de ce temps-là, plus on doit être frappé de la -réunion de toutes les circonstances qui prouvent en faveur de cette -supposition.» - -Était-ce bien là réellement l'opinion de Voltaire? Avait-il en effet été -initié à ce secret d'état par le duc de Richelieu ou par Mme de -Pompadour? Est-ce lui-même qui a rédigé cette note assez mal écrite? Ne -serait-ce pas plutôt une interpolation d'un véritable éditeur, qui -aurait cru ne faire que reproduire plus explicitement l'opinion de -Voltaire? En tout cas, il est certain que, depuis cette déclaration -publiée sous la responsabilité d'un _éditeur_ anonyme, Voltaire -s'abstint, avec une affectation inexplicable, de revenir sur le sujet du -_Masque de Fer_, comme s'il eût dit tout ce qu'il savait, ou peut-être -tout ce qu'il en pouvait dire. Le système de Voltaire s'enracina dans -les esprits, sans que personne osât songer à le renverser; et celui de -Saint-Foix, au contraire, qui n'avait triomphé un moment qu'à force -d'esprit et de témérité, ne survécut pas à son brillant auteur, mort -deux années avant Voltaire (1776). - -En 1774, un écrivain anonyme fit paraître sous le manteau un petit -ouvrage sur la Bastille[36], dans lequel l'anecdote de l'_Homme au -Masque de Fer_ ne fut pas omise. La police poursuivit avec tant de -rigueur cet écrit qui contenait bien des particularités secrètes sur le -régime intérieur de la prison d'état, que peu d'exemplaires échappèrent -aux saisies et au pilon: on n'en connaît guère que deux ou trois de -l'édition originale portant les armes de France au frontispice, comme -pour signaler les oeuvres de la royauté. Ces _Remarques historiques_ ne -sont pourtant qu'un extrait textuel de la partie descriptive de -l'_Inquisition française_ de Constantin de Renneville, avec des -additions curieuses. La note V est consacrée à un rapide examen des -divers systèmes auxquels le mystère du _Masque de Fer_ avait donné lieu -jusque-là: l'auteur penche visiblement du côté de l'opinion du père -Griffet en disant: «Ce jésuite, confesseur des prisonniers de la -Bastille, n'atteste pas que l'_Homme au Masque de Fer_ fût le comte de -Vermandois; mais il rassemble bien des raisons et des probabilités en -faveur de cette opinion, et _il semble que sur cette matière le suffrage -du père Griffet doit être d'un grand poids_.» - - [36] _Remarques historiques et Anecdotes sur le château de la - Bastille_, 1774, petit in-12. Ce livre était si rare en 1789, qu'un - éditeur (peut-être l'imprimeur Grangé qui a fait sortir de ses - presses plusieurs opuscules sur la Bastille et sur le _Masque de - Fer_) le réimprima sous ce titre: _Remarques et Anecdotes sur le - château de la Bastille, suivies d'un détail historique du siége, de - la prise et de la démolition de cette forteresse_, in-8º de 106 - pages, et y ajouta une préface déclamatoire contre les prisons - d'état, _ces monumens odieux de l'oppression, ces tombeaux vivans de - la justice et de l'humanité_! «J'ai eu en possession, pendant bien - peu de temps à la vérité, dit l'auteur de cette préface, un - manuscrit précieux sur cette matière. Je pourrais même me prévaloir - de sa rareté, puisque sans être très-volumineux, dix louis n'ont pu - m'en rendre propriétaire. On pense bien que je n'ai pu ni peut-être - dû le copier en entier.» Ce même ouvrage fut encore reproduit en - 1789, sous une autre forme, avec d'importantes additions: _Remarques - historiques sur la Bastille; sa démolition et Révolutions de Paris - en juillet 1789 avec un grand nombre d'anecdotes intéressantes et - peu connues_, Londres, in-8º, deux parties, 199 et 137 pages. - -Le gouvernement, qui avait toujours redouté et contrarié les recherches -relatives au prisonnier masqué, espéra enfin que ce sujet était épuisé -pour la curiosité publique. Soulavie nous apprend que «le garde des -sceaux, Hue de Miromesnil, n'avait jamais laissé discuter les anecdotes -du mystérieux personnage, lorsqu'elles pouvaient indiquer un membre de -la famille royale, et M. de La B... (La Borde, premier valet de chambre -du roi) fut obligé d'envoyer, sous le nom de Voltaire, un mémoire -manuscrit à Londres, le bureau de la librairie n'ayant jamais permis à -ce sujet que d'amuser le tapis et de dire, avec le père Griffet ou ses -semblables, que le prisonnier était le duc de Monmouth, le duc de -Beaufort ou quelque autre de cette classe[37].» Ce petit ouvrage, -intitulé pompeusement l'_Histoire de l'Homme au Masque de Fer, par -Voltaire_, in-12 de 32 pages, 1783, rassemblait en effet tout ce que -Voltaire avait éparpillé dans ses oeuvres au sujet du prisonnier, et -Linguet, qui, dans son séjour à la Bastille, recueillit quelques -lointaines traditions échappées à ses devanciers, en avait fait part à -M. de La Borde, sans oser les mentionner lui-même dans ses _Mémoires de -la Bastille_, imprimés à Londres la même année. - - [37] _Mémoires du maréchal duc de Richelieu_, t. 6, p. 6. Soulavie ne - laisse aucun doute sur le nom de l'auteur de cet opuscule, que nous - avions attribué à quelque libraire spéculateur. Dans le 3e vol. des - mêmes _Mémoires_, p. 104, il s'était expliqué plus clairement - encore: «Les dernières anecdotes qu'on a puisées sur le _Masque de - Fer_ nous ont été données par M. Linguet, qui, long-temps détenu à - la Bastille, obtint quelques renseignemens des plus anciens - officiers ou serviteurs du château; il donna ses notes à M. de La - Borde, qui les a publiées en ces termes, dans un petit ouvrage sur - ce _Masque_.» - -Selon Linguet, le prisonnier portait un masque de velours et non de fer; -le gouverneur lui-même le servait et _enlevait son linge_; lorsqu'il -allait à la messe, il avait les défenses les plus expresses de parler et -de montrer sa figure: l'ordre était donné aux invalides qui -l'accompagnaient de tirer sur lui dans le cas où il eût enfreint ces -défenses; lorsqu'il fut mort, on brûla tous ses meubles, on dépava sa -chambre, on ôta les plafonds, on visita tous les coins, recoins, tous -les endroits qui pouvaient cacher un papier, un linge; en un mot _on -voulait découvrir s'il n'y aurait pas laissé quelque signe de ce qu'il -était_. Les personnes de la Bastille, qui avaient rapporté ces faits à -Linguet, «les tenaient de leurs pères, anciens serviteurs de la maison, -lesquels y avaient vu l'_Homme au Masque de Fer_.» On a peine à -comprendre pourquoi Linguet choisit La Borde pour secrétaire dans cette -circonstance et se priva d'un thème aussi fertile en déclamations, lui -qui, dans ses _Mémoires de la Bastille_, raconte sérieusement qu'on -l'_empoisonnait_, lui qui fait un drame horrible et ténébreux de -l'ensevelissement d'un prisonnier mort dans une chambre voisine de la -sienne, lui enfin qui accumule tant de malédictions contre les -_souffrances inconnues_ et les _peines obscures_ de cette prison d'état. - -La plupart des faits racontés par Linguet et par M. de La Borde -entrèrent dans les _remarques_ sur le _Masque de Fer_ publiées en 1783 -par le marquis de Luchet dans le _Journal des Gens du monde_, t. 4, nº -23, p. 282 et suiv. Ce journal, qui paraissait en Allemagne, n'était pas -obligé de garder des ménagemens avec la mémoire d'Anne d'Autriche, et le -rédacteur de ce journal, attaché à la cour du prince de Hesse-Cassel, -avait toute liberté d'amuser ses lecteurs, en mettant à profit ses -réminiscences des ouvrages et des conversations de Voltaire. - -Cependant le marquis de Luchet n'adopta pas entièrement le système de -l'_éditeur_ anonyme des _Questions sur l'Encyclopédie_, qui d'ailleurs, -en proposant l'histoire d'un fils naturel d'Anne d'Autriche, ne s'était -point expliqué sur la personne du père; il fit honneur à Buckingham de -cette paternité en litige, et réclama, en faveur de son opinion, un -nouveau témoignage, celui de Mlle de Saint-Quentin, ancienne maîtresse -du ministre Barbezieux, laquelle, retirée à Chartres où elle mourut dans -un âge avancé vers le milieu du dix-huitième siècle, avait dit -_publiquement_ que Louis XIV condamna son frère aîné à une prison -perpétuelle, et que la _parfaite ressemblance_ des deux frères nécessita -l'invention du masque pour le prisonnier. Voltaire avait pensé aussi que -ce masque cachait une ressemblance _trop frappante_; mais d'où vient que -Voltaire, à qui l'on écrivit de Chartres le bruit qu'on y avait répandu -sous le nom de Mlle de Saint-Quentin[38], ne le consigna pas dans ses -oeuvres et se contenta d'en parler à Genève? - - [38] 9e liv. de la _Bastille dévoilée_, p. 145. - -Certes, Barbezieux avait un caractère léger et dissipé, bien différent -de la fermeté et de l'esprit politique de Louvois son père; mais il -n'eût point osé divulguer à une maîtresse ce formidable secret d'état, -qui ne transpirait pas même dans les indiscrets libelles de Hollande, -avant la mort de l'homme au masque: Barbezieux mourut en 1701 et -_Marchialy_ en 1703. Le marquis de Luchet n'était-il pas bien capable de -supposer cette demoiselle de Saint-Quentin[39], comme il supposait un -fils de Buckingham, comme il supposa plus tard _Mlle de Baudeon_, _la -comtesse de Tersan_, _la duchesse de Morsheim_, et plusieurs autres -dames dont il rédigea les _Mémoires_, toujours pour l'amusement des -_gens du monde_? - - [39] Les auteurs de la _Bastille dévoilée_ voulurent constater par un - _procès-verbal_ le séjour de la demoiselle de Saint-Quentin à - Chartres, et l'anecdote racontée par elle à plusieurs personnes de - cette ville encore vivantes en 1790; mais ils ne purent obtenir ce - procès-verbal et attestèrent seulement la _notoriété_ du fait. - -Linguet, dont M. de La Borde et le marquis de Luchet avaient invoqué le -témoignage, n'osa pas confirmer ces assertions dans les _Annales -politiques_, et craignit peut-être de fournir à ses ennemis le prétexte -d'une nouvelle lettre de cachet: le silence de Linguet est inexplicable. -Certes, l'abbé Lenglet-Dufresnoy, qui ne se faisait pas scrupule de -publier des vérités ou des mensonges hardis, aurait élevé la voix s'il -eût encore vécu, lorsque le prieur Anquetil le cita dans une compilation -historique, sans critique et sans style, intitulée: _Louis XIV, sa cour -et le régent_, 4 vol. in-12, 1789. Anquetil rapportait, au sujet du -_Masque de Fer_, ce que lui en avait dit Lenglet, qui assurait l'avoir -_vu_ à la Bastille, et même lui avoir _parlé_. Lenglet, malgré cet -entretien, ne jeta aucune lumière sur l'histoire de ce prisonnier qui -avait _l'esprit vif et orné_, disait-il, «parlait très-bien d'affaires, -de politique, d'histoire, de religion, était au fait des nouvelles -courantes, et montrait par sa conversation qu'il avait voyagé dans toute -l'Europe (tome I).» - -Le crédule Anquetil, à qui l'auteur du _Traité des Apparitions_ -racontait ces belles choses recueillies dans un de ses nombreux séjours -à la Bastille, eut la bonhomie de le _presser_ de dire ce qu'il pensait -de cet inconnu: «Voudriez-vous me faire aller une neuvième fois à la -Bastille?» répondit Lenglet qui n'y alla que cinq fois pendant sa vie -littéraire, comme l'a prouvé son biographe Michault, de Dijon. En outre, -il n'y était allé pour la première fois qu'en 1718, à moins qu'on -veuille infirmer les recherches et les calculs de Michault par une note -imprimée dans la _Bastille dévoilée_ (1re livr., p. 113), où il est dit -que Lenglet _est entré six fois à la Bastille_, la première en 1696. -Quelle que soit la date de cette première entrée, l'abbé Lenglet, qui -était en bon rapport de connaissance avec les officiers de ce château, -avait pu apprendre d'eux ce qu'il prétendait savoir du _Masque de Fer_ -lui-même. - -Le _Masque de Fer_, qui occupait avec tant d'ardeur les bureaux -d'esprit, les journaux et les cafés, avait fait aussi l'entretien de la -cour, où les mystères des lettres de cachet et des prisons d'état -divertissaient quotidiennement le petit lever du roi et de ses -maîtresses. Le régent Philippe d'Orléans avait, disait-on, refusé la -confidence de ce grand secret aux instances les plus assidues de ses -favoris et de ses compagnons de table: jamais le nom du prisonnier -masqué n'était sorti de ses lèvres, même au milieu des plus -étourdissantes orgies de la Muette. Louis XV ne se montra point aussi -discret, assure-t-on, et les caresses de Mme de Pompadour eurent tout -l'empire qu'elle leur savait; mais la spirituelle marquise, qui laissait -le censeur Jolyot de Crébillon s'asseoir sur son lit, et le gentilhomme -de la chambre Voltaire se mettre à ses genoux, garda peut-être ce secret -mieux que son rang dans la compagnie des gens de lettres qu'elle aimait: -elle n'avait pourtant pas à craindre la destinée du pêcheur des îles -Sainte-Marguerite. - -Louis XV fut souvent questionné par ses courtisans sur un sujet qu'il -abordait sans répugnance, et qu'il entendait en souriant approfondir -devant lui. Mais, à l'occasion des deux systèmes débattus avec une égale -probabilité par Saint-Foix et le père Griffet, Louis XV hocha la tête et -dit: «Laissez-les disputer; personne n'a dit encore la vérité sur le -_Masque de Fer_.» - -Une autre fois, le premier valet de chambre du roi, M. de La Borde, -essayant de mettre à profit un moment d'abandon et de familiarité de son -maître, pour s'approprier sans péril ce secret qui avait causé la mort -de plusieurs personnes, Louis XV l'arrêta dans ses conjectures par ces -mots non moins énigmatiques que le _Masque de Fer_ lui-même: «Vous -voudriez que je vous dise quelque chose à ce sujet? Ce que vous saurez -de plus que les autres, c'est que _la prison de cet infortuné n'a fait -tort à personne qu'à lui_[40].» - - [40] Soulavie ajoute de son crû une explication de ces paroles - amphibologiques et la met aussi dans la bouche de Louis XV: «car il - n'a jamais eu ni femme ni enfans.» _Mém. du maréchal de Richelieu_, - t. 3, p. 109. - -Les ministres de Louis XVI n'étaient pas comme ceux de Louis XIV, -confidens du secret de leur maître; car le vertueux Malesherbes, pendant -son premier ministère qui ne dura que neuf mois, s'imposa le devoir de -tirer la vérité du tombeau de _Marchialy_ et de venger la mémoire de cet -infortuné, seule réparation que pût inventer l'humanité du ministre -insatiable de faire le bien; mais ses recherches, secondées par Amelot, -ministre de Paris[41], ses visites à la Bastille, ses enquêtes dans les -papiers de la police[42], demeurèrent sans résultat. - - [41] On voit par une lettre du major Chevalier à M. Amelot, imprimée - dans la 9e livraison de la _Bastille dévoilée_, p. 28, que cet - officier lui avait envoyé, dès le 30 septembre 1775, les mêmes - extraits historiques qu'il adressa ensuite à Malesherbes. - - [42] Voy. _la Bastille dévoilée_, 1re livraison, p. 54. - -Chevalier, major de la Bastille, le même qui avait inventé, dit-on, le -grand registre des prisonniers, fut chargé spécialement de fouiller les -archives et d'écrire l'histoire secrète du château depuis son -origine[43], quoique un pareil travail demandât plus de lumières et -d'instruction qu'il n'en avait: il recueillit pourtant des documens -originaux très-curieux, et il les envoya au ministre le 19 novembre -1775, en lui disant, dans un style hérissé de barbarismes et de fautes -d'orthographe: «Si dans la suite je trouve quelque chose qui puisse être -utile, soit pour le service, soit pour la curiosité, de même que pour -tout ce que vous pouvez désirer, je serai toujours à vos ordres.» La -pièce concernant le _Masque de Fer_ était rédigée d'après le journal de -Dujonca et la dissertation du père Griffet. M. de Malesherbes n'en fit -aucun usage et ne la rendit pas publique, sans doute parce qu'il -espérait toujours arriver à la solution de ce grand problème -historique[44]. - - [43] Voy. _Remarques historiques sur la Bastille_, 1774, p. 32. - - [44] Ces pièces écrites de la main du major Chevalier sont aujourd'hui - dans la collection de mon respectable ami, M. Villenave, qui les a - eues avec beaucoup de papiers de Malesherbes. - -En 1780, le père Papon, de l'Oratoire, qui avait visité les îles -Sainte-Marguerite au commencement de l'année 1778 pour y chercher des -détails de localité utiles à son _Histoire de Provence_ (4 vol. in-4, -1777-1786), publia de nouvelles anecdotes sur le _Masque de Fer_ dans -son _Voyage littéraire de Provence_, Paris, 1780, in-12, composé avec -des notes dont il ne pouvait faire usage pour son histoire dédiée à M. -de Boisgelin, archevêque d'Aix. Il avait recueilli ces renseignemens -dans la citadelle, où un officier de la compagnie franche, âgé de -soixante-dix-neuf ans, lui raconta ce qu'il tenait de son père, lequel -était _pour certaines choses l'homme de confiance_ du gouverneur -Saint-Mars. - -Un jour Saint-Mars s'entretenait avec son prisonnier, en restant hors de -la chambre, _dans une espèce de corridor pour voir de loin ceux qui -viendraient_. Le fils d'un de ses amis venait d'arriver pour passer -quelques jours dans l'île; ce jeune homme s'avance du côté où il -distingue des voix. Le gouverneur, surpris à l'improviste, ferme -aussitôt la porte de la prison, court au-devant de l'indiscret et lui -demande _d'un air troublé_ s'il n'a rien entendu; rassuré par la réponse -du jeune homme, il le fit pourtant repartir le jour même en écrivant à -son ami que «peu s'en était fallu que cette aventure n'eût coûté cher à -son fils, et qu'il le lui renvoyait de peur de quelque nouvelle -imprudence.» - -Un autre jour, un _frater_ (garçon de chirurgien) aperçut, sous la -fenêtre du prisonnier, _quelque chose_ de blanc flottant sur l'eau: -c'était une chemise très-fine, pliée avec assez de négligence et sur -laquelle on avait écrit d'un bout à l'autre. Le pauvre homme la prit et -l'apporta au gouverneur, qui ne l'eut pas plus tôt examinée qu'il -demanda, _d'un air fort embarrassé_, au frater, s'il n'avait pas eu la -curiosité de lire ce qui était écrit dessus; celui-ci protesta plusieurs -fois qu'il n'avait rien lu; «mais deux jours après, il fut trouvé mort -dans son lit.» N'est-ce pas là l'origine de l'anecdote du plat d'argent? - -Le valet qui servait le prisonnier, et qui partageait ainsi sa -captivité, mourut dans la prison, et ce fut le père de l'officier, que -Papon interrogeait, qui chargea sur ses épaules le corps du défunt et -qui le porta de nuit au cimetière. On chercha une femme pour remplacer -ce valet: une paysanne du village de Mongins alla se présenter au -gouverneur; mais quand elle fut avertie qu'elle devait, une fois pourvue -de cet emploi, renoncer à ses enfans et au monde, elle refusa de -s'enfermer pour le reste de ses jours. - -Il n'y avait que peu de personnes qui eussent la liberté de parler au -_Masque de Fer_, et sa prison, que l'épaisseur des murs et la force des -grilles protégeaient contre toute tentative d'évasion, était gardée au -dehors par des sentinelles qui avaient ordre de tirer sur les bateaux -qui s'approcheraient à une certaine distance. - -Mais le père Papon n'essaya pas même de découvrir quel était ce -prisonnier _dont on ne saura peut-être jamais le nom_, dit-il. M. -Dulaure, qui étudiait alors les antiquités nationales et surtout les -fautes de la royauté pour en faire une leçon au peuple, reproduisit -textuellement, dans sa _Description des principaux lieux de la France_, -Paris, 1789, 6 vol. in-18 (1re partie, p. 184), les anecdotes rapportées -dans le _Voyage littéraire de Provence_; il les accompagna des autres -faits révélés par Voltaire et Lagrange-Chancel. Mais, au lieu d'adopter -une opinion entre toutes celles qui avaient eu des avocats et des -partisans, il avoua qu'elles _ne valaient pas la peine d'être répétées_, -et il exposa nettement que «si l'on ne découvrait quelques _monumens_ -ignorés du temps de la régence d'Anne d'Autriche et du ministère du -cardinal Mazarin, ou bien quelques _mémoires écrits par les personnes -initiées dans le secret_, le nom de ce prisonnier, inconnu à ses -contemporains, le serait aussi à la postérité.» Cette phrase semble une -annonce indirecte du _mémoire_ apocryphe que Soulavie préparait à cette -époque dans son cabinet enrichi des matériaux dérobés à la bibliothèque -du maréchal de Richelieu; on peut, sans faire injure à la mémoire de -Dulaure, que la passion aveuglait trop souvent, supposer qu'il avait vu -cette pièce dans les mains de Soulavie et qu'il la regardait alors comme -authentique, puisqu'il en fit usage depuis dans son _Histoire de Paris_. - -Cependant un nouveau système s'élaborait en silence, et plusieurs hommes -très-judicieux étaient portés à lui donner la préférence. Le chevalier -de Taulès, secrétaire d'ambassade à Constantinople, ramassait -mystérieusement les matériaux de ce système qui tendait à inculper les -jésuites chassés de France et poursuivis de tous côtés avec la fureur -des représailles. On ne peut apprécier quel sentiment de prudence ou de -générosité l'empêcha de publier son livre, qui était dès lors connu dans -les lettres, quoique manuscrit, et qui fut communiqué dès 1783 à M. de -Vergennes, ministre des affaires étrangères. - -Duclos prit les devans sur M. de Taulès, en imprimant qu'un jésuite -_gros collier de l'ordre_ lui avait avoué que «le _Masque de Fer_ était -une sottise de la Société, qu'il fallait ensevelir dans l'oubli.» Cette -insinuation n'eut pas de suite à cette époque, et l'on ne demanda pas -compte du prisonnier masqué à la société de Jésus, qui avait tant -d'autres comptes plus graves à rendre. - -C'était sous les décombres de la Bastille qu'on espérait retrouver les -preuves de cette iniquité du _grand roi_, et quand la vieille prison -féodale s'écroula sous le marteau du peuple, le 14 juillet 1789, le -premier prisonnier qu'on chercha parmi les cachots, livrés au jour -éclatant de la justice et de l'humanité, pour délivrer au moins son nom -encore captif dans ces ténèbres, ce devait être le _Masque de Fer_! - -Dès que la Bastille tomba au pouvoir du peuple, les portes des prisons -furent brisées à coups de hache; mais on ne trouva que huit personnes à -délivrer, au lieu des innombrables victimes qu'on supposait ensevelies -au fond de cette sinistre forteresse: on prétendit que, peu de jours -auparavant, la plupart des détenus avaient été transportés ailleurs -secrètement. - -Les souvenirs de plusieurs captivités célèbres planaient au-dessus des -ruines, qu'on avait hâte de faire disparaître pour placer cette -inscription: _Ici l'on danse_, à l'endroit même où tant de larmes -avaient coulé depuis des siècles; le fantôme du _Masque de Fer_ était -sans doute présent aux yeux des démolisseurs patriotes, et quand un des -_vainqueurs_ apporta en trophée au bout d'une baïonnette le grand -registre de la Bastille[45], l'assemblée municipale de l'Hôtel-de-Ville -attendit dans un silence solennel que le secret du despotisme royal -tombât de ces pages sanglantes[46]: le folio 120, correspondant à -l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier masqué venu des îles -Sainte-Marguerite, avait été enlevé et remplacé par un feuillet d'une -écriture récente! - - [45] «C'est un in-folio immense ou plutôt une suite de cahiers qui - augmentent journellement. Ces cahiers sont contenus dans un - très-grand carton ou portefeuille en maroquin, fermant à clef, - lequel est encore renfermé dans un double carton. Ces feuilles, - distribuées en colonnes, portent des titres imprimés à chacune. Ire - colonne: _Noms et qualités des prisonniers_. IIe col. _Dates des - jours d'arrivée des prisonniers au château._ IIIe col. _Noms des - secrétaires d'état qui ont expédié les ordres._ IVe col. _Dates de - la sortie des prisonniers._ Ve col. _Noms des secrétaires d'état qui - ont signé les ordres d'élargissement._ VIe col. _Causes de la - détention des prisonniers._ VIIe col. _Observations et Remarques._ - Le major remplit la sixième colonne suivant les indications qu'il - peut avoir, et le lieutenant de police lui donne des instructions - quand il veut et comme il veut. La septième colonne contient - l'historique des faits, gestes, caractères, vie, moeurs et fin des - prisonniers. Ces deux colonnes sont des espèces de mémoires secrets - dont l'essence et la vérité dépendent du jugement droit ou faux, de - la volonté bonne ou mauvaise du major et du commissaire du roi; - plusieurs prisonniers n'ont aucune note sur ces deux dernières - colonnes. Ce livre est de l'invention du sieur Chevalier, major - actuel.» _Remarques historiques sur la Bastille_, 1774, p. 31 et 32. - La distribution des colonnes indiquée dans cet ouvrage n'est pas - tout-à-fait la même que celle du registre qui a servi à la rédaction - de la _Bastille dévoilée_: ce dernier «est un registre de 280 pages - in-folio, broché et soigneusement renfermé dans un portefeuille de - maroquin; d'un côté est écrit en lettres d'or le mot _Bastille_; de - l'autre, sont gravées les armes du roi: ledit portefeuille fermait à - clef. Chaque page de ce registre est divisée en onze colonnes. Voici - ce qui se trouve imprimé en tête de chaque colonne: Ire _Noms et - qualités des prisonniers_. IIe _Dates de leur entrée_. IIIe _Noms de - MM. les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres_. IVe - _Tomes_. Ve _Pages_. VIe _Dates de leur sortie_. VIIe _Noms de MM. - les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres_. VIIIe - _Tomes_. IXe _Pages_. Xe _Motifs de la détention des prisonniers_. - XIe _Observations_. Nota. Nous n'avons aucune connaissance des TOMES - et PAGES auxquels renvoient les colonnes 4e, 6e, 8e et 9e.» Première - livraison, p. 44. - - [46] Chap. 14 et 15 de _la Bastille, ou Mémoires pour servir à - l'histoire du gouvernement français_, par Dufey de l'Yonne; 3e - livraison de la _Bastille dévoilée_; les _Journées mémorables de la - Révolution française_, t. 1, p. 21. - -Dans les souterrains de la Bastille, on découvrit des squelettes -entiers; dans les latrines, des ossemens brisés et putréfiés[47]: alors -on se souvint avec terreur des horribles assertions que Constantin de -Renneville avait avancées dans son _Histoire de la Bastille_, et qu'on -avait trop légèrement traitées de fables calomnieuses; on pensa que bien -des crimes, bien des vengeances, étaient restés enfouis dans les ombres -impénétrables de cette prison d'état, et que les murs, tout couverts de -noms et de dates[48], offraient des listes de proscription plus amples -et plus véridiques que les registres du greffe. - - [47] «Quelques prisonniers ont péri à la Bastille par des voies - secrètes, mais ces exemples sont rares.» _Rem. hist. sur la - Bastille_, p. 33. Voyez _Antiquités nationales_, par Millin, t. 1, - art. de la Bastille, p. 15. - - [48] On trouve dans les _Révolutions de Paris_, à la suite des - _Remarques historiques sur la Bastille_, le _Relevé exact des noms - et inscriptions gravées sur les murs des cachots_, et le _Langage - des murs ou les cachots de la Bastille dévoilant leurs secrets_. - -Quelques curieux se mêlèrent donc aux travaux rapides de la démolition, -et visitèrent en détail la tour de la Bertaudière que le _Masque de Fer_ -avait habitée cinq ans, et dans laquelle il avait pu laisser la trace de -son passage; mais on eut beau déchiffrer tout ce qui était écrit avec la -pointe d'un couteau ou d'un clou sur les parois de pierre, sur les -planchers de bois, sur les serrures, sur les meubles, sur le plomb des -vitres, rien dans ces archives funèbres n'avait un rapport plus ou moins -direct avec le malheureux _Marchialy_, et l'on ne douta plus que les -ordres de Louis XIV pour effacer tout vestige de cette étrange mascarade -n'eussent été ponctuellement exécutés. - -Plusieurs personnes pourtant se demandèrent par quelle raison le cadavre -du prisonnier n'avait pas, comme ceux dont on retrouvait les débris, été -confié aux oubliettes infectes de la Bastille plutôt qu'à la terre -bénite du cimetière de Saint-Paul: on pouvait répondre à cette -objection, que les restes humains découverts dans les fouilles -appartenaient sans doute à une époque antérieure aux formalités de la -prison d'état, ou n'accusaient que la scélératesse des officiers -subalternes, capables d'un assassinat pour dépouiller un prisonnier; -d'ailleurs en 1703, quand mourut _Marchialy_, Louis XIV, entièrement -livré à Mme de Maintenon et à son confesseur le père Lachaise, avait une -dévotion si scrupuleuse, qu'il n'eût pas refusé les secours de l'église -et la sépulture chrétienne à son plus grand ennemi. - -Cependant toutes les recherches ne furent pas infructueuses, s'il faut -en croire la dernière feuille des _Loisirs d'un Patriote français_, -recueil périodique[49], qui cita, le 13 août 1789, «une carte qu'un -homme curieux de voir la Bastille prit au hasard avec plusieurs papiers: -cette carte contient, ajoute le rédacteur, le numéro 64389000 et la note -suivante: FOUCQUET, ARRIVANT DES ILES SAINTE-MARGUERITE, AVEC UN MASQUE -DE FER; ensuite trois X.X.X., et au-dessous, KERSADION.» Le journaliste -attestait avoir vu la carte, et présentait de rapides observations à -l'appui de ce système, que la découverte vraie ou prétendue de la carte -avait mis au jour. - - [49] M. Deschiens, dans son catalogue des journaux de la révolution, - ne nomme pas l'auteur de celui-ci, qui ne parut que pendant un peu - plus d'un mois, et qui forme un seul volume (36 num. du 5 juillet au - 13 août 1789). Ne pourrait-on l'attribuer à Brissot de Warville, et - le regarder comme un annexe littéraire du _Patriote Français_ que - rédigeait alors ce journaliste, qui se souvenait d'avoir été - pensionnaire du roi à la Bastille? Ce recueil est aujourd'hui fort - rare et ne se trouve pas à la Bibliothèque royale. - -Cette carte singulière, dont l'usage est aussi obscur que le chiffre, -exista-t-elle réellement? La situation politique du moment était trop -grave pour qu'on donnât beaucoup d'attention à ce document, dont -l'authenticité est maintenant impossible à prouver, et d'ailleurs, les -_Loisirs d'un Patriote français_ avaient un fort petit nombre de -lecteurs; car la révolution, qui marchait déjà au son du tocsin en -suivant la tête du gouverneur de la Bastille, M. Delaunay, et celle de -M. de Flesselles, prévôt des marchands, n'accordait plus de _loisirs_ -aux patriotes enrôlés dans la milice citoyenne. - -Néanmoins cette carte fut reproduite avec les réflexions du rédacteur, -sous ce titre pompeux et trompeur: _Grande Découverte! l'homme au Masque -de Fer dévoilé_, in-8º de sept pages d'impression. «Ce n'est pas la -seule carte qu'on ait tiré de la Bastille, lit-on dans cette feuille, il -y en avait plusieurs signées de quelques ministres ou de quelques -personnes inconnues avec des ordres relatifs au prisonnier. Quant à -celle que je cite, _je l'ai vue_!» L'anonyme, après avoir cherché à -établir que Fouquet ne mourut pas à Pignerol, présume, d'après le -témoignage de cette carte, que ce prisonnier d'état réussit à se sauver, -fut _repris_, ramené en secret dans sa prison, masqué et condamné à -passer pour mort, en châtiment de sa tentative d'évasion. - -Cet imprimé se vendit dans les rues, où la liberté de la presse faisait -affluer une prodigieuse quantité de brochures et de feuilles volantes, -et cette opinion nouvelle, jetée au public sans preuves, sans nom -d'auteur, sans aucune sorte de garantie historique, produisit toutefois -certaine impression, en présence même des autorités de Voltaire, de -Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père Griffet et du baron d'Heiss, -qui n'avaient jamais introduit Fouquet dans leurs discussions. - -On se rappela toutefois une phrase du _Supplément du Siècle de Louis -XIV_, d'après laquelle le ministre Chamillart aurait dit que le _Masque -de Fer_ «_était un homme qui avait tous les secrets de Fouquet_.» Des -gens fort judicieux allèrent jusqu'à croire que Chamillart, que -Saint-Simon (t. 7, p. 238) nous peint d'un caractère _vrai, droit, -aimant l'état et le roi comme sa maîtresse, opiniâtre à l'excès_, avait -dit la vérité sans pourtant manquer à son serment ni trahir un secret -qui eût pu compromettre l'honneur de son maître; selon une idée que -d'autres ont eue avant nous, Chamillart voulait désigner Fouquet et ne -le pas nommer, par un accommodement de conscience assez fréquent dans -ces temps de morale jésuitique: en effet, qui était mieux instruit des -secrets de Fouquet que Fouquet lui-même? - -Quant à la carte qui servait de base à ce système, elle ne me paraît -point aussi absurde que l'ont jugée différens critiques. - -1º Le numéro inintelligible de 64389000 renfermait peut-être un sens -qu'on ne pouvait traduire par des lettres; car l'emploi des chiffres -était très-usité dans les affaires d'état; ou bien encore, ce nombre -extraordinaire avait-il été mal rapporté par négligence, sinon par suite -de la détérioration de cette carte foulée aux pieds, mouillée, tachée de -boue: dans cette seconde hypothèse, il faudrait lire d'abord, au lieu de -6438, l'année de l'entrée du prisonnier à la Bastille, 1698, et -immédiatement après le numéro de l'écrou, 9000 ou plutôt 900. - -2º Ces trois X.X.X. peuvent aussi s'interpréter de diverses manières -également plausibles: est-ce la désignation d'un registre, d'une série, -d'une armoire? car les archives de la Bastille étaient si considérables, -que le régent y avait créé, en 1716, une place de _garde_ sous la -surveillance immédiate du gouverneur[50]; or, dans tous les grands -dépôts de livres et de papiers, on distingue les divisions par des -lettres, suivant l'ordre alphabétique, que l'on répète plusieurs fois au -besoin. Tel est le système de classement usité à la Bibliothèque du Roi. - - [50] Pièces envoyées par le major Chevalier à M. de Malesherbes. - Cabinet de M. Villenave. - -3º Quant au nom propre de _Kersadion_, qui est un nom breton, et qu'on -doit lire de préférence _Kersadiou_ ou _Kersaliou_, c'est peut-être -celui qu'on avait imposé à Fouquet, selon la règle des prisons d'état où -de fréquens changemens de noms déroutaient la curiosité des indifférens -et les démarches actives des intéressés: ainsi M. de Palteau prétend que -l'homme au masque était connu sous le nom de _Latour_ à la Bastille, et -nous le voyons désigné par le nom de _Marchialy_ sur les registres de la -paroisse de Saint-Paul. Le fameux Latude, qui est resté trente-quatre -ans à la Bastille, a subi deux ou trois baptêmes de cette espèce. - -Cette carte aurait donc fait partie d'un catalogue général des -prisonniers, destinée qu'elle était à indiquer le nom véritable, le faux -nom, le numéro du volume contenant le détail des faits et les -observations relatives, le numéro du carton des pièces à l'appui, la -date et tous les renvois correspondant à une vaste collection de -documens qui n'existent plus[51]. - - [51] Les _Remarques historiques et Anecdotes sur la Bastille_, nous - autorisent à supposer une classification semblable: «Lors de - l'arrivée de chaque prisonnier, on inscrit sur un livre ses noms et - qualités, le numéro de l'appartement qu'il va occuper et la liste de - ses effets déposés dans la case du même numéro. Le livre de sortie - contient un protocole de serment et protestation de soumission, de - respect, de fidélité pour le roi... Le troisième livre en feuilles - contient les noms de tous les prisonniers, et le tarif de leurs - dépenses... Enfin, le quatrième livre est un in-folio immense (le - grand registre décrit plus haut)... On réunit en registre tous les - ordres à jamais donnés et adressés au gouverneur de la Bastille, - toutes les lettres des ministres et de la police; tout est recueilli - soigneusement, et se retrouve au besoin.» P. 30 et suivantes. - -Il est facile de prouver que les archives de la Bastille, qui étaient -immenses, et qui contenaient les papiers des autres prisons d'état, ont -été pillées avant et pendant le siége, anéanties et dispersées après le -dépôt fait à l'Hôtel-de-Ville: - -1º la troisième livraison de la _Bastille dévoilée_ (par Charpentier), -page 152, cite des lettres tirées de ces archives, et concernant le -château de Pierre-Encise, à Lyon. On a lieu de croire que la police -envoyait à la Bastille toutes ses correspondances secrètes pour y être -conservées en sûreté. - -2º Cette même livraison présente des renseignemens qui sont d'accord -avec nos suppositions, et que le rédacteur tenait du chevalier de -Saint-Sauveur, officier de la Bastille durant dix-huit ans. «Nous avons -appris que les mots _tome_ et _page_, qui sont deux fois répétés dans -les colonnes de chaque page du grand registre, renvoient à de _gros -volumes reliés_ qui renferment _simplement_ les ordres d'entrée et de -sortie de chaque prisonnier. Cette découverte nous a fait moins -regretter la perte de ces mêmes volumes; nous nous étions imaginés -qu'ils renfermaient des objets bien plus intéressans.» Comment ces _gros -volumes_ ont-ils disparu? le gouvernement avait donc intérêt à leur -destruction? Quand ils n'auraient contenu que les _ordres d'entrée et de -sortie de chaque prisonnier_, n'était-ce point assez pour éclaircir -beaucoup de faits obscurs, pour en révéler d'autres tout-à-fait ignorés? -On conçoit la perte de feuilles volantes, réunies en liasse, mais non -celle de gros volumes qui étaient couverts sans doute en parchemin, et -capables de résister même à un incendie tel que celui qui consuma ou -plutôt attaqua le dépôt des livres saisis et les archives, lorsque les -assiégeans eurent mis le feu à l'hôtel du gouvernement. - -3º Mon savant et honorable ami M. Villenave, qui visita la Bastille le -lendemain de la prise, se souvient d'avoir remarqué dans les cours une -énorme quantité de papiers à demi-brûlés; il en ramassa quelques-uns, -manuscrits et imprimés, qu'il conserve encore dans sa précieuse -collection de pièces relatives à la révolution; mais il se souvient -aussi que des sentinelles empêchaient les curieux d'emporter ces papiers -qu'on enlevait sous les yeux des commissaires nommés par la ville. «La -vérité est, dit Cubières dans son _Voyage à la Bastille_, que M. de -Mirabeau avait aussi un ordre pour venir faire sa moisson de manuscrits, -et je ne doute pas qu'il n'en ait rapporté plusieurs de très-curieux. -J'aurais bien voulu en ramasser à mon tour; mais je n'en avais _ni -permission ni ordre_.» - -4º Charpentier nous apprend avec quel soin l'autorité faisait recueillir -les papiers de la Bastille, qui furent déposés à l'Hôtel-de-Ville, et -_couverts d'un voile aussi impénétrable que celui qui les dérobait au -jour quand ils étaient sous les voûtes de la Bastille_. Le bruit courut -même _qu'on ferait une perquisition à main armée chez les personnes -soupçonnées de garder des pièces trouvées à la Bastille_. -L'Hôtel-de-Ville n'était pas le seul dépôt de ces papiers; le district -de Saint-Germain-des-Prés en possédait un grand nombre[52]. Ces papiers, -tombés dans les mains des particuliers, _se dispersaient tous les -jours_, passaient en province et même dans les pays étrangers. Trente -commissaires, choisis pour entreprendre le dépouillement du dépôt de -l'Hôtel-de-Ville, s'arrêtèrent effrayés devant les difficultés et la -longueur de ce travail, et Charpentier, qui criait toujours que les -archives de la Bastille n'avaient fait que changer de cachot, avait déjà -publié six livraisons de la _Bastille dévoilée_, à l'aide d'une -collection particulière, rassemblée au Lycée, laquelle ne formait pas -_la millième partie_ des papiers déposés à l'Hôtel-de-Ville[53]. -Charpentier ne fit paraître que neuf livraisons de son livre; le reste -des documens conquis le 14 juillet 1789 a été détourné depuis par -l'adresse des agens de l'ancien gouvernement, ou perdu par l'incurie des -gardiens de ce vaste répertoire d'iniquités morales et politiques. - - [52] Voyez les _Révolutions de Paris_ citées plus haut, p. 34. - - [53] _Bastille dévoilée_, première livraison, p. 7; 4e livraison, p. - 3; 6e livraison, p. 1. - -On concevra l'intérêt que la royauté avait à l'anéantissement des -preuves écrites de ses abus de pouvoir, en se représentant l'effet -produit alors sur les masses par la dénonciation du moindre fait nouveau -relatif à la Bastille, dont le fantôme épouvantait encore les Parisiens. -Ces papiers accusateurs étaient autant de pierres que le peuple avait en -main pour lapider la monarchie. - -Nous démontrerons plus loin que le grand registre, qu'on n'eut pas le -temps ni l'ordre de détruire au moment du siége, avait subi de -nombreuses mutilations ou altérations à une époque antérieure, et que -des officiers français avaient été chargés de rechercher et d'enlever, -vers 1770, tous les papiers concernant Fouquet dans les archives de -Pignerol. - -Mais puisque cette carte n'a pas été conservée et que son existence ne -fut point constatée par une exposition publique qui aurait attiré la -foule en aussi grande affluence que l'échelle de Latude et les portes de -fer de la Bastille, nous nous abstiendrons de la citer au rang des -preuves, et même de défendre sa vraisemblance. Toujours est-il que la -prise de la Bastille ayant accoutumé les esprits à l'imprévu et au -merveilleux, on ne s'étonna pas de la trouvaille d'une carte et d'un -nouveau système sur le _Masque de Fer_: les prisons républicaines -allaient bientôt offrir des mystères plus inexplicables et plus -horribles. - -Le prisonnier masqué était encore une fois redevenu un objet de mode et -d'engouement: les systèmes de Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père -Griffet, du baron d'Heiss et de Voltaire, repassèrent tour à tour sur la -scène, sans qu'aucune découverte vînt les fortifier; les écrivains de -places et de carrefours s'emparaient à l'envi de ce sujet déjà si -populaire et toujours aussi mal connu. - -On imprima et l'on colporta dans le même mois une quantité de misérables -imprimés qui sortaient presque tous d'une librairie de la rue de -Chartres, à laquelle le _Masque de Fer_ valut de bons profits. Il y eut -d'abord _le véritable Masque de Fer, d'après les archives de la -Bastille_, in-8º de huit pages: c'était le duc de Monmouth, d'après -Saint-Foix; ensuite, d'après Voltaire et les _Mémoires de Perse_, -l'_Histoire du Fils d'un roi, prisonnier à la Bastille, trouvée sous les -débris de cette forteresse_, in-8º de seize pages: c'était le comte de -Vermandois, et le compilateur de cette notice, _trouvée_, disait-il, -_parmi une foule d'autres papiers, lors de la prise de l'asile de la -tyrannie_, se vantait de résoudre le problème, _grâce aux révolutions de -Paris_. - -L'effronterie du faussaire alla plus loin dans le _Recueil fidèle de -plusieurs manuscrits trouvés à la Bastille, dont un concerne -spécialement l'homme au Masque de Fer_, in-8º de 32 pages; c'était -encore le comte de Vermandois; mais l'auteur avait la hardiesse de dire -qu'il donnait la _copie exacte_ d'une feuille découverte dans le mur -d'une chambre de la tour de la Bertaudière, et que cette feuille avait -été écrite par le comte de Vermandois, et cachée par lui _le 2 octobre -1701, à six heures du soir_[54]. Ce mensonge ridicule et impudent -devait, selon le libraire, servir de _supplément aux trois livraisons de -la Bastille dévoilée_, qui commençait à paraître avec un succès bien -mérité. - - [54] Plusieurs découvertes de ce genre eurent lieu cependant à la - démolition de la Bastille; le nommé Mauclerc trouva, en visitant les - cachots, un «morceau de papier taillé en pointe, aux deux côtés, - roulé et placé dans un petit trou à gauche de la cheminée.» Sur ce - papier était écrite une sentence politique qui fut attribuée à - Linguet. Le même Mauclerc raconte qu'un jeune homme, visant comme - lui ces cachots, «aperçut la longueur du petit doigt d'un suif - noirci, qu'avec son couteau il enleva cette couche de suif et - découvrit une fente au mur, dans laquelle il trouva un lambeau de - toile rouge, large d'environ deux pouces, se terminant en pointe à - l'une des extrémités, sur lequel lambeau sont tracés en fil blanc - très-fin ces trois lignes: - - + + + + + + | ans - J'ai respecté les jours de mon roi - Voilà mon crime. - - Ce morceau de linge était roulé et contenait un bout de ce même fil - blanc, attaché à un brin de crin noir très-fort.» _Révolutions de - Paris_, à la suite des _Remarques historiques sur la Bastille_, p. - 136. - -Plusieurs autres écrits, cachant leur pauvreté ou leur niaiserie sous de -magnifiques intitulés, circulèrent dans Paris encore tout ému de -l'enfantement d'une révolution; mais le public, trompé par ces -mystifications méprisables, n'était que plus impatient de pénétrer ce -secret, dont les dépositaires avaient tous disparu de même que les murs -de la Bastille. - -L'éditeur anonyme de la troisième édition des _Remarques historiques sur -la Bastille_ qui reparurent en 1789 comme un ouvrage nouveau, sous la -rubrique de Londres, n'ajouta rien pour fixer l'_incertitude où l'on -sera probablement toujours_ à l'égard du prisonnier inconnu, pensait-il; -mais il ne se fit pas scrupule de renchérir sur ce qu'on savait du -masque et de l'enterrement de _Marchialy_: «Son masque était simplement -de velours noir, garni de baleines très-fortes et attaché par derrière -avec un cadenas scellé; il était fait de manière qu'il lui était -impossible de l'ôter ou de l'arracher lui-même et qu'il pouvait manger -avec sans beaucoup d'incommodité.» Où l'éditeur avait-il trouvé ces -détails minutieux qu'il débitait avec tant d'effronterie ou de naïve -crédulité? «Il est _très-certain_ que le tronc seul du cadavre fut -enterré, et que la tête coupée, puis partagée en divers morceaux, pour -la défigurer, fut enterrée en plusieurs autres lieux.» L'éditeur ne nous -dit pas comment il avait appris cette variante de la tradition -recueillie par Saint-Foix; mais la Bastille, comme on sait, était une -mine inépuisable. - -Charpentier, ami de Linguet qui l'encourageait à écrire un ouvrage -historique sur la Bastille, et qui promettait de lui fournir des -éclaircissement singuliers, eut l'idée d'étaler au grand jour les -injustices que cette prison d'état avait cachées dans son ombre. Un -comité de gens de lettres s'était formé au Lycée, sous la direction de -Charpentier, pour dépouiller et analyser tous les papiers de la -Bastille, qu'on leur confierait, afin de _conserver des pièces -intéressantes, déjà éparses, et qui, dans peu, seraient perdues sans -ressource, si on ne les conservait au plus tôt_. Ce fut en quelque sorte -un acte d'opposition contre la municipalité de Paris qui avait invité -les possesseurs de ces pièces à en faire le dépôt à l'Hôtel-de-Ville, et -qui ne se mettait pas en peine de les rendre publiques. _La Bastille -dévoilée, ou Recueil de pièces authentiques pour servir à son histoire_, -fut donc publiée par livraisons, en 1789 et 1790, reproduisant et -commentant le grand registre, dans lequel les entrées et les sorties des -prisonniers étaient régulièrement marquées par ordre chronologique. - -Ce travail fut exécuté avec autant de conscience que de célérité; mais -les pièces contenant l'entrée et la sortie des prisonniers ne -remontaient pas au-delà de l'année 1663; à partir de cette époque, -Charpentier avait puisé ses documens «dans de petits feuillets -manuscrits enfilés par un lacet, qui paraissaient être les dépositaires -des notes relatives aux prisonniers jusqu'à ce que le temps permît de -les mettre au net sur le grand registre.» Ces notes présentaient -pourtant bien des lacunes. Il en était de même du grand registre, dans -lequel on avait _enlevé avec beaucoup de précaution_ le folio 120, -correspondant à l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier inconnu à la -Bastille; on avait aussi _déchiré_ et _mutilé_ les feuillets qui -comprenaient la fin de l'année 1703 et les suivantes, comme pour effacer -tout ce qui pouvait avoir rapport à _Marchialy_. - -L'absence du folio 120 fit croire naturellement à Charpentier «qu'on -avait mis autant de soin pour anéantir après la mort du prisonnier tout -ce qui aurait pu donner quelques lumières sur son sort, qu'on en avait -mis pendant sa vie pour dérober aux regards des curieux le mystère caché -sous ce masque de fer;» il désespéra donc de trouver dans les papiers de -la Bastille la moindre indication à ce sujet, et il dut se borner à -faire une dissertation historique à l'aide des témoignages existant; -mais cette dissertation ne parut que dans la neuvième livraison de la -_Bastille dévoilée_, qu'elle occupe tout entière. - -Durant cet intervalle de temps, signalé par la publication de plusieurs -ouvrages sur la Bastille et son prisonnier masqué, le folio 120 du grand -registre fut remis entre les mains de Charpentier, non pas l'original, -mais _un feuillet semblable, entièrement écrit de la main propre_ du -major Chevalier. - -On obtint la certitude qu'en 1775 M. Amelot, ministre de la ville de -Paris, s'était fait communiquer toutes les pièces qui concernaient -directement ou indirectement l'homme au masque: le major Chevalier, qui -avait rempli les fonctions de sa charge à la Bastille depuis 1749, -déclara lui-même qu'il avait, par l'ordre du ministre, opéré cette -soustraction et envoyé à M. Amelot les feuillets déchirés du grand -registre: on avait lieu de croire que ces feuillets étaient anéantis, -mais on les retrouva, dit-on, par les soins de M. Duval, ancien -secrétaire de la police, et leur authenticité fut à peine mise en doute, -lorsque Charpentier les imprima dans son livre, rédigé avec modération -et plein d'une sage critique, qu'on traduisait au fur et à mesure en -Allemagne et en Angleterre. - -Il est remarquable que ce folio où l'entrée du prisonnier a été relatée -dans la forme ordinaire des écrous est divisé par colonnes, et en -contient plusieurs réservées pour marquer les renvois aux tomes et pages -d'un journal, d'une correspondance ou d'un recueil très-volumineux (37 -volumes, d'une part, et 80 ou 8, de l'autre) qu'on n'a plus, ce qui -s'accorde assez bien avec la disposition de la carte décrite dans les -_Loisirs d'un Patriote français_. - -Voici le tableau figuré de cette feuille, copié d'après l'original -autographe du major Chevalier[55] et reproduit avec une scrupuleuse -fidélité, sans omettre les fautes de français et d'orthographe qu'on -remarque dans la rédaction de cet étrange historien de la Bastille. - - [55] Le cabinet de M. Villenave nous fournit cet original envoyé à M. - de Malesherbes, et presque entièrement semblable à celui que - Chevalier avait fait passer à M. Amelot, peu de mois auparavant, et - qui tomba dans les mains de l'éditeur de la _Bastille dévoilée_. - - NOMS ET QUALITÉS DES PRISONNIERS - Ancien prisonnier de Pignerol, obligés de porter toujours un masque - de velours noir d'ont on n'a jamais scû le nom ni ses qualités. - - DATES DE LEURS ENTRÉES. - 18e 7bre. 1698 à 3 heures après midy - - NOMS DE MESSIEURS LES SECRÉTAIRES D'ÉTAT QUI ONT CONTRESIGNÉ LES - ORDRES. - ... - - TOM. - Dujonca - - PAG. - v. 37 - - DATES DE LEURS MORTS. - le 19e 9bre 1703 - - TOM. - Dujonca - - PAG. - v. 80[56] - - MOTIF DE LA DETENTION DES PRISONNIERS. - on ne l'a jamais scû. - - OBSERVATIONS - C'est le fameux homme au masque que jamais personne n'a jamais scû - ni connû. Mort le 19e 9bre. 1703. agé de 45 ans ou environs, enterré - à St. Paul le lendemain à 4 heures après midy, sous le nom de - _Marchiali_, en présence de M. Rosarges major dud. chateau et - M. Reilhe chirurgien major de la Bastille qui ont signés sur les - registres mortuaires de Saint Paul. Son enterrement a couté 40 l. - Ce prisonnier a resté à la Bastille cinq années et soixante et deux - jours non compris celuy de son enterrement. - - _Nota._ Ce prisonnier à esté ammenés à la Bastille par M. de Saint - Mars, dans sa litierre, lorsqu'il est venû prendre possession du - gouvernement de la Bastille venant de son gouvernement des illes de - Sainte Margueritte et Honnorats et qu'il avoit cy devant à Pignerol. - - Ce prisonnier estoit traités avec une grande distingtion de M. le - Gouverneur, et n'estoit vû que de luy et de M. Rosarges major dud. - chateau, qui seul en avoit soin. Il n'a point été malade que quel - heures, mort comme subitement; il a été enseveli dans un linceuil de - toille neuve et genéralement tout ce qui s'est trouvés dans sa chambre - à esté brulés, comme son lit tout entier y compris des matelats, - tables, chaises et autres ustanciles reduis en poudres et en cendres, - et jettés dans les latrines, le reste a esté fondu comme argenterie, - cuivre ou étain. - - Ce prisonnier estoit logés à la troisième chambre de la tour - Bertodierre, laquelle chambres a esté regrattés et piqués jusqu'au vif - dans la pierre et blanchie de neuf de bout à fonds, les portes, - chassis et dormant des fenetres ont esté brulés comme le reste. - - _Il est à remarquer que le nom de MARCHIALI - que lon lui a donnés sur le registre mortuaire de Saint Paul, on y - trouve lettre pour lettre ces deux mots l'un latin l'autre françois, - HIC AMIRAL, c'est l'Amiral._ - - [56] La _Bastille dévoilée_, 9e liv. p. 34, porte: _vol._ 8e; la - plupart des ouvrages où cette feuille a été copiée depuis offrent en - toutes lettres: _volume_ 8me. - -Ce feuillet est évidemment composé avec le journal de Dujonca et les -anciennes notes que le père Griffet avait employées dans sa -dissertation; il y a entière analogie de faits et souvent d'expressions -entre ces documens et la rédaction assez peu littéraire de Chevalier. -Cependant on a sujet de croire que le folio soustrait au grand registre -différait de celui qui fut représenté comme une copie; car dans le -registre les feuilles sont divisées en _onze_ colonnes (voyez ci-dessus, -la note [45]), tandis que le folio envoyé à messieurs Amelot et de -Malesherbes ne contient que _dix colonnes_, l'une desquelles porte ce -titre imprimé: _Dates de leurs morts_, au lieu de _Dates de leurs -sorties_. La colonne qui manque dans le folio est intitulée au grand -registre: _Noms de messieurs les secrétaires d'État qui ont contresigné -les ordres_. Comment d'ailleurs expliquer l'enlèvement de ce folio, -autrement que par l'intention de cacher ce qu'il renfermait et même d'en -détruire la preuve? - -Rien ne fait supposer que le grand registre, où n'existait plus le folio -120, fût celui dont on attribue l'invention à Chevalier, major de la -Bastille depuis 1749: le grand registre commence à l'année 1686 et ne -paraît pas plus moderne; au contraire, on est bien certain que le major -est l'auteur du feuillet apocryphe, remis par M. Duval aux éditeurs de -la _Bastille dévoilée_, soit qu'il l'ait imaginé en entier, soit qu'il -l'ait copié sur le feuillet original avec de notables modifications, -d'après des ordres supérieurs. Comment aurait-on écrit au commencement -du 18e siècle: _C'est le fameux homme au masque_, tandis que cet homme -ne devint _fameux_ qu'en 1751, après la publication du _Siècle de Louis -XIV_? - -On reconnaît la main de la police de Sartines et de Lenoir, dans la -perte de ce feuillet et dans la manière dont il fut remplacé; peut-être -avait-il disparu avant que Chevalier fût chargé de recherches dans les -archives. Les minutieuses précautions qu'on avait prises à la mort de -_Marchialy_ donnent assez à entendre qu'on n'eût pas laissé subsister -quelque pièce écrite, capable de faire deviner le nom de ce prisonnier. -En tout cas, les volumes 37 et 80 ou 8 de Dujonca, auxquels renvoyaient -les colonnes des _tomes_ et des _pages_ dans le feuillet écrit par le -major, ne vinrent à la connaissance de personne, et à peine put-on -obtenir quelques témoignages pour constater qu'une collection de _gros -volumes_ avait figuré dans les archives de la Bastille.[57] - - [57] On sait combien le gouvernement de Louis XVI employa d'argent et - de ruse pour étouffer toutes les accusations qui pouvaient sortir - contre lui des ruines de la Bastille. Les auteurs des différens - ouvrages publiés alors sur cette prison d'état ne trouvèrent de - renseignemens qu'auprès d'anciens officiers qui avaient été, à une - époque antérieure, éloignés du service, et qui gardaient rancune à - l'administration. Mais presque tous ceux qui, en dernier lieu, - étaient attachés à la Bastille par des fonctions élevées ou - subalternes, refusèrent de se faire dénonciateurs: on doit présumer - qu'ils furent indemnisés généreusement, d'après ce seul fait - (autographe de M. Villenave): un lieutenant de la Bastille, ayant - perdu ses effets dans le sac du château, adressa une pétition à - Louis XVI, pour obtenir un secours; le roi écrivit de sa main, au - bas de la pétition: _Bon pour quatre mille livres_. - -A propos de ces renvois, dignes de prêter aux conjectures, quelqu'un eut -l'idée de rectifier ainsi le numéro de la carte citée dans les _Loisirs -d'un Patriote français_, 6-4-37-8-9000, pour le rendre compréhensible -par l'addition d'un seul chiffre, et par cette explication: la carte, -faite après la mort du prisonnier, aurait renvoyé au volume 6e pour -l'entrée de Fouquet à la Bastille en 1663; au volume 4e pour sa sortie -en 1664, lorsqu'on le transféra à Pignerol; au volume 37e, pour son -retour à la Bastille en 1698; au volume 8e, pour sa mort en 1703; et -enfin au numéro d'ordre 9000, désignant le nombre de prisonniers -enregistrés avant lui. - -Mais l'auteur de _la Bastille dévoilée_ n'eut pas recours à ces calculs -problématiques: dans sa neuvième livraison, il fit un examen succinct, -mais judicieux, des diverses opinions qu'on avait fait valoir -jusqu'alors à l'égard du _Masque de Fer_, en discutant pour la première -fois celle de M. de Taulès, qui ne révélait son _secret_ à ses amis que -_sous la foi du serment_ (p. 171 de la 9e liv.); mais il retomba dans le -système de l'_éditeur_ des _Questions sur l'Encyclopédie_, ou du -libelliste des _Amours d'Anne d'Autriche_, en s'efforçant de prouver -que, suivant la solution _la plus vraisemblable_, le prisonnier était -fils naturel d'Anne d'Autriche et frère aîné de Louis XIV. - -Le champ s'ouvrait plus large et plus libre aux paradoxes, les moins -respectueux pour l'honneur de la monarchie, depuis que l'_approbation_ -des censeurs royaux et le _privilége du roi_ n'étaient plus nécessaires -pour les nombreux ouvrages que la presse lançait de toutes parts, depuis -que la police avait renversé son encre rouge et que le pilon ne faisait -plus la guerre aux livres. - -La Bastille fut encore le prétexte de plusieurs compilations moins -importantes, dans lesquelles figurait le _Masque de fer_ sous différens -noms. - -Le chevalier de Cubières, qui mena la muse de Dorat à la Bastille, le 16 -juillet 1789, voulut aussi dire son mot sur le _Masque de Fer_, dans le -récit de son _Voyage_ en prose et en vers[58], sans doute pour justifier -les qualités de _citoyen et soldat_ qu'il avait prises en tête de sa -brochure: Cubières aspirait déjà à devenir poète républicain, afin de se -venger des épigrammes de Rivarol, auxquelles il devait son unique -célébrité. Ce fut dans les notes de cet opuscule, qui rappelle seulement -par la forme le spirituel _Voyage de Chapelle et Bachaumont_, que -Cubières se vanta d'être mieux instruit que ses contemporains au sujet -du prisonnier masqué. «Le bruit a couru d'abord, dit-il avec la légèreté -d'un faiseur de poésies fugitives, que, dans cet immense et redoutable -dépôt des secrets de la monarchie, on avait trouvé des pièces qui -renfermaient celui du célèbre _Masque de Fer_: ce bruit a cessé -tout-à-coup, et l'on a même dit qu'on n'avait rien trouvé de relatif à -cet illustre prisonnier. On m'a révélé ce secret long-temps avant la -prise de la Bastille; et comme on ne m'a point fait une condition de -n'en rien dire, et que le temps est venu de ne plus rien dissimuler, je -vais écrire ce que je sais, et l'écrire avec la franchise qui me -caractérise.» - - [58] _Voyage à la Bastille, fait le 16 juillet 1789, et adressé à Mme - de G... à Bagnols, en Languedoc_, par Michel de Cubières, citoyen et - soldat, in-8º; Paris, 1789. - -Après cet exorde charlatanique, écrit de ce style qui était bien digne -d'être appliqué plus tard à l'_Éloge de Marat_, Cubières raconte que, le -5 septembre 1638, Anne d'Autriche, qui avait mis au monde, entre midi et -une heure, un fils qui fut Louis XIV, accoucha d'un second fils _pendant -le souper du roi_, et que Louis XIII résolut de cacher la naissance de -cet enfant, pour éviter les prétentions d'un frère jumeau à la couronne -de France. Cubières a la bonne foi d'ajouter qu'il n'en sait pas -davantage. On doit lui tenir compte de la réserve qu'il a mise dans sa -prétendue révélation: il pouvait ne pas se contenter d'un mensonge de -quinze lignes, lui qui avait déjà publié dix ou douze volumes sans y -faire entrer une idée! - -Le fougueux journaliste Carra, sous le voile de l'anonyme, qui fut levé -par le _Moniteur_ du 6 juillet 1790, publia les _Mémoires historiques et -authentiques sur la Bastille, dans une suite de près de trois cents -emprisonnemens, détaillés et constatés par des pièces, notes, lettres, -rapports, procès-verbaux, trouvés dans cette forteresse, et rangés par -époques, depuis 1475 jusqu'à nos jours_; 1789, 3 vol. in-8º. - -Les noms de l'auteur et du libraire-éditeur (Buisson) de ces _Mémoires_ -nous avaient d'abord mis en défiance contre leur caractère -d'authenticité, si hautement réclamé dans le titre de l'ouvrage; -l'esprit et le style des _observations_ qui entrecoupent les pièces -historiques n'eussent pas servi à nous faire changer d'avis, et nous -supposions que ce livre avait été fabriqué par les scribes de Soulavie, -avec des documens plus ou moins falsifiés, sous les yeux de Carra, qui -aurait écrit le _Discours préliminaire_, où la déclamation va jusqu'au -burlesque. «Rois imbécilles, rois fanatiques, Sardanapales français, -sortez un instant des abîmes de la mort, pour subir le plus grand des -supplices, celui de voir proclamer vos forfaits par toute la terre; et -vous, peuples de la terre, lisez ces annales du crime!...» Mais nous -nous sommes convaincus que ces _Mémoires_ sont aussi exacts et non moins -curieux peut-être que la _Bastille dévoilée_. Les pièces citées -existaient réellement dans les archives de la Bastille, et les plus -anciennes qui sont aussi les plus considérables avaient été copiées dès -1775, et transmises par le major Chevalier à M. de Malesherbes[59]. - - [59] Nous avons entre les mains ces copies, qui sont conservées dans - le cabinet de M. Villenave, et en les comparant avec le tome 1 de - l'ouvrage de Carra, nous ne trouvons que des suppressions peu - importantes dans l'imprimé. On voit à l'article du _Masque de Fer_, - p. 315, que Carra avait eu communication, avant Charpentier, du - folio 120 du grand registre, écrit par le major Chevalier, et des - autres pièces envoyées à Malesherbes en 1775. On a lieu de - soupçonner que ces pièces étaient fournies à l'éditeur par - Malesherbes lui-même, dans les papiers duquel on les a trouvées. - -L'article du _Masque de Fer_ reproduit presque textuellement, sans avoir -égard aux colonnes imprimées du grand registre, le folio 120, tel que -Chevalier l'avait envoyé à Malesherbes; l'éditeur ajoute seulement que -le masque de velours noir était _attaché sur le visage_ du prisonnier, -et _qu'un ressort le tenait par derrière_. Il passe rapidement en revue -les versions des _Mémoires de Perse_, de Voltaire, de La Grange-Chancel -et de Saint-Foix: il en conclut que _tous se sont également trompés sur -les dates, et vraisemblablement sur leurs conjectures_. Ensuite il cite, -dans ses propres _observations_, l'extrait d'une lettre que nous -rapporterons ailleurs, après laquelle on ne peut plus douter qu'en 1691 -le prisonnier fût _sous la garde_ de Saint-Mars depuis _vingt ans_ au -moins. On doit regretter cependant que Carra, plus curieux de phrases -que de faits, ait négligé d'indiquer la source de cette lettre qui nous -semble authentique, par la raison que cet ouvrage est rempli de pièces -originales publiées avec autant de bonne foi que d'ignorance. Le -déclamateur Carra n'était point assez adroit pour inventer un pareil -artifice; et sans doute il ne regardait pas cette lettre comme un -document si extraordinaire et si précieux, qu'il dût en justifier à ses -lecteurs. Au reste, il croyait résoudre le problème, en adoptant le -sentiment de _beaucoup de personnes_ qui pensaient que le prisonnier -masqué était un frère aîné de Louis XIV. - -Louis Dutens, dont la réputation de poète et de littérateur français -était fort accréditée en Angleterre, ne s'amusa pas à réunir dans la -lettre sixième de sa _Correspondance interceptée_, in-12, 1789, les -systèmes de ses devanciers: il en choisit un, celui du baron d'Heiss, -qu'il appuya de quelques faits aussi neufs que singuliers; il prouva -qu'un ministre du duc de Mantoue avait été enlevé par ordre de Louis -XIV, vers 1685, croyait-il, et enfermé secrètement à Pignerol, parce que -le cabinet de Versailles craignait l'habileté et la perfidie de cet -Italien dans les négociations entamées avec la cour de Piémont. -L'enlèvement semblait incontestable, quoique le cabinet de Versailles -l'eût toujours nié, malgré la dénonciation de l'_Histoire abrégée de -l'Europe_; mais Dutens prétendait que la victime de cet attentat contre -le droit des gens était un comte Girolamo Magni. - -Dutens dit que ce fut à Paris, en 1778, peut-être en fouillant les -archives des affaires étrangères, qu'il acquit des lumières sur ce -sujet; il avait recueilli aussi la tradition à Turin, où il alla ensuite -avec lord Mount-Stuard, envoyé extraordinaire du roi d'Angleterre; mais -il ne put compulser les archives de Mantoue, qu'on avait transportées à -Vienne en 1707, et il ne trouva rien dans celles de Turin, où une lacune -de quarante années (1660 à 1700) ne permettait pas de constater un fait -qui avait sans doute mis en jeu les ressorts de la diplomatie italienne. - -Durant le séjour de Dutens à Paris, l'abbé Barthélemy, dont la bonne foi -ne peut être suspecte, lui montra un mémoire fait à l'instance du -marquis de Castellane, gouverneur des îles Sainte-Marguerite, par un -nommé Claude Souchon, alors âgé de soixante-dix-neuf ans, fils d'un -homme qui avait été _cadet_ de la compagnie franche des îles, du temps -de Saint-Mars. Ce Claude Souchon est certainement le même officier que -Papon avait interrogé en 1778; mais, dans son Mémoire, il fut moins -réservé qu'il l'avait été dans ses paroles. Instruit par les confidences -de son père et du sieur Favre, aumônier de la prison, il rapporta en -détail les circonstances de l'enlèvement du prisonnier masqué (en 1679) -qu'il appelait un _ministre de l'Empire_; et son récit s'accorde si -fidèlement avec les Correspondances officielles relatives à cette -affaire, publiées depuis, qu'on est forcé de l'admettre comme véritable -dans toutes ses parties. Claude Souchon assure que le prisonnier _mourut -aux îles Sainte-Marguerite, neuf ans après sa disparition_. - -Dutens démentait par là, disait-il, les assertions de Voltaire, et -faisait évanouir le _merveilleux_ de l'anecdote, en établissant que le -_Masque de Fer_ n'était autre que le ministre du duc de Mantoue, quoique -celui-ci, mort _neuf ans après sa disparition_, c'est-à-dire en 1697, -aux îles Sainte-Marguerite, ne pût avoir été transféré à la Bastille en -1698, ainsi que l'atteste le journal de Dujonca. Dutens, à l'appui de -son opinion, cite de plus le témoignage du duc de Choiseul, qui, n'ayant -pu arracher à Louis XV le secret du _Masque de Fer_, pria Mme de -Pompadour de le demander elle-même au roi, et apprit par l'entremise de -la favorite que ce prisonnier était _un ministre d'un prince italien_. - -Ce petit écrit, qui avait passé inaperçu en 1789, reparut avec de légers -changemens dans le deuxième volume (p. 204 et suiv.) des _Mémoires d'un -Voyageur qui se repose_, publiés à Paris, en 1806, par Dutens, qui n'osa -pas néanmoins répéter cette conclusion qu'il avait tirée d'abord de ses -recherches: «Il n'y a aucun point d'histoire mieux établi que le fait -que le prisonnier au masque de fer fut un ministre du duc de Mantoue -enlevé à Turin.» - -Le _Masque de Fer_ inondait encore une fois le public de dissertations -plus ou moins hypothétiques; et ce sujet tenait aussi occupés les -meilleurs critiques de l'Angleterre. M. Quentin Crawfurd publia, en -1790, un article anglais, dans lequel, après avoir comparé les systèmes -soutenus jusqu'à cette époque, il opinait en faveur de celui de -Voltaire, avec tant de conviction, qu'il ne pouvait douter, disait-il, -que le prisonnier masqué fût le fils d'Anne d'Autriche, sans toutefois -déterminer la date de sa naissance. Depuis, M. Crawfurd renouvela dans -un ouvrage français cette discussion judicieuse, mais plus forte -d'inductions morales que de preuves écrites. - -Ce prétendu fils d'Anne d'Autriche semblait alors réunir toutes les -probabilités en sa faveur, et devoir mettre fin aux conjectures que -l'homme au masque soulevait depuis quarante-cinq ans: aussi ne -s'occupait-on plus que de découvrir son père infortuné. - -M. de Saint-Mihiel, qui travaillait à la recherche de cette paternité, -fit paraître à Strasbourg, en 1790, une brochure in-8º, que nous n'avons -pas vue, intitulée: _Le véritable Homme dit au Masque de Fer, ouvrage -dans lequel on fait connaître, sur des preuves incontestables, à qui ce -célèbre infortuné dut le jour, quand et où il naquit_. M. de -Saint-Mihiel avait imaginé un _mariage secret_ entre la reine-mère et le -cardinal Mazarin! - -C'était sans doute un bel exemple à suivre pour les prêtres ennemis du -célibat; mais on ne tint pas compte à l'auteur d'avoir légitimé la -naissance du _Masque de Fer_: la critique refusa de prendre part aux -noces de Mazarin. N'eût-il pas été plus logique d'imiter l'avocat -Bouche, qui, dans son _Essai sur l'Histoire de Provence_, 2 vol. in-4º, -publié en 1785, regardait l'histoire du _Masque de Fer_ comme une -_fable_ de l'invention de Voltaire, ou bien n'était pas éloigné de -conclure que ce prisonnier fût _une femme_? - -La vérité historique n'existait plus dans ces temps de révolution -sociale, où les événemens du jour contredisaient ceux de la veille, où -les hommes ne se reconnaissaient plus eux-mêmes, où le présent, -semblable à un volcan en éruption, jetait son reflet et ses laves sur le -passé. Le faux régnait dans les sentimens, dans les idées, dans les -moeurs; l'exagération gâtait les meilleures choses, et personne n'y -prenait garde, puisque chacun participait à ce vertige général. Le fait -extraordinaire du _Masque de Fer_ avait été jusque-là soumis à une -analyse chimique, pour ainsi dire, et dégagé de tout l'alliage mensonger -que lui prêtait la tradition: en 1790, on ne disserta pas davantage, on -supposa un document d'après lequel la question était résolue, sans -appel, sous les auspices de ce maréchal de Richelieu qui passait pour -avoir été dépositaire du secret de Louis XIV. - -L'abbé Soulavie, qui trouvait moyen de changer en roman les pièces les -plus authentiques, et qui donnait pour vraies ses plus grossières -impostures, ne manqua pas de faire entrer le _Masque de Fer_ dans les -_Mémoires du maréchal de Richelieu_[60], et prétendit avoir découvert de -quoi expliquer cette énigme, dans les papiers du maréchal. Celui-ci, en -effet, avait eu l'imprudence de confier sa bibliothèque, ses notes et -ses correspondances à Soulavie, qui s'en servit avec une insigne -mauvaise foi, comme le déclara le duc de Fronsac dans une protestation -énergique contre le secrétaire de son père; mais on peut assurer que la -ridicule _relation_, insérée dans le troisième volume des _Mémoires_, -ch. IX, ne fut pas trouvée par Soulavie, ni par M. de La Borde, comme le -dit la _Correspondance_ de Grimm (t. 16, p. 234, de la première -édition), dans les cartons du duc de Richelieu. Le titre seul de ce -morceau suffirait pour le démentir, en prouvant l'inexpérience de -l'auteur qui a voulu déguiser son style et qui n'a pas su éviter ces -mauvaises locutions que l'école encyclopédiste avait introduites dans la -langue: «Relation de la naissance et de l'éducation du _prince -infortuné, soustrait_ par les cardinaux de Richelieu et Mazarin à la -_société_, et renfermé par l'ordre de Louis XIV; composée par le -gouverneur de ce prince _au lit de la mort_.» - - [60] _Mémoires du maréchal duc de Richelieu_, pour servir à l'histoire - des cours de Louis XIV, de la minorité et du règne de Louis XV: - ouvrage composé dans la bibliothèque et sur les papiers du maréchal, - et sur ceux de plusieurs courtisans ses contemporains. Londres, - 1790, les quatre premiers volumes; Paris, Buisson, 1793, les cinq - derniers. Le succès de ce livre fut si grand, qu'on en fit une - seconde édition cette année-là. - -Quelques citations, choisies dans le récit où le changement -d'orthographe ne déguise pas l'imitation maladroite du style du -dix-septième siècle, ne laisseront aucun doute sur la fausseté de cette -pièce aussi grossièrement fabriquée que les poésies de _Clotilde de -Surville_. - -«Le _prince infortuné_, que j'ai élevé et gardé _jusqu'à la fin de mes -jours_, naquit le 5 septembre 1638, à huit heures et demie _du soir_ -pendant le souper du roi; son frère, à présent régnant (Louis XIV), -était né le matin à midi pendant le dîner de _son père_; mais _autant la -naissance du roi fut splendide et brillante, autant celle de son frère -fut triste et cachée avec soin_.» Le gouverneur, quoique _au lit de la -mort_, se souvient de sa rhétorique! Selon lui, Louis XIII fut averti -par la sage-femme que la reine devait _faire un second enfant_, et cette -double naissance lui avait été annoncée depuis long-temps par deux -pâtres qui disaient dans Paris que si la reine accouchait de deux -_dauphins, ce serait le comble du malheur de l'état_. Le cardinal de -Richelieu, consulté par le roi, répondit que dans le cas où la reine -mettrait au monde deux jumeaux, _il fallait soigneusement cacher le -second, parce qu'il pourrait à l'avenir vouloir être roi_. Louis XIII -était donc _souffrant dans son incertitude_; quand les douleurs du -second accouchement commencèrent, il _pensa tomber à la renverse_. Ayant -réuni en présence de la reine l'évêque de Meaux, le chancelier, le sieur -Honorat, la dame Péronette sage-femme, il leur dit que celui d'entre eux -qui publierait l'existence d'un second dauphin en répondrait sur sa -tête. La reine accoucha donc d'un dauphin «plus _mignard_ (voilà une -expression de rondeau gaulois) et plus beau que le premier, qui ne cessa -de se plaindre et de crier, _comme s'il eût déjà éprouvé du regret -d'entrer dans la vie où il aurait ensuite tant de souffrances à -endurer_.» (Ah! Monsieur le gouverneur, vous avez lu les _Épreuves du -sentiment_ de Baculard d'Arnaud!) Le roi fit faire plusieurs fois le -procès-verbal de cette _merveilleuse_ naissance, _unique dans notre -histoire_, et tous les témoins le signèrent avec serment de ne jamais -rien révéler de ce qui s'était passé; la sage-femme fut _chargée_ de cet -enfant et le cardinal s'empara plus tard de l'éducation du prince -destiné à remplacer le dauphin, si celui-ci venait à décéder. Quant aux -bergers qui avaient prophétisé au sujet des couches d'Anne d'Autriche, -le gouverneur n'en a plus entendu parler; d'où il conclut que le -cardinal _aura pu les dépayser_. (Le verbe _dépayser_ pris dans cette -acception figurée ne se trouverait pas avant la cinquième édition du -_Dictionnaire de l'Académie_, publiée l'an VII de la République.) - -Dame Péronnette éleva comme son fils le prince qui passait pour le -bâtard de quelque _grand seigneur du temps_; le cardinal le confia plus -tard au gouverneur _pour l'instruire comme l'enfant d'un roi, mais en -secret_, et ce gouverneur l'emmena en Bourgogne dans sa propre maison. -La reine-mère paraissait craindre que, si la naissance de ce jeune -dauphin était connue, les mécontens ne se révoltassent, «parce que -plusieurs médecins pensent que le dernier né de deux frères jumeaux est -le premier conçu, et par conséquent qu'il est roi de droit;» néanmoins -Anne d'Autriche ne put se décider à détruire les pièces qui constataient -cette naissance. Le prince, à l'âge de dix-neuf ans, apprit ce secret -d'état, en fouillant dans la cassette de son gouverneur, où il trouva -des lettres de la reine et des cardinaux de Richelieu et Mazarin; mais -pour mieux s'assurer de sa condition, il demanda les portraits du feu -roi et du roi régnant: le gouverneur répondit qu'_on en avait de si -mauvais_, qu'il attendait qu'on en fît de meilleurs pour les placer chez -lui. Le jeune homme projetait d'aller à Saint-Jean de Luz où était la -cour, à cause du mariage du roi et de l'infante d'Espagne (1660), et de -_se mettre en parallèle avec son frère_: son gouverneur le retint et ne -le quitta plus. - -«Le jeune prince alors était _beau comme l'amour, et l'amour l'avait -aussi très-bien servi_ pour avoir un portrait de son frère;» car une -servante, avec laquelle il avait une liaison intime, lui en procura un. -Le prince se reconnut et courut chez son gouverneur en lui disant: -«Voilà mon frère et voilà qui je suis!» Le gouverneur dépêcha un -messager à la cour pour réclamer d'autres instructions; l'ordre vint de -les enfermer ensemble. Ce gouverneur, qui n'oublie rien si ce n'est de -se nommer, termine ainsi sa confession générale écrite en manière de -nouvelle sentimentale: «J'ai souffert avec lui dans notre prison, -jusqu'au moment que je crois que l'arrêt de partir de ce monde est -prononcé par mon _juge d'en haut_, et je ne puis refuser à la -tranquillité de mon ame ni à mon élève une espèce de déclaration qui lui -indiquerait les moyens de sortir de l'état ignominieux où il est, si le -roi venait à mourir sans enfans. _Un serment forcé peut-il obliger au -secret sur des anecdotes incroyables qu'il est nécessaire de laisser à -la postérité?_» Touchante attention d'un homme qui se meurt et qui songe -à éclairer la _postérité_ sur des _anecdotes incroyables_! - -Cette belle histoire fut tellement goûtée, que Champfort, en rendant -compte des _Mémoires du maréchal de Richelieu_ dans le _Mercure de -France_, s'écriait avec une bonhomie assez peu digne de son caractère -_mordicant_: «Il est enfin connu ce secret qui a excité une curiosité si -vive et si générale!» Certes, rien ne coûtait à Soulavie en fait de -mensonges, _grâce au sentiment patriotique dont il était animé_, disait -Champfort; car Soulavie prétendait, que la _relation_ avait été remise -par le régent lui-même à Mlle de Valois, sa fille, pour prix d'une -complaisance d'autre nature, et que cette princesse, qui s'immolait -ainsi à la curiosité du duc de Richelieu, son amant, avait donné à -celui-ci le manuscrit, payé en monnaie fort déshonnête, comme il appert -d'un étrange billet en chiffres que l'abbé, biographe du maréchal, n'a -osé traduire que dans sa seconde édition: «_Le voilà le grand secret; -pour le savoir, il m'a fallu me laisser_ 5, 12, 17, 15, 14, 1, _trois -fois par_ 8, 3[61].» L'abbé Soulavie ne se faisait pas faute d'un -inceste de plus ou de moins, pour ajouter du piquant à ses révélations, -rédigées dans d'excellens _principes_ que Champfort louait de préférence -au style négligé de l'ouvrage. - - [61] Ce billet obscène courait déjà manuscrit en 1789, comme je l'ai - supposé d'après une phrase de Dulaure. On lit dans la sixième - livraison de la _Bastille dévoilée_, qui parut en janvier 1790: - «Dans plusieurs journaux, dans plusieurs brochures, on a annoncé la - découverte prochaine du secret tant désiré, tant attendu, de l'homme - au Masque de Fer. J'ai vu une copie de la pièce sur laquelle cette - espérance est fondée. C'est une lettre en chiffres, de sept à huit - lignes, écrite à M. le maréchal duc de Richelieu, par Mlle de Valois - d'Orléans.» Charpentier, dans sa neuvième livraison, ne jugea pas - que cette _monstrueuse_ anecdote fût digne d'une réfutation - détaillée. - -On peut croire que M. de La Borde, qui aimait à inventer des -mystifications historiques et qui avait déjà fait un roman de ce genre -dans la _Lettre de Marion de Lorme aux auteurs du Journal de Paris_[62], -prit la plume au nom du _gouverneur_ d'un _prince infortuné plus beau -que l'amour_, et fournit ce méchant pastiche aux compilations de -Soulavie. Cependant on ne contesta pas l'authenticité de ce conte fait à -plaisir, parce qu'on n'avait pas le loisir de s'arrêter sur un sujet -aussi frivole à l'approche de la Terreur et au bruit du canon d'alarme. - - [62] On sait que dans cette facétie, imprimée en 1780, in-12, Laborde - essaya de prouver que la célèbre Marion Delorme était morte le 5 - janvier 1748, à l'âge de cent trente-quatre ans et dix mois. - -D'ailleurs Soulavie ne regardait pas lui-même comme très-convaincant le -récit qu'il avait supposé, car il ne se dispensa pas de rassembler, avec -des commentaires contradictoires, tous les faits rapportés tour-à-tour -par les _Mémoires de Perse_, par Voltaire, par Lagrange-Chancel, par -l'abbé Papon, par M. de Palteau et par le père Griffet: il en tira cet -argument que le prince devait avoir une ressemblance qui l'eût fait -reconnaître _pendant un demi siècle et d'un bout de la France à -l'autre_. Soulavie ne se fait pas faute d'adopter et de paraphraser une -circonstance que le chevalier de Cubières avait avancée dans son _Voyage -à la Bastille_: il raconte que Louis XV était impatient de savoir les -aventures du _Masque de Fer_, et que le régent lui répondait toujours -que _Sa Majesté ne pouvait en être instruite qu'à sa majorité_; la -veille même du jour où cette majorité devait être déclarée en parlement, -le duc d'Orléans refusa encore de dévoiler ce secret, en prétextant -qu'_il manquerait à son devoir_, s'il parlait avant le terme fixé. «Le -lendemain, le roi, en présence des seigneurs de la cour, tirant ce -prince à l'écart pour être instruit du secret, tous les yeux -accompagnèrent le roi, et on vit le duc d'Orléans émouvoir la -sensibilité du jeune monarque. Les courtisans ne purent rien entendre; -mais le roi dit tout haut en quittant le duc d'Orléans: «Eh bien! s'il -vivait encore, je lui donnerais la liberté!» Cette anecdote, fût-elle -vraie, n'ajoute aucune présomption en faveur de l'opinion défendue par -Soulavie, car le malheur d'un étranger pouvait _émouvoir_ le jeune roi -de quinze ans, sans que sa _sensibilité_ fût mise en jeu par les -infortunes d'un personnage de sa famille. - -Mais une note, dont l'authenticité semble d'autant plus incontestable -que Soulavie n'y attache presque pas d'importance, mérite bien plus de -créance que les quarante pages précédentes: c'est le résumé d'un -entretien de l'auteur avec le maréchal de Richelieu, qui avait toujours -été _très-réservé_ sur le secret du prisonnier masqué. Soulavie, dans un -entretien particulier, lui demande _ce qu'on doit croire du Masque de -Fer_ et lui dit: «Il serait bien intéressant de laisser dans vos -mémoires ce grand secret à la postérité! vos liaisons avec le feu roi, -avec les favorites, toujours fort curieuses de secrets, et avec toute -l'ancienne cour qui le fut sans cesse sur le mystérieux prisonnier, ont -pu vous l'apprendre, et vous avez vous-même instruit Voltaire _qui n'osa -jamais publier le secret en entier_. N'est-il pas vrai, monsieur le -maréchal, que ce prisonnier était le frère aîné de Louis XIV, né à -l'insu de Louis XIII?» Ces questions embarrassèrent visiblement le vieux -courtisan, qui se jeta dans une réponse évasive: il avoua que le _Masque -de Fer_ n'était ni le frère adultérin de Louis XIV, ni le duc de -Monmouth, ni le comte de Vermandois, ni le duc de Beaufort; il appela -_rêveries_ ces différens systèmes, quoique leurs auteurs eussent relaté -des anecdotes _très-véritables_, et convint qu'il y avait ordre de tuer -le prisonnier s'il essayait de se faire connaître. «Tout ce que je puis -vous dire, monsieur l'abbé, continua-t-il, C'EST QUE CE PRISONNIER -N'ÉTAIT PLUS AUSSI INTÉRESSANT, QUAND IL MOURUT, AU COMMENCEMENT DE CE -SIÈCLE, TRÈS-AVANCÉ EN AGE; MAIS QU'IL L'AVAIT ÉTÉ BEAUCOUP, QUAND, AU -COMMENCEMENT DU RÈGNE DE LOUIS XIV PAR LUI-MÊME, IL FUT RENFERMÉ POUR DE -GRANDES RAISONS D'ÉTAT.» - -Cette réponse remarquable fut recueille par Soulavie qui l'écrivit sous -les yeux du maréchal et qui lui en soumit la rédaction; M. de Richelieu -corrigea seulement quelques expressions et ajouta de vive voix cette -observation plus énigmatique: «Lisez ce que M. de Voltaire a publié en -dernier lieu sur ce _masque_, ses dernières paroles surtout, et -réfléchissez!» Quelles sont ces _dernières paroles_ de Voltaire? faut-il -les prendre dans les _Questions sur l'Encyclopédie_, dans l'article même -consacré au _Masque de Fer_ ou dans l'_addition de l'éditeur_ de 1771? -faut-il plutôt entendre par là les _dernières paroles_ du principal -endroit où cette anecdote est discutée dans les ouvrages de Voltaire, et -recourir au _Siècle de Louis XIV_ et au _Supplément_ de cette histoire? -en ce cas, ce seraient celles-ci: «Pourquoi des précautions si inouïes -pour un confident de M. Fouquet, pour un _subalterne_? qu'on songe qu'il -ne _disparut_ en ce temps-là aucun homme considérable!» - -Ces _dernières paroles_ pouvaient fortifier, il est vrai, le système de -Soulavie, en même temps qu'elles en indiquaient un autre à établir. - -Soulavie finit peut-être par se persuader que sa découverte était -réelle, et il essaya de le prouver clairement dans la suite des -_Mémoires du maréchal de Richelieu_, qu'il augmenta de cinq volumes en -1793. Mais ses _Nouvelles considération sur le Masque de Fer_, imprimées -en tête du 6e vol. de ces _Mémoires_, ne méritent pas plus d'estime que -le manuscrit du _gouverneur_ anonyme. - -Il était si plein de son opinion, qu'il la regarda comme adoptée -généralement, et qu'après avoir décidé ainsi le fond de la question, _le -prisonnier fut un frère de Louis XIV_, il s'occupa seulement de -rechercher si ce frère était légitime ou adultérin, et il s'en tint au -texte même de sa fameuse _relation_ qu'il certifiait _sortie de la -maison d'Orléans_. Cette dissertation semble avoir été faite pour -combattre l'_addition_ ajoutée à l'article du _Masque de Fer_ dans le -_Dictionnaire Philosophique_ par l'_éditeur_ de 1771, addition que les -éditeurs de Kehl avaient attribuée à Voltaire, en réfutant avec une note -assez vive la pièce fausse produite depuis peu dans les _Mémoires du -maréchal de Richelieu_. - -Conçoit-on que Soulavie, qui avait sacrifié si légèrement l'honneur de -Mlle de Valois à une accusation infâme, s'érigeât en champion de la -vertu d'Anne d'Autriche et s'inscrivît en faux contre le système qui -tendait à faire du _Masque de Fer_ le fils naturel de cette reine et de -Buckingham, ou de Mazarin, ou de tout autre amant? - -Soulavie, comme on voit, tenait beaucoup à son roman, non moins -mystérieux que les romans d'Anne Radcliff, qui eurent la vogue des -Mémoires apocryphes publiés chez le libraire Buisson, entrepreneur du -scandale de l'ancienne monarchie; on a lieu de supposer, d'après nombre -d'inductions, que cet abbé défroqué avait un intérêt occulte à -déshonorer la maison d'Orléans pour rendre ce nom odieux et affaiblir le -parti de Philippe-Égalité. - -Un écrivain spirituel, qui s'était fait un nom dans la littérature avec -les Mémoires supposés d'_Anne de Gonzague, princesse palatine_, fut -dégoûté de ce genre facile par les succès peu honorables de Soulavie, et -lorsqu'il voulut traiter le sujet du _Masque de Fer_, il choisit exprès -l'opinion du baron d'Heiss, comme la moins romanesque, pour s'y -rattacher dans un article fort sensé, qui fait partie de ses _OEuvres -philosophiques et littéraires_, 2 vol. in-12, imprimées à Hambourg en -1795. - -Sénac de Meilhan, pendant son émigration, retournait ainsi en France, -par la pensée, à la suite du prisonnier inconnu, qu'il avait pris pour -le secrétaire du duc de Mantoue. A l'appui de la lettre italienne -traduite dans l'_Histoire abrégée de l'Europe_, il invoqua le témoignage -des journaux italiens de 1782, qui avaient rapporté de la même manière -l'anecdote de l'enlèvement de Matthioli, trouvée dans les papiers d'un -marquis de Pancalier de Prie, mort à Turin cette année-là. - -L'opinion de Sénac fut reproduite, avec quelques nouveaux rapprochemens -de faits et de dates, dans un article intitulé: _Mémoires sur les -problèmes historiques et la méthode de les résoudre, appliqué à celui -qui concerne l'Homme au masque de fer_, et signé C. D. O., que le -_Magasin encyclopédique_ publia en 1800 (6e année, t. VI, p. 472.) Cet -article, surchargé de considérations vagues et verbeuses, est écrit par -une personne qui n'avait point approfondi la question, et qui annonce -que des notes découvertes à la bibliothèque de Turin prouvent l'identité -du _Masque de Fer_ et de Girolamo-Magni, premier ministre du duc de -Mantoue. - -Le savant Millin, directeur de l'estimable recueil où parut cet article, -avait précédemment, dans ses _Antiquités nationales_ (in-4, t. I, art. -I, la _Bastille_) examiné les systèmes émis sur le _Masque de Fer_, et -adopté de préférence celui qui donnait à Louis XIV un frère aîné, fruit -des galanteries d'Anne d'Autriche: c'était pour lui une occasion -d'envisager ce fait _sous un point de vue politique_ et de comparer -Louis XIV aux _despotes asiatiques_. Aussi fut-il _accueilli -favorablement_, quand il présenta en 1790 à l'Assemblée Nationale son -ouvrage, qui devait servir de liste de proscription aux monumens mis -hors la loi! - -Le système de Soulavie enté sur sa ridicule _relation_, avait pourtant -trouvé des partisans en Allemagne; non seulement on représentait à -Berlin un drame, _le Masque de Fer_, où Louis XIV, amoureux de la femme -de son frère, voyait les deux époux s'empoisonner devant lui, pour -échapper l'un à sa haine et l'autre à son amour, mais encore M. Spittler -avait, dans le _Magasin de Gottingue_, essayé d'établir, avec toute la -conscience de son érudition germanique, une opinion qui n'était déjà -plus admissible en France, et qui reposait principalement sur un livre -français que nous ne connaissons pas, intitulé: _Mémoires secrets du -Masque de Fer_. - -Ce fut alors que le système que Sénac de Meilhan avait défendu en -dernier lieu prévalut en France par la seule force des pièces qu'on -découvrit à Paris dans les archives des Affaires Étrangères, et il a été -presque seul soutenu jusqu'à ce jour, avec quelque apparence de vérité, -il faut l'avouer. - -M. Roux-Fazillac fit paraître le premier, en 1800, ces pièces -authentiques dans les _Recherches historiques et critiques sur l'Homme -au masque de fer, d'où résultent des notions certaines sur ce -prisonnier_, in-8º de 142 pages. Ces recherches, puisées à des sources -que la Révolution avait pu seule mettre à la discrétion des curieux, se -composent de correspondances secrètes relatives aux négociations, aux -intrigues et à l'enlèvement d'un secrétaire du duc de Mantoue, nommé -Matthioli et non Girolamo-Magni. On ne pouvait plus douter de cet -enlèvement exécuté en 1679, avec les circonstances révélées déjà par -l'_Histoire abrégée de l'Europe_, mais le plus mince esprit de critique -eût établi des différences capitales dans la position humiliante de ce -prisonnier _subalterne_ à Pignerol, et dans les respects que Saint-Mars -témoignait pour le prisonnier masqué, suivant le consentement unanime de -toutes les traditions. - -Un anonyme, qu'on croit être le baron de Servière, revint deux ans après -sur la plupart des faits que les _Recherches_ de Roux-Fazillac avaient -constatés; mais il ne fit aucune mention de l'ouvrage de son devancier, -dans cette _Véritable clef de l'Histoire de l'Homme au masque de fer_, -in-8º, de onze pages, sous la forme d'une lettre signée _Reth_, adressée -au général Jourdan et datée de Turin, 10 nivose an XI (31 décembre -1802), où l'on trouve de nouveaux détails historiques sur la personne et -la famille de Matthioli. - -Reth rapporte que dînant un jour chez le général, on lui demanda son -avis sur le _Masque de Fer_ et qu'il ne voulut pas s'expliquer avant que -toutes les pièces à l'appui de son système fussent réunies entre ses -mains: il annonce dans sa lettre la publication de ces pièces en un -ouvrage spécial qui n'a point paru, et prie le général de lui _garder le -secret_, quoique ce prétendu secret eût été mis en circulation publique -par le baron d'Heiss, depuis plus de trente ans. - -Au milieu des documens authentiques cités dans cette notice, l'auteur a -glissé plusieurs faits hasardés qui ne reposent que sur une tradition -vague: selon lui, en 1723, le lendemain de la majorité de Louis XV, le -régent, _en présence de la cour_, aurait révélé _mystérieusement_ au roi -le secret du prisonnier masqué. Il est à peu prés avéré que la cour -ignorait en 1723 l'existence de ce prisonnier; autrement, une anecdote -si singulière fût arrivée plus tôt à la publicité. - -L'auteur de la lettre fait valoir avec adresse la ressemblance qui -existe en effet entre le nom de Matthioli et celui de _Marchialy_, écrit -sur le registre mortuaire de Saint-Paul; il ajoute cette particularité, -qui n'a pas l'importance qu'il y attache pour son système, savoir que -Saint-Mars, dans sa correspondance officielle, défigure le nom de son -prisonnier en écrivant _Marthioly_, ce qui se rapprocherait davantage de -_Marchialy_: mais comment supposer qu'on ait presque divulgué le -véritable nom du _Masque de Fer_ dans les actes publics d'une paroisse? - -Enfin le pseudonyme Reth démontre jusqu'à l'évidence que le secrétaire -du duc de Mantoue a été enlevé, masqué et emprisonné par ordre de Louis -XIV: il oublie seulement de prouver que ce secrétaire et l'homme au -masque de fer ne sont qu'une seule et même personne, sous deux noms -différens et à des époques différentes. - -Les Anglais n'étaient pas moins curieux que les Français de connaître à -fond ce terrible épisode du règne du _grand roi_: la dissertation que M. -Crawfurd avait déjà publiée fut augmentée considérablement et incorporée -dans un ouvrage anglais sur la Bastille, traduit en français et imprimé -à Londres, sous la date de 1798[63]. Cette histoire, tirée en partie des -_Remarques historiques sur la Bastille_, semble avoir été écrite par un -homme d'état, peu partisan de la révolution française et surtout fort -opposé à la politique du Directoire: nous croyons pouvoir l'attribuer à -M. Crawfurd, tant on remarque d'analogie entre la _discussion_ sur le -_Masque de Fer_, insérée dans ce livre, et la notice plus détaillée -qu'il donna depuis dans la première édition de ses _Mélanges d'histoire -et de littérature_, in-4º. Ces deux notices, rédigées dans le même -esprit de critique et souvent avec les mêmes expressions, doivent être -parties de la même main. L'auteur inconnu de cette _Histoire de la -Bastille_ achève en ces termes l'examen des divers systèmes: «Je ne puis -douter que l'homme au masque n'ait été le fils d'Anne d'Autriche; mais -sans pouvoir décider s'il était frère jumeau de Louis XIV et s'il était -né pendant le temps que la reine n'habitait pas avec le roi ou pendant -son veuvage. Les abbés Barthélemy et Beliardy, qui avaient fait beaucoup -de recherches sur ce prisonnier, le pensaient _comme moi_.» M. Crawfurd -s'appuie aussi de l'autorité des abbés Barthélemy et Beliardy, qu'il -avait interrogés à ce sujet, après la publication de la _Correspondance -interceptée_, pour établir une opinion tout-à-fait conforme sur la -naissance du _Masque de Fer_. - - [63] Cet ouvrage, extrêmement rare en France, est intitulé: _Histoire - de la Bastille, avec un appendice contenant entre autres choses une - discussion sur le prisonnier au masque de fer, traduit sur la - seconde édition de l'original anglais_, 1798, sans nom de lieu, - in-8º de 474 pages. Nous n'avons pas connaissance de l'original; - mais on peut juger avec certitude, d'après le type des caractères et - la qualité du papier, que la traduction a été imprimée en - Angleterre. - -M. Crawfurd ne changea pas d'opinion depuis la publication des documens -authentiques sur lesquels se fondait le système de Roux-Fazillac: il le -réfuta d'une manière assez satisfaisante dans les _Mélanges d'histoire -et de littérature, tirés d'un portefeuille_, 1809, in-4º, réimprimés à -petit nombre sous le même titre en 1817, in-8º. M. Crawfurd confirmait -la réponse de Louis XV à M. de Choiseul, rapportée par Dutens, et -ajoutait cette circonstance, que le duc de Choiseul avait, à la prière -des abbés Barthélemy et Beliardy, adressé des questions au roi, qui -parut _fort embarrassé_, en disant qu'il croyait que _le prisonnier -était un ministre d'une des cours d'Italie_. - -M. Crawfurd réfuta aussi le système de M. de Taulès, d'après le -manuscrit encore inédit dont il avait eu communication. Ce système, que -M. de Taulès avait soumis sans doute à Voltaire, qui lui fut en effet -redevable d'un grand nombre d'anecdotes sur le siècle de Louis XIV[64], -tendait à prouver que le _Masque de Fer_ était un patriarche des -Arméniens, nommé Arwedicks, enlevé de Constantinople, et conduit -secrètement aux îles Sainte-Marguerite par les intrigues des jésuites. -M. Crawfurd ne se montra pas plus favorable à l'opinion de M. de Taulès -qu'à celles qu'il avait déjà combattues avec beaucoup de logique; il -persévéra dans la sienne plus fortement, et répéta que le prisonnier -masqué ne pouvait être qu'un fils d'Anne d'Autriche et sans doute de -Buckingham. - - [64] Voyez les lettres inédites de Voltaire à M. de Taulès, tome 70 de - l'édition des _OEuvres de Voltaire_, publiée par Dupont. - -On peut mentionner ici que cette supposition, purement romanesque, avait -été mise à sa place dans un roman de M. Regnault-Warin, lequel eut -quatre éditions à cause de son titre: _l'Homme au masque de fer_, 1804, -4 vol. in-12; jamais roman de Ducray-Dumesnil ou de Montjoye ne réunit -mieux les conditions voulues d'un imbroglio faux, invraisemblable et -sentimental. L'auteur avait essayé de faire de sa préface une espèce de -dissertation, dans laquelle il donnait son thème de romancier comme un -fait incontestable: il avait même fait graver en taille-douce le -portrait de son héros pour tenir lieu de pièce justificative. - -Napoléon, qui lisait parfois des romans, et des plus mauvais, entre deux -victoires, puisa peut-être dans celui-ci une vive impatience de -connaître le secret de Louis XIV; il ordonna même de grandes recherches -qui demeurèrent sans résultat, malgré le zèle des courtisans empressés à -satisfaire la volonté impériale. Durant plusieurs années, le secrétaire -de M. de Talleyrand fureta dans les archives des Affaires étrangères, et -M. le duc de Bassano appliqua toutes les lumières de son esprit -judicieux à éclaircir les abords de ce ténébreux mystère historique. Ils -ne trouvèrent l'un et l'autre que des suppositions à mettre sous les -yeux du grand homme qui exprima tout haut son dépit, en songeant qu'il -serait maître de l'Europe sans jamais le devenir d'un secret enseveli -dans le tombeau de ses prédécesseurs. Il comprit alors que la puissance -avait des bornes[65]. - - [65] Mme la duchesse d'Abrantès nous a communiqué ces détails; elle se - souvient de plusieurs conversations qui eurent lieu sur ce sujet à - la Malmaison en présence de l'empereur, et auxquelles chacun prenait - part. Napoléon était sombre et pensif pendant ces débats qui - l'intéressaient vivement. - -Après que le soldat de fortune fut tombé prisonnier à Sainte-Hélène, -comme le _Masque de Fer_ aux îles Sainte-Marguerite, le sort du premier -préoccupa seul l'attention publique. - -_La Biographie universelle_ admit dans sa nomenclature le _Masque de -Fer_, faute de pouvoir le classer sous un autre nom; et le laborieux M. -Weiss, de Besançon, dans un article du tome 27, publié en 1820, imagina -de rassembler, en abrégé, une monographie de cet illustre prisonnier, -sans toutefois se prononcer pour un des systèmes qu'il cataloguait comme -les livres de sa bibliothèque. Cet article est curieux, malgré les -fautes[66] qu'on ne peut attribuer à l'érudit biographe, qui termine sa -nomenclature en reconnaissant qu'une lettre de Barbezieux, où ce -ministre dit à Saint-Mars: _Sans vous expliquer à qui que ce soit de ce -qu'a fait votre ancien prisonnier_, «semble renverser tous les systèmes -suivant lesquels cet infortuné n'aurait dû son malheur qu'au hasard de -sa naissance.» - - [66] L'_Histoire générale de Provence_ de Papon est citée au lieu du - _Voyage littéraire en Provence_; _Marchialy_ est nommé _Marthioli_, - etc. - -La froide impartialité de M. Weiss ne fut pas imitée par M. Dulaure. Ce -vieux savant, qui consacrait à l'étude de l'histoire philosophique la -fin d'une vie à demi-dépensée dans les travaux de la révolution, -n'oublia pas d'accorder une place au _Masque de Fer_ dans l'_Histoire de -Paris_, préparée depuis quarante ans et publiée en 1821, 7 vol. in-8º. -Cette histoire populaire, malheureusement trop passionnée et trop -superficielle, produisit une si longue émotion de scandale, qu'on ne -s'arrêta pas particulièrement au chapitre destiné à prouver que l'homme -au masque était fils d'Anne d'Autriche et frère de Louis XIV. Mais M. -Dulaure, en analysant le conte ridicule de Soulavie, déclara qu'il -citait les faits _sans les garantir_, et avoua même que si cette -relation contenait quelques vérités, «elles sont défigurées par des -fictions qui n'amènent que des doutes.» Il avait à coeur de démontrer -que la captivité de cet inconnu était «un des crimes inhérens aux -gouvernemens arbitraires, que leurs auteurs cherchent à justifier comme -nécessaires, et que le tribunal de l'histoire ne manque jamais de -découvrir et de condamner.» - -On était alors trop absorbé par les événemens de chaque jour et par -leurs conséquences pour ne pas laisser reposer le _Masque de Fer_; il y -eut un petit journal occulte qui prit ce nom pour donner à entendre que -le rédacteur garderait l'anonyme _quand même_, et qui rentra dans le -néant sous les coups de _la Foudre_, instrument périodique des -vengeances de la Congrégation. Le _Masque de Fer_ n'était pourtant pas -usé, après avoir si long-temps et de tant de manières occupé la -curiosité publique. - -En 1825, faute d'aliment plus nouveau, ou plus digne de repaître cette -insatiable avidité de savoir qui tourmente les esprits, on se rejeta -tout à coup sur le mystère du prisonnier masqué, et l'on essaya d'en -finir avec cette grande abstraction historique: les systèmes anciens se -remuèrent comme des tronçons de serpens, et ne réussirent pas à renouer -leurs trames rompues par la critique; ils n'avaient plus même de -principe vital. - -M. Delort, qui passait sa vie à chercher et à comparer des autographes, -fut amené, par sa passion exclusive, à découvrir dans les Archives du -Royaume diverses lettres qu'il crut relatives à Matthioli, et par suite -au _Masque de Fer_, selon la prétention de Roux-Fazillac. M. Delort, -aussi persuadé de l'infaillibilité de ses conjectures que l'avait été -son devancier, ne se fit aucun scrupule de les intituler: _Histoire de -l'homme au Masque de Fer_, et de les publier en 1825, in-8º, avec un -pompeux appareil de pièces justificatives, qui, plus précieuses par leur -contenu que par le commentaire de l'éditeur, ajoutaient à peine quelques -probabilités au système du baron d'Heiss. - -Ce volume, vraiment utile et intéressant, quoique diffus et mal écrit, -eut du retentissement jusqu'en Angleterre, où l'honorable George Agar -Ellis, membre du parlement, le traduisit en anglais avec de nombreuses -améliorations et quelques additions importantes puisées dans l'ouvrage -de Roux-Fazillac. La traduction ou plutôt l'imitation d'Ellis fut -retraduite en français et imprimée à Paris en 1830: _Histoire -authentique du prisonnier d'état connu sous le nom du Masque de Fer_, -in-8º. Agar Ellis, aux yeux de qui les documens recueillis par Delort -établissaient le nom de ce prisonnier _d'une manière claire et -certaine_, ne daigna discuter aucune opinion contraire, et affirma que -le _Masque de Fer_ était _réellement_ le malheureux secrétaire du duc de -Mantoue. - -On lit avec surprise dans cette histoire que, suivant le sentiment de -l'historien Gibbon, beaucoup de savans anglais persistaient encore à -croire que l'homme au masque pouvait bien être Henri, second fils -d'Olivier Cromwell, gardé en otage par la royauté de Louis XIV. - -Aux affirmations de M. Delort, le chevalier de Taulès répondit par un -opuscule posthume, ou du moins cet opuscule, rédigé naguère contre le -système du baron d'Heiss, fut rajeuni par ce titre charlatanique: _Du -Masque de Fer, ou Réfutation de l'ouvrage de M. Roux-Fazillac, et -Réfutation également de l'ouvrage de M. J. Delort, qui n'est que le -développement de celui de M. Roux-Fazillac_, in-8º, 1825. - -L'éditeur, propriétaire des manuscrits de M. de Taulès, mort peu -d'années auparavant, mettait sous presse, en même temps, l'ouvrage -inédit que ce dernier avait préparé pendant sa vieillesse. L'ouvrage -parut quelques mois après, avec ce titre approprié aux circonstances: -_l'Homme au Masque de Fer, Mémoire historique où l'on réfute les -différentes opinions relatives à ce personnage mystérieux, et où l'on -démontre que ce prisonnier fut une victime des jésuites_, in-8º. - -Cet éditeur avait, comme on le voit, l'imagination des titres; mais -quoiqu'il se flattât d'attirer l'attention en accusant les jésuites sur -la couverture verdâtre de sa publication, celle-ci fut confondue avec ce -déluge de mauvais écrits qui proclamaient la résurrection des _révérends -pères_, annoncée par une chanson de Béranger. - -Le _Masque de Fer_ avait été l'idée fixe du chevalier de Taulès, qui se -plaisait à rassembler des anecdotes singulières et peu connues. Voltaire -lui écrivait en 1768[67]: «Je ne doute pas que, si vous dites un mot à -M. le duc de Choiseul, il ne vous permette de m'envoyer des vérités: il -les aime; il sait qu'il est temps de les rendre publiques.» Voltaire -avait dit de M. de Taulès: «C'est un homme fort instruit, et le seul -capable de fournir des anecdotes vraies sur le siècle de Louis XIV.» - - [67] Voyez les lettres inédites de Voltaire, t. 70 de l'édition de - Dupont. - -Dès cette époque, M. de Taulès _déterrait de vieilles vérités dans le -fatras du dépôt des Affaires étrangères_: il avait probablement d'abord -un système différent de celui qu'il soutint plus tard sur le _Masque de -Fer_; car ce ne fut qu'à la lecture d'un mémoire manuscrit de M. de -Bonac, ambassadeur de France à Constantinople en 1724, qu'il aperçut une -identité remarquable entre le prisonnier inconnu et le patriarche -Arwedicks. - -Ce patriarche, _ennemi mortel de notre religion, et auteur de la cruelle -persécution que les Arméniens catholiques avaient soufferte_, fut enfin -exilé, et enlevé à la sollicitation des jésuites, par une barque -française, pour être conduit en France et _mis dans une prison d'où il -ne pourrait jamais sortir_. L'entreprise réussit; Arwedicks fut mené aux -îles Sainte-Marguerite, _et de là à la Bastille, où il mourut_. Le -gouvernement turc réclama instamment la délivrance du patriarche -jusqu'en 1713, et le cabinet français nia toujours sa participation à -cet enlèvement. - -M. de Taulès avait trouvé, au dépôt des Affaires étrangères, une foule -de dépêches concernant ce fait extraordinaire, qui était resté -jusqu'alors ignoré en France, mais non en Turquie, où les agens -subalternes des jésuites avaient avoué leur crime en subissant la -question: ces dépêches concordaient parfaitement avec le récit de M. de -Bonac; et M. de Taulès les avait fait servir à l'appui de son système, -qu'il prétendait élever sur les ruines des précédens; il était si bien -convaincu de la réalité de ce système, qu'il commence son livre par -cette fière déclaration: «J'ai découvert le _Masque de Fer_, et j'ai cru -de mon devoir envers la France, pour faire taire des bruits injurieux -répandus au préjudice de ma patrie, de rendre compte à l'Europe et à la -postérité de ma découverte.» - -Le chevalier de Taulès rapportait aussi certaines paroles, échappées -devant lui au père Brottier et à l'abbé de Nolhac, recteur du noviciat -des jésuites à Toulouse, lesquelles semblaient impliquer la société de -Jésus dans l'affaire du prisonnier masqué; il accusait enfin le père -Griffet d'avoir falsifié le journal de M. Dujonca, et d'avoir appuyé -exprès sur la fable des _Mémoires de Perse_, pour donner le change aux -conjectures et cacher l'attentat des jésuites; il allait même jusqu'à -supprimer d'autorité le masque de fer ou de velours, comme une _mesure -impolitique, inutile et dangereuse_. - -Cependant le traité de M. de Taulès opéra peu de conversions, puisque, -six ans après l'apparition bruyante de ce livre, MM. Fournier et Arnould -ne lui empruntèrent aucun détail pour leur drame du _Masque de Fer_, -représenté avec un brillant succès au théâtre de l'Odéon en 1831: ils -suivirent de préférence la donnée de Soulavie, et se vantèrent de s'être -conformés à une tradition conservée dans la famille de M. le duc de -Choiseul; ils firent une pièce plus pathétique qu'historique, et le -public qui les applaudit se souciait peu d'être instruit, mais bien -d'être intéressé. - -Depuis, le sujet du drame de MM. Arnould et Fournier fut signalé comme -renfermant la vérité sur le _Masque de Fer_, et M. Auguste Billiard, -ancien secrétaire général au ministère de l'intérieur, dans une lettre -adressée à l'_Institut historique_, et insérée en 1834 au journal de -cette société, nous apprit qu'il avait copié, par ordre de feu M. le -comte de Montalivet, ministre de l'intérieur sous l'Empire, aux archives -des Affaires étrangères, une relation écrite par M. de Saint-Mars -lui-même, et conforme à celle des _Mémoires du maréchal de Richelieu_. - -Suivant ce _précieux document_, dont l'_authenticité_, dit-il, _ne peut -inspirer le moindre doute_, M. de Saint-Mars aurait été le gouverneur du -fils d'Anne d'Autriche, à qui l'on cachait sa naissance pour empêcher -l'accomplissement d'une funeste prédiction; mais le frère jumeau de -Louis XIV ayant deviné ce secret d'état, on l'avait envoyé aux îles -Sainte-Marguerite, dont le commandement fut remis _alors_ (en 1687) à -son gouverneur. - -Cette pièce n'est autre qu'une des nombreuses copies de la _Relation_ de -Soulavie, qu'on faisait circuler en 1789[68] et dans laquelle on avait -donné le nom de Saint-Mars au gouverneur anonyme du _prince infortuné_, -sans réfléchir que les dates démentaient hautement cette nouvelle -fausseté, puisque Saint-Mars avant 1687 ne pouvait être à la fois -_gouverneur_ d'un prince en Bourgogne et commandant du fort d'Exilles en -Dauphiné. Ce n'était donc qu'un roman méprisable saisi avec les papiers -posthumes de quelque personnage suspect, ainsi que cela se pratiquait -par précaution sous le règne de Louis XV et de Napoléon: les innocens -Mémoires de Dangeau n'ont pas même été exempts de cette proscription, -que motivait un simple soupçon de vérité et de scandale. On a lieu de -présumer que le manuscrit que M. de Montalivet fit copier, sans doute -pour le mettre sous les yeux de l'empereur, s'était trouvé dans le -cabinet de Soulavie après sa mort en 1813, et avait été transporté aux -archives des Affaires étrangères, _par ordre_, avec ses collections de -brochures et de caricatures historiques[69]. - - [68] Voyez dans les OEuvres de Voltaire, éd. de Kehl, une note du t. - 70 qui parut en 1789: «Aujourd'hui il _se répand_ une lettre de Mlle - de Valois écrite au duc de Richelieu, où elle se vante d'avoir - appris du duc d'Orléans, son père, à d'étranges conditions, quel - était l'homme au _Masque de Fer_, et cet homme, dit-elle, était un - frère jumeau de Louis XIV, né quelques heures après lui.» - - [69] La _relation_ signalée par M. A. Billiard a été imprimée depuis, - sous le titre de _Mémoires de M. de Saint-Mars sur la naissance de - l'homme au Masque de Fer_, dans le t. 3 des _Mémoires de Tous_, - Levasseur, 1835, in-8º. - -Le dernier ouvrage où le problème du _Masque de Fer_ ait été traité avec -quelque détail et quelque critique parut en 1834: _La Bastille, Mémoires -pour servir à l'histoire secrète du gouvernement français depuis le XIVe -siècle jusqu'en 1789_, in-8º. L'auteur, M. Dufey, de l'Yonne, a fait -preuve, ici comme ailleurs, d'une prodigieuse lecture, mais d'une -partialité systématique. Les dates et les faits ne sont pas toujours -respectés dans cette chaude compilation qui se sent, à chaque page, de -l'esprit républicain de 1789: la révolution de juillet 1830 devait -encore chercher le prisonnier masqué à la place où fut la Bastille. - -M. Dufey, après avoir rapidement reproduit les opinions précédentes sur -ce célèbre inconnu, présente la sienne avec chaleur, et s'autorise -surtout de plusieurs passages des _Mémoires de Mme de Motteville_, pour -démontrer que la passion de Buckingham fut partagée par Anne d'Autriche: -il cite particulièrement certain tête-à-tête des deux amans dans un -jardin _où une palissade les pouvait cacher au public_. «La reine, dans -cet instant, surprise de se voir seule, et apparemment importunée par -quelque sentiment trop passionné du duc de Buckingham, _s'écria_ et -appela son écuyer, et le blâma de l'avoir quittée.» - -D'après ces paroles expresses de Mme de Motteville, M. Dufey croit -pouvoir inférer que ce _cri_ fut celui de la pudeur aux abois, et que -les suites de cette scène furent d'une part l'exil, la disgrâce ou -l'emprisonnement des personnes qui avaient si mal gardé la vertu de la -reine, et, d'autre part, la naissance d'un fils que Louis XIII ne connut -jamais. M. Dufey va jusqu'à insinuer que l'assassinat de Buckingham -ressemble à une vengeance de mari trompé, et que la tendresse d'Anne -d'Autriche pour Mazarin provenait de la confidence qu'elle lui avait -faite du mystère de l'enfant, à qui Louis XIV donna plus tard une prison -et un masque. Enfin M. Dufey appelle en garantie l'article du _Journal -des gens du monde_, qu'il nomme aussi un _document précieux_, pour -_résoudre_ cette question posée en titre du chapitre IV de son livre: -_L'homme au Masque de Fer était-il frère aîné de Louis XIV, ou son frère -jumeau?_ - -Voilà donc jusqu'à ce jour quel est l'état de ce _procès_, qu'on n'a pas -encore terminé, ce me semble. - -En attendant qu'un nouveau _découvreur_, plus audacieux et mieux armé de -paradoxes, vienne proclamer que le _Masque de Fer_ fut certainement par -anticipation le dauphin, fils de Louis XVI, qu'on dit mort à la prison -du Temple, et qui reparaît tous les ans sur les bancs de la police -correctionnelle, je vais battre en brêche les systèmes que j'ai examinés -chronologiquement et les renverser, s'il se peut, avec des faits et -surtout des dates qu'on a surnommées _inexorables_, avant d'élever, à -mon tour, sur des dates et sur des faits, un système solide et capable -de résister à une attaque réglée de la critique. Dans un procès -d'histoire, la confrontation des dates est aussi puissante que les -interrogatoires des témoins dans les causes ordinaires. - - -I. - -ARWEDICKS. - -Le manuscrit de M. de Bonac dit positivement que ce patriarche fut -enlevé _pendant l'ambassade de M. Feriol à Constantinople_, et M. Feriol -succéda dans cette ambassade à M. de Châteauneuf, en 1699: or, -Saint-Mars arriva, en 1698, à la Bastille avec son prisonnier masqué. - -En outre, on sait maintenant qu'Arwedicks se convertit au catholicisme, -recouvra sa liberté, et mourut libre à Paris, comme le prouve son -extrait mortuaire conservé aux archives des Affaires étrangères. - - -II. - -MATTHIOLI. - -L'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue est maintenant aussi bien -prouvé que celui d'Arwedicks; mais, quoique Matthioli, arrêté en 1679 -par l'entremise de l'abbé d'Estrades et de Catinat, ait été conduit à -Pignerol dans le plus grand secret et emprisonné sous la garde de M. de -Saint-Mars, on ne peut lui faire l'honneur de le confondre avec le -_Masque de Fer_. - -Catinat dit de lui, dans une lettre à Louvois: _Personne ne sait le nom -de ce fripon_[70]; Louvois écrit à Saint-Mars: _J'admire votre patience, -et que vous attendiez un ordre pour traiter un fripon comme il le -mérite, quand il vous manque de respect_; Saint-Mars répond au ministre: -_J'ai chargé Blainvilliers de lui dire, en lui faisant voir un gourdin, -qu'avec cela l'on rendait les extravagans honnêtes_; Louvois écrit une -autre fois: _Il faut faire durer trois ou quatre ans les habits de ces -sortes de gens_, etc. Ce n'est point là certainement ce prisonnier -inconnu qu'on traitait avec tant d'égards, devant qui Louvois se -découvrait, à qui l'on donnait de beau linge, des dentelles, etc. - - [70] Cette citation et les suivantes sont tirées des pièces mises au - jour par MM. Roux-Fazillac et Delort. - -En lisant avec attention les correspondances publiées par M. Delort, on -reste convaincu qu'il a tort de rapporter à ce Matthioli les lettres -postérieures à 1680, où Saint-Mars n'emploie que cette désignation: _mon -prisonnier_. Ces lettres concernent évidemment l'homme au masque de fer; -car, dans celles qui regardent Matthioli, Saint-Mars ne se fait aucun -scrupule de l'appeler par son vrai nom ou bien par celui de _Lestang_, -qu'on lui avait imposé pour mieux cacher ce qu'il était devenu. Tout -semble même indiquer dans ces correspondances que ce malheureux, enfermé -avec un jacobin aliéné, devint fou lui-même et succomba vers la fin de -l'année 1686. Le mémoire de Claude Souchon, que Dutens avait vu, dit -positivement que Matthioli mourut _neuf ans_ après son enlèvement. - -Telle était aussi l'opinion de M. le comte de V-l-i (BIOGR. UNIV., -article _Masque de Fer_), qui devait l'appuyer sur des preuves -recueillies à Pignerol, et qui, dans un ouvrage mis sous presse en -1820[71], se proposait de démontrer que le prisonnier masqué n'était pas -Matthioli, mais don Juan de Gonzague, frère naturel du duc de Mantoue. -Ce don Juan, qui accompagnait Matthioli, aurait été enlevé avec lui et -retenu en prison, parce qu'en le relâchant on eût craint de divulguer -une violation du droit des gens, que le gazetier de Hollande ne -soupçonne que huit ans après. - - [71] Nous ne croyons pas que cet ouvrage ait paru, du moins en France. - -Mais on ne voit nulle part, dans les pièces connues jusqu'à ce jour, -qu'une autre personne ait partagé le sort de Matthioli, et sans doute le -duc de Mantoue eût élevé plus haut la voix pour réclamer la liberté de -son frère naturel. «J'arrêtai hier (2 mai 1679), écrit Catinat à -Louvois, à trois milles de Pignerol, sur les terres du roi, Matthioli, -dans une entrevue que l'abbé d'Estrades avait adroitement ménagée, pour -en faciliter les moyens, _entre lui, Matthioli et moi_. Je me suis -seulement servi, pour l'arrêter, du chevalier de Saint-Martin et de -Villebois, officiers de M. de Saint-Mars et de quatre hommes de sa -compagnie. Cela s'est passé sans aucune violence.» Il est donc certain -que Matthioli était venu seul à cette conférence. - -En attendant donc que le système de M. de V-l-i soit présenté, il suffit -de faire remarquer que M. de Blainvilliers, que Saint-Mars choisit _à -son goût_ pour surveiller et bâtonner Matthioli, n'aurait pas pris les -habits d'une sentinelle pour voir le _Masque de Fer_ aux îles -Sainte-Marguerite, comme M. de Palteau le raconte dans sa lettre, si ces -deux prisonniers eussent été le même personnage: en tous cas, M. de -Blainvilliers eût reconnu le secrétaire qui voulut lui faire présent -d'une bague de diamant à Pignerol. - - -III. - -HENRI CROMWELL. - -Il est étrange en effet que ce second fils du Protecteur soit rentré en -1659 dans une obscurité si complète, qu'on ne sait ni où il a vécu, ni -où il est mort: Henri Cromwell avait un _très-bon caractère_, selon -Rapin de Thoyras, avec _plus de feu_ que Richard son frère aîné, selon -Burnet; pourquoi se résigna-t-il à descendre de la scène politique? Mais -aussi pourquoi serait-il devenu prisonnier d'état en France, où son -frère avait le privilége de séjourner sans être inquiété? Le probable ne -supplée pas ici à l'absence de toute espèce de preuves. - - -IV. - -LE DUC DE MONMOUTH. - -Sans mettre en question le plus ou moins de vraisemblance qu'on -trouverait dans une substitution de personne au supplice de Monmouth, il -suffit d'opposer à la date du 15 juillet 1685, jour de l'exécution de ce -prince, cette phrase d'une lettre de Barbezieux à Saint-Mars, écrite le -13 août 1691: _Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du -prisonnier qui est sous votre garde _DEPUIS VINGT ANS_, je vous prie -d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand vous écriviez à M. -de Louvois_[72]. - - [72] _Mémoires historiques sur la Bastille_, par Carra, t. 1, p. 321. - - -V. - -UN FILS NATUREL OU LÉGITIME D'ANNE D'AUTRICHE. - -Barbezieux écrivait à Saint-Mars, le 17 novembre 1697: _Sans vous -expliquer à qui que ce soit de ce qu'_A FAIT_ votre ancien -prisonnier_[73]. Ce prisonnier avait donc _fait_ quelque chose qui -motivât sa rigoureuse prison? Le ministre ne se fût pas servi de cette -locution précise, dans le cas où l'inconnu n'aurait eu que sa naissance -à expier. - - [73] M. Weiss, dans son article de la _Biographie universelle_, cite - cette phrase si décisive sans indiquer la source d'où il l'a tirée; - néanmoins on peut s'en rapporter à M. Weiss pour l'exactitude d'une - citation. - -Au reste, ce système n'a jamais produit un seul document authentique, et -ne repose que sur des présomptions romanesques: on pourrait se dispenser -de le combattre. - -Saint-Mars aurait donc reçu par écrit communication d'un si grave -secret, puisqu'il ne quitta pas son poste depuis l'année 1665, où il fut -envoyé à Pignerol pour la garde spéciale de Fouquet, jusqu'en 1684 où il -eut un congé pour aller à la cour, suivant l'_État de la France_ de -cette année-là? son lieutenant Rosarges commandait à Exilles en son -absence. - -Certes un fils d'Anne d'Autriche n'était point à Pignerol en 1680, -lorsque Louvois écrivait à Saint-Mars après avoir donné des ordres pour -_l'entretiennement_ de Lauzun: _A l'égard des _AUTRES_ prisonniers dont -vous êtes chargé, Sa Majesté vous en fera payer la subsistance à raison -de _QUATRE LIVRES_ pour chacun par jour_. Ces _autres_ prisonniers -étaient à peine de _bons bourgeois_, si on juge leur _état_ au tarif de -leur nourriture[74]. - - [74] «Un tarif réglait la dépense des prisonniers (à la Bastille) pour - la table, le blanchissage et la lumière, selon leur état. Un prince - du sang était à 50 livres par jour; un maréchal de France, à 36 - livres; un lieutenant-général, à 24 livres; un conseiller au - parlement, à 15 livres; un juge ordinaire, un prêtre, un financier, - à 10 livres; un bon bourgeois, un avocat, à 5 livres, un petit - bourgeois, à 3 livres, et les membres des moindres classes étaient à - 2 livres 10 sols: c'était le taux des gardes et des domestiques.» - _Bastille dévoilée_, 2e livraison, p. 40. - -Est-ce au sujet d'un fils de Louis XIII ou d'un bâtard d'Anne d'Autriche -que Louvois aurait écrit à Saint-Mars en 1687: _Il n'y a point -d'inconvénient de changer le chevalier de Thezut_ (C'est un faux nom -comme _Marchialy_) _de la _PRISON_ où il est, pour y mettre votre -prisonnier jusqu'à ce que celle que vous lui faites préparer soit en -état de le recevoir[75]_? Est-ce en parlant d'un prince, que Saint-Mars -aurait dit, la même année, à l'exemple du ministre: _Jusqu'à ce qu'il -soit logé dans la _PRISON_ qu'on lui préparera ici, où il y aura -joignant une chapelle[76]_? - - [75] _Mémoires historiques sur la Bastille_, par Carra, p. 323. - «Saint-Mars, qui fut gouverneur de la citadelle de l'île - Sainte-Marguerite avant que de l'être de la Bastille, obtint la - permission d'y faire bâtir des prisons pour les criminels d'état.» - _Description de la France_, par Piganiol, t. 5, p. 376. - - [76] La lettre entière se trouve dans l'ouvrage de Roux-Fazillac, - ainsi que celle dont est extraite la citation suivante. - -Enfin, ce prisonnier n'était donc pas plus important à garder que -Fouquet et Lauzun, puisque Saint-Mars mandait à Louvois en 1683: _Pour -son linge et autres nécessités, _MÊMES_ précautions que je faisais pour -mes prisonniers du passé_. - - -VI. - -LE COMTE DE VERMANDOIS. - -La fameuse lettre de Barbezieux, du 13 août 1691, qui met en échec tous -les systèmes, ne laisse pas même discuter l'identité du comte de -Vermandois, mort en 1683, avec l'inconnu, prisonnier _depuis vingt ans_ -en 1691. - - -VII. - -LE DUC DE BEAUFORT. - -Ce système, il faut l'avouer, est plus raisonnable que tous les -précédens, et on aurait pu le soutenir d'une manière presque victorieuse -en rassemblant de meilleures inductions prises dans les Mémoires -contemporains. - -Dès l'année 1664, le duc de Beaufort, par son insubordination et sa -légèreté, avait compromis plusieurs expéditions maritimes; en octobre -1666, Louis XIV lui adresse des reproches avec beaucoup de ménagemens, -et l'invite à se rendre _de plus en plus capable de le servir par -l'augmentation des talens_ qu'il possède, et par _la cessation des -défauts qu'il peut y avoir dans sa conduite_: «Je ne doute pas, -ajoute-t-il, que vous ne profitiez de l'avis que je vous donne, et que -vous ne reconnaissiez que vous m'êtes d'autant plus obligé de cette -marque de bienveillance, _qu'il y a peu d'exemples de rois qui en aient -usé de la sorte_[77].» On citerait plusieurs occasions où le duc de -Beaufort fut très-funeste à la marine du roi. L'_Histoire de la Marine_, -par M. Eugène Sue, laquelle renferme une foule de renseignemens neufs et -curieux sous une forme dramatique et colorée, a fort bien précisé la -position du roi des Halles vis-à-vis de Colbert et de Louis XIV. -Colbert, de son cabinet, voulait diriger toutes les opérations -militaires et pour ainsi dire les manoeuvres de la flotte que commandait -le grand-maître de la navigation avec toute l'inconséquence de son -caractère frondeur et _matamore_, comme dit M. Eugène Sue (pièces -justificatives du 1er volume). - - [77] _OEuvres de Louis XIV_, t. 5, p. 388 et suiv. Voyez aussi dans ce - recueil les autres lettres du roi à M. de Beaufort, dans lesquelles - perce souvent un grave mécontentement qui n'ose éclater. - -En 1669, Louis XIV envoya le duc de Beaufort pour secourir Candie -assiégée par les Turcs; Beaufort fut tué dans une sortie, le 26 juin, -sept jours après son arrivée: le duc de Navailles, qui commandait avec -lui l'escadre française, dit seulement dans ses Mémoires (liv. 4, p. -243): «Il rencontra en chemin un gros de Turcs qui pressaient -quelques-unes de nos troupes; il se mit à leur tête, et combattit avec -beaucoup de valeur; mais il fut abandonné, et _l'on n'a jamais pu savoir -depuis ce qu'il était devenu_.» - -Le bruit de sa mort se répandit rapidement en France et en Italie, où, -dans les magnifiques obsèques qui lui furent faites à Paris, à Rome et à -Venise, on prononça diverses oraisons funèbres; néanmoins, comme son -corps n'avait pas été retrouvé parmi les morts, bien des gens crurent -qu'il reparaîtrait. «Plusieurs veulent gager ici, écrivait Guy-Patin le -26 septembre 1669, que M. de Beaufort n'est pas mort: _O utinam!_» - -Guy-Patin, dans une autre lettre du 14 janvier 1670, nous atteste que -cette croyance n'était pas abandonnée six mois après la nouvelle de la -disparition du duc de Beaufort: «On dit que M. de Vivonne a, par -commission, la charge de vice-amiral de France pour vingt ans; mais il y -en a encore qui veulent que M. de Beaufort n'est point mort, et qu'il -est seulement prisonnier dans une île de Turquie. Le croie qui voudra! -pour moi, je le tiens mort, et ne voudrais pas l'être aussi certainement -que lui.» - -Plusieurs relations du siége de Candie, écrites par des témoins -oculaires et imprimées à cette époque, avaient rapporté que les Turcs, -selon leur usage, coupèrent la tête du duc de Beaufort sur le champ de -bataille, et que cette tête fut exposée à Constantinople: de là les -détails que Sandras de Courtilz répéta dans les _Mémoires du marquis de -Montbrun_ et dans les _Mémoires de d'Artagnan_; et, en effet, on conçoit -bien que le corps nu et sans tête n'ait pas été reconnu parmi les morts. -M. Eugène Sue, dans son _Histoire de la Marine_ (t. 2, ch. 6), a adopté -cette version conforme au récit de Philibert de Jarry et du marquis de -Ville, qui ont laissé des lettres et des mémoires manuscrits conservés à -la Bibliothèque du roi. - -Mais sans faire valoir le danger et les difficultés d'un enlèvement que -le cimeterre des Ottomans pouvait d'ailleurs remplacer d'un jour à -l'autre dans ce mémorable siége, on se bornera ici à déclarer -positivement que la correspondance de Saint-Mars avec Louvois depuis -1669 jusqu'en 1680[78] ne permet pas de supposer que le gouverneur de -Pignerol eût sous sa garde, pendant cet intervalle de temps, quelque -grand prisonnier d'état, outre Fouquet et Lauzun. - - [78] M. J. Delort a publié cette correspondance, dont les originaux - sont aux Archives du Royaume, dans le premier volume de l'_Histoire - de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille - et à Vincennes, précédée de celle de Fouquet, Pellisson et Lauzun, - avec tous les documens authentiques et inédits_, Paris, 1829, 3 vol. - in-8º. - - * * * * * - -Quel était donc cet _ancien_ prisonnier masqué que Saint-Mars _avait à -Pignerol_, suivant le journal authentique de M. Dujonca? - - - - -SECONDE PARTIE. - - -D'après ma conviction formée par l'étude du règne de Louis XIV et par la -minutieuse comparaison des faits et des dates, l'homme au masque de fer -était Fouquet, ce malheureux surintendant des finances, victime de tant -de noires intrigues de cour, que l'histoire n'a pas encore éclaircies; -Fouquet, qui fut arrêté en 1661, condamné à la prison perpétuelle en -1664, et enfermé depuis au château de Pignerol, sous la garde de -Saint-Mars; Fouquet enfin dont la mort a été faussement enregistrée au -23 mars 1680! - -Avant d'appuyer de preuves, qui me semblent irrécusables, une opinion -que je donne comme nouvelle, puisqu'elle n'a jamais été présentée à -l'état de système étayé de pièces authentiques, je vais réfuter par -avance une autre opinion qui est en germe dans le vaste champ des -probabilités, et qui s'en va sans doute sortir de terre, si ce sol -fertile n'est point assez fouillé. - -Cette dernière opinion que je combats pourrait offrir nombre -d'assertions remarquables qui viendraient à l'appui d'un document fort -curieux, regardé avec raison par Saint-Foix comme la première mention -imprimée qu'on ait faite d'un prisonnier inconnu, qui se trouvait à la -Bastille en 1705 (plutôt 1703), selon un témoin oculaire: ce prisonnier -a en effet certaine analogie avec le _Masque de Fer_, et l'on doit -s'étonner qu'on n'ait pas plus tôt songé à s'en tenir à la lettre d'un -ouvrage publié dès 1715, douze ans après la mort de _Marchialy_, et bien -antérieurement aux _Mémoires de Perse_ et au _Siècle de Louis XIV_. - -Je suis tenté de croire que M. de Taulès avait d'abord naturellement -adopté cette solution du mystère de l'homme au masque, et qu'il se -servit de la plupart des mêmes argumens préparés à cet effet, lorsqu'il -imagina, pour _l'honneur de la France_ et pour son propre intérêt de -courtisan, de masquer le patriarche Arwedicks. Le ministre M. de -Vergennes lui avait écrit en 1783: «C'est surtout _pour détruire les -soupçons odieux_ auxquels l'homme au masque a donné lieu, par les -précautions qu'on a prises pour le dérober à tous les regards, qu'il est -important d'avoir sur ce personnage des notions certaines.» - -M. de Taulès rejeta donc sur la compagnie de Jésus les _soupçons odieux_ -arrêtés sur Louis XIV, et ne voulut voir qu'une correction de collége -dans cette vengeance de roi, dans ce crime contre le droit des gens. - -Les jésuites, s'il faut en croire les insinuations de plusieurs des -leurs et l'aveu même d'un _gros collier de l'ordre_, auraient eu l'idée -de l'étrange captivité du _Masque de Fer_, et Louis XIV se serait fait -leur docile instrument. - -En 1702, un gentilhomme normand, nommé Constantin de Renneville, fut mis -à la Bastille, non seulement pour avoir composé des bouts rimés -injurieux au gouvernement du roi, mais parce qu'on l'accusait -d'espionnage au profit des ennemis de la France[79]. Ce Renneville resta -emprisonné jusqu'en 1713, et dès qu'il eut sa liberté, avec l'ordre de -quitter la France, il rédigea une relation chaleureuse de ses malheurs: -elle parut à Amsterdam, chez Étienne Roger, en 1715, sous ce titre -capable de fixer l'attention: _l'Inquisition française, ou l'Histoire de -la Bastille_, deux volumes in-12. - - [79] _Mémoires historiques sur la Bastille_, par Carra, t. 1, p. 389. - -Ce livre, tiré à mille exemplaires, eut beaucoup de peine à pénétrer en -France où il se vendait jusqu'à deux louis, sous le manteau, et où il -fut contrefait, dit la préface de la seconde édition (5 vol. in-12, -Amsterdam, Balthazar Lakeman, 1724), tandis qu'on le traduisait à la -fois en hollandais, en anglais, en allemand et en italien. L'édition -originale est tellement rare, que la Bibliothèque du Roi ne la possède -pas et que je ne l'ai jamais vue; la contrefaçon ne se trouve pas -davantage; mais la seconde édition est assez commune, eu égard aux -actives recherches de la police pour la détruire. On ne conçoit pas que -les judicieux auteurs du _Catalogue de la Vallière_ aient attribué sans -examen cet ouvrage à Sandras de Courtilz, suivant une supposition émise -dans la _Bibliothèque historique de la France_. - -Dans la préface de l'édition en cinq volumes (p. 46 et suiv.), -Renneville raconte qu'en 1705 il vit un prisonnier _dont il n'a jamais -pu savoir le nom_, dans une salle de la Bastille, où il avait été -introduit _par méprise_. «Les officiers m'ayant vu entrer, dit -Renneville, ils lui firent promptement tourner le dos devers moi, _ce -qui m'empêcha de le voir au visage_. C'était un homme de moyenne taille, -mais bien traversée, portant des cheveux d'un crêpé noir et fort épais, -dont pas un n'était encore mêlé.» (Peut-être a-t-il pris pour des -cheveux un masque de velours noir?) Renneville, surpris de ce qu'on lui -cachait le visage d'un détenu, interrogea, pendant qu'on le reconduisait -à sa chambre, le porte-clef Ru qui lui apprit que cet infortuné était -_prisonnier depuis _TRENTE-UN ANS_, et que Saint-Mars l'avait amené avec -lui des îles Sainte-Marguerite, où il était condamné à une prison -perpétuelle pour avoir fait, étant écolier, âgé de douze ou treize ans, -deux vers contre les jésuites_. - -Renneville, dont la curiosité fut piquée davantage par cette révélation -du porte-clef, demanda de plus amples détails à Reilh, chirurgien de la -Bastille, qui lui conta _toute l'histoire_. - -Lorsque les jésuites du collége de Clermont, enrichis des bienfaits de -Louis XIV qu'ils fournissaient de confesseur, voulurent attirer sa -protection plus particulièrement sur leur collége, ils invitèrent le roi -à honorer de sa présence une tragédie latine composée exprès pour -célébrer sa gloire: le roi se rendit avec sa cour à ce spectacle, où les -principaux écoliers jouèrent leurs rôles avec une intelligence que ne -surpassèrent pas plus tard les demoiselles de Saint-Cyr dans les -représentations d'_Esther_ et d'_Athalie_. Le roi fut tellement -satisfait de la tragédie et des acteurs, qu'il dit tout haut: «C'est mon -collége!» Ce mot-là ne fut pas perdu, et le lendemain on ôta l'ancienne -inscription: _Collegium Claromontanum societatis Jesu_, pour la -remplacer par celle-ci, qui fut gravée en lettres d'or, sur une table de -marbre noir: _Collegium Ludovici Magni_. - -Un écolier, par piété ou par malice, ne pardonna pas aux révérends pères -d'avoir substitué le nom du roi à celui de Jésus, et fit ce distique -qu'il placarda le soir même sur la porte du collége et en divers -endroits de Paris: - - Abstulit hinc Jesum, posuitque insignia regis, - Impia gens: alium non colit illa Deum! - -Une autre main apposa cette traduction française au bas des écriteaux: - - La croix fait place au lis, et Jésus-Christ au roi: - Louis, ô Race impie, est le seul Dieu chez toi! - -La compagnie de Jésus cria au sacrilége; l'auteur fut découvert, et -quoique appartenant à une famille noble et riche, on le condamna, _par -grâce_, à une prison perpétuelle, et on le _transféra aux îles -Sainte-Marguerite pour cet effet, d'où Saint-Mars le ramena à la -Bastille avec des précautions extraordinaires, ne le laissant voir à -personne par les chemins_. Ce pauvre écolier ne mourut pas toutefois en -prison, si l'on peut ajouter foi au témoignage de Reilh: il hérita des -grands biens de ses parens et réussit à intéresser en sa faveur, à force -de promesses, le père Riquelet, confesseur des prisonniers, qui se -chargea de solliciter la clémence royale et d'obtenir l'élargissement de -son pénitent. Ce dernier _sortit deux ou trois mois après_ que -Renneville l'eut entrevu, sans doute dans le courant de 1703 et non -1705. - -Plusieurs traits de ce récit s'accordent bien avec diverses -particularités de l'histoire du _Masque de Fer_, le _seul_ prisonnier -que Saint-Mars amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, _avec des -précautions extraordinaires, ne le laissant voir à personne par les -chemins_; mais on a tout lieu de croire que l'aventure de l'écolier, -vieille tradition du collége de Louis-le-Grand, où nous l'avons -nous-même recueillie, fut appliquée mal à propos à ce prisonnier, dont -on cachait le visage. - -En effet, n'eût-il pas été plus rationnel de cacher la cause d'un -emprisonnement si odieux, plutôt que la figure de cet homme enfermé -depuis l'enfance et certainement inconnu à tous ses compagnons de -captivité? D'ailleurs, il n'y a pas d'identité possible entre l'écolier -des jésuites et ce prisonnier dont Renneville n'a _jamais pu savoir le -nom_. - -Ce fut le 10 octobre 1681 que le collége de Clermont devint celui de -Louis-le-Grand, par suite d'un adroit changement d'inscription, qui -étonna assez Paris pour qu'on en ait conservé la date; or, il n'y a -aucune concordance entre cette date et les _trente-un ans_ de captivité -qu'aurait subis, en 1705, cet écolier. En outre, on trouve nombre de -représentations dramatiques données par les écoliers et leurs régens, au -collége de Clermont; et même en 1658, une tragédie d'_Athalia_ y fut -jouée avec tant de pompe, que Loret en fit mention dans sa _Muse -historique_; mais on n'indique nulle part que Louis-le-Grand soit allé à -la comédie dans _son_ collége: c'est une invention des jésuites pour -balancer la célébrité du théâtre de Saint-Cyr, fondé sous les auspices -de Racine et de Mme de Maintenon. Lorsque les jésuites obtinrent depuis -la permission de faire jouer leurs élèves devant le roi Louis XV, en -1721, ce fut dans le château des Tuileries que ces jeunes comédiens -représentèrent solennellement _les Incommodités de la grandeur_, comédie -du père Ducerceau, dans laquelle tous les personnages sont des hommes. - -Le nombre des années (trente-une) que cet inconnu avait passées en -prison vers 1705, ou plutôt 1703, s'accorderait presque avec le passage -de la lettre de Barbezieux, qui constate que le _Masque de Fer_ était -prisonnier _depuis vingt ans_ en 1691. - -Comme la date de 1705 donnée par Renneville ne se concilie pas avec -celle de la mort de _Marchialy_ en 1703, je suis à peu près convaincu -que cette date n'est fautive que par une erreur, du fait de l'imprimeur, -qui aura lu sur le manuscrit un 5 au lieu d'un 3: cela me paraît -d'autant plus vraisemblable, que Renneville ne sortit jamais de la -chambre où il était prisonnier, que pour passer dans une autre prison -immédiatement, et qu'il ne fut mandé par le gouverneur que dans les -premiers temps de son entrée à la Bastille; on chercherait en vain dans -sa relation, après l'année 1703 jusqu'en 1713, quelque circonstance qui -coïncidât avec cette translation en une _salle_ où il ne fut introduit -que _par méprise_. Renneville, ce me semble, n'a parlé de cette -mystérieuse rencontre dans sa préface, que pour réparer un oubli, sinon -par l'embarras où il aurait été de la placer dans le livre sous cette -date de 1705, que la suite des événemens n'eût point justifiée. - -Cette _Histoire de la Bastille_, que certains critiques ont traitée avec -un mépris que n'autorisait pas une lecture rapide et superficielle, -n'est certainement point un roman farci de contes ridicules; cet -ouvrage, au contraire, me paraît aussi vrai, aussi authentique, aussi -précieux pour l'histoire, que peut l'être un livre écrit sous -l'influence d'un profond ressentiment, par un homme honnête et -religieux. - -Aussi adopterais-je tout-à-fait les termes mêmes de la préface, si je -pouvais avoir la moindre confiance dans le récit du chirurgien Reilh, -qui était intéressé à détourner du prisonnier inconnu l'attention de -Renneville, et qui répondit par une fable aux questions qu'on lui -faisait sur un sujet de cette importance. Le prisonnier étant mort _deux -ou trois mois après_ que Renneville l'eut rencontré sans _le voir au -visage_, Reilh imagina de publier la prétendue délivrance de cet -inconnu, quoique le gouvernement de Louis XIV n'eût garde de dévoiler -ses iniquités par une clémence tardive et dangereuse, et Renneville a -rapporté avec bonne foi ce qu'il savait par les communications -officieuses de Ru et de Reilh. - -Renneville était d'un caractère passionné et vindicatif, mais il avait -un fond de dévotion solide qui l'aidait à supporter son infortune, et -qui l'inspirait dans la composition de ses _Cantiques de l'Écriture -sainte_, de ses _OEuvres spirituelles_ et de son _Traité des devoirs -d'un fidèle chrétien_: on se persuadera facilement, au ton fervent de -ses ouvrages pieux, que Renneville n'eût pas été capable de mentir avec -impudence en invoquant sans cesse la justice de Dieu; mais, en même -temps, on concevra, en voyant ce qu'il a souffert pour expier deux -bouts-rimés satiriques, l'indignation furieuse qu'il fait éclater contre -ses bourreaux et surtout contre le gouverneur de la Bastille, -Bernaville: «Ce cruel tyran, dit-il dans son style trivial, incorrect, -mais énergique, me laissa très-long-temps pourrir sans paille, sans une -pierre où reposer ma tête, couché sur le limon du cachot et la bave des -crapauds, avec du pain et de l'eau pour toute nourriture, et d'où il ne -me retira que lorsque je fus crevé. J'avais les yeux presque hors de -tête, le nez gros comme un moyen concombre; plus de la moitié des dents, -que j'avais auparavant très-saines, m'étaient tombées du scorbut; la -bouche m'était enflée et toute en gale, et mes os perçaient ma peau en -plus de vingt endroits.» - -Je regarde donc l'_Histoire de la Bastille_ comme très-digne de créance -pour tous les faits où Renneville se pose lui-même en témoin oculaire -avec quelque apophthegme biblique à la bouche; quant aux nombreuses -aventures des prisonniers qu'il a fréquentés tour à tour pendant onze -ans, il ne donne pas ces aventures, souvent romanesques et ridicules, -pour des faits avérés; il les répète telles qu'il les a entendues, et -quelquefois seulement la passion l'emporte jusqu'à se faire l'avocat de -ses amis de prison. - -Un faussaire, un faiseur de pamphlets n'eût pas osé dédier au roi -d'Angleterre, George Ier, un tissu de mensonges grossiers et de brutales -calomnies: «L'oeil de Votre Majesté, dit-il dans cette dédicace, -empêchera bien que la Tour de Londres, qui ne fait trembler que les -criminels, ne se convertisse en Bastille, qui écrase plus d'innocens que -de coupables; et, comme mon protecteur, Sire, vous me défendrez de mes -persécuteurs, qui se font gloire de poursuivre jusque dans le sanctuaire -ceux qui dévoilent leurs crimes ou qui ont le malheur de leur déplaire.» -Enfin, un lâche calomniateur n'eût pas osé inscrire son nom au -frontispice d'un acte d'accusation contre la Bastille, et se mettre en -danger de la vie, ou du moins de la liberté. Renneville courait risque -d'être enlevé et replongé à la Bastille pour le reste de ses jours; il -fut même attaqué à Amsterdam par trois _coupe-jarrets_, qui ne lui -firent que de _légères blessures_: «Je n'alongerai pas mon épée d'un -pouce, dit-il dans sa préface. _Si Deus pro nobis, quis contra nos?_ Il -est beau de mourir pour la vérité et le bien public!» Ce langage peint -l'homme. - -Au reste, on ignore ce que devint Renneville depuis la publication de sa -seconde édition, en 1724, et l'on peut présumer qu'il eut le sort de -Matthioli et d'Arwedicks, qu'il fut secrètement arrêté en Hollande ou -peut-être en France, où l'on s'efforçait de l'_attirer_, et qu'il périt -au fond de ces affreux cachots décrits pour la première fois dans les -annales de l'_Inquisition française_[80]. - - [80] On peut fonder cette supposition par ce qui arriva au bénédictin - François de la Bretonnière, auteur de plusieurs pamphlets dans - lesquels Louvois et son frère, l'archevêque de Reims, étaient - gravement insultés. La Bretonnière fut enlevé en Hollande, par - l'entremise d'un juif hollandais, et livré à la merci de Louvois, - qui le fit transporter secrètement en France, au mont Saint-Michel, - et enfermer dans une cage de fer où il mourut. _La Bastille - dévoilée_, 9e livraison, p. 76. - -La date (1681) du baptême royal que reçut le collége de Clermont -réfuterait suffisamment l'anecdote inventée par Reilh, qui donnait -trente-un ans de captivité, en 1705, à l'écolier des jésuites, si la -vraisemblance ne contredisait pas cette terrible histoire. En effet, -l'offense ayant été publique, raison était que la réparation le fût -pareillement, et dans le cas où les révérends pères se fussent contentés -d'une vengeance secrète, auraient-ils eu recours aux prisons d'état et à -la puissance de Louis XIV, qui, d'ailleurs, n'eût pas considéré comme -une injure bien grave ce distique, dans lequel sa royauté était mise -presque au niveau de la divinité de Jésus? - -Les jésuites avaient en main des moyens plus sûrs et plus formidables de -se venger, sans qu'il fût besoin d'importuner le roi pour un si mince -objet. Le collége de Louis-le-Grand renfermait des souterrains profonds, -non moins impénétrables que les prisons d'état: là, s'expiaient, dans -les ténèbres et le silence, des crimes que les lois n'eussent pas punis -et que la société de Jésus frappait d'une détention perpétuelle; ces -crimes consistaient surtout en imprudences capables de compromettre la -fortune et la dignité de l'ordre. Les coupables avaient, d'ordinaire, -fait partie de cette société, qui s'arrogeait le droit de retrancher -elle-même ses membres nuisibles. - -Quand les jésuites furent chassés de France, leurs colléges fouillés et -leurs turpitudes traînées au grand jour de l'opinion, le collége de -Louis-le-Grand offrit une preuve manifeste des violences qui -s'exerçaient impunément sous la règle de Loyola: on y trouva, raconte -Dulaure dans son _Histoire de Paris_[81], des espèces d'oubliettes, -caveaux sans portes et ouverts à la voûte pour descendre le patient avec -des cordes, comme dans les anciens _in-pace_ des couvens. Un anneau de -fer scellé dans le mur, des chaînes rongées de rouille et des ossemens -ne permettaient pas de douter de la destination de ces tombeaux, où plus -d'une victime avait succombé au désespoir, peut-être à la faim. Les -vengeances des jésuites étaient occultes, selon l'esprit de cette -société, à qui les oubliettes n'eussent pas manqué pour l'insolent -auteur du distique. - - [81] Troisième éd. in-12, t. 5, p. 440 et 441. Ce furent des écoliers - qui découvrirent ces cachots au-dessous des bâtimens de - l'infirmerie. «Armés de bâtons et de flambeaux, ils pénètrent dans - un caveau servant d'atelier au menuisier de la maison, frappent le - sol et reconnaissent qu'en un certain endroit il résonne sous leurs - coups; il remuent la terre, découvrent une trappe en bois, la lèvent - avec peine, aperçoivent un bel escalier, le descendent et se - trouvent dans une vaste salle voûtée; elle était bordée d'environ - dix caveaux, aussi voûtés, de sept à huit pieds de longueur, garnis - chacun d'un fort anneau de fer scellé dans le mur. La voûte de la - salle était soutenue au milieu par un gros pilier dont les quatre - faces présentaient autant d'anneaux de fer. A la voûte, ils virent - une ouverture étroite, fermée par une grille de fer. Par cette - ouverture, la seule qu'ils aient aperçue dans ce souterrain, on - descendait évidemment la nourriture destinée aux malheureuses - victimes.» - -Il n'y a pas cinq ans qu'un professeur du collége Charlemagne eut l'idée -de visiter avec soin les caves de cette maison-professe des jésuites, -pour y découvrir quelque trace de l'effrayante chambre des -_méditations_, toute remplie de peintures diaboliques, telle, du moins, -que Voltaire nous l'a montrée par ouï-dire; ce professeur fouilla le sol -dans un endroit qu'il avait jugé suspect; il rencontra sous sa pioche -une voûte dont il détacha plusieurs pierres, de manière à pratiquer un -passage; il planta une échelle dans le trou, et eut le courage de -descendre au fond d'un caveau sans issue, à moitié comblé. Il ramassa, -parmi les décombres, une lampe en terre cuite et un crâne humain. -D'autres fouilles semblables produisirent la découverte d'autres -cellules voûtées, que l'eau des fossés de la Bastille avait envahies. - -C'est dans ces cachots-là qu'on doit rechercher les vestiges de la -punition du pauvre écolier, et non dans les archives d'une prison -d'état. A quoi eût servi un masque sur la figure d'un enfant de treize -ans, qui ne pouvait être reconnu que par ses parens et ses régens de -classe? - -Eh bien! on ne manquera pas sans doute, tôt ou tard, de nous représenter -cet écolier comme le véritable homme au masque, sans égard pour les -dates et pour la vraisemblance. Mais on aura de la peine à faire un -secret d'état, d'une affaire de collége, et l'on n'expliquera pas -pourquoi Louis XVIII disait, en causant du _Masque de Fer_: «Je sais le -mot de cette énigme, comme mes successeurs le sauront; c'est l'honneur -de notre aïeul Louis XIV que nous avons à garder[82].» - - [82] Plusieurs personnes dignes de foi nous ont attesté cette réponse - que Louis XVIII eut peut-être la malice de faire pour tenir en - haleine la curiosité des courtisans: le secret du _Masque de Fer_ - lui semblait sans doute une condition aussi nécessaire que le sacre - de Reims pour sa royauté. - -Pour établir maintenant d'une manière satisfaisante que le _Masque de -Fer_ et Fouquet ne sont qu'une seule et même personne avec deux noms -différens et à des époques différentes, il suffira de prouver, - -1º Que les précautions apportées dans la garde de Fouquet à Pignerol -ressemblent en tout point à celles qu'on déploya plus tard pour l'homme -au masque à la Bastille, comme aux îles Sainte-Marguerite; - -2º Que la plupart des traditions relatives au prisonnier masqué -paraissent devoir se rattacher à Fouquet; - -3º Que l'apparition du _Masque de Fer_ a suivi presque immédiatement la -prétendue mort de Fouquet en 1680; - -4º Que cette mort de Fouquet, en 1680, est loin d'être certaine; - -5º Que des raisons politiques et particulières ont pu déterminer Louis -XIV à le faire passer pour mort, plutôt que de s'en défaire par un -empoisonnement ou d'une autre façon; - -6º Enfin, que l'époque de la mort de Fouquet en 1680 étant reconnue -fausse, les faits et les dates, les inductions et les probabilités -viennent à l'appui de mon système, qui serait incontestable, si -l'authenticité de la carte trouvée à la Bastille en 1789 pouvait être -justifiée par la production de cette pièce que je n'ai pas invoquée -cependant comme une preuve, en mentionnant sa découverte. - - -I. - -Dès que la _chambre de justice_, par son arrêt du 20 décembre 1664, eut -déclaré Fouquet _atteint et convaincu d'abus et malversations par lui -commises au fait des finances dans les fonctions de surintendant_, et -l'eut _banni à perpétuité hors du royaume_ en confisquant tous ses -biens, le roi _jugea qu'il pouvait y avoir grand péril à laisser sortir -ledit Fouquet hors du royaume, vu la connaissance particulière qu'il -avait des affaires les plus importantes de l'État_. En conséquence, la -peine de bannissement perpétuel fut _commuée_ en celle de la prison -perpétuelle, et trois jours après l'arrêt rendu, Fouquet monta en -carrosse _avec quatre hommes_, et partit escorté de cent mousquetaires, -sous la conduite de M. d'Artagnan, pour être mené au château de -Pignerol, où Saint-Mars devait le garder prisonnier. - -On retint à la Bastille le médecin et le valet de chambre de Fouquet -(Pecquet et Lavallée), _de peur qu'étant en liberté ils ne donnassent -avis de sa part à ses parens et à ses amis pour sa délivrance_[83]. Mme -de Sévigné écrivit à M. de Pomponne, le 22 décembre: «Si vous saviez -comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux -hommes: c'est une chose inconcevable; on en tire même des conséquences -fâcheuses, dont Dieu le préserve; voilà une grande rigueur. _Tantæne -animis coelestibus iræ!_ Mais non, ce n'est point de si haut que cela -vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient partir d'un -coeur comme celui de notre maître. On se sert de son nom et on le -profane!» Ce fut pourtant le roi qui signa l'_Instruction_[84], datée du -24 décembre, et remise à M. de Saint-Mars, laquelle n'eût pas été plus -sévère pour le _Masque de Fer_. - - [83] _Recueil des Défenses de M. Fouquet_, 15 vol., 1665-1668, t. 13, - p. 235: _Relation de ce qui s'est passé dans la chambre de justice - au jugement de M. Fouquet_. Il y a une autre édition en 16 vol., - 1696, sous ce titre: _OEuvres de M. Fouquet_. - - [84] Cette pièce a été imprimée en partie, pour la première fois, dans - le t. 6 des _OEuvres de Louis XIV_, p. 371. Elle y est précédée d'un - _Avis de l'éditeur_, rempli d'aperçus neufs et piquans sur les - causes du procès de Fouquet. M. Delort, dans le premier volume de - l'_Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres_, - p. 24 et suiv., réimprima en entier cette instruction dont - l'original existe aux Archives du Royaume. - -Cette Instruction défend «que Fouquet ait communication avec qui que ce -soit, de vive voix ni par écrit, et qu'il soit visité de personne, _ni -qu'il sorte de son appartement_ pour quelque cause ou sous quelque -prétexte que ce puisse être, pas même pour se promener;» elle refuse des -plumes, de l'encre et du papier à Fouquet, mais elle permet que -Saint-Mars «lui fasse fournir des livres, s'il en désire, observant -néanmoins de ne lui en donner qu'un à la fois, et de prendre -soigneusement garde, en retirant ceux qu'il aura eus en sa disposition, -_s'il n'y a rien d'écrit ou de marqué dedans_;» elle charge Saint-Mars -d'acheter les habits et le _linge_ dont Fouquet aura besoin, et de lui -choisir un valet qui _sera pareillement privé de toute communication, et -n'aura non plus de liberté de sortir que ledit Fouquet_; elle assigne un -fonds de six mille livres par an pour la _subsistance_ de Fouquet et de -son valet; elle autorise Saint-Mars à lui faire tenir un confesseur -lorsqu'il _voudra_ se confesser, «en observant néanmoins de n'avertir -ledit confesseur qu'un moment avant qu'il doive entendre ledit Fouquet, -et de ne lui pas donner toujours la même personne pour le confesser;» -elle recommande enfin à Saint-Mars de _tenir Sa Majesté avertie de temps -en temps de ce que fera_ le prisonnier. - -Dès que Fouquet fut arrivé à Pignerol le 10 janvier 1665 et enfermé dans -le donjon, sous la garde de Saint-Mars, capitaine d'une compagnie -franche d'infanterie composée de cinquante hommes, avec le titre de -_commandant_ de ce donjon en l'absence du gouverneur, le marquis de -Piennes, les inquiétudes du roi et les précautions de surveillance -s'accrurent successivement: Louvois, qui reçut la prison de Fouquet dans -ses attributions de secrétaire d'état de la guerre, enjoignit à -Saint-Mars d'envoyer des nouvelles _toutes les semaines, quand bien même -il n'aurait rien à mander_[85]. - - [85] Lettre du 29 janvier 1665, dans le 1er vol. de l'_Histoire de la - détention des Philosophes_, ainsi que les lettres dont j'ai extrait - les phrases suivantes: on les trouvera sous leur date, sans qu'il - soit nécessaire de renvoyer sans cesse à l'ouvrage ci-dessus. - -La défiance de Louvois se porte sur tout, dans ses lettres à Saint-Mars: - -«C'est à vous à veiller à ce que ceux qui approchent M. Fouquet ne se -laissent pas corrompre, et que, quand même quelqu'un aurait assez de -bassesse pour cela, il ne pût exécuter son mauvais dessein: il est -nécessaire que vous empêchiez qu'il n'ait ni plume ni encre.» (10 -février 1665.) - -«Le confesseur, que vous avez choisi pour lui, a des talens qui ne -doivent pas donner beaucoup de sujet de craindre qu'il lie quelque -négociation contraire au service de Sa Majesté. Vous ne sauriez manquer -de faire observer la conduite de cet ecclésiastique, pour reconnaître si -les apparences ne sont point trompeuses.» (20 février.) - -«Il n'y a point de difficulté à donner en même temps deux livres à M. -Fouquet: ce que vous avez à faire observer est que ceux de qui vous les -prendrez ne sachent point que ce soit pour lui, et que vous les visitiez -ou fassiez visiter avant que de les lui donner.» (3 mars.) - -«On est bien aise ici de voir que l'ecclésiastique que vous avez choisi -(pour confesseur) soit de l'humeur que vous marquez. Vous ne sauriez -mieux faire que de l'entretenir dans les sentimens où il est, et de lui -promettre que Sa Majesté reconnaîtra ses services; et certainement, -après les précautions que vous prenez, il semble que ce soit le seul -homme qui puisse lui donner des nouvelles, s'il était assez infidèle -pour le faire. Après ce que cet ecclésiastique vous a dit, vous avez eu -raison de croire que M. Fouquet désire se confesser, plus pour apprendre -des nouvelles que toute autre chose, et Sa Majesté souhaite que vous ne -lui donniez cette permission que toutes les quatre bonnes fêtes de -l'année et le jour de la Notre-Dame d'août... Il vaut mieux acheter -qu'emprunter des livres pour lui... Lorsqu'il vous demande des lunettes -d'approche, il a vraisemblablement dessein de s'en servir à quelque -chose qui est contre le service de Sa Majesté: aussi ne veut-elle pas -que vous lui en fournissiez. (24 avril; à cette époque la compagnie de -Saint-Mars fut augmentée de dix soldats et d'un sergent.) - -«Sa Majesté approuve que vous ayez refusé de lui donner un crayon.» (26 -octobre.) - -«Vous ne sauriez apporter trop de précautions pour empêcher que M. -Fouquet n'écrive ou ne reçoive des lettres, et le roi approuvera -toujours toutes celles que la raison voudra que vous pratiquiez pour -vous empêcher d'être trompé.» (13 novembre.) - -«Le roi approuve les diligences que vous faites pour ôter à M. Fouquet -toutes sortes de moyens d'écrire, ni de recevoir des lettres, et -trouvera bon toutes les précautions que vous croirez devoir prendre à -l'avenir.» (12 décembre.) - -«Vous devez faire savoir ici les moindres choses qui se passent au sujet -de M. Fouquet, et lorsque vous croirez à propos de donner avis par -avance de quelques précautions que vous voudrez prendre pour la garde de -sa personne, vous le pouvez faire en toute liberté.» (26 janvier 1666.) - -«Les gens qui sont dans la condition où il se trouve tentent toutes -sortes de voies pour parvenir à leur fin, et les gens qui sont chargés -de leur garde doivent prendre toutes sortes de précautions contre eux -pour s'empêcher d'être trompés.» (3 mars.) - -«Sa Majesté sera bien aise que de temps en temps vous mandiez ici de -quelle manière vit le prisonnier; s'il supporte sa détention avec -tranquillité ou avec inquiétude; ce qu'il dit et ce qui se passe dans sa -garde.» (11 avril.) - -«Si la maladie de M. Fouquet continuait, il serait juste de le faire -assister de médecins et de chirurgiens du pays, mais bien assurément le -médecin Pecquet ne lui rendra jamais ses services, soit dans sa -profession, soit dans le métier d'un simple valet.» (4 juin.) - -«Comme on pourrait, pour procurer à M. Fouquet sa liberté ou quelque -soulagement, vous exposer des dépêches du roi ou des lettres de M. -Letellier ou de moi, contrefaites, je vous prie de n'en exécuter aucune -signée de lui ou de moi, qui ne soit écrite de sa main ou de la mienne, -que vous pourrez confronter contre ces sept lignes qui en sont.» (4 -juin.) - -«Si M. Fouquet continue à vous demander des livres italiens, vous -pourrez lui en faire venir de Paris ou de Lyon.» (18 juin.) - -«Vous avez raison de dire qu'il est mal aisé de vous précautionner -contre le prêtre qui confesse M. Fouquet, puisqu'étant seuls par -nécessité, ils peuvent s'entretenir ensemble des choses qui ne regardent -point la confession; mais, puisque le confesseur est homme de bien ou -que vous le croyez tel, vous devez avoir en quelque façon l'esprit en -repos. A votre imitation, je me défie de tout.» (30 juin.) - -«Il est inutile que je vous explique toutes les précautions que Sa -Majesté prend pour la sûreté du prisonnier durant sa marche (Fouquet -avait été transféré de Pignerol au fort de Pérouse pendant les -réparations du dégât fait par la foudre dans sa prison), et pour sa -garde durant sa détention.» (17 juillet.) - -«Si après la guérison du valet de M. Fouquet, il ne veut plus continuer -ses services au prisonnier, la prudence veut que vous le reteniez dans -le donjon trois ou quatre mois, afin que, s'il avait agi contre son -devoir, le temps fasse rompre les mesures prises avec M. Fouquet.» (23 -septembre.) - -«Comme vous me marquez que M. Fouquet profite de ses vieux habits pour -se concilier le valet qui est auprès de lui, le roi désire qu'à mesure -que vous lui en fournissez de nouveaux, vous donniez ceux qu'il quitte -aux pauvres.» (23 octobre.) - -«Le roi estime que l'on ne peut mieux faire que d'enfermer avec M. -Fouquet deux valets _qui ne sortiront que par la mort_. Les avantages -que vous tirerez de ces deux valets ainsi renfermés, sont qu'ils -pourront se veiller l'un l'autre et que vous connaîtrez, en les -questionnant ou par les rapports qu'ils vous feront, s'ils vous disent -vrai.» (14 février 1667.) - -«Votre lettre du 29 du mois passé m'apprend la continuation et l'état de -la maladie de M. Fouquet. Je vous prie de continuer à m'en informer par -tous les ordinaires. En faisant ce qui peut lui être utile, vous ne -devez pas négliger la moindre des choses qui peuvent aller contre la -sûreté de la garde de sa personne.» (9 octobre 1668.) - -«Vous avez bien fait de ne pas donner aux Récollets la pistole que le -valet de M. Fouquet vous a prié de leur délivrer par charité, puisque -vous appréhendez qu'il n'y ait à cela quelque mystère.» (26 mars 1669.) - -«Il faut vous consoler du chagrin que M. Fouquet peut avoir contre vous -des nouvelles précautions que vous avez prises pour la sûreté de sa -garde.» (22 avril 1669.) - -«Vous avez découvert que vos soldats avaient commerce avec M. Fouquet: -il faut qu'il y ait encore quelque chose de plus que ce que vous me -mandez qu'ils vous ont avoué; car il n'aurait pas fait donner six -pistoles à un soldat qu'il nommait par son nom, s'il ne lui eût -auparavant rendu quelque service. Le roi ne fera aucune difficulté de -vous permettre de faire justice de vos soldats en assemblant vos -officiers et sergens; et s'il n'y a point de preuves assez sûres pour -punir un crime de cette qualité à l'égard du valet, vous ne pouvez que -le bien maltraiter et l'enfermer pour long-temps. Cependant vous ferez -fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que pareille -chose ne lui puisse plus arriver, et veiller toujours si exactement, -qu'il ne puisse rien voir sans que vous le découvriez.» (7 décembre.) - -«Il faut faire une grille, vis-à-vis de chacune des fenêtres de _votre_ -prisonnier, qui soit en demi-cercle en saillie hors du mur extérieur de -deux ou trois pieds, et entourer chacune desdites grilles d'une claie -fort serrée, et assez haute pour empêcher qu'il ne puisse voir autre -chose que le ciel; et quand il sera nuit, que vous fassiez descendre des -nattes dessus ses fenêtres, que vous relèverez à la pointe du jour: -ainsi l'on ne pourra plus lui faire signe, ni lui en faire faire à qui -que ce soit, et il ne pourra plus rien jeter ni recevoir.» (17 -décembre.) - -«Il faut observer que si vous donnez à M. Fouquet des valets que l'on -vous amènera d'ici, il pourra bien arriver qu'ils seront gagnés par -avance, et qu'ainsi ils seraient pis que ceux que vous en ôteriez -présentement.» (1er janvier 1670.) - -«Les précautions que vous avez résolu de prendre pour empêcher que M. -Fouquet ne donne de ses nouvelles à personne, ni n'en reçoive de qui que -ce soit, sont bonnes.» (16 janvier 1670.) - -«La punition que vous avez fait faire des cinq soldats qui vous avaient -trahi ne saurait produire qu'un très-bon effet.» (26 janvier.) - -«J'ai reçu le plan des jalousies que vous faites faire pour les fenêtres -de M. Fouquet; ce n'est pas comme cela que j'ai entendu qu'elles doivent -être, mais bien des claies ordinaires qu'il faut mettre autour des -grilles, en saillie et en hauteur nécessaire pour empêcher qu'il ne voie -les terres des environs de son logement.» (28 janvier.) - -«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et le dehors du lieu où -M. Fouquet est enfermé, et de le mettre en état que le prisonnier ne -puisse voir ni être vu de personne.» (26 mars.) - -«Votre lettre du 5 de ce mois me fait connaître que M. Fouquet -désirerait lire la Bible. Vous pouvez lui en acheter une et même les -livres pour l'usage de son valet, ne doutant pas que, avant de les leur -délivrer, vous ne vous précautionniez.» (14 juillet.) - -«Vous jugerez facilement par la grandeur du mémoire du sieur Pecquet, -pour la composition de l'emplâtre que M. Fouquet demande, qu'il n'a pu -le faire dans mon cabinet, en ma présence, et qu'il l'a dressé chez lui; -cette raison m'oblige de vous dire qu'aussitôt que vous l'aurez reçu, -vous en fassiez une copie bien exacte, et en montriez l'original à M. -Fouquet, et que vous en collationniez avec lui la copie, laquelle vous -lui laisserez, et brûlerez ensuite l'original; par ce moyen, ledit sieur -Fouquet, l'ayant vu, n'aura aucun doute; et vous, l'ayant brûlé, n'en -aurez aucune inquiétude.» (13 décembre.) - -«Sa Majesté, que l'on pourrait voir, a empêché que M. de Lauzun -(nouvellement arrivé à Pignerol) ne puisse parler à M. Fouquet par la -même cheminée.» (20 décembre 1671.) - -A la fin de l'année 1672, la prison de Fouquet commença de s'adoucir; on -lui rendit une lettre de sa femme avec permission d'y répondre _en -présence_ de Saint-Mars; dès lors, d'autres lettres de Mme Fouquet lui -parvinrent de même par l'entremise de Louvois, qui faisait examiner et -visiter ces lettres soumises à des analyses chimiques pour qu'on n'y pût -cacher quelque écriture faite avec une encre invisible. - -Fouquet obtint successivement d'écrire au roi et à Louvois; d'être -instruit des principaux événemens politiques; de recevoir par écrit les -consultations de son médecin Pecquet et de plusieurs praticiens de -Paris; de _prendre l'air, de deux jours l'un_, pendant deux heures -chaque jour, sous la menace de _retourner dans sa chambre pour -toujours_, s'il essayait de lier des intelligences avec quelqu'un; de -communiquer avec le comte de Lauzun, prisonnier d'état comme lui à -Pignerol; de lire le _Mercure galant_; d'adresser des mémoires cachetés -au roi; de _jouer et converser_ avec les officiers de Saint-Mars à _tous -les jeux honnêtes_ qu'il pouvait désirer; de se promener _dans l'étendue -de la citadelle_, accompagné de quelques soldats; de dîner avec Mme de -Saint-Mars, _quand même il y aurait des étrangers_; de passer _des -matinées et des après-dîners_, enfermé dans son appartement, en -compagnie des officiers de la garnison du château; enfin, d'embrasser sa -femme, ses frères et ses enfans[86]. - - [86] Tous ces faits résultent de la correspondance secrète de Louvois, - publiée par M. Delort, et notamment d'une lettre du 1er novembre - 1677 et d'un mémoire du 18 janvier 1679. - -Mais nonobstant ces adoucissemens progressifs dans la captivité de -Fouquet, la surveillance de Saint-Mars était aussi active et aussi -minutieuse. - -Fouquet ayant demandé la permission d'écrire _une pensée_ qu'il avait, -laquelle, disait-il, serait _fort utile au service du roi_, Saint-Mars -lui donna six feuilles de papier, après avoir _tiré de lui parole de les -rendre écrites ou blanches_ au bout de quatre jours, pour les cacheter -et les adresser au roi. (30 janvier 1673.) - -Fouquet ayant désiré savoir _des nouvelles_, Saint-Mars fut autorisé à -lui en dire du progrès des armes du roi, sans que _cela s'étendît à -autre chose, sous quelque prétexte que ce fût_. (2 juillet 1673.) - -Fouquet ayant voulu avoir du thé, on le lui envoya de Paris, mais -Saint-Mars eut soin d'enlever la boîte, après l'avoir vidée devant lui, -ainsi que le papier et le plomb qui enveloppaient le thé. (Novembre -1677.) - -Louvois écrit à Saint-Mars: «Vous ne devez point donner d'autres lettres -à M. Fouquet que celles que je vous adresse dans mes paquets avec une de -moi.» (13 mars 1679.) «Il est à propos que M. d'Herleville (gouverneur -de la ville de Pignerol) et sa femme ne rendent visite à M. Fouquet que -trois ou quatre fois l'année; à l'égard du père jésuite qui vous est -suspect, ne souffrez point qu'il entre dans le donjon.» (23 octobre.) -«Vous répondez toujours à Sa Majesté de la sûreté de la personne de M. -Fouquet.» (18 décembre.) «Je crois devoir vous répéter que les ordres de -Sa Majesté restreignent les visites qui peuvent être rendues à votre -prisonnier, aux officiers et habitans de la ville et de la citadelle.» -(25 décembre.) - -On voit évidemment dans la correspondance de Louvois qu'en 1679 on -accordait un peu plus de liberté à Fouquet, mais qu'on n'épargnait rien -pour l'empêcher de parler sur certains sujets que le roi avait fort à -coeur: l'épée de Damoclès était sans cesse au-dessus de sa tête! - - -II. - -L'anecdote de l'assiette d'argent, que Voltaire emprunta aux _Mémoires -de Perse_, est rapportée d'une autre manière par le père Papon, dans le -_Voyage en Provence_. Ici, ce n'est plus un pêcheur ni un esclave, mais -un frater; ce n'est plus une assiette, mais une chemise très-fine, sur -laquelle le prisonnier aurait écrit _d'un bout à l'autre_. - -L'origine de cette anecdote n'existe-t-elle pas dans ces passages de -deux lettres de Louvois à Saint-Mars? «Votre lettre m'a été rendue avec -le nouveau mouchoir sur lequel il y a de l'écriture de M. Fouquet.» (18 -décembre 1665.) «Vous pouvez lui déclarer que s'il emploie encore son -linge de table à faire du papier, il ne doit pas être surpris si vous ne -lui en donnez plus. Il me semble qu'il n'est pas fort difficile de -s'apercevoir s'il en consomme à cet usage, puisqu'il n'y a qu'à le -donner par compte à ses valets et les obliger à le rendre par compte -aussi, et quand il en manquera, ce sera une marque infaillible qu'il -s'en sera servi.» (21 novembre 1667.) - -Fouquet, qui écrivait sur son linge, pouvait bien imaginer d'écrire sur -sa vaisselle. Ce fut peut-être dans cette intention qu'il demanda et -obtint de faire faire des assiettes et une salière, avec deux flambeaux -d'argent qui avaient été brisés dans l'explosion de la poudrière. (7 -août 1665.) - -Le père Papon apprit d'un vieil officier de l'île de Sainte-Marguerite, -qu'une femme du village de Mongins vint se présenter à Saint-Mars pour -être admise en qualité de servante auprès du prisonnier inconnu, mais -qu'elle refusa de se condamner à une captivité lucrative, lorsqu'on lui -eut annoncé que cette captivité serait perpétuelle. - -N'est-ce pas là cette mesure prise à l'égard des valets de Fouquet, -lesquels ne devaient sortir de sa prison que _par la mort_? Peut-être la -femme que Saint-Mars voulait prendre à gages n'est-elle autre que la -blanchisseuse qu'on logea dans le donjon pour laver le linge de Fouquet -qui mettait de l'écriture _partout_, même sur ses rubans et la doublure -de son pourpoint, tellement qu'on fut obligé de l'habiller d'une couleur -sombre et de ne lui donner que des rubans noirs (lettre de Louvois du 14 -février 1667). On se souvient que, selon M. de Palteau, le prisonnier -était _toujours vêtu de brun_. - -Le père Papon ouït dire encore que le valet du prisonnier étant mort -dans la chambre de son maître, un officier de Saint-Mars alla lui-même, -la nuit, prendre le corps pour le porter au cimetière: un valet de -Fouquet, emprisonné comme lui à perpétuité, mourut aussi au mois de -février 1680 (lettre de Louvois du 12 mars de cette année-là). Les faits -qui s'étaient passés à Pignerol durent avoir un écho aux îles -Sainte-Marguerite, lorsque Saint-Mars y transféra son _ancien -prisonnier_. - -Quant aux égards que Louvois montrait pour le _Masque de Fer_, en se -découvrant devant lui, on peut penser que ce ministre, malgré son -orgueil, accordait ces marques de déférence au malheur et à la -vieillesse, s'il se rencontra jamais avec Fouquet dans un des voyages -rapides et mystérieux qu'il faisait souvent. - -«Il a quelquefois visité une partie de la France, quand le bruit de son -départ commence à être semé, dit le _Mercure galant_ du mois de mai 1680 -(un mois après la prétendue mort de Fouquet! On a des motifs de croire -que Louvois était allé à Pignerol); et comme dans son retour il devance -ordinairement les plus prompts courriers, ceux qui se plaisent à -raisonner perdent leurs mesures.» - -Le _Mercure galant_ du mois de juin laisse encore mieux pénétrer l'objet -de ce voyage qui conduisit sans doute le ministre à Pignerol: «M. de -Louvois est de retour à Fontainebleau _après avoir parcouru beaucoup de -pays_. Vous savez jusqu'où le zèle qu'il a pour le service du roi -l'emporte et avec quelle rapidité on le voit agir pour les intérêts de -l'état. _Son voyage n'a pas tant été pour le besoin qu'il avait des eaux -de Barège, que pour voir les travaux de quelques places où les grandes -lumières qu'il a sur toute chose rendaient sa présence nécessaire._» -Voilà, ce me semble, en quelle occasion Louvois se découvrit devant le -_Masque de Fer_. - -Louvois, dans ses lettres à Saint-Mars, ne s'exprime jamais qu'avec -beaucoup de politesse en parlant de Fouquet: «Vous pouvez lui dire que -j'ai fait, jusqu'à présent, tout ce qui a pu dépendre de moi pour lui -rendre service dans les choses où je l'ai pu sans blesser mon devoir, et -que je continuerai avec plaisir.» (30 janvier 1673.) «Je vous prie de -faire à M. Fouquet un remerciement de ma part sur toutes ses -honnêtetés.» (26 décembre 1677.) Voilà bien un salut par écrit. - -Les beaux habits, le linge fin, les livres, tout ce qu'on prodiguait au -prisonnier masqué pour lui rendre la vie moins pénible, n'étaient pas -non plus refusés à Fouquet: l'ameublement de sa seconde chambre à -Pignerol coûta plus de douze cents livres (lettre de Louvois, 20 février -1665); les habits et le linge que Saint-Mars lui fournit en treize mois -coûtèrent, d'une part 1042 livres, et de l'autre, 1646 livres (lettres -de Louvois, 12 décembre 1665 et 22 février 1666); Fouquet avait des -flambeaux d'argent (lettre de Louvois, 7 août 1665); on renouvela -plusieurs fois son ameublement et ses _tapis_ pendant seize ans de -prison; il avait par an deux habits neufs, l'un d'hiver et l'autre -d'été; on lui achetait la plupart des livres qu'il désirait: «Vous avez -bien fait, écrit Louvois à Saint-Mars, de lui donner les choses -nécessaires pour contribuer à son divertissement; mais vous devez -toujours prendre vos précautions pour la sûreté de sa garde.» (21 -février 1669.) - -Fouquet, dans le désoeuvrement d'une si longue captivité, était bien -capable d'imiter l'homme au masque, qui, selon le rapport de -Lagrange-Chancel, s'_amusait_ à épiler sa barbe avec des pinces d'acier; -non-seulement Fouquet apprenait le latin et la _pharmacie_ à ses -domestiques[87], composait des vers pieux à l'aide du _Dictionnaire des -rimes françaises_, imaginait des onguens et des remèdes pour différens -maux[88], mais encore il se livrait on ne sait à quelles occupations -frivoles qui faisaient dire à Louvois, le 16 juin 1666: «Cette -occupation marque bien l'oisiveté dans laquelle il se trouve -présentement. Il ne faut pas s'étonner qu'un homme qui a eu une longue -habitude du travail s'applique à de petites choses pour s'occuper[89].» - - [87] _Histoire de la détention de Fouquet, de Pellisson et de Lauzun_, - par M. Delort, en tête de l'_Histoire de la détention des - philosophes et des gens de lettres_, p. 33. - - [88] Fouquet avait appris de sa mère, auteur du célèbre _Recueil de - recettes choisies_ tant de fois réimprimé depuis l'édition originale - de 1675, une foule de recettes singulières. Louvois, ayant mal aux - yeux, lui fit demander de l'_eau de casselunette_ et un _Mémoire de - la manière dont elle se fait_ (lettres du 13 juin et 5 juillet - 1678). - - [89] Ne doit-on pas rapporter à ce passage la célèbre histoire de - l'araignée que tant de biographes ont introduite à tort dans la - captivité de Pellisson, et dont Renneville, mieux instruit des - traditions de la Bastille, a fait honneur au comte de Lauzun, trop - léger et trop insouciant néanmoins pour se créer des _occupations_ - de cette espèce? Ce serait donc Fouquet et non Lauzun, à qui nous - attribuerions cette touchante anecdote: «Sans livres, sans - occupation, n'étant visité que de son barbare surveillant, lorsqu'il - lui portait du pain, le comte (Fouquet) ne sachant à quoi s'amuser, - avait appris à une petite araignée à descendre dans sa main pour y - prendre du pain qu'il lui tendait. Un jour Saint-Mars entra dans le - moment que le comte était dans cette amusante _occupation_ avec son - araignée; il lui fit le détail de ce beau divertissement, et ce - brutal, voyant que le comte y prenait une espèce de plaisir, lui - écrasa l'araignée dans la main en lui disant que les criminels comme - lui étaient indignes du moindre divertissement.» _Inquisition - française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. 74. - -On pourrait encore appliquer à Fouquet une partie de ce que la tradition -nous fait connaître de la taille, de l'air majestueux, de la voix -intéressante et même de l'esprit _vif et orné_ du prisonnier masqué. - -Fouquet n'était pas beau de visage, il est vrai; mais l'abbé de Choisy, -dans ses _Mémoires_[90] nous le montre «savant dans le droit, et même -dans les belles-lettres; la conversation légère, les manières aisées et -nobles; répondant toujours des choses agréables.» Bussy-Rabutin ne le -juge pas autrement, et avoue à contre-coeur qu'_il avait l'esprit fin et -délicat_[91]. Ses portraits lui donnent une figure spirituelle, un -regard fier, une superbe chevelure: en un mot, sa bourse n'était pas le -seul aimant qui lui gagnât les coeurs, puisque Mme de Sévigné, qu'il -avait courtisée sans succès comme amant, l'estimait assez pour en faire -un ami. - - [90] Collection Petitot, t. 63 de la seconde série, p. 210. - - [91] _Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy_, éd. de 1696, - in-12, t. 2, p. 428. - - -III. - -Il est certain qu'avant l'année 1680, Saint-Mars ne gardait à Pignerol -que deux prisonniers importans, Fouquet et Lauzun; cependant, l'_ancien -prisonnier qu'il avait à Pignerol_, suivant les termes du journal de M. -Dujonca, dut se trouver dans cette forteresse avant la fin d'août 1681, -époque du passage de Saint-Mars au fort d'Exilles, où le roi l'envoyait -en qualité de gouverneur, pour le récompenser de son zèle dans la garde -de Fouquet. - -Ce fut donc dans l'intervalle du 23 mars 1680, date supposée de la mort -de Fouquet, au 1er septembre 1681, que le _Masque de Fer_ parut à -Pignerol, d'où Saint-Mars n'emmena que _deux_ prisonniers à Exilles[92]; -or, l'un de ces prisonniers était probablement l'homme au masque; -l'autre, qui était sans doute Matthioli, mourut avant l'année 1687, -puisque Saint-Mars, ayant eu, au mois de janvier de cette année-là, le -gouvernement des îles Sainte-Marguerite, ne conduisit qu'_un seul_ -prisonnier dans cette nouvelle prison[93]. - - [92] Louvois écrit à Saint-Mars, 12 mai 1681: «Je demande au sieur - Duchanoy d'aller visiter avec vous les bâtimens d'Exilles, et d'y - faire un mémoire des réparations absolument nécessaires pour le - logement des deux prisonniers de la tour d'en bas, qui sont, je - crois, les seuls que Sa Majesté fera transférer à Exilles.» Extrait - des Archives des Aff. étr. par M. Delort. - - [93] Saint-Mars écrit à Louvois, 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien - mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis bien vous en - répondre pour son entière sûreté.» Extrait des Archives des Aff. - étr., par Roux-Fazillac. - - -IV. - -La correspondance de Louvois avec Saint-Mars[94] fait mention, il faut -l'avouer, de la mort de Fouquet, que lui aurait annoncé une lettre de -Saint-Mars, écrite le 23 mars 1680. Les lettres de Louvois, datées des -8, 9 et 29 avril, répètent plusieurs fois: _feu M. Fouquet_, en -ordonnant de remettre le corps du défunt aux _gens_ de Mme Fouquet, et -de transférer Lauzun dans la chambre mortuaire, meublée et tapissée à -neuf; mais il est remarquable que, dans les lettres suivantes, Louvois -dise comme à l'ordinaire, _M. Fouquet_, sans faire précéder ce nom de la -qualification de _feu_ qu'il employait auparavant. - - [94] Dans l'_Histoire de la détention des philosophes_, t. 1, p. 317 - et suiv. - -Mme de Sévigné écrit à sa fille, le 3 avril 1680: «Le pauvre M. Fouquet -est mort, j'en suis touchée... Mlle de Scudéry est très-affligée de -cette mort.» Elle écrit à la même, le 5 du même mois: «Si j'étais du -conseil de la famille de M. Fouquet, je me garderais bien de faire -voyager son pauvre corps, comme on dit qu'ils vont le faire: je le -ferais enterrer là; il serait à Pignerol; et, après dix-neuf ans, ce ne -serait point de cette sorte que je voudrais le faire sortir de prison.» - -Elle écrit encore à peu près dans les mêmes termes à M. de Guitaud: «Si -la famille de ce pauvre homme me croyait, elle ne le ferait point sortir -de prison à demi; puisque son ame est allée de Pignerol dans le ciel, -j'y laisserais son corps après dix-neuf ans: il irait de là tout aussi -aisément dans la vallée de Josaphat, que d'une sépulture au milieu de -ses pères, et comme la Providence l'a conduit d'une manière -extraordinaire, son tombeau le serait aussi.» Ce passage de cette lettre -a été seul conservé, d'où l'on peut présumer que Mme de Sévigné y -donnait carrière hardiment à des soupçons sur les causes de la mort de -son ami. - -La _Gazette de France_, dans son numéro XXVIII, contient cette nouvelle, -datée de Paris, 6 avril: «On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet -y est mort d'_apoplexie_.» Enfin, d'après l'autorité de la _Gazette_, -Haudicquer de Blancourt, dans ses _Recherches historiques de l'ordre du -Saint-Esprit_, imprimées en 1695, avance que Fouquet est mort le 23 mars -1680. - -Mais les contradictions des contemporains au sujet de cette mort ne sont -pas moins extraordinaires que celles des dates; et l'absence, presque -complète, de pièces y relatives, laisse beaucoup à présumer. - -Conçoit-on, par exemple, que Louvois n'accuse réception de la lettre -d'avis de Saint-Mars que le 8 avril, tandis que la _Gazette_ du 6 -publiait cette nouvelle et que Mme de Sévigné la savait cinq jours -auparavant? Le courrier, portant les dépêches du ministre, serait donc -resté plus de quatorze jours en chemin, tandis que la poste de Pignerol -aurait fait la même route en moins de huit jours? - -D'où vient que Bussy-Rabutin et Mme de Sévigné, qui étaient tous deux à -Paris alors, et qui se voyaient sans cesse, ont donné une cause -entièrement opposée à la mort de Fouquet, leur ami commun? Est-il -possible que Bussy, dans sa lettre à Mme de M..., ait écrit, le 25 mars -(le mois, sinon le jour, est à l'abri d'une controverse à élever sur la -fidélité de l'éditeur, le père Bouhours, ami de Bussy et de Fouquet): -Vous _savez, je crois_, la mort d'apoplexie de M. Fouquet, dans le temps -qu'on lui avait permis d'aller aux eaux de Bourbon? Cette permission est -venue trop tard: la mauvaise fortune a avancé ses jours.» Une phrase -d'une autre lettre du même, datée du 6 avril, et adressée au marquis de -Trichâteau, semble faire entendre aussi que Fouquet avait obtenu sa -grâce: «La fortune a ri trop tard à notre pauvre ami; cela n'a fait -qu'augmenter son regret de quitter la vie.» - -Mais si Fouquet mourut d'_apoplexie_, comment interpréter alors le sens -de ces paroles de Mme de Sévigné: «Voilà cette vie qui a tant donné de -peine à conserver! _Il y aurait beaucoup à dire là-dessus!_ Sa maladie a -été des convulsions et des maux de coeur sans pouvoir vomir.» - -Comment, enfin, expliquer le silence du _Mercure galant_ sur la mort -d'un personnage aussi célèbre, quand on trouve dans ce journal le fidèle -relevé des décès principaux de chaque mois, quand le volume d'avril -annonce les morts de Mrs Feydeau et Gailloire, chanoines de Notre-Dame, -de M. Bourdon, docteur en Sorbonne, et d'autres individus aussi obscurs? -Était-ce une omission volontaire du journaliste de Visé qui n'osait pas -mécontenter Colbert ou les amis de Fouquet, en portant un jugement sur -la personne du défunt, en rappelant ses malheurs ou ses fautes? Était-ce -la censure occulte de Versailles qui condamnait à l'oubli la mémoire du -surintendant? - -Étrange mort que celle-ci, qui eut lieu à Pignerol le 23 mars, et qui -était sue le 25 à Paris! - -Pas un acte authentique pour constater la fin d'un homme qui avait fait -autant de bruit par sa disgrâce que par sa fortune, pour imposer silence -aux soupçons toujours prêts à chercher un crime dans une mort entourée -du mystère de la prison d'état, pour forcer l'histoire à enregistrer le -terme de cette grande et illustre captivité! Rien qu'une dépêche, -presque énigmatique, du ministre de la guerre; rien que la restitution -d'un cadavre dans un cercueil; rien que l'extrait, peut-être supposé, -d'un obituaire de couvent constatant l'inhumation un an après la mort! - -Le 9 avril, Louvois écrit de Saint-Germain à Saint-Mars: «Le roi me -commande de vous faire savoir que Sa Majesté trouve bon que vous fassiez -remettre aux gens de Mme Fouquet le corps de feu son mari, pour le faire -transporter où bon lui semblera.» Or, à cette époque, Mme Fouquet -demeurait à Pignerol dans la maison du sieur Fenouil[95], et sa fille -devait bientôt habiter le donjon au-dessus de la chambre du prisonnier, -avec laquelle un escalier intérieur, construit exprès, aurait permis de -communiquer[96]. - - [95] On apprend cette particularité de la procuration retrouvée par M. - Modeste Paroletti, et citée plus bas. - - [96] Lettre de Louvois, du 18 décembre 1679, dans le t. 1 de - l'_Histoire de la détention des philosophes_. - -Cependant ce n'est qu'un an plus tard que le corps, transporté à Paris, -fut inhumé, dit-on, le 28 mars 1681, en l'église du couvent des -Filles de la Visitation-Sainte-Marie, dans la chapelle de -Saint-François-de-Sales où François Fouquet, père du surintendant, -reposait sous les marches de l'autel depuis quarante et un ans. François -Fouquet avait une fastueuse épitaphe[97], qui énumérait ses titres, et -ses vertus, à demi effacée par les pieds du prêtre officiant; mais -Nicolas Fouquet n'eut pas même son nom gravé sur une lame de cuivre, -dans un temps où l'Académie des inscriptions et des médailles secondait -la sculpture pour immortaliser les tombeaux! Nicolas Fouquet, _qui fut -élevé à tous les degrés d'honneur de la magistrature, conseiller du -parlement, maître des requêtes, procureur-général, surintendant des -finances et ministre d'état_, dut se contenter de cette oraison funèbre -écrite dans les registres mortuaires des Visitandines, si toutefois on -peut s'en rapporter à l'extrait de ces registres mentionné dans les -_notes_ du major Chevalier, bien que la supérieure du couvent de la -Visitation ait déclaré en 1790 qu'il n'existait _aucun registre de -sépulture antérieur à l'année 1737_[98]. - - [97] Voici cette épitaphe rapportée par Piganiol de la Force, - _Descript. de Paris_, éd. de 1765, t. 5, p. 42: - - «A L'HEUREUSE MÉMOIRE - - De messire François Foucquet, chevalier, conseiller du roi ordinaire - dans tous ses conseils, fils de messire FRANÇOIS FOUCQUET, - conseiller au parlement de Paris, lequel, après avoir passé par les - charges de conseiller audit parlement et de maître des requêtes - ordinaire de son hôtel, fut nommé pour ambassadeur de Sa Majesté - vers les Suisses, et puis retenu pour être employé aux plus secrètes - et plus importantes affaires de l'état, dans le maniement desquelles - il a vécu avec tant d'intégrité et de modération, qu'il peut être - proposé pour exemple à tous ceux qui sont admis aux conseils des - princes. Sa naissance, sa vertu, sa capacité, son zèle au service du - roi, lui ont acquis un nom honorable en cette vie, d'où il passa en - une meilleure, trop tôt pour les siens et pour le public, laissant - douze enfans de dame MARIE DE MAUPEOU, sa femme, fille de messire - GILLES DE MAUPEOU, seigneur d'Ableiges, conseiller d'état, intendant - et contrôleur général des finances. Il mourut le 22 avril 1640, âgé - de 53 ans.» - - Le cercueil qui se trouve encore dans le caveau porte cette autre - épitaphe plus modeste que je transcris. - - CY GIST LE CORPS DE Mr - FRANÇOIS FOUQUET - VIVANT CHer CONSr - ORDINre DU ROY EN - SON CONSEIL D'ESTAT - LEQUEL DÉCÉDA LE XXIIe - JOUR D'AVRIL 1640 - AAGÉ DE 53 ANS. - - [98] Cette supérieure adressa la lettre suivante aux auteurs de la - _Bastille dévoilée_, qui lui avaient demandé de collationner sur - l'original l'extrait mortuaire de Fouquet. - - «Monsieur, - - La déclaration du roi du 9 avril 1736 qui oblige d'avoir deux - registres de sépulture, et d'en déposer un au greffe, tous les ans, - est l'époque précise des _Actes mortuaires_ dont nous sommes en - possession; _d'après les plus exactes recherches_, nous n'en avons - trouvé _aucun_ antérieur à l'année 1737. Il se pourrait bien que - celui de M. Foucquet fût à la paroisse Saint-Paul, parce que c'est - le curé de ladite paroisse qui fait tous nos enterremens; nous - voyons _par différentes notes_ que ledit sieur est mort à Pignerol, - au mois de mars 1680; qu'il a été inhumé dans notre église - extérieure le 28 mars 1681, dans la cave où M. son père avait été - enterré quarante ans auparavant; _son_ épitaphe est dans la chapelle - de Saint-François de Sales, au-dessus de ladite cave. La messe dont - il a été parlé a été fondée par M. son père, en 1640. - - J'ai l'honneur d'être, etc. Soeur Anne-Madeleine Chalmette.» - - Cette lettre, imprimée dans la 9e livraison de la _Bastille - dévoilée_ pour prouver que Fouquet ne fut pas l'homme au masque, - prouve surtout que les registres cités par Chevalier n'ont jamais - existé, ou bien ont été enlevés à l'époque (vers 1770) où l'on fit à - Pignerol et à la Bastille des perquisitions secrètes, afin - d'anéantir les traces de la captivité du surintendant. - - Quant à _son_ épitaphe qui, selon cette lettre, _était_ dans la - chapelle de Saint-François de Sales, on est autorisé à croire que la - supérieure a été trompée par une des épitaphes de la famille - Fouquet, dans lesquelles le nom du surintendant se trouvait - plusieurs fois répété avec l'énumération de tous ses titres et - dignités. - - Un historien moderne (Dufey, de l'Yonne) a bien fait la même - confusion en disant dans le _Mémorial parisien_: «Sous les marches - de la chapelle à gauche, a été inhumé Nicolas Fouquet,» M. Dufey - avait mal lu Piganiol qui dit: «Dans une chapelle qui est à gauche - en entrant et sous les marches, a été inhumé François Fouquet.» - L'épitaphe de Nicolas Fouquet n'a jamais existé: elle n'est relatée - nulle part dans les _Épitaphiers_ manuscrits de la ville de Paris, - pas même dans le grand recueil en 9 vol. in-fol, avec les armoiries - coloriées, lequel fait partie du Cabinet des Chartes et Titres formé - par M. Champollion-Figeac, à la Bibliothèque du roi. - - Au reste, cette lettre est fort amphibologique, et les _différentes - notes_ sur lesquelles la supérieure appuie ses indications méritent - peu de confiance à cause de leur analogie avec les _notes_ du major - Chevalier. - -Quoi! dans cette chapelle dotée par François Fouquet, ornée par Nicolas -Fouquet, remplie des épitaphes de la famille Fouquet, le prisonnier de -Pignerol fut enterré obscurément, sans une pierre tumulaire, sans une -inscription, sans un obit! quoi! ses deux frères qui lui survécurent, -Louis, évêque d'Agde, et Gilles, premier écuyer de la grande écurie; ses -enfans, Louis-Nicolas comte de Vaux, Charles Armand, prêtre de -l'oratoire, Louis, marquis de Belle-Isle, chevalier de Saint-Jean de -Jérusalem; ses filles et ses gendres, Armand de Béthune, duc de Charost, -et Emmanuel de Crussol, marquis de Montgalez; sa femme; sa mère qui -vivait encore et qui passait pour une sainte toute chargée d'oeuvres -pies et charitables; ses amis, encore nombreux et puissans, qui le -pleuraient comme une victime innocente immolée à l'ambition de Colbert -et à la jalousie de Louis XIV, ne vengèrent pas du moins sa mémoire en -publiant sur sa tombe l'histoire de ses infortunes et le triomphe de sa -fin chrétienne! - -Est-ce que dans ce temps-là les inscriptions funéraires avaient besoin, -comme un livre, d'une _approbation du roi_? Les filles de la Visitation -craignirent-elles de se mettre mal en cour, si elles souffraient dans -leur église l'éloge public de leur bienfaiteur défunt, proscrit même -après sa mort? Les Visitandines étaient pourtant quelquefois -très-expansives dans leur gratitude, lorsqu'elles ajoutaient, par -exemple, à l'épitaphe de frère Noël Brulart de Sillery, que ce fondateur -de leur église avait voulu, _pour comble de tout_, y être enterré. -L'épitaphe de Fouquet disparut-elle sous le marteau, par un ordre émané -de Versailles? Défense fut-elle faite d'offrir aux yeux des personnes -dévotes le moindre signe extérieur qui rappelât le terrible martyre de -ce pauvre homme, et sollicitât pour lui des indulgences dans l'autre -vie? ou plutôt, la famille de Fouquet, suspectant l'identité du corps -qu'on lui remettait, et n'osant approfondir le mystère d'une -substitution de cadavre, préféra-t-elle garder le silence et ne pas se -faire complice de cette odieuse fraude inventée par la haine ou par la -politique? - -La plupart des historiens des monumens de Paris[99] ont répété que -Fouquet avait été enterré dans le même caveau que son père, mais pas un -n'y est descendu pour découvrir la place occupée autrefois par un -cercueil, vide peut-être, ou du moins ne contenant que des ossemens qui -n'avaient jamais appartenu au prisonnier de Pignerol. - - [99] Voyez Dulaure, Germain Brice, Piganiol de la Force, Hurtaut, - Thiéry, Auguste Poullain de Saint-Foix, etc.; mais les histoires de - Paris, publiées à la fin du dix-septième siècle, telles que la - première édition de G. Brice, (1684), _Paris ancien et nouveau_, par - Lemaire (1685) ne parlent pas de cette sépulture. - -Quant à nous, qui avions soulevé tant de preuves morales contre la -prétendue inhumation de Fouquet dans l'église des filles de -Sainte-Marie, nous pensions que la vérité ne serait plus reconnaissable -aujourd'hui sur un squelette, sur une tête de mort; nous ne songions pas -à desceller ce cercueil de plomb pour y remuer une poussière muette. Eh -bien! un fait est venu par hasard justifier, surpasser nos inductions: -Fouquet n'a pas été inhumé à la Visitation, comme on l'a cru; son -cercueil n'a même jamais été transféré de Pignerol à Paris; les -registres du couvent ou les gens qui invoquaient leur témoignage ont -menti! - -La _cave_ de la chapelle de Saint-François-de-Sales n'avait pas été -ouverte depuis l'année 1786 où l'on y enterra la dernière des Sillery, -Adélaïde-Félicité Brulart; le couvent supprimé en 1790, les bâtimens -vendus depuis et l'église concédée au culte protestant en 1802, on -respecta cependant les tombes et on n'alla pas chercher du plomb pour -fondre des balles, dans le caveau des bienfaiteurs du monastère. Il y a -cinq mois environ que la cathédrale de Bourges réclama le corps d'un de -ses archevêques, le _bienheureux_ André Fremiot, qui avait été inhumé -chez les filles de Sainte-Marie, fondées par sa soeur, la célèbre Mme de -Chantal, au commencement du 17e siècle: on fit de longues recherches -avant de découvrir les restes du prélat catholique oubliés sous la -sauve-garde de la _Confession de Genève_; ce fut dans la sépulture de -Fouquet qu'on trouva le cercueil de l'_illustrissime et révérendissime -père en Dieu, patriarche, archevêque de Bourges, primat des Aquitaines_; -tous les cercueils que contenait le caveau furent examinés par une -commission de la ville, toutes les épitaphes furent relevées avec soin: -celle de Nicolas Fouquet manque! - -Son père François, ses frères Yves, seigneur de Mézières, conseiller du -parlement, et Basile, commandeur des ordres du roi, abbé de Barbeaux et -de Rigni, sa première femme Louise Fouché dame de Quehillac, deux de ses -enfans décédés en bas âge, son fils aîné Louis-Nicolas comte de Vaux, -sont les seuls habitans de ce caveau où retentit, comme un écho -plaintif, le nom de _très-haut et très-puissant seigneur messire Nicolas -Fouquet, chevalier, vicomte de Vaux et de Melun, ministre d'état et -surintendant-général du roi_; nom fameux par les malheurs plutôt que par -la fortune qu'il rappelle, nom imposant surtout dans l'épitaphe de deux -héritiers de cette haute prospérité frappés au berceau, avant que le -_très-haut et très-puissant seigneur_ fût devenu un grand criminel -d'état devant la chambre de justice de 1661! - -Cette censure royale, qui refusait une épitaphe à la victime de -Pignerol, mit un bâillon sur la bouche de l'histoire pour l'empêcher de -faire entendre le jugement de la postérité. Voyez: Fouquet mort, ou -passant pour tel, comme on a peur qu'une voix indiscrète ne s'élève de -sa tombe ou de sa prison! comme on a soin d'imposer silence aux regrets -de ses amis! comme on s'efforce d'effacer jusqu'au souvenir de -l'illustre captif! Pellisson, qui achevait en ce temps-là son _Histoire -de Louis XIV_, s'excusa de ne pas s'arrêter sur la disgrâce du -surintendant, qu'il avait partagée, et ne donna aucun détail concernant -une affaire qu'il devait connaître à fond; M. de Riencourt, dans son -_Histoire de la monarchie française sous le règne de Louis-le-Grand_, -imprimée en 1688, ne mentionna pas même la condamnation de Fouquet, sans -doute pour éviter de le plaindre, car il ne manifestait que des doutes -au sujet de la culpabilité de ce ministre. - -La généreuse Mme Fouquet (Marie-Madelaine de Castille-Villemareuil, -morte en 1716, âgée de quatre-vingt-trois ans) qui, depuis dix-huit ans, -assiégeait le roi de placets[100] et de sollicitations, invoqua en 1680 -une promesse que Louis XIV lui avait faite pour se dérober sans doute à -ses importunités, et voulut rendre cette promesse plus solennelle par la -publicité; mais la _Harangue de Mme Fouquet au roi_ ne put être imprimée -qu'à l'étranger, à Utrecht, chez Jean Ribius, et les exemplaires de ce -petit livre in-16, intitulé _Formulaire des inscriptions et -soubscriptions des lettres dont le roi de France est traité par tous les -potentats de l'Europe, et dont il les traite réciproquement_, eurent -beaucoup de peine à s'introduire en France, quoique le sujet adulateur -de l'ouvrage eût été imaginé sans doute pour servir de recommandation à -la harangue. - - [100] On en trouve un, présenté au roi _le jour de sa fête_, dans le - premier volume des _Mémoires historiques et authentiques sur la - Bastille_, p. 62. - -«Votre Majesté, disait Mme Fouquet dans cette requête, a bien voulu me -faire l'honneur de me dire _qu'elle était fâchée d'être obligée de faire -ce qu'elle a fait_.» Mme Fouquet, tout en implorant la clémence royale, -avait la hardiesse de rappeler les iniquités du procès de son mari, -particulièrement les papiers de l'accusé _pris contre toutes les formes -ordinaires, et beaucoup même soustraits_; elle ne demandait point une -_absolution glorieuse_, mais une _abolition_, l'exil au lieu de -l'emprisonnement perpétuel... Le roi répondit sans doute en ordonnant de -lui annoncer la mort du prisonnier! - -Les ouvrages de dévotion que Fouquet avait rédigés à Pignerol, et que -son fils enleva contre l'intention de Louis XIV[101], n'eurent pas le -droit de paraître avec le nom de l'auteur. Le père Boutauld, -jésuite[102], qui publia le premier volume des _Conseils de la Sagesse, -ou Recueil des maximes de Salomon_, après avoir obtenu un privilége daté -du 13 février 1677, pour Sébastien Mabre-Cramoisi, imprimeur du roi, et -directeur de l'imprimerie royale du Louvre, ne put obtenir qu'en juin -1683 une _permission d'imprimer la Suite des Conseils de la Sagesse_, -trouvée dans la prison de Fouquet. - - [101] Louvois écrit à Saint-Mars, 8 avril 1680: «Vous avez eu tort de - souffrir que M. de Vaux ait emporté les papiers et les vers de M. - son père, et vous deviez faire enfermer cela dans son appartement.» - T. 1 de l'_Histoire de la détention des philosophes_. - - [102] Le catalogue de la Bibliothèque du Roi le nomme _Bétaut_, mais - c'est une erreur. Le père d'Avrigny, dans les _Mémoires pour servir - à l'histoire universelle de l'Europe_, 1725, t. 3, p. 113, nie que - Fouquet eût composé cet ouvrage. «Je ne sache que les _Conseils de - la sagesse_ qu'on lui ait attribués. Ce livre eut beaucoup de vogue, - mais le P. Boutauld, jésuite, en était l'auteur. L'idée qu'on eut - qu'il était d'un surintendant prisonnier et pénitent ne gâta rien à - l'ouvrage et contribua au débit.» Mais il suffira de comparer entre - eux les différens livres publiés par le père Boutauld, depuis 1680 - (il avait alors quatre-vingts ans), pour s'assurer qu'ils partent - tous de la même main et qu'ils ont été écrits sous la même - inspiration: on y retrouve à chaque page Fouquet et le prisonnier de - Pignerol. Voyez BOUTAULD dans la dernière édition de Moréri. Les - _Conseils de la sagesse_, contrefaits en Hollande avec les - caractères d'Elzevier, chez Abraham Trojel et Abraham de Hondt à la - Haye, ont eu depuis quatre ou cinq éditions. Il y a aussi des - traductions en espagnol et en italien. - -Le premier volume avait été publié à Paris en 1677: on ne tarda pas à -reconnaître Fouquet sous le masque de Salomon, quoique le _Journal des -Savans_, nº XVII, de l'année 1677, n'osât pas soulever un coin du voile -de l'anonyme, en rendant compte de cet ouvrage qui était alors dans -toutes les mains. «Il y a long-temps, lit-on dans la préface, Théotime, -que vous me faites la grâce de me plaindre et de sentir pour moi les -peines de ma solitude... Ces tristes spectacles et le silence affreux du -désert où la fortune me retient encore n'empêchent pas que les heures -n'y passent bien vite... Vous savez que je me consolais autrefois en -livres, vous allez voir dans l'écrit que je vous envoie, que je m'occupe -maintenant à les expliquer... Salomon aimait à se trouver seul, autant -que les princes de sa cour à se trouver auprès de lui et à l'entendre -parler. L'heure où aspiraient ses désirs était lorsqu'après les travaux -du soir, las des affaires, des honneurs et des bruits du monde, il se -retirait de la vue des compagnies, et allait s'entretenir avec Dieu dans -une maison de campagne nommée _Hetta_, assez proche de la ville. -(N'est-ce pas une allusion à la maison de Saint-Mandé?) Ce fut dans ce -désert magnifique, et à la vue des beautés de Dieu, que ses -contemplations lui découvraient, qu'il conçut de si grands mépris des -beautés mortelles, et qu'après les autres plaintes qu'il fit contre la -trahison de leurs promesses et de leurs flatteries, il chanta ce fameux -cantique que les grottes et les eaux de son palais entendirent les -premières, mais que les échos ont fait depuis entendre partout, et -qu'ils feront retentir jusqu'à la fin des siècles: _Vanitas vanitatum, -cuncta vanitas!_» - -Dans le courant de cette paraphrase toujours noble et touchante, souvent -éloquente et sublime, Fouquet se rappelle sans cesse ce qu'il a été en -comparaison de ce qu'il est: le prisonnier de Pignerol s'adresse -toujours au surintendant des finances. «Peut-être que ceux qui nous -verront ce soir heureusement établis dans une puissante et haute fortune -nous trouveront le matin ensevelis sous ses ruines... Accoutumez-vous à -regarder sans étonnement et sans frayeur tout ce qui arrive; lorsque -l'affliction survient, ne vous fâchez pas contre Dieu... Salomon croyait -que la fidélité et l'amour des serviteurs ne peuvent être justement -récompensés que par l'amour de leur maître... Il se regardait comme leur -père; et un des plus beaux exploits de sa sagesse fut d'avoir fait en -sorte que personne n'entrât et ne demeurât chez lui pour le servir, qui -ne fût fidèle, et que personne n'en sortît, qui ne fût riche. Leur -fortune entrait dans le nombre de ses propres affaires... Votre grandeur -et votre gloire ne sont pas d'abaisser les autres devant vous, mais -d'être grand en vous-même et d'avoir au-dessus d'eux une élévation -indépendante de leur chute et de leur malheur... L'amitié nous plaît, -mais l'intérêt est notre maître... Ils devraient savoir que de se -déclarer l'ami de quelqu'un, c'est s'obliger de n'avoir ni argent dans -le temps de ses nécessités, ni loisir dans le temps de ses affaires, ni -sang et vie dans le temps de ses dangers... Dans les affaires de -l'amitié, aussi bien que dans celles de l'état, les moindres -indiscrétions et légèretés de langue sont des crimes irrémissibles... Si -le malheur veut que nous ayons des ennemis, croyons qu'il nous est moins -glorieux de renverser leur maison et leur fortune, que d'adoucir leur -colère, et tous ces soins que nous employons à gagner sur eux un procès, -employons-les à gagner leur coeur.» - -Dans ces deux volumes, inspirés par la lecture méditée de la Bible[103], -Fouquet se montre, suivant l'expression d'un contemporain, _revêtu de sa -seule vertu, et épuré de la plus pure lumière de la foi_[104]. Ses -ennemis durent grincer des dents en voyant ce calme évangélique et cette -patience chrétienne, ce dédain pour le _néant des grandeurs humaines_ et -ce pardon des injures: Colbert sentit peut-être un remords en quittant -avec la vie ce pouvoir qu'il avait acheté au prix de la perte de -Fouquet. - - [103] On voit par la correspondance de Louvois (_Histoire de la - détention des philosophes_) que l'on donna deux exemplaires de la - Bible à Fouquet, avec les oeuvres de Clavius et de saint - Bonaventure, mais on lui refusa les oeuvres de saint Jérôme et - celles de saint Augustin. - - [104] Manuscrits envoyés par le major Chevalier à Malesherbes. Cabinet - de M. Villenave. - -Le second ouvrage posthume de Fouquet, intitulé _Méthode pour converser -avec Dieu_, 1684, in-16, qui n'était pourtant qu'un extrait des -_Conseils de la Sagesse_, fut _supprimé_, malgré l'approbation de la -société de Jésus, comme on le voit par une note manuscrite de -l'exemplaire de la Bibliothèque du roi. - -Le père Boutauld, il est vrai, n'avait pas mis ce petit livre à couvert -par une dédicace au roi, comme il fit pour un autre ouvrage recueilli -aussi dans les papiers de Fouquet et publié sous le titre: _Le -Théologien, dans les conversations avec les sages et les grands du -monde_, Paris, 1683, in-4º. Ce _théologien_, qu'on a pris pour le père -Cotton parce que l'éditeur le fait vivre sous _Henri-le-Grand_, n'est -autre que Fouquet, _sage et maître de sa colère, sincère, magnanime, -incorruptible, fidèle à sa promesse et impénétrable en ses secrets_: «Il -fut appelé à la cour et y eut un emploi des plus honorables; le roi fit -état de sa personne et de ses conseils et se plut à ses entretiens: il -lui fit même la grâce de l'honorer de sa confiance intime et de lui -témoigner des bontés très-singulières et qui furent enfin trop -glorieuses pour n'être pas insupportables à la jalousie.» L'éditeur -annonce presque l'origine de l'ouvrage: «Quelques uns de ses amis, qui -héritèrent de ses papiers et qui furent témoins de ses pensées les plus -secrètes, conçurent le projet de mettre ses écrits en ordre; s'il se -trouve ici quelques fautes, on ne doit les attribuer qu'à ma seule -plume. Les lumières que j'ai reçues des personnes qui le connurent -familièrement lorsqu'il fut éloigné de la cour m'ont beaucoup aidé. Je -n'eus le bonheur de lui parler et de l'approcher, qu'environ deux ans -avant qu'il mourût. (Ce ne peut être le père Cotton mort en 1626.)» Il -faudrait savoir si le jésuite Boutauld n'a pas été confesseur de -Fouquet, à Pignerol. - -Mais la partie la plus curieuse du volume est une éloquente -justification de ce prisonnier d'état, sous la forme d'une nouvelle -historique _Adelaïs_, dans laquelle on découvre peut-être toute -l'histoire secrète du procès de Fouquet. - -Marie, fille du roi d'Aragon, femme de l'empereur Othon, devint -amoureuse d'un gentilhomme, et crut qu'il suffisait d'_avertir par ses -regards qu'elle permettait qu'on l'aimât_; ce gentilhomme feignit de ne -pas l'entendre, mais un jour, celle-ci parla si clairement, qu'il -s'échappa des bras de cette femme éhontée. Marie, pour se venger, accusa -ce nouveau Joseph d'avoir attenté à l'honneur du lit impérial et obtint -de son mari que le coupable périrait. Il fut arrêté et conduit en -prison: «La nouvelle de cet emprisonnement se répandit aussitôt à la -cour, mais on n'en sut pas le sujet; la chose demeura secrète entre -l'empereur et l'impératrice, les autres devinèrent et soupçonnèrent -comme ils purent, et ils en furent d'autant plus empêchés qu'il ne -paraissait nullement que ce sage gentilhomme se fût oublié de son -devoir.» Adelaïs, mère d'Othon, conseillait à son fils de se borner à -exiler l'accusé, faute de pouvoir prouver le crime dont la preuve serait -d'ailleurs un déshonneur pour l'empire; mais Othon n'écouta que les -prières de sa femme: «il publia l'affaire et voulut que les juges s'en -mêlassent.» Le gentilhomme périt sur un échafaud; car «la voix de la -calomnie eut plus de force que celle de l'innocence; mais son sang -répandu parla mieux que lui et fit retentir jusqu'au ciel des cris que -la justice de Dieu écouta.» La femme de ce malheureux gentilhomme était -alors absente; elle ne put que demander le corps du condamné pour le -faire inhumer, et ayant obtenu qu'on le lui rendît, elle cacha sous sa -robe la tête sanglante et alla elle-même la jeter aux pieds de -l'empereur, en criant justice et en accusant l'impératrice. Cette veuve -éplorée jura que son mari n'était pas coupable du crime pour lequel on -l'avait fait mourir, et le ciel confirma ce serment par un miracle, à la -suite duquel l'impératrice fut brûlée, pour expier la mort inique dont -elle était l'auteur. - -On ne peut manquer de reconnaître tous les personnages de ce roman: -_Othon_, c'est Louis XIV; l'_impératrice Marie, fille du roi d'Aragon_, -c'est Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, reine de France, ou -bien Mlle de La Vallière, maîtresse du roi; le _gentilhomme_, c'est -Fouquet; _Adelaïs_, mère d'Othon, c'est la reine-mère Anne d'Autriche. -La vraisemblance ne contredit pas ces suppositions qui d'ailleurs sont -indiquées à peu près par l'histoire, et qui n'échappèrent pas sans doute -aux contemporains. A coup sûr, cette nouvelle, dont les allusions sont -fort claires, ne se trouve pas, sans dessein, dans un livre de dévotion, -dédié au roi. Reste à savoir si le père Boutauld, en ajoutant à sa -publication ce plaidoyer indirect en faveur de Fouquet, prétendait -justifier un mort ou un vivant. Pour moi, je pense que _le Théologien -dans les conversations_ n'a été imprimé que pour servir de passeport à -la leçon renfermée dans _Adelaïs_. Cette leçon fut-elle tout-à-fait -perdue? - -Un savant Piémontais, M. Paroletti, lut à l'Académie de Turin un mémoire -(_Sur la mort du surintendant Fouquet, Notices recueillies à Pignerol_) -imprimé en 1812, dans le recueil in-4º de cette Académie, pour éclaircir -la date de la mort de Fouquet; mais l'enquête qu'il poussa dans cet -objet à Pignerol n'eut d'autre résultat que de mieux attester -l'obscurité de cette question: il fouilla dans les archives de la ville, -du château, des églises et des notaires; il trouva seulement chez un de -ces derniers une procuration passée au _donjon de la citadelle_, le 27 -janvier 1680, devant Lantéri, notaire royal, par laquelle Mme Fouquet -autorisait l'avocat Despineu à toucher pour elle une rente à Paris; M. -Paroletti ne rencontra pas ailleurs le nom de Fouquet, pas même parmi -les actes des décès qui avaient eu lieu dans la citadelle et qui -relevaient de la paroisse de Saint-Maurice. Il eut beau pénétrer dans -les caveaux du monastère de Sainte-Claire, où les morts de la citadelle -étaient tous apportés en vertu d'une vieille coutume, il ne tira aucune -lumière de ses recherches parmi les anciennes pierres tumulaires. - -La mémoire des hommes avait gardé, mieux que la pierre et le papier, les -traces du séjour de Fouquet à Pignerol, dont le château, rasé en vertu -des capitulations qui rendirent cette place à la Savoie, était alors -caché sous l'herbe: beaucoup d'habitans de la ville se rappelaient avoir -ouï dire dans leur jeunesse qu'_un prisonnier de grande importance_ -avait terminé sa vie dans ce château, et plusieurs d'entre eux -_confondaient ce personnage avec l'homme au masque de fer_; une vieille -religieuse de Sainte-Claire se souvenait de l'arrivée de quelques -officiers français venus exprès, cinquante ans auparavant (1760 à 1770), -pour déchiffrer une inscription sépulcrale et recueillir des notes sur -un prisonnier d'état mort à la citadelle; le secrétaire de la mairie se -souvenait aussi de ces officiers qui avaient demandé au couvent des -Feuillans certains mémoires sur la vie de Fouquet, parce que les moines -de ce couvent prenaient soin, autrefois, des prisonniers et les -assistaient dans leurs maladies. Qui avait envoyé ces officiers, et quel -était le but de leur mission? - -La mort de Fouquet n'était donc pas avérée de son temps, surtout pour -ses amis: - -Puisque La Fontaine, qui avait eu de si touchantes inspirations pour -plaindre le malheur d'_Oronte_ et implorer la grâce du surintendant par -la voix des _Nymphes de Vaux_, ne donna pas un vers de regret à son -bienfaiteur; - -Puisque Gourville, qui fut en correspondance avec son ami Fouquet -jusqu'au dernier moment, a dit dans ses _Mémoires_, plus estimables par -leur franchise que par leur ordre chronologique: «M. Fouquet, _quelque -temps après_ (la mort de Langlade qui survécut au duc de La -Rochefoucault, décédé au mois de mars 1680), _ayant été mis en liberté_, -sut la manière dont j'en avais usé avec sa femme, et m'écrivit pour m'en -remercier[105];» - - [105] Page 461 de ces _Mémoires_ dans la collection Petitot, seconde - série, t. 52. Le commentaire que fait sur ce passage l'auteur de la - _Bastille dévoilée_, 2e liv., p. 71, est spécieux, mais erroné: - «Serait-ce résoudre la difficulté de dire qu'il faut entendre par là - que Fouquet fut moins étroitement resserré, puisqu'il eut la liberté - d'écrire et que Gourville en reçut une lettre de remerciement des - secours qu'il avait donnés à sa famille? Ne serait-il pas plus - naturel de dire que Fouquet a été véritablement libre, mais si peu - de temps, que Mme de Sévigné a pu ou l'ignorer, ou dire, par une - façon de parler, qu'il est mort prisonnier. En effet, Gourville ne - parle de la liberté du surintendant qu'après la mort de M. de la - Rochefoucault, arrivée le 17 mars 1680, et il fait mourir Fouquet le - 26 du même mois de la même année.» Cette date de la mort de Fouquet - ne se trouve dans aucune édition des _Mémoires_ de Gourville: - l'aurait-on tirée d'un manuscrit? - -Puisque le comte de Vaux, fils de Fouquet, publia en 1682 une nouvelle -édition de l'ouvrage de son père: _Les Conseils de sagesse, ou recueil -des Maximes de Salomon, nouvelle édition_, REVUE ET AUGMENTÉE PAR -L'AUTEUR; - -Puisque Mme Fouquet, cette fidèle épouse qui n'avait pas cessé un seul -jour de travailler à la délivrance du prisonnier de Pignerol, adressait -encore des placets au roi en 1680; - -Puisque un ami de cette famille malheureuse, le père Boutauld, jésuite, -dédiait à Louis XIV, en 1683, une espèce de justification allégorique en -faveur de Fouquet; - -Puisque enfin la famille Fouquet elle-même était incertaine du sort de -cet infortuné! - -«CE QUI EST TRÈS-REMARQUABLE, dit Voltaire dont les paroles doivent être -bien pesées dans une question qu'il était plus que personne en état de -résoudre, _C'EST QU'ON NE SAIT PAS OÙ MOURUT CE CÉLÈBRE -SURINTENDANT_[106].» Le premier historien du _Masque de Fer_ dit -ailleurs (au ch. 25 du _Siècle de Louis XIV_): «Tous les historiens -disent qu'il mourut à Pignerol en 1680; mais Gourville assure qu'il -sortit de prison quelque temps avant sa mort. La comtesse de Vaux, sa -belle-fille, m'avait déjà confirmé ce fait; cependant on croit le -contraire dans sa famille: ainsi _ON NE SAIT PAS OÙ EST MORT CET -INFORTUNÉ_!» - - [106] _Dictionnaire philosophique_, à l'article ANA, ANECDOTES. - -Le sentiment de Voltaire, appuyé sur la tradition et confirmé par les -descendans de Fouquet, fut généralement adopté, quoique la plupart des -dictionnaires historiques, entre autres celui de Moréri, eussent assigné -une date à la mort de Fouquet; quoique le président Hénault eût déjà -adopté cette date dans son excellent et judicieux _Abrégé chronologique -de l'histoire de France_, où il dit: «Ce fut dans la citadelle de -Pignerol que Fouquet fut enfermé, et il y mourut en 1680.» On avança dès -lors plusieurs systèmes plus ou moins plausibles à l'appui de l'opinion -qui faisait mourir Fouquet hors de Pignerol: selon les uns, il aurait eu -sa grâce, et serait mort des suites du saisissement que cette nouvelle -lui avait causé; selon les autres, il aurait obtenu la permission -d'aller aux eaux de Bourbon, après une attaque de paralysie, et aurait -succombé pendant le voyage. - -Le _Mercure de France_ du mois d'août 1754 publia une lettre -très-singulière, signée C. Lap... M. «On serait porté à croire, dit-on -dans cette lettre qui n'a pas l'air d'une supposition faite à plaisir, -que cet illustre infortuné est mort dans la capitale des Cévennes -(Alais). Si on n'a point de preuves évidentes de cela, du moins les -doutes qu'on en a paraissent assez bien fondés. Il parut ici, en 1682, -un homme singulier, d'une très-belle figure, qui, pour mieux cacher son -état, prit l'habit d'ermite. Le bruit était commun alors que c'était un -illustre personnage retiré de la cour. Il s'adonnait à la chimie, et -distribuait des remèdes gratis aux pauvres; il avait toujours de -l'argent. Il avoua qu'il avait eu l'honneur de manger avec le roi. Deux -ou trois jours avant sa mort, qui arriva par une rétention d'urine, en -1718, il déclara à son confesseur qu'il était de la maison de Fouquet, -et qu'il avait eu des raisons pour porter la robe d'ermite.» Sans doute, -ce personnage mystérieux n'était pas M. Fouquet, ni le comte de Moret, -qu'on voulut aussi reconnaître sous ce déguisement d'ermite; mais cette -ardeur à chercher ce que Fouquet pouvait être devenu depuis sa sortie de -prison indique assez que le doute émis par Voltaire avait plus de poids -dans la balance que les dates officielles fournies par l'écho du -ministère de Louvois. - -Les archivistes de la Bastille n'étaient pas mieux instruits par -l'organe du gouvernement, puisqu'ils avaient écrit sur des feuilles -volantes cette note: «Fouquet est mort au château de Pignerol sur la fin -de 1680, ou au commencement de 1681;» (_la Bastille dévoilée_, 1re -livraison, p. 36); et cette autre note plus décisive: «Il paraît que M. -Fouquet est mort à Pignerol vers la fin de février ou au commencement de -mars 1681.» (_Mémoires historiques sur la Bastille_, t. 1, p. 53.) - -Pourquoi aurait-on d'ailleurs tardé une année entière à transférer la -dépouille mortelle de ce martyr politique dans la sépulture de son -choix, sans funérailles, sans épitaphe, sans bruit, comme si ce corps -inanimé ne fît que changer de prison? - - -V. - -Quiconque approfondit le procès de Fouquet, et pénètre ce mystère -d'iniquité, ne peut être étonné du dénouement sombre et tragique d'une -captivité, qui était insuffisante pour satisfaire la haine de Colbert, -la vengeance du roi et la malignité des envieux. - -Voici comme Louis XIV, dans ses _Mémoires et instructions pour le -dauphin son fils_, s'applaudit d'avoir renversé son surintendant des -finances: «La vue des vastes établissemens que cet homme avait projetés, -et les insolentes acquisitions qu'il avait faites, ne pouvaient manquer -qu'elles ne convainquissent mon esprit, du déréglement de son ambition; -et la calamité générale de tous mes peuples sollicitait sans cesse ma -justice contre lui. Mais ce qui le rendait plus coupable envers moi, -était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée -en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle -espérance de me tromper; et bien loin d'en devenir plus sage, tâchait -seulement d'en devenir plus adroit. Mais quelque artifice qu'il pût -pratiquer, je ne fus pas long-temps sans reconnaître sa mauvaise foi; -car il ne pouvait s'empêcher de continuer ses dépenses excessives, de -fortifier des places, d'orner des palais, de former des cabales, et de -mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu'il leur -achetait à mes dépens, dans l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre -souverain de l'État.» (_OEuvres de Louis XIV_, t. 1, p. 101 et suiv.) La -suite de cette violente récrimination contre un ennemi humilié et vaincu -prouve assez la haine implacable que lui portait le roi, et l'on frémit -d'indignation en pensant que Pellisson a prêté au ressentiment de Louis -XIV une plume immortalisée par la défense de Fouquet. - -Louis XIV, _ne voulant plus de surintendant, afin de travailler lui-même -aux finances_[107], et craignant l'ascendant de Fouquet qui aspirait à -remplacer Mazarin, le fit arrêter à Nantes, le 5 septembre 1661, après -trois ou quatre mois de sourdes manoeuvres et de perfides caresses. La -reine-mère avait été la seule confidente, et peut-être, à la -sollicitation de sa favorite Mme de Chevreuse, l'instigatrice de ce -projet, mûri dans une noire et profonde dissimulation. On prétend -qu'Anne d'Autriche avait reçu en cachette de Fouquet beaucoup d'argent -dont celui-ci demandait quittance, et que Mazarin, au lit de mort, avait -invité le jeune roi à commencer son règne par ce coup d'état; aussi, -pendant le procès de Fouquet, fit-on circuler une pièce intitulée _la -Passion de M. Fouquet_, dans laquelle Mazarin _mourant_ disait comme -Judas: «Celui que je baiserai, c'est celui même: prenez-le![108]» - - [107] Lettre du roi à sa mère pour lui annoncer l'arrestation de - Fouquet, _OEuvres de Louis XIV_, t. 5, p. 50. Cette lettre montre à - quel point Louis XIV craignait le surintendant. L'arrestation de - Fouquet est fort bien racontée dans les _Mémoires de Choisy_, - collection Petitot, seconde série, t. 63, p. 258 et suiv. - - [108] _Le Tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu - et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses satires et - poésies ingénieuses, avec un recueil d'épigrammes sur la vie et la - mort de M. Fouquet_, Cologne, Pierre Marteau, 1694, in-12. Toutes - les pièces relatives à Fouquet datent de son procès et aucune ne - fait mention de sa _mort_. Un quatrain sans titre, imprimé parmi ces - pièces, pourrait bien faire allusion à quelque mystère dont la - nouvelle d'_Adelaïs_ contient le mot: - - Il n'est rien qui dure si peu - Qu'une ardeur légitime et sage: - On ne dit point qu'en mariage - Amour ait jamais fait grand feu. - - Si cette épigramme se rapporte au mariage du roi, on peut croire que - la galanterie de Fouquet s'était élevée jusqu'à la reine. Quant au - conseil donné au roi par Mazarin _mourant_, il est attesté par les - historiens; les _Mémoires du comte de Rochefort_, p. 211 et 212, - rapportent ce fait avec beaucoup de particularités. - -Les griefs et l'antipathie du roi contre l'ambitieux ministre étaient -encore accrus et envenimés par l'audace que Fouquet avait eue de porter -ses vues galantes sur Mlle de La Vallière, que Louis XIV aimait en -secret. Ce fut sans doute ce qui détermina la perte de cet insolent -rival de puissance et d'amour. - -La magnifique fête de Vaux (17 août 1661, voyez la _Muse historique_ de -Loret et les _Lettres_ de La Fontaine) n'avait été donnée que pour les -doux yeux de Mlle de La Vallière, à qui Mme Duplessis-Bellière, l'amie -et l'entremetteuse du surintendant, osa faire des propositions au nom de -Fouquet, qui se vantait d'avoir dans son coffre-fort le tarif de toutes -les vertus. En effet, «peu de personnes de la cour, dit Mme de -Motteville (_Mémoires_, coll. Petitot, 2e série, t. 40, p. 144), furent -exemptes d'avoir été sacrifier à ce veau d'or;» et dans sa maison de -plaisance à Saint-Mandé, «des nymphes que je nommerais bien si je -voulais, dit l'abbé de Choisy (_Mémoires_, p. 211), et des mieux -chaussées, lui venaient tenir compagnie au poids de l'or.» - -Les poursuites de Fouquet vis-à-vis Mlle de La Vallière eurent tant -d'éclat, que cette chanson passa de bouche en bouche aux oreilles du roi -offensé: - - Nicolas va voir Jeanne: - --«Oh! Jeanne, dormez-vous? - --Je ne dors ni ne veille. - Je ne pense point en vous: - Vous perdez vos pas, - Nicolas!» - - Nicolas la cajole - Et lui fait les yeux doux, - Lui offre la pistole, - Et lui veut tâter le poulx: - --«Vous perdez vos pas, - Nicolas![109]» - - [109] Cette chanson, qui a deux autres couplets, se trouve, avec une - autre sur le même sujet, dans le fameux recueil manuscrit de - chansons historiques, recueillies par ordre du comte de Maurepas, en - plus de quarante volumes in-4º. Ce recueil est à la Bibliothèque du - roi. - -Louis XIV entendit aussi les plaintes de sa maîtresse, qui lui demandait -une sauvegarde contre les outrages du surintendant. Louis XIV, qui peu -d'années après exila et embastilla Bussy-Rabutin pour la chanson de -_Deodatus_, ne souffrit pas que Mlle de La Vallière fût exposée plus -long-temps aux séductions de Fouquet, et s'érigea en vengeur des maris -qui ne pardonnaient pas à l'amant de leurs femmes, quoiqu'ils fussent -ses pensionnaires. - -A la tête de ces nombreux ennemis qui s'acharnaient à la perte de -Fouquet, Colbert n'était pas le moins acharné, sans que l'on sache le -motif de cette haine furieuse qui semblait altérée du sang de ce -malheureux: «Il a affaire à une rude partie, écrivait Guy-Patin le 21 -mars 1662; et je sais de bonne part que M. Colbert fera ce qu'il pourra -pour le perdre.» Guy-Patin écrivait encore le 30 mai 1664: «Les parens -de M. Fouquet sont ici en grande alarme et ont peur de l'issue du -procès: la haine que lui porte M. Colbert poussera les choses bien -loin.» Colbert avait tissu de ses mains les filets où le surintendant -était venu tomber en aveugle; Colbert dirigeait les ressorts secrets de -cette vaste procédure, soufflait sa haine dans l'esprit des juges, -assistait aux inventaires des papiers trouvés sous les scellés: Fouquet -l'accusa même d'avoir fait subir à ces papiers une foule -d'altérations[110]. - - [110] Voyez l'_Inventaire des pièces baillées à la Chambre de justice - par maître Nicolas Fouquet contre M. le procureur-général, - concernant les défauts des inventaires_, dans le _Recueil des - défenses de M. Fouquet_, imprimées en Hollande par les Elzeviers, - 1665 et 1667, 15 vol. in-12. Les _Défenses de Fouquet_ ont été - écrites par lui-même ou corrigées tout entières de sa main, comme on - le voit aux annotations marginales de plusieurs exemplaires de - l'édition in-4º conservés à la Bibliothèque du roi et chez M. - Villenave. Pellisson et Levayer de Boutigny coopérèrent à ces - admirables défenses. - -Pendant ce procès mémorable, qui dura plus de trois ans avec un menaçant -appareil de rigueurs judiciaires, les amis de Fouquet luttèrent de -dévouement et de courage contre les manoeuvres de ses ennemis: toute la -haute littérature, Molière, Corneille, La Fontaine, Saint-Evremond, Mmes -de Sévigné et de Scudéry, étaient en deuil; des écrivains d'un ordre -moins élevé, Loret, Hesnaut, avaient pris la plume pour la défense de -leur Mécène; les épigrammes les plus injurieuses pleuvaient sur Colbert; -des émissaires parcouraient les provinces, afin d'échauffer la pitié en -faveur de l'accusé; les financiers répandaient de l'argent pour sauver -leur patron: Gourville distribua plus de cent mille écus à cet objet; la -magistrature tournait toutes ses sympathies vers son ancien -procureur-général, qui réclama toujours ses _juges naturels_ et refusa -de reconnaître les pouvoirs extraordinaires de la Chambre de justice. - -Colbert feignit de mépriser le sonnet satirique d'Hesnaut, mais il -poursuivit avec fureur tout ce qui osait se déclarer pour Fouquet et -tout ce qu'il pouvait frapper impunément. Les courtisans, quoique -chargés des bienfaits du surintendant, n'eurent garde de prendre parti -pour un ministre en disgrâce; mais une foule de subalternes, moins -prudens et plus généreux, furent victimes de leur zèle pour le malheur: -pendant que la famille de Fouquet était tenue à distance de la prison -sans pouvoir communiquer même par lettres avec le prisonnier d'état; -pendant que la mère, la femme, les gendres, les frères de cet infortuné -attendaient l'issue de son long procès, la Bastille était encombrée de -gazetiers, d'imprimeurs, de colporteurs, de marchands qui avaient voulu -servir la cause de l'opprimé et qui passaient des cachots aux -galères[111]. - - [111] _Bastille dévoilée_, première livraison, p. 34 et suiv. Les - notes relatives aux années 1661, 1662, 1663 et 1664 ne se sont pas - trouvées complètes. Voici la traduction d'une inscription latine qui - était gravée sur les murs d'un cachot de la Bastille: «Siméon - Martin, prédicant très-impie et se disant le fils de Dieu, après - dix-huit ans de captivité, fut brûlé vif. Ses disciples, Remelly fut - envoyé aux galères, et Jaubert Hubart au gibet de la Bastille, pour - avoir falsifié... Ils eurent ce sort à cause de l'incarcération de - Nicolas Fouquet, ministre d'état, tous les agens du trésor ayant été - très-étroitement enfermés ici.» _Révolutions de Paris_, dédiées à la - nation, in-8º, p. 119. Voyez les pièces satiriques contre Colbert et - les juges de Fouquet dans le _Nouveau siècle de Louis XIV_, in-8º, - t. 2 p. 40 et suiv. - -On vit alors se réaliser l'allégorie que la peinture avait multipliée -dans l'ornement du château de Vaux: l'écureuil, qui figurait aux -armoiries de Fouquet, avec cette devise: _Quo non ascendam?_ (où ne -monterai-je pas?) avait à combattre le serpent héraldique de Colbert et -les trois lézards de Letellier[112]. «Colbert est tellement enragé, -écrivait Mme de Sévigné le 19 décembre 1664, qu'on attend quelque chose -d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir.» Les lettres de -Mme de Sévigné à Arnauld de Pomponne sont la plus touchante histoire de -ce procès, où se montre partout la _rage_ de Colbert. - - [112] - - Le petit écureuil est pour long-temps en cage; - Le lézard plus adroit fait mieux son personnage; - Mais le plus fin des trois est un vilain serpent - Qui s'abaissant s'élève, et s'avance en rampant. - - Ce ne furent pas les seuls vers qui coururent sur les armes de - Fouquet; ses amis firent graver un jeton avec sa devise allégorique. - _Lettre de Guy-Patin_, du 6 mars 1663. - -L'avocat-général Talon avait requis que l'accusé fût condamné à être -_pendu et étranglé tant que mort s'ensuive, en une potence qui, pour cet -effet, sera dressée en la place de la cour du Palais_; enfin le -tribunal, éclairé par la noble conduite de MM. d'Ormesson et de -Roquesante, repoussa les conclusions furibondes de Pussort et de -Berryer, en prononçant le bannissement à la majorité de treize voix -contre neuf, qui opinèrent pour la mort. - -Le roi, Colbert, Letellier, et les grands ennemis de Fouquet, -s'indignèrent de n'avoir pas été mieux servis dans leurs espérances. «On -s'attendait à la cour que par le crédit de M. Colbert, sa partie, M. -Fouquet serait condamné à mort, ce qui aurait été infailliblement -exécuté sans espérance d'aucune grâce.» (Lettre de Guy-Patin, du 23 -décembre 1664.) - -Anne d'Autriche, qui devait une demi-guérison à un des remèdes secrets -de Mme Fouquet, mère du surintendant, avait répondu à cette dame, quatre -jours avant le jugement: «Priez Dieu et vos juges tant que vous pourrez -en faveur de M. Fouquet, car, du côté du roi, il n'y a rien à -espérer[113].» Après le jugement, Louis XIV dit chez Mlle de La -Vallière: «S'il avait été condamné à mort, je l'aurais laissé -mourir[114]!» Le bruit courait même que le roi était _fâché contre ceux -qui n'avaient point condamné à mort M. Fouquet_[115]. - - [113] _Lettre de Guy-Patin_, du 23 décembre 1664. Mme de Sévigné - raconte aussi ce qui se passa entre Mme Fouquet et la reine-mère. - - [114] Ce mot cruel, rapporté par Racine dans ses _Fragmens - historiques_, est révoqué en doute par Voltaire; cependant Racine - n'était pas capable de rien écrire qui pût déplaire au roi, et Louis - XIV, dans ses _Mémoires_, ne parle pas de Fouquet en des termes qui - ressemblent à de la clémence. - - [115] _Lettre de Guy-Patin_, citée ci-dessus. Le recueil épistolaire - de Guy-Patin est rempli de détails curieux relatifs à l'affaire de - Fouquet. - -La _commutation_ de l'exil en prison perpétuelle, le choix de cette -prison dans un château éloigné sur les frontières du Piémont, le brusque -départ du condamné, donnaient matière à bien des craintes pour les jours -du surintendant. Une prophétie de Nostradamus et l'apparition d'une -comète alimentèrent la rumeur sinistre qui accompagna le prisonnier à -Pignerol[116]. - - [116] _Lettres de Guy-Patin_, du 24 et du 25 décembre. Dans la - première: «On dit que les mousquetaires sont commandés pour mener - demain M. Fouquet à Pignerol: _Musa, locum agnoscis, et quamdiù vero - sit hæsurus illic, apud nos arcanum est; soli Deo et regi cognitum - est tantum negotium._» - -«Quand on est entre quatre murailles, dit Guy-Patin dans une lettre du -25 décembre 1664, on ne mange pas ce qu'on veut et on mange quelquefois -plus qu'on ne veut; et de plus, Pignerol produit des truffes et des -champignons: on y mêle quelquefois de dangereuses sauces pour nos -Français, quand elles sont apprêtées par des Italiens. Ce qui est bon -est que le roi n'a jamais fait empoisonner personne; mais en -pouvons-nous dire autant de ceux qui gouvernent sous son autorité?» Mme -de Sévigné, qui n'avait pas le caractère frondeur du médecin antagoniste -de l'antimoine, écrivit aussi, dans les premiers jours de janvier 1665: -«Notre cher ami est par les chemins. Le bruit a couru qu'il était bien -malade; tout le monde disait: Quoi! déjà!...» - -Cependant la catastrophe qu'on redoutait n'eut pas lieu, et même la vie -du prisonnier fut protégée _miraculeusement_, lorsque (juin 1665) la -foudre tomba en plein midi sur le donjon de Pignerol, mit le feu aux -poudrières, et fit sauter une partie de la prison avec bien des victimes -écrasées sous les ruines: Fouquet, _presque lui seul sain et sauf, -conservé dans la niche d'une fenêtre_, fournit à ses amis une occasion -de répéter que «souvent ceux qui paraissent criminels devant les hommes, -ne le sont pas devant Dieu[117].» - - [117] T. 13 du _Procès de Fouquet_, p. 326. - -Il est clair que Fouquet, détenu à Pignerol, inspirait encore de la -haine à Colbert, et des appréhensions continuelles à Louis XIV: on eût -dit qu'il possédait quelque grand secret dont la divulgation pouvait -être funeste à l'État, ou du moins blesser mortellement l'orgueil du -roi; aussi, Saint-Mars était-il d'autant plus actif à l'empêcher -d'écrire, que Fouquet s'ingérait sans cesse à le faire. - -Fouquet fabriquait des plumes avec des _os de chapon_, et de l'encre -avec de la suie délayée dans du vin; il inventait par des combinaisons -chimiques diverses encres qui ne paraissaient sur le papier qu'_en les -chauffant_; quand on lui eut retiré toute espèce de papier, il écrivit -sur ses rubans, sur la doublure de ses habits, sur ses mouchoirs, sur -ses serviettes, sur ses livres, et tous les jours Saint-Mars, qui le -_fouillait_ lui-même par ordre du roi, découvrait des écritures dans le -dossier de sa chaise et dans son lit[118]. Le roi _approuvait les -diligences_ de ce geôlier pour ôter à Fouquet _toutes sortes de moyens -d'écrire_. - - [118] Voici une lettre de Louvois à Saint-Mars, dans laquelle on voit, - et les tentatives de Fouquet pour tromper ses geôliers, et les - précautions de ceux-ci: «J'ai reçu vos lettres avec des billets - écrits par M. Fouquet et avec un livre (écrit sans doute sur les - marges); le roi a vu le tout, et n'a pas été surpris de voir qu'il - fasse son possible pour avoir des nouvelles, et vous, vos efforts - pour empêcher qu'il n'en reçoive. Comme il se sert, pour écrire, de - choses qu'on ne lui peut ôter, comme d'os de chapon pour faire une - plume et de vin avec de la suie pour faire de l'encre, il est bien - difficile d'apporter un remède efficace pour l'en empêcher. - Néanmoins vous avez sujet de vous plaindre du valet que vous avez - mis auprès de lui, de ce qu'il a écrit, non seulement les papiers - que vous m'avez envoyés, mais encore ceux qui étaient dans le - dossier de sa chaise, sans qu'il vous en ait averti. Vous devez - l'exhorter à être plus fidèle désormais, et comme quelque chose que - fasse M. Fouquet pour faire des plumes et composer de l'encre, cela - lui sera fort inutile s'il n'a point de papier, le roi trouve bon - que vous le fouilliez, que vous lui ôtiez tout ce que vous lui en - trouverez, et lui fassiez entendre que, s'il s'avise de faire de - nouveaux efforts pour corrompre vos gens, vous serez obligé de le - garder avec bien plus de sûreté et de le fouiller tous les jours. Il - faut que vous essayiez de savoir du valet de M. Fouquet comment il a - écrit les quatre lignes qui ont paru dans le livre en le chauffant, - et de quoi il a composé cette écriture.» 26 juillet 1665. Voyez - aussi, dans le premier volume de l'_Histoire de la détention des - Philosophes_, les lettres du 21 août, 12 et 18 décembre 1665, et - surtout celle du 21 novembre 1667. - -Enfin, au bout de deux ans, le prisonnier, renonçant à lutter de ruse -avec Saint-Mars, se contenta d'_exercer ses beaux talens à la -contemplation des choses spirituelles_, et composa, de mémoire, -plusieurs traités de morale, _dignes de l'approbation de tout le monde_, -pour imiter le ver à soie dans sa coque, dont il avait fait son emblème -avec cette devise: _Inclusum labor illustrat_. Le noble usage que -Fouquet fit alors de son temps donna lieu de dire qu'on n'avait _bien -connu sa capacité, que depuis sa prison_[119]. - - [119] T. 13 du _Procès de Fouquet_, p. 365. - -Néanmoins, l'inquiétude du roi était toujours en éveil sur ce que -pouvait dire et écrire le prisonnier: on espionnait les personnes qui se -rendaient de Paris à Pignerol, et on enjoignait à tous les individus -suspects, de quitter cette ville, avant que Fouquet pût entrer en -relation avec eux; plusieurs de ses valets, qu'il avait mis dans sa -confidence, furent retenus au secret pendant sept ou huit mois, et _bien -maltraités_ ayant d'être expulsés de la citadelle; plusieurs soldats de -la compagnie-franche passèrent devant un conseil de guerre, pour lui -avoir _parlé_: deux ou trois furent pendus, d'autres envoyés aux -galères. Ces malheureux avaient été arrêtés sur le territoire du duc de -Savoie, et livrés à Saint-Mars par le major de Turin, qui reçut une -récompense de la part du roi. Fouquet, même après les adoucissemens -apportés à son sort, dans les dernières années de cette détention, ne -pouvait s'entretenir avec personne, sinon en présence de Saint-Mars ou -de ses officiers; on ne lui permettait pas de _communication -particulière_ avec Lauzun: ces deux compagnons d'infortune -communiquaient par un _trou_, à l'insu du gouverneur[120]. - - [120] _Histoire de la détention de Fouquet_, par M. Delort, et - correspondances relatives, t. 1 de l'_Histoire de la détention des - Philosophes_. Voyez dans les _Mémoires de Saint-Simon_, t. 20, p. - 439, comment s'établirent les rapports secrets de Fouquet avec - Lauzun, et la haine qui s'ensuivit entre eux. - -Un trait inouï de Saint-Mars témoigne assez jusqu'où s'étendaient les -pouvoirs que le roi lui avait conférés, et avec quelle dureté il en -usait quelquefois pour obliger Fouquet à renoncer aux projets de fuite -que celui-ci nourrissait sans cesse. Au mois de novembre 1669, Fouquet -avait jeté des tablettes par sa fenêtre; un soldat, nommé Laforêt, les -avait ramassées et se préparait à les remettre à _quelqu'un_ qui lui -était indiqué par Champagne, valet du prisonnier: six pistoles avaient -été les arrhes du marché; mais Saint-Mars découvrit cette intrigue, -saisit les tablettes, les envoya au roi, demanda et obtint l'extradition -de Laforêt, réfugié en Savoie, et le fit _exécuter_ sur-le-champ: les -complices de cet homme furent pareillement jugés et condamnés; le valet -Champagne n'eut pas une meilleure fin que Laforêt[121]. Saint-Mars -voulut ajouter aux disgrâces de son prisonnier _celle d'attacher le -cadavre de ce valet aux créneaux du cachot, afin qu'il eût -continuellement devant les yeux cet horrible spectacle_[122]. - - [121] Voyez la preuve de cette justice expéditive dans les lettres de - Louvois de décembre 1669 et janvier 1670, _Histoire de la détention - des Philosophes_, t. 1. - - [122] _Histoire de la Bastille_, par Renneville, t. 1, p. 74. - Renneville avait appris cette affreuse anecdote du neveu même de - Saint-Mars, lequel la racontait _comme un acte fameux de l'héroïsme - de son oncle_, mais désignait Lauzun au lieu de Fouquet pour la - victime de cette atrocité. Nous accueillons la tradition de la - Bastille avec confiance, parce qu'elle s'accorde avec l'autorité - absolue que le roi avait donnée à Saint-Mars, en lui recommandant - toutefois de ne pas sortir des termes d'une politesse froide et - réservée vis-à-vis de Fouquet. Si Lauzun avait eu à se plaindre d'un - pareil raffinement de cruauté à son égard, il n'aurait pas manqué de - le publier après sa sortie de prison, et ce trait eût semblé assez - neuf pour qu'on prît la peine de le conserver dans les anecdotes du - temps, tandis que Fouquet ne put jamais faire part à personne des - mystères de douleur qu'il offrait à Dieu. On demeure convaincu en - lisant l'histoire de l'araignée, attribuée aussi à Lauzun, que - Fouquet est bien réellement le seul contre qui Saint-Mars employait - ces ressources de barbarie. - -Après la mort vraie ou fausse de Fouquet en 1680, on eut la certitude de -ses intelligences avec Lauzun, qui devait savoir _la plupart des choses -importantes dont M. Fouquet avait connaissance_: défense fut donc faite -à Saint-Mars d'_entrer en aucun discours ni confidence avec M. de -Lauzun, sur ce qu'il peut avoir appris de M. Fouquet_. Les papiers et -les vers de ce dernier avaient été _emportés_ par son fils, ce qui -déplut fort au roi; mais d'autres papiers, trouvés _dans les poches des -habits_ de Fouquet, furent envoyés _en un paquet_ à Louvois, qui les -remit à Louis XIV, intéressé sans doute à les connaître et à les -anéantir. Enfin, les deux valets de Fouquet, nommés Larivière et -Eustache d'Angers, qui n'ignoraient pas sans doute les secrets de leur -maître, furent enfermés dans une chambre où ils n'avaient communication -avec qui que ce fût, _de vive voix ni par écrit_, et Saint-Mars eut -ordre de dire qu'ils avaient été _mis en liberté_, si quelqu'un venait à -_demander de leurs nouvelles_[123]. Ces précautions extraordinaires ne -ressemblent-elles pas à celles qui furent prises en 1703, à la Bastille, -pour faire disparaître les vestiges de _Marchialy_? - - [123] Lettres de Louvois, des mois d'avril, mai et juin 1680, t. 1 de - l'_Histoire de la détention des Philosophes_. - -L'accusation de Fouquet ne reposait pas sans doute sur des chimères. Ses -négociations secrètes avec l'Angleterre; ses projets pour se rendre -indépendant et se retirer, en cas de disgrâce, dans sa principauté de -Belle-Ile, qu'il faisait fortifier; son empressement à gagner des -créatures, qu'il achetait à tout prix, en mettant des charges -importantes sous leur nom, et en leur donnant des pensions secrètes; le -nombre de ses amis et de ses _habitudes_; les prodigieuses ressources de -son génie actif et audacieux[124] devaient nécessairement laisser, après -sa condamnation, des germes de trouble dans l'État et d'inquiétude dans -l'esprit de Louis XIV. - - [124] Tous ces faits résultent de la lecture des pièces du procès, - malgré l'adresse de la défense. - -Fouquet, durant sa détention, n'était pas aussi oublié que l'a dit -Voltaire: bien des personnes, qui avaient détourné l'issue funeste d'une -accusation de lèze-majesté, s'occupaient encore de sa délivrance, au -risque de partager sa prison. Guy-Patin dit, dans une lettre du 16 mars -1666: «Le surintendant de jadis a eu le soin de se faire plusieurs amis -particuliers qui voudraient bien encore le servir, et, en attendant -l'occasion, ils travaillent à faire un grand recueil de diverses pièces -pour sa justification, en quatre volumes in-folio.» - -C'étaient ces amis courageux qui, ne pouvant réussir à trouver des -presses libres en France, allèrent chercher celles d'Elzevier, en -Hollande, pour publier l'innocence du surintendant[125], et qui, malgré -les négociations menaçantes de Colbert avec les États-Généraux, firent -paraître successivement les quinze volumes in-12 contenant tout le -procès de Fouquet, précédé de son éloge non équivoque: «On ne saurait -assez admirer qu'un homme comme M. Fouquet, déchu d'une haute et -puissante fortune, jeté dans une prison, dépouillé de ses biens, éloigné -de ses amis, privé de ce qu'il avait de plus cher, et enfin accablé -d'une infinité d'adversaires, (qui sont des disgrâces capables d'abattre -et d'étourdir les esprits les plus forts), a pu vaincre tant de -difficultés, surmonter tant d'obstacles, souffrir si constamment, se -défendre avec tant d'esprit, et résister si vigoureusement, que jamais -homme n'a parlé plus pertinemment que lui, qu'il n'a jamais mieux -défendu sa cause, ni tant embarrassé ses accusateurs, et que les raisons -qu'il emploie pour faire éclater son innocence, invalider les argumens -de son antagoniste, et pour rétorquer sur ses parties les crimes qui lui -sont imposés, semblent très-concluantes, et comme autant de -démonstrations, à la force desquelles il est impossible de ne pas se -rendre.» (Tome 1, _Au lecteur_.) - - [125] Le ministre plénipotentiaire de Hollande à la cour de France - écrit au grand-pensionnaire Jean de Witt: «On a _ici_ avis de bonne - part qu'on imprimait à Amsterdam quelques pièces du procès de M. - Fouquet, où, comme on croit, M. le chancelier, M. Colbert et - quelques autres seigneurs pourraient être attaqués. Il est certain - que cela ne peut être agréable au roi.» (27 février 1665.) «Je suis - fâché que les actes du procès de M. Fouquet aient été publiés avant - qu'on en ait pu arrêter l'impression. On m'a rapporté que M. Colbert - s'en est plaint avec aigreur.» (13 mars 1665). _Lettres et - négociations de Jean de Witt_, t. 3. - -Guy-Patin dit, au mois de septembre 1670: «Il est certain que le roi -d'Angleterre a écrit au roi en faveur de M. Fouquet; mais il n'y a pas -d'apparence que M. Colbert consente à cette liberté, contre laquelle il -a fait tant de machines: _Intereà patitur justus_.» Guy-Patin dit -ailleurs que les jésuites, à qui Fouquet, _leur grand patron_ du temps -de ses richesses, avait donné tant de marques de munificence (_plus de -six cent mille livres_), s'employaient aussi, par reconnaissance, à -secourir leur bienfaiteur, dont les chiffres brillaient toujours en -caractères d'or sur les reliures des livres du collége de Clermont, à -Paris[126]. - - [126] Lettre de Guy-Patin, du 12 septembre 1661. Nicolas Fouquet donna - au collége de Clermont mille livres de rente pour acheter les livres - qui manquaient à la bibliothèque. Piganiol de la Force, _Description - de Paris_, 1765, t. 5, p. 423. J. G. Nemeitz, dans son _Séjour de - Paris_, Leyde, 1727, 2 vol. in-12, dit que cette pension annuelle - s'élevait à mille écus. «Les livres qu'on achète pour cet argent - sont marqués au dos de deux Phi grecs, qui doivent signifier - _François_ Fouquet.» t. 1, p. 261. Ce n'est pas _François_, mais - _Fouquet_ tout court, que signifie cette lettre grecque, puisque la - fondation était l'oeuvre de Nicolas Fouquet et non de son père. Au - reste la Société de Jésus essaya de servir Fouquet dans sa prison, - car le père Des Escures, supérieur des jésuites à Pignerol, parut - _suspect_ et n'eut plus la permission d'entrer au donjon; Fouquet ne - put même obtenir que ce supérieur le vînt entendre en _confession - générale_. V. le 1er volume de l'_Histoire de la détention des - Philosophes_. - -Certes, les jésuites, tout-puissans par le canal du père La Chaise, -auraient obtenu la grâce de leur patron, si la prison perpétuelle -n'avait puni que les fautes politiques de Fouquet. C'était son -amour-propre d'homme et d'amant que Louis XIV vengeait par cette cruelle -captivité; car, sans parler de la supposition entièrement dénuée de -preuves, qui s'est présentée à nous dans l'examen de la nouvelle -d'_Adelaïs_, il est certain que Fouquet passait pour avoir eu les -prémices de trois amours du roi. - -Mlle de Beauvais, Mlle de La Vallière et Mme de Maintenon, autrefois Mme -Scarron, furent en butte aux galanteries du surintendant, ainsi que le -prouvèrent non seulement des brouillons de lettres écrites en son nom -par son secrétaire Pellisson, et trouvés dans ses poches au moment de -son arrestation, mais encore des lettres de presque toutes les femmes de -la cour, découvertes dans une cassette à Saint-Mandé. Le roi, qui -dépouilla lui-même les papiers de Fouquet[127], ne voulut pas que ces -tendres correspondances, parmi lesquelles fut compris le nom de la prude -Mme de Sévigné[128], figurassent dans l'_inventaire_ des papiers du -surintendant. - - [127] Mlle de Scudéry blâme indirectement la conduite de Louis XIV, - dans les _Considérations nouvelles sur divers sujets_, 1684, 2 vol. - in-12, qu'elle dédia pourtant au roi. «Après la bataille de - Pharsale, dit-elle au chapitre _de la Magnificence_, on remit entre - les mains de César des cassettes qui contenaient tous les papiers de - Pompée. La politique et la prudence eussent peut-être voulu qu'il - les eût examinées soigneusement. Comme il avait résolu, après cette - grande victoire, de gagner les coeurs par la douceur et la clémence, - il ne voulut point savoir les secrets d'un ennemi vaincu et mort, il - ne voulut point savoir les noms des amis particuliers de son ennemi - et fit brûler tous ses papiers sans les lire.» - - [128] Bussy-Rabutin raconte dans ses _Mémoires_ que le chancelier lui - dit que les lettres de Mlle de Sévigné «étaient des lettres d'une - amie qui avait eu de l'esprit, et qu'elles avaient bien plus - _réjoui_ le roi que les douceurs fades des autres lettres; mais que - le surintendant avait mal à propos mêlé l'amour avec l'amitié.» Mme - de Sévigné néanmoins fut très-contrariée de cette découverte: «Que - dites-vous de _tout_ ce qu'on a trouvé dans ses cassettes? dit-elle - dans sa lettre du 11 octobre 1661. Je vous assure que quelque gloire - que je puisse tirer par ceux qui me feront justice de n'avoir jamais - eu avec lui d'autre commerce que celui-là, je ne laisse pas d'être - sensiblement touchée de me voir obligée de me justifier et peut-être - fort inutilement à l'égard de mille personnes qui ne comprendront - jamais cette vérité. Je pense que vous comprendrez bien aisément la - douleur que cela fait à un coeur comme le mien.» - -Celui-ci nia pourtant, avec une énergique et noble indignation, avoir -rien reçu ni rien écrit de semblable à _certaines_ lettres qu'on lui -attribuait: - -«Ce que je ne puis dissimuler, dit-il (t. 12, p. 94 du _Procès de M. -Fouquet_), c'est l'horreur des outrages que mes ennemis ont vomi contre -mon honneur, au moment où j'ai été arrêté, ayant méchamment, et par un -complot qui ne peut avoir été concerté qu'avec les démons les plus -enragés, supposé des lettres scandaleuses que les plus perdues de toutes -les femmes publiques ne voudraient pas avoir écrites ni pensées, et -d'avoir eu l'effronterie de les publier sous des noms de personnes de -qualité qu'on a voulu diffamer par-là, et me rendre odieux au roi et au -public, encore que tout fût calomnieusement forgé dans la boutique de -ces abominables forgerons qui n'éviteront jamais le châtiment de leurs -méchancetés, puisqu'elles sont si détestables, qu'elles ne sauraient -être vengées que par l'enfer même qui les a produites, ou par une -pénitence publique qui répare la réputation de toutes les personnes qui -peuvent y avoir intérêt. - -»On a eu l'impudence de dire que ces lettres dissolues avaient été -trouvées sous mes scellés, et ceux qui les avaient mises dans leur -poche, en sortant de leur propre maison, ont feint de les avoir trouvées -dans la mienne. _Ils y ont mêlé le nom des personnes qui pouvaient -animer le roi contre moi_, et pendant que j'étais rigoureusement détenu -et sans commerce, on distribuait par tout le royaume les copies de ces -infâmes compositions d'un infâme auteur! - -»_Peut-on bien seulement entendre le récit de _CRIMES SI ÉNORMES_, sans -que les cheveux en dressent sur la tête?_ peut-on s'étonner assez de -l'excès d'une telle rage? et peut-il rester quelque action à laquelle -des gens capables d'avoir commis cette exécration aient fait scrupule de -se porter pour satisfaire leurs intérêts et leur ambition, puisqu'ils -ont bien pu se résoudre à celle-là, qui est le comble de toute la -malignité la plus diabolique? - -»L'on n'a pas voulu me permettre d'informer des papiers que l'on a -supposés malicieusement entre les miens; les coupables ont eu recours à -l'autorité du roi pour les mettre à couvert d'une recherche qu'ils ont -eu raison de craindre, et il ne me reste pas de voie humaine pour faire -connaître la vérité. Mais je prie le Dieu vivant, sévère vengeur des -parjures, en la présence duquel j'ai dicté et signé ceci, de me perdre -sans miséricorde, si ces infâmes lettres qu'on a fait courir par le -monde ne sont des pièces méchamment et calomnieusement fabriquées par -mes ennemis, lesquelles n'ont jamais été du nombre de mes papiers, et je -conjure en même temps la justice divine de rendre cette vérité si connue -et si manifeste, que le roi puisse apprendre l'indigne trahison qu'on a -faite, non seulement à moi, mais à sa majesté, et les honteux artifices -dont on s'est servi pour surprendre sa bonté et pour l'animer à ma -perte!» - -A cette éloquente déclaration, Fouquet ajouta la note suivante, signée -de sa main: _En écrivant ceci, j'en ai juré sur les saints Évangiles de -Dieu, en présence de mon conseil et de M. d'Artagnan_ (qui le gardait à -vue). - -Quelles étaient donc ces lettres _infâmes_ qui pouvaient _animer_ le roi -à la perte de Fouquet? Ce n'étaient point assurément ces billets remplis -de _douceurs fades_, qui avaient _réjoui_ le roi, selon Bussy-Rabutin. -Quels étaient ces _crimes si énormes_ dont on ne pouvait entendre le -récit, _sans que les cheveux en dressent sur la tête_? Fouquet n'eût -point qualifié de la sorte des propositions galantes adressées à Mlle de -La Vallière. Que contenait cette cassette, si secrètement ouverte, que -Letellier avait vu _seul avec le roi_ les lettres qui étaient -dedans[129]? Pourquoi ce serment fait sur l'Évangile avec tant de -solennité, pour nier toute participation à des lettres _scandaleuses_? -Fouquet paraissait moins ému lorsqu'il avait à répondre aux accusations -de lèze-majesté, de _voleries_ et de complots contre l'État. - - [129] Cette particularité se trouve dans un fragment des _Mémoires_ - manuscrits de Bussy-Rabutin, cité par M. de Monmerqué dans son - édition des _Lettres de Sévigné_, t. 1: ce fragment a été supprimé - dans toutes les éditions de ces _Mémoires_. Quant aux lettres de la - cassette, Mme de Motteville dit que «le roi et la reine sa mère les - ayant toutes lues, y virent des choses qui firent tort à beaucoup de - personnes.» - -Ici l'imagination se perd en conjectures, pour deviner les _crimes -énormes_ qu'on imputait au surintendant et qui ne furent pas articulés -contre lui dans son procès. On est entraîné malgré soi à réfléchir sur -la nouvelle d'_Adelaïs_, cette justification posthume de Fouquet. - -Le roi, qui était sans doute juge et partie dans cette cause, plus -scandaleuse que criminelle, se garda bien d'ordonner les informations -que réclamait Fouquet. Mais les copies de ces lettres[130] se -multiplièrent toutefois, de même que les originaux qu'on fabriquait -exprès tous les jours pour affliger les personnes les plus respectables -par leurs moeurs. «Par ces lettres, dit Mme de Motteville (_Mémoires_, -Collect. Petitot, 2e série, t. 40, p. 143), on vit qu'il y avait des -femmes et des filles qui passaient pour sages et honnêtes, qui ne -l'étaient pas. Il y en eut même de celles-là qui souffrirent pour lui, -qui firent voir que ce ne sont pas toujours les plus aimables, les plus -jeunes ni les plus galans, qui ont les meilleures fortunes, et que c'est -avec raison que les poètes ont feint la fable de Danaé et de la pluie -d'or.» - - [130] Quelques-unes de ces curieuses lettres nous ont été conservées: - elles étaient dans les archives de la Bastille, avec cette note - écrite sur la liasse: «Toutes ces copies ont été données à Limoges à - M. de La Fresnaye, le 17 novembre 1661.» Les éditeurs des _Mémoires - historiques sur la Bastille_ ont recueilli ces copies, dont - l'authenticité est incontestable; t. 1, p. 55 et suivantes. - -La pourvoyeuse ordinaire de Fouquet, Mme Duplessis-Bellière, qui s'était -chargée de marchander les faveurs de Mlle de La Vallière, fut exilée à -Montbrison, et les demoiselles de Menneville et de Montalais, qui -avaient trempé dans la conspiration contre la fidélité de la belle -maîtresse du roi, furent envoyées dans un couvent, malgré leur condition -de filles d'honneur de la reine. - -Cependant les soupçons restèrent dans les jeunes têtes de la cour, au -sujet des relations de Fouquet avec Mlle de La Vallière; car, si d'une -part on montrait une lettre de Mme Duplessis au surintendant: «Je ne -sais plus ce que je dis ni ce que je fais, lorsqu'on résiste à vos -intentions. Je ne puis sortir de colère, lorsque je songe que cette -demoiselle a fait la capable avec moi; pour captiver sa bienveillance, -je l'ai encensée par sa beauté qui n'est pourtant pas grande, et puis -lui ayant fait connaître que vous empêcheriez qu'elle ne manquât de rien -et que vous aviez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma -contre moi, disant que vingt-cinq mille n'étaient pas capables de lui -faire faire un faux pas; et elle me répéta cela avec tant de fierté, -que, quoique je n'aie rien oublié pour la radoucir avant que de me -séparer d'elle, je crains fort qu'elle n'en parle au roi; de sorte qu'il -faudra prendre le devant; pour cela, ne trouvez-vous pas à propos de -dire, pour la prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent et que vous -lui en avez refusé[131]?» d'une autre part, on donnait une -interprétation contraire à cette lettre de Fouquet, qu'on supposait -adressée à mademoiselle de La Vallière: «Puisque je fais mon unique -plaisir de vous aimer, vous ne devez pas douter que je ne fasse ma joie -de vous satisfaire; j'aurais pourtant souhaité que l'affaire que vous -avez désirée fût venue purement de moi: mais je vois bien qu'il faut -qu'il y ait toujours quelque chose qui trouble ma _félicité_, et -j'avoue, ma chère demoiselle, qu'elle serait trop grande, si la fortune -ne l'accompagnait quelquefois de quelques traverses. Vous m'avez causé -aujourd'hui mille distractions, en parlant au roi; mais je me soucie -fort peu de ses affaires, pourvu que les nôtres aillent bien[132].» Le -voile des carmélites fut depuis jeté sur ces souvenirs, qui n'avaient -pas de quoi plaire à l'orgueilleux prince. - - [131] Toute la lettre est imprimée à la p. 58, du t. 1 des _Mémoires - historiques sur la Bastille_. M. de Monmerqué, qui ne hasarde jamais - une citation sans remonter à la source originale, a pourtant - reproduit cette lettre dans une note des _Mémoires de Conrard_, ce - qui fait présumer qu'il l'avait trouvée dans les manuscrits de ce - laborieux compilateur. - - [132] C'est l'abbé de Choisy qui rapporte cette lettre (_Mémoires_, - Coll. Petitot, 2e série, t. 63, p. 264); il la croit adressée à Mlle - de Montalais, l'une des maîtresses du surintendant; mais cette fille - d'honneur ne parlait pas au roi, de manière à causer _mille - distractions_ à Fouquet. Les éditeurs ont lu dans le manuscrit les - _vôtres_ au lieu des _nôtres_, ce qui ne répond pas au sens général - de la lettre. - -Mais lorsque, vers l'année 1680, la veuve Scarron, devenue marquise de -Maintenon, parvint, à force de finesse, d'intrigue et de fausseté, à -supplanter Mme de Montespan, et à se guinder jusqu'au lit royal, Louis -XIV eut tout-à-coup les oreilles rebattues de ces anciennes lettres -découvertes dans la cassette de Fouquet, pièces de conviction des -mystères voluptueux de Saint-Mandé. - -Alors on reproduisit ce billet de Mme Scarron: «Je ne vous connais point -assez pour vous aimer, et quand je vous connaîtrais, peut-être vous -aimerais-je moins. J'ai toujours fui le vice, et naturellement je hais -le péché; mais je vous avoue que je hais encore davantage la pauvreté. -J'ai reçu vos dix mille écus: si vous voulez en apporter encore dix -mille dans deux jours, je verrai ce que j'aurai à faire.» - -On commenta cet autre billet, plus concluant que le premier: «Jusqu'ici -j'étais si bien persuadée de mes forces, que j'aurais défié toute la -terre; mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai eue avec vous -m'a charmée. J'ai trouvé dans votre entretien mille douceurs, à quoi je -ne m'étais pas attendue: enfin, si je vous vois seul jamais, je ne sais -ce qui arrivera[133].» - - [133] Ces deux billets sont dans les _Mém. hist. sur la Bastille_, t. - 1, p. 57. La Beaumelle, dans les _Mémoires de Mme de Maintenon_, t. - 1, ch. 15, raconte, avec ses réticences ordinaires, l'anecdote à - laquelle ces lettres ont rapport. «Après la mort de Scarron, sa - veuve alla demander au surintendant la survivance de la pension - qu'il faisait au pauvre poète, et Fouquet voulut avoir les bénéfices - de sa libéralité: il envoya un écrin magnifique à la belle veuve, - qui, éclairée sur les intentions de ce protecteur intéressé, refusa - les diamans et garda sa vertu.» La Beaumelle n'a pas réussi - cependant à innocenter la démarche de Mme Scarron auprès du sultan - de Saint-Mandé. - -Ces billets-doux et d'autres prirent des voix offensantes propres à -chagriner le roi, qui avait disgracié son favori Lauzun pour le punir de -s'être caché sous le lit de Mme de Montespan, et qui sentait les -vieilles piqûres d'amour-propre aussi cuisantes que de nouvelles. - -Ce fut bien pis quand on tira des lettres de Scarron une preuve assez -malhonnête des rendez-vous de Françoise d'Aubigné et de Fouquet: «Mme -Scarron, écrivait le cul-de-jatte au maréchal d'Albret, a été à -Saint-Mandé. Elle est fort satisfaite de la civilité de Mme la -surintendante, et je la trouve si férue de tous ses attraits, que j'ai -peur qu'il ne s'y mêle quelque chose d'impur?» - -On se rappela une foule de passages des lettres de Scarron, qu'on avait -recueillies autrefois comme des chefs-d'oeuvre de goût dans les ruelles -de l'hôtel Rambouillet. Ici, Mme Scarron avait gagné des flacons -d'argent aux loteries du surintendant; là, le mari réclamait l'exécution -des promesses faites à sa femme par Fouquet; Scarron recommandait l'un -après l'autre tous les parens de sa femme, et mettait toujours sa femme -en avant pour obtenir des _dons_ et des grâces de son _héros, le plus -généreux de tous les hommes, aussi bien que le plus habile homme du -siècle_[134]. - - [134] Voyez les lettres de Scarron dans ses _Dernières oeuvres_, - Paris, 1752, in-12, t. 2. «La requête que je vous envoie, écrit-il à - Fouquet, est pour un parent de ma femme, qui a toujours été bon - serviteur du roi, et qui est persuadé que vous me faites l'honneur - de m'aimer.» Il écrit une autre fois: «Cette affaire est la dernière - espérance de ma femme et de moi.» Il ne se lasse point de demander: - «Je vous prie de vous souvenir de la promesse que vous avez faite à - ma femme touchant le marquisat de son cousin de Circe.» Il ne rougit - pas même de son rôle d'importun: «Je crois qu'il ne se passe point - de jour que quelque chevalier ou quelque dame affligée ne vous aille - demander un don.» - -Mais ce qui fournit surtout des armes à la malignité contre Mme de -Maintenon, ce fut le souvenir de la querelle de Scarron contre Gilles -Boileau, qui avait peu _ménagé_ la femme du cul-de-jatte dans cette -épigramme: - - Vois sur quoi ton erreur se fonde, - Scarron, de croire que le monde - Te va voir pour ton entretien: - Quoi! ne vois-tu pas, grosse bête, - Si tu grattais un peu ta tête - Que tu le devinerais bien[135]? - - [135] Malgré les apologies de La Beaumelle, qui représente la jeunesse - de Françoise d'Aubigné comme très-édifiante, il paraît certain que - cette amie de Ninon menait une vie peu régulière, et fréquentait une - compagnie où les exemples de libertinage ne lui manquaient pas, - témoin ce passage d'une lettre de son mari: «L'honneur de votre - souvenir, écrivait-il au duc d'Elbeuf, me consolera de l'absence de - Mme Scarron, que Mme de Montchevreuil m'a enlevée. J'ai grand'peur - que cette dame débauchée ne la fasse devenir sujette au vin et aux - femmes, et ne la mette sur les dents devant que me la rendre.» Au - reste, Scarron savait à quoi s'en tenir sur la conduite de sa femme, - qu'il révéla lui-même dans une chanson, avec laquelle on tympanisait - à la cour Mme de Maintenon: cette chanson finit ainsi: - - Pour porter à l'aise - Votre chien de cu, - Tous les jours une chaise - Coûte un bel écu - A moi, pauvre cocu. - -Scarron, piqué au vif d'avoir _deviné_, ne s'était pas contenté de -répondre par un débordement d'épigrammes grossières; il avait appelé à -son aide la protection de son bienfaiteur, qui fit cesser ce combat -poétique où Mme Scarron était exposée à de rudes vérités; car Gilles -Boileau menaçait de ne plus _garder de mesures pour le sexe_; mais on -lui ferma la bouche en lui remontrant que _les coups d'épigramme -pourraient dégénérer en coups de bâton_. Mme Scarron avait eu l'esprit -de ne pas _daigner s'offenser_ de l'épigramme _fort insolente_ décochée -contre elle; Fouquet s'en offensa et força Boileau de récuser ses vers, -avant que des _personnes de qualité_ se chargeassent _d'office_ de -venger l'honneur des dames. Scarron avoua qu'il n'y avait _rien de -commun_ entre lui et sa femme, comme le lui reprochait son adversaire, -et il adressa le récit du débat satirique au surintendant qui en était -la cause indirecte[136]. - - [136] _Dernières oeuvres_ de Scarron, éd. de 1752, t. 2, p. 198 et - suiv. - -Les ennemis de Mme de Maintenon eurent beau jeu pour la décrier, en -exhumant ses anciennes galanteries et en faisant sonner haut la somme -dont Fouquet avait payé, vingt ans auparavant, ce que le roi payait -alors plus chèrement de sa gloire et de sa couronne. «Mme de Montespan -n'a rien oublié pour me nuire, écrivait en 1679 Mme de Maintenon: elle a -fait de moi le portrait le plus affreux.» Elle écrivait à son frère vers -la même époque: «Il n'y a _rien de nouveau_ dans les déchaînemens que -l'on a contre moi[137];» et dans une autre lettre: «Ne prenez point feu -sur le mal que vous entendez dire de moi. On est enragé, et on ne -cherche qu'à me nuire. Si on n'y réussit pas, nous en rirons; si l'on y -réussit, nous souffrirons avec courage. Veillez à vos discours par -rapport à moi. On vous en fait tenir de bien insensés, qu'on me répète -avec complaisance; du reste on s'accoutume à tout[137].» - - [137] _Lettres de Mme de Maintenon_, 1756, t. 1, p. 178 et suiv. - -En 1676, la Brinvilliers avait accusé Fouquet de tentatives -d'empoisonnement, sans doute sur la personne du roi: «Admirez le -malheur, s'écrie Mme de Sévigné à cette occasion (lettre du 22 juillet), -cette créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait et a dit ce qu'on -ne demandait pas; par exemple, elle a dit que M. Fouquet avait envoyé -Glazel, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir une herbe -qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle chose à -Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement, et quel prétexte pour -_achever_ ce pauvre infortuné! Tout cela est bien suspect; on ajoute -encore bien des choses.» Cette dénonciation, que les ennemis de Fouquet -avaient soufflée sans doute à l'empoisonneuse sur la sellette, rappela -qu'on avait trouvé des poisons sous les scellés mis en 1661 dans la -maison de Saint-Mandé, et qu'on avait autrefois soupçonné le -surintendant de s'être défait du cardinal Mazarin[138]. - - [138] «On a dit qu'on avait trouvé des poisons chez lui, et on eut - quelque soupçon qu'il avait empoisonné le feu cardinal.» _Mémoires - de Mme de Motteville_, Coll. Petitot, 2e série, t. 40, p. 145. On - lit dans les _Lettres_ de Guy-Patin, 7 mars 1661: «Il court un bruit - que je tiens faux, que l'on a découvert que le cardinal Mazarin est - mort empoisonné; ôtés les petits grains d'opium et un peu de vin - émétique que l'on peut lui avoir donnés, ses veilles perpétuelles, - sa tumeur oedémateuse, ses faiblesses inopinées, ses suffocations - nocturnes, son dégoût universel et la perte d'appétit, en voilà plus - qu'il n'en faut pour mourir sans poison, mais c'est que l'on ne peut - empêcher les sots de parler.» - -Au commencement de 1680, la Voisin, dont le procès fut la continuation -de celui de la Brinvilliers, ne manqua pas sans doute d'accuser aussi -Fouquet, elle qui imputait des homicides à Racine et à La Fontaine! - -Un vieux prêtre, Étienne Guibourg, complice et co-accusé de la Voisin, -déclara devant la _Chambre ardente_ de l'Arsenal, qu'_on avait formé le -complot d'empoisonner M. Colbert_, et qu'un nommé Damy avait été chargé -d'exécuter ce crime qui ne réussit pas, la dose du poison n'étant point -assez forte pour causer la mort; il déclara en outre «que M. -Pinon-Dumartray, conseiller au parlement, avait des liaisons avec lui, -et qu'il lui avait dit qu'il avait dessein d'empoisonner le roi, contre -lequel il avait, disait-il, beaucoup de ressentiment de ce qu'il avait -fait emprisonner M. Fouquet, dont M. Pinon était parent[139].» - - [139] _Mémoires historiques sur la Bastille_, t. 1, p. 138. J'ai - cherché à découvrir les interrogatoires et les procédures de la - Chambre des poisons; j'espérais y puiser de plus amples détails sur - l'accusation portée contre Fouquet; mais j'ai su de M. Villenave que - les pièces les plus importantes avaient été détruites avant la - révolution. Cependant beaucoup de papiers relatifs à cette affaire - restaient encore, tirés des archives de la Bastille; M. de Monmerqué - les avait triés et analysés en partie à la Bibliothèque de - l'Arsenal, lorsqu'il s'occupait de sa précieuse édition des _Lettres - de Mme de Sévigné_; depuis quinze ans, ces papiers sont rentrés dans - les greniers, et nous n'avons pas réussi à les découvrir de nouveau, - malgré de nombreuses démarches pour en retrouver la trace. - -Le nom de Fouquet figura donc dans ce lugubre et mystérieux procès dont -les pièces furent anéanties avec soin, comme pour effacer les vestiges -des iniquités de la justice. Quelle devait être la fureur du roi contre -Fouquet, quand on voit Louis XIV, fanatisé par Mme de Maintenon, envoyer -à la Bastille son brave maréchal de Luxembourg, exiler son ancienne -maîtresse, la comtesse de Soissons, et laisser traîner sur la sellette -les plus illustres personnages de sa cour, confrontés avec de vils -scélérats qui, dans l'espoir de se soustraire au bûcher, se rattachaient -à tout ce qui était puissant et honorable en France! Qu'on juge le -fanatisme de Louis XIV par ces paroles: «J'ai bien voulu que Mme la -comtesse de Soissons se soit sauvée; peut-être un jour en rendrai-je -compte à Dieu et à mes peuples[140]!» - - [140] _Lettres de Mme de Sévigné_, 24 janvier 1680. On peut apprécier - quelles intrigues avaient lieu dans le sein de la Chambre ardente, - par ce passage d'une autre lettre du 14 février 1680 (quinze jours - avant la prétendue mort de Fouquet): «La Chambre de l'Arsenal a - recommencé... Il y eut un homme qui n'est point nommé, qui dit à M. - de la Reynie: «Mais, monsieur, à ce que je vois, nous ne travaillons - ici que sur des sorcelleries et des diableries dont le parlement de - Paris ne reçoit point les accusations. Notre commission est pour les - poisons; d'où vient que nous écoutons autre chose?» La Reynie fut - surpris et lui dit: «Monsieur, nous avons des ordres - secrets.--Monsieur, dit l'autre, faites-nous une loi et nous - obéirons comme vous; mais, n'ayant pas vos lumières, je crois parler - selon la raison de dire ce que je dis.» Je pense que vous ne blâmez - pas la droiture de cet homme, qui pourtant ne veut pas être connu.» - -Ce fut le dernier coup contre le pauvre prisonnier. Mais Louis XIV avait -reçu de belles leçons de piété dans ses conférences mystiques avec Mme -de Maintenon: il n'ordonna pas la mort réelle de Fouquet. - - -VI. - -L'histoire du geôlier peut servir encore à éclaircir celle du -prisonnier. - -M. Saint-Mars, qui eut tour à tour la garde de Fouquet et du _Masque de -Fer_, s'appelait Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars. C'était un -petit gentilhomme champenois, des environs de Montfort-l'Amaury, qui -n'avait aucune ressource de patrimoine lorsqu'il fut admis dans la -première compagnie des mousquetaires du roi. Son exactitude dans le -service lui fit obtenir le grade de maréchal-de-logis à l'âge de -trente-quatre ans, et, en cette qualité, il contribua avec son capitaine -d'Artagnan à l'arrestation de Fouquet. - -Durant tout le procès, il remplit rigoureusement l'emploi de surveillant -auprès de l'accusé, et l'ardeur avec laquelle il s'acquittait de son -devoir attira sur lui l'attention du roi, qui s'applaudit d'avoir trouvé -l'homme qu'il cherchait pour l'attacher irrévocablement à la garde de -Fouquet, condamné à une détention perpétuelle. On le nomma, en décembre -1664, capitaine d'une compagnie-franche, avec le titre de commandant de -la prison de Pignerol et les appointemens de gouverneur de place forte -(6000 livres), pour garder Fouquet. Son autorité, à peu près absolue -dans le _donjon_, se trouvait indépendante de celle du lieutenant du -roi, M. Lamothe de Rissan, comme de celle du gouverneur de la ville, M. -d'Herleville. - -A peine installé dans son commandement, Saint-Mars, qui ne voulait pas -s'arrêter au début de sa fortune, se mit en mesure de poursuivre ce -chemin, en épousant une demoiselle de Moresant, fille d'un simple -bourgeois de Paris, mais soeur du commissaire des guerres de Pignerol, -et de la belle Mme Dufresnoy, maîtresse du marquis de Louvois, qui avait -fait créer pour elle une charge de _dame du lit de la reine_. Il gagna -donc les bonnes grâces de Louvois par l'entremise de M. Dufresnoy, -premier commis au département de la guerre; et l'appui de Mme Dufresnoy -_ne lui a pas nui dans l'occasion_. - -Tant que dura ostensiblement la prison de Fouquet, Saint-Mars jouit d'un -crédit considérable à la cour: il procurait des places, des grades et -des pensions aux gens qu'il recommandait à Louvois; il balançait sans -cesse l'autorité du lieutenant du roi et du gouverneur de Pignerol -réunis; il recevait tous les ans d'énormes _gratifications_ sur la -cassette du roi. Enfin la manière dont il avait gardé Fouquet, malgré -toutes les tentatives faites pour sa délivrance, invita le roi à -remettre dans les mains de ce geôlier infatigable un nouveau prisonnier -plus difficile à conserver. Les ruses du comte de Lauzun échouèrent -encore contre la vigilance de Saint-Mars, à qui la mort enleva, dit-on, -le malheureux Fouquet en 1680; un an après, Lauzun lui fut enlevé aussi -par des lettres de grâce[141]. - - [141] _Mémoires de M. d'Artagnan_ (par Sandras de Courtilz), Cologne, - 1701, 3 vol. in-12, t. 3, p. 222 et 385. _Annales de la cour et de - Paris pour les années 1697 et 1698_ (par le même), Cologne, 1701, 2 - vol. in-18, t. 2, p. 380. Ces deux ouvrages nomment _la Moresanne_, - la famille à laquelle appartenait la femme de Saint-Mars. Ce nom est - écrit _Damorezan_ dans les correspondances de Louvois; _Histoire de - la détention des Philosophes_, t. 1. C'est d'après une lecture - attentive de ces correspondances, qu'on peut se fixer sur la nature - des pouvoirs confiés à Saint-Mars. - -Cependant Saint-Mars, exclusivement occupé de la prison qu'il gouvernait -depuis plus de seize ans avec autant d'ordre que d'adresse, refusa, en -1681, le commandement militaire de la citadelle de Pignerol, que le roi -lui offrait en récompense de ses services, et n'accepta qu'à regret le -gouvernement du fort d'Exilles, vacant par la mort de M. de -Lesdiguières: il s'y rendit la même année avec _deux_ prisonniers -seulement, amenés de Pignerol chacun dans une litière fermée. Ces -prisonniers, qui _n'avaient aucun commerce_, furent certainement le -secrétaire du duc de Mantoue et l'homme au masque. «Comme il y a -toujours quelqu'un de mes deux prisonniers malades, écrivait-il le 4 -décembre 1681, ils me donnent autant d'occupation que jamais j'en ai eue -autour de ceux que j'ai gardés[142].» Ils restèrent _dans les remèdes_ -pendant plusieurs années, et Matthioli mourut à Exilles: -certainement Saint-Mars ne transféra qu'un seul prisonnier aux îles -Sainte-Marguerite, dont il fut institué gouverneur en 1687. - - [142] Voyez les lettres de Louvois et de Saint-Mars recueillies aux - archives des Affaires étrangères par MM. Roux-Fazillac et Delort. - -Ces changemens de résidence n'étaient peut-être pas sans dangers et sans -inconvéniens, puisque Saint-Mars les souhaitait peu; et il ne se fût pas -pressé de se rendre à son nouveau poste, sans un ordre de Louvois, qui -le força de partir immédiatement avec son prisonnier malade. La mort du -ministre qui avait toujours favorisé en lui le beau-frère de Mme -Dufresnoy n'influa pas sur son crédit à la cour; car il avait marié son -fils unique, qu'il perdit bientôt après, à la fille de M. Desgranges, -premier commis du comte de Pontchartrain, secrétaire-d'état de la -marine, puis chancelier de France; mais Saint-Mars, qui était _déjà fort -vieux et gras_[143], désirait du repos: il essaya de refuser, en 1698, -le gouvernement de la Bastille, vacant par la mort de M. de Bessemaux, -et répondit que «s'il plaisait à Sa Majesté de le laisser où il était, -il y demeurerait volontiers.» Barbezieux le força d'accepter sa -nomination, et le roi cassa, quelques jours après, une compagnie qui -avait été créée tout exprès pour la garde de Fouquet, et que Saint-Mars -avait menée avec lui aux îles Sainte-Marguerite et de Saint-Honorat, -quoique la prétendue mort de Fouquet semblât devoir motiver le -licenciement de cette compagnie. Saint-Mars alla donc à Paris avec _son -prisonnier_ et toutes les personnes qui possédaient ce secret. - - [143] Cette épithète doit s'entendre de la richesse de Saint-Mars, car - il est impossible de l'appliquer au portrait physique de cet - officier, que Renneville a peint de couleurs tout-à-fait - différentes: «C'était un petit vieillard, dit-il dans le récit de la - réception que lui fit ce gouverneur de la Bastille en 1703, de - _très-maigre_ apparence, branlant de la tête, des mains et de tout - son corps.» _Hist. de la Bastille_, t. 1, p. 32. - -Ces personnes étaient aussi les mêmes qui avaient eu part à la garde de -Fouquet, et par conséquent leur fidélité se trouvait garantie par -l'épreuve du temps, non moins que par des raisons d'intérêt ou de -famille. - -Saint-Mars, dès l'origine de son commandement à Pignerol, s'était -entouré de plusieurs de ses parens[144] qui le secondèrent avec zèle, -dans l'espoir de faire leur fortune: son cousin-germain, M. de -Blainvilliers, mousquetaire du roi, et _lieutenant à la garde de M. -Fouquet_, était souvent l'entremetteur des rapports confidentiels du -gouverneur au ministre, et des ordres du ministre au gouverneur: il -allait fréquemment de Pignerol à Versailles et à Saint-Germain[145], -pour y porter des dépêches secrètes concernant les _affaires_ de la -prison; il suivit Saint-Mars au fort d'Exilles; mais tout fait supposer -qu'il mourut avant le passage de son parent au gouvernement de la -Bastille. - - [144] Voici l'indication de quelques titres trouvés parmi d'anciens - papiers relatifs à la terre de Blainvilliers; M. Barbier d'Aucourt, - qui les a découverts, a bien voulu nous les communiquer pour ajouter - aux renseignemens que nous avions puisés dans l'ouvrage de - Renneville sur la famille de Saint-Mars, laquelle ne figure pas dans - les généalogies de Champagne, publiées en 1673 d'après les - _Recherches faites sous la direction de M. de Caumartin_, 2 vol. gr. - in-fº. - - «Le 20 juillet 1670, le sieur Zachée de Byot, écuyer, seigneur de - Blainvilliers, mousquetaire du roi et lieutenant à la garde de M. - Fouquet dans la citadelle de Pignerol, prête foi et hommage pour le - fief de Blainvilliers.» - - «Le 22 juillet 1670. Quittance de 500 liv. au nom de M. de - Blainvilliers, lieutenant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle - de Pignerol, pour droits de lots et ventes, à cause de l'acquisition - qu'il a faite de Bénigne d'Auvergne, sieur de Saint-Mars, son cousin - germain, des héritages qui lui appartenaient de la succession du - sieur de Blainvilliers, leur oncle, duquel ledit seigneur de - Saint-Mars était héritier pour une sixième portion, suivant le - partage qui en a été fait avec le sieur de Formanoir.» - - «Le 12 mars 1671. Eloy de Formanoir, seigneur de Corbest, tant en - son nom à cause de damoiselle Marguerite d'Auvergne, son épouse, que - comme ayant les droits cédés par écrit sous seing-privé, en date du - 22 novembre 1664, de Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars, - maréchal-des-logis des mousquetaires du roi et son lieutenant dans - la citadelle de Pignerol, fait une déclaration d'aveu pour le même - fief.» - - «Le 23 décembre 1714. Transaction pour une pièce de terre entre le - sieur Jean Presle, laboureur, et messire Guillaume de Formanoir, - chevalier, seigneur de Palteau, demeurant ordinairement en ladite - terre de Palteau, en Bourgogne, messire Louis Joseph de Formanoir, - seigneur de Saint-Mars et chevalier de l'ordre militaire de - Saint-Louis, demeurant ordinairement à Montfort, et le sieur Salmon, - prêtre, fondé de procuration de messire Louis de Formanoir, - chevalier, seigneur d'Erimont, commandant une compagnie pour le - service de Sa Majesté aux îles Sainte-Marguerite.» - - [145] Voyez la correspondance de Louvois, notamment les lettres du 29 - juillet 1678, 18 août 1679, 1er octobre 1679, etc., t. 1 de - l'_Histoire de la détention des Philosophes_: «J'ai entretenu le - sieur de Blainvilliers, écrit Louvois le 1er décembre 1678, et je - continuerai à lui parler de temps en temps dans les heures de loisir - que je pourrai avoir.» - -Un neveu de Saint-Mars, nommé Guillaume de Formanoir, dit _Corbé_, parce -qu'il avait d'abord porté le titre de la seigneurie de Corbest, fut, -pendant plus de trente ans, le confident et l'auxiliaire de son oncle, -qu'il accompagna de Pignerol à la Bastille, en qualité de -sous-lieutenant, puis de lieutenant, dans la compagnie-franche chargée -de la surveillance des prisonniers: il était encore _plus laid et plus -méchant_ que Saint-Mars, dont il espérait être le successeur; mais, -trompé dans son attente, il quitta le service du roi, et sortit alors de -la Bastille, où il était abhorré, pour se retirer en Champagne, dans la -terre de Palteau que son oncle en mourant lui avait laissée avec -d'autres biens. Ses friponneries, ses crimes, sont marqués au fer rouge -par Constantin de Renneville, qui en avait tant souffert; mais l'infâme -_Corbé_ était devenu M. de Palteau, pour _jouir en paix du sang et des -larmes de mille malheureux dont ses richesses étaient le prix_[146]. - - [146] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. - 76; t. 5, p. 406. - -D'autres neveux de Saint-Mars remplirent long-temps des grades presque -héréditaires dans les compagnies-franches des prisons d'état, en -récompense du dévouement éprouvé de ce vieux gardien de Fouquet et du -_Masque de Fer_. - -Le major Rosarges, dont le nom figure dans le Journal de Dujonca et dans -l'extrait mortuaire de _Marchialy_, était encore une créature de -Saint-Mars, qui l'amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, et le -fit major du château. Ce provençal, _le plus brutal des hommes_, avait -passé toute sa vie auprès du gouverneur, et il mourut le 19 mai 1705, -_les intestins brûlés par la quantité excessive d'eau-de-vie qu'il avait -bue_[147]. Rosarges remplaçait Saint-Mars dans les rares et courtes -absences que celui-ci fut forcé de faire avec la permission du ministre, -et c'est lui sans doute que Saint-Mars désigne sous ce titre: _mon -officier_, en faisant mention de la personne de confiance qui avait soin -du prisonnier masqué, et qui ne devait _jamais lui parler_[148]. - - [147] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. - 43, p. 79; t. 3, p. 393. - - [148] Lettres de Louvois, du 4 décembre 1681, et de Saint-Mars à - Louvois, du 11 mars 1682 et du 20 janvier 1687; dans l'ouvrage de - Roux-Fazillac. - -Saint-Mars, arrivant à la Bastille, était encore accompagné du nommé -Lécuyer, qui le servait depuis trente ans, et qu'il fit capitaine des -portes. Ce vieillard, _bien moins méchant que le major, avait encore -quelque espèce de crainte de Dieu_. Le porte-clef Ru, provençal, venait -aussi des îles Sainte-Marguerite, à la suite du _Masque de Fer_[149]. -L'abbé Giraut, qui confessa cet inconnu à l'article de la mort, _ce bouc -exécrable_, comme l'appelle Renneville, avait été confesseur des -prisonniers aux îles Sainte-Marguerite, et probablement à Pignerol, -avant de passer comme aumônier à la Bastille, où ses débauches et ses -dilapidations eurent grand besoin de la faveur spéciale de Saint-Mars -pour n'être pas démasquées et punies[150]. Il savait sans doute le nom -et la condition du prisonnier qu'il confessait. - - [149] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. - 54 et 79. - - [150] _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. - 82. - -Quant à Reilh, qui signa l'acte de décès sur les registres de -Saint-Paul, ce chirurgien était entré à la Bastille par la -recommandation de l'abbé Giraut; et comme il avait été _frater_ dans une -compagnie d'infanterie, on peut présumer que l'apprentissage de ce -_frater_ eut lieu aux îles Sainte-Marguerite sous les yeux de -Saint-Mars, qui donnait ses _vieilles perruques_ et _ses vieux -justaucorps_ à ce sinistre opérateur, aussi mal famé que sa médecine -parmi les pensionnaires de la prison[151]. Abraham Reilh, complaisant du -gouverneur, qui ajouta pour lui le titre et les appointemens -d'apothicaire à ceux de chirurgien du château, devait peut-être cette -faveur à sa discrétion, en cas qu'il fût le même _frater_ qui trouva au -bord de la mer une chemise couverte d'écriture, et l'apporta -sur-le-champ à Saint-Mars, sans avoir rien lu de ce qu'elle contenait. -Mais alors il ne faudrait pas admettre le reste de la tradition qui -raconte que ce _frater_ fut trouvé mort dans son lit. - - [151] _Idem_, t. 1, p. 79. - -Saint-Mars, en se rendant à la Bastille, avait obéi à contre-coeur, -comme s'il craignait de perdre bientôt _son_ prisonnier, qui ne survécut -que quatre années et demie à sa translation, et Saint-Mars, qui avait -plus de quatre-vingts ans à cette époque, resta gouverneur jusqu'à sa -mort. Quand elle arriva, le 26 septembre 1708, il était entièrement -oublié du monde, auquel il avait dit adieu depuis 1661, pour partager -pendant près d'un demi-siècle la captivité d'une grande victime[152]. - - [152] _Annales de la cour et de Paris_, t. 2, p. 380 et 381. - _Inquisition française_ ou _Histoire de la Bastille_, t. 1, p. 73 et - suiv. - -Le caractère de Saint-Mars a été jugé diversement, selon les temps et -les personnes. «On dit que celui qui gardera M. Fouquet à Pignerol est -un fort honnête homme,» écrivait Mme de Sévigné, le 25 janvier 1665. -«C'était un homme sage et exact dans le service,» disent les _Mémoires -de d'Artagnan_. «On jeta les yeux sur lui, dit Constantin de Renneville -qui ne pouvait qu'être partial au sortir de la Bastille, parce qu'on -crut ne pouvoir pas trouver d'homme, dans tout le royaume, plus dur et -plus inexorable. La férocité brutale avec laquelle ce tyran traita cet -illustre malheureux a quelque chose de si terrible, qu'elle serait -capable de faire rougir les Denis et les Néron.» Il faut avouer que ce -portrait est bien loin de ressembler à celui qu'on peut extraire des -correspondances de Louvois. Saint-Mars était, ce me semble, d'une humeur -sombre, froide, silencieuse, d'une défiance continuelle et d'une fermeté -inflexible: un secret d'état ne courait aucun risque avec un pareil -homme. - -Il fit une _fortune prodigieuse_ dans ses différens commandemens, où il -avait, _sans compter le tour du bâton_, des appointemens considérables. -«Certains prisonniers, qui avaient été enfermés aux îles -Sainte-Marguerite, l'accusaient d'avoir poussé la fureur jusqu'à laisser -mourir de faim et même faire étouffer plusieurs de ses prisonniers, dont -il ne laissait pas de toucher la pension, comme s'ils eussent été -vivans, long-temps après leur mort.» Quelles que fussent les sources de -ses richesses _immenses_, elles lui permirent d'acheter en Champagne -plusieurs terres seigneuriales, entre autres celles de Dimon et de -Palteau. Il fut nommé chevalier des ordres du roi, bailli et gouverneur -de Sens. Ces honneurs, ces dignités, ces richesses, récompensaient le -geôlier de Fouquet et du _Masque de Fer_[153]. - - [153] _Annales de la cour et de Paris_, t. 2, p. 380 et 381. - _Inquisition française_, t. 1, p. 75 et 76. Voyez dans le tome 1er - de l'_Histoire de la détention des Philosophes_, plusieurs - ordonnances du roi pour paiement de gratifications à Saint-Mars, _en - considération de ses services et pour lui donner moyen de les - continuer_. L'un de ces _bons_, du 30 janvier 1670, est de _quinze - mille livres_. - -Les lettres de Saint-Mars prouvent qu'il désignait Fouquet par cette -qualification: _mon prisonnier_, quoique bien d'autres prisonniers -fussent sous sa garde, et qu'il continua toujours à employer le même -terme à l'égard du _Masque de Fer_, depuis la prétendue mort de Fouquet: -«Il y a des personnes qui sont quelquefois si curieuses, écrivait-il de -Pignerol à Louvois (le 12 avril 1670), de me demander des nouvelles de -_mon prisonnier_, ou le sujet pourquoi je fais faire tant de -retranchemens pour ma sûreté, que je suis obligé de leur faire des -_contes jaunes_ pour me moquer d'eux[154].» Il lui écrivait d'Exilles, -le 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien mes ordres pour la garde de -_mon prisonnier_, que je puis bien vous en répondre[155].» Il lui -écrivait des îles Sainte-Marguerite, le 3 mai 1687: «Je n'ai resté que -douze jours en chemin, à cause que _mon prisonnier_ était malade, à ce -qu'il disait n'avoir pas autant d'air qu'il l'aurait souhaité. Je puis -vous assurer, monseigneur, que personne au monde ne l'a vu, et que la -manière dont je l'ai gardé et conduit pendant toute ma route fait que -chacun cherche à deviner qui peut être _mon prisonnier_.» Or, quel était -en effet le véritable _prisonnier_ de Saint-Mars, qui avait été nommé à -la _garde_ de Fouquet en 1664, et qui ne fut chargé que par accessoire -de garder d'autres prisonniers? N'est-ce pas toujours le même personnage -à différentes époques? - - [154] T. 1 de l'_Histoire de la détention des Philosophes_, p. 169. - - [155] Voyez cette lettre et les suivantes dans les ouvrages de MM. - Roux-Fazillac et Delort. - -Les ministres, dans leur correspondance, se servaient aussi d'une -dénomination semblable pour Fouquet et le _Masque de Fer_; Louvois, en -parlant du surintendant à Saint-Mars, dit fréquemment: _votre -prisonnier_, ou _le prisonnier_, comme faisait en 1691 Barbezieux, -parlant de l'homme au masque. - -Quant à cette lettre de Barbezieux, datée de 1691, par laquelle on fixe -le temps de la captivité du _Masque de Fer_, ce temps ne se rapporte pas -absolument à celui que Fouquet aurait passé en prison, dans le cas où il -eût vécu jusqu'à cette année-là; mais Barbezieux, en disant à -Saint-Mars: _Le prisonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans_, -n'a pas prétendu donner une date précise; et, léger d'esprit comme il -l'était, il a fort bien pu mettre _vingt ans_ au lieu de _vingt-sept -ans_; d'ailleurs, ce jeune ministre, né en 1668, n'avait pas vu -commencer la détention de Fouquet, s'en était peu informé comme d'un -événement tout-à-fait indifférent, et savait seulement par ouï-dire que -ce malheureux était à Pignerol depuis plus de vingt ans. - -Le transport de Fouquet au fort de la Pérouse, en 1665, après le -désastre de l'explosion des poudrières à Pignerol, et son retour dans -cette prison en 1666, ressemblent de tout point aux passages du -prisonnier masqué au fort d'Exilles, à l'île de Sainte-Marguerite et à -la Bastille. - -L'Instruction du roi, du 29 juin 1665, porte: «Capitaine Saint-Mars, -vous transférerez ledit Fouquet au fort de la Pérouse, vous faisant -escorter par les officiers et soldats de votre compagnie, et vous -servant, pour cet effet, de la voiture que vous jugerez la plus -convenable.» - -Lorsqu'il s'agit de ramener Fouquet à Pignerol, Louvois écrit à -Saint-Mars, le 17 juillet 1666: «Il est inutile que je vous explique -toutes les précautions que Sa Majesté prend pour la sûreté du prisonnier -durant sa marche, mais je dois seulement vous assurer que Sa Majesté se -remet à votre prudence du temps et de la forme de votre départ; elle se -promet que vous prendrez si bien vos précautions, que M. Fouquet ne -pourra s'échapper de vos mains, et qu'à l'exception de ceux qui ont -travaillé à l'exécution desdits _ordres_, et qui sont gens discrets et -fidèles, personne n'a connaissance qu'ils soient faits et envoyés[156].» - - [156] Voyez le premier volume de l'_Histoire de la détention des - Philosophes_, p. 94 et 131. - -Saint-Mars écrit au ministre, le 20 janvier 1687: «Si je mène mon -prisonnier aux îles, je crois que la plus sûre voiture serait une chaise -couverte de toile cirée, de manière qu'il aurait assez d'air, sans que -personne le pût voir ni lui parler pendant la route, pas même mes -soldats, que je choisirai pour être proche de la chaise, qui serait -moins embarrassante qu'une litière qui pourrait se rompre[157].» Durant -ce voyage, le _Masque de Fer_ était dans cette chaise fermée, et -Saint-Mars le suivait en litière, comme lors de la translation du -prisonnier à la Bastille. N'est-ce pas en effet un pareil voyage que M. -de Palteau a décrit dans sa lettre? - - [157] Cette lettre a été extraite des archives des Affaires étrangères - par Roux-Fazillac. - -Enfin les précautions qu'on prenait pour rendre sûre la prison du -_Masque de Fer_ avaient été aussi employées pour Fouquet. - -Voici ce que Saint-Mars écrivait du fort d'Exilles, à Louvois, le 11 -mars 1682: «Mes prisonniers (l'un des deux était l'homme au masque) -peuvent entendre parler le monde qui passe au chemin qui est au bas de -la tour où ils sont; mais eux, quand ils voudraient, ne sauraient se -faire entendre; ils peuvent voir les personnes qui seraient sur la -montagne qui est devant leurs fenêtres; mais on ne saurait les voir, à -cause des grilles qui sont au-devant de leurs chambres. J'ai deux -sentinelles de ma compagnie, nuit et jour, des deux côtés de la tour, à -une distance raisonnable, qui voient obliquement la fenêtre des -prisonniers: il leur est consigné d'entendre si personne ne leur parle -et si ils ne crient pas par leur fenêtre, et de faire marcher les -passans qui s'arrêteraient dans le chemin ou sur le penchant de la -montagne. Ma chambre étant jointe à la tour, qui n'a d'autre vue que du -côté de ce chemin, fait que j'entends et vois tout, et même mes deux -sentinelles qui sont toujours alertes par ce moyen-là. Pour le dedans de -la tour, je l'ai fait séparer d'une manière où le prêtre qui leur dit la -messe ne les peut voir, à cause d'un tambour que j'ai fait faire, qui -couvre leurs doubles portes. Les domestiques, qui leur portent à manger, -mettent ce qui fait de besoin aux prisonniers sur une table qui est là, -et mon lieutenant (Rosarges, sans doute) leur porte (en présence de -Saint-Mars)[158].» - - [158] Extraite des mêmes archives par le même. - -Louvois écrivait à Saint-Mars, le 30 juillet 1666: «Il ne se peut rien -ajouter aux précautions que vous prenez pour la garde de M. Fouquet, et -je ne saurais vous donner d'autre conseil que de vous convier à -continuer comme vous avez commencé.» Le 14 février 1667: «Comme par les -écritures du prisonnier, il paraît qu'il souhaite qu'il ait vue du côté -des chapelles qui sont sur la montagne, il sera de votre soin d'empêcher -qu'il ne puisse rien voir de ce côté-là.» Le 7 décembre 1669: «Vous -ferez fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que -pareille chose ne puisse plus arriver (Fouquet avait parlé aux -sentinelles), et veiller exactement qu'il ne puisse rien voir sans que -vous le découvriez.» Le 1er janvier 1670: «Les jalousies de fil d'archal -que vous ferez mettre à ses fenêtres ne feront point l'effet que celles -de bois, à moins que vous ne les fassiez faire de même forme, -c'est-à-dire qu'il y ait autant de plein que de vide.» Le 26 mars 1670: -«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et le dehors du lieu où -il est enfermé, et de le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir -ni être vu de personne, et ne puisse parler à qui que ce soit, ni -entendre ceux qui voudraient lui dire quelque chose[159].» La _garde_ de -Fouquet semblait donc aussi difficile et non moins importante que celle -du _Masque de Fer_. - - [159] Ces lettres se trouvent dans le t. 1 de l'_Histoire de la - détention des Philosophes_. - -M. Dujonca, que Mme de Sévigné traite d'_ami_, avait, ce semble, des -qualités humaines et sociales qu'on n'appréciait guère chez un -lieutenant du roi à la Bastille: «Ses bonnes qualités l'emportaient -beaucoup sur les autres. Il était officieux, affable, doux, honnête; -mais ceux qui se plaignaient de lui l'accusaient d'être inquiet, vif, -remuant, d'une sévérité outrée, et de ne dire jamais la vérité.» M. -Dujonca avait consigné sur son journal l'entrée du _Masque de Fer_ à la -Bastille: peut-être chercha-t-il à pénétrer ce secret d'état qui avait -été mortel à plusieurs personnes indiscrètes. - -Le 29 septembre 1706, il fut, nous apprend Renneville, attaqué -brusquement _des douleurs de la mort, que l'on feignit être causée par -une colique_. «Corbé (Blainvilliers ou Formanoir) ne permit jamais que -personne parlât à ce malade, qui mourut sans administration de sacremens -et sans aucune consolation.» - -Renneville revient ailleurs sur cette mort, qu'il attribue à Corbé, -lequel aurait voulu s'emparer d'une somme considérable reçue par M. -Dujonca, peu de jours avant sa soudaine maladie. «Ru disait hautement à -tous les prisonniers que c'était Corbé qui avait fait empoisonner M. -Dujonca. M. d'Argenson, soit qu'il se doutât du sujet d'une mort si -inopinée, ordonna qu'on fît l'ouverture du corps; mais pas un des parens -n'y fut appelé, et l'opération fut faite par le même chirurgien (Reilh, -sans doute) que Ru protestait avoir préparé la médecine fatale[160].» - - [160] L'_Inquisition française_, t. 1, p. 77 et 78; t. 2, p. 351, et - t. 4, p. 212. - -On pourrait penser que M. Dujonca avait reconnu Fouquet sous le masque -de velours noir, et confié ce terrible mystère à Mme de Sévigné, qui -alla elle-même voir le lieutenant du roi à la Bastille, le 6 août 1703, -trois mois avant la mort de _Marchialy_! - -Ne saurait-on invoquer, à l'appui de cette présomption, l'amitié qui -existait, entre Mme de Grignan, fille de Mme de Sévigné, et cette dame -Lebret, femme de l'intendant de Provence, chargée des acquisitions de -linge fin et de dentelles à Paris, pour l'usage du prisonnier des îles -Ste-Marguerite[161]? N'était-ce pas un dernier service que Fouquet -retranché de la vie par anticipation, recevait encore de ses anciens -amis, qui n'osaient néanmoins mettre en doute sa mort, de peur de la -rendre nécessaire et irrécusable? - - [161] _OEuvres_ de Saint-Foix, t. 5, p. 271, note. - -Il serait facile d'étendre ainsi les inductions qui ajouteraient sans -doute quelque crédit, à une opinion fondée plus solidement sur des faits -et des dates. - - LE MASQUE DE FER ÉTAIT LE SURINTENDANT FOUQUET! - -Nous avons foi en notre système: nous regardons Colbert comme -l'inventeur de la nouvelle captivité de Fouquet, mort de son vivant, -sous le masque d'un prisonnier inconnu, et nous pensons que ce -raffinement de vengeance ou de politique contre le malheureux -surintendant est un fait moins important, mais plus honteux à la mémoire -de Louis XIV, que les dragonnades et la révocation de l'édit de Nantes. -Voilà pourquoi les descendans du _grand roi_ l'ont caché avec tant de -soin pour l'honneur de la royauté. - -Tel est le coeur humain: il étale avec orgueil un crime hardi et -brillant; mais il couvre de ses plus sombres replis une mauvaise action -entachée de lâcheté et de bassesse. - - -FIN. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER *** - -***** This file should be named 63201-8.txt or 63201-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/2/0/63201/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. 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Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/63201-8.zip b/old/63201-8.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index ac1c902..0000000 --- a/old/63201-8.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63201-h.zip b/old/63201-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 1c84140..0000000 --- a/old/63201-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63201-h/63201-h.htm b/old/63201-h/63201-h.htm deleted file mode 100644 index 82d9291..0000000 --- a/old/63201-h/63201-h.htm +++ /dev/null @@ -1,9498 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of L'homme au masque de fer, by Paul L. Jacob. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } -h3 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 2em 0 1em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.small, small { font-size: 90%; } - -i em, i .sc { font-style: normal; } -i sup { padding-left: .25em; } - - -span.roman { font-style: normal; } -em.small { font-style: normal; } - -.sc { font-variant: small-caps; } - -.ind { margin: 1em 0 1em 10%; text-indent: 0; } -.narrow { margin: 1em 10%; } -.epi { margin: 1em 0 1em 50%; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } -.stanza { margin-top: 1em; } -.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; } -.i1 { margin-left: 5%; } -.i2 { margin-left: 10% } -.i3 { margin-left: 15% } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -.attr { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } -.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } - -a { text-decoration: none; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; border-collapse: collapse; } -td { vertical-align: top; border-top: thin solid; border-bottom: thin solid; - border-left: thin solid; padding: .2em; } -td.c { text-align: center; border-left: medium solid; } - -.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } - - -.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; - text-decoration: none; font-style: normal; } -.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } -.footnote .label { } - -.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - - -</style> -</head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: L'homme au masque de fer - -Author: P. L. Jacob - -Release Date: September 14, 2020 [EBook #63201] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - - - - - - -</pre> - -<h1>L'HOMME<br /> -<span class="small">AU</span><br /> -<span class="large">MASQUE DE FER</span></h1> - -<p class="c"><span class="small">PAR</span><br /> -<span class="large">PAUL L. JACOB,</span><br /> -<b class="small">BIBLIOPHILE.</b></p> - - -<blockquote class="epi"> -<p>Livres nouveaulx, livres vielz et antiques.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Étienne Dolet.</span></p> - -</blockquote> -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span>.<br /> -VICTOR MAGEN ÉDITEUR,<br /> -21, <span class="small">QUAI DES AUGUSTINS.</span></p> - -<p class="c">1837.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><b>ŒUVRES</b><br /> -<span class="small">DE</span> <span class="large">PAUL L. JACOB</span>, <span class="small">BIBLIOPHILE</span>.</p> - - -<p class="c"><b>HISTOIRE.</b></p> - -<p class="drap">HISTOIRE DU SEIZIÈME SIÈCLE EN FRANCE, d'après les originaux, -manuscrits et imprimés; première série: règne de Louis XII, -4 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p>(Cet ouvrage ayant été détruit par l'incendie de la rue du Pot-de-Fer, -la publication se trouve suspendue provisoirement. Le cinquième volume -doit compléter la première série.)</p> - -<p class="drap">HISTOIRE DE L'HOMME AU MASQUE DE FER, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - - -<p class="c"><b>ROMANS-HISTOIRES.</b></p> - -<p class="drap">1437.—LA DANSE MACABRE, histoire du temps de Charles VII, -1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">1440.—LES FRANCS TAUPINS, histoire du temps de Charles VII, -3 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">1514.—LE ROI DES RIBAUDS, histoire du temps de Louis XII, -2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">1525.—LES DEUX FOUS, histoire du temps de François I<sup>er</sup>, -1 vol. in 8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">1680.—PIGNEROL, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">1692.—LA FOLLE D'ORLÉANS, histoire du temps de Louis XIV, -2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - - -<p class="c"><b>ROMANS DE MŒURS.</b></p> - -<p class="drap">DE PRÈS ET DE LOIN, roman conjugal, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">LE DIVORCE, histoire du temps de l'Empire, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">VERTU ET TEMPÉRAMENT, histoire du temps de la Restauration, -2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">UNE FEMME MALHEUREUSE, 1<sup>re</sup> partie: <span class="sc">Fille, Femme</span>, 2 vol. -in-8<sup>o</sup>.</p> - - -<p class="c"><b>CONTES ET NOUVELLES HISTORIQUES.</b></p> - -<p class="drap">LES SOIRÉES DE WALTER SCOTT, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">LE BON VIEUX TEMPS, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">QUAND J'ÉTAIS JEUNE, Souvenirs d'un vieux, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">MÉDIANOCHES, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">CONTES A MES PETITS ENFANS, 2 vol. in-12.</p> - -<p class="drap">CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - - -<p class="c"><b>LITTÉRATURE MÊLÉE.</b></p> - -<p class="drap">MON GRAND FAUTEUIL, poésies et dissertations historiques, 2 vol. -in-8<sup>o</sup>.</p> - - -<p class="c"><b>SOUS PRESSE;<br /> -<i class="large">Pour paraître à différentes époques:</i></b></p> - -<p class="drap">LA CHAMBRE DES POISONS, histoire du temps de Louis XIV, -2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">HISTOIRE DES FOUS EN TITRE D'OFFICE, 1 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">UNE FEMME MALHEUREUSE, 2<sup>me</sup> partie: <span class="sc">Amante, Mère</span>, 2 vol. -in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">L'AVORTON, histoire du temps de Louis XIV, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">LES VA-NU-PIEDS, histoire du temps de Louis XIII, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">PHYSIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE, suivie -de l'<i>Histoire des Acrobates littéraires</i>, 2 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p class="drap">HISTOIRE DE LA RÉGENCE DE PHILIPPE D'ORLÉANS, 6 vol. -in-8<sup>o</sup>.</p> - - -<p class="c gap"><span class="small">IMPRIMERIE DE V</span><sup>e</sup> <span class="small">DONDEY-DUPRÉ</span>, rue Saint-Louis, 46, au Marais.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak"><span class="small">A MON AMI</span><br /> -GUILBERT DE PIXÉRÉCOURT.</h2> - - -<p>Ce livre vous appartient, mon ami, puisque l'idée première -me vient de vous, ou du moins à cause de vous, -sans que vous vous en doutiez: à ce titre, j'attache beaucoup -de prix à cet ouvrage; et comme je le crois d'une -nature durable, fondé qu'il est sur une étude approfondie -du point le plus curieux de l'histoire moderne, je le choisis -comme un monument de marbre, où mon amitié veut -inscrire votre nom couronné par cinquante victoires dramatiques, -immortelles dans les fastes de notre théâtre!</p> - -<p>Mais ce n'est pas au dramaturge, surnommé le <i>Corneille -des boulevarts</i> par Charles Nodier, c'est au bibliophile -que j'adresse ici un témoignage public de mon vieil -attachement.</p> - -<p>Voici un livre fait avec des livres, et souvent avec -ceux de votre bibliothèque, malgré la devise fondamentale -écrite sur la porte de ce panthéon dédié aux illustrations -et aux raretés bibliographiques:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Tel est le triste sort de tout livre prêté:</div> -<div class="verse">Souvent il est perdu, toujours il est gâté.</div> -</div> - -<p class="noindent">Eh bien! mon ami, je veux, en vous renvoyant les volumes -que vous avez confiés à ma tendre sollicitude, y -ajouter celui-ci qui en est tiré comme Ève de la côte -d'Adam. Je serai assez récompensé, si vous recevez cet -intrus dans la famille dont il est issu en ligne plus ou -moins directe, si vous lui faites fête ainsi qu'à un enfant -de la maison, si vous lui donnez place dans votre catalogue -tout plein de hauts et puissans seigneurs littéraires, -si vous l'habillez de maroquin ou de cuir de Russie, si -vous le dorez sur toutes les coutures, ainsi qu'un chambellan -de l'Empire.</p> - -<p>L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus -que l'ouvrage même, dans lequel vous retrouverez -<i lang="la" xml:lang="la">excerpta poetæ membra</i>, de même que dans la marmite -où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par -morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de -composer des livres nouveaux avec des livres anciens, -concassés et passés à l'alambic? Le grand système de la -vie universelle peut s'appliquer à toutes les créations de la -plume: une tragédie morte et lugubre se reproduit en -comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon -l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges -de livres, assez agréables au goût, et fort propres à servir -de remède caustique contre l'ennui. La tâche du manipulateur -se borne à choisir, à résumer, à comparer, à morceler; -on respecte le fonds en changeant la forme; on -renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite -ou l'on galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois: -tirer de l'or du fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels -de notre temps ne sont pas moins ingénieux que les -procédés matériels employés par la science et l'industrie: -on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique -avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne -comptaient pas moins de cinq siècles! <i lang="la" xml:lang="la">O tempora, o -mores!</i></p> - -<p>Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles -seuls osent supporter en face, sans craindre une fièvre -cérébrale ou une ophthalmie, je me promenais sur le quai -Voltaire, en flairant le veau et le mouton rôtis et calcinés -par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y -prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon -dos qui attirait tous les rayons solaires sur son arête culminante; -car ma tête, plongée dans les boîtes poudreuses -des bouquinistes, descendait au niveau de la poitrine, et -s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi -des tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces -petits pamphlets anonymes que la révolution éparpillait -sur le sol de la liberté, et que vous recueillez soigneusement, -à l'instar des feuilles de chêne qui s'envolaient de l'antre -de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de découvrir -une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou licencieuses, -pour l'apporter en tribut à votre précieuse -collection révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles -noirs, ornés d'une tête de mort blanche, monument -terrible et philosophique, où vous rassemblez les -débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection -est si complète, que mes plus rares captures vous sont -trop souvent inutiles, et que là où je crois combler un -vide, je trouve une montagne de documens singuliers -que je ne soupçonnais pas même existans: votre richesse, -qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais, -plus persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux -papier imprimé qu'on enlève des greniers pour le vendre -à la livre et l'étaler aux yeux des passans sur les parapets -de la rivière.</p> - -<p>J'étais arrivé devant l'étalage du père P…, que nous -connaissons tous, nous autres coureurs de bonnes fortunes -en matière de bouquins: le père P… n'est pas de la -force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne sait parler -ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie, -ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non -rogné, sans le distinguer des almanachs liégeois du siècle -dernier; il ne mettrait aucune différence de prix entre -un almanach royal, en maroquin rouge, et un <i>alde</i> revêtu -de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec l'inscription -célèbre: <i lang="la" xml:lang="la">Jo. Grolierii et amicorum</i>. Aussi les amateurs -lui ont-ils voué une reconnaissance éternelle, à cause des -excellens marchés faits aux dépens de ce brave homme, -qui ne s'en plaint jamais, et qui n'élève pas même ses -prétentions le lendemain du jour où il a vendu pour quelques -sous un bouquin rare et précieux; car les livres n'ont -à ses yeux qu'une valeur relative au format et au poids du -papier: tout in-folio est estimé trois francs; tout in-quarto -trente sous; tout in-octavo vingt sous; tout in-douze -cinquante centimes. Voilà le tarif dont il ne se -départ pas, et qui lui évite la peine de lire les titres des -ouvrages qu'il débite en plein air.</p> - -<p>Cependant ce Diogène de la bouquinerie n'est pas, -comme ses confrères, un ignorant en long et en large; il -a, au contraire, un savoir particulier qu'il doit aux circonstances, -et qui étonnerait un bibliographe de la révolution. -Feu M. Barbier eût sans doute ajouté un volume -à son excellent <i>Dictionnaire des Anonymes</i>, s'il avait -découvert cette source vivante de faits et d'anecdotes concernant -l'histoire et la littérature de la fin du dernier -siècle. N'interrogez pas le père P… sur les événemens et -les livres antérieurs à 1770: il croirait que vous parlez -grec; mais à partir de cette époque jusqu'à la restauration, -vous imagineriez, à l'entendre, que la bibliothèque -révolutionnaire de M. Deschiens s'est infiltrée tout entière -et toute cataloguée dans la cervelle de ce fantastique -personnage. On supposerait qu'il a été pendant quarante -ans initié aux secrets de la librairie et du journalisme; -bien plus, il vous nommera l'auteur de tel journal aristocrate, -de tel pamphlet terroriste, de telle affiche républicaine; -il vous racontera une foule de traits originaux -qu'on dirait recueillis dans le cabinet du lieutenant de -police Sartines ou Lenoir, pour amuser les après-soupers -de Louis XV.</p> - -<p>Où donc le vendeur de bouquins a-t-il fait cette curieuse -moisson de noms propres et de dates? je n'en sais rien, s'il -le sait: il a vécu, il a vu, il s'est souvenu. Sa mémoire -allait ramassant tout ce que lui offrit le panorama de la -république, et devenait, pour ainsi dire, une table exacte -et détaillée du <i>Moniteur</i>. Était-il conventionnel? point; -libelliste? point; membre de la commune de Paris? point; -maratiste, dantoniste, robespierriste, thermidoriste? à -d'autres, bon Dieu! il fut, selon M. Boulard, qui l'avait -rencontré bien à propos pour échapper au sanglant <i>hors -la loi</i>, simple soldat réquisitionnaire, et pourtant il eut -des rapports intimes avec les chefs du gouvernement, depuis -Necker jusqu'à Talien; il se servit du crédit qu'il avait -alors pour sauver différentes personnes qui existent encore, -riches et puissantes, mais vers lesquelles se tendrait -vainement la main qui les arracha aux septembriseurs. Cet -étrange étalagiste, dont le visage bronzé, la physionomie -rébarbative et la voix rude rappellent certains portraits -terribles de ses contemporains, supporte patiemment l'oubli -des hommes, la pauvreté, le froid et la chaleur: je -l'ai pris long-temps pour un frère de Mirabeau, tant il y a -de ressemblance entre eux. En tout cas, fussent-ils du -même sang, le bouquiniste méprise beaucoup l'orateur -qu'il accuse de trahison et de vénalité.</p> - -<p>—Avez-vous du nouveau, père P…? lui dis-je en parcourant -de l'œil les étiquettes des volumes, espèce d'hiéroglyphes -qu'on devine à force d'habitude, en dépit des -capricieuses abréviations du relieur et des outrages du -hâle, qui dévore en huit jours la plus riche dorure de -Hering.</p> - -<p>—J'ai là de la révolution, répondit-il en me montrant -un paquet de brochures qu'il n'avait pas encore déployées. -C'est un cadeau de M…, de la convention; il a quatre-vingt-six -ans, il quitte Paris pour se retirer en province, -et, au lieu de vendre son vieux papier, il me l'a donné à -condition que je l'en débarrasserais tout de suite.</p> - -<p>—Je ne veux rien sur la révolution, par malheur.</p> - -<p>—Vous avez tort; il y a du bon là-dedans.</p> - -<p>—Plus tard, je formerai une bibliothèque spéciale pour -ce temps si fécond en imprimés de toute espèce; j'attendrai -seulement que mon propriétaire veuille ajouter deux -ou trois chambres à mon appartement pour y loger ma révolution.</p> - -<p>—Deux ou trois chambres? il en faudrait bien dix au -moins, si l'on réunissait tout ce qui a été écrit depuis 89.</p> - -<p>—Mais voyons la défroque de votre conventionnel: je -suis fondé de pouvoir de mon ami Guilbert de Pixérécourt -qui rassemble la partie gaie de la révolution.</p> - -<p>—La partie gaie! répliqua-t-il avec une grimace de -chat-tigre: ça prouve en effet que le Français est né malin.</p> - -<p>—Cherchez-moi quelque drôlerie?</p> - -<p>—Tenez, voici un pamphlet payé par d'Orléans à -Brissot de Warville: ce n'est pas commun.</p> - -<p>—<i>Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette -d'Autriche, reine de France, pour servir à l'histoire de -cette princesse</i>, Londres, 1789.</p> - -<p>—Lisez plutôt: imprimé à Paris, chez Lerouge, si je -ne me trompe.</p> - -<p>—Comment avez-vous appris ces détails?</p> - -<p>—Prenez-les, ne les prenez pas: ils sont authentiques, -et vous pourriez questionner là-dessus quelqu'un qui ne me -démentira pas.</p> - -<p>—Qui donc?</p> - -<p>—M. L…, graveur au Palais-Royal: il était attaché au -cabinet secret de M. le lieutenant de police, et il accompagna -Brissot à la Bastille, quand une lettre de cachet suivit -la publication clandestine de cette odieuse satire.</p> - -<p>—Eh! vous dites que Philippe d'Orléans ne fut pas -étranger à ce libelle?</p> - -<p>—On l'a dit, mais je ne vous nommerai pas mes autorités.</p> - -<p>—Au reste, j'ajoute aisément foi à vos paroles; car en -cette crise épouvantable de la société, tous les partis employaient -les mêmes armes, l'injure et la calomnie. Le duc -d'Orléans n'était pas plus épargné par la cour, qui trempait -la plume de Monjoye dans le venin du mensonge pour -empoisonner la réputation de ses adversaires.</p> - -<p>—C'est vrai. Voulez-vous du <i>Masque de Fer</i>?</p> - -<p>—<i>Grande découverte!… l'Homme au Masque de -Fer dévoilé!</i> Qu'est-ce que cette facétie?</p> - -<p>—Je ne me rappelle plus l'auteur de cette feuille volante, -qu'on a crié dans les rues pendant tout le mois d'août -89; on en a vendu plus de cent mille exemplaires à deux -sous.</p> - -<p>—Ces sept pages d'impression auront produit à l'auteur -plus de bénéfice que je n'en tirerai jamais de mon -meilleur ouvrage.</p> - -<p>—Oui dà, on gagnait gros à faire des papiers publics: -c'était Grangé, imprimeur, rue de la Parcheminerie, qui -avait la haute main dans ce commerce.</p> - -<p>—Mais qu'avait-on découvert?</p> - -<p>—Que l'Homme au Masque de Fer n'était autre que le -surintendant Fouquet.</p> - -<p>—Peste! qu'est-ce qui avait découvert cela? Grangé, -imprimeur, rue de la Parcheminerie?</p> - -<p>—Non, peut-être ce sournois de Brissot qui avait mis -le nez dans les archives de la Bastille, et qui, dans les -<i>Loisirs d'un Patriote français</i>…</p> - -<p>—Son journal s'intitulait simplement <i>le Patriote français</i>.</p> - -<p>—Son journal, d'accord; mais il imagina d'annoncer -la petite pièce en même temps que la grande, et il publia -un autre recueil dont les trente-six livraisons parues composent -un volume sous ce titre: <i>Loisirs d'un Patriote -français</i>.</p> - -<p>—Eh bien! occupa-t-il ses loisirs à chercher ce que -pouvait être le <i>Masque de Fer</i>?</p> - -<p>—M. Brissot visita soigneusement la chambre que le -prisonnier avait habitée dans la tour de la Bertaudière.</p> - -<p>—M. Brissot était si crédule, qu'il se persuada peut-être -avoir vu le fantôme de cet inconnu?</p> - -<p>—Comme je me trouvais en surveillance à la Bastille, -pour qu'on n'enlevât aucun objet pendant la démolition, -je rencontrai Brissot à qui l'on avait remis une carte ramassée -dans la cour; je le menai dans la troisième chambre -de la Bertaudière, et lorsqu'il eut passé en revue tous les -coins et recoins de cette prison, il se frotta les mains en -répétant avec joie: C'est lui! c'est Fouquet!</p> - -<p>—Qu'est-ce qui l'engageait à établir cette opinion?</p> - -<p>—Des vers écrits avec la pointe d'un couteau sur la -serrure et les verrous de la porte.</p> - -<p>—Des vers! le <i>Masque de Fer</i> était donc un poète?</p> - -<p>—Je ne les ai pas retenus tous par cœur, mais vous jugerez -qu'ils étaient assez jolis:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Oronte est à présent un objet de clémence:</div> -<div class="verse">S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,</div> -<div class="verse">Il est assez puni par son sort rigoureux,</div> -<div class="verse">Et c'est être innocent que d'être malheureux!</div> -</div> - -<p>—L'élégie des <i>Nymphes de Vaux</i>! m'écriai-je: ce -sont des vers de La Fontaine!</p> - -<p>—La Fontaine! reprit le vieillard entiché de ses souvenirs -républicains. Serait-ce Georges-Antoine Lafontaine -qui fut dénoncé en l'an I<sup>er</sup> à la commune de Paris, pour -avoir fait contribuer des citoyens, sous prétexte de les -mettre à l'abri de la loi des suspects?</p> - -<p>—Eh! non, c'est le bon La Fontaine! dis-je, frappé -de l'induction qui ressortait naturellement de l'existence -de ces vers dans la prison du <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<p>—Ce doit être un Lafontaine qui fut nommé commissaire -de la trésorerie, à la place du citoyen Huber?</p> - -<p>—Non! non! c'est le fabuliste.</p> - -<p>—Le fabuliste! en effet, par un arrêté du directoire, -de l'an VII, les restes de ce Jean La Fontaine furent déposés -au Musée des Monumens français.</p> - -<p>Je quittai si précipitamment mon bouquiniste, que -j'oubliai de lui payer les deux brochures que j'achetais -pour vous; mais j'emportais à la fois un document qui -devait faire la base du système que j'essayai depuis de fonder -sur le <i>Masque de Fer</i>. Il me semblait que le voile -qui cachait la vérité venait de se déchirer devant moi, et -toutes les études que j'avais faites du siècle de Louis XIV -convergeaient en un point pour y jeter la lumière de la critique. -Dès lors, mon œuvre commença; je l'achevai pierre -à pierre, entassant note sur note, preuve sur preuve. -Avant de descendre dans la lice contre mes devanciers, je -m'armai de dates, je m'en formai une armure impénétrable, -et je combattis avec la certitude de mon bon droit.</p> - -<p>Ce fut sous vos regards et dans votre bibliothèque, mon -digne ami, que ce tournoi a eu lieu; ce sont vos livres qui -m'ont fourni des armes offensives et défensives. Soyez à -présent le juge du camp, et déclarez si la victoire m'est -restée, ou bien si elle est encore indécise. Enfin, je regarde -mon entreprise comme la dernière qui sera tentée -pour arriver à la connaissance de ce grand mystère historique, -et nous serons forcés de recourir au hasard d'une -gageure, dans le cas où vous voudriez soutenir, contre -mon avis, que le <i>Masque de Fer</i> était le duc de Beaufort, -ou le duc de Montmouth, ou le comte de Vermandois, -ou le frère de Louis XIV, ou le secrétaire du duc de -Mantoue; je choisirai dans votre incomparable collection -l'enjeu du pari: soit votre Rapin de Thoyras, en grand -papier de Hollande, avec reliure de Padeloup; soit votre -<i>Sagesse</i> de Charron, le plus parfait de tous les exemplaires -connus; soit vos <i>Heures</i> de M<sup>lle</sup> de La Vallière, -écrites par le célèbre calligraphe Jarry; soit votre <i>Régnier</i>, -édition d'Elzevier, broché!!! soit votre <i>Chevalier aux -Dames</i>, qui souvent m'empêche de dormir; soit votre -lettre autographe de La Fontaine; soit votre <i>Registre de -la Bastille</i>, autographe de 1705 à 1752, soit quelque -autre trésor de ce cabinet qui fait l'envie et le désespoir -de la Société des Bibliophiles français. Mais qu'est-ce qui -décidera le pari? Louis XIV, Louvois ou Saint-Mars?</p> - -<p>Ah! mon ami, revenez vite en santé, reprenez votre -verve de jeune homme, votre feu sacré de bibliophile, et -recommençons à nous disputer sur la hauteur des marges -d'un Elzevier, sur les fers d'une reliure, sur le mérite -d'une édition, sur l'authenticité d'un autographe, sur la -valeur réelle ou idéale d'un volume, sur une gravure avant -toute lettre, sur un carton supprimé par la censure, sur -l'importance bibliographique du <i>Cochon mitré</i> ou de la -<i>Sauce au verjus</i>, mais non jamais sur notre égale et inviolable -amitié.</p> - -<p class="sign">PAUL L. JACOB,<br /> -<span class="small">Bibliophile.</span> </p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large top4em">L'HOMME<br /> -<span class="small">AU</span><br /> -<span class="large">MASQUE DE FER.</span></p> - - - - -<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</h2> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Un extrait de cette Histoire a été publié dans la <i>Revue de Paris</i>, -mais la forme de ce recueil ne permettait pas de donner place aux développemens -les plus curieux, et la rapidité de l'impression a laissé échapper -à l'auteur un grand nombre de fautes qui dénaturent son travail.</p> -</div> - -<p>Ce fut en 1745 que transpira, pour la première -fois, dans le public, l'histoire mystérieuse et terrible -du <i>Masque de Fer</i>: jusque-là, les prisons d'état, -où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire -pendant de longues années, avaient bien -gardé leur secret, et à peine une tradition, vague et -obscure comme le fait lui-même, avait-elle survécu -au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à -Exilles, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille.</p> - -<p>En 1745, la compagnie des libraires associés -d'Amsterdam publia un volume in-12 intitulé: <i>Mémoires -secrets pour servir à l'histoire de Perse</i>, -sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et -politique de la cour de France, sous des noms imaginaires, -depuis la mort de Louis XIV. Ce livre, -écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère -que des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins -de déguisemens; cependant ce livre eut une telle -vogue en Hollande, et surtout en France, qu'on le -réimprima la même année (in-16, format elzevier), -et qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition -in-18, avec des <i>augmentations</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> qui paraissent -interpolées par une main étrangère, et avec une -<i>Clef</i> aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne -fut pas rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote -vraiment extraordinaire, qu'on trouve dans -ces Mémoires, semble avoir été la principale cause -du bruit qu'ils firent à leur apparition.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> «Cette édition, dit l'Avis des libraires, est corrigée et augmentée de -plusieurs portraits intéressans et qui sont touchés <i>avec la même force</i> -que ceux qui ont mérité les suffrages des connaisseurs.» Ces portraits -furent jugés en effet si ressemblans et si bien tracés, que Mouffle d'Angerville -en a copié quelques-uns dans la <i>Vie privée de Louis XV</i>, -Londres, 1788, 4 vol. in-12.</p> -</div> -<p>«N'ayant d'autre dessein, disait l'auteur (p. 20 -de la 2<sup>e</sup> édition), que de raconter des <i>choses ignorées, -ou qui n'ont point été écrites, ou qu'il est impossible -de taire</i>, nous allons passer à un fait <i>peu -connu</i> qui concerne le prince <i>Giafer</i> (Louis de -Bourbon, comte de Vermandois, fils de Louis XIV -et de mademoiselle de La Vallière), qu'<i>Ali Homajou</i> -(le duc d'Orléans, régent) alla visiter dans la forteresse -d'<i>Ispahan</i> (la Bastille), où il était prisonnier -depuis <i>plusieurs</i> années. Cette visite n'eut vraisemblablement -point d'autre motif que de s'assurer -de l'existence d'un prince cru mort de la peste depuis -plus de trente-huit ans, et dont les obsèques -s'étaient faites à la vue de toute une armée.»</p> - -<p>Voici maintenant la relation de ce que l'auteur -<i>persan</i> nomme un <i>trait d'histoire</i>:</p> - -<p><i>Cha-Abas</i> (Louis XIV) avait un fils légitime, -<i>Sephi-Mirza</i> (Louis, dauphin de France), et un -fils naturel, <i>Giafer</i>: ces deux princes, différens de -caractère comme de naissance, étaient toujours en -querelle et en rivalité. Un jour, <i>Giafer</i> s'oublia au -point de donner un soufflet à <i>Sephi-Mirza</i>. <i>Cha-Abas</i>, -informé de l'outrage qu'avait reçu l'héritier -de sa couronne, assemble ses conseillers les plus intimes, -et leur expose la conduite du coupable qui -doit être puni de mort, selon les lois du pays; mais -un des ministres, <i>plus sensible que les autres à -l'affliction de Cha-Abas</i>, imagine d'envoyer <i>Giafer</i> -à l'armée, qui était alors sur les frontières du côté -du <i>Feldran</i> (la Flandre), de le faire passer pour -mort, peu de jours après son arrivée, et de le transférer -de nuit, avec le plus grand secret, dans la citadelle -de l'île d'<i>Ormus</i> (les îles Sainte-Marguerite<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>), -pendant qu'on célébrerait ses obsèques aux -yeux de l'armée, et de le retenir dans une prison -perpétuelle.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Il est remarquable que la <i>Clef</i> de 1746 ne dit pas ce qu'on doit entendre -par l'<i>île d'Ormus</i>; cette omission prouve que l'auteur de cette clef -et des additions n'est pas l'auteur des Mémoires. Prosper Marchand crut -reconnaître le <i>Havre-de-Grâce</i> dans l'<i>île d'Ormus</i>: il relève à ce sujet -l'erreur d'une autre clef que nous n'avons pas vue, dans laquelle on interprétait -la citadelle d'Ormus par la Bastille de Paris. <i>Dict. de P. Marchand</i>, -art. <span class="sc">Louis de Bourbon</span>.</p> -</div> -<p>Cet avis prévalut et fut exécuté par l'entremise -de <i>gens fidèles et discrets</i>, de telle sorte que le -prince, dont l'armée pleurait la mort prématurée, -conduit par des chemins détournés à l'île d'<i>Ormus</i>, -était remis entre les mains du commandant de cette -île, lequel avait reçu d'avance l'ordre de ne laisser -voir son prisonnier à qui que ce fût. Un seul domestique, -possesseur de ce secret d'état, avait été -massacré en route par les gens de l'escorte, qui lui -défigurèrent le visage à coups de poignard afin -d'empêcher qu'il fût reconnu.</p> - -<p>«Le commandant de la citadelle d'Ormus traitait -son prisonnier avec le plus profond respect; il le -servait lui-même et prenait les plats, à la porte de -l'appartement, des mains des cuisiniers, dont aucun -n'a jamais vu le visage de <i>Giafer</i>. Ce prince s'avisa -un jour de graver son nom sur le dos d'une assiette -avec la pointe d'un couteau. Un esclave, entre les -mains de qui tomba cette assiette, crut faire sa cour -en la portant au commandant, et se flatta d'en être -récompensé; mais ce malheureux fut trompé, et on -s'en défit sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet -homme un secret d'une si grande importance.»</p> - -<p>Les réflexions que l'auteur entremêle à son récit, -et auxquelles on n'a jamais pris garde, sont fort judicieuses -et méritent d'être remarquées. Ainsi le -meurtre inutile de l'esclave amène ce commentaire, -qui révèle en quelque sorte la position personnelle -de l'auteur: «Précaution déplacée, puisqu'il est -plus vraisemblable, par les faits qu'on vient de rapporter -et par ceux qu'on va lire, que <i>le secret a été -mal gardé</i>, accident très-ordinaire, surtout dans -les affaires des grands, qui sont exposés à confier -leurs secrets à plusieurs gens, parmi lesquels il s'en -trouve toujours d'indiscrets, ou par <i>tempérament</i>, -ou par des vues d'intérêt, et souvent par haine et -par ingratitude!»</p> - -<p>«<i>Giafer</i> resta plusieurs années dans la citadelle -d'<i>Ormus</i>, disent les Mémoires. On ne la lui fit quitter, -pour le transférer dans celle d'<i>Ispahan</i>, que -lorsque <i>Cha-Abas</i>, en reconnaissance de la fidélité -du commandant, lui donna le gouvernement de celle -d'<i>Ispahan</i> qui vint à vaquer.»</p> - -<p>Ici l'auteur ajoute une observation qui a été souvent -faite après lui. «Il était en effet de la prudence -de faire suivre <i>à Giafer</i> le sort de celui à qui on l'avait -confié, et c'eût été agir contre toutes les règles -que de se donner un nouveau confident qui aurait -pu être moins fidèle et moins exact.»</p> - -<p>Les <i>Mémoires</i> continuent:</p> - -<p>«On prenait la précaution, tant à <i>Ormus</i> qu'à -<i>Ispahan</i>, de faire mettre un masque au prince, -lorsque, pour cause de maladie ou pour quelque -autre sujet, on était obligé de l'exposer à la vue. -Plusieurs personnes dignes de foi ont affirmé avoir -vu plus d'une fois ce prisonnier masqué, et ont rapporté -qu'il tutoyait le gouverneur, qui au contraire -lui rendait des respects infinis.»</p> - -<p>L'auteur donne des raisons assez plausibles qui -ne permirent pas de ressusciter <i>Giafer</i>, lorsque <i>Cha-Abas</i> -et <i>Sephi-Mirza</i> furent morts: «Si l'on demande -pourquoi, ayant de beaucoup survécu à <i>Cha-Abas</i> -et à <i>Sephi-Mirza</i>, <i>Giafer</i> n'a pas été élargi -comme il semble que cela aurait dû être, qu'on fasse -attention qu'il n'était pas possible de rétablir dans -son état, son rang et ses dignités, un prince dont le -tombeau existait encore, et des obsèques duquel il -y avait non seulement des témoins, mais des preuves -par écrit, dont, quelque chose qu'on pût imaginer, -on n'aurait pas détruit l'authenticité dans l'esprit -des peuples encore persuadés aujourd'hui que -<i>Giafer</i> est mort de la peste au camp de l'armée du -<i>Feldran</i>. <i>Ali-Homajou</i> mourut peu de temps -après la visite qu'il fit à <i>Giafer</i>.» Ce dernier aurait -donc été encore vivant vers 1723, année de la mort -du duc d'Orléans.</p> - -<p>Tel fut le fondement de la plupart des versions -qui circulèrent depuis sur l'aventure du prisonnier -masqué. Ce sujet devint aussitôt l'aliment des controverses -historiques, et dès lors, quelques critiques -distingués adoptèrent, sans hésiter, le témoignage -des <i>Mémoires de la cour de Perse</i>, qui semblaient -d'accord avec les mémoires authentiques du règne -de Louis XIV, sur diverses particularités de cette -anecdote singulière.</p> - -<p>Le comte de Vermandois partit en effet pour l'armée -de Flandre, peu de temps après avoir reparu -à la cour, dont le roi l'avait exilé, parce qu'<i>il s'était -trouvé dans des débauches</i> avec plusieurs gentilshommes; -or, <i>le roi</i>, dit mademoiselle de Montpensier<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, -<i>n'avait pas été content de sa conduite et ne le -voulait point voir</i>. Le jeune prince, qui donna par -là <i>beaucoup de chagrin</i> à sa mère, et qui <i>fut si bien -prêché qu'on croyait qu'il se fût fait un fort honnête -homme</i>, ne resta que quatre jours à la cour pour -prendre congé, arriva au camp devant Courtray au -commencement du mois de novembre 1683, se trouva -mal le 12 au soir et mourut le 19 d'une fièvre maligne -(les <i>Mémoires de Perse</i> en font la peste, <i>afin</i>, disent-ils, -<i>d'effrayer et d'écarter tous ceux qui auraient -envie de le voir</i>). Mademoiselle de Montpensier dit que -le comte de Vermandois <i>tomba malade d'avoir bu -trop d'eau-de-vie</i>, ce qui prouverait assez qu'il n'était -pas corrigé de ses mauvaises habitudes, malgré -la vie retirée qu'il menait à Paris auparavant, lorsque, -<i>ne sortant que pour aller à l'Académie et le -matin à la messe</i>, il avait, par son repentir, apaisé -la colère du roi.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>Mémoires de Mlle de Montpensier</i>, dans la <i>Collection des Mém. relatifs -à l'histoire de France</i>, publiée par Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 43, p. 474.</p> -</div> -<p>La probabilité d'un enlèvement du jeune débauché, -sur des ordres secrets de Louis XIV, fut niée avec -conviction, sinon avec talent, par le baron de C… -(Crunyngen, selon P. Marchand; mais, à notre avis, -c'est un pseudonyme) qui, dans une lettre écrite à un -de ses amis et insérée dans la <i>Bibliothèque raisonnée -des ouvrages des savans de l'Europe</i>, numéro -du mois de juin 1745, mit l'aventure du prisonnier -masqué au rang <i>des bruits populaires et des anecdotes -romanesques et absurdes, dans lesquelles la -vraisemblance même n'est pas observée</i>.</p> - -<p>Cependant le baron de Crunyngen avoue que les -<i>Mémoires de Perse</i> avaient <i>excité la curiosité du -public</i>, à cause des <i>portraits assez ressemblans et -crayonnés avec des traits hardis</i>. «L'auteur est sagement -resté derrière le rideau, dit-il, et fera bien -de s'y tenir: à son style et à ses sentimens, on voit -qu'il est Français de naissance; cependant M. de la -C… (Armand de la Chapelle) pense que personne à -Paris ne le connaît.» On remarque surtout dans cette -lettre une phrase qui donne à réfléchir sur l'auteur -du livre et de la lettre: «Le célèbre M. de -V… assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus -de faux encore dans cet ouvrage.» N'est-il pas au -moins singulier que l'opinion de Voltaire soit invoquée -ici, peu de mois après la publication des <i>Mémoires -de Perse</i>, et que huit ans plus tard Voltaire -parle de ces <i>Mémoires</i> à peu près dans des termes -semblables, en soutenant toujours que personne avant -lui n'avait publié l'anecdote du <i>Masque de fer</i>?</p> - -<p>Le <i>Journal des Savans</i>, qu'on réimprimait en -Hollande avec des additions extraites la plupart des -<i>Mémoires de Trévoux</i>, ne demeura pas étranger à -cette discussion qui manquait encore de documens -certains: un M. de W… dans une lettre adressée à -M. de G… (initiales supposées sans doute), et ajoutée -au mois de juillet, p. 348 de l'édition d'Amsterdam, -s'appuya encore du nom de Voltaire et -d'une prétendue lettre de cet écrivain célèbre, pour -réfuter l'opinion du baron de Crunyngen et pour défendre -la valeur historique de l'anecdote des <i>Mémoires -de Perse</i>. Suivant ce M. de W…, Voltaire aurait -dit, dans cette lettre, qu'il <i>savait à fond</i> l'histoire du -prisonnier au masque de fer, <i>ce que généralement -on a cru désigner M. de Vermandois</i>. M. de W…, -dans sa lettre au <i>Journal des Savans</i>, qu'on pourrait -attribuer à Voltaire lui-même, si elle était d'un meilleur -style, ajoute qu'il connaît <i>quelqu'un</i> (Voltaire -sans doute) «qui a assuré avoir lu un manuscrit intitulé -<i>le Prisonnier masqué</i>; que plusieurs de ses traits -sont bien semblables à l'histoire de <i>Giafer</i>; que ce -manuscrit avait été sur le point d'être rendu public; -mais que des ordres supérieurs et des menaces effrayantes -en avaient empêché, parce que c'était précisément -l'histoire du prince de Vermandois.»</p> - -<p>La lettre de Voltaire à l'abbé D…, que citait -M. W… dans la sienne, non seulement n'était ni <i>publique</i>, -ni imprimée, mais encore n'avait jamais existé, -et l'annonce de ce manuscrit, qui devait dévoiler -le mystère de l'homme au masque, produisit un détestable -roman du chevalier de Mouhy, sous le titre du -<i>Masque de fer, ou les Aventures admirables du -père et du fils</i>, imprimé sans nom d'auteur à La Haye -en 1746, chez Pierre de Hondt, et formant six petites -parties in-12. Ce fut là probablement ce qui donna -lieu au surnom de <i>Masque de fer</i>, forgé par l'imaginative -du chevalier de Mouhy, espèce de spadassin -plumitif aux gages de Voltaire, et scribe non moins -fécond que son maître.</p> - -<p>Ce roman est un imbroglio espagnol qui ne manque -pas d'imagination, mais dont le style surpasse -en barbarie tout ce que le chevalier de Mouhy a -écrit; le sujet ne se rapporte nullement à l'anecdote -des <i>Mémoires de Perse</i>: Don Pèdre de Cristaval, -vice-roi de Catalogne, est marié secrètement avec la -sœur du roi de Castille; ce roi s'introduit une nuit -dans l'appartement où sont couchés les deux époux: -«Il s'était muni, raconte l'auteur, de deux masques, -en partant de sa cour, dont les serrures étaient -faites avec tant d'art qu'il était impossible de les ouvrir, -ni que le visage qu'ils renfermaient pût jamais -être vu sans qu'on arrachât la vie à ceux à qui ils -devaient être mis: il en couvrit le visage de don -Pèdre et de sa sœur, et après les avoir fermés selon -le secret qu'il possédait seul, il fit appeler ses officiers.» -C'est dans ce style monstrueux que sont narrées -les aventures de ces époux masqués et de leurs -enfans: «Leur fille était belle comme le jour, excepté -qu'elle avait un masque parfaitement dessiné -sur la poitrine et ressemblant à celui de don Pèdre.» -Malgré ces burlesques sottises, ce roman fut mis à -l'index en France, à cause de son titre, et on le rechercha -beaucoup, parce qu'on le connaissait peu<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cet ouvrage est très-rare; la Bibliothèque du roi n'en a qu'un exemplaire -provenant de la Bibliothèque particulière de Choisy-le-Roi, lequel -n'a pu être classé parmi les romans inscrits au Catalogue imprimé en 1750.</p> -</div> -<p>L'<i>avertissement</i> est plus curieux que le livre: l'auteur -suppose avoir trouvé, dans un coffre nageant -sur l'eau, près du Pont-Neuf, le manuscrit qu'il publie -d'après le texte espagnol, et voici comment il -explique le mystère qui couvrait la tradition sur laquelle -il a fondé son roman: «L'histoire du <i>Masque -de Fer</i> contient des faits si extraordinaires, que -ce n'est pas sans raison qu'on désirerait de connaître -les personnages qui y sont dépeintes. Il y a lieu de -croire qu'on n'est privé de cette connaissance que -parce que nous vivons dans un siècle dont la politesse -ne permet pas de faire assez d'honneur au despotisme -et à la tyrannie pour nommer ceux qui en -ont fait usage.» Après ce beau raisonnement, le chevalier -de Mouhy ne cite pas moins de quatre <i>masques -de fer</i>, en Turquie, en Écosse, en Espagne et -en Suède. Celui qu'il place dans le château des Sept-Tours, -à Constantinople, était le frère d'un empereur -turc qui, pour empêcher que la douleur et la -majesté empreintes sur les traits du prisonnier ne séduisissent -ses gardes, «lui couvrit le visage d'un -masque de fer fabriqué et trempé de telle sorte qu'il -n'était pas possible au plus habile ouvrier de parvenir -à le rompre ni à l'ouvrir.» On voit dans ce -conte le germe du système qui fit plus tard de -l'homme au masque un frère aîné de Louis XIV.</p> - -<p>M. de W… trouva un adversaire plus redoutable -que le baron de Crunyngen dans le savant bibliographe -Prosper Marchand, qui envoya un prétendu -extrait d'une lettre datée de Paris, du 30 décembre -1745, à la <i>Bibliothèque française</i> (t. 42, p. 362), -pour convaincre d'erreur, et même d'ignorance, -l'auteur de la <i>Clef</i> des <i>Mémoires de Perse</i>, lequel -avait fait un <i>duc</i> du <i>comte</i> de Vermandois, faute -commise aussi par des historiens contemporains. -P. Marchand, qui pensa que <i>le merveilleux de cette -anecdote la rendait très-propre à être avidement -adoptée par beaucoup de petits esprits</i>, s'abstint -pourtant de juger le point en litige, en avouant qu'il -n'avait point de <i>lumières suffisantes, quelque voisin -qu'il fût des lieux</i> (il entend sans doute parler de -la Bastille, puisqu'il date sa lettre de Paris) <i>où la -scène s'était passée</i><a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> P. Marchand a reproduit son article avec des additions dans son Dictionnaire -historique, à l'article <i>Louis de Bourbon</i>.</p> -</div> -<p>On voit, à ces répliques qui se suivirent de près, -combien la révélation faite par des mémoires anonymes -et satiriques avait ému la curiosité et préoccupait -déjà les esprits.</p> - -<p>Mais, quel était l'auteur de ces <i>Mémoires</i>? Pourquoi -se cacha-t-il obstinément, malgré le succès de -son livre?</p> - -<p>Serait-ce, selon l'opinion commune, le chevalier -de Resseguier<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> qui fut mis à la Bastille vers cette -époque? Mais le motif de son emprisonnement est -mentionné sur les registres de la Bastille: on sait -qu'il avait composé des vers contre madame de Pompadour.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Fevret de Fontette, qui avait dit à propos des <i>Mémoires de Perse</i> dans -le t. 2 de la <i>Bibliothèque historique de la France</i>: «L'auteur de cet ouvrage -est le chevalier de <i>Reseillé</i>,» mit cette correction dans le t. 4, p. 424: -«Ces Mémoires sont attribués au chevalier Reysseyguier, de Toulouse, officier -aux gardes; mais il n'est pas sûr qu'il en soit l'auteur.»</p> -</div> -<p>Ne serait-ce point, comme madame Du Hausset l'a -consigné dans une lettre inédite, cette madame de -Vieux-Maisons, <i>une des femmes les plus méchantes -de son temps</i>, qui prenait Crébillon fils pour éditeur -responsable? Mais Crébillon fils, qui plaçait volontiers -en Perse les aventures licencieuses de ses romans, et -qui publia même, en 1746, les <i>Amours de Zéokinisul, -roi des Kofirans</i> (Louis XV, roi des Français), attribués -aussi à madame de Vieux-Maisons, ne se risquait -pas dans la haute satire politique, et se bornait -à des récits galans fort goûtés à la cour.</p> - -<p>Serait-ce plutôt un nommé Pecquet, commis au -bureau des Affaires étrangères, embastillé, dit-on, à -cause de cet ouvrage? Mais le livre pénétrait en -France, sans doute par l'entremise des secrétaires -d'ambassade qui faisaient le commerce des livres défendus, -et un seul exemplaire saisi dans les mains de -Pecquet avait pu suffire pour motiver contre lui une -lettre de cachet.</p> - -<p>Serait-ce enfin le duc de Nivernais, qui se reposait -alors de ses campagnes en composant des fables -dans la compagnie de Voltaire et de Montesquieu? -Mais le duc de Nivernais a eu grand soin de recueillir -tout ce qu'il a écrit dans une édition de ses œuvres -(Paris, 1796, 8 vol. in-8<sup>o</sup>), faite dans un temps -où la censure, qui avait poursuivi les <i>Mémoires de -Perse</i>, n'était plus là pour le forcer à l'anonyme; -d'ailleurs, cette histoire allégorique ne présente aucun -point d'analogie avec les habitudes littéraires de Nivernais, -poète délicat, écrivain spirituel, mais faible, -timide, et dépourvu d'invention.</p> - -<p>Les preuves font donc faute dans cette déclaration -de paternité problématique, et M. Barbier, en offrant -plusieurs conjectures à ce sujet dans son <i>Dictionnaire -des Anonymes</i> (t. 2, p. 400, seconde édition), -n'a point assez motivé sa préférence en faveur -de Pecquet par la citation d'une note manuscrite en -tête d'un exemplaire qu'il possédait. On sait ce que -vaut la garantie d'un faiseur de notes marginales, -quand il ne se nomme pas Huet, ou La Monnoye, ou -Mercier de Saint-Léger.</p> - -<p>Pour moi, je n'avancerai rien de mieux prouvé sur -le véritable auteur de ces <i>Mémoires</i>, mais aussi ne -donnerai-je mon avis que comme une simple présomption: -je pense que les <i>Mémoires de la cour de -Perse</i> doivent appartenir à Voltaire.</p> - -<p>On y retrouve le style de ses contes avec plus de -négligences, et quelquefois son esprit caustique: -«Il ne paraît que trop d'ouvrages pour lesquels on -demande grâce, dit l'Avertissement, et ce, avec d'autant -plus de raison qu'il n'en est presque point qui -méritent qu'on la leur fasse.» L'auteur suppose -qu'un de ses amis, Anglais de nation, dans un -voyage à Paris, eut communication de <i>quantité de -Mémoires secrets, manuscrits, conservés dans la bibliothèque -d'Ali-Couli-Kan, premier secrétaire d'état, -seigneur d'un mérite distingué</i>, et entreprit de -traduire une partie de ceux du règne de <i>Cha-Sephi</i> -(Louis XV): voilà bien les <i>Mémoires</i> inédits que -M. de W… signale dans sa lettre, en invoquant le -témoignage de Voltaire, qui n'avait encore rien écrit -sur ce sujet; on reconnaît, en outre, le duc de Richelieu -dans l'éloge d'<i>Ali-Couli-Kan</i>, surtout lorsqu'on -se rappelle que Voltaire recueillait alors les -matériaux de son <i>Siècle de Louis XIV</i>, et consultait -les souvenirs du maréchal, son ami et son protecteur.</p> - -<p>Dans l'Avertissement, l'auteur annonce avoir traduit -de l'anglais ces <i>Mémoires</i>: «Je prie le lecteur -de considérer que le génie de la langue anglaise est -bien différent de celui de la langue française. Celle-ci -est plus claire, plus méthodique, mais moins -abondante et moins énergique que la langue anglaise.» -Voltaire n'a-t-il pas répété vingt fois dans -les mêmes termes ce jugement sur les deux langues?</p> - -<p>En outre, Voltaire était en relation d'affaires avec -la <i>Compagnie d'Amsterdam</i>, depuis le voyage qu'il -avait fait en Hollande, dans l'année 1740, pour surveiller -l'impression de l'<i>Anti-Machiavel</i> du roi de -Prusse; ce fut dans cette circonstance qu'il eut à se -plaindre d'un libraire hollandais, nommé Vanduren, -<i>le plus insigne fripon de son espèce</i>, disent -les <i>Mémoires</i> de Voltaire; il profita de ce voyage -pour publier les <i>Institutions de Physique</i>, par madame -Duchâtelet, avec une préface de sa façon, et -ce livre, auquel le chancelier d'Aguesseau avait refusé -un privilége du roi, parut chez les mêmes libraires -associés qui, cinq ans plus tard, mirent au -jour les <i>Mémoires de Perse</i>. Le portrait satirique -de Voltaire, que l'éditeur ajouta dans la seconde -édition, fut peut-être une vengeance de Vanduren, -qui aurait trouvé plaisant de se moquer de l'auteur -dans son propre ouvrage. Quoi qu'il en soit, ce portrait -de <i>Coja-Sehid</i> ne peut avoir été tracé par Voltaire -qui n'aurait jamais porté un pareil jugement sur -lui-même: «Aussi était-il d'un orgueil insoutenable. -Les grands, les princes même l'avaient gâté au point -qu'il était impertinent avec eux, impudent avec ses -égaux et insolent avec ses inférieurs… il avait l'ame -basse, le cœur mauvais, le caractère fourbe; il était -envieux, critique mordant, mais peu judicieux, -écrivain superficiel, d'un goût médiocre… il était -sans amis, et ne méritait pas d'en avoir. Quoique -né avec un bien fort honnête, il avait un si grand -penchant à l'avarice, qu'il sacrifiait tout, lois, devoirs, -honneur, bonne foi, à de légers intérêts.» Ne croit-on -pas entendre le libraire qui se venge de l'auteur? -Comment expliquer le silence de Voltaire, à l'égard -d'une critique aussi sanglante, lui qui rendait coup -pour coup à ses nombreux ennemis, lui qui ne pardonnait -pas la moindre attaque contre ses ouvrages, -lui qui, en l'année où fut imprimé ce portrait si -cruellement ressemblant, s'adressait à Moncrif, lecteur -de la reine, pour obtenir la permission de poursuivre -le poète Roi qui avait <i>comblé la mesure de ses -crimes</i> en répandant un libelle diffamatoire dans -lequel l'Académie était outragée et Voltaire <i>horriblement -déchiré</i><a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Correspondance générale de Voltaire</i>, lettre à Moncrif, mars 1746.</p> -</div> -<p>Enfin il est incontestable qu'à l'époque de la publication -des <i>Mémoires de Perse</i>, Voltaire travaillait -sur des matières analogues: il préparait le <i>Siècle -de Louis XIV</i>, et traitait en contes des sujets -orientaux que les <i>Lettres Persanes</i> avaient mis à -la mode. <i>Babouc</i>, <i>Memnon</i>, <i>Zadig</i>, sont contemporains -des <i>Mémoires de Perse</i>, et Voltaire enviait -probablement à Montesquieu la popularité des <i>Lettres -Persanes</i>.</p> - -<p>Mais, me demandera-t-on, pourquoi Voltaire n'a-t-il -pas plus tard avoué un ouvrage digne de sa naissance -à quelques égards? Si Voltaire eût fait cet -aveu, tous les doutes seraient levés, et je n'aurais -pas besoin maintenant de chercher à déchirer le -voile de l'anonyme sous lequel je crois apercevoir -l'auteur du <i>Siècle de Louis XIV</i>, ouvrant les voies, -pour ainsi dire, à un fait nouveau qu'il voulait tirer -de vive force des archives de la Bastille.</p> - -<p>Veut-on une pure supposition qui a pourtant de -quoi satisfaire la vraisemblance? Je suppose que le -maréchal de Richelieu, possesseur du secret de -l'homme au masque, se laissa surprendre par les -prières et les adroites manœuvres de Voltaire, qui -fut initié, sous la foi du serment, dans ce ténébreux -mystère, que possédaient seuls quelques serviteurs -intimes de Louis XIV; c'est là du moins ce -qu'on peut inférer de ce passage des <i>Mémoires de -Perse</i>, où il est dit que <i>le secret a été mal gardé</i>, et -que <i>les grands sont exposés à confier leurs secrets -à plusieurs gens parmi lesquels il s'en trouve toujours -d'indiscrets</i>.</p> - -<p>Voltaire, qui était indiscret, n'eut pas plus tôt connaissance -de l'énigme, sinon du mot de cette énigme -commis à la fidélité de trois ou quatre personnes, -qu'il se sentit tourmenté d'un désir immodéré de révéler -ce qu'il savait, et peut-être de deviner davantage; -mais c'était encourir la vengeance du roi et -la haine ou le mépris du duc de Richelieu; d'ailleurs, -la Bastille, qui avait si long-temps retenu dans -ses entrailles de pierre l'existence et le nom d'un -prisonnier d'état, pouvait ensevelir une seconde fois -et à jamais l'imprudent écrivain, pour le punir d'avoir -ajouté une nouvelle strophe aux <i>J'ai vu</i>.</p> - -<p>Or, Voltaire trouvait bons tous les moyens capables -de faire triompher la vérité et la raison; il ne -craignait pas même de recourir au mensonge et de -s'affubler d'un déguisement quelconque, avec la certitude -d'être reconnu à son style et à son esprit: -ainsi, tour à tour il s'intitulait Aaron Mathathaï, -Jacques Aimon, Akakia, Akib, Alethès, Alethof, -Aletopolis, Alexis, Arty, Aveline, et créait cent -autres pseudonymes plus ou moins transparens; ou -bien, gardant l'anonyme dans ses ouvrages les plus -importans comme dans ses plus minces opuscules, -il employait sans cesse les presses clandestines de -Hollande.</p> - -<p>On comprend qu'il n'ait pas revendiqué l'honneur -d'un livre qui aurait pu le brouiller avec ses protecteurs, -le maréchal de Richelieu et madame de Pompadour, -dans la plus brillante période de sa fortune -de courtisan, lorsque les grâces de Louis XV l'arrêtaient -à Versailles, lorsqu'il était l'hôte de la -reine d'Étioles, lorsqu'il se prosternait devant le -soleil de Fontenoy, lorsqu'il étalait avec orgueil ses -titres de gentilhomme ordinaire du roi et d'historiographe -de France<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>!</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Voyez sa <i>Correspondance</i>, notamment la lettre à Vauvenargues, du 3 -avril 1745, et les lettres à M. d'Argenson, écrites la même année.</p> -</div> -<p>Je pense donc que Voltaire a voulu mettre en -circulation, par une voie détournée, l'histoire du -<i>Masque de Fer</i> pour avoir le droit de s'expliquer sur -un sujet qu'il n'eût point osé aborder en face, si quelqu'un -n'avait pris l'initiative avant lui. Ce <i>quelqu'un</i> -ne fut autre que lui-même; par cette tactique, il devint -maître de traiter en public un point historique -fort singulier, qu'il n'avait pu aborder encore qu'en -particulier avec le duc de Richelieu, sous le sceau du -secret le plus inviolable. Voltaire ressemblait beaucoup -à ce barbier du roi Midas, que la fable nous -représente creusant la terre pour se soulager d'un -secret confié, et pour répéter dans ce trou: Le roi -Midas a des oreilles d'âne! Voltaire publiait volontiers -tout ce qu'il savait, et même souvent ce qu'il ne -savait pas, bien différent de Fontenelle qui, la main -pleine de vérités, refusait de l'ouvrir. Dès lors, le -prisonnier masqué passa en tradition dans le grand -monde, et Voltaire fut peut-être autorisé par Richelieu -lui-même à confirmer ce fait extraordinaire, au -lieu de le démentir. Voilà pourquoi l'auteur des <i>Mémoires -de Perse</i> ne se dévoila pas.</p> - -<p>Six ans après que l'homme au masque eut été -signalé à la curiosité des anecdotiers, Voltaire fit -paraître, sous le pseudonyme de <i>M. de Francheville</i>, -le <i>Siècle de Louis XIV</i> en deux volumes in-12, -<i>Berlin</i>, 1751: on chercha aussitôt dans cet ouvrage, -attendu depuis long-temps, quelques détails sur le -prisonnier mystérieux qui faisait alors le sujet de -tous les entretiens.</p> - -<p>Voltaire s'était hasardé enfin à parler de ce prisonnier -plus explicitement qu'on n'avait fait jusqu'alors, -et à faire entrer dans l'histoire <i>un événement -que tous les historiens ont ignoré</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>; il assignait une -date au commencement de cette captivité: <i>quelques -mois après la mort du cardinal Mazarin</i> (1661); -il donnait le portrait de l'inconnu, qui était, selon -lui, <i>d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et -de la figure la plus belle et la plus noble, admirablement -bien fait</i>, ayant <i>la peau un peu brune</i>, -et qui <i>intéressait par le seul son de sa voix, ne se -plaignant jamais de son état, et ne laissant point -entrevoir ce qu'il pouvait être</i>; il n'oublia pas de -décrire <i>le masque dont la mentonnière avait des -ressorts d'acier, qui laissaient au prisonnier la liberté -de manger avec ce masque sur son visage</i>; -enfin il fixa l'époque de la mort de cet homme, -<i>enterré</i>, disait-il, <i>en 1704, la nuit, à la paroisse -Saint-Paul</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> T. 2, p. 11, de la première édition. Cette anecdote, dans toutes les -éditions, se trouve au chapitre 25 de l'ouvrage.</p> -</div> -<p>Le récit de Voltaire reproduisait les principales -circonstances de celui des <i>Mémoires de Perse</i>, hormis -le roman qui amène dans ce livre l'emprisonnement -de <i>Giafer</i>: Quand ce prisonnier fut envoyé à -l'île Sainte-Marguerite, à la Bastille, sous la garde -de Saint-Mars, <i>officier de confiance</i>, il portait son -masque dans la route; «on avait ordre de le tuer -s'il se découvrait; le marquis de Louvois alla le voir -dans cette île, et lui parla debout et avec une considération -qui tenait du respect; il fut mené en 1690 -à la Bastille où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être -dans ce château; on ne lui refusait rien de ce qu'il -demandait; son plus grand goût était pour le linge -d'une finesse extraordinaire et pour les dentelles; il -jouait de la guitare; on lui faisait la plus grande -chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant -lui.» On voit que Voltaire avait emprunté une partie -de ces détails, et souvent les expressions même, -aux <i>Mémoires de Perse</i>, sans s'approprier encore -l'aventure dramatique du plat d'argent; il déclara -en outre que plusieurs particularités lui avaient été -fournies par M. de Bernaville; successeur de Saint-Mars, -et par <i>un vieux médecin de la Bastille</i>, qui -avait soigné le prisonnier dans ses maladies, et n'avait -jamais vu son visage, <i>quoiqu'il eût souvent -examiné sa langue et le reste de son corps</i>. Il raconta -que <i>M. de Chamillard fut le dernier ministre qui -eût cet étrange secret</i>, et que son gendre, le maréchal -de La Feuillade, l'ayant conjuré <i>à genoux</i> -de lui apprendre <i>ce que c'était que le Masque de -Fer</i>, Chamillard mourant (1721) répondit qu'il avait -fait serment de ne révéler jamais ce secret d'état. -A ces détails certifiés par le duc de La Feuillade, Voltaire -joignait une réflexion bien remarquable: «Ce -qui redouble l'étonnement, c'est que, <span class="sc">quand on -envoya cet inconnu dans l'île Sainte-Marguerite, -il ne disparut dans l'Europe aucun personnage -considérable</span>.»</p> - -<p>Cette réflexion si juste et si lumineuse ne frappa -personne; mais tout le monde était saisi d'étonnement -et de terreur en lisant ce petit roman, écrit -de manière à faire désirer qu'on le complétât bientôt.</p> - -<p><i>Le Siècle de Louis XIV</i> fut surtout recherché -à cause de ces deux pages relatives au <i>Masque de -Fer</i>, que Voltaire augmenta de nouveaux détails -dans les éditions suivantes, publiées en 1753 et -1760. Il n'eut garde d'omettre une anecdote dont -il était peut-être l'inventeur:</p> - -<p>«Ce prisonnier était sans doute un homme considérable, -car voici ce qui arriva les premiers jours -qu'il était dans l'île de Sainte-Marguerite: le gouverneur -mettait lui-même les plats sur la table, et -ensuite se retirait, après l'avoir enfermé. Un jour, -le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette -d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre, vers un -bateau qui était au rivage, presque au pied de la -tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa -l'assiette et la rapporta au gouverneur. Celui-ci, -étonné, demanda au pêcheur: «Avez-vous lu -ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il -vue entre vos mains?—Je ne sais pas lire, répondit -le pêcheur; je viens de la trouver, personne -ne l'a vue.» Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le -gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, -et que l'assiette n'avait été vue de personne. «Allez, -lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir -pas lire!» Voltaire ajouta, en 1760, pour justifier -cet emprunt aux <i>Mémoires de Perse</i>: «Parmi les -personnes qui ont eu connaissance <i>immédiate</i> de ce -fait, il y en a une très-digne de foi, qui vit encore.» -Il voulait désigner sans doute le duc de Richelieu, -car s'il entendait parler d'un témoin oculaire, -ce témoin aurait eu au moins quatre-vingt-dix -ans, le prisonnier masqué ayant quitté en 1698 l'île -de Sainte-Marguerite, où l'événement eut lieu.</p> - -<p>De ce moment, le fait du <i>Masque de Fer</i> passa -pour constant, appuyé par l'autorité de Voltaire, de -M. de Bernaville, du duc de La Feuillade, et du -ministre Chamillard; mais quel était le personnage -caché sous ce masque?</p> - -<p>La Beaumelle, qui avait rencontré Voltaire à la -cour du roi de Prusse, et qui n'attendait qu'une occasion -de déclarer la guerre à ce despote littéraire, -imagina de critiquer le <i>Siècle de Louis XIV</i>, parce -qu'il connaissait à fond cette époque, peinte avec -goût et jugée un peu superficiellement par Voltaire. -La Beaumelle mit donc au jour, en 1753, ses -<i>Notes sur le Siècle de Louis XIV</i>, in-8<sup>o</sup>, dans lesquelles -il ne manqua pas de dire que l'histoire du -<i>Masque de Fer</i> était tirée des <i>Mémoires de Perse</i>.</p> - -<p>L'année précédente, un autre critique, Clément, -moins savant, mais plus fin que La Beaumelle, avait -répondu de même à la prétention de Voltaire, qui -se donnait partout comme le premier révélateur du -<i>Masque de Fer</i>. «M. de Voltaire, disaient les <i>Nouvelles -littéraires</i> du mois de mai 1752, se trompe -quand il dit que tous les historiens ont ignoré ce -fait. Vous le trouverez un peu différemment conté, -et d'environ <i>vingt ans plus jeune</i>, dans les <i>Mémoires -secrets pour servir à l'histoire de Perse</i>, -publiés il y a huit ou neuf ans. Mais de qui s'agit-il? -Suivant l'auteur des <i>Mémoires</i>, c'est de M. le comte -de Vermandois. Le récit de M. de Voltaire ne souffre -point cette explication et ne s'en permet aucune. -Reste à savoir lequel des deux est le plus sûr: pour -moi, je crois en M. de Voltaire<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> <i>Cinq Années littéraires, ou Nouvelles littéraires des années</i> 1748, 1749, -1750, 1751 et 1752, t. 2, lettre 99.</p> -</div> -<p>La <i>Réfutation des Notes de La Beaumelle</i><a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> ne se -fit pas attendre, et Voltaire prit à cœur de montrer -qu'il était mieux instruit que personne sur le <i>Masque -de Fer</i>. Voltaire, qui avait fait sonner bien haut la -nouveauté de l'anecdote, convint qu'elle se trouvait -dans les <i>Mémoires de Perse, libelle obscur et méprisable -où les événemens sont déguisés ainsi que les -noms propres</i>; mais il prétendit que son ouvrage était -composé <i>en partie long-temps avant ces Mémoires, -qui n'ont paru qu'en 1745</i>, et il n'eut pas de peine -à les réfuter en ce que le conte de <i>Giafer</i> renfermait -de contraire à la vérité historique et chronologique. -Depuis la publication des <i>Mémoires de -Perse</i>, Voltaire avait rassemblé des renseignemens -plus positifs, entre autres, la date de la mort du -prisonnier, avec laquelle on ne pouvait accorder une -visite du régent à la Bastille<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Réimprimée sous le titre de <i>Supplément au Siècle de Louis XIV</i>, dans -toutes les éditions de Voltaire.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> La négation expresse de Voltaire, qui dit que le duc d'Orléans n'alla -<i>jamais</i> à la Bastille, est pourtant contredite par un manuscrit trouvé -dans ce château et imprimé en tête de la première livraison de la <i>Bastille -dévoilée</i>; on y lit ce qui suit: «Du temps de la régence, j'ai vu entrer -dans la cour de l'intérieur du château M. le duc de Lorraine et M. le duc -d'Orléans, accompagnés d'un seigneur de la cour, dont il ne me souvient -pas du nom.»</p> -</div> -<p>Voltaire, dans cette <i>Réfutation</i> du livre de La -Beaumelle, avoua pourtant qu'il était <i>surpris</i> de -trouver dans les <i>Mémoires de Perse</i> une anecdote -<i>très-vraie parmi tant de faussetés</i>. Il crut devoir -nommer encore quelques personnes recommandables, -pour constater l'authenticité des documens -qu'il avait eus, notamment au sujet de l'assiette -d'argent trouvée par un pêcheur: M. Riousse, ancien -commissaire des guerres à Cannes, avait été, -dans sa jeunesse, témoin de la translation du prisonnier -masqué à la Bastille; le marquis d'Argens -assurait qu'en Provence, les <i>aventures</i> de ce prisonnier -étaient <i>publiques</i>, et qu'il avait entendu -conter l'histoire de l'assiette <i>aux hommes les plus -considérables de la province</i>; M. Marsolan, chirurgien -du duc de Richelieu, et gendre du <i>vieux -médecin de la Bastille</i>, se faisait garant des faits -racontés par son beau-père; MM. de La Feuillade -et de Caumartin avaient appris de la bouche même -de Chamillard l'existence de l'homme au masque; -enfin le témoignage des <i>vieillards qui en avaient -entendu parler aux ministres</i> rendait ce fait, -<i>fondé sur des ouï-dire, plus authentique qu'aucun -autre fait particulier des quatre cents premières -années de l'histoire romaine</i>.</p> - -<p>Voltaire, pour tenir en haleine la curiosité de ses -lecteurs, niait que ce prisonnier fût le comte de -Vermandois, mort de la <i>petite-vérole</i> au camp de -Courtray, en 1683; ou le duc de Beaufort, tué par -les Turcs, qui lui avaient coupé la tête au siége de -Candie, en 1669. Mais, au lieu d'opposer son opinion -personnelle à ces deux opinions qui avaient -cours alors, il se bornait à ouvrir une nouvelle porte -aux conjectures, par ce paragraphe dont tous les -mots veulent être pesés pour en définir le véritable -sens: «M. de Chamillard disait quelquefois, pour -se débarrasser des questions pressantes du dernier -maréchal de La Feuillade et de M. de Caumartin, que -<span class="sc">c'était un homme qui avait tous les secrets de -M. Fouquet</span>. Il avouait donc au moins, par là, que -cet inconnu avait été enlevé quelque temps après la -mort du cardinal Mazarin. <i>Or, pourquoi des précautions -si inouies pour un confident de M. Fouquet, -pour un subalterne?</i> <em class="small">QU'ON SONGE QU'IL NE -DISPARUT EN CE TEMPS-LA AUCUN HOMME CONSIDÉRABLE.</em> -Il est donc clair que c'était un prisonnier de la plus -grande importance?»</p> - -<p>C'était la seconde fois que Voltaire appuyait sur -l'impossibilité de faire coïncider le commencement -de la captivité du <i>Masque de Fer</i> avec la disparition -d'un <i>homme considérable</i>. C'était la première fois -qu'il nommait Fouquet dans la discussion de cet -événement, et il le nommait en répétant les paroles -de M. de Chamillard, <i>le dernier ministre qui eût -cet étrange secret</i>! Mais personne n'y prit garde, -et on ne pensa pas même à tirer une nouvelle induction -de la place que Voltaire avait assignée dans -le <i>Siècle de Louis XIV</i> à la disgrâce de Fouquet, -immédiatement après l'anecdote du <i>Masque -de Fer</i>.</p> - -<p>Le judicieux Prosper Marchand, qui réunissait -alors les matériaux de son <i>Dictionnaire historique</i> -publié en 1756, deux ans après sa mort, regarda -le récit fait dans le <i>Siècle de Louis XIV</i> comme -une <i>reproduction</i> de celui des <i>Mémoires de Perse</i>, -<i>revue, augmentée et retranchée à divers égards</i><a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Dictionnaire historique</i> de Prosper Marchand, p. 143.</p> -</div> -<p>La critique avait commencé à retourner en tous -sens le champ fertile des conjectures historiques. -On écarta bientôt la première interprétation qui -avait tenté de reconnaître le comte de Vermandois -dans le <i>Masque de Fer</i>, et quelques savans de Hollande -se réunirent pour accréditer un paradoxe -basé, tant bien que mal, sur l'histoire: ils avancèrent -que le prisonnier masqué était certainement -un jeune seigneur <i>étranger</i>, gentilhomme de la -chambre d'Anne d'Autriche, et <i>véritable père</i> de -Louis XIV.</p> - -<p>La source de cette singulière et scandaleuse anecdote -semble avoir été un petit livre assez rare, imprimé -à Cologne, chez Pierre Marteau, en 1692, -in-12, sous ce titre: <i>les amours d'Anne d'Autriche, -épouse de Louis XIII, avec M. le C. D. R., -le véritable père de Louis XIV, roi de France; -où l'on voit au long comment on s'y prit pour donner -un héritier à la couronne, les ressorts qu'on -fit jouer pour cela, et enfin le dénouement de cette -comédie</i>. La troisième édition de ce libelle, imprimée -en 1696, porte sur son titre: <i>Cardinal de -Richelieu</i>, au lieu des trois lettres C. D. R. Mais il -est facile de se convaincre, à la lecture de l'ouvrage, -qu'un imprimeur ignorant a mal traduit ces initiales, -puisque le ministre joue dans l'ouvrage un rôle bien -distinct de celui de père<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. On a donc pensé que <i>le -C. D. R.</i> signifiait <i>le comte de Rivière</i><a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>, et que ce comte -pouvait être le <i>Giafer</i> des <i>Mémoires de Perse</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Il y a eu cinq éditions de ce libelle en 1692, 1693, 1696, 1722, 1738; -celle de 1696 est la seule dont le litre porte le nom du <i>cardinal de Richelieu</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> N'est-ce pas plutôt le <i>Comte de Rochefort</i>, dont les <i>Mémoires</i>, rédigés -par Sandras de Courtilz, offrent aussi ces initiales: C. D. R.?</p> -</div> -<p>En effet, le roman des <i>Amours d'Anne d'Autriche</i> -avait tout ce qu'il fallait d'extraordinaire -pour servir d'introduction aux malheurs du prisonnier -inconnu. L'auteur, dont la plume était aux -gages du roi Guillaume, comme tous les libellistes -hollandais de cette époque, annonce, dans son <i>Avis -au Lecteur</i>, qu'il veut développer <i>le grand mystère -d'iniquité de la véritable origine de Louis XIV</i>: -«Quoique cette relation, dit-il, soit ici quelque -chose d'assez nouveau et d'assez inconnu, elle n'est -rien moins que cela en France. La froideur reconnue -de Louis XIII, la naissance extraordinaire de -Louis-Dieudonné, ainsi nommé parce qu'il naquit -après vingt-trois ans de mariage stérile, sans -compter plusieurs autres circonstances remarquables, -prouvent si clairement et d'une manière si -convaincante cette génération empruntée, qu'il faut -avoir une effronterie extrême pour prétendre qu'elle -soit la production du prince qui passe pour en être -le père. Les fameuses barricades de Paris et la formidable -révolte qui se fit contre Louis XIV à son -avènement au trône, et qui fut soutenue par des -chefs si distingués, publièrent si hautement sa naissance -illégitime, que tout le monde en parlait; et -comme la raison le confirmait, à peine y avait-il -quelqu'un qui eût des doutes et des scrupules là-dessus.» -Cet auteur, sous l'anonyme duquel on -trouverait peut-être le fameux Sandras de Courtilz<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>, -avait pourtant tiré de son imagination la fable -de son livre, qu'il essaie dans sa préface de mettre -sur le compte de l'histoire.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> M. Leber attribue ce livre à un sieur Le Noble, autre que l'auteur des -satires contre le roi Guillaume, puisque l'<i>Avis au lecteur</i> fulmine contre -les <i>derniers ouvrages du Noble</i>. Voyez le <i>Supplément au Manuel du libraire</i>, -par M. Brunet, t. 1, p. 49.</p> -</div> -<p>Voici cette fable assez habilement conçue:</p> - -<p>Le cardinal de Richelieu, glorieux de voir sa -nièce <i>Parisiatis</i> (M<sup>me</sup> de Combalet) aimée de Gaston, -duc d'Orléans, frère du roi, propose à ce -prince la main de cette belle personne; mais Gaston, -indigné de tant d'orgueil chez le premier ministre, -répond par un soufflet à cette offre de mariage. -Le cardinal et sa nièce ne rêvent plus que vengeance, -et le père Joseph, capucin, leur inspire le -projet de frustrer Gaston de la couronne que lui -promettait l'impuissance de Louis XIII. En conséquence, -ils introduisent, la nuit, dans la chambre -de la reine, un jeune homme, le C. D. R., qui -était amoureux, sans espoir, de la femme de son -roi. Anne d'Autriche, qui avait remarqué cet amant -tendre et discret, le reconnaît à ses façons de faire, -et lui oppose peu de résistance; ensuite elle va révéler -au cardinal ce qui s'est passé: «Eh bien! lui -dit-elle, vous ayez gagné votre méchante cause; -mais prenez-y garde, monsieur le prélat, et faites -en sorte que je trouve cette miséricorde et cette -bonté céleste dont vous m'ayez flattée par vos pieux -sophismes. Ayez soin de mon ame, je vous en charge; -car je me suis abandonnée!» <i>Cet excessif débordement -de vie continuant, la bienheureuse nouvelle -de la grossesse de la reine ne fut pas long-temps -à se débiter dans le royaume. Ainsi naquit -Louis XIV, fils de Louis XIII, par voie de transsubstantiation.</i> -Quant à l'instrument docile de ce -miracle, le libelliste n'en parle que dans une note -où il annonce que «si cette histoire plaît au public, -on ne tardera pas à donner la <i>Suite</i>, qui contient -<i>la fatale catastrophe du C. de R., et la fin de ses -plaisirs qui lui coûtèrent cher</i>.»</p> - -<p>Cette Suite n'a point paru, mais on a prétendu -que <i>la fatale catastrophe</i> devait être la découverte -de l'amant de la reine par Louis XIII, et l'enlèvement -de ce seigneur masqué et emprisonné. -Alors, à quoi bon un masque? Mieux eût valu un -bâillon pour l'honneur du mari et du fils.</p> - -<p>L'autorité de ce pamphlet <i>orangiste</i> n'était point -assez imposante pour accréditer en France une opinion -qui entachait de bâtardise la gloire de Louis-le-Grand; -la critique dédaigna donc de s'en servir, -et préféra s'attacher au système, plus honnête pour -la dynastie des Bourbons, mais aussi peu vraisemblable, -qui représentait le duc de Beaufort comme -le prisonnier inconnu de l'île Sainte-Marguerite, -malgré les dénégations formelles de Voltaire.</p> - -<p>Lenglet Dufresnoy, qui ne perdait jamais une occasion -de jeter dans la publicité un paradoxe hardi, -et qui d'ailleurs avait pu dans ses fréquens voyages -à la Bastille recueillir le souvenir du <i>Masque de Fer</i>, -en dit quelques mots dans son <i>Plan de l'histoire -générale et particulière de la Monarchie française</i>, -publié en 1754. C'est au sujet de la disparition du -duc de Beaufort devant Candie (t. 3, p. 268 et 269), -qu'il rappelle l'<i>anecdote singulière</i> à laquelle donnèrent -lieu les doutes existant sur la mort de ce -prince. Après avoir raconté ce qu'on savait du prisonnier -masqué, il ajoute cette réflexion: «Quelle -raison y avait-il d'user de tant de mystère pour le -duc de Beaufort?» Il mentionne ensuite l'opinion qui -attribuait cette anecdote au comte de Vermandois -«pour de prétendues causes rapportées dans les <i>Anecdotes -persanes</i>; mais je pense, dit-il, que <i>cela -vient de plus haut</i>; sur quoi il y aurait bien des -particularités à examiner. Ce prisonnier fut inhumé -non à Saint-Paul, mais aux <i>Célestins</i>.» Cette assertion -erronée prouve l'incertitude qui régnait encore -à cette époque pour les faits principaux de la -captivité du <i>Masque de Fer</i>. Lenglet Dufresnoy ne -cite pas Voltaire comme <i>le premier</i> qui eût parlé de -l'anecdote, et Voltaire lui garda sans doute rancune -de cet oubli, puisqu'il traita depuis avec un -injuste mépris <i>le très-savant</i> auteur de la <i>Méthode -pour étudier l'histoire</i><a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Voyez, dans les Œuvres de Voltaire, <i>Doutes sur quelques points de -l'Histoire de l'Empire</i>; <i>Mélanges historiques</i>; <i>Correspondance générale</i>.</p> -</div> -<p>Voltaire rencontra un adversaire plus redoutable -dans Lagrange-Chancel. Ce vieux satirique, qui devait -à ses <i>Philippiques</i> l'avantage d'avoir puisé quelques -documens traditionnels aux lieux mêmes où -le prisonnier inconnu avait habité vingt ans avant -lui, écrivit, du fond de son château d'Antoniat en -Périgord, une lettre publiée dans l'<i>Année littéraire</i> -de 1759 (t. 3, p. 188), pour réfuter certains points -de la narration du <i>Siècle de Louis XIV</i>.</p> - -<p>Cette lettre, que le nom de son auteur, alors âgé -de quatre-vingt-neuf ans, fit lire avidement, participait -à la haine de Fréron contre Voltaire, et n'avait -pas d'autre but que de contredire celui-ci, en -révélant des particularités «qu'un historien plus -<i>exact dans ses recherches</i> que M. de Voltaire aurait -pu savoir, s'il s'était donné la peine de s'en instruire.» -L'intention de Lagrange-Chancel était, disait-il, -«d'arrêter le cours des idées que chacun s'est forgées -à sa fantaisie, sur la foi d'un auteur qui s'est fait une -grande réputation par le merveilleux joint à l'<i>air de -vérité</i> qu'on admire dans la plupart de ses écrits;» -mais ce ton dur et tranchant contrastait avec la pauvreté -des faits que le libelliste avait rapportés de sa -prison aux îles Sainte-Marguerite.</p> - -<p>Il disait que M. de Lamotte-Guérin, gouverneur -de ces îles, du temps qu'il y était détenu (en 1718), -lui avait <i>assuré</i> que le prisonnier était le duc de -Beaufort, <i>amiral</i> de France, qu'on croyait mort au -siége de Candie, et qui fut traité de la sorte parce -qu'il <i>paraissait dangereux</i> à Colbert et qu'il traversait -les opérations de ce ministre, chargé du département -de la marine. Beaufort en effet eut pour -successeur à l'amirauté le comte de Vermandois alors -âgé de vingt-deux mois.</p> - -<p>Les ouï-dires que citait Lagrange-Chancel, sur la -foi de plusieurs contemporains de sa captivité, étaient -peu dignes de balancer la version adoptée par Voltaire: -comme Voltaire, Lagrange-Chancel raconte -que le commandant Saint-Mars <i>avait de grands -égards pour son prisonnier, le servait lui-même en -vaisselle d'argent, et lui fournissait souvent des -habits aussi riches qu'il le désirait</i>; mais le prisonnier -était obligé, sur peine de la vie, <i>de ne paraître -qu'avec son masque de fer en présence du médecin -ou du chirurgien</i>, dans les maladies où il -avait besoin d'eux; pour toute récréation, <i>lorsqu'il -était seul, il pouvait s'amuser à s'arracher le poil -de la barbe avec des pincettes d'acier très-luisantes -et très-polies</i>. Lagrange-Chancel avait vu une de ces -pincettes entre les mains du sieur de Formanoir, -neveu de Saint-Mars, et lieutenant de la compagnie -franche des îles Sainte-Marguerite.</p> - -<p>Suivant plusieurs personnes, on aurait entendu, -lors du départ de Saint-Mars pour la Bastille, le colloque -suivant: «Est-ce que le roi en veut à ma vie? -dit le prétendu duc du Beaufort <i>qui portait son -masque de fer</i>.—Non, mon prince, reprit Saint-Mars, -votre vie est en sûreté: vous n'avez qu'à -vous laisser conduire.»</p> - -<p>Enfin, le nommé Dubuisson, caissier du célèbre -Samuel Bernard, avait été détenu aux îles Sainte-Marguerite -en même temps que le <i>Masque de Fer</i>, -et occupait avec d'autres prisonniers une chambre -précisément <i>au-dessus de celle de cet inconnu</i>. Ce -Dubuisson conta depuis à Lagrange-Chancel, que -ses camarades de prison étaient parvenus, <i>par le -trou de la cheminée</i>, à s'entretenir avec le mystérieux -voisin et à <i>se communiquer leurs pensées</i>; mais -que ceux-ci, lui ayant demandé la cause de sa détention -si rigoureuse, ne purent le faire expliquer là-dessus, -car il leur répondit que, s'il révélait son nom, on -lui ôterait la vie ainsi qu'à toutes les personnes qui -sauraient son secret. Voilà un prisonnier-d'état bien -gardé! Les conversations par les cheminées étaient -fort en usage à la Bastille; mais on devait prendre -plus de précautions pour un homme dont il importait -tant de cacher le nom.</p> - -<p>Voltaire eût probablement relevé les critiques -acerbes de cette lettre, si Lagrange-Chancel n'était -mort la même année<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>; mais il se promit de faire payer -les frais de la guerre à Fréron, qu'il immola en plein -théâtre, en 1760, dans la comédie de l'<i>Écossaise</i>: -il connaissait toutes les menées que Fréron avait -faites pour lui enlever sa découverte du <i>Masque de -Fer</i>. Voltaire rentra une dernière fois dans la lice, -après que Saint-Foix et le père Griffet y furent descendus -armés de citations irrécusables; mais ce ne -fut pas pour se mesurer avec eux: semblable à un -combattant qui dédaigne un adversaire trop aisé à -vaincre, et reste immobile malgré tous les défis -qu'on lui adresse, il se contenta de faire cette déclaration: -«L'auteur du <i>Siècle de Louis XIV</i> est -le <i>premier</i> qui ait parlé de l'homme au masque de -fer dans une histoire <i>avérée</i>. C'est qu'il était <i>très-instruit</i> -de cette anecdote, qui étonne le siècle présent, -qui étonnera la postérité et qui n'est que trop véritable<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>.» -Voltaire tenait à honneur d'avoir <i>le premier</i> -livré à l'opinion publique et incorporé dans l'histoire -la précieuse confidence du maréchal de Richelieu.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> La <i>Biographie universelle</i>, comme la <i>France littéraire</i> et d'autres ouvrages -contemporains, place cette mort sous la date du 5 décembre 1758; -mais comment aurait-il écrit à Fréron en 1759? Son éloge nécrologique se -trouve dans le huitième volume de l'<i>Année littéraire</i> de 1759. D'après ces -rapprochemens, on pourrait bien croire que la lettre posthume fut supposée -par Fréron.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> L'<i>Anecdote sur l'Homme au Masque de fer</i>, dans laquelle se trouve -cette déclaration, ne fut ajoutée à l'article <i>Ana</i> que dans les éditions du -<i>Dictionnaire philosophique</i> postérieures à la publication de l'ouvrage du -Père Griffet (1769).</p> -</div> -<p>En 1768, le paradoxe s'empara encore du <i>Masque -de fer</i>: ce fut Fréron, qui, tout meurtri des -coups terribles que son ennemi lui avait portés en face -dans l'<i>Écossaise</i>, lança contre Voltaire un nouveau -champion, plus redoutable que Lagrange-Chancel, -dans l'espoir d'amener une grande querelle où l'auteur -du <i>Siècle de Louis XIV</i> aurait le dessous: le -<i>Masque de fer</i> était une sorte d'appât bien capable -d'attirer Voltaire dans une embuscade où Poullain -de Saint-Foix l'eût mis à mal, avec ce caractère -irascible et provocateur qui faisait l'effroi de la -basse littérature.</p> - -<p>Saint-Foix, par une lettre insérée dans <i>l'Année -littéraire</i> (1768, t. 4), essaya de faire valoir une hypothèse -qui avait du moins le mérite de la singularité, -et qui réussit à ce titre auprès des amis du merveilleux: -il imagina que le prisonnier masqué était le -duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, condamné -pour crime de rébellion et décapité à Londres -le 15 juillet 1685.</p> - -<p>Cette idée bizarre lui vint d'un passage de <i>l'Histoire -d'Angleterre</i>, par Hume, d'après lequel on -voit en effet que le bruit courut à Londres que le -duc de Monmouth était sauvé, et qu'un de ses partisans, -qui lui ressemblait beaucoup, avait consenti -à mourir à sa place, pendant que le véritable condamné, -secrètement transféré en France, devait y -subir une prison perpétuelle.</p> - -<p>Saint-Foix citait à l'appui de son système un petit -ouvrage anonyme de la même famille que les <i>Amours -d'Anne d'Autriche</i>, sans toutefois vouloir accorder -une confiance aveugle aux <i>Amours de Charles II et -de Jacques II, rois d'Angleterre</i>, quoique l'auteur -ait mis ces paroles dans la bouche du Colonel Skelton, -ancien gouverneur de la tour de Londres: «La nuit -d'après la <i>prétendue</i> exécution du duc de Monmouth, -le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même -le tirer de la tour; on lui couvrit la tête d'une -espèce de capuchon, et le roi et les trois hommes -entrèrent avec lui dans un carrosse.» Saint-Foix -invoquait un témoignage plus respectable: Le père -Tournemine étant allé avec le père Saunders, confesseur -de Jacques II, rendre visite à la duchesse de -Portsmouth après la mort de ce prince, la duchesse -eut occasion de dire qu'elle reprocherait toujours -au roi Jacques d'avoir laissé exécuter le duc de Monmouth -au mépris du serment qu'il avait fait sur -l'hostie, près du lit de mort de Charles II, qui lui -recommanda de ne jamais ôter la vie à son frère -naturel, même en cas de révolte; le père Saunders -reprit avec vivacité: «Le roi Jacques a tenu son -serment!»</p> - -<p>Deux circonstances moins importantes semblaient -à Saint-Foix propres à fortifier son opinion et à fixer -celle du public. Un chirurgien anglais, nommé -Nelaton, <i>qui allait tous les matins au café Procope</i>, -rendez-vous habituel des gens de lettres, avait -souvent raconté qu'étant <i>premier garçon</i> chez un -chirurgien près de la porte Saint-Antoine, on l'envoya -chercher pour une saignée, et qu'on le mena à -la Bastille; que le gouverneur l'introduisit dans une -chambre où était un prisonnier qui <i>se plaignait</i> de -grands maux de tête; que ce prisonnier avait l'accent -anglais, était vêtu d'une robe de chambre jaune -et noire à grandes fleurs d'or et ne montrait pas son -visage caché par une <i>longue serviette nouée derrière -le cou</i>. Mais on ne peut prendre cette serviette pour -un masque de fer, et l'on sait que les prisonniers de -la Bastille n'avaient aucune communication avec les -personnes du dehors sans un ordre signé du ministre; -d'ailleurs, il y avait un chirurgien, un -médecin et un apothicaire attachés au service de la -prison et y demeurant: le viatique même n'entrait -à la Bastille qu'avec la permission du lieutenant de -police<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Voyez <i>Observations concernant les usages et règles du château royal de -la Bastille</i>, 1<sup>re</sup> livraison de <i>la Bastille dévoilée</i>.</p> -</div> -<p>Saint-Foix admettait aussi légèrement un bruit -répandu autrefois en Provence où l'on avait parlé -d'un prince nommé <i>Macmouth</i>, enfermé dans la -citadelle de l'île de Sainte-Marguerite et gardé avec -beaucoup de précautions. L'identité du nom de -<i>Macmouth</i> avec celui de <i>Monmouth</i> aurait été une -présomption favorable à ce système, si l'on eût -constaté l'époque où ce bruit avait circulé; aujourd'hui -nous pouvons l'expliquer par une autre captivité -postérieure<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> à celle du <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Celle du patriarche arménien Arwedicks; voyez la suite de cette Histoire.</p> -</div> -<p>Ce roman, soutenu par l'imperturbable aplomb -de Saint-Foix et par l'élégance maniérée de son -style, eut beaucoup de vogue et raviva la discussion -qui durait depuis vingt-trois ans et qui changeait -de terrain tous les jours, sans que la victoire penchât -d'aucun côté.</p> - -<p>Un partisan du nouveau système l'appuya par des -<i>remarques</i> insérées dans le <i>Journal Encyclopédique</i> -(1768, novembre, p. 112), et tira ses inductions d'un -petit libelle anonyme qui contient la relation du supplice -de Monmouth: les <i>Révolutions d'Angleterre -sous le règne de Jacques II</i>, Amsterdam, 1680, in-12, -ajoutaient peu de valeur à l'opinion de Saint-Foix.</p> - -<p>Cependant Saint-Foix, ce fougueux et pétulant -batailleur qui maniait aussi volontiers l'épée que la -plume, ne rencontra pas d'abord de contradiction -dans son paradoxe; seulement un M. de Palteau, -sans doute petit-neveu de Saint-Mars<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a> et seigneur -de la terre de Palteau en Champagne, qui avait -appartenu à son grand-oncle, publia dans le volume -suivant de <i>l'Année littéraire</i> quelques traditions de -famille, qu'il avait déjà transmises à Voltaire, sans -que celui-ci jugeât le moment venu d'en faire usage. -M. de Palteau, dont l'avis était d'un grand poids -dans ce débat, s'appuyait de l'autorité d'un de ses parens, -le sieur de Blainvilliers, officier d'infanterie <i>qui -avait accès chez M. de Saint-Mars</i> à Pignerol et -aux îles Sainte-Marguerite: les correspondances de -Saint-Mars avec Louvois, publiées depuis, et les -titres de la maison de Palteau<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>, font foi de l'existence -de cet officier en 1670; mais il était mort -long-temps avant que l'anecdote du <i>Masque de fer</i> -fût publique.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Il devait être fils de Guillaume de Formanoir, neveu de Saint-Mars; ce -Formanoir, qu'on nommait <i>Corbé</i> à la Bastille, parce que son nom de -terre était <i>Corbest</i>, hérita d'une partie des biens immenses de son oncle: -«Il s'est retiré, dit l'<i>Histoire de la Bastille</i> par Renneville, dans une des -terres que son oncle avait achetées près de Villeneuve-le-Roi, en <i>Bourgogne</i>, -en changeant son nom infâme de <i>Corbé</i> en celui de <i>Palletot</i> (Palteau), -qui est aussi celui de la terre.» T. 5, p. 406.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> Je rapporterai plus loin les énoncés de ces titres que je dois à l'obligeance -de M. Ed. Barbier d'Aucourt, référendaire honoraire, propriétaire -actuel du domaine de Blainvilliers, près Montfort l'Amaury.</p> -</div> -<p>Selon les confidences de Blainvilliers à M. de Palteau, -l'homme au masque était connu sous le nom -de <i>Latour</i> dans ses différentes prisons; mais rien -n'indiquait que son masque fût <i>de fer et à ressorts</i>; -il avait toujours ce masque sur de visage dans ses -promenades (sans doute sur les plate-formes ou les -boulevarts de la forteresse) <i>ou lorsqu'il était obligé -de paraître devant quelque étranger</i>; il était toujours -<i>vêtu de brun</i>, portait de beau linge et obtenait -des livres et <i>tout ce qu'on peut accorder à un -prisonnier</i>; le gouverneur et les officiers <i>restaient -debout devant lui et découverts jusqu'à ce qu'il les -fît couvrir et asseoir</i>; ceux-ci <i>allaient souvent lui -tenir compagnie et manger avec lui</i>. Quand il mourut -en 1704 (il fallait dire 1703), on mit dans le -cercueil <i>des drogues pour consumer le corps</i>.</p> - -<p>Cette lettre contient deux passages qui fixèrent -alors l'attention, mais qui ne sont pas également -dignes de foi.</p> - -<p>Le sieur de Blainvilliers, curieux de voir à visage -découvert le prisonnier avec lequel il dînait et parlait -souvent aux îles Sainte-Marguerite, puisqu'il -fut lieutenant de la compagnie franche pour la garde -des prisonniers, avait pris, racontait-il, les habits -d'une sentinelle qu'on plaçait dans une galerie <i>sous</i> -les fenêtres de la prison de <i>Latour</i>, et était resté -<i>toute une nuit</i> à examiner l'inconnu qui se promenait -sans masque par sa chambre: cet homme, -<i>blanc de visage, grand et bien fait de corps</i>, quoiqu'il -eût <i>la jambe un peu trop fournie par le bas</i>, -semblait être dans la force de l'âge, malgré sa chevelure -blanche. Les observations d'une nuit <i>presque -entière</i> n'auraient pas produit des renseignemens -plus positifs, si l'on en croit ce vieil officier qui savait -sans doute la valeur d'un secret d'état et qui ne se -fût pas exposé à le trahir au risque de sa vie.</p> - -<p>Lorsqu'en 1698, M. de Saint-Mars se rendit des -îles Sainte-Marguerite à la Bastille, dont il était -nommé gouverneur, il séjourna avec <i>son prisonnier</i> -à sa terre de Palteau, et les paysans, qui vinrent au-devant -de leur seigneur et l'accompagnèrent jusqu'au -château, furent témoins de ce singulier -voyage: l'homme au masque arriva dans une litière -qui précédait celle de Saint-Mars, sous l'escorte de -plusieurs gens à cheval. Le dîner eut lieu dans la -salle à manger du rez-de-chaussée: l'homme tournait -le dos aux croisées ouvertes sur la cour, et -Saint-Mars, assis en face, avait deux pistolets auprès -de son assiette; un seul valet de chambre les -servait et fermait derrière lui la porte de la salle, -chaque fois qu'il allait chercher les plats dans l'antichambre. -Le prisonnier était de grande taille; il -avait un masque <i>noir</i> qui permettait d'apercevoir -ses dents et ses lèvres, sans cacher ses cheveux -blancs: les paysans le virent plusieurs fois traverser -la cour avec ce masque sur le visage. Saint-Mars se -fit dresser un lit de camp auprès de celui où coucha -son hôte. Les particularités frappantes de cet événement -avaient laissé des traces profondes dans la -mémoire des vieillards que M. de Palteau interrogea -lui-même, bien des années après le passage de Saint-Mars.</p> - -<p>Saint-Foix, qui souffrait impatiemment la contradiction, -s'empressa de combattre avec une fine -ironie les assertions contenues dans la lettre de M. -de Palteau, et n'eut pas de peine à infirmer le témoignage -du sieur de Blainvilliers<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>: il remarqua qu'un -officier était incapable de corrompre un soldat pour -satisfaire une curiosité blâmable, qui les eût amenés -tous deux devant un conseil de guerre, et que -d'ailleurs les sentinelles ne demeuraient que trois -heures à leur poste; mais lors même que cet officier -eût manqué de la sorte à son devoir et fût parvenu -à tromper la vigilance des rondes qui se succèdent -de demi-heure en demi-heure dans les prisons d'état, -comment aurait-il pu, de la galerie où il était, au-dessous -de la chambre du prisonnier, voir <i>le bas de -la jambe</i> de cet inconnu, surtout à travers les barreaux -de fer qui garnissaient les fenêtres?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> La réponse de Saint-Foix à M. de Palteau et celle qu'il adressa plus -tard au Père Griffet se trouvent dans les <i>Années littéraires</i> de 1768 et 1769; -mais elles furent recueillies en un seul volume sous ce titre: <i>Réponse de -M. de Saint-Foix au R. P. Griffet, et Recueil de tout ce qui à été écrit sur -le prisonnier masqué</i>, Londres, 1770, in-12 de 131 pages. Nous renverrons -donc, pour nos citations, à cet ouvrage qui a été réimprimé avec des additions -dans le tome 5 des <i>Œuvres complètes de Saint-Foix</i>, Paris, 1778, -in-8<sup>o</sup>.</p> -</div> -<p>Saint-Foix, qui avait raison de penser qu'un -prisonnier de cette importance était sans doute -mieux gardé, ajoutait, d'après la <i>Description de -la France</i>, par Piganiol de la Force (éd. de 1753, -t. 5, p. 376), que Saint-Mars fit construire, dans -le fort de l'île de Sainte-Marguerite, la prison la -plus <i>sûre</i> qui fût en France. En effet, cette prison, -que l'on montrait par tradition à l'époque où Saint-Foix -écrivait, n'était éclairée que par une seule fenêtre -regardant la mer, et ouverte à quinze pieds -au-dessus du chemin de ronde; en outre, cette fenêtre, -percée dans un mur très-épais, était défendue -par <i>trois</i> grilles de fer placées à distance égale, -ce qui faisait un intervalle de deux toises entre les -sentinelles et le prisonnier<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> <i>Voyage littéraire en Provence</i>, par le père Papon, 1780, in-12, p. 247.</p> -</div> -<p>Le conte du sieur de Blainvilliers, qui avait peut-être -voulu par là mettre son secret à l'abri d'une -dangereuse indiscrétion, ne résista pas à cet examen -logique. Ensuite Saint-Foix saisit l'occasion de -fortifier son système relatif au duc de Monmouth, -en s'emparant d'un détail de la lettre qu'on ne saurait -appliquer au duc de Beaufort, puisque M<sup>me</sup> de -Choisy répondit malignement à une épigramme de -ce prince: <i>M. de Beaufort voudrait mordre et -ne le peut pas!</i> or le duc de Beaufort n'aurait pas -eu la bouche mieux garnie à quatre-vingt-sept ans -qu'à cinquante. Ce n'était donc pas lui dont les -paysans de Palteau avaient vu les dents à travers le -masque.</p> - -<p>Saint-Foix revint encore à la charge pour achever -de détruire les présomptions qui pouvaient exister -en faveur du duc de Beaufort, qu'on aurait enlevé -au siége de Candie et emprisonné jusqu'à sa mort. -Le système de Lagrange-Chancel ne reposait que -sur un ouï-dire, et Saint-Foix fit observer, entre -autres choses, que le prince, surnommé le <i>roi des -halles</i>, autant à cause de la grossière trivialité de -ses manières que de son extérieur malpropre et négligé, -ne fût sans doute pas, vieux et captif, devenu -soigné de sa personne et curieux de <i>riches -habits</i>. Saint-Foix cependant aurait pu s'appuyer -d'autorités plus recommandables que les <i>Mémoires -du marquis de Montbrun</i><a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>, supposés par Sandras -de Courtilz, pour prouver que le duc de Beaufort -ayant été tué dans une sortie, sa tête fut coupée -par les Turcs et envoyée par le grand-visir à Constantinople, -où on la promena au bout d'une pique -pendant trois jours.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Ces mémoires cependant sont curieux, et il est certain que Sandras de -Courtilz les a rédigés sur les documens authentiques qui lui ont servi à -narrer les mêmes faits dans les <i>Mémoires de M. d'Artagnan</i>, dans ceux -du <i>comte de Rochefort</i>, etc. Courtilz était instruit à fond de l'histoire particulière -du dix-septième siècle et il travaillait souvent sur des notes très-précieuses.</p> -</div> -<p>Le système présenté par Saint-Foix, avec la verve -spirituelle qui caractérise son talent, semblait prévaloir, -lorsque le père Griffet, savant éditeur de -l'<i>Histoire de France</i> du père Daniel, et auteur lui-même -d'une bonne <i>Histoire de Louis XIII</i>, publia -son <i>Traité des différentes sortes de preuves qui -servent à établir la vérité dans l'histoire</i>, in-12, -Liége, 1769, excellent ouvrage d'érudition et de -critique, où le ch. 13, destiné à l'<i>examen de la -vérité dans les anecdotes</i>, est rempli tout entier -par celle du <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<p>Ce jésuite, qui avait exercé à la Bastille le ministère -de confesseur durant neuf ans, était plus -que personne en état de lever le voile étendu sur -le prisonnier masqué, que bien des gens regardaient -comme une création romanesque sortie du -cerveau de Voltaire ou du chevalier de Mouhy; car -on ne connaissait encore aucune pièce authentique -constatant que cet homme eût existé. Le père Griffet -surpassa encore ce qu'on attendait de son esprit -juste et impartial, en citant, pour la première fois, -le journal manuscrit de M. Dujonca, lieutenant du -roi à la Bastille en 1698, et les registres mortuaires -de la paroisse de Saint-Paul.</p> - -<p>Suivant ce journal, dont l'authenticité ne fut -point révoquée en doute, Saint-Mars, arrivant des -îles Sainte-Marguerite pour prendre le gouvernement -de la Bastille, avait amené avec lui (jeudi -18 septembre 1698, à trois heures après midi), -dans sa litière, <span class="sc">un ancien prisonnier qu'il avait -à Pignerol</span>, <i>dont le nom ne se dit pas, lequel on -fait toujours tenir masqué</i>. Ce prisonnier fut mis -dans la tour de la Bazinière, <i>en attendant la nuit</i>, -jusqu'à ce que M. Dujonca le conduisit lui-même, -<i>sur les neuf heures du soir</i>, dans la troisième chambre -de la tour de la Bertaudière<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>, <i>laquelle chambre -on avait eu soin de meubler de toutes choses</i><a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. Le -sieur Rosarges, qui venait aussi des îles Sainte-Marguerite, -à la suite de Saint-Mars, <i>était chargé -de servir et de soigner ledit prisonnier, qui était -nourri par le gouverneur</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Cette chambre était au troisième étage: «Les chambres ont toutes -leur numéro; elles portent le nom du degré de leur élévation, comme -leurs portes se présentent à droite et à gauche en montant: ainsi la <i>première -bazinière</i> est la première chambre de la tour de ce nom, au-dessus -du cachot; puis la <i>seconde bazinière</i>, la <i>troisième</i>, la <i>quatrième</i> et la <i>calotte -bazinière</i>.» <i>Remarques historiques et anecdotes sur la Bastille</i>, éd. de 1774, -p. 13. Les tours de la <i>Bazinière</i> et de la <i>Bertaudière</i> portaient les noms -des architectes qui les avaient construites, ou des anciens prisonniers qui -les avaient habitées.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Ce n'était sans doute pas l'ameublement ordinaire des chambres de -la Bastille, où il y avait dans chacune «un lit de serge verte avec rideaux, -paillasse et trois matelas, deux tables, deux cruches d'eau, une fourchette -de fer, une cuiller d'étain et un gobelet de même métal, un chandelier de -cuivre, des mouchettes de fer, un pot de chambre, deux ou trois chaises -et quelquefois un vieux fauteuil.» <i>Rem. hist. et anec. sur la Bastille</i>, -p. 14. Le père Griffet dit positivement que ces chambres sont <i>toujours -meublées, mais fort simplement</i>. Constantin de Renneville, qui occupa la seconde -chambre de la Bertaudière pendant que le <i>Masque de Fer</i> était renfermé -dans la troisième (en 1702), a fait de sa prison un tableau après lequel -on ne doutera pas que celle du prisonnier de Saint-Mars ne fût plus -habitable, grâce au soin qu'on avait pris de la <i>meubler de toutes choses</i>:</p> - -<p>«C'était un petit réduit octogone large environ de douze à treize pieds -en tous sens, et à peu près de la même hauteur. Il y avait un pied d'ordure -sur le plancher, qui empêchait de voir qu'il était de plâtre; tous les créneaux -étaient bouchés, à la réserve de deux qui étaient grillés. Ces créneaux -étaient du côté de la chambre larges de deux pieds et allaient toujours en -diminuant en cône, dans l'épaisseur du mur, jusqu'à l'extrémité qui, du -côté du fossé, n'avait pas demi-pied d'ouverture, et par ce même côté -ils étaient fermés d'un treillis de fer fort serré. Comme c'était à travers -ce treillis que venait le jour, qu'il était encore obscurci par cette épaisseur -de mur qui de ce côté a dix pieds, par la grille et par une fenêtre -qui fermait au-dedans de la chambre à volet garni d'un verre très-épais et -très-sale, il était si faible que, quand il entrait dans la chambre, à peine -servait-il à distinguer les objets et ne formait qu'un faux jour… Les murs -de la chambre étaient très-sales et gâtés d'ordure. Ce qu'il y avait de plus -propre était un plafond de plâtre très-uni et très-blanc (sans doute pour -que les moindres trous percés dans ce plafond par le prisonnier de l'étage -supérieur fussent visibles); pour tout meuble, il n'y avait qu'une petite -table pliante, très-vieille et rompue, et une petite chaise enfoncée de -paille, si disloquée qu'à peine pouvait-on s'asseoir dessus. La chambre -était pleine de puces… cela provenait de ce que le prisonnier, qui en venait -de sortir, pissait sans façon contre les murs: ils étaient tapissés des noms -de quantité de prisonniers… Sur les sept heures, on m'apporta un petit lit de -camp de sangles, un petit matelas, un travers de lit garni de plumes, une -méchante couverture verte toute percée et si pleine d'une épouvantable -vermine que j'ai eu bien de la peine à l'en purger.» <i>Histoire de la Bastille</i>, -t. 1, p. 105. Un prisonnier que M. de Saint-Mars amenait <i>dans sa -litière</i>, et qui allait être <i>nourri par le gouverneur</i>, ne fut certainement pas -si mal logé que l'auteur de l'<i>Inquisition française</i>.</p> -</div> -<p>La mort de ce prisonnier était mentionnée dans -le même journal, à la date du lundi 19 novembre -1703. «Le prisonnier inconnu, <i>toujours masqué -d'un masque de velours noir</i>, que M. de Saint-Mars -avait amené avec lui, venant des îles Sainte-Marguerite, -et qu'il gardait depuis long-temps, s'étant -trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la -messe, est mort aujourd'hui sur les dix heures du -soir, <i>sans avoir eu une grande maladie, il ne se -peut pas moins</i>. M. Giraut, notre aumônier, le confessa -hier: surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses -sacremens, et notre aumônier l'a exhorté un moment -avant que de mourir. Il fut enterré le mardi -20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière -de Saint-Paul: son enterrement coûta quarante -livres.»</p> - -<p>Voici donc enfin des dates précises.</p> - -<p>L'extrait des registres de sépulture de l'église -Saint-Paul confirmait l'exactitude du journal de -M. Dujonca: «L'an 1703, le 19 novembre, <i>Marchialy</i>, -âgé de <i>quarante-cinq ans, ou environ</i>, est -décédé dans la Bastille; duquel le corps a été inhumé -dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, -le 20 dudit mars, en présence de M. Rosarges, major -de la Bastille, et de M. Reih, chirurgien de la -Bastille, qui ont signé.» Cet extrait fut collationné -sur le registre original où le nom de <i>Marchialy</i> était -écrit avec beaucoup de netteté. On ne pouvait donc -plus soutenir, sur la foi de Lenglet-Dufresnoy, que -ce prisonnier fut enterré aux <i>Célestins</i>.</p> - -<p>Le père Griffet, qui mettait ainsi hors de doute -le mystère de l'homme au masque sans prétendre -toutefois le découvrir, crut devoir relater quelques -faits qu'il tenait d'un des derniers gouverneurs de -la Bastille, Jourdan Delaunay, mort en 1749.</p> - -<p>Le souvenir du prisonnier masqué s'était conservé -parmi les officiers, les soldats et les domestiques de -cette prison; et nombre de témoins oculaires l'avaient -<i>vu passer dans la cour</i> pour se rendre à la -messe. Dès qu'il fut mort, on avait brûlé <i>généralement -tout ce qui était à son usage</i>, comme linge, -habits, matelas, couvertures, etc.; on avait regratté -et reblanchi les murailles de sa chambre, changé -les carreaux et fait disparaître les traces de son séjour, -de peur qu'il n'eût caché <i>quelque billet ou -quelque marque</i> qui eût fait <i>connaître son nom</i>. -Enfin, long-temps après, le lieutenant de police, -Voyer-d'Argenson, qui visitait souvent la Bastille, -soumise à son inspection, ayant appris qu'on s'y -entretenait encore de ce prisonnier, voulût savoir -ce qu'on en pensait, et le demanda aux officiers; -mais, sur les vagues conjectures auxquelles ils se livraient -entre eux, il se contenta de répondre: «On -ne saura jamais cela!»</p> - -<p>Après avoir rapporté ces nouvelles pièces, d'un -procès qu'on avait débattu en l'air jusque-là, le -père Griffet examina et réfuta tour à tour les <i>Mémoires -de Perse</i> et les lettres de Lagrange-Chancel, -de M. de Palteau et de Saint-Foix: il évita de se prononcer -sur le récit de Voltaire, qu'il ne nomme -même pas en citant ce récit comme tiré d'un livre -<i>très-connu et très-bien écrit</i> (<i>le Siècle de Louis XIV</i>); -il se borna à rapprocher les différentes <i>traditions</i>, -pour en faire ressortir les contradictions et les invraisemblances: -il en tira seulement deux faits, incontestables -à ses yeux, savoir, que <em class="small">LE PRISONNIER -AVAIT LES CHEVEUX BLANCS</em>, et que son masque était -de velours noir.</p> - -<p>Quant aux trois opinions émises au sujet du personnage -condamné à rester masqué toute sa vie, il -ne voulut reconnaître ni le duc de Beaufort, ni le -duc de Monmouth dans cette victime d'état, et il -préféra pencher du côté de la version des <i>Mémoires -de Perse</i>, parce que le comte de Vermandois lui -semblait entrer plus naturellement dans cette mystérieuse -captivité, dont il fixa le commencement à -l'année 1683, plutôt qu'à l'année 1661, comme avait -fait Voltaire; plutôt qu'à l'année 1669, comme le -prétendait Lagrange-Chancel; plutôt qu'à l'année -1685, comme l'exigeait le système de Saint-Foix.</p> - -<p>La date avancée par Voltaire, sans aucune preuve, -aurait contredit les trois systèmes qui retrouvaient, -dans le <i>Masque de Fer</i>, le duc de Beaufort, le duc -de Monmouth et le comte de Vermandois: «Il n'y -a aucune de ces dates (1669, 1683, 1685), dit le -père Griffet, qui, une fois bien constatée, ne réfutât -invinciblement une des trois opinions.»</p> - -<p>Mais le père Griffet ne donnait aucune raison particulière -qui l'autorisât à choisir la date de 1683 -avec l'opinion qu'on y rattachait: il répéta les motifs -que Saint-Foix avait développés avec une solide -logique contre la lettre de Lagrange-Chancel, et il -ajouta que le duc de Beaufort, non seulement n'était -pas capable d'entraver les projets du roi et du -ministre Colbert, mais encore bornait ses fonctions -à celles de <i>grand-maître, chef et surintendant de la -navigation et commerce de France</i>, la charge d'amiral -ayant été supprimée par le cardinal de Richelieu. -Il traita d'<i>absurde</i> la supposition de Saint-Foix, -parce qu'un faux duc de Monmouth, quelle -que fût sa ressemblance avec le condamné, n'aurait -pas réussi à tromper les évêques qui l'assistèrent à ses -derniers momens, et les officiers de justice qui le conduisirent -au supplice en plein jour, à dix heures du -matin, dans une place publique de Londres; et que -d'ailleurs le véritable duc, aurait-il été soustrait à -l'échafaud, ne pouvait demeurer ignoré à la Bastille -après la révolution d'Angleterre et la mort de Jacques -II, en 1701. Le témoignage du père Tournemine, -que Saint-Foix invoquait avec confiance, ne -semblait pas d'un aussi grand poids au père Griffet -qui accusa de crédulité excessive ce bon jésuite connu -pour son <i>imagination toujours vive et enflammée</i>.</p> - -<p>Le père Griffet s'étendit avec plus de complaisance -sur le fait raconté dans les <i>Mémoires de Perse</i>, et, -malgré une lettre de la présidente d'Osembray, qui -parle des <i>regrets infinis</i> que laissa le comte de Vermandois, -lequel avait <i>donné tant de marques d'un -prince extraordinaire que le regret de sa mort fut -une douleur publique</i>, et qui dit positivement que -le roi fut <i>fort touché</i> de cette perte pleurée par M<sup>me</sup> de -La Vallière aux pieds du crucifix<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>; malgré la pompeuse -épitaphe gravée à la louange du défunt dans -le chœur de l'église cathédrale d'Arras, il n'hésita -point à soutenir que le comte de Vermandois, après -des débauches avérées, s'était rendu coupable de -quelque <i>grand attentat</i> avant son départ pour l'armée, -tel qu'un soufflet donné au dauphin. «On en -avait parlé, dit-il, long-temps avant que les <i>Mémoires -secrets</i> aient paru, sur une de ces traditions qui -ont, à la vérité, besoin d'être prouvées, mais qui -ne sont pas toujours fausses. <i>Le souvenir de celle-ci -s'était toujours conservé</i>, quoiqu'on n'en fît pas -beaucoup de bruit du temps du feu roi, par la -crainte de lui déplaire: c'est de quoi beaucoup de -gens, qui ont vécu sous son règne, pourraient rendre -témoignage. On ne prétend pas soutenir que -l'attentat en question soit un fait indubitable, <i>on -soutient seulement que l'on ne l'a pas réfuté jusqu'à -présent par des preuves sans réplique</i>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> <i>Lettres de Roger de Rabutin, comte de Bussy</i>, éd. de 1716, t. 6, p. 135.</p> -</div> -<p>Le père Griffet alléguait enfin une induction, bien -futile, il est vrai, tirée du nom supposé de <i>Marchiali</i> -(le registre porte <i>Marchialy</i>), dans lequel on avait -découvert <i>Hic amiral</i> (<i>c'est l'amiral</i>), sans prétendre -que cette mauvaise anagramme, moitié latine et -moitié française, pût être rangée même parmi les -probabilités; cependant, après avoir incliné vers -l'opinion qui faisait du comte de Vermandois -l'homme au masque, il déclara vouloir attendre, -<i>pour former une décision</i>, qu'on eût la date certaine -de l'arrivée de ce prisonnier à la citadelle de -Pignerol; car, jusque-là, on ignorerait la vérité: <i>il -y a grande apparence qu'on ne la saura jamais!</i> -disait-il à l'exemple du lieutenant de police Voyer-d'Argenson.</p> - -<p>Saint-Foix se hâta de faire imprimer sa <i>Réponse</i> -au père Griffet, et s'attacha surtout à démontrer -que le prisonnier masqué ne pouvait être le comte -de Vermandois: il s'efforça de prouver par des raisonnemens, -plutôt que par des autorités contemporaines, -que ce prince était incapable d'avoir porté -la main sur le dauphin, et que Louis XIV n'avait -pu se prêter à une <i>momerie</i> aussi indécente que celle -des obsèques et de l'enterrement d'une <i>bûche</i> à la -place de son fils; il se moqua de l'anagramme de -<i>Marchiali</i><a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>, et soutint, à tort, qu'on n'était pas dans -l'usage d'appeler le comte de Vermandois <i>M. l'amiral</i><a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>: -il cita, sans propos et sans but, un passage -très-remarquable d'une <i>Histoire de la Bastille</i>, imprimée -en 1724, lequel coïncide en effet avec l'anecdote -du <i>Masque de Fer</i>; mais il ne songea pas à -profiter d'une découverte aussi neuve, qui pouvait -être la base d'un nouveau système et servir en tous -cas à constater les précautions qu'on prenait pour la -garde du prisonnier inconnu.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> On donnait quelquefois aux prisonniers un faux nom fabriqué avec l'anagramme -du leur. Nous lisons dans la 3<sup>e</sup> livraison de <i>la Bastille dévoilée</i>, -p. 79: «<i>Villeman</i>, c'est encore M. Jean de <i>Manville</i> revenu des îles de -Sainte-Marguerite à la Bastille: M. Delaunay avait renversé son nom et l'avait -fait inscrire de même sur les registres, pour dérober à tout le monde le -lieu de la détention du prisonnier.»</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Prosper Marchand rapporte dans son <i>Dictionnaire</i> plusieurs pièces de -vers de Benserade, adressées à <i>Monsieur l'Admiral</i>, en 1681.</p> -</div> -<p>Ensuite il présenta de nouveaux faits à l'appui -d'une substitution de victime sur l'échafaud du duc -de Monmouth: il faillit se croire personnellement -offensé du trait de satire que le père Griffet avait -lancé contre son confrère, le père Tournemine, <i>célèbre -dans toute l'Europe, aimé, estimé, considéré -à la cour et à la ville</i>. Mais les plus forts argumens -du système de Saint-Foix ne reposaient que sur des -ouï-dire plus ou moins croyables; l'histoire lui -fournissait à peine quelques vagues allégations.</p> - -<p>Saint-Foix essaya pourtant de répondre au défi -du père Griffet, en établissant, d'une manière irrécusable, -que le prisonnier n'avait été amené qu'en -1685 à Pignerol, et, faute de pièces authentiques, il -se jeta dans des suppositions souvent erronées.</p> - -<p>Il fixe d'abord avec justesse, et pour la première -fois, l'époque à laquelle M. de Saint-Mars fut nommé -au commandement de la <i>citadelle</i> (ou plutôt du -donjon et de la prison) de Pignerol, lorsque Fouquet -fut envoyé dans cette forteresse, après son arrêt du -20 décembre 1664, sous la garde spéciale de Saint-Mars.</p> - -<p>En 1681, une année environ après la mort de -Fouquet, Saint-Mars devait conduire lui-même son -second prisonnier d'état, le comte de Lauzun, aux -eaux de Bourbon; mais il fut exempté de cette -commission à cause de ses fréquens démêlés avec -Lauzun, et remplacé par Maupertuis, sous-lieutenant -des mousquetaires du roi<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>: si l'homme au -masque eût été enfermé à Pignerol en 1681, se demande -Saint-Foix, Saint-Mars aurait-il été chargé -de suivre Lauzun dans un voyage de <i>trois</i> mois?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>Mém. de Mlle de Montpensier</i>, collection Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 42, p. 424.</p> -</div> -<p>En 1684, les réjouissances pour la naissance du -duc d'Anjou furent l'objet d'une contestation assez -vive entre M. d'Herleville, gouverneur de la ville et -de la citadelle de Pignerol, et M. de Lamothe de Rissan, -lieutenant du roi: cette contestation pouvait-elle -avoir lieu, se demande Saint-Foix, sinon en l'<i>absence</i> -de Saint-Mars, qui <i>avait encore les lettres -de commandement</i> pour la citadelle, et Saint-Mars -pouvait-il s'éloigner, si le prisonnier masqué lui -eût été déjà confié? Par malheur, Saint-Foix ignorait -que Saint-Mars avait passé de Pignerol à Exilles, -dont il fut nommé gouverneur au mois de mai -1681<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> «Sa Majesté, ayant connu l'extrême répugnance que vous avez à accepter -le commandement de la citadelle de Pignerol, a trouvé bon de vous accorder -le gouvernement d'Exilles, vacant par la mort de M. le duc de Lesdiguières.» -Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 12 mai 1681. Extr. des -archives des Affaires étrangères, par M. Delort.</p> -</div> -<p>Saint-Foix signala, malgré ces erreurs, plusieurs -points intéressans, surtout une alliance de famille -entre Saint-Mars et madame Dufresnoy, dont il avait -épousé la sœur: or, madame Dufresnoy, femme du -premier commis de la guerre et maîtresse de Louvois, -était à portée de servir son beau-frère auprès -du ministre qui avait la surintendance des places de -guerre et des prisons d'état. Saint-Foix raconta, en -outre, comme un fait <i>certain</i>, que madame Lebret, -mère de feu M. Lebret, premier président et intendant -de Provence, <i>choisissait à Paris, à la prière -de madame de Saint-Mars, son intime amie, le linge -le plus fin et les plus belles dentelles</i>, et les envoyait -à l'île de Sainte-Marguerite pour le prisonnier. -Il raconta aussi, sans garantir l'exactitude de cette -circonstance, que «le lendemain de l'enterrement -de <i>Marchialy</i>, une personne ayant engagé le fossoyeur -à le déterrer et à le lui laisser voir, ils trouvèrent -un gros caillou à la place de la tête.»</p> - -<p>Un <i>ami du père Griffet</i>, lequel sans doute n'était -autre que ce jésuite lui-même, écrivit à <i>l'Année littéraire</i> -de Fréron, théâtre principal de ce débat -où Voltaire était mis en cause, une lettre au sujet -des <i>pièces du procès</i>, réunies et publiées par Saint-Foix -en 1770: il pensait que <i>ce procès n'était pas -encore assez instruit pour pouvoir être jugé</i>. Cependant -il ne paraissait pas éloigné de croire à la -<i>disparition</i> du comte de Vermandois, plutôt qu'à -sa mort devant Courtray; et il mit en avant une -de ces traditions, qu'on peut toujours fabriquer -sans crainte d'être convaincu de mensonge.</p> - -<p>«On <i>assure</i>, dit-il, que le jour même où le corps -du comte de Vermandois dut être transporté à Arras, -il sortit du camp une litière, dans laquelle on -crut qu'il y avait un prisonnier d'importance, quoiqu'on -répandît le bruit que la caisse militaire y était -renfermée; et l'on ajouta que cette litière prit un -chemin détourné. J'ai lu, <i>quelque part</i>, que le caveau, -dans lequel on dit que le comte de Vermandois -fut inhumé, à Arras, a été gardé très-soigneusement. -Il me semble encore qu'il y avait dans le -même écrit diverses anecdotes qui annonçaient un -mystère enseveli dans cette tombe.»</p> - -<p>L'auteur de la lettre, adoptant, sans examen, -l'<i>absence</i> de Saint-Mars hors de Pignerol, à la fin -de l'année 1683 et au commencement de la suivante, -comme Saint-Foix avait tenu à la constater, en interprétant -mal l'<i>État de la France en 1684</i>, s'efforçait -de la rapporter à l'enlèvement même du -comte de Vermandois, que Saint-Mars serait allé -chercher en secret au camp de Courtray, pour le -transférer masqué à Pignerol.</p> - -<p>Enfin l'<i>ami du père Griffet</i>, d'un ton semi-sérieux -et semi-plaisant, avançait une nouvelle conjecture, -et proposait de chercher, sous le masque du -prisonnier, le sultan Mahomet IV, détrôné en 1687, -puisque le sort de ce sultan était <i>assez incertain</i> -depuis sa déposition, et que, le prisonnier passant -pour un prince turc en Provence, le nom de <i>Marchialy</i> -étant quasi turc, tout s'accordait à soutenir -un système non moins vraisemblable que les -autres.</p> - -<p>Saint-Foix résolut de fermer la bouche à tous les -<i>amis</i> que le père Griffet pouvait avoir encore: il fit -venir d'Arras l'extrait des registres capitulaires de -la cathédrale, constatant que Louis XIV avait écrit -lui-même au chapitre pour lui enjoindre de <i>recevoir -le corps</i> du comte de Vermandois, décédé <i>en</i> la ville -de Courtray; qu'il avait désiré que le défunt fût -inhumé, au milieu du chœur de l'église, dans le -même caveau qu'Élisabeth, comtesse de Vermandois, -et femme de Philippe d'Alsace, comte de -Flandre, morte en 1182; qu'une somme de dix mille -livres avait été donnée au chapitre pour la fondation -d'un obit à perpétuité en mémoire du comte -de Vermandois; que les magistrats et les officiers -municipaux de la ville étaient avertis d'assister à ce -service célébré solennellement; et que, quatre ans -après l'enterrement, à l'occasion de cet anniversaire, -le roi avait fait don à la cathédrale d'un <i>ornement -complet de velours noir et de moire d'argent, -avec un dais aux armes du comte de Vermandois, -brodées en or</i>. Il n'était pas probable, en -effet, comme le remarque Saint-Foix, que Louis XIV -eût cherché un <i>caveau de famille</i> pour y enterrer -une <i>bûche</i>, et qu'il eût fondé un obit perpétuel avec -une telle solennité en présence d'un cercueil vide.</p> - -<p>Saint-Foix, peu tolérant en matière de plaisanterie, -accusa de mensonge l'<i>ami du père Griffet</i>, -à cause d'une citation tronquée que l'anonyme avait -faite des <i>Mémoires de Mlle de Montpensier</i><a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, et -avoua dédaigneusement que cet <i>ami</i> était <i>très-capable -de soutenir, par des citations aussi vraies</i>, -que <i>le prisonnier au masque était Mahomet IV</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Il s'agissait de cette phrase: <i>Ce sont des histoires qu'on ne sait pas et -que l'on ne voudrait pas savoir</i>. M<sup>me</sup> Montpensier veut parler des débauches -italiennes qu'on avait attribuées au comte de Vermandois: <i>l'Ami du -père Griffet</i> applique ces paroles au démêlé que le prince aurait eu avec -le dauphin.</p> -</div> -<p>La mort du père Griffet, arrivée l'année suivante -(1771), mit un terme à cette longue et curieuse -discussion: aucun <i>ami</i> ne sortit de ses cendres -pour argumenter à sa place.</p> - -<p>Un nouveau système, qui ne devait prendre faveur -qu'un demi-siècle après son apparition, fut -livré à la publicité dans cette même année où Saint-Foix -se flattait d'avoir fondé le sien sur des bases -inébranlables.</p> - -<p>Le baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment -d'Alsace, qui ne nous est connu que par le catalogue -de sa bibliothèque et son amitié bibliographique -avec Mercier de Saint-Léger, adressa au <i>Journal -Encyclopédique</i> une lettre datée de Phalsbourg, -28 juin 1770, avec un ancien document qu'il regardait -comme une explication de l'énigme du -<i>Masque de Fer</i>: ce document était une lettre traduite -de l'italien, et insérée dans l'<i>Histoire abrégée -de l'Europe</i> (par Jacques Bernard), qu'on publiait -à Leyde, chez Claude Jordan, 1685 à 1687, en -feuilles détachées.</p> - -<p>Par cette lettre, copiée scrupuleusement dans -l'ouvrage périodique de Jacques Bernard (mois -d'août, 1687 à l'article <i>Mantoue</i>), on apprend que le -duc de Mantoue, ayant dessein de <i>vendre</i> sa capitale -au roi de France, son secrétaire l'en détourna -et lui persuada même de s'unir aux autres princes -d'Italie, pour s'opposer à l'ambition de Louis XIV. -En conséquence, ce secrétaire fit plusieurs voyages -auprès des souverains, afin de les entraîner dans -cette ligue; mais, à la cour de Savoie, ses complots -furent dénoncés au marquis d'Arcy, ambassadeur -de France. Celui-ci accabla de civilités cet agent de -trahison, le <i>régala</i> fort souvent, et l'invita enfin -à une grande chasse à deux ou trois lieues de Turin. -Ils partirent ensemble; mais à peu de distance -de la ville, ils furent enveloppés par douze cavaliers -qui enlevèrent le secrétaire, <i>le déguisèrent, le masquèrent -et le conduisirent à Pignerol</i>. Le prisonnier -ne resta pas long-temps dans cette forteresse, -qui était <i>trop près de l'Italie</i>, et <i>quoiqu'il y fût -gardé très-soigneusement, on craignait que les -murailles ne parlassent</i>: on le transféra donc aux -îles Sainte-Marguerite, <i>où il est à présent sous la -garde de M. de Saint-Mars</i>, dit la lettre. «Voilà -une nouvelle bien surprenante, mais qui n'en est -pas moins véritable!»</p> - -<p>Le baron d'Heiss, sans faire grand fracas de sa -découverte, en était fort satisfait, et, rappelant avec -Voltaire qu'<i>aucun prince ni personne de marque</i> -n'avait disparu en ce temps-là, il n'hésitait point à -penser que ce secrétaire du duc de Mantoue dût être -le prisonnier masqué.</p> - -<p>Cependant cette opinion ne trouva pas d'abord -beaucoup de partisans, soit que le <i>Journal Encyclopédique</i> -fût peu lu, soit plutôt que les ingénieuses -dissertations de Saint-Foix eussent épuisé pour -un temps la curiosité des juges de ce procès plein de -ténèbres. A peine si le document historique, qui -mettait au jour un acte odieux du <i>grand roi</i>, -sembla digne d'attention, et nul écrivain ne hasarda -un commentaire sur un fait relégué dans le chaos -des calomnies forgées par la presse de Hollande.</p> - -<p>Quelques années après (1779), le <i>Journal de -Paris</i> reproduisit l'extrait de l'<i>Histoire abrégée de -l'Europe</i>, et le rédacteur, qui était probablement -Sénac de Meilhan, fort habile à imaginer des travestissemens -littéraires, alla jusqu'à dire que l'original -italien de cette lettre existait à la Bibliothèque du -roi. Mais personne n'eut la patience de l'y chercher -ni le bonheur de le découvrir.</p> - -<p>Voltaire était demeuré neutre durant ces débats, -où son nom fut à peine prononcé de part et d'autre; -peut-être s'y mêla-t-il sous le voile d'un pseudonyme, -selon son habitude, semblable à ces preux -chevaliers qui venaient couverts d'armures noires -dans les tournois, et ne s'y faisaient reconnaître que -par leurs beaux coups de lance. Seulement, dans un -supplément ajouté à une nouvelle édition de l'<i>Essai -sur les mœurs</i>, et intitulé <i>Nouvelles remarques sur -l'histoire</i>, il avait répété que l'anecdote du <i>Masque -de fer</i> était <i>aussi vraie qu'étonnante</i>, et il avait -consigné (12<sup>e</sup> <i>remarque</i>) une partie des faits relatés -dans la lettre de M. de Palteau, en remarquant -que <i>cette nouvelle preuve n'était pas nécessaire, -quoiqu'il ne faille rien négliger sur un fait -si éloigné de l'ordre commun</i>.</p> - -<p>Il voulut en finir avec deux systèmes qu'il avait déjà -réfutés dédaigneusement, et comprendre dans cette -dernière réfutation celui de Saint-Foix, en faveur -duquel la critique semblait se prononcer. Dans la -septième édition du <i>Dictionnaire philosophique</i>, -réimprimé sous le titre de <i>la Raison par alphabet</i>, -1770, 2 vol. in-8, où il fit entrer dans l'article <span class="sc">Ana</span> -l'anecdote sur le <i>Masque de Fer</i>, il rectifia les erreurs -qu'il avait commises lui-même, faute de documens -authentiques, et il se servit pour cela du journal de -Dujonca, publié par le père Griffet, qui avait, dit-il, -<i>l'emploi délicat</i> de confesser les prisonniers de -la Bastille. Il traita de <i>rêve</i> l'opinion qui faisait du -prisonnier inconnu le duc de Beaufort ou le comte -de Vermandois; il se moqua plus sérieusement des -<i>illusions</i> de Saint-Foix, en disant que, pour les -admettre, il faudrait croire que le duc de Monmouth -fût ressuscité et eût changé l'ordre des temps, substitution -plus difficile que celle d'un patient livré au -bourreau. On voit que Voltaire donnait toujours la -date de 1661 ou 1662 au commencement de la prison -du <i>Masque de Fer</i>. Il railla surtout la condescendance -qu'on supposait à Louis XIV, de <i>servir de -sergent et de geôlier</i> au roi Jacques II, puis au roi -Guillaume, puis à la reine Anne.</p> - -<p>Voltaire rapporte ensuite que le prisonnier déclara -<i>lui-même</i> à l'apothicaire de la Bastille, peu de -jours avant sa mort, qu'il <i>croyait avoir environ -soixante ans</i>. Au sujet de ce renseignement que -rien ne constate, un plaisant dit que l'auteur de la -<i>Henriade</i> en était réduit à faire des <i>comptes</i> d'apothicaire. -Il est impossible en effet de s'en rapporter à -ce ouï-dire, outre que cet infortuné, captif depuis tant -d'années, et privé des moyens de calculer exactement -la marche du temps, se trompait peut-être dans -ses conjectures sur son âge: on sait que Latude, -après une longue détention, n'avait plus aucune -idée précise relativement aux années qui s'étaient -écoulées pendant sa captivité.</p> - -<p>Voltaire se demandait encore: «Pourquoi donner -un nom italien à ce prisonnier? On le nomma toujours -<i>Marchialy</i>!» M. de Palteau avait pourtant fait -connaître que le nom de <i>Latour</i> fut affecté à l'inconnu -de son vivant. Quant au nom porté sur le -registre des sépultures, quiconque était instruit du -régime administratif des prisons d'état pouvait apprécier -combien ce faux nom avait peu d'importance. -Voltaire n'eut pas été intrigué du nom italien de -<i>Marchialy</i>, s'il avait lu ce passage des <i>Remarques -historiques sur le château de la Bastille</i>, imprimées -quatre ans plus tard: «Le ministère n'aime pas que -les gens connus meurent à la Bastille. Si un prisonnier -meurt, on le fait inhumer à la paroisse de Saint-Paul -sous le nom d'un domestique, et ce mensonge -est écrit sur le registre mortuaire pour tromper la -postérité. Il y a un autre registre où le nom véritable -des morts est inscrit (p. 33).» Ce registre n'a -point été retrouvé dans les archives de la Bastille.</p> - -<p>Voltaire finissait son article par cette espèce de -proclamation dans laquelle on peut voir la conscience -d'une vérité cachée ou l'orgueil d'un esprit qui déguise -son ignorance sous un silence prudent: «Celui -qui écrit cet article en sait peut-être plus que le -père Griffet et n'en dira pas davantage.»</p> - -<p>Cependant cet article fut suivi d'une <i>Addition de -l'éditeur</i>, beaucoup moins discrète, attribuée à Voltaire -par <i>bien des gens de lettres</i> et par les éditeurs -de Kehl: cette <i>addition</i> parut dans une nouvelle -édition du <i>Dictionnaire philosophique</i>, sous le titre -de <i>Questions sur l'Encyclopédie distribuées en -forme de dictionnaire, par des amateurs</i>, Genève, -1771, 9 vol. in-8. <i>L'éditeur</i>, ou Voltaire qui prenait -souvent ce titre dans ses ouvrages pour faire -passer quelque vérité audacieuse, sans en être personnellement -responsable, dit: «Rien n'est plus aisé -non-seulement de concevoir quel était le prisonnier, -mais qu'il est même difficile qu'il puisse y avoir -deux opinions sur ce sujet. L'auteur de cet article -aurait communiqué plus tôt <i>son sentiment</i>, s'il n'eût -cru que cette idée devait déjà être venue à bien -d'autres et s'il ne se fût persuadé que ce n'était pas -la peine de donner comme une découverte une chose -qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui -lisent cette anecdote.» C'était ne plus même admettre -le doute dans une question si obscure et si -peu éclaircie jusque-là. L'<i>éditeur</i>, qui s'appelle ici -l'<i>auteur</i>, par distraction, s'étonne que «tant de -savans et tant d'écrivains, pleins d'esprit et de sagacité, -se tourmentent à deviner qui peut avoir été le -fameux <i>Masque de Fer</i>, sans que l'idée la plus simple, -la plus naturelle et la plus vraisemblable, se -soit jamais présentée à eux;» en conséquence, il se -décide <i>enfin à dire ce qu'il en pense depuis plusieurs -années</i>.</p> - -<p>Il rejette sans réfutation les diverses opinions qui -étaient en lutte, sans oublier la dernière, celle du -baron d'Heiss, à propos de laquelle cette <i>addition</i> -semble avoir été faite, et il juge impossible de concilier -le personnage d'un secrétaire du duc de Mantoue -<i>avec les grandes marques de respect</i> que Saint-Mars -donnait à son prisonnier; il <i>ne s'amuse pas</i> à -prouver que ce prisonnier ne saurait être le comte -de Vermandois, ni le duc de Beaufort, ni le duc de -Monmouth, ni le secrétaire du duc de Mantoue: -<i>l'auteur conjecture que Voltaire est aussi persuadé -que lui du soupçon qu'il va manifester, mais que -Voltaire, à titre de Français, n'a pas voulu publier -tout net, surtout en ayant assez dit pour que le -mot de l'énigme ne dût pas être difficile à deviner</i>.</p> - -<p>Selon le <i>soupçon</i> de l'<i>éditeur</i>, le <i>Masque de Fer</i> -était un frère aîné de Louis XIV. Anne d'Autriche -l'avait eu d'un amant, et la naissance de ce fils aurait -détrompé la reine sur sa prétendue stérilité. Après -cette couche secrète, par le conseil du cardinal de -Richelieu, un hasard avait été adroitement ménagé -pour <i>obliger absolument le roi à coucher en même -lit avec la reine</i>; un second fils fut le fruit de -cette rencontre conjugale, et Louis XIV avait ignoré -jusqu'à sa majorité l'existence de son frère adultérin. -La politique de Louis XIV, affectant un généreux -respect pour l'honneur de la royauté, avait sauvé -de grands embarras à la couronne et un horrible -scandale à la mémoire d'Anne d'Autriche, en imaginant -un <i>moyen sage et juste</i> d'ensevelir dans l'oubli -la preuve vivante d'un amour illégitime. Ce -moyen dispensait le roi de commettre une cruauté, -qu'<i>un monarque moins consciencieux et moins magnanime -que Louis XIV</i> eût estimée <i>nécessaire</i>.</p> - -<p>«Il me semble, poursuit toujours <i>notre auteur</i>, -que plus on est instruit de l'histoire de ce temps-là, -plus on doit être frappé de la réunion de toutes les -circonstances qui prouvent en faveur de cette supposition.»</p> - -<p>Était-ce bien là réellement l'opinion de Voltaire? -Avait-il en effet été initié à ce secret d'état par le -duc de Richelieu ou par M<sup>me</sup> de Pompadour? Est-ce -lui-même qui a rédigé cette note assez mal écrite? -Ne serait-ce pas plutôt une interpolation d'un véritable -éditeur, qui aurait cru ne faire que reproduire -plus explicitement l'opinion de Voltaire? En tout -cas, il est certain que, depuis cette déclaration publiée -sous la responsabilité d'un <i>éditeur</i> anonyme, -Voltaire s'abstint, avec une affectation inexplicable, -de revenir sur le sujet du <i>Masque de Fer</i>, comme -s'il eût dit tout ce qu'il savait, ou peut-être tout ce -qu'il en pouvait dire. Le système de Voltaire s'enracina -dans les esprits, sans que personne osât songer -à le renverser; et celui de Saint-Foix, au contraire, -qui n'avait triomphé un moment qu'à force -d'esprit et de témérité, ne survécut pas à son brillant -auteur, mort deux années avant Voltaire (1776).</p> - -<p>En 1774, un écrivain anonyme fit paraître sous -le manteau un petit ouvrage sur la Bastille<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>, dans -lequel l'anecdote de l'<i>Homme au Masque de Fer</i> -ne fut pas omise. La police poursuivit avec tant de -rigueur cet écrit qui contenait bien des particularités -secrètes sur le régime intérieur de la prison -d'état, que peu d'exemplaires échappèrent aux saisies -et au pilon: on n'en connaît guère que deux -ou trois de l'édition originale portant les armes de France -au frontispice, comme pour signaler les -œuvres de la royauté. Ces <i>Remarques historiques</i> ne -sont pourtant qu'un extrait textuel de la partie descriptive -de l'<i>Inquisition française</i> de Constantin de -Renneville, avec des additions curieuses. La note <small>V</small> -est consacrée à un rapide examen des divers systèmes -auxquels le mystère du <i>Masque de Fer</i> avait donné -lieu jusque-là: l'auteur penche visiblement du côté -de l'opinion du père Griffet en disant: «Ce jésuite, -confesseur des prisonniers de la Bastille, n'atteste -pas que l'<i>Homme au Masque de Fer</i> fût le comte de -Vermandois; mais il rassemble bien des raisons et -des probabilités en faveur de cette opinion, et <i>il -semble que sur cette matière le suffrage du père -Griffet doit être d'un grand poids</i>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> <i>Remarques historiques et Anecdotes sur le château de la Bastille</i>, 1774, -petit in-12. Ce livre était si rare en 1789, qu'un éditeur (peut-être l'imprimeur -Grangé qui a fait sortir de ses presses plusieurs opuscules sur la -Bastille et sur le <i>Masque de Fer</i>) le réimprima sous ce titre: <i>Remarques -et Anecdotes sur le château de la Bastille, suivies d'un détail historique du -siége, de la prise et de la démolition de cette forteresse</i>, in-8<sup>o</sup> de 106 pages, -et y ajouta une préface déclamatoire contre les prisons d'état, <i>ces monumens -odieux de l'oppression, ces tombeaux vivans de la justice et de l'humanité</i>! -«J'ai eu en possession, pendant bien peu de temps à la vérité, dit -l'auteur de cette préface, un manuscrit précieux sur cette matière. Je pourrais -même me prévaloir de sa rareté, puisque sans être très-volumineux, -dix louis n'ont pu m'en rendre propriétaire. On pense bien que je n'ai pu -ni peut-être dû le copier en entier.» Ce même ouvrage fut encore reproduit -en 1789, sous une autre forme, avec d'importantes additions: <i>Remarques -historiques sur la Bastille; sa démolition et Révolutions de Paris en -juillet 1789 avec un grand nombre d'anecdotes intéressantes et peu connues</i>, -Londres, in-8<sup>o</sup>, deux parties, 199 et 137 pages.</p> -</div> -<p>Le gouvernement, qui avait toujours redouté et -contrarié les recherches relatives au prisonnier masqué, -espéra enfin que ce sujet était épuisé pour la -curiosité publique. Soulavie nous apprend que «le -garde des sceaux, Hue de Miromesnil, n'avait jamais -laissé discuter les anecdotes du mystérieux -personnage, lorsqu'elles pouvaient indiquer un -membre de la famille royale, et M. de La B… (La -Borde, premier valet de chambre du roi) fut obligé -d'envoyer, sous le nom de Voltaire, un mémoire -manuscrit à Londres, le bureau de la librairie -n'ayant jamais permis à ce sujet que d'amuser le tapis -et de dire, avec le père Griffet ou ses semblables, -que le prisonnier était le duc de Monmouth, le duc -de Beaufort ou quelque autre de cette classe<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>.» Ce -petit ouvrage, intitulé pompeusement l'<i>Histoire de -l'Homme au Masque de Fer, par Voltaire</i>, in-12 -de 32 pages, 1783, rassemblait en effet tout -ce que Voltaire avait éparpillé dans ses œuvres -au sujet du prisonnier, et Linguet, qui, dans son -séjour à la Bastille, recueillit quelques lointaines -traditions échappées à ses devanciers, en avait fait -part à M. de La Borde, sans oser les mentionner -lui-même dans ses <i>Mémoires de la Bastille</i>, imprimés -à Londres la même année.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> <i>Mémoires du maréchal duc de Richelieu</i>, t. 6, p. 6. Soulavie ne laisse aucun -doute sur le nom de l'auteur de cet opuscule, que nous avions attribué -à quelque libraire spéculateur. Dans le 3<sup>e</sup> vol. des mêmes <i>Mémoires</i>, -p. 104, il s'était expliqué plus clairement encore: «Les dernières anecdotes -qu'on a puisées sur le <i>Masque de Fer</i> nous ont été données par -M. Linguet, qui, long-temps détenu à la Bastille, obtint quelques renseignemens -des plus anciens officiers ou serviteurs du château; il donna ses -notes à M. de La Borde, qui les a publiées en ces termes, dans un petit -ouvrage sur ce <i>Masque</i>.»</p> -</div> -<p>Selon Linguet, le prisonnier portait un masque -de velours et non de fer; le gouverneur lui-même -le servait et <i>enlevait son linge</i>; lorsqu'il allait à la -messe, il avait les défenses les plus expresses de parler -et de montrer sa figure: l'ordre était donné aux -invalides qui l'accompagnaient de tirer sur lui dans -le cas où il eût enfreint ces défenses; lorsqu'il fut -mort, on brûla tous ses meubles, on dépava sa chambre, -on ôta les plafonds, on visita tous les coins, -recoins, tous les endroits qui pouvaient cacher un -papier, un linge; en un mot <i>on voulait découvrir -s'il n'y aurait pas laissé quelque signe de ce qu'il -était</i>. Les personnes de la Bastille, qui avaient rapporté -ces faits à Linguet, «les tenaient de leurs pères, -anciens serviteurs de la maison, lesquels y -avaient vu l'<i>Homme au Masque de Fer</i>.» On a -peine à comprendre pourquoi Linguet choisit La -Borde pour secrétaire dans cette circonstance et se -priva d'un thème aussi fertile en déclamations, lui -qui, dans ses <i>Mémoires de la Bastille</i>, raconte sérieusement -qu'on l'<i>empoisonnait</i>, lui qui fait un -drame horrible et ténébreux de l'ensevelissement -d'un prisonnier mort dans une chambre voisine de -la sienne, lui enfin qui accumule tant de malédictions -contre les <i>souffrances inconnues</i> et les <i>peines -obscures</i> de cette prison d'état.</p> - -<p>La plupart des faits racontés par Linguet et par -M. de La Borde entrèrent dans les <i>remarques</i> sur le -<i>Masque de Fer</i> publiées en 1783 par le marquis de -Luchet dans le <i>Journal des Gens du monde</i>, t. 4, -n<sup>o</sup> 23, p. 282 et suiv. Ce journal, qui paraissait -en Allemagne, n'était pas obligé de garder des ménagemens -avec la mémoire d'Anne d'Autriche, et le -rédacteur de ce journal, attaché à la cour du prince -de Hesse-Cassel, avait toute liberté d'amuser ses lecteurs, -en mettant à profit ses réminiscences des ouvrages -et des conversations de Voltaire.</p> - -<p>Cependant le marquis de Luchet n'adopta pas entièrement -le système de l'<i>éditeur</i> anonyme des <i>Questions -sur l'Encyclopédie</i>, qui d'ailleurs, en proposant -l'histoire d'un fils naturel d'Anne d'Autriche, -ne s'était point expliqué sur la personne du père; il -fit honneur à Buckingham de cette paternité en litige, -et réclama, en faveur de son opinion, un -nouveau témoignage, celui de M<sup>lle</sup> de Saint-Quentin, -ancienne maîtresse du ministre Barbezieux, laquelle, -retirée à Chartres où elle mourut dans un -âge avancé vers le milieu du dix-huitième siècle, -avait dit <i>publiquement</i> que Louis XIV condamna -son frère aîné à une prison perpétuelle, et que la -<i>parfaite ressemblance</i> des deux frères nécessita l'invention -du masque pour le prisonnier. Voltaire avait -pensé aussi que ce masque cachait une ressemblance -<i>trop frappante</i>; mais d'où vient que Voltaire, à qui -l'on écrivit de Chartres le bruit qu'on y avait répandu -sous le nom de M<sup>lle</sup> de Saint-Quentin<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>, ne le consigna -pas dans ses œuvres et se contenta d'en parler -à Genève?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> 9<sup>e</sup> liv. de la <i>Bastille dévoilée</i>, p. 145.</p> -</div> -<p>Certes, Barbezieux avait un caractère léger et -dissipé, bien différent de la fermeté et de l'esprit -politique de Louvois son père; mais il n'eût point -osé divulguer à une maîtresse ce formidable secret -d'état, qui ne transpirait pas même dans les indiscrets -libelles de Hollande, avant la mort de l'homme -au masque: Barbezieux mourut en 1701 et <i>Marchialy</i> -en 1703. Le marquis de Luchet n'était-il pas -bien capable de supposer cette demoiselle de Saint-Quentin<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>, -comme il supposait un fils de Buckingham, -comme il supposa plus tard <i>M<sup>lle</sup> de Baudeon</i>, -<i>la comtesse de Tersan</i>, <i>la duchesse de -Morsheim</i>, et plusieurs autres dames dont il rédigea -les <i>Mémoires</i>, toujours pour l'amusement des <i>gens -du monde</i>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Les auteurs de la <i>Bastille dévoilée</i> voulurent constater par un <i>procès-verbal</i> -le séjour de la demoiselle de Saint-Quentin à Chartres, et l'anecdote -racontée par elle à plusieurs personnes de cette ville encore vivantes -en 1790; mais ils ne purent obtenir ce procès-verbal et attestèrent seulement -la <i>notoriété</i> du fait.</p> -</div> -<p>Linguet, dont M. de La Borde et le marquis de -Luchet avaient invoqué le témoignage, n'osa pas -confirmer ces assertions dans les <i>Annales politiques</i>, -et craignit peut-être de fournir à ses ennemis le prétexte -d'une nouvelle lettre de cachet: le silence de -Linguet est inexplicable. Certes, l'abbé Lenglet-Dufresnoy, -qui ne se faisait pas scrupule de publier -des vérités ou des mensonges hardis, aurait élevé la -voix s'il eût encore vécu, lorsque le prieur Anquetil -le cita dans une compilation historique, sans -critique et sans style, intitulée: <i>Louis XIV, sa -cour et le régent</i>, 4 vol. in-12, 1789. Anquetil -rapportait, au sujet du <i>Masque de Fer</i>, ce que lui -en avait dit Lenglet, qui assurait l'avoir <i>vu</i> à la -Bastille, et même lui avoir <i>parlé</i>. Lenglet, malgré -cet entretien, ne jeta aucune lumière sur l'histoire -de ce prisonnier qui avait <i>l'esprit vif et orné</i>, disait-il, -«parlait très-bien d'affaires, de politique, -d'histoire, de religion, était au fait des nouvelles -courantes, et montrait par sa conversation qu'il -avait voyagé dans toute l'Europe (tome I).»</p> - -<p>Le crédule Anquetil, à qui l'auteur du <i>Traité -des Apparitions</i> racontait ces belles choses recueillies -dans un de ses nombreux séjours à la Bastille, -eut la bonhomie de le <i>presser</i> de dire ce qu'il pensait -de cet inconnu: «Voudriez-vous me faire aller -une neuvième fois à la Bastille?» répondit Lenglet -qui n'y alla que cinq fois pendant sa vie littéraire, -comme l'a prouvé son biographe Michault, de Dijon. -En outre, il n'y était allé pour la première fois -qu'en 1718, à moins qu'on veuille infirmer les recherches -et les calculs de Michault par une note -imprimée dans la <i>Bastille dévoilée</i> (1<sup>re</sup> livr., p. 113), -où il est dit que Lenglet <i>est entré six fois à la -Bastille</i>, la première en 1696. Quelle que soit la -date de cette première entrée, l'abbé Lenglet, qui -était en bon rapport de connaissance avec les officiers -de ce château, avait pu apprendre d'eux ce -qu'il prétendait savoir du <i>Masque de Fer</i> lui-même.</p> - -<p>Le <i>Masque de Fer</i>, qui occupait avec tant d'ardeur -les bureaux d'esprit, les journaux et les cafés, -avait fait aussi l'entretien de la cour, où les mystères -des lettres de cachet et des prisons d'état divertissaient -quotidiennement le petit lever du roi et de ses -maîtresses. Le régent Philippe d'Orléans avait, disait-on, -refusé la confidence de ce grand secret aux -instances les plus assidues de ses favoris et de ses -compagnons de table: jamais le nom du prisonnier -masqué n'était sorti de ses lèvres, même au milieu -des plus étourdissantes orgies de la Muette. -Louis XV ne se montra point aussi discret, assure-t-on, -et les caresses de M<sup>me</sup> de Pompadour eurent -tout l'empire qu'elle leur savait; mais la spirituelle -marquise, qui laissait le censeur Jolyot de Crébillon -s'asseoir sur son lit, et le gentilhomme de la chambre -Voltaire se mettre à ses genoux, garda peut-être ce -secret mieux que son rang dans la compagnie des -gens de lettres qu'elle aimait: elle n'avait pourtant -pas à craindre la destinée du pêcheur des îles Sainte-Marguerite.</p> - -<p>Louis XV fut souvent questionné par ses courtisans -sur un sujet qu'il abordait sans répugnance, et qu'il -entendait en souriant approfondir devant lui. Mais, -à l'occasion des deux systèmes débattus avec une -égale probabilité par Saint-Foix et le père Griffet, -Louis XV hocha la tête et dit: «Laissez-les disputer; -personne n'a dit encore la vérité sur le <i>Masque -de Fer</i>.»</p> - -<p>Une autre fois, le premier valet de chambre du roi, -M. de La Borde, essayant de mettre à profit un moment -d'abandon et de familiarité de son maître, pour -s'approprier sans péril ce secret qui avait causé la -mort de plusieurs personnes, Louis XV l'arrêta -dans ses conjectures par ces mots non moins énigmatiques -que le <i>Masque de Fer</i> lui-même: «Vous -voudriez que je vous dise quelque chose à ce sujet? -Ce que vous saurez de plus que les autres, c'est que -<i>la prison de cet infortuné n'a fait tort à personne -qu'à lui</i><a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Soulavie ajoute de son crû une explication de ces paroles amphibologiques -et la met aussi dans la bouche de Louis XV: «car il n'a jamais eu -ni femme ni enfans.» <i>Mém. du maréchal de Richelieu</i>, t. 3, p. 109.</p> -</div> -<p>Les ministres de Louis XVI n'étaient pas comme -ceux de Louis XIV, confidens du secret de leur -maître; car le vertueux Malesherbes, pendant son -premier ministère qui ne dura que neuf mois, s'imposa -le devoir de tirer la vérité du tombeau de <i>Marchialy</i> -et de venger la mémoire de cet infortuné, -seule réparation que pût inventer l'humanité du ministre -insatiable de faire le bien; mais ses recherches, -secondées par Amelot, ministre de Paris<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>, -ses visites à la Bastille, ses enquêtes dans les papiers -de la police<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>, demeurèrent sans résultat.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> On voit par une lettre du major Chevalier à M. Amelot, imprimée -dans la 9<sup>e</sup> livraison de la <i>Bastille dévoilée</i>, p. 28, que cet officier lui avait -envoyé, dès le 30 septembre 1775, les mêmes extraits historiques qu'il -adressa ensuite à Malesherbes.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Voy. <i>la Bastille dévoilée</i>, 1<sup>re</sup> livraison, p. 54.</p> -</div> -<p>Chevalier, major de la Bastille, le même qui -avait inventé, dit-on, le grand registre des prisonniers, -fut chargé spécialement de fouiller les archives -et d'écrire l'histoire secrète du château depuis -son origine<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>, quoique un pareil travail demandât -plus de lumières et d'instruction qu'il n'en -avait: il recueillit pourtant des documens originaux -très-curieux, et il les envoya au ministre le 19 novembre -1775, en lui disant, dans un style hérissé de -barbarismes et de fautes d'orthographe: «Si dans la -suite je trouve quelque chose qui puisse être utile, -soit pour le service, soit pour la curiosité, de même -que pour tout ce que vous pouvez désirer, je serai -toujours à vos ordres.» La pièce concernant le -<i>Masque de Fer</i> était rédigée d'après le journal de -Dujonca et la dissertation du père Griffet. M. de -Malesherbes n'en fit aucun usage et ne la rendit pas -publique, sans doute parce qu'il espérait toujours -arriver à la solution de ce grand problème historique<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Voy. <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, 1774, p. 32.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Ces pièces écrites de la main du major Chevalier sont aujourd'hui dans -la collection de mon respectable ami, M. Villenave, qui les a eues avec -beaucoup de papiers de Malesherbes.</p> -</div> -<p>En 1780, le père Papon, de l'Oratoire, qui avait -visité les îles Sainte-Marguerite au commencement -de l'année 1778 pour y chercher des détails de localité -utiles à son <i>Histoire de Provence</i> (4 vol. in-4, -1777-1786), publia de nouvelles anecdotes sur le -<i>Masque de Fer</i> dans son <i>Voyage littéraire de Provence</i>, -Paris, 1780, in-12, composé avec des notes -dont il ne pouvait faire usage pour son histoire -dédiée à M. de Boisgelin, archevêque d'Aix. Il avait -recueilli ces renseignemens dans la citadelle, où un -officier de la compagnie franche, âgé de soixante-dix-neuf -ans, lui raconta ce qu'il tenait de son père, -lequel était <i>pour certaines choses l'homme de confiance</i> -du gouverneur Saint-Mars.</p> - -<p>Un jour Saint-Mars s'entretenait avec son prisonnier, -en restant hors de la chambre, <i>dans une -espèce de corridor pour voir de loin ceux qui viendraient</i>. -Le fils d'un de ses amis venait d'arriver pour -passer quelques jours dans l'île; ce jeune homme -s'avance du côté où il distingue des voix. Le gouverneur, -surpris à l'improviste, ferme aussitôt la -porte de la prison, court au-devant de l'indiscret -et lui demande <i>d'un air troublé</i> s'il n'a rien entendu; -rassuré par la réponse du jeune homme, -il le fit pourtant repartir le jour même en écrivant -à son ami que «peu s'en était fallu que cette aventure -n'eût coûté cher à son fils, et qu'il le lui -renvoyait de peur de quelque nouvelle imprudence.»</p> - -<p>Un autre jour, un <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> (garçon de chirurgien) -aperçut, sous la fenêtre du prisonnier, <i>quelque -chose</i> de blanc flottant sur l'eau: c'était une chemise -très-fine, pliée avec assez de négligence et sur -laquelle on avait écrit d'un bout à l'autre. Le pauvre -homme la prit et l'apporta au gouverneur, qui -ne l'eut pas plus tôt examinée qu'il demanda, <i>d'un -air fort embarrassé</i>, au <span lang="la" xml:lang="la">frater</span>, s'il n'avait pas eu la -curiosité de lire ce qui était écrit dessus; celui-ci -protesta plusieurs fois qu'il n'avait rien lu; «mais -deux jours après, il fut trouvé mort dans son lit.» -N'est-ce pas là l'origine de l'anecdote du plat d'argent?</p> - -<p>Le valet qui servait le prisonnier, et qui partageait -ainsi sa captivité, mourut dans la prison, et -ce fut le père de l'officier, que Papon interrogeait, -qui chargea sur ses épaules le corps du défunt et qui -le porta de nuit au cimetière. On chercha une -femme pour remplacer ce valet: une paysanne du -village de Mongins alla se présenter au gouverneur; -mais quand elle fut avertie qu'elle devait, une fois -pourvue de cet emploi, renoncer à ses enfans et au -monde, elle refusa de s'enfermer pour le reste de -ses jours.</p> - -<p>Il n'y avait que peu de personnes qui eussent la -liberté de parler au <i>Masque de Fer</i>, et sa prison, -que l'épaisseur des murs et la force des grilles protégeaient -contre toute tentative d'évasion, était gardée -au dehors par des sentinelles qui avaient ordre -de tirer sur les bateaux qui s'approcheraient à une -certaine distance.</p> - -<p>Mais le père Papon n'essaya pas même de découvrir -quel était ce prisonnier <i>dont on ne saura peut-être -jamais le nom</i>, dit-il. M. Dulaure, qui étudiait -alors les antiquités nationales et surtout les fautes -de la royauté pour en faire une leçon au peuple, -reproduisit textuellement, dans sa <i>Description des -principaux lieux de la France</i>, Paris, 1789, -6 vol. in-18 (1<sup>re</sup> partie, p. 184), les anecdotes rapportées -dans le <i>Voyage littéraire de Provence</i>; il -les accompagna des autres faits révélés par Voltaire -et Lagrange-Chancel. Mais, au lieu d'adopter -une opinion entre toutes celles qui avaient -eu des avocats et des partisans, il avoua qu'elles <i>ne -valaient pas la peine d'être répétées</i>, et il exposa -nettement que «si l'on ne découvrait quelques <i>monumens</i> -ignorés du temps de la régence d'Anne d'Autriche -et du ministère du cardinal Mazarin, ou bien -quelques <i>mémoires écrits par les personnes initiées -dans le secret</i>, le nom de ce prisonnier, inconnu -à ses contemporains, le serait aussi à la postérité.» -Cette phrase semble une annonce indirecte du <i>mémoire</i> -apocryphe que Soulavie préparait à cette époque -dans son cabinet enrichi des matériaux dérobés -à la bibliothèque du maréchal de Richelieu; on peut, -sans faire injure à la mémoire de Dulaure, que la -passion aveuglait trop souvent, supposer qu'il avait -vu cette pièce dans les mains de Soulavie et qu'il la -regardait alors comme authentique, puisqu'il en fit -usage depuis dans son <i>Histoire de Paris</i>.</p> - -<p>Cependant un nouveau système s'élaborait en silence, -et plusieurs hommes très-judicieux étaient -portés à lui donner la préférence. Le chevalier de -Taulès, secrétaire d'ambassade à Constantinople, -ramassait mystérieusement les matériaux de ce système -qui tendait à inculper les jésuites chassés de -France et poursuivis de tous côtés avec la fureur des -représailles. On ne peut apprécier quel sentiment -de prudence ou de générosité l'empêcha de publier -son livre, qui était dès lors connu dans les lettres, -quoique manuscrit, et qui fut communiqué dès -1783 à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères.</p> - -<p>Duclos prit les devans sur M. de Taulès, en imprimant -qu'un jésuite <i>gros collier de l'ordre</i> lui avait -avoué que «le <i>Masque de Fer</i> était une sottise de -la Société, qu'il fallait ensevelir dans l'oubli.» -Cette insinuation n'eut pas de suite à cette époque, -et l'on ne demanda pas compte du prisonnier masqué -à la société de Jésus, qui avait tant d'autres -comptes plus graves à rendre.</p> - -<p>C'était sous les décombres de la Bastille qu'on -espérait retrouver les preuves de cette iniquité du -<i>grand roi</i>, et quand la vieille prison féodale s'écroula -sous le marteau du peuple, le 14 juillet 1789, le -premier prisonnier qu'on chercha parmi les cachots, -livrés au jour éclatant de la justice et de l'humanité, -pour délivrer au moins son nom encore captif dans -ces ténèbres, ce devait être le <i>Masque de Fer</i>!</p> - -<p>Dès que la Bastille tomba au pouvoir du peuple, -les portes des prisons furent brisées à coups de hache; -mais on ne trouva que huit personnes à délivrer, -au lieu des innombrables victimes qu'on supposait -ensevelies au fond de cette sinistre forteresse: -on prétendit que, peu de jours auparavant, la plupart -des détenus avaient été transportés ailleurs secrètement.</p> - -<p>Les souvenirs de plusieurs captivités célèbres planaient -au-dessus des ruines, qu'on avait hâte de faire -disparaître pour placer cette inscription: <i>Ici l'on -danse</i>, à l'endroit même où tant de larmes avaient -coulé depuis des siècles; le fantôme du <i>Masque de -Fer</i> était sans doute présent aux yeux des démolisseurs -patriotes, et quand un des <i>vainqueurs</i> apporta -en trophée au bout d'une baïonnette le grand registre -de la Bastille<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>, l'assemblée municipale de -l'Hôtel-de-Ville attendit dans un silence solennel -que le secret du despotisme royal tombât de ces pages -sanglantes<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>: le folio 120, correspondant à l'année -1698 et à l'arrivée du prisonnier masqué venu -des îles Sainte-Marguerite, avait été enlevé et remplacé -par un feuillet d'une écriture récente!</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> «C'est un in-folio immense ou plutôt une suite de cahiers qui augmentent -journellement. Ces cahiers sont contenus dans un très-grand carton -ou portefeuille en maroquin, fermant à clef, lequel est encore renfermé -dans un double carton. Ces feuilles, distribuées en colonnes, portent des -titres imprimés à chacune. I<sup>re</sup> colonne: <i>Noms et qualités des prisonniers</i>. -II<sup>e</sup> col. <i>Dates des jours d'arrivée des prisonniers au château.</i> III<sup>e</sup> col. <i>Noms -des secrétaires d'état qui ont expédié les ordres.</i> IV<sup>e</sup> col. <i>Dates de la sortie -des prisonniers.</i> V<sup>e</sup> col. <i>Noms des secrétaires d'état qui ont signé les ordres -d'élargissement.</i> VI<sup>e</sup> col. <i>Causes de la détention des prisonniers.</i> VII<sup>e</sup> col. <i>Observations -et Remarques.</i> Le major remplit la sixième colonne suivant les -indications qu'il peut avoir, et le lieutenant de police lui donne des instructions -quand il veut et comme il veut. La septième colonne contient l'historique -des faits, gestes, caractères, vie, mœurs et fin des prisonniers. Ces -deux colonnes sont des espèces de mémoires secrets dont l'essence et la -vérité dépendent du jugement droit ou faux, de la volonté bonne ou mauvaise -du major et du commissaire du roi; plusieurs prisonniers n'ont aucune -note sur ces deux dernières colonnes. Ce livre est de l'invention du -sieur Chevalier, major actuel.» <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, 1774, -p. 31 et 32. La distribution des colonnes indiquée dans cet ouvrage n'est -pas tout-à-fait la même que celle du registre qui a servi à la rédaction de -la <i>Bastille dévoilée</i>: ce dernier «est un registre de 280 pages in-folio, broché -et soigneusement renfermé dans un portefeuille de maroquin; d'un côté -est écrit en lettres d'or le mot <i>Bastille</i>; de l'autre, sont gravées les armes -du roi: ledit portefeuille fermait à clef. Chaque page de ce registre est -divisée en onze colonnes. Voici ce qui se trouve imprimé en tête de chaque -colonne: I<sup>re</sup> <i>Noms et qualités des prisonniers</i>. II<sup>e</sup> <i>Dates de leur entrée</i>. III<sup>e</sup> <i>Noms -de MM. les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres</i>. IV<sup>e</sup> <i>Tomes</i>. -V<sup>e</sup> <i>Pages</i>. VI<sup>e</sup> <i>Dates de leur sortie</i>. VII<sup>e</sup> <i>Noms de MM. les secrétaires -d'état qui ont contresigné les ordres</i>. VIII<sup>e</sup> <i>Tomes</i>. IX<sup>e</sup> <i>Pages</i>. X<sup>e</sup> <i>Motifs de -la détention des prisonniers</i>. XI<sup>e</sup> <i>Observations</i>. Nota. Nous n'avons aucune -connaissance des <span class="small">TOMES</span> et <span class="small">PAGES</span> auxquels renvoient les colonnes 4<sup>e</sup>, 6<sup>e</sup>, 8<sup>e</sup> -et 9<sup>e</sup>.» Première livraison, p. 44.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> Chap. 14 et 15 de <i>la Bastille, ou Mémoires pour servir à l'histoire du -gouvernement français</i>, par Dufey de l'Yonne; 3<sup>e</sup> livraison de la <i>Bastille -dévoilée</i>; les <i>Journées mémorables de la Révolution française</i>, t. 1, p. 21.</p> -</div> -<p>Dans les souterrains de la Bastille, on découvrit -des squelettes entiers; dans les latrines, des ossemens -brisés et putréfiés<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>: alors on se souvint avec terreur -des horribles assertions que Constantin de Renneville -avait avancées dans son <i>Histoire de la Bastille</i>, -et qu'on avait trop légèrement traitées de fables -calomnieuses; on pensa que bien des crimes, -bien des vengeances, étaient restés enfouis dans les -ombres impénétrables de cette prison d'état, et que -les murs, tout couverts de noms et de dates<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>, offraient -des listes de proscription plus amples et plus -véridiques que les registres du greffe.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> «Quelques prisonniers ont péri à la Bastille par des voies secrètes, -mais ces exemples sont rares.» <i>Rem. hist. sur la Bastille</i>, p. 33. Voyez -<i>Antiquités nationales</i>, par Millin, t. 1, art. de la Bastille, p. 15.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> On trouve dans les <i>Révolutions de Paris</i>, à la suite des <i>Remarques historiques -sur la Bastille</i>, le <i>Relevé exact des noms et inscriptions gravées sur -les murs des cachots</i>, et le <i>Langage des murs ou les cachots de la Bastille dévoilant -leurs secrets</i>.</p> -</div> -<p>Quelques curieux se mêlèrent donc aux travaux -rapides de la démolition, et visitèrent en détail la -tour de la Bertaudière que le <i>Masque de Fer</i> avait -habitée cinq ans, et dans laquelle il avait pu laisser -la trace de son passage; mais on eut beau déchiffrer -tout ce qui était écrit avec la pointe d'un couteau -ou d'un clou sur les parois de pierre, sur les planchers -de bois, sur les serrures, sur les meubles, sur -le plomb des vitres, rien dans ces archives funèbres -n'avait un rapport plus ou moins direct avec le malheureux -<i>Marchialy</i>, et l'on ne douta plus que les -ordres de Louis XIV pour effacer tout vestige de -cette étrange mascarade n'eussent été ponctuellement -exécutés.</p> - -<p>Plusieurs personnes pourtant se demandèrent par -quelle raison le cadavre du prisonnier n'avait pas, -comme ceux dont on retrouvait les débris, été confié -aux oubliettes infectes de la Bastille plutôt qu'à la -terre bénite du cimetière de Saint-Paul: on pouvait -répondre à cette objection, que les restes humains -découverts dans les fouilles appartenaient sans doute -à une époque antérieure aux formalités de la prison -d'état, ou n'accusaient que la scélératesse des officiers -subalternes, capables d'un assassinat pour dépouiller -un prisonnier; d'ailleurs en 1703, quand -mourut <i>Marchialy</i>, Louis XIV, entièrement livré -à M<sup>me</sup> de Maintenon et à son confesseur le père Lachaise, -avait une dévotion si scrupuleuse, qu'il n'eût -pas refusé les secours de l'église et la sépulture chrétienne -à son plus grand ennemi.</p> - -<p>Cependant toutes les recherches ne furent pas infructueuses, -s'il faut en croire la dernière feuille des -<i>Loisirs d'un Patriote français</i>, recueil périodique<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>, -qui cita, le 13 août 1789, «une carte qu'un -homme curieux de voir la Bastille prit au hasard -avec plusieurs papiers: cette carte contient, ajoute -le rédacteur, le numéro 64389000 et la note suivante: -<span class="sc">Foucquet, arrivant des iles Sainte-Marguerite, -avec un masque de fer</span>; ensuite trois X.X.X., -et au-dessous, <span class="sc">Kersadion</span>.» Le journaliste attestait -avoir vu la carte, et présentait de rapides observations -à l'appui de ce système, que la découverte -vraie ou prétendue de la carte avait mis au jour.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> M. Deschiens, dans son catalogue des journaux de la révolution, ne -nomme pas l'auteur de celui-ci, qui ne parut que pendant un peu plus d'un -mois, et qui forme un seul volume (36 num. du 5 juillet au 13 août 1789). -Ne pourrait-on l'attribuer à Brissot de Warville, et le regarder comme un -annexe littéraire du <i>Patriote Français</i> que rédigeait alors ce journaliste, -qui se souvenait d'avoir été pensionnaire du roi à la Bastille? Ce recueil -est aujourd'hui fort rare et ne se trouve pas à la Bibliothèque royale.</p> -</div> -<p>Cette carte singulière, dont l'usage est aussi obscur -que le chiffre, exista-t-elle réellement? La situation -politique du moment était trop grave pour -qu'on donnât beaucoup d'attention à ce document, -dont l'authenticité est maintenant impossible à prouver, -et d'ailleurs, les <i>Loisirs d'un Patriote français</i> -avaient un fort petit nombre de lecteurs; car -la révolution, qui marchait déjà au son du tocsin en -suivant la tête du gouverneur de la Bastille, M. Delaunay, -et celle de M. de Flesselles, prévôt des marchands, -n'accordait plus de <i>loisirs</i> aux patriotes enrôlés -dans la milice citoyenne.</p> - -<p>Néanmoins cette carte fut reproduite avec les réflexions -du rédacteur, sous ce titre pompeux et trompeur: -<i>Grande Découverte! l'homme au Masque -de Fer dévoilé</i>, in-8<sup>o</sup> de sept pages d'impression. -«Ce n'est pas la seule carte qu'on ait tiré de la Bastille, -lit-on dans cette feuille, il y en avait plusieurs -signées de quelques ministres ou de quelques personnes -inconnues avec des ordres relatifs au prisonnier. -Quant à celle que je cite, <i>je l'ai vue</i>!» L'anonyme, -après avoir cherché à établir que Fouquet ne -mourut pas à Pignerol, présume, d'après le témoignage -de cette carte, que ce prisonnier d'état réussit -à se sauver, fut <i>repris</i>, ramené en secret dans sa -prison, masqué et condamné à passer pour mort, en -châtiment de sa tentative d'évasion.</p> - -<p>Cet imprimé se vendit dans les rues, où la liberté -de la presse faisait affluer une prodigieuse quantité -de brochures et de feuilles volantes, et cette opinion -nouvelle, jetée au public sans preuves, sans nom -d'auteur, sans aucune sorte de garantie historique, -produisit toutefois certaine impression, en présence -même des autorités de Voltaire, de Lagrange-Chancel, -de Saint-Foix, du père Griffet et du baron d'Heiss, qui -n'avaient jamais introduit Fouquet dans leurs discussions.</p> - -<p>On se rappela toutefois une phrase du <i>Supplément -du Siècle de Louis XIV</i>, d'après laquelle le ministre -Chamillart aurait dit que le <i>Masque de Fer</i> -«<i>était un homme qui avait tous les secrets de -Fouquet</i>.» Des gens fort judicieux allèrent jusqu'à -croire que Chamillart, que Saint-Simon (t. 7, p. 238) -nous peint d'un caractère <i>vrai, droit, aimant l'état -et le roi comme sa maîtresse, opiniâtre à l'excès</i>, -avait dit la vérité sans pourtant manquer à son serment -ni trahir un secret qui eût pu compromettre -l'honneur de son maître; selon une idée que d'autres -ont eue avant nous, Chamillart voulait désigner Fouquet -et ne le pas nommer, par un accommodement -de conscience assez fréquent dans ces temps de morale -jésuitique: en effet, qui était mieux instruit -des secrets de Fouquet que Fouquet lui-même?</p> - -<p>Quant à la carte qui servait de base à ce système, -elle ne me paraît point aussi absurde que l'ont jugée -différens critiques.</p> - -<p>1<sup>o</sup> Le numéro inintelligible de 64389000 renfermait -peut-être un sens qu'on ne pouvait traduire -par des lettres; car l'emploi des chiffres était -très-usité dans les affaires d'état; ou bien encore, -ce nombre extraordinaire avait-il été mal rapporté -par négligence, sinon par suite de la détérioration -de cette carte foulée aux pieds, mouillée, tachée -de boue: dans cette seconde hypothèse, il faudrait -lire d'abord, au lieu de 6438, l'année de l'entrée -du prisonnier à la Bastille, 1698, et immédiatement -après le numéro de l'écrou, 9000 ou plutôt 900.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Ces trois X.X.X. peuvent aussi s'interpréter -de diverses manières également plausibles: est-ce -la désignation d'un registre, d'une série, d'une armoire? -car les archives de la Bastille étaient si considérables, -que le régent y avait créé, en 1716, -une place de <i>garde</i> sous la surveillance immédiate -du gouverneur<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>; or, dans tous les grands dépôts de -livres et de papiers, on distingue les divisions par -des lettres, suivant l'ordre alphabétique, que l'on répète -plusieurs fois au besoin. Tel est le système de -classement usité à la Bibliothèque du Roi.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> Pièces envoyées par le major Chevalier à M. de Malesherbes. Cabinet -de M. Villenave.</p> -</div> -<p>3<sup>o</sup> Quant au nom propre de <i>Kersadion</i>, qui est -un nom breton, et qu'on doit lire de préférence -<i>Kersadiou</i> ou <i>Kersaliou</i>, c'est peut-être celui qu'on -avait imposé à Fouquet, selon la règle des prisons -d'état où de fréquens changemens de noms déroutaient -la curiosité des indifférens et les démarches -actives des intéressés: ainsi M. de Palteau prétend -que l'homme au masque était connu sous le nom -de <i>Latour</i> à la Bastille, et nous le voyons désigné -par le nom de <i>Marchialy</i> sur les registres de la paroisse -de Saint-Paul. Le fameux Latude, qui est resté -trente-quatre ans à la Bastille, a subi deux ou trois -baptêmes de cette espèce.</p> - -<p>Cette carte aurait donc fait partie d'un catalogue -général des prisonniers, destinée qu'elle était à indiquer -le nom véritable, le faux nom, le numéro -du volume contenant le détail des faits et les observations -relatives, le numéro du carton des pièces à -l'appui, la date et tous les renvois correspondant à -une vaste collection de documens qui n'existent plus<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Les <i>Remarques historiques et Anecdotes sur la Bastille</i>, nous autorisent -à supposer une classification semblable: «Lors de l'arrivée de -chaque prisonnier, on inscrit sur un livre ses noms et qualités, le numéro -de l'appartement qu'il va occuper et la liste de ses effets déposés dans la -case du même numéro. Le livre de sortie contient un protocole de serment -et protestation de soumission, de respect, de fidélité pour le roi… Le -troisième livre en feuilles contient les noms de tous les prisonniers, et le -tarif de leurs dépenses… Enfin, le quatrième livre est un in-folio immense -(le grand registre décrit plus haut)… On réunit en registre tous les ordres -à jamais donnés et adressés au gouverneur de la Bastille, toutes les lettres -des ministres et de la police; tout est recueilli soigneusement, et se retrouve -au besoin.» P. 30 et suivantes.</p> -</div> -<p>Il est facile de prouver que les archives de la -Bastille, qui étaient immenses, et qui contenaient -les papiers des autres prisons d'état, ont été pillées -avant et pendant le siége, anéanties et dispersées -après le dépôt fait à l'Hôtel-de-Ville:</p> - -<p>1<sup>o</sup> la troisième livraison de la <i>Bastille dévoilée</i> -(par Charpentier), page 152, cite des lettres tirées -de ces archives, et concernant le château de Pierre-Encise, -à Lyon. On a lieu de croire que la police -envoyait à la Bastille toutes ses correspondances secrètes -pour y être conservées en sûreté.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Cette même livraison présente des renseignemens -qui sont d'accord avec nos suppositions, et -que le rédacteur tenait du chevalier de Saint-Sauveur, -officier de la Bastille durant dix-huit ans. -«Nous avons appris que les mots <i>tome</i> et <i>page</i>, -qui sont deux fois répétés dans les colonnes de -chaque page du grand registre, renvoient à de <i>gros -volumes reliés</i> qui renferment <i>simplement</i> les ordres -d'entrée et de sortie de chaque prisonnier. -Cette découverte nous a fait moins regretter la perte -de ces mêmes volumes; nous nous étions imaginés -qu'ils renfermaient des objets bien plus intéressans.» -Comment ces <i>gros volumes</i> ont-ils disparu? -le gouvernement avait donc intérêt à leur destruction? -Quand ils n'auraient contenu que les <i>ordres -d'entrée et de sortie de chaque prisonnier</i>, n'était-ce -point assez pour éclaircir beaucoup de faits obscurs, -pour en révéler d'autres tout-à-fait ignorés? -On conçoit la perte de feuilles volantes, réunies en -liasse, mais non celle de gros volumes qui étaient -couverts sans doute en parchemin, et capables de -résister même à un incendie tel que celui qui consuma -ou plutôt attaqua le dépôt des livres saisis et -les archives, lorsque les assiégeans eurent mis le feu -à l'hôtel du gouvernement.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Mon savant et honorable ami M. Villenave, -qui visita la Bastille le lendemain de la prise, se -souvient d'avoir remarqué dans les cours une énorme -quantité de papiers à demi-brûlés; il en ramassa -quelques-uns, manuscrits et imprimés, qu'il conserve -encore dans sa précieuse collection de pièces -relatives à la révolution; mais il se souvient aussi que -des sentinelles empêchaient les curieux d'emporter -ces papiers qu'on enlevait sous les yeux des commissaires -nommés par la ville. «La vérité est, dit -Cubières dans son <i>Voyage à la Bastille</i>, que -M. de Mirabeau avait aussi un ordre pour venir -faire sa moisson de manuscrits, et je ne doute pas -qu'il n'en ait rapporté plusieurs de très-curieux. -J'aurais bien voulu en ramasser à mon tour; mais -je n'en avais <i>ni permission ni ordre</i>.»</p> - -<p>4<sup>o</sup> Charpentier nous apprend avec quel soin l'autorité -faisait recueillir les papiers de la Bastille, qui -furent déposés à l'Hôtel-de-Ville, et <i>couverts d'un -voile aussi impénétrable que celui qui les dérobait -au jour quand ils étaient sous les voûtes de la -Bastille</i>. Le bruit courut même <i>qu'on ferait une -perquisition à main armée chez les personnes soupçonnées -de garder des pièces trouvées à la Bastille</i>. -L'Hôtel-de-Ville n'était pas le seul dépôt de -ces papiers; le district de Saint-Germain-des-Prés -en possédait un grand nombre<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>. Ces papiers, tombés -dans les mains des particuliers, <i>se dispersaient -tous les jours</i>, passaient en province et même dans -les pays étrangers. Trente commissaires, choisis -pour entreprendre le dépouillement du dépôt de -l'Hôtel-de-Ville, s'arrêtèrent effrayés devant les difficultés -et la longueur de ce travail, et Charpentier, -qui criait toujours que les archives de la Bastille -n'avaient fait que changer de cachot, avait déjà publié -six livraisons de la <i>Bastille dévoilée</i>, à l'aide -d'une collection particulière, rassemblée au Lycée, -laquelle ne formait pas <i>la millième partie</i> des papiers -déposés à l'Hôtel-de-Ville<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>. Charpentier ne fit -paraître que neuf livraisons de son livre; le reste des -documens conquis le 14 juillet 1789 a été détourné -depuis par l'adresse des agens de l'ancien gouvernement, -ou perdu par l'incurie des gardiens de ce vaste -répertoire d'iniquités morales et politiques.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Voyez les <i>Révolutions de Paris</i> citées plus haut, p. 34.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> <i>Bastille dévoilée</i>, première livraison, p. 7; 4<sup>e</sup> livraison, p. 3; 6<sup>e</sup> livraison, -p. 1.</p> -</div> -<p>On concevra l'intérêt que la royauté avait à l'anéantissement -des preuves écrites de ses abus de pouvoir, -en se représentant l'effet produit alors sur les -masses par la dénonciation du moindre fait nouveau -relatif à la Bastille, dont le fantôme épouvantait -encore les Parisiens. Ces papiers accusateurs étaient -autant de pierres que le peuple avait en main pour -lapider la monarchie.</p> - -<p>Nous démontrerons plus loin que le grand registre, -qu'on n'eut pas le temps ni l'ordre de détruire -au moment du siége, avait subi de nombreuses mutilations -ou altérations à une époque antérieure, et -que des officiers français avaient été chargés de rechercher -et d'enlever, vers 1770, tous les papiers -concernant Fouquet dans les archives de Pignerol.</p> - -<p>Mais puisque cette carte n'a pas été conservée et -que son existence ne fut point constatée par une -exposition publique qui aurait attiré la foule en -aussi grande affluence que l'échelle de Latude et les -portes de fer de la Bastille, nous nous abstiendrons -de la citer au rang des preuves, et même de défendre -sa vraisemblance. Toujours est-il que la prise -de la Bastille ayant accoutumé les esprits à l'imprévu -et au merveilleux, on ne s'étonna pas de la -trouvaille d'une carte et d'un nouveau système sur -le <i>Masque de Fer</i>: les prisons républicaines allaient -bientôt offrir des mystères plus inexplicables -et plus horribles.</p> - -<p>Le prisonnier masqué était encore une fois redevenu -un objet de mode et d'engouement: les systèmes -de Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père -Griffet, du baron d'Heiss et de Voltaire, repassèrent -tour à tour sur la scène, sans qu'aucune découverte -vînt les fortifier; les écrivains de places et -de carrefours s'emparaient à l'envi de ce sujet déjà -si populaire et toujours aussi mal connu.</p> - -<p>On imprima et l'on colporta dans le même mois -une quantité de misérables imprimés qui sortaient -presque tous d'une librairie de la rue de Chartres, -à laquelle le <i>Masque de Fer</i> valut de bons profits. -Il y eut d'abord <i>le véritable Masque de Fer, d'après -les archives de la Bastille</i>, in-8<sup>o</sup> de huit pages: -c'était le duc de Monmouth, d'après Saint-Foix; -ensuite, d'après Voltaire et les <i>Mémoires de Perse</i>, -l'<i>Histoire du Fils d'un roi, prisonnier à la Bastille, -trouvée sous les débris de cette forteresse</i>, -in-8<sup>o</sup> de seize pages: c'était le comte de Vermandois, -et le compilateur de cette notice, <i>trouvée</i>, disait-il, -<i>parmi une foule d'autres papiers, lors de la -prise de l'asile de la tyrannie</i>, se vantait de résoudre -le problème, <i>grâce aux révolutions de Paris</i>.</p> - -<p>L'effronterie du faussaire alla plus loin dans le -<i>Recueil fidèle de plusieurs manuscrits trouvés à la -Bastille, dont un concerne spécialement l'homme -au Masque de Fer</i>, in-8<sup>o</sup> de 32 pages; c'était encore -le comte de Vermandois; mais l'auteur avait -la hardiesse de dire qu'il donnait la <i>copie exacte</i> -d'une feuille découverte dans le mur d'une chambre -de la tour de la Bertaudière, et que cette feuille avait -été écrite par le comte de Vermandois, et cachée par -lui <i>le 2 octobre 1701, à six heures du soir</i><a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>. Ce -mensonge ridicule et impudent devait, selon le libraire, -servir de <i>supplément aux trois livraisons -de la Bastille dévoilée</i>, qui commençait à paraître -avec un succès bien mérité.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Plusieurs découvertes de ce genre eurent lieu cependant à la démolition -de la Bastille; le nommé Mauclerc trouva, en visitant les cachots, un -«morceau de papier taillé en pointe, aux deux côtés, roulé et placé dans -un petit trou à gauche de la cheminée.» Sur ce papier était écrite une sentence -politique qui fut attribuée à Linguet. Le même Mauclerc raconte -qu'un jeune homme, visant comme lui ces cachots, «aperçut la longueur -du petit doigt d'un suif noirci, qu'avec son couteau il enleva cette couche -de suif et découvrit une fente au mur, dans laquelle il trouva un lambeau -de toile rouge, large d'environ deux pouces, se terminant en pointe à l'une -des extrémités, sur lequel lambeau sont tracés en fil blanc très-fin ces trois -lignes:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><span class="large">+ + + + + +</span> | ans</div> -<div class="verse">J'ai respecté les jours de mon roi</div> -<div class="verse i2">Voilà mon crime.</div> -</div> - -<p>Ce morceau de linge était roulé et contenait un bout de ce même fil -blanc, attaché à un brin de crin noir très-fort.» <i>Révolutions de Paris</i>, à -la suite des <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, p. 136.</p> -</div> -<p>Plusieurs autres écrits, cachant leur pauvreté ou -leur niaiserie sous de magnifiques intitulés, circulèrent -dans Paris encore tout ému de l'enfantement -d'une révolution; mais le public, trompé par ces -mystifications méprisables, n'était que plus impatient -de pénétrer ce secret, dont les dépositaires avaient -tous disparu de même que les murs de la Bastille.</p> - -<p>L'éditeur anonyme de la troisième édition des -<i>Remarques historiques sur la Bastille</i> qui reparurent -en 1789 comme un ouvrage nouveau, sous la -rubrique de Londres, n'ajouta rien pour fixer l'<i>incertitude -où l'on sera probablement toujours</i> à l'égard -du prisonnier inconnu, pensait-il; mais il ne -se fit pas scrupule de renchérir sur ce qu'on savait -du masque et de l'enterrement de <i>Marchialy</i>: «Son -masque était simplement de velours noir, garni de -baleines très-fortes et attaché par derrière avec un -cadenas scellé; il était fait de manière qu'il lui était -impossible de l'ôter ou de l'arracher lui-même et qu'il -pouvait manger avec sans beaucoup d'incommodité.» -Où l'éditeur avait-il trouvé ces détails minutieux -qu'il débitait avec tant d'effronterie ou de -naïve crédulité? «Il est <i>très-certain</i> que le tronc -seul du cadavre fut enterré, et que la tête coupée, -puis partagée en divers morceaux, pour la défigurer, -fut enterrée en plusieurs autres lieux.» L'éditeur ne -nous dit pas comment il avait appris cette variante -de la tradition recueillie par Saint-Foix; mais la -Bastille, comme on sait, était une mine inépuisable.</p> - -<p>Charpentier, ami de Linguet qui l'encourageait -à écrire un ouvrage historique sur la Bastille, et -qui promettait de lui fournir des éclaircissement -singuliers, eut l'idée d'étaler au grand jour les injustices -que cette prison d'état avait cachées dans -son ombre. Un comité de gens de lettres s'était -formé au Lycée, sous la direction de Charpentier, -pour dépouiller et analyser tous les papiers de -la Bastille, qu'on leur confierait, afin de <i>conserver -des pièces intéressantes, déjà éparses, et qui, -dans peu, seraient perdues sans ressource, si on -ne les conservait au plus tôt</i>. Ce fut en quelque -sorte un acte d'opposition contre la municipalité de -Paris qui avait invité les possesseurs de ces pièces à en -faire le dépôt à l'Hôtel-de-Ville, et qui ne se mettait -pas en peine de les rendre publiques. <i>La Bastille -dévoilée, ou Recueil de pièces authentiques -pour servir à son histoire</i>, fut donc publiée par livraisons, -en 1789 et 1790, reproduisant et commentant -le grand registre, dans lequel les entrées et -les sorties des prisonniers étaient régulièrement marquées -par ordre chronologique.</p> - -<p>Ce travail fut exécuté avec autant de conscience -que de célérité; mais les pièces contenant l'entrée -et la sortie des prisonniers ne remontaient pas au-delà -de l'année 1663; à partir de cette époque, Charpentier -avait puisé ses documens «dans de petits -feuillets manuscrits enfilés par un lacet, qui paraissaient -être les dépositaires des notes relatives aux -prisonniers jusqu'à ce que le temps permît de les -mettre au net sur le grand registre.» Ces notes présentaient -pourtant bien des lacunes. Il en était de -même du grand registre, dans lequel on avait <i>enlevé -avec beaucoup de précaution</i> le folio 120, correspondant -à l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier -inconnu à la Bastille; on avait aussi <i>déchiré</i> et <i>mutilé</i> -les feuillets qui comprenaient la fin de l'année 1703 -et les suivantes, comme pour effacer tout ce qui -pouvait avoir rapport à <i>Marchialy</i>.</p> - -<p>L'absence du folio 120 fit croire naturellement -à Charpentier «qu'on avait mis autant de soin pour -anéantir après la mort du prisonnier tout ce qui -aurait pu donner quelques lumières sur son sort, -qu'on en avait mis pendant sa vie pour dérober aux -regards des curieux le mystère caché sous ce masque -de fer;» il désespéra donc de trouver dans les papiers -de la Bastille la moindre indication à ce sujet, -et il dut se borner à faire une dissertation historique -à l'aide des témoignages existant; mais cette -dissertation ne parut que dans la neuvième livraison -de la <i>Bastille dévoilée</i>, qu'elle occupe tout entière.</p> - -<p>Durant cet intervalle de temps, signalé par la publication -de plusieurs ouvrages sur la Bastille et son -prisonnier masqué, le folio 120 du grand registre -fut remis entre les mains de Charpentier, non pas -l'original, mais <i>un feuillet semblable, entièrement -écrit de la main propre</i> du major Chevalier.</p> - -<p>On obtint la certitude qu'en 1775 M. Amelot, -ministre de la ville de Paris, s'était fait communiquer -toutes les pièces qui concernaient directement ou -indirectement l'homme au masque: le major Chevalier, -qui avait rempli les fonctions de sa charge -à la Bastille depuis 1749, déclara lui-même qu'il -avait, par l'ordre du ministre, opéré cette soustraction -et envoyé à M. Amelot les feuillets déchirés du -grand registre: on avait lieu de croire que ces feuillets -étaient anéantis, mais on les retrouva, dit-on, -par les soins de M. Duval, ancien secrétaire de la -police, et leur authenticité fut à peine mise en -doute, lorsque Charpentier les imprima dans son -livre, rédigé avec modération et plein d'une sage -critique, qu'on traduisait au fur et à mesure en -Allemagne et en Angleterre.</p> - -<p>Il est remarquable que ce folio où l'entrée du prisonnier -a été relatée dans la forme ordinaire des -écrous est divisé par colonnes, et en contient plusieurs -réservées pour marquer les renvois aux tomes -et pages d'un journal, d'une correspondance ou -d'un recueil très-volumineux (37 volumes, d'une -part, et 80 ou 8, de l'autre) qu'on n'a plus, ce qui -s'accorde assez bien avec la disposition de la carte -décrite dans les <i>Loisirs d'un Patriote français</i>.</p> - -<p>Voici le tableau figuré de cette feuille, copié -d'après l'original autographe du major Chevalier<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a> -et reproduit avec une scrupuleuse fidélité, sans omettre -les fautes de français et d'orthographe qu'on -remarque dans la rédaction de cet étrange historien -de la Bastille.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Le cabinet de M. Villenave nous fournit cet original envoyé à M. de -Malesherbes, et presque entièrement semblable à celui que Chevalier avait -fait passer à M. Amelot, peu de mois auparavant, et qui tomba dans les -mains de l'éditeur de la <i>Bastille dévoilée</i>.</p> -</div> -<table summary=""> -<tr><td class="c">NOMS ET QUALITÉS<br /> -<span class="small">DES PRISONNIERS</span></td> -<td>Ancien prisonnier de Pignerol, obligés de porter toujours un masque -de velours noir d'ont on n'a jamais scû le nom ni ses qualités.</td></tr> -<tr><td class="c small">DATES DE LEURS ENTRÉES.</td> -<td>18<sup>e</sup> 7bre. 1698 à 3 heures après midy</td></tr> -<tr><td class="c small">NOMS DE MESSIEURS LES SECRÉTAIRES D'ÉTAT QUI ONT CONTRESIGNÉ LES ORDRES.</td> -<td>…</td></tr> -<tr><td class="c small">TOM.</td> -<td>Dujonca</td></tr> -<tr><td class="c small">PAG.</td> -<td>v. 37</td></tr> -<tr><td class="c small">DATES DE LEURS MORTS.</td> -<td>le 19<sup>e</sup> 9bre 1703</td></tr> -<tr><td class="c small">TOM.</td> -<td>Dujonca</td></tr> -<tr><td class="c small">PAG.</td> -<td>v. 80<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a></td></tr> -<tr><td class="c small">MOTIF DE LA DETENTION DES PRISONNIERS.</td> -<td>on ne l'a jamais scû.</td></tr> -<tr><td class="c">OBSERVATIONS</td> -<td>C'est le fameux homme au masque que jamais personne n'a jamais scû -ni connû. Mort le 19<sup>e</sup> 9bre. 1703. agé de 45 ans ou environs, -enterré à St. Paul le lendemain à 4 heures après midy, sous le nom -de <i>Marchiali</i>, en présence de M. Rosarges major dud. chateau -et M. Reilhe chirurgien major de la Bastille qui ont signés sur les -registres mortuaires de Saint Paul. Son enterrement a couté 40 l.<br /> -Ce prisonnier a resté à la Bastille cinq années et soixante et deux -jours non compris celuy de son enterrement.</td></tr> -</table> -<blockquote> -<p><i>Nota.</i> Ce prisonnier à esté ammenés à la Bastille par M. de Saint -Mars, dans sa litierre, lorsqu'il est venû prendre possession du -gouvernement de la Bastille venant de son gouvernement des illes de -Sainte Margueritte et Honnorats et qu'il avoit cy devant à Pignerol.</p> - -<p>Ce prisonnier estoit traités avec une grande distingtion de M. le -Gouverneur, et n'estoit vû que de luy et de M. Rosarges major dud. -chateau, qui seul en avoit soin. Il n'a point été malade que quel -heures, mort comme subitement; il a été enseveli dans un linceuil de -toille neuve et genéralement tout ce qui s'est trouvés dans sa chambre -à esté brulés, comme son lit tout entier y compris des matelats, -tables, chaises et autres ustanciles reduis en poudres et en cendres, -et jettés dans les latrines, le reste a esté fondu comme argenterie, -cuivre ou étain.</p> - -<p>Ce prisonnier estoit logés à la troisième chambre de la tour -Bertodierre, laquelle chambres a esté regrattés et piqués jusqu'au vif -dans la pierre et blanchie de neuf de bout à fonds, les portes, -chassis et dormant des fenetres ont esté brulés comme le reste.</p> - -<p class="narrow"><i>Il est à remarquer que le nom de <span class="sc">Marchiali</span> -que lon lui a donnés sur le registre mortuaire de Saint Paul, on y -trouve lettre pour lettre ces deux mots l'un latin l'autre françois, -<span class="sc">Hic Amiral</span>, c'est l'Amiral.</i></p> -</blockquote> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> La <i>Bastille dévoilée</i>, 9<sup>e</sup> liv. p. 34, porte: <i>vol.</i> 8<sup>e</sup>; la plupart des ouvrages où cette feuille a été copiée depuis offrent en toutes lettres: <i>volume</i> 8<sup>me</sup>.</p> -</div> -<p>Ce feuillet est évidemment composé avec le journal -de Dujonca et les anciennes notes que le père -Griffet avait employées dans sa dissertation; il y a -entière analogie de faits et souvent d'expressions -entre ces documens et la rédaction assez peu littéraire -de Chevalier. Cependant on a sujet de croire -que le folio soustrait au grand registre différait de -celui qui fut représenté comme une copie; car dans -le registre les feuilles sont divisées en <i>onze</i> colonnes -(voyez ci-dessus, la note <a href="#Footnote_45">de la page 114</a>), tandis que -le folio envoyé à messieurs Amelot et de Malesherbes -ne contient que <i>dix colonnes</i>, l'une desquelles -porte ce titre imprimé: <i>Dates de leurs morts</i>, au -lieu de <i>Dates de leurs sorties</i>. La colonne qui manque -dans le folio est intitulée au grand registre: -<i>Noms de messieurs les secrétaires d'État qui ont -contresigné les ordres</i>. Comment d'ailleurs expliquer -l'enlèvement de ce folio, autrement que par -l'intention de cacher ce qu'il renfermait et même -d'en détruire la preuve?</p> - -<p>Rien ne fait supposer que le grand registre, où -n'existait plus le folio 120, fût celui dont on attribue -l'invention à Chevalier, major de la Bastille depuis -1749: le grand registre commence à l'année 1686 et -ne paraît pas plus moderne; au contraire, on est bien -certain que le major est l'auteur du feuillet apocryphe, -remis par M. Duval aux éditeurs de la <i>Bastille -dévoilée</i>, soit qu'il l'ait imaginé en entier, soit -qu'il l'ait copié sur le feuillet original avec de notables -modifications, d'après des ordres supérieurs. -Comment aurait-on écrit au commencement du -18<sup>e</sup> siècle: <i>C'est le fameux homme au masque</i>, -tandis que cet homme ne devint <i>fameux</i> qu'en 1751, -après la publication du <i>Siècle de Louis XIV</i>?</p> - -<p>On reconnaît la main de la police de Sartines et -de Lenoir, dans la perte de ce feuillet et dans la -manière dont il fut remplacé; peut-être avait-il disparu -avant que Chevalier fût chargé de recherches -dans les archives. Les minutieuses précautions qu'on -avait prises à la mort de <i>Marchialy</i> donnent assez -à entendre qu'on n'eût pas laissé subsister quelque -pièce écrite, capable de faire deviner le nom de ce -prisonnier. En tout cas, les volumes 37 et 80 ou 8 -de Dujonca, auxquels renvoyaient les colonnes des -<i>tomes</i> et des <i>pages</i> dans le feuillet écrit par le -major, ne vinrent à la connaissance de personne, et -à peine put-on obtenir quelques témoignages pour -constater qu'une collection de <i>gros volumes</i> avait -figuré dans les archives de la Bastille.<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a></p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> On sait combien le gouvernement de Louis XVI employa d'argent et -de ruse pour étouffer toutes les accusations qui pouvaient sortir contre -lui des ruines de la Bastille. Les auteurs des différens ouvrages publiés -alors sur cette prison d'état ne trouvèrent de renseignemens qu'auprès -d'anciens officiers qui avaient été, à une époque antérieure, éloignés du -service, et qui gardaient rancune à l'administration. Mais presque tous -ceux qui, en dernier lieu, étaient attachés à la Bastille par des fonctions -élevées ou subalternes, refusèrent de se faire dénonciateurs: on doit -présumer qu'ils furent indemnisés généreusement, d'après ce seul fait -(autographe de M. Villenave): un lieutenant de la Bastille, ayant perdu -ses effets dans le sac du château, adressa une pétition à Louis XVI, pour -obtenir un secours; le roi écrivit de sa main, au bas de la pétition: <i>Bon -pour quatre mille livres</i>.</p> -</div> -<p>A propos de ces renvois, dignes de prêter aux conjectures, -quelqu'un eut l'idée de rectifier ainsi le numéro -de la carte citée dans les <i>Loisirs d'un Patriote -français</i>, 6-4-37-8-9000, pour le rendre compréhensible -par l'addition d'un seul chiffre, et par -cette explication: la carte, faite après la mort du -prisonnier, aurait renvoyé au volume 6<sup>e</sup> pour l'entrée -de Fouquet à la Bastille en 1663; au volume -4<sup>e</sup> pour sa sortie en 1664, lorsqu'on le transféra -à Pignerol; au volume 37<sup>e</sup>, pour son retour à la -Bastille en 1698; au volume 8<sup>e</sup>, pour sa mort en -1703; et enfin au numéro d'ordre 9000, désignant -le nombre de prisonniers enregistrés avant lui.</p> - -<p>Mais l'auteur de <i>la Bastille dévoilée</i> n'eut pas -recours à ces calculs problématiques: dans sa neuvième -livraison, il fit un examen succinct, mais -judicieux, des diverses opinions qu'on avait fait -valoir jusqu'alors à l'égard du <i>Masque de Fer</i>, en -discutant pour la première fois celle de M. de Taulès, -qui ne révélait son <i>secret</i> à ses amis que <i>sous -la foi du serment</i> (p. 171 de la 9<sup>e</sup> liv.); mais il -retomba dans le système de l'<i>éditeur</i> des <i>Questions -sur l'Encyclopédie</i>, ou du libelliste des <i>Amours -d'Anne d'Autriche</i>, en s'efforçant de prouver que, -suivant la solution <i>la plus vraisemblable</i>, le prisonnier -était fils naturel d'Anne d'Autriche et -frère aîné de Louis XIV.</p> - -<p>Le champ s'ouvrait plus large et plus libre aux -paradoxes, les moins respectueux pour l'honneur -de la monarchie, depuis que l'<i>approbation</i> des censeurs -royaux et le <i>privilége du roi</i> n'étaient plus -nécessaires pour les nombreux ouvrages que la -presse lançait de toutes parts, depuis que la police -avait renversé son encre rouge et que le pilon -ne faisait plus la guerre aux livres.</p> - -<p>La Bastille fut encore le prétexte de plusieurs -compilations moins importantes, dans lesquelles -figurait le <i>Masque de fer</i> sous différens noms.</p> - -<p>Le chevalier de Cubières, qui mena la muse de -Dorat à la Bastille, le 16 juillet 1789, voulut aussi -dire son mot sur le <i>Masque de Fer</i>, dans le récit -de son <i>Voyage</i> en prose et en vers<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>, sans doute -pour justifier les qualités de <i>citoyen et soldat</i> qu'il -avait prises en tête de sa brochure: Cubières aspirait -déjà à devenir poète républicain, afin de se -venger des épigrammes de Rivarol, auxquelles il -devait son unique célébrité. Ce fut dans les notes -de cet opuscule, qui rappelle seulement par la -forme le spirituel <i>Voyage de Chapelle et Bachaumont</i>, -que Cubières se vanta d'être mieux instruit -que ses contemporains au sujet du prisonnier masqué. -«Le bruit a couru d'abord, dit-il avec la légèreté -d'un faiseur de poésies fugitives, que, dans cet -immense et redoutable dépôt des secrets de la monarchie, -on avait trouvé des pièces qui renfermaient -celui du célèbre <i>Masque de Fer</i>: ce bruit a cessé -tout-à-coup, et l'on a même dit qu'on n'avait rien -trouvé de relatif à cet illustre prisonnier. On m'a -révélé ce secret long-temps avant la prise de la Bastille; -et comme on ne m'a point fait une condition -de n'en rien dire, et que le temps est venu de ne -plus rien dissimuler, je vais écrire ce que je sais, -et l'écrire avec la franchise qui me caractérise.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> <i>Voyage à la Bastille, fait le 16 juillet 1789, et adressé à M<sup>me</sup> de G… -à Bagnols, en Languedoc</i>, par Michel de Cubières, citoyen et soldat, -in-8<sup>o</sup>; Paris, 1789.</p> -</div> -<p>Après cet exorde charlatanique, écrit de ce style -qui était bien digne d'être appliqué plus tard à -l'<i>Éloge de Marat</i>, Cubières raconte que, le 5 septembre -1638, Anne d'Autriche, qui avait mis au -monde, entre midi et une heure, un fils qui fut -Louis XIV, accoucha d'un second fils <i>pendant le -souper du roi</i>, et que Louis XIII résolut de cacher -la naissance de cet enfant, pour éviter les prétentions -d'un frère jumeau à la couronne de France. -Cubières a la bonne foi d'ajouter qu'il n'en sait pas -davantage. On doit lui tenir compte de la réserve -qu'il a mise dans sa prétendue révélation: il pouvait -ne pas se contenter d'un mensonge de quinze -lignes, lui qui avait déjà publié dix ou douze volumes -sans y faire entrer une idée!</p> - -<p>Le fougueux journaliste Carra, sous le voile de -l'anonyme, qui fut levé par le <i>Moniteur</i> du 6 juillet -1790, publia les <i>Mémoires historiques et authentiques -sur la Bastille, dans une suite de près -de trois cents emprisonnemens, détaillés et constatés -par des pièces, notes, lettres, rapports, procès-verbaux, -trouvés dans cette forteresse, et rangés -par époques, depuis 1475 jusqu'à nos jours</i>; 1789, -3 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p>Les noms de l'auteur et du libraire-éditeur -(Buisson) de ces <i>Mémoires</i> nous avaient d'abord -mis en défiance contre leur caractère d'authenticité, -si hautement réclamé dans le titre de l'ouvrage; -l'esprit et le style des <i>observations</i> qui entrecoupent -les pièces historiques n'eussent pas servi à nous -faire changer d'avis, et nous supposions que ce -livre avait été fabriqué par les scribes de Soulavie, -avec des documens plus ou moins falsifiés, sous -les yeux de Carra, qui aurait écrit le <i>Discours -préliminaire</i>, où la déclamation va jusqu'au burlesque. -«Rois imbécilles, rois fanatiques, Sardanapales -français, sortez un instant des abîmes de la -mort, pour subir le plus grand des supplices, celui -de voir proclamer vos forfaits par toute la terre; et -vous, peuples de la terre, lisez ces annales du -crime!…» Mais nous nous sommes convaincus que -ces <i>Mémoires</i> sont aussi exacts et non moins curieux -peut-être que la <i>Bastille dévoilée</i>. Les pièces -citées existaient réellement dans les archives de la -Bastille, et les plus anciennes qui sont aussi les plus -considérables avaient été copiées dès 1775, et transmises -par le major Chevalier à M. de Malesherbes<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> Nous avons entre les mains ces copies, qui sont conservées dans le -cabinet de M. Villenave, et en les comparant avec le tome 1 de l'ouvrage -de Carra, nous ne trouvons que des suppressions peu importantes dans -l'imprimé. On voit à l'article du <i>Masque de Fer</i>, p. 315, que Carra avait -eu communication, avant Charpentier, du folio 120 du grand registre, -écrit par le major Chevalier, et des autres pièces envoyées à Malesherbes -en 1775. On a lieu de soupçonner que ces pièces étaient fournies à l'éditeur -par Malesherbes lui-même, dans les papiers duquel on les a trouvées.</p> -</div> -<p>L'article du <i>Masque de Fer</i> reproduit presque -textuellement, sans avoir égard aux colonnes imprimées -du grand registre, le folio 120, tel que -Chevalier l'avait envoyé à Malesherbes; l'éditeur -ajoute seulement que le masque de velours noir -était <i>attaché sur le visage</i> du prisonnier, et <i>qu'un -ressort le tenait par derrière</i>. Il passe rapidement -en revue les versions des <i>Mémoires de Perse</i>, de -Voltaire, de La Grange-Chancel et de Saint-Foix: -il en conclut que <i>tous se sont également trompés -sur les dates, et vraisemblablement sur leurs conjectures</i>. -Ensuite il cite, dans ses propres <i>observations</i>, -l'extrait d'une lettre que nous rapporterons -ailleurs, après laquelle on ne peut plus douter qu'en -1691 le prisonnier fût <i>sous la garde</i> de Saint-Mars -depuis <i>vingt ans</i> au moins. On doit regretter -cependant que Carra, plus curieux de phrases que -de faits, ait négligé d'indiquer la source de cette -lettre qui nous semble authentique, par la raison que -cet ouvrage est rempli de pièces originales publiées -avec autant de bonne foi que d'ignorance. Le déclamateur -Carra n'était point assez adroit pour inventer -un pareil artifice; et sans doute il ne regardait pas -cette lettre comme un document si extraordinaire -et si précieux, qu'il dût en justifier à ses lecteurs. -Au reste, il croyait résoudre le problème, en adoptant -le sentiment de <i>beaucoup de personnes</i> qui -pensaient que le prisonnier masqué était un frère -aîné de Louis XIV.</p> - -<p>Louis Dutens, dont la réputation de poète et de -littérateur français était fort accréditée en Angleterre, -ne s'amusa pas à réunir dans la lettre sixième -de sa <i>Correspondance interceptée</i>, in-12, 1789, -les systèmes de ses devanciers: il en choisit un, -celui du baron d'Heiss, qu'il appuya de quelques -faits aussi neufs que singuliers; il prouva qu'un -ministre du duc de Mantoue avait été enlevé par -ordre de Louis XIV, vers 1685, croyait-il, et enfermé -secrètement à Pignerol, parce que le cabinet de Versailles -craignait l'habileté et la perfidie de cet Italien -dans les négociations entamées avec la cour -de Piémont. L'enlèvement semblait incontestable, -quoique le cabinet de Versailles l'eût toujours nié, -malgré la dénonciation de l'<i>Histoire abrégée de -l'Europe</i>; mais Dutens prétendait que la victime -de cet attentat contre le droit des gens était un comte -Girolamo Magni.</p> - -<p>Dutens dit que ce fut à Paris, en 1778, peut-être -en fouillant les archives des affaires étrangères, -qu'il acquit des lumières sur ce sujet; il avait recueilli -aussi la tradition à Turin, où il alla ensuite -avec lord Mount-Stuard, envoyé extraordinaire du -roi d'Angleterre; mais il ne put compulser les archives -de Mantoue, qu'on avait transportées à -Vienne en 1707, et il ne trouva rien dans celles de -Turin, où une lacune de quarante années (1660 à -1700) ne permettait pas de constater un fait qui -avait sans doute mis en jeu les ressorts de la diplomatie -italienne.</p> - -<p>Durant le séjour de Dutens à Paris, l'abbé Barthélemy, -dont la bonne foi ne peut être suspecte, -lui montra un mémoire fait à l'instance du marquis -de Castellane, gouverneur des îles Sainte-Marguerite, -par un nommé Claude Souchon, alors âgé de -soixante-dix-neuf ans, fils d'un homme qui avait -été <i>cadet</i> de la compagnie franche des îles, du -temps de Saint-Mars. Ce Claude Souchon est certainement -le même officier que Papon avait interrogé -en 1778; mais, dans son Mémoire, il fut moins -réservé qu'il l'avait été dans ses paroles. Instruit -par les confidences de son père et du sieur Favre, -aumônier de la prison, il rapporta en détail les circonstances -de l'enlèvement du prisonnier masqué -(en 1679) qu'il appelait un <i>ministre de l'Empire</i>; -et son récit s'accorde si fidèlement avec les Correspondances -officielles relatives à cette affaire, publiées -depuis, qu'on est forcé de l'admettre comme -véritable dans toutes ses parties. Claude Souchon -assure que le prisonnier <i>mourut aux îles Sainte-Marguerite, -neuf ans après sa disparition</i>.</p> - -<p>Dutens démentait par là, disait-il, les assertions -de Voltaire, et faisait évanouir le <i>merveilleux</i> de -l'anecdote, en établissant que le <i>Masque de Fer</i> -n'était autre que le ministre du duc de Mantoue, -quoique celui-ci, mort <i>neuf ans après sa disparition</i>, -c'est-à-dire en 1697, aux îles Sainte-Marguerite, -ne pût avoir été transféré à la Bastille -en 1698, ainsi que l'atteste le journal de Dujonca. -Dutens, à l'appui de son opinion, cite de plus le -témoignage du duc de Choiseul, qui, n'ayant pu -arracher à Louis XV le secret du <i>Masque de Fer</i>, -pria M<sup>me</sup> de Pompadour de le demander elle-même -au roi, et apprit par l'entremise de la favorite que -ce prisonnier était <i>un ministre d'un prince italien</i>.</p> - -<p>Ce petit écrit, qui avait passé inaperçu en 1789, -reparut avec de légers changemens dans le deuxième -volume (p. 204 et suiv.) des <i>Mémoires d'un Voyageur -qui se repose</i>, publiés à Paris, en 1806, par -Dutens, qui n'osa pas néanmoins répéter cette conclusion -qu'il avait tirée d'abord de ses recherches: «Il -n'y a aucun point d'histoire mieux établi que le fait -que le prisonnier au masque de fer fut un ministre -du duc de Mantoue enlevé à Turin.»</p> - -<p>Le <i>Masque de Fer</i> inondait encore une fois le -public de dissertations plus ou moins hypothétiques; -et ce sujet tenait aussi occupés les meilleurs -critiques de l'Angleterre. M. Quentin Crawfurd publia, -en 1790, un article anglais, dans lequel, -après avoir comparé les systèmes soutenus jusqu'à -cette époque, il opinait en faveur de celui de Voltaire, -avec tant de conviction, qu'il ne pouvait -douter, disait-il, que le prisonnier masqué fût le -fils d'Anne d'Autriche, sans toutefois déterminer -la date de sa naissance. Depuis, M. Crawfurd -renouvela dans un ouvrage français cette discussion -judicieuse, mais plus forte d'inductions morales que -de preuves écrites.</p> - -<p>Ce prétendu fils d'Anne d'Autriche semblait alors -réunir toutes les probabilités en sa faveur, et devoir -mettre fin aux conjectures que l'homme au -masque soulevait depuis quarante-cinq ans: aussi -ne s'occupait-on plus que de découvrir son père infortuné.</p> - -<p>M. de Saint-Mihiel, qui travaillait à la recherche -de cette paternité, fit paraître à Strasbourg, en -1790, une brochure in-8<sup>o</sup>, que nous n'avons pas -vue, intitulée: <i>Le véritable Homme dit au Masque -de Fer, ouvrage dans lequel on fait connaître, -sur des preuves incontestables, à qui ce célèbre -infortuné dut le jour, quand et où il naquit</i>. M. de -Saint-Mihiel avait imaginé un <i>mariage secret</i> entre -la reine-mère et le cardinal Mazarin!</p> - -<p>C'était sans doute un bel exemple à suivre pour -les prêtres ennemis du célibat; mais on ne tint pas -compte à l'auteur d'avoir légitimé la naissance du -<i>Masque de Fer</i>: la critique refusa de prendre part -aux noces de Mazarin. N'eût-il pas été plus logique -d'imiter l'avocat Bouche, qui, dans son <i>Essai sur -l'Histoire de Provence</i>, 2 vol. in-4<sup>o</sup>, publié en 1785, -regardait l'histoire du <i>Masque de Fer</i> comme une <i>fable</i> -de l'invention de Voltaire, ou bien n'était pas éloigné -de conclure que ce prisonnier fût <i>une femme</i>?</p> - -<p>La vérité historique n'existait plus dans ces temps -de révolution sociale, où les événemens du jour -contredisaient ceux de la veille, où les hommes ne -se reconnaissaient plus eux-mêmes, où le présent, -semblable à un volcan en éruption, jetait son reflet -et ses laves sur le passé. Le faux régnait dans les -sentimens, dans les idées, dans les mœurs; l'exagération -gâtait les meilleures choses, et personne n'y -prenait garde, puisque chacun participait à ce vertige -général. Le fait extraordinaire du <i>Masque de -Fer</i> avait été jusque-là soumis à une analyse chimique, -pour ainsi dire, et dégagé de tout l'alliage -mensonger que lui prêtait la tradition: en 1790, -on ne disserta pas davantage, on supposa un document -d'après lequel la question était résolue, -sans appel, sous les auspices de ce maréchal de -Richelieu qui passait pour avoir été dépositaire du -secret de Louis XIV.</p> - -<p>L'abbé Soulavie, qui trouvait moyen de changer -en roman les pièces les plus authentiques, et qui -donnait pour vraies ses plus grossières impostures, -ne manqua pas de faire entrer le <i>Masque de Fer</i> -dans les <i>Mémoires du maréchal de Richelieu</i><a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>, et -prétendit avoir découvert de quoi expliquer cette -énigme, dans les papiers du maréchal. Celui-ci, en -effet, avait eu l'imprudence de confier sa bibliothèque, -ses notes et ses correspondances à Soulavie, qui -s'en servit avec une insigne mauvaise foi, comme -le déclara le duc de Fronsac dans une protestation -énergique contre le secrétaire de son père; mais on -peut assurer que la ridicule <i>relation</i>, insérée dans le -troisième volume des <i>Mémoires</i>, ch. <small>IX</small>, ne fut pas -trouvée par Soulavie, ni par M. de La Borde, comme -le dit la <i>Correspondance</i> de Grimm (t. 16, p. 234, -de la première édition), dans les cartons du duc de -Richelieu. Le titre seul de ce morceau suffirait pour -le démentir, en prouvant l'inexpérience de l'auteur -qui a voulu déguiser son style et qui n'a pas su éviter -ces mauvaises locutions que l'école encyclopédiste -avait introduites dans la langue: «Relation de -la naissance et de l'éducation du <i>prince infortuné, -soustrait</i> par les cardinaux de Richelieu et Mazarin à -la <i>société</i>, et renfermé par l'ordre de Louis XIV; composée -par le gouverneur de ce prince <i>au lit de la mort</i>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> <i>Mémoires du maréchal duc de Richelieu</i>, pour servir à l'histoire des -cours de Louis XIV, de la minorité et du règne de Louis XV: ouvrage -composé dans la bibliothèque et sur les papiers du maréchal, et sur ceux -de plusieurs courtisans ses contemporains. Londres, 1790, les quatre -premiers volumes; Paris, Buisson, 1793, les cinq derniers. Le succès de -ce livre fut si grand, qu'on en fit une seconde édition cette année-là.</p> -</div> -<p>Quelques citations, choisies dans le récit où le -changement d'orthographe ne déguise pas l'imitation -maladroite du style du dix-septième siècle, ne -laisseront aucun doute sur la fausseté de cette pièce -aussi grossièrement fabriquée que les poésies de -<i>Clotilde de Surville</i>.</p> - -<p>«Le <i>prince infortuné</i>, que j'ai élevé et gardé <i>jusqu'à -la fin de mes jours</i>, naquit le 5 septembre -1638, à huit heures et demie <i>du soir</i> pendant le -souper du roi; son frère, à présent régnant -(Louis XIV), était né le matin à midi pendant le -dîner de <i>son père</i>; mais <i>autant la naissance du roi -fut splendide et brillante, autant celle de son frère -fut triste et cachée avec soin</i>.» Le gouverneur, quoique -<i>au lit de la mort</i>, se souvient de sa rhétorique! -Selon lui, Louis XIII fut averti par la sage-femme -que la reine devait <i>faire un second enfant</i>, et cette -double naissance lui avait été annoncée depuis long-temps -par deux pâtres qui disaient dans Paris que si -la reine accouchait de deux <i>dauphins, ce serait le -comble du malheur de l'état</i>. Le cardinal de Richelieu, -consulté par le roi, répondit que dans le cas -où la reine mettrait au monde deux jumeaux, <i>il fallait -soigneusement cacher le second, parce qu'il -pourrait à l'avenir vouloir être roi</i>. Louis XIII était -donc <i>souffrant dans son incertitude</i>; quand les douleurs -du second accouchement commencèrent, il -<i>pensa tomber à la renverse</i>. Ayant réuni en présence -de la reine l'évêque de Meaux, le chancelier, -le sieur Honorat, la dame Péronette sage-femme, -il leur dit que celui d'entre eux qui publierait l'existence -d'un second dauphin en répondrait sur sa -tête. La reine accoucha donc d'un dauphin «plus -<i>mignard</i> (voilà une expression de rondeau gaulois) -et plus beau que le premier, qui ne cessa de se -plaindre et de crier, <i>comme s'il eût déjà éprouvé -du regret d'entrer dans la vie où il aurait ensuite -tant de souffrances à endurer</i>.» (Ah! Monsieur le -gouverneur, vous avez lu les <i>Épreuves du sentiment</i> -de Baculard d'Arnaud!) Le roi fit faire plusieurs -fois le procès-verbal de cette <i>merveilleuse</i> naissance, -<i>unique dans notre histoire</i>, et tous les témoins le signèrent -avec serment de ne jamais rien révéler de -ce qui s'était passé; la sage-femme fut <i>chargée</i> de -cet enfant et le cardinal s'empara plus tard de l'éducation -du prince destiné à remplacer le dauphin, si -celui-ci venait à décéder. Quant aux bergers qui -avaient prophétisé au sujet des couches d'Anne -d'Autriche, le gouverneur n'en a plus entendu parler; -d'où il conclut que le cardinal <i>aura pu les dépayser</i>. -(Le verbe <i>dépayser</i> pris dans cette acception -figurée ne se trouverait pas avant la cinquième édition -du <i>Dictionnaire de l'Académie</i>, publiée l'an VII -de la République.)</p> - -<p>Dame Péronnette éleva comme son fils le prince -qui passait pour le bâtard de quelque <i>grand seigneur -du temps</i>; le cardinal le confia plus tard au gouverneur -<i>pour l'instruire comme l'enfant d'un roi, mais -en secret</i>, et ce gouverneur l'emmena en Bourgogne -dans sa propre maison. La reine-mère paraissait -craindre que, si la naissance de ce jeune dauphin -était connue, les mécontens ne se révoltassent, -«parce que plusieurs médecins pensent que le dernier -né de deux frères jumeaux est le premier conçu, -et par conséquent qu'il est roi de droit;» néanmoins -Anne d'Autriche ne put se décider à détruire les -pièces qui constataient cette naissance. Le prince, à -l'âge de dix-neuf ans, apprit ce secret d'état, en -fouillant dans la cassette de son gouverneur, où il -trouva des lettres de la reine et des cardinaux de Richelieu -et Mazarin; mais pour mieux s'assurer de -sa condition, il demanda les portraits du feu roi et -du roi régnant: le gouverneur répondit qu'<i>on en -avait de si mauvais</i>, qu'il attendait qu'on en fît de -meilleurs pour les placer chez lui. Le jeune homme -projetait d'aller à Saint-Jean de Luz où était la cour, -à cause du mariage du roi et de l'infante d'Espagne -(1660), et de <i>se mettre en parallèle avec son frère</i>: -son gouverneur le retint et ne le quitta plus.</p> - -<p>«Le jeune prince alors était <i>beau comme l'amour, -et l'amour l'avait aussi très-bien servi</i> pour avoir un -portrait de son frère;» car une servante, avec laquelle -il avait une liaison intime, lui en procura -un. Le prince se reconnut et courut chez son gouverneur -en lui disant: «Voilà mon frère et voilà -qui je suis!» Le gouverneur dépêcha un messager -à la cour pour réclamer d'autres instructions; l'ordre -vint de les enfermer ensemble. Ce gouverneur, -qui n'oublie rien si ce n'est de se nommer, termine -ainsi sa confession générale écrite en manière de -nouvelle sentimentale: «J'ai souffert avec lui dans -notre prison, jusqu'au moment que je crois que l'arrêt -de partir de ce monde est prononcé par mon -<i>juge d'en haut</i>, et je ne puis refuser à la tranquillité -de mon ame ni à mon élève une espèce de déclaration -qui lui indiquerait les moyens de sortir de l'état -ignominieux où il est, si le roi venait à mourir sans -enfans. <i>Un serment forcé peut-il obliger au secret -sur des anecdotes incroyables qu'il est nécessaire -de laisser à la postérité?</i>» Touchante attention d'un -homme qui se meurt et qui songe à éclairer la <i>postérité</i> -sur des <i>anecdotes incroyables</i>!</p> - -<p>Cette belle histoire fut tellement goûtée, que -Champfort, en rendant compte des <i>Mémoires du -maréchal de Richelieu</i> dans le <i>Mercure de France</i>, -s'écriait avec une bonhomie assez peu digne de son -caractère <i>mordicant</i>: «Il est enfin connu ce secret -qui a excité une curiosité si vive et si générale!» -Certes, rien ne coûtait à Soulavie en fait de mensonges, -<i>grâce au sentiment patriotique dont il était -animé</i>, disait Champfort; car Soulavie prétendait, -que la <i>relation</i> avait été remise par le régent lui-même -à M<sup>lle</sup> de Valois, sa fille, pour prix d'une complaisance -d'autre nature, et que cette princesse, -qui s'immolait ainsi à la curiosité du duc de Richelieu, -son amant, avait donné à celui-ci le manuscrit, -payé en monnaie fort déshonnête, comme il appert -d'un étrange billet en chiffres que l'abbé, biographe -du maréchal, n'a osé traduire que dans sa seconde édition: -«<i>Le voilà le grand secret; pour le savoir, il -m'a fallu me laisser</i> 5, 12, 17, 15, 14, 1, <i>trois fois -par</i> 8, 3<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>.» L'abbé Soulavie ne se faisait pas faute -d'un inceste de plus ou de moins, pour ajouter du -piquant à ses révélations, rédigées dans d'excellens -<i>principes</i> que Champfort louait de préférence au -style négligé de l'ouvrage.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> Ce billet obscène courait déjà manuscrit en 1789, comme je l'ai supposé -d'après une phrase de Dulaure. On lit dans la sixième livraison de -la <i>Bastille dévoilée</i>, qui parut en janvier 1790: «Dans plusieurs journaux, -dans plusieurs brochures, on a annoncé la découverte prochaine du -secret tant désiré, tant attendu, de l'homme au Masque de Fer. J'ai vu une -copie de la pièce sur laquelle cette espérance est fondée. C'est une lettre -en chiffres, de sept à huit lignes, écrite à M. le maréchal duc de Richelieu, -par M<sup>lle</sup> de Valois d'Orléans.» Charpentier, dans sa neuvième livraison, -ne jugea pas que cette <i>monstrueuse</i> anecdote fût digne d'une réfutation -détaillée.</p> -</div> -<p>On peut croire que M. de La Borde, qui aimait à -inventer des mystifications historiques et qui avait -déjà fait un roman de ce genre dans la <i>Lettre de -Marion de Lorme aux auteurs du Journal de Paris</i><a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a>, -prit la plume au nom du <i>gouverneur</i> d'un -<i>prince infortuné plus beau que l'amour</i>, et fournit -ce méchant pastiche aux compilations de Soulavie. -Cependant on ne contesta pas l'authenticité de ce -conte fait à plaisir, parce qu'on n'avait pas le loisir -de s'arrêter sur un sujet aussi frivole à l'approche de -la Terreur et au bruit du canon d'alarme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> On sait que dans cette facétie, imprimée en 1780, in-12, Laborde essaya -de prouver que la célèbre Marion Delorme était morte le 5 janvier -1748, à l'âge de cent trente-quatre ans et dix mois.</p> -</div> -<p>D'ailleurs Soulavie ne regardait pas lui-même -comme très-convaincant le récit qu'il avait supposé, -car il ne se dispensa pas de rassembler, avec des -commentaires contradictoires, tous les faits rapportés -tour-à-tour par les <i>Mémoires de Perse</i>, par -Voltaire, par Lagrange-Chancel, par l'abbé Papon, -par M. de Palteau et par le père Griffet: il en tira -cet argument que le prince devait avoir une ressemblance -qui l'eût fait reconnaître <i>pendant un demi -siècle et d'un bout de la France à l'autre</i>. Soulavie -ne se fait pas faute d'adopter et de paraphraser une -circonstance que le chevalier de Cubières avait avancée -dans son <i>Voyage à la Bastille</i>: il raconte que -Louis XV était impatient de savoir les aventures du -<i>Masque de Fer</i>, et que le régent lui répondait toujours -que <i>Sa Majesté ne pouvait en être instruite -qu'à sa majorité</i>; la veille même du jour où cette -majorité devait être déclarée en parlement, le duc -d'Orléans refusa encore de dévoiler ce secret, en -prétextant qu'<i>il manquerait à son devoir</i>, s'il parlait -avant le terme fixé. «Le lendemain, le roi, en -présence des seigneurs de la cour, tirant ce prince -à l'écart pour être instruit du secret, tous les yeux -accompagnèrent le roi, et on vit le duc d'Orléans -émouvoir la sensibilité du jeune monarque. Les -courtisans ne purent rien entendre; mais le roi dit -tout haut en quittant le duc d'Orléans: «Eh bien! s'il -vivait encore, je lui donnerais la liberté!» Cette -anecdote, fût-elle vraie, n'ajoute aucune présomption -en faveur de l'opinion défendue par Soulavie, car -le malheur d'un étranger pouvait <i>émouvoir</i> le jeune -roi de quinze ans, sans que sa <i>sensibilité</i> fût mise en -jeu par les infortunes d'un personnage de sa famille.</p> - -<p>Mais une note, dont l'authenticité semble d'autant -plus incontestable que Soulavie n'y attache -presque pas d'importance, mérite bien plus de créance -que les quarante pages précédentes: c'est le résumé -d'un entretien de l'auteur avec le maréchal de Richelieu, -qui avait toujours été <i>très-réservé</i> sur le secret -du prisonnier masqué. Soulavie, dans un entretien -particulier, lui demande <i>ce qu'on doit croire du -Masque de Fer</i> et lui dit: «Il serait bien intéressant -de laisser dans vos mémoires ce grand secret à -la postérité! vos liaisons avec le feu roi, avec les favorites, -toujours fort curieuses de secrets, et avec -toute l'ancienne cour qui le fut sans cesse sur le mystérieux -prisonnier, ont pu vous l'apprendre, et vous -avez vous-même instruit Voltaire <i>qui n'osa jamais publier -le secret en entier</i>. N'est-il pas vrai, monsieur -le maréchal, que ce prisonnier était le frère aîné de -Louis XIV, né à l'insu de Louis XIII?» Ces questions -embarrassèrent visiblement le vieux courtisan, -qui se jeta dans une réponse évasive: il avoua que -le <i>Masque de Fer</i> n'était ni le frère adultérin de -Louis XIV, ni le duc de Monmouth, ni le comte de -Vermandois, ni le duc de Beaufort; il appela <i>rêveries</i> -ces différens systèmes, quoique leurs auteurs -eussent relaté des anecdotes <i>très-véritables</i>, et convint -qu'il y avait ordre de tuer le prisonnier s'il -essayait de se faire connaître. «Tout ce que je puis -vous dire, monsieur l'abbé, continua-t-il, <span class="sc">c'est que -ce prisonnier n'était plus aussi intéressant, quand -il mourut, au commencement de ce siècle, très-avancé -en age; mais qu'il l'avait été beaucoup, -quand, au commencement du règne de Louis XIV -par lui-même, il fut renfermé pour de grandes -raisons d'état</span>.»</p> - -<p>Cette réponse remarquable fut recueille par Soulavie -qui l'écrivit sous les yeux du maréchal et qui -lui en soumit la rédaction; M. de Richelieu corrigea -seulement quelques expressions et ajouta de vive voix -cette observation plus énigmatique: «Lisez ce que -M. de Voltaire a publié en dernier lieu sur ce <i>masque</i>, -ses dernières paroles surtout, et réfléchissez!» -Quelles sont ces <i>dernières paroles</i> de Voltaire? -faut-il les prendre dans les <i>Questions sur l'Encyclopédie</i>, -dans l'article même consacré au <i>Masque -de Fer</i> ou dans l'<i>addition de l'éditeur</i> de 1771? -faut-il plutôt entendre par là les <i>dernières paroles</i> -du principal endroit où cette anecdote est discutée -dans les ouvrages de Voltaire, et recourir au <i>Siècle -de Louis XIV</i> et au <i>Supplément</i> de cette histoire? -en ce cas, ce seraient celles-ci: «Pourquoi des précautions -si inouïes pour un confident de M. Fouquet, -pour un <i>subalterne</i>? qu'on songe qu'il ne <i>disparut</i> -en ce temps-là aucun homme considérable!»</p> - -<p>Ces <i>dernières paroles</i> pouvaient fortifier, il est -vrai, le système de Soulavie, en même temps qu'elles -en indiquaient un autre à établir.</p> - -<p>Soulavie finit peut-être par se persuader que sa -découverte était réelle, et il essaya de le prouver -clairement dans la suite des <i>Mémoires du maréchal -de Richelieu</i>, qu'il augmenta de cinq volumes en -1793. Mais ses <i>Nouvelles considération sur le -Masque de Fer</i>, imprimées en tête du 6<sup>e</sup> vol. de -ces <i>Mémoires</i>, ne méritent pas plus d'estime que le -manuscrit du <i>gouverneur</i> anonyme.</p> - -<p>Il était si plein de son opinion, qu'il la regarda -comme adoptée généralement, et qu'après avoir décidé -ainsi le fond de la question, <i>le prisonnier fut -un frère de Louis XIV</i>, il s'occupa seulement de -rechercher si ce frère était légitime ou adultérin, et -il s'en tint au texte même de sa fameuse <i>relation</i> qu'il -certifiait <i>sortie de la maison d'Orléans</i>. Cette dissertation -semble avoir été faite pour combattre l'<i>addition</i> -ajoutée à l'article du <i>Masque de Fer</i> dans le -<i>Dictionnaire Philosophique</i> par l'<i>éditeur</i> de 1771, -addition que les éditeurs de Kehl avaient attribuée à -Voltaire, en réfutant avec une note assez vive la pièce -fausse produite depuis peu dans les <i>Mémoires du -maréchal de Richelieu</i>.</p> - -<p>Conçoit-on que Soulavie, qui avait sacrifié si légèrement -l'honneur de M<sup>lle</sup> de Valois à une accusation -infâme, s'érigeât en champion de la vertu -d'Anne d'Autriche et s'inscrivît en faux contre le -système qui tendait à faire du <i>Masque de Fer</i> le fils -naturel de cette reine et de Buckingham, ou de -Mazarin, ou de tout autre amant?</p> - -<p>Soulavie, comme on voit, tenait beaucoup à son -roman, non moins mystérieux que les romans d'Anne -Radcliff, qui eurent la vogue des Mémoires apocryphes -publiés chez le libraire Buisson, entrepreneur -du scandale de l'ancienne monarchie; on a lieu de -supposer, d'après nombre d'inductions, que cet -abbé défroqué avait un intérêt occulte à déshonorer -la maison d'Orléans pour rendre ce nom odieux et -affaiblir le parti de Philippe-Égalité.</p> - -<p>Un écrivain spirituel, qui s'était fait un nom dans -la littérature avec les Mémoires supposés d'<i>Anne de -Gonzague, princesse palatine</i>, fut dégoûté de ce -genre facile par les succès peu honorables de Soulavie, -et lorsqu'il voulut traiter le sujet du <i>Masque -de Fer</i>, il choisit exprès l'opinion du baron d'Heiss, -comme la moins romanesque, pour s'y rattacher -dans un article fort sensé, qui fait partie de ses <i>Œuvres -philosophiques et littéraires</i>, 2 vol. in-12, imprimées -à Hambourg en 1795.</p> - -<p>Sénac de Meilhan, pendant son émigration, retournait -ainsi en France, par la pensée, à la suite -du prisonnier inconnu, qu'il avait pris pour le secrétaire -du duc de Mantoue. A l'appui de la lettre italienne -traduite dans l'<i>Histoire abrégée de l'Europe</i>, -il invoqua le témoignage des journaux italiens de -1782, qui avaient rapporté de la même manière l'anecdote -de l'enlèvement de Matthioli, trouvée dans -les papiers d'un marquis de Pancalier de Prie, mort -à Turin cette année-là.</p> - -<p>L'opinion de Sénac fut reproduite, avec quelques -nouveaux rapprochemens de faits et de dates, dans -un article intitulé: <i>Mémoires sur les problèmes -historiques et la méthode de les résoudre, appliqué -à celui qui concerne l'Homme au masque de fer</i>, -et signé C. D. O., que le <i>Magasin encyclopédique</i> -publia en 1800 (6<sup>e</sup> année, t. VI, p. 472.) Cet article, -surchargé de considérations vagues et verbeuses, -est écrit par une personne qui n'avait point approfondi -la question, et qui annonce que des notes -découvertes à la bibliothèque de Turin prouvent -l'identité du <i>Masque de Fer</i> et de Girolamo-Magni, -premier ministre du duc de Mantoue.</p> - -<p>Le savant Millin, directeur de l'estimable recueil -où parut cet article, avait précédemment, dans ses -<i>Antiquités nationales</i> (in-4, t. I, art. I, la <i>Bastille</i>) -examiné les systèmes émis sur le <i>Masque de Fer</i>, et -adopté de préférence celui qui donnait à Louis XIV -un frère aîné, fruit des galanteries d'Anne d'Autriche: -c'était pour lui une occasion d'envisager ce -fait <i>sous un point de vue politique</i> et de comparer -Louis XIV aux <i>despotes asiatiques</i>. Aussi fut-il <i>accueilli -favorablement</i>, quand il présenta en 1790 à -l'Assemblée Nationale son ouvrage, qui devait servir -de liste de proscription aux monumens mis hors la loi!</p> - -<p>Le système de Soulavie enté sur sa ridicule <i>relation</i>, -avait pourtant trouvé des partisans en Allemagne; -non seulement on représentait à Berlin un -drame, <i>le Masque de Fer</i>, où Louis XIV, amoureux -de la femme de son frère, voyait les deux époux -s'empoisonner devant lui, pour échapper l'un à sa -haine et l'autre à son amour, mais encore M. Spittler -avait, dans le <i>Magasin de Gottingue</i>, essayé -d'établir, avec toute la conscience de son érudition -germanique, une opinion qui n'était déjà plus admissible -en France, et qui reposait principalement sur -un livre français que nous ne connaissons pas, intitulé: -<i>Mémoires secrets du Masque de Fer</i>.</p> - -<p>Ce fut alors que le système que Sénac de Meilhan -avait défendu en dernier lieu prévalut en France -par la seule force des pièces qu'on découvrit à Paris -dans les archives des Affaires Étrangères, et il a été -presque seul soutenu jusqu'à ce jour, avec quelque -apparence de vérité, il faut l'avouer.</p> - -<p>M. Roux-Fazillac fit paraître le premier, en -1800, ces pièces authentiques dans les <i>Recherches -historiques et critiques sur l'Homme au masque -de fer, d'où résultent des notions certaines sur ce -prisonnier</i>, in-8<sup>o</sup> de 142 pages. Ces recherches, -puisées à des sources que la Révolution avait pu -seule mettre à la discrétion des curieux, se composent -de correspondances secrètes relatives aux -négociations, aux intrigues et à l'enlèvement d'un -secrétaire du duc de Mantoue, nommé Matthioli et -non Girolamo-Magni. On ne pouvait plus douter de -cet enlèvement exécuté en 1679, avec les circonstances -révélées déjà par l'<i>Histoire abrégée de l'Europe</i>, -mais le plus mince esprit de critique eût établi -des différences capitales dans la position humiliante de -ce prisonnier <i>subalterne</i> à Pignerol, et dans les respects -que Saint-Mars témoignait pour le prisonnier -masqué, suivant le consentement unanime de toutes -les traditions.</p> - -<p>Un anonyme, qu'on croit être le baron de Servière, -revint deux ans après sur la plupart des -faits que les <i>Recherches</i> de Roux-Fazillac avaient -constatés; mais il ne fit aucune mention de l'ouvrage -de son devancier, dans cette <i>Véritable clef de l'Histoire -de l'Homme au masque de fer</i>, in-8<sup>o</sup>, de onze -pages, sous la forme d'une lettre signée <i>Reth</i>, adressée -au général Jourdan et datée de Turin, 10 nivose -an XI (31 décembre 1802), où l'on trouve de nouveaux -détails historiques sur la personne et la -famille de Matthioli.</p> - -<p>Reth rapporte que dînant un jour chez le général, -on lui demanda son avis sur le <i>Masque de Fer</i> et qu'il -ne voulut pas s'expliquer avant que toutes les pièces -à l'appui de son système fussent réunies entre ses -mains: il annonce dans sa lettre la publication de -ces pièces en un ouvrage spécial qui n'a point paru, -et prie le général de lui <i>garder le secret</i>, quoique -ce prétendu secret eût été mis en circulation publique -par le baron d'Heiss, depuis plus de trente -ans.</p> - -<p>Au milieu des documens authentiques cités dans -cette notice, l'auteur a glissé plusieurs faits hasardés -qui ne reposent que sur une tradition vague: selon -lui, en 1723, le lendemain de la majorité de Louis -XV, le régent, <i>en présence de la cour</i>, aurait -révélé <i>mystérieusement</i> au roi le secret du prisonnier -masqué. Il est à peu prés avéré que la cour -ignorait en 1723 l'existence de ce prisonnier; autrement, -une anecdote si singulière fût arrivée plus -tôt à la publicité.</p> - -<p>L'auteur de la lettre fait valoir avec adresse la ressemblance -qui existe en effet entre le nom de Matthioli -et celui de <i>Marchialy</i>, écrit sur le registre -mortuaire de Saint-Paul; il ajoute cette particularité, -qui n'a pas l'importance qu'il y attache pour -son système, savoir que Saint-Mars, dans sa correspondance -officielle, défigure le nom de son prisonnier -en écrivant <i>Marthioly</i>, ce qui se rapprocherait -davantage de <i>Marchialy</i>: mais comment supposer -qu'on ait presque divulgué le véritable nom du <i>Masque -de Fer</i> dans les actes publics d'une paroisse?</p> - -<p>Enfin le pseudonyme Reth démontre jusqu'à l'évidence -que le secrétaire du duc de Mantoue a été enlevé, -masqué et emprisonné par ordre de Louis XIV: -il oublie seulement de prouver que ce secrétaire et -l'homme au masque de fer ne sont qu'une seule et -même personne, sous deux noms différens et à des -époques différentes.</p> - -<p>Les Anglais n'étaient pas moins curieux que les -Français de connaître à fond ce terrible épisode du -règne du <i>grand roi</i>: la dissertation que M. Crawfurd -avait déjà publiée fut augmentée considérablement -et incorporée dans un ouvrage anglais sur la -Bastille, traduit en français et imprimé à Londres, -sous la date de 1798<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a>. Cette histoire, tirée en partie -des <i>Remarques historiques sur la Bastille</i>, semble -avoir été écrite par un homme d'état, peu partisan -de la révolution française et surtout fort opposé -à la politique du Directoire: nous croyons -pouvoir l'attribuer à M. Crawfurd, tant on remarque -d'analogie entre la <i>discussion</i> sur le <i>Masque de -Fer</i>, insérée dans ce livre, et la notice plus détaillée -qu'il donna depuis dans la première édition de ses -<i>Mélanges d'histoire et de littérature</i>, in-4<sup>o</sup>. Ces -deux notices, rédigées dans le même esprit de critique -et souvent avec les mêmes expressions, doivent -être parties de la même main. L'auteur inconnu -de cette <i>Histoire de la Bastille</i> achève en ces termes -l'examen des divers systèmes: «Je ne puis douter -que l'homme au masque n'ait été le fils d'Anne -d'Autriche; mais sans pouvoir décider s'il était frère -jumeau de Louis XIV et s'il était né pendant le -temps que la reine n'habitait pas avec le roi ou pendant -son veuvage. Les abbés Barthélemy et Beliardy, -qui avaient fait beaucoup de recherches sur ce prisonnier, -le pensaient <i>comme moi</i>.» M. Crawfurd -s'appuie aussi de l'autorité des abbés Barthélemy et -Beliardy, qu'il avait interrogés à ce sujet, après la -publication de la <i>Correspondance interceptée</i>, pour -établir une opinion tout-à-fait conforme sur la naissance -du <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> Cet ouvrage, extrêmement rare en France, est intitulé: <i>Histoire de -la Bastille, avec un appendice contenant entre autres choses une discussion -sur le prisonnier au masque de fer, traduit sur la seconde édition de l'original -anglais</i>, 1798, sans nom de lieu, in-8<sup>o</sup> de 474 pages. Nous n'avons -pas connaissance de l'original; mais on peut juger avec certitude, d'après -le type des caractères et la qualité du papier, que la traduction a été imprimée -en Angleterre.</p> -</div> -<p>M. Crawfurd ne changea pas d'opinion depuis la -publication des documens authentiques sur lesquels -se fondait le système de Roux-Fazillac: il le réfuta -d'une manière assez satisfaisante dans les <i>Mélanges -d'histoire et de littérature, tirés d'un portefeuille</i>, -1809, in-4<sup>o</sup>, réimprimés à petit nombre sous le même -titre en 1817, in-8<sup>o</sup>. M. Crawfurd confirmait la réponse -de Louis XV à M. de Choiseul, rapportée par -Dutens, et ajoutait cette circonstance, que le duc -de Choiseul avait, à la prière des abbés Barthélemy -et Beliardy, adressé des questions au roi, qui parut -<i>fort embarrassé</i>, en disant qu'il croyait que <i>le prisonnier -était un ministre d'une des cours d'Italie</i>.</p> - -<p>M. Crawfurd réfuta aussi le système de M. de -Taulès, d'après le manuscrit encore inédit dont il -avait eu communication. Ce système, que M. de -Taulès avait soumis sans doute à Voltaire, qui lui -fut en effet redevable d'un grand nombre d'anecdotes -sur le siècle de Louis XIV<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>, tendait à prouver -que le <i>Masque de Fer</i> était un patriarche des Arméniens, -nommé Arwedicks, enlevé de Constantinople, -et conduit secrètement aux îles Sainte-Marguerite -par les intrigues des jésuites. M. Crawfurd ne -se montra pas plus favorable à l'opinion de M. de -Taulès qu'à celles qu'il avait déjà combattues avec -beaucoup de logique; il persévéra dans la sienne -plus fortement, et répéta que le prisonnier masqué -ne pouvait être qu'un fils d'Anne d'Autriche et sans -doute de Buckingham.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> Voyez les lettres inédites de Voltaire à M. de Taulès, tome 70 de l'édition -des <i>Œuvres de Voltaire</i>, publiée par Dupont.</p> -</div> -<p>On peut mentionner ici que cette supposition, -purement romanesque, avait été mise à sa place dans -un roman de M. Regnault-Warin, lequel eut quatre -éditions à cause de son titre: <i>l'Homme au masque -de fer</i>, 1804, 4 vol. in-12; jamais roman de -Ducray-Dumesnil ou de Montjoye ne réunit mieux -les conditions voulues d'un imbroglio faux, invraisemblable -et sentimental. L'auteur avait essayé de -faire de sa préface une espèce de dissertation, dans -laquelle il donnait son thème de romancier comme -un fait incontestable: il avait même fait graver en -taille-douce le portrait de son héros pour tenir lieu -de pièce justificative.</p> - -<p>Napoléon, qui lisait parfois des romans, et des -plus mauvais, entre deux victoires, puisa peut-être -dans celui-ci une vive impatience de connaître le -secret de Louis XIV; il ordonna même de grandes -recherches qui demeurèrent sans résultat, malgré le -zèle des courtisans empressés à satisfaire la volonté -impériale. Durant plusieurs années, le secrétaire de -M. de Talleyrand fureta dans les archives des Affaires -étrangères, et M. le duc de Bassano appliqua -toutes les lumières de son esprit judicieux à éclaircir -les abords de ce ténébreux mystère historique. Ils -ne trouvèrent l'un et l'autre que des suppositions à -mettre sous les yeux du grand homme qui exprima -tout haut son dépit, en songeant qu'il serait maître -de l'Europe sans jamais le devenir d'un secret enseveli -dans le tombeau de ses prédécesseurs. Il comprit -alors que la puissance avait des bornes<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> M<sup>me</sup> la duchesse d'Abrantès nous a communiqué ces détails; elle se -souvient de plusieurs conversations qui eurent lieu sur ce sujet à la Malmaison -en présence de l'empereur, et auxquelles chacun prenait part. Napoléon -était sombre et pensif pendant ces débats qui l'intéressaient vivement.</p> -</div> -<p>Après que le soldat de fortune fut tombé prisonnier -à Sainte-Hélène, comme le <i>Masque de Fer</i> aux -îles Sainte-Marguerite, le sort du premier préoccupa -seul l'attention publique.</p> - -<p><i>La Biographie universelle</i> admit dans sa nomenclature -le <i>Masque de Fer</i>, faute de pouvoir le classer -sous un autre nom; et le laborieux M. Weiss, de -Besançon, dans un article du tome 27, publié en -1820, imagina de rassembler, en abrégé, une monographie -de cet illustre prisonnier, sans toutefois -se prononcer pour un des systèmes qu'il cataloguait -comme les livres de sa bibliothèque. Cet article est -curieux, malgré les fautes<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a> qu'on ne peut attribuer -à l'érudit biographe, qui termine sa nomenclature -en reconnaissant qu'une lettre de Barbezieux, où ce -ministre dit à Saint-Mars: <i>Sans vous expliquer -à qui que ce soit de ce qu'a fait votre ancien prisonnier</i>, -«semble renverser tous les systèmes suivant -lesquels cet infortuné n'aurait dû son malheur -qu'au hasard de sa naissance.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> L'<i>Histoire générale de Provence</i> de Papon est citée au lieu du <i>Voyage -littéraire en Provence</i>; <i>Marchialy</i> est nommé <i>Marthioli</i>, etc.</p> -</div> -<p>La froide impartialité de M. Weiss ne fut pas imitée -par M. Dulaure. Ce vieux savant, qui consacrait -à l'étude de l'histoire philosophique la fin d'une vie -à demi-dépensée dans les travaux de la révolution, -n'oublia pas d'accorder une place au <i>Masque de Fer</i> -dans l'<i>Histoire de Paris</i>, préparée depuis quarante -ans et publiée en 1821, 7 vol. in-8<sup>o</sup>. Cette histoire -populaire, malheureusement trop passionnée et trop -superficielle, produisit une si longue émotion de -scandale, qu'on ne s'arrêta pas particulièrement au -chapitre destiné à prouver que l'homme au masque -était fils d'Anne d'Autriche et frère de Louis XIV. -Mais M. Dulaure, en analysant le conte ridicule de -Soulavie, déclara qu'il citait les faits <i>sans les garantir</i>, -et avoua même que si cette relation contenait -quelques vérités, «elles sont défigurées par des fictions -qui n'amènent que des doutes.» Il avait à cœur -de démontrer que la captivité de cet inconnu était «un -des crimes inhérens aux gouvernemens arbitraires, -que leurs auteurs cherchent à justifier comme nécessaires, -et que le tribunal de l'histoire ne manque -jamais de découvrir et de condamner.»</p> - -<p>On était alors trop absorbé par les événemens de -chaque jour et par leurs conséquences pour ne pas -laisser reposer le <i>Masque de Fer</i>; il y eut un petit -journal occulte qui prit ce nom pour donner à entendre -que le rédacteur garderait l'anonyme <i>quand -même</i>, et qui rentra dans le néant sous les coups de -<i>la Foudre</i>, instrument périodique des vengeances -de la Congrégation. Le <i>Masque de Fer</i> n'était pourtant -pas usé, après avoir si long-temps et de tant de -manières occupé la curiosité publique.</p> - -<p>En 1825, faute d'aliment plus nouveau, ou plus -digne de repaître cette insatiable avidité de savoir -qui tourmente les esprits, on se rejeta tout à coup -sur le mystère du prisonnier masqué, et l'on essaya -d'en finir avec cette grande abstraction historique: -les systèmes anciens se remuèrent comme des tronçons -de serpens, et ne réussirent pas à renouer leurs -trames rompues par la critique; ils n'avaient plus -même de principe vital.</p> - -<p>M. Delort, qui passait sa vie à chercher et à comparer -des autographes, fut amené, par sa passion -exclusive, à découvrir dans les Archives du Royaume -diverses lettres qu'il crut relatives à Matthioli, et -par suite au <i>Masque de Fer</i>, selon la prétention de -Roux-Fazillac. M. Delort, aussi persuadé de l'infaillibilité -de ses conjectures que l'avait été son devancier, -ne se fit aucun scrupule de les intituler: <i>Histoire -de l'homme au Masque de Fer</i>, et de les publier -en 1825, in-8<sup>o</sup>, avec un pompeux appareil de -pièces justificatives, qui, plus précieuses par leur -contenu que par le commentaire de l'éditeur, ajoutaient -à peine quelques probabilités au système -du baron d'Heiss.</p> - -<p>Ce volume, vraiment utile et intéressant, quoique -diffus et mal écrit, eut du retentissement jusqu'en -Angleterre, où l'honorable George Agar Ellis, -membre du parlement, le traduisit en anglais avec -de nombreuses améliorations et quelques additions -importantes puisées dans l'ouvrage de Roux-Fazillac. -La traduction ou plutôt l'imitation d'Ellis fut -retraduite en français et imprimée à Paris en 1830: -<i>Histoire authentique du prisonnier d'état connu -sous le nom du Masque de Fer</i>, in-8<sup>o</sup>. Agar Ellis, -aux yeux de qui les documens recueillis par Delort -établissaient le nom de ce prisonnier <i>d'une manière -claire et certaine</i>, ne daigna discuter aucune opinion -contraire, et affirma que le <i>Masque de Fer</i> -était <i>réellement</i> le malheureux secrétaire du duc de -Mantoue.</p> - -<p>On lit avec surprise dans cette histoire que, suivant -le sentiment de l'historien Gibbon, beaucoup -de savans anglais persistaient encore à croire que -l'homme au masque pouvait bien être Henri, second -fils d'Olivier Cromwell, gardé en otage par la -royauté de Louis XIV.</p> - -<p>Aux affirmations de M. Delort, le chevalier de -Taulès répondit par un opuscule posthume, ou du -moins cet opuscule, rédigé naguère contre le système -du baron d'Heiss, fut rajeuni par ce titre charlatanique: -<i>Du Masque de Fer, ou Réfutation de l'ouvrage -de M. Roux-Fazillac, et Réfutation également -de l'ouvrage de M. J. Delort, qui n'est que -le développement de celui de M. Roux-Fazillac</i>, -in-8<sup>o</sup>, 1825.</p> - -<p>L'éditeur, propriétaire des manuscrits de M. de Taulès, -mort peu d'années auparavant, mettait sous -presse, en même temps, l'ouvrage inédit que ce dernier -avait préparé pendant sa vieillesse. L'ouvrage -parut quelques mois après, avec ce titre approprié -aux circonstances: <i>l'Homme au Masque de Fer, -Mémoire historique où l'on réfute les différentes opinions -relatives à ce personnage mystérieux, et où -l'on démontre que ce prisonnier fut une victime des -jésuites</i>, in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p>Cet éditeur avait, comme on le voit, l'imagination -des titres; mais quoiqu'il se flattât d'attirer l'attention -en accusant les jésuites sur la couverture -verdâtre de sa publication, celle-ci fut confondue avec -ce déluge de mauvais écrits qui proclamaient la résurrection -des <i>révérends pères</i>, annoncée par une -chanson de Béranger.</p> - -<p>Le <i>Masque de Fer</i> avait été l'idée fixe du chevalier -de Taulès, qui se plaisait à rassembler des anecdotes -singulières et peu connues. Voltaire lui écrivait en -1768<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>: «Je ne doute pas que, si vous dites un mot -à M. le duc de Choiseul, il ne vous permette de -m'envoyer des vérités: il les aime; il sait qu'il est -temps de les rendre publiques.» Voltaire avait dit -de M. de Taulès: «C'est un homme fort instruit, -et le seul capable de fournir des anecdotes vraies sur -le siècle de Louis XIV.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> Voyez les lettres inédites de Voltaire, t. 70 de l'édition de Dupont.</p> -</div> -<p>Dès cette époque, M. de Taulès <i>déterrait de vieilles -vérités dans le fatras du dépôt des Affaires -étrangères</i>: il avait probablement d'abord un système -différent de celui qu'il soutint plus tard sur le -<i>Masque de Fer</i>; car ce ne fut qu'à la lecture d'un -mémoire manuscrit de M. de Bonac, ambassadeur -de France à Constantinople en 1724, qu'il aperçut -une identité remarquable entre le prisonnier inconnu -et le patriarche Arwedicks.</p> - -<p>Ce patriarche, <i>ennemi mortel de notre religion, -et auteur de la cruelle persécution que les Arméniens -catholiques avaient soufferte</i>, fut enfin exilé, -et enlevé à la sollicitation des jésuites, par une barque -française, pour être conduit en France et <i>mis -dans une prison d'où il ne pourrait jamais sortir</i>. -L'entreprise réussit; Arwedicks fut mené aux îles -Sainte-Marguerite, <i>et de là à la Bastille, où il mourut</i>. -Le gouvernement turc réclama instamment la -délivrance du patriarche jusqu'en 1713, et le cabinet -français nia toujours sa participation à cet enlèvement.</p> - -<p>M. de Taulès avait trouvé, au dépôt des Affaires -étrangères, une foule de dépêches concernant ce fait -extraordinaire, qui était resté jusqu'alors ignoré en -France, mais non en Turquie, où les agens subalternes -des jésuites avaient avoué leur crime en subissant -la question: ces dépêches concordaient parfaitement -avec le récit de M. de Bonac; et M. de Taulès -les avait fait servir à l'appui de son système, -qu'il prétendait élever sur les ruines des précédens; -il était si bien convaincu de la réalité de ce système, -qu'il commence son livre par cette fière déclaration: -«J'ai découvert le <i>Masque de Fer</i>, et j'ai cru de -mon devoir envers la France, pour faire taire des -bruits injurieux répandus au préjudice de ma patrie, -de rendre compte à l'Europe et à la postérité -de ma découverte.»</p> - -<p>Le chevalier de Taulès rapportait aussi certaines -paroles, échappées devant lui au père Brottier et à -l'abbé de Nolhac, recteur du noviciat des jésuites à -Toulouse, lesquelles semblaient impliquer la société -de Jésus dans l'affaire du prisonnier masqué; il -accusait enfin le père Griffet d'avoir falsifié le journal -de M. Dujonca, et d'avoir appuyé exprès sur -la fable des <i>Mémoires de Perse</i>, pour donner le -change aux conjectures et cacher l'attentat des jésuites; -il allait même jusqu'à supprimer d'autorité le -masque de fer ou de velours, comme une <i>mesure -impolitique, inutile et dangereuse</i>.</p> - -<p>Cependant le traité de M. de Taulès opéra peu de -conversions, puisque, six ans après l'apparition -bruyante de ce livre, MM. Fournier et Arnould ne -lui empruntèrent aucun détail pour leur drame du -<i>Masque de Fer</i>, représenté avec un brillant succès -au théâtre de l'Odéon en 1831: ils suivirent de préférence -la donnée de Soulavie, et se vantèrent de -s'être conformés à une tradition conservée dans la -famille de M. le duc de Choiseul; ils firent une -pièce plus pathétique qu'historique, et le public qui -les applaudit se souciait peu d'être instruit, mais -bien d'être intéressé.</p> - -<p>Depuis, le sujet du drame de MM. Arnould et -Fournier fut signalé comme renfermant la vérité sur -le <i>Masque de Fer</i>, et M. Auguste Billiard, ancien -secrétaire général au ministère de l'intérieur, dans -une lettre adressée à l'<i>Institut historique</i>, et insérée -en 1834 au journal de cette société, nous apprit -qu'il avait copié, par ordre de feu M. le comte de -Montalivet, ministre de l'intérieur sous l'Empire, -aux archives des Affaires étrangères, une relation -écrite par M. de Saint-Mars lui-même, et conforme -à celle des <i>Mémoires du maréchal de Richelieu</i>.</p> - -<p>Suivant ce <i>précieux document</i>, dont l'<i>authenticité</i>, -dit-il, <i>ne peut inspirer le moindre doute</i>, -M. de Saint-Mars aurait été le gouverneur du fils -d'Anne d'Autriche, à qui l'on cachait sa naissance -pour empêcher l'accomplissement d'une funeste prédiction; -mais le frère jumeau de Louis XIV ayant -deviné ce secret d'état, on l'avait envoyé aux îles -Sainte-Marguerite, dont le commandement fut remis -<i>alors</i> (en 1687) à son gouverneur.</p> - -<p>Cette pièce n'est autre qu'une des nombreuses -copies de la <i>Relation</i> de Soulavie, qu'on faisait circuler -en 1789<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a> et dans laquelle on avait donné le -nom de Saint-Mars au gouverneur anonyme du -<i>prince infortuné</i>, sans réfléchir que les dates démentaient -hautement cette nouvelle fausseté, puisque -Saint-Mars avant 1687 ne pouvait être à la -fois <i>gouverneur</i> d'un prince en Bourgogne et commandant -du fort d'Exilles en Dauphiné. Ce n'était -donc qu'un roman méprisable saisi avec les papiers -posthumes de quelque personnage suspect, ainsi que -cela se pratiquait par précaution sous le règne de -Louis XV et de Napoléon: les innocens Mémoires de -Dangeau n'ont pas même été exempts de cette proscription, -que motivait un simple soupçon de vérité et -de scandale. On a lieu de présumer que le manuscrit -que M. de Montalivet fit copier, sans doute -pour le mettre sous les yeux de l'empereur, s'était -trouvé dans le cabinet de Soulavie après sa mort en -1813, et avait été transporté aux archives des Affaires -étrangères, <i>par ordre</i>, avec ses collections de -brochures et de caricatures historiques<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> Voyez dans les Œuvres de Voltaire, éd. de Kehl, une note du t. 70 -qui parut en 1789: «Aujourd'hui il <i>se répand</i> une lettre de M<sup>lle</sup> de Valois -écrite au duc de Richelieu, où elle se vante d'avoir appris du duc d'Orléans, -son père, à d'étranges conditions, quel était l'homme au <i>Masque de Fer</i>, -et cet homme, dit-elle, était un frère jumeau de Louis XIV, né quelques -heures après lui.»</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> La <i>relation</i> signalée par M. A. Billiard a été imprimée depuis, sous -le titre de <i>Mémoires de M. de Saint-Mars sur la naissance de l'homme au -Masque de Fer</i>, dans le t. 3 des <i>Mémoires de Tous</i>, Levasseur, 1835, in-8<sup>o</sup>.</p> -</div> -<p>Le dernier ouvrage où le problème du <i>Masque -de Fer</i> ait été traité avec quelque détail et quelque -critique parut en 1834: <i>La Bastille, Mémoires -pour servir à l'histoire secrète du gouvernement -français depuis le <span class="roman"><small>XIV</small><sup>e</sup></span> siècle jusqu'en 1789</i>, in-8<sup>o</sup>. -L'auteur, M. Dufey, de l'Yonne, a fait preuve, ici -comme ailleurs, d'une prodigieuse lecture, mais -d'une partialité systématique. Les dates et les faits -ne sont pas toujours respectés dans cette chaude -compilation qui se sent, à chaque page, de l'esprit -républicain de 1789: la révolution de juillet 1830 -devait encore chercher le prisonnier masqué à la -place où fut la Bastille.</p> - -<p>M. Dufey, après avoir rapidement reproduit les -opinions précédentes sur ce célèbre inconnu, présente -la sienne avec chaleur, et s'autorise surtout de -plusieurs passages des <i>Mémoires de M<sup>me</sup> de Motteville</i>, -pour démontrer que la passion de Buckingham -fut partagée par Anne d'Autriche: il cite -particulièrement certain tête-à-tête des deux amans -dans un jardin <i>où une palissade les pouvait cacher -au public</i>. «La reine, dans cet instant, surprise -de se voir seule, et apparemment importunée -par quelque sentiment trop passionné du duc de -Buckingham, <i>s'écria</i> et appela son écuyer, et le -blâma de l'avoir quittée.»</p> - -<p>D'après ces paroles expresses de M<sup>me</sup> de Motteville, -M. Dufey croit pouvoir inférer que ce <i>cri</i> fut -celui de la pudeur aux abois, et que les suites de -cette scène furent d'une part l'exil, la disgrâce ou -l'emprisonnement des personnes qui avaient si mal -gardé la vertu de la reine, et, d'autre part, la naissance -d'un fils que Louis XIII ne connut jamais. -M. Dufey va jusqu'à insinuer que l'assassinat de -Buckingham ressemble à une vengeance de mari -trompé, et que la tendresse d'Anne d'Autriche -pour Mazarin provenait de la confidence qu'elle lui -avait faite du mystère de l'enfant, à qui Louis XIV -donna plus tard une prison et un masque. Enfin -M. Dufey appelle en garantie l'article du <i>Journal -des gens du monde</i>, qu'il nomme aussi un <i>document -précieux</i>, pour <i>résoudre</i> cette question posée -en titre du chapitre <small>IV</small> de son livre: <i>L'homme au -Masque de Fer était-il frère aîné de Louis XIV, -ou son frère jumeau?</i></p> - -<p>Voilà donc jusqu'à ce jour quel est l'état de ce -<i>procès</i>, qu'on n'a pas encore terminé, ce me semble.</p> - -<p>En attendant qu'un nouveau <i>découvreur</i>, plus -audacieux et mieux armé de paradoxes, vienne proclamer -que le <i>Masque de Fer</i> fut certainement par -anticipation le dauphin, fils de Louis XVI, qu'on -dit mort à la prison du Temple, et qui reparaît tous -les ans sur les bancs de la police correctionnelle, je -vais battre en brêche les systèmes que j'ai examinés -chronologiquement et les renverser, s'il se peut, -avec des faits et surtout des dates qu'on a surnommées -<i>inexorables</i>, avant d'élever, à mon tour, sur -des dates et sur des faits, un système solide et capable -de résister à une attaque réglée de la critique. -Dans un procès d'histoire, la confrontation des dates -est aussi puissante que les interrogatoires des témoins -dans les causes ordinaires.</p> - - -<p class="c gap">I.<br /> -<span class="small">ARWEDICKS.</span></p> - -<p>Le manuscrit de M. de Bonac dit positivement -que ce patriarche fut enlevé <i>pendant l'ambassade -de M. Feriol à Constantinople</i>, et M. Feriol succéda -dans cette ambassade à M. de Châteauneuf, -en 1699: or, Saint-Mars arriva, en 1698, à la Bastille -avec son prisonnier masqué.</p> - -<p>En outre, on sait maintenant qu'Arwedicks se convertit -au catholicisme, recouvra sa liberté, et mourut -libre à Paris, comme le prouve son extrait mortuaire -conservé aux archives des Affaires étrangères.</p> - - -<p class="c gap">II.<br /> -<span class="small">MATTHIOLI.</span></p> - -<p>L'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue -est maintenant aussi bien prouvé que celui d'Arwedicks; -mais, quoique Matthioli, arrêté en 1679 -par l'entremise de l'abbé d'Estrades et de Catinat, -ait été conduit à Pignerol dans le plus grand secret -et emprisonné sous la garde de M. de Saint-Mars, -on ne peut lui faire l'honneur de le confondre avec -le <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<p>Catinat dit de lui, dans une lettre à Louvois: -<i>Personne ne sait le nom de ce fripon</i><a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>; Louvois -écrit à Saint-Mars: <i>J'admire votre patience, et que -vous attendiez un ordre pour traiter un fripon -comme il le mérite, quand il vous manque de respect</i>; -Saint-Mars répond au ministre: <i>J'ai chargé -Blainvilliers de lui dire, en lui faisant voir un -gourdin, qu'avec cela l'on rendait les extravagans -honnêtes</i>; Louvois écrit une autre fois: <i>Il -faut faire durer trois ou quatre ans les habits de -ces sortes de gens</i>, etc. Ce n'est point là certainement -ce prisonnier inconnu qu'on traitait avec tant -d'égards, devant qui Louvois se découvrait, à qui -l'on donnait de beau linge, des dentelles, etc.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> Cette citation et les suivantes sont tirées des pièces mises au jour par -MM. Roux-Fazillac et Delort.</p> -</div> -<p>En lisant avec attention les correspondances publiées -par M. Delort, on reste convaincu qu'il a -tort de rapporter à ce Matthioli les lettres postérieures -à 1680, où Saint-Mars n'emploie que cette -désignation: <i>mon prisonnier</i>. Ces lettres concernent -évidemment l'homme au masque de fer; car, -dans celles qui regardent Matthioli, Saint-Mars ne -se fait aucun scrupule de l'appeler par son vrai nom -ou bien par celui de <i>Lestang</i>, qu'on lui avait imposé -pour mieux cacher ce qu'il était devenu. Tout semble -même indiquer dans ces correspondances que -ce malheureux, enfermé avec un jacobin aliéné, -devint fou lui-même et succomba vers la fin de -l'année 1686. Le mémoire de Claude Souchon, que -Dutens avait vu, dit positivement que Matthioli -mourut <i>neuf ans</i> après son enlèvement.</p> - -<p>Telle était aussi l'opinion de M. le comte de V-l-i -(<span class="sc">Biogr. univ.</span>, article <i>Masque de Fer</i>), qui devait -l'appuyer sur des preuves recueillies à Pignerol, et -qui, dans un ouvrage mis sous presse en 1820<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>, se -proposait de démontrer que le prisonnier masqué -n'était pas Matthioli, mais don Juan de Gonzague, -frère naturel du duc de Mantoue. Ce don Juan, qui -accompagnait Matthioli, aurait été enlevé avec lui et -retenu en prison, parce qu'en le relâchant on eût -craint de divulguer une violation du droit des gens, -que le gazetier de Hollande ne soupçonne que huit -ans après.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> Nous ne croyons pas que cet ouvrage ait paru, du moins en France.</p> -</div> -<p>Mais on ne voit nulle part, dans les pièces connues -jusqu'à ce jour, qu'une autre personne ait -partagé le sort de Matthioli, et sans doute le duc -de Mantoue eût élevé plus haut la voix pour réclamer -la liberté de son frère naturel. «J'arrêtai -hier (2 mai 1679), écrit Catinat à Louvois, -à trois milles de Pignerol, sur les terres du roi, -Matthioli, dans une entrevue que l'abbé d'Estrades -avait adroitement ménagée, pour en faciliter les -moyens, <i>entre lui, Matthioli et moi</i>. Je me suis -seulement servi, pour l'arrêter, du chevalier de Saint-Martin -et de Villebois, officiers de M. de Saint-Mars -et de quatre hommes de sa compagnie. Cela -s'est passé sans aucune violence.» Il est donc certain -que Matthioli était venu seul à cette conférence.</p> - -<p>En attendant donc que le système de M. de V-l-i -soit présenté, il suffit de faire remarquer que M. de -Blainvilliers, que Saint-Mars choisit <i>à son goût</i> pour -surveiller et bâtonner Matthioli, n'aurait pas pris -les habits d'une sentinelle pour voir le <i>Masque de -Fer</i> aux îles Sainte-Marguerite, comme M. de Palteau -le raconte dans sa lettre, si ces deux prisonniers -eussent été le même personnage: en tous cas, -M. de Blainvilliers eût reconnu le secrétaire qui voulut -lui faire présent d'une bague de diamant à Pignerol.</p> - - -<p class="c gap">III.<br /> -<span class="small">HENRI CROMWELL.</span></p> - -<p>Il est étrange en effet que ce second fils du Protecteur -soit rentré en 1659 dans une obscurité si complète, -qu'on ne sait ni où il a vécu, ni où il est -mort: Henri Cromwell avait un <i>très-bon caractère</i>, -selon Rapin de Thoyras, avec <i>plus de feu</i> que -Richard son frère aîné, selon Burnet; pourquoi se -résigna-t-il à descendre de la scène politique? Mais -aussi pourquoi serait-il devenu prisonnier d'état en -France, où son frère avait le privilége de séjourner -sans être inquiété? Le probable ne supplée pas ici à -l'absence de toute espèce de preuves.</p> - - -<p class="c gap">IV.<br /> -<span class="small">LE DUC DE MONMOUTH.</span></p> - -<p>Sans mettre en question le plus ou moins de vraisemblance -qu'on trouverait dans une substitution -de personne au supplice de Monmouth, il suffit d'opposer -à la date du 15 juillet 1685, jour de l'exécution -de ce prince, cette phrase d'une lettre de Barbezieux -à Saint-Mars, écrite le 13 août 1691: <i>Lorsque -vous aurez quelque chose à me mander du -prisonnier qui est sous votre garde <em class="small">DEPUIS VINGT -ANS</em>, je vous prie d'user des mêmes précautions que -vous faisiez quand vous écriviez à M. de Louvois</i><a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, par Carra, t. 1, p. 321.</p> -</div> - -<p class="c gap">V.<br /> -<span class="small">UN FILS NATUREL OU LÉGITIME D'ANNE D'AUTRICHE.</span></p> - -<p>Barbezieux écrivait à Saint-Mars, le 17 novembre -1697: <i>Sans vous expliquer à qui que ce -soit de ce qu'<em class="small">A FAIT</em> votre ancien prisonnier</i><a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>. Ce -prisonnier avait donc <i>fait</i> quelque chose qui motivât -sa rigoureuse prison? Le ministre ne se fût pas -servi de cette locution précise, dans le cas où l'inconnu -n'aurait eu que sa naissance à expier.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> M. Weiss, dans son article de la <i>Biographie universelle</i>, cite cette -phrase si décisive sans indiquer la source d'où il l'a tirée; néanmoins on -peut s'en rapporter à M. Weiss pour l'exactitude d'une citation.</p> -</div> -<p>Au reste, ce système n'a jamais produit un seul -document authentique, et ne repose que sur des -présomptions romanesques: on pourrait se dispenser -de le combattre.</p> - -<p>Saint-Mars aurait donc reçu par écrit communication -d'un si grave secret, puisqu'il ne quitta pas -son poste depuis l'année 1665, où il fut envoyé à -Pignerol pour la garde spéciale de Fouquet, jusqu'en -1684 où il eut un congé pour aller à la cour, suivant -l'<i>État de la France</i> de cette année-là? son lieutenant -Rosarges commandait à Exilles en son absence.</p> - -<p>Certes un fils d'Anne d'Autriche n'était point à -Pignerol en 1680, lorsque Louvois écrivait à Saint-Mars -après avoir donné des ordres pour <i>l'entretiennement</i> -de Lauzun: <i>A l'égard des <em class="small">AUTRES</em> prisonniers -dont vous êtes chargé, Sa Majesté vous en -fera payer la subsistance à raison de <em class="small">QUATRE LIVRES</em> -pour chacun par jour</i>. Ces <i>autres</i> prisonniers étaient -à peine de <i>bons bourgeois</i>, si on juge leur <i>état</i> au -tarif de leur nourriture<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> «Un tarif réglait la dépense des prisonniers (à la Bastille) pour la table, -le blanchissage et la lumière, selon leur état. Un prince du sang était -à 50 livres par jour; un maréchal de France, à 36 livres; un lieutenant-général, -à 24 livres; un conseiller au parlement, à 15 livres; un juge ordinaire, -un prêtre, un financier, à 10 livres; un bon bourgeois, un avocat, -à 5 livres, un petit bourgeois, à 3 livres, et les membres des moindres -classes étaient à 2 livres 10 sols: c'était le taux des gardes et des domestiques.» -<i>Bastille dévoilée</i>, 2<sup>e</sup> livraison, p. 40.</p> -</div> -<p>Est-ce au sujet d'un fils de Louis XIII ou d'un -bâtard d'Anne d'Autriche que Louvois aurait écrit à -Saint-Mars en 1687: <i>Il n'y a point d'inconvénient -de changer le chevalier de Thezut</i> (C'est un faux -nom comme <i>Marchialy</i>) <i>de la <em class="small">PRISON</em> où il est, pour -y mettre votre prisonnier jusqu'à ce que celle que -vous lui faites préparer soit en état de le recevoir<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a></i>? -Est-ce en parlant d'un prince, que Saint-Mars aurait -dit, la même année, à l'exemple du ministre: <i>Jusqu'à -ce qu'il soit logé dans la <em class="small">PRISON</em> qu'on lui préparera -ici, où il y aura joignant une chapelle<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a></i>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, par Carra, p. 323. «Saint-Mars, -qui fut gouverneur de la citadelle de l'île Sainte-Marguerite avant que de -l'être de la Bastille, obtint la permission d'y faire bâtir des prisons pour les -criminels d'état.» <i>Description de la France</i>, par Piganiol, t. 5, p. 376.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> La lettre entière se trouve dans l'ouvrage de Roux-Fazillac, ainsi que -celle dont est extraite la citation suivante.</p> -</div> -<p>Enfin, ce prisonnier n'était donc pas plus important -à garder que Fouquet et Lauzun, puisque -Saint-Mars mandait à Louvois en 1683: <i>Pour son -linge et autres nécessités, <em class="small">MÊMES</em> précautions que je -faisais pour mes prisonniers du passé</i>.</p> - - -<p class="c gap">VI.<br /> -<span class="small">LE COMTE DE VERMANDOIS.</span></p> - -<p>La fameuse lettre de Barbezieux, du 13 août 1691, -qui met en échec tous les systèmes, ne laisse pas -même discuter l'identité du comte de Vermandois, -mort en 1683, avec l'inconnu, prisonnier <i>depuis -vingt ans</i> en 1691.</p> - - -<p class="c gap">VII.<br /> -<span class="small">LE DUC DE BEAUFORT.</span></p> - -<p>Ce système, il faut l'avouer, est plus raisonnable -que tous les précédens, et on aurait pu le soutenir -d'une manière presque victorieuse en rassemblant -de meilleures inductions prises dans les Mémoires -contemporains.</p> - -<p>Dès l'année 1664, le duc de Beaufort, par son insubordination -et sa légèreté, avait compromis plusieurs -expéditions maritimes; en octobre 1666, -Louis XIV lui adresse des reproches avec beaucoup -de ménagemens, et l'invite à se rendre <i>de plus en -plus capable de le servir par l'augmentation des -talens</i> qu'il possède, et par <i>la cessation des défauts -qu'il peut y avoir dans sa conduite</i>: «Je ne doute -pas, ajoute-t-il, que vous ne profitiez de l'avis que -je vous donne, et que vous ne reconnaissiez que -vous m'êtes d'autant plus obligé de cette marque de -bienveillance, <i>qu'il y a peu d'exemples de rois qui en -aient usé de la sorte</i><a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a>.» On citerait plusieurs occasions -où le duc de Beaufort fut très-funeste à la marine -du roi. L'<i>Histoire de la Marine</i>, par M. Eugène -Sue, laquelle renferme une foule de renseignemens -neufs et curieux sous une forme dramatique et colorée, -a fort bien précisé la position du roi des Halles vis-à-vis -de Colbert et de Louis XIV. Colbert, de son cabinet, -voulait diriger toutes les opérations militaires -et pour ainsi dire les manœuvres de la flotte que -commandait le grand-maître de la navigation avec -toute l'inconséquence de son caractère frondeur et -<i>matamore</i>, comme dit M. Eugène Sue (pièces justificatives -du 1<sup>er</sup> volume).</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> <i>Œuvres de Louis XIV</i>, t. 5, p. 388 et suiv. Voyez aussi dans ce recueil -les autres lettres du roi à M. de Beaufort, dans lesquelles perce -souvent un grave mécontentement qui n'ose éclater.</p> -</div> -<p>En 1669, Louis XIV envoya le duc de Beaufort -pour secourir Candie assiégée par les Turcs; Beaufort -fut tué dans une sortie, le 26 juin, sept jours -après son arrivée: le duc de Navailles, qui commandait -avec lui l'escadre française, dit seulement -dans ses Mémoires (liv. 4, p. 243): «Il rencontra -en chemin un gros de Turcs qui pressaient quelques-unes -de nos troupes; il se mit à leur tête, et combattit -avec beaucoup de valeur; mais il fut abandonné, -et <i>l'on n'a jamais pu savoir depuis ce qu'il -était devenu</i>.»</p> - -<p>Le bruit de sa mort se répandit rapidement en -France et en Italie, où, dans les magnifiques obsèques -qui lui furent faites à Paris, à Rome et à Venise, -on prononça diverses oraisons funèbres; néanmoins, -comme son corps n'avait pas été retrouvé -parmi les morts, bien des gens crurent qu'il reparaîtrait. -«Plusieurs veulent gager ici, écrivait Guy-Patin -le 26 septembre 1669, que M. de Beaufort -n'est pas mort: <i lang="la" xml:lang="la">O utinam!</i>»</p> - -<p>Guy-Patin, dans une autre lettre du 14 janvier -1670, nous atteste que cette croyance n'était pas -abandonnée six mois après la nouvelle de la disparition -du duc de Beaufort: «On dit que M. de Vivonne -a, par commission, la charge de vice-amiral -de France pour vingt ans; mais il y en a encore qui -veulent que M. de Beaufort n'est point mort, et qu'il -est seulement prisonnier dans une île de Turquie. -Le croie qui voudra! pour moi, je le tiens mort, -et ne voudrais pas l'être aussi certainement que -lui.»</p> - -<p>Plusieurs relations du siége de Candie, écrites par -des témoins oculaires et imprimées à cette époque, -avaient rapporté que les Turcs, selon leur usage, -coupèrent la tête du duc de Beaufort sur le champ -de bataille, et que cette tête fut exposée à Constantinople: -de là les détails que Sandras de Courtilz -répéta dans les <i>Mémoires du marquis de Montbrun</i> -et dans les <i>Mémoires de d'Artagnan</i>; et, en effet, on -conçoit bien que le corps nu et sans tête n'ait pas été -reconnu parmi les morts. M. Eugène Sue, dans son -<i>Histoire de la Marine</i> (t. 2, ch. 6), a adopté cette -version conforme au récit de Philibert de Jarry et -du marquis de Ville, qui ont laissé des lettres et -des mémoires manuscrits conservés à la Bibliothèque -du roi.</p> - -<p>Mais sans faire valoir le danger et les difficultés -d'un enlèvement que le cimeterre des Ottomans pouvait -d'ailleurs remplacer d'un jour à l'autre dans ce -mémorable siége, on se bornera ici à déclarer positivement -que la correspondance de Saint-Mars avec -Louvois depuis 1669 jusqu'en 1680<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a> ne permet pas -de supposer que le gouverneur de Pignerol eût sous -sa garde, pendant cet intervalle de temps, quelque -grand prisonnier d'état, outre Fouquet et Lauzun.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> M. J. Delort a publié cette correspondance, dont les originaux sont aux -Archives du Royaume, dans le premier volume de l'<i>Histoire de la détention -des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, précédée -de celle de Fouquet, Pellisson et Lauzun, avec tous les documens authentiques -et inédits</i>, Paris, 1829, 3 vol. in-8<sup>o</sup>.</p> -</div> -<hr /> - - -<p>Quel était donc cet <i>ancien</i> prisonnier masqué que -Saint-Mars <i>avait à Pignerol</i>, suivant le journal -authentique de M. Dujonca?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">SECONDE PARTIE.</h2> - - -<p>D'après ma conviction formée par l'étude du règne -de Louis XIV et par la minutieuse comparaison des -faits et des dates, l'homme au masque de fer était -Fouquet, ce malheureux surintendant des finances, -victime de tant de noires intrigues de cour, que -l'histoire n'a pas encore éclaircies; Fouquet, qui fut -arrêté en 1661, condamné à la prison perpétuelle -en 1664, et enfermé depuis au château de Pignerol, -sous la garde de Saint-Mars; Fouquet enfin dont la -mort a été faussement enregistrée au 23 mars 1680!</p> - -<p>Avant d'appuyer de preuves, qui me semblent -irrécusables, une opinion que je donne comme nouvelle, -puisqu'elle n'a jamais été présentée à l'état -de système étayé de pièces authentiques, je vais -réfuter par avance une autre opinion qui est en -germe dans le vaste champ des probabilités, et qui -s'en va sans doute sortir de terre, si ce sol fertile -n'est point assez fouillé.</p> - -<p>Cette dernière opinion que je combats pourrait -offrir nombre d'assertions remarquables qui viendraient -à l'appui d'un document fort curieux, regardé -avec raison par Saint-Foix comme la première -mention imprimée qu'on ait faite d'un prisonnier -inconnu, qui se trouvait à la Bastille en 1705 (plutôt -1703), selon un témoin oculaire: ce prisonnier -a en effet certaine analogie avec le <i>Masque de Fer</i>, -et l'on doit s'étonner qu'on n'ait pas plus tôt songé -à s'en tenir à la lettre d'un ouvrage publié dès 1715, -douze ans après la mort de <i>Marchialy</i>, et bien antérieurement -aux <i>Mémoires de Perse</i> et au <i>Siècle -de Louis XIV</i>.</p> - -<p>Je suis tenté de croire que M. de Taulès avait -d'abord naturellement adopté cette solution du -mystère de l'homme au masque, et qu'il se servit de -la plupart des mêmes argumens préparés à cet effet, -lorsqu'il imagina, pour <i>l'honneur de la France</i> et -pour son propre intérêt de courtisan, de masquer -le patriarche Arwedicks. Le ministre M. de Vergennes -lui avait écrit en 1783: «C'est surtout <i>pour -détruire les soupçons odieux</i> auxquels l'homme au -masque a donné lieu, par les précautions qu'on a -prises pour le dérober à tous les regards, qu'il est -important d'avoir sur ce personnage des notions -certaines.»</p> - -<p>M. de Taulès rejeta donc sur la compagnie de Jésus -les <i>soupçons odieux</i> arrêtés sur Louis XIV, et ne voulut -voir qu'une correction de collége dans cette vengeance -de roi, dans ce crime contre le droit des gens.</p> - -<p>Les jésuites, s'il faut en croire les insinuations de -plusieurs des leurs et l'aveu même d'un <i>gros collier -de l'ordre</i>, auraient eu l'idée de l'étrange captivité -du <i>Masque de Fer</i>, et Louis XIV se serait fait leur -docile instrument.</p> - -<p>En 1702, un gentilhomme normand, nommé -Constantin de Renneville, fut mis à la Bastille, non -seulement pour avoir composé des bouts rimés injurieux -au gouvernement du roi, mais parce qu'on -l'accusait d'espionnage au profit des ennemis de la -France<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a>. Ce Renneville resta emprisonné jusqu'en -1713, et dès qu'il eut sa liberté, avec l'ordre de -quitter la France, il rédigea une relation chaleureuse -de ses malheurs: elle parut à Amsterdam, -chez Étienne Roger, en 1715, sous ce titre capable -de fixer l'attention: <i>l'Inquisition française, ou -l'Histoire de la Bastille</i>, deux volumes in-12.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, par Carra, t. 1, p. 389.</p> -</div> -<p>Ce livre, tiré à mille exemplaires, eut beaucoup -de peine à pénétrer en France où il se vendait jusqu'à -deux louis, sous le manteau, et où il fut contrefait, -dit la préface de la seconde édition (5 vol. -in-12, Amsterdam, Balthazar Lakeman, 1724), -tandis qu'on le traduisait à la fois en hollandais, en -anglais, en allemand et en italien. L'édition originale -est tellement rare, que la Bibliothèque du Roi -ne la possède pas et que je ne l'ai jamais vue; la -contrefaçon ne se trouve pas davantage; mais la seconde -édition est assez commune, eu égard aux actives -recherches de la police pour la détruire. On ne -conçoit pas que les judicieux auteurs du <i>Catalogue -de la Vallière</i> aient attribué sans examen cet ouvrage -à Sandras de Courtilz, suivant une supposition émise -dans la <i>Bibliothèque historique de la France</i>.</p> - -<p>Dans la préface de l'édition en cinq volumes (p. 46 -et suiv.), Renneville raconte qu'en 1705 il vit un -prisonnier <i>dont il n'a jamais pu savoir le nom</i>, -dans une salle de la Bastille, où il avait été introduit -<i>par méprise</i>. «Les officiers m'ayant vu entrer, dit -Renneville, ils lui firent promptement tourner le -dos devers moi, <i>ce qui m'empêcha de le voir au -visage</i>. C'était un homme de moyenne taille, mais -bien traversée, portant des cheveux d'un crêpé noir -et fort épais, dont pas un n'était encore mêlé.» -(Peut-être a-t-il pris pour des cheveux un masque -de velours noir?) Renneville, surpris de ce qu'on -lui cachait le visage d'un détenu, interrogea, pendant -qu'on le reconduisait à sa chambre, le porte-clef -Ru qui lui apprit que cet infortuné était <i>prisonnier -depuis <em class="small">TRENTE-UN ANS</em>, et que Saint-Mars -l'avait amené avec lui des îles Sainte-Marguerite, -où il était condamné à une prison perpétuelle pour -avoir fait, étant écolier, âgé de douze ou treize -ans, deux vers contre les jésuites</i>.</p> - -<p>Renneville, dont la curiosité fut piquée davantage -par cette révélation du porte-clef, demanda de plus -amples détails à Reilh, chirurgien de la Bastille, -qui lui conta <i>toute l'histoire</i>.</p> - -<p>Lorsque les jésuites du collége de Clermont, enrichis -des bienfaits de Louis XIV qu'ils fournissaient -de confesseur, voulurent attirer sa protection plus -particulièrement sur leur collége, ils invitèrent le -roi à honorer de sa présence une tragédie latine -composée exprès pour célébrer sa gloire: le roi se -rendit avec sa cour à ce spectacle, où les principaux -écoliers jouèrent leurs rôles avec une intelligence -que ne surpassèrent pas plus tard les demoiselles -de Saint-Cyr dans les représentations d'<i>Esther</i> et -d'<i>Athalie</i>. Le roi fut tellement satisfait de la tragédie -et des acteurs, qu'il dit tout haut: «C'est -mon collége!» Ce mot-là ne fut pas perdu, et le -lendemain on ôta l'ancienne inscription: <i lang="la" xml:lang="la">Collegium -Claromontanum societatis Jesu</i>, pour la remplacer -par celle-ci, qui fut gravée en lettres d'or, sur une -table de marbre noir: <i lang="la" xml:lang="la">Collegium Ludovici Magni</i>.</p> - -<p>Un écolier, par piété ou par malice, ne pardonna -pas aux révérends pères d'avoir substitué le nom du -roi à celui de Jésus, et fit ce distique qu'il placarda -le soir même sur la porte du collége et en divers endroits -de Paris:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Abstulit hinc Jesum, posuitque insignia regis,</div> -<div class="verse i1" lang="la" xml:lang="la">Impia gens: alium non colit illa Deum!</div> -</div> - -<p class="noindent">Une autre main apposa cette traduction française au -bas des écriteaux:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La croix fait place au lis, et Jésus-Christ au roi:</div> -<div class="verse">Louis, ô Race impie, est le seul Dieu chez toi!</div> -</div> - -<p>La compagnie de Jésus cria au sacrilége; l'auteur -fut découvert, et quoique appartenant à une famille -noble et riche, on le condamna, <i>par grâce</i>, à une prison -perpétuelle, et on le <i>transféra aux îles Sainte-Marguerite -pour cet effet, d'où Saint-Mars le -ramena à la Bastille avec des précautions extraordinaires, -ne le laissant voir à personne par les -chemins</i>. Ce pauvre écolier ne mourut pas toutefois -en prison, si l'on peut ajouter foi au témoignage de -Reilh: il hérita des grands biens de ses parens et -réussit à intéresser en sa faveur, à force de promesses, -le père Riquelet, confesseur des prisonniers, -qui se chargea de solliciter la clémence royale et -d'obtenir l'élargissement de son pénitent. Ce dernier -<i>sortit deux ou trois mois après</i> que Renneville -l'eut entrevu, sans doute dans le courant de 1703 -et non 1705.</p> - -<p>Plusieurs traits de ce récit s'accordent bien avec -diverses particularités de l'histoire du <i>Masque de -Fer</i>, le <i>seul</i> prisonnier que Saint-Mars amena des -îles Sainte-Marguerite à la Bastille, <i>avec des précautions -extraordinaires, ne le laissant voir à personne -par les chemins</i>; mais on a tout lieu de -croire que l'aventure de l'écolier, vieille tradition -du collége de Louis-le-Grand, où nous l'avons nous-même -recueillie, fut appliquée mal à propos à ce -prisonnier, dont on cachait le visage.</p> - -<p>En effet, n'eût-il pas été plus rationnel de cacher -la cause d'un emprisonnement si odieux, plutôt que -la figure de cet homme enfermé depuis l'enfance et -certainement inconnu à tous ses compagnons de -captivité? D'ailleurs, il n'y a pas d'identité possible -entre l'écolier des jésuites et ce prisonnier dont Renneville -n'a <i>jamais pu savoir le nom</i>.</p> - -<p>Ce fut le 10 octobre 1681 que le collége de Clermont -devint celui de Louis-le-Grand, par suite -d'un adroit changement d'inscription, qui étonna -assez Paris pour qu'on en ait conservé la date; or, -il n'y a aucune concordance entre cette date et les -<i>trente-un ans</i> de captivité qu'aurait subis, en 1705, -cet écolier. En outre, on trouve nombre de représentations -dramatiques données par les écoliers et -leurs régens, au collége de Clermont; et même en -1658, une tragédie d'<i>Athalia</i> y fut jouée avec tant -de pompe, que Loret en fit mention dans sa <i>Muse -historique</i>; mais on n'indique nulle part que Louis-le-Grand -soit allé à la comédie dans <i>son</i> collége: -c'est une invention des jésuites pour balancer la célébrité -du théâtre de Saint-Cyr, fondé sous les auspices -de Racine et de M<sup>me</sup> de Maintenon. Lorsque -les jésuites obtinrent depuis la permission de faire -jouer leurs élèves devant le roi Louis XV, en 1721, -ce fut dans le château des Tuileries que ces jeunes -comédiens représentèrent solennellement <i>les Incommodités -de la grandeur</i>, comédie du père Ducerceau, -dans laquelle tous les personnages sont des -hommes.</p> - -<p>Le nombre des années (trente-une) que cet inconnu -avait passées en prison vers 1705, ou plutôt 1703, -s'accorderait presque avec le passage de la lettre de -Barbezieux, qui constate que le <i>Masque de Fer</i> était -prisonnier <i>depuis vingt ans</i> en 1691.</p> - -<p>Comme la date de 1705 donnée par Renneville -ne se concilie pas avec celle de la mort de <i>Marchialy</i> -en 1703, je suis à peu près convaincu que cette date -n'est fautive que par une erreur, du fait de l'imprimeur, -qui aura lu sur le manuscrit un 5 au lieu -d'un 3: cela me paraît d'autant plus vraisemblable, -que Renneville ne sortit jamais de la chambre où il -était prisonnier, que pour passer dans une autre prison -immédiatement, et qu'il ne fut mandé par le -gouverneur que dans les premiers temps de son entrée -à la Bastille; on chercherait en vain dans sa relation, -après l'année 1703 jusqu'en 1713, quelque -circonstance qui coïncidât avec cette translation -en une <i>salle</i> où il ne fut introduit que <i>par -méprise</i>. Renneville, ce me semble, n'a parlé de cette -mystérieuse rencontre dans sa préface, que pour réparer -un oubli, sinon par l'embarras où il aurait été -de la placer dans le livre sous cette date de 1705, -que la suite des événemens n'eût point justifiée.</p> - -<p>Cette <i>Histoire de la Bastille</i>, que certains critiques -ont traitée avec un mépris que n'autorisait pas -une lecture rapide et superficielle, n'est certainement -point un roman farci de contes ridicules; cet -ouvrage, au contraire, me paraît aussi vrai, aussi -authentique, aussi précieux pour l'histoire, que peut -l'être un livre écrit sous l'influence d'un profond -ressentiment, par un homme honnête et religieux.</p> - -<p>Aussi adopterais-je tout-à-fait les termes mêmes -de la préface, si je pouvais avoir la moindre confiance -dans le récit du chirurgien Reilh, qui était intéressé -à détourner du prisonnier inconnu l'attention -de Renneville, et qui répondit par une fable aux -questions qu'on lui faisait sur un sujet de cette importance. -Le prisonnier étant mort <i>deux ou trois -mois après</i> que Renneville l'eut rencontré sans <i>le -voir au visage</i>, Reilh imagina de publier la prétendue -délivrance de cet inconnu, quoique le gouvernement -de Louis XIV n'eût garde de dévoiler ses -iniquités par une clémence tardive et dangereuse, et -Renneville a rapporté avec bonne foi ce qu'il savait -par les communications officieuses de Ru et de Reilh.</p> - -<p>Renneville était d'un caractère passionné et vindicatif, -mais il avait un fond de dévotion solide qui -l'aidait à supporter son infortune, et qui l'inspirait -dans la composition de ses <i>Cantiques de l'Écriture -sainte</i>, de ses <i>Œuvres spirituelles</i> et de son <i>Traité -des devoirs d'un fidèle chrétien</i>: on se persuadera -facilement, au ton fervent de ses ouvrages pieux, -que Renneville n'eût pas été capable de mentir avec -impudence en invoquant sans cesse la justice de -Dieu; mais, en même temps, on concevra, en voyant -ce qu'il a souffert pour expier deux bouts-rimés satiriques, -l'indignation furieuse qu'il fait éclater -contre ses bourreaux et surtout contre le gouverneur -de la Bastille, Bernaville: «Ce cruel tyran, -dit-il dans son style trivial, incorrect, mais énergique, -me laissa très-long-temps pourrir sans paille, -sans une pierre où reposer ma tête, couché sur le limon -du cachot et la bave des crapauds, avec du pain -et de l'eau pour toute nourriture, et d'où il ne me -retira que lorsque je fus crevé. J'avais les yeux presque -hors de tête, le nez gros comme un moyen concombre; -plus de la moitié des dents, que j'avais auparavant -très-saines, m'étaient tombées du scorbut; -la bouche m'était enflée et toute en gale, et mes os -perçaient ma peau en plus de vingt endroits.»</p> - -<p>Je regarde donc l'<i>Histoire de la Bastille</i> comme -très-digne de créance pour tous les faits où Renneville -se pose lui-même en témoin oculaire avec -quelque apophthegme biblique à la bouche; quant -aux nombreuses aventures des prisonniers qu'il a -fréquentés tour à tour pendant onze ans, il ne -donne pas ces aventures, souvent romanesques et -ridicules, pour des faits avérés; il les répète telles -qu'il les a entendues, et quelquefois seulement la -passion l'emporte jusqu'à se faire l'avocat de ses amis -de prison.</p> - -<p>Un faussaire, un faiseur de pamphlets n'eût pas osé -dédier au roi d'Angleterre, George I<sup>er</sup>, un tissu -de mensonges grossiers et de brutales calomnies: -«L'œil de Votre Majesté, dit-il dans cette dédicace, -empêchera bien que la Tour de Londres, qui ne fait -trembler que les criminels, ne se convertisse en Bastille, -qui écrase plus d'innocens que de coupables; -et, comme mon protecteur, Sire, vous me défendrez -de mes persécuteurs, qui se font gloire de poursuivre -jusque dans le sanctuaire ceux qui dévoilent -leurs crimes ou qui ont le malheur de leur déplaire.» -Enfin, un lâche calomniateur n'eût pas -osé inscrire son nom au frontispice d'un acte d'accusation -contre la Bastille, et se mettre en danger -de la vie, ou du moins de la liberté. Renneville courait -risque d'être enlevé et replongé à la Bastille pour -le reste de ses jours; il fut même attaqué à Amsterdam -par trois <i>coupe-jarrets</i>, qui ne lui firent que de -<i>légères blessures</i>: «Je n'alongerai pas mon épée d'un -pouce, dit-il dans sa préface. <i lang="la" xml:lang="la">Si Deus pro nobis, -quis contra nos?</i> Il est beau de mourir pour la vérité -et le bien public!» Ce langage peint l'homme.</p> - -<p>Au reste, on ignore ce que devint Renneville -depuis la publication de sa seconde édition, en 1724, -et l'on peut présumer qu'il eut le sort de Matthioli -et d'Arwedicks, qu'il fut secrètement arrêté en -Hollande ou peut-être en France, où l'on s'efforçait -de l'<i>attirer</i>, et qu'il périt au fond de ces affreux -cachots décrits pour la première fois dans les annales -de l'<i>Inquisition française</i><a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> On peut fonder cette supposition par ce qui arriva au bénédictin -François de la Bretonnière, auteur de plusieurs pamphlets dans lesquels -Louvois et son frère, l'archevêque de Reims, étaient gravement insultés. La -Bretonnière fut enlevé en Hollande, par l'entremise d'un juif hollandais, et -livré à la merci de Louvois, qui le fit transporter secrètement en France, -au mont Saint-Michel, et enfermer dans une cage de fer où il mourut. <i>La -Bastille dévoilée</i>, 9<sup>e</sup> livraison, p. 76.</p> -</div> -<p>La date (1681) du baptême royal que reçut le -collége de Clermont réfuterait suffisamment l'anecdote -inventée par Reilh, qui donnait trente-un ans -de captivité, en 1705, à l'écolier des jésuites, si la -vraisemblance ne contredisait pas cette terrible histoire. -En effet, l'offense ayant été publique, raison -était que la réparation le fût pareillement, et dans -le cas où les révérends pères se fussent contentés -d'une vengeance secrète, auraient-ils eu recours -aux prisons d'état et à la puissance de -Louis XIV, qui, d'ailleurs, n'eût pas considéré -comme une injure bien grave ce distique, dans lequel -sa royauté était mise presque au niveau de la -divinité de Jésus?</p> - -<p>Les jésuites avaient en main des moyens plus sûrs -et plus formidables de se venger, sans qu'il fût -besoin d'importuner le roi pour un si mince objet. -Le collége de Louis-le-Grand renfermait des souterrains -profonds, non moins impénétrables que les -prisons d'état: là, s'expiaient, dans les ténèbres et le -silence, des crimes que les lois n'eussent pas punis -et que la société de Jésus frappait d'une détention -perpétuelle; ces crimes consistaient surtout en imprudences -capables de compromettre la fortune et -la dignité de l'ordre. Les coupables avaient, d'ordinaire, -fait partie de cette société, qui s'arrogeait -le droit de retrancher elle-même ses membres nuisibles.</p> - -<p>Quand les jésuites furent chassés de France, leurs -colléges fouillés et leurs turpitudes traînées au -grand jour de l'opinion, le collége de Louis-le-Grand -offrit une preuve manifeste des violences qui -s'exerçaient impunément sous la règle de Loyola: -on y trouva, raconte Dulaure dans son <i>Histoire de -Paris</i><a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>, des espèces d'oubliettes, caveaux sans -portes et ouverts à la voûte pour descendre le patient -avec des cordes, comme dans les anciens <i lang="la" xml:lang="la">in-pace</i> -des couvens. Un anneau de fer scellé dans le -mur, des chaînes rongées de rouille et des ossemens -ne permettaient pas de douter de la destination -de ces tombeaux, où plus d'une victime avait -succombé au désespoir, peut-être à la faim. Les -vengeances des jésuites étaient occultes, selon l'esprit -de cette société, à qui les oubliettes n'eussent -pas manqué pour l'insolent auteur du distique.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> Troisième éd. in-12, t. 5, p. 440 et 441. Ce furent des écoliers qui découvrirent -ces cachots au-dessous des bâtimens de l'infirmerie. «Armés de -bâtons et de flambeaux, ils pénètrent dans un caveau servant d'atelier au -menuisier de la maison, frappent le sol et reconnaissent qu'en un certain -endroit il résonne sous leurs coups; il remuent la terre, découvrent une -trappe en bois, la lèvent avec peine, aperçoivent un bel escalier, le descendent -et se trouvent dans une vaste salle voûtée; elle était bordée d'environ -dix caveaux, aussi voûtés, de sept à huit pieds de longueur, garnis -chacun d'un fort anneau de fer scellé dans le mur. La voûte de la salle était -soutenue au milieu par un gros pilier dont les quatre faces présentaient -autant d'anneaux de fer. A la voûte, ils virent une ouverture étroite, fermée -par une grille de fer. Par cette ouverture, la seule qu'ils aient aperçue -dans ce souterrain, on descendait évidemment la nourriture destinée aux -malheureuses victimes.»</p> -</div> -<p>Il n'y a pas cinq ans qu'un professeur du collége -Charlemagne eut l'idée de visiter avec soin les caves -de cette maison-professe des jésuites, pour y découvrir -quelque trace de l'effrayante chambre des -<i>méditations</i>, toute remplie de peintures diaboliques, -telle, du moins, que Voltaire nous l'a montrée par -ouï-dire; ce professeur fouilla le sol dans un endroit -qu'il avait jugé suspect; il rencontra sous sa pioche -une voûte dont il détacha plusieurs pierres, de manière -à pratiquer un passage; il planta une échelle -dans le trou, et eut le courage de descendre au fond -d'un caveau sans issue, à moitié comblé. Il ramassa, -parmi les décombres, une lampe en terre cuite et un -crâne humain. D'autres fouilles semblables produisirent -la découverte d'autres cellules voûtées, que -l'eau des fossés de la Bastille avait envahies.</p> - -<p>C'est dans ces cachots-là qu'on doit rechercher -les vestiges de la punition du pauvre écolier, et non -dans les archives d'une prison d'état. A quoi eût -servi un masque sur la figure d'un enfant de treize -ans, qui ne pouvait être reconnu que par ses parens -et ses régens de classe?</p> - -<p>Eh bien! on ne manquera pas sans doute, tôt ou -tard, de nous représenter cet écolier comme le véritable -homme au masque, sans égard pour les dates -et pour la vraisemblance. Mais on aura de la peine -à faire un secret d'état, d'une affaire de collége, et -l'on n'expliquera pas pourquoi Louis XVIII disait, -en causant du <i>Masque de Fer</i>: «Je sais le mot de -cette énigme, comme mes successeurs le sauront; -c'est l'honneur de notre aïeul Louis XIV que nous -avons à garder<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a> Plusieurs personnes dignes de foi nous ont attesté cette réponse que -Louis XVIII eut peut-être la malice de faire pour tenir en haleine la curiosité -des courtisans: le secret du <i>Masque de Fer</i> lui semblait sans doute -une condition aussi nécessaire que le sacre de Reims pour sa royauté.</p> -</div> -<p>Pour établir maintenant d'une manière satisfaisante -que le <i>Masque de Fer</i> et Fouquet ne sont -qu'une seule et même personne avec deux noms différens -et à des époques différentes, il suffira de -prouver,</p> - -<p>1<sup>o</sup> Que les précautions apportées dans la garde -de Fouquet à Pignerol ressemblent en tout point à -celles qu'on déploya plus tard pour l'homme au -masque à la Bastille, comme aux îles Sainte-Marguerite;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Que la plupart des traditions relatives au prisonnier -masqué paraissent devoir se rattacher à -Fouquet;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Que l'apparition du <i>Masque de Fer</i> a suivi -presque immédiatement la prétendue mort de Fouquet -en 1680;</p> - -<p>4<sup>o</sup> Que cette mort de Fouquet, en 1680, est loin -d'être certaine;</p> - -<p>5<sup>o</sup> Que des raisons politiques et particulières ont -pu déterminer Louis XIV à le faire passer pour -mort, plutôt que de s'en défaire par un empoisonnement -ou d'une autre façon;</p> - -<p>6<sup>o</sup> Enfin, que l'époque de la mort de Fouquet en -1680 étant reconnue fausse, les faits et les dates, -les inductions et les probabilités viennent à l'appui -de mon système, qui serait incontestable, si -l'authenticité de la carte trouvée à la Bastille en -1789 pouvait être justifiée par la production de cette -pièce que je n'ai pas invoquée cependant comme -une preuve, en mentionnant sa découverte.</p> - - -<h3>I.</h3> - -<p>Dès que la <i>chambre de justice</i>, par son arrêt du -20 décembre 1664, eut déclaré Fouquet <i>atteint et -convaincu d'abus et malversations par lui commises -au fait des finances dans les fonctions de -surintendant</i>, et l'eut <i>banni à perpétuité hors du -royaume</i> en confisquant tous ses biens, le roi <i>jugea -qu'il pouvait y avoir grand péril à laisser sortir -ledit Fouquet hors du royaume, vu la connaissance -particulière qu'il avait des affaires les plus -importantes de l'État</i>. En conséquence, la peine de -bannissement perpétuel fut <i>commuée</i> en celle de la -prison perpétuelle, et trois jours après l'arrêt rendu, -Fouquet monta en carrosse <i>avec quatre hommes</i>, -et partit escorté de cent mousquetaires, sous la conduite -de M. d'Artagnan, pour être mené au château de -Pignerol, où Saint-Mars devait le garder prisonnier.</p> - -<p>On retint à la Bastille le médecin et le valet de -chambre de Fouquet (Pecquet et Lavallée), <i>de peur -qu'étant en liberté ils ne donnassent avis de sa part à -ses parens et à ses amis pour sa délivrance</i><a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a>. M<sup>me</sup> de -Sévigné écrivit à M. de Pomponne, le 22 décembre: -«Si vous saviez comme cette cruauté paraît à tout -le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes: c'est -une chose inconcevable; on en tire même des conséquences -fâcheuses, dont Dieu le préserve; voilà -une grande rigueur. <i lang="la" xml:lang="la">Tantæne animis cœlestibus -iræ!</i> Mais non, ce n'est point de si haut que cela -vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient -partir d'un cœur comme celui de notre maître. -On se sert de son nom et on le profane!» Ce fut -pourtant le roi qui signa l'<i>Instruction</i><a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a>, datée du -24 décembre, et remise à M. de Saint-Mars, laquelle -n'eût pas été plus sévère pour le <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> <i>Recueil des Défenses de M. Fouquet</i>, 15 vol., 1665-1668, t. 13, p. 235: -<i>Relation de ce qui s'est passé dans la chambre de justice au jugement de -M. Fouquet</i>. Il y a une autre édition en 16 vol., 1696, sous ce titre: <i>Œuvres -de M. Fouquet</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> Cette pièce a été imprimée en partie, pour la première fois, dans le -t. 6 des <i>Œuvres de Louis XIV</i>, p. 371. Elle y est précédée d'un <i>Avis de -l'éditeur</i>, rempli d'aperçus neufs et piquans sur les causes du procès de -Fouquet. M. Delort, dans le premier volume de l'<i>Histoire de la détention -des philosophes et des gens de lettres</i>, p. 24 et suiv., réimprima en entier -cette instruction dont l'original existe aux Archives du Royaume.</p> -</div> -<p>Cette Instruction défend «que Fouquet ait communication -avec qui que ce soit, de vive voix ni -par écrit, et qu'il soit visité de personne, <i>ni qu'il -sorte de son appartement</i> pour quelque cause ou -sous quelque prétexte que ce puisse être, pas même -pour se promener;» elle refuse des plumes, de -l'encre et du papier à Fouquet, mais elle permet -que Saint-Mars «lui fasse fournir des livres, s'il en -désire, observant néanmoins de ne lui en donner -qu'un à la fois, et de prendre soigneusement garde, -en retirant ceux qu'il aura eus en sa disposition, -<i>s'il n'y a rien d'écrit ou de marqué dedans</i>;» elle -charge Saint-Mars d'acheter les habits et le <i>linge</i> -dont Fouquet aura besoin, et de lui choisir un -valet qui <i>sera pareillement privé de toute communication, -et n'aura non plus de liberté de sortir que -ledit Fouquet</i>; elle assigne un fonds de six mille -livres par an pour la <i>subsistance</i> de Fouquet et de -son valet; elle autorise Saint-Mars à lui faire tenir -un confesseur lorsqu'il <i>voudra</i> se confesser, «en -observant néanmoins de n'avertir ledit confesseur -qu'un moment avant qu'il doive entendre ledit Fouquet, -et de ne lui pas donner toujours la même -personne pour le confesser;» elle recommande enfin -à Saint-Mars de <i>tenir Sa Majesté avertie de temps -en temps de ce que fera</i> le prisonnier.</p> - -<p>Dès que Fouquet fut arrivé à Pignerol le 10 janvier -1665 et enfermé dans le donjon, sous la garde -de Saint-Mars, capitaine d'une compagnie franche -d'infanterie composée de cinquante hommes, avec -le titre de <i>commandant</i> de ce donjon en l'absence -du gouverneur, le marquis de Piennes, les inquiétudes -du roi et les précautions de surveillance s'accrurent -successivement: Louvois, qui reçut la prison -de Fouquet dans ses attributions de secrétaire d'état -de la guerre, enjoignit à Saint-Mars d'envoyer des -nouvelles <i>toutes les semaines, quand bien même il -n'aurait rien à mander</i><a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Lettre du 29 janvier 1665, dans le 1<sup>er</sup> vol. de l'<i>Histoire de la détention -des Philosophes</i>, ainsi que les lettres dont j'ai extrait les phrases suivantes: -on les trouvera sous leur date, sans qu'il soit nécessaire de renvoyer sans -cesse à l'ouvrage ci-dessus.</p> -</div> -<p>La défiance de Louvois se porte sur tout, dans -ses lettres à Saint-Mars:</p> - -<p>«C'est à vous à veiller à ce que ceux qui approchent -M. Fouquet ne se laissent pas corrompre, et -que, quand même quelqu'un aurait assez de bassesse -pour cela, il ne pût exécuter son mauvais dessein: -il est nécessaire que vous empêchiez qu'il n'ait ni -plume ni encre.» (10 février 1665.)</p> - -<p>«Le confesseur, que vous avez choisi pour lui, a -des talens qui ne doivent pas donner beaucoup de -sujet de craindre qu'il lie quelque négociation contraire -au service de Sa Majesté. Vous ne sauriez manquer -de faire observer la conduite de cet ecclésiastique, -pour reconnaître si les apparences ne sont -point trompeuses.» (20 février.)</p> - -<p>«Il n'y a point de difficulté à donner en même -temps deux livres à M. Fouquet: ce que vous avez à -faire observer est que ceux de qui vous les prendrez -ne sachent point que ce soit pour lui, et que vous -les visitiez ou fassiez visiter avant que de les lui donner.» -(3 mars.)</p> - -<p>«On est bien aise ici de voir que l'ecclésiastique -que vous avez choisi (pour confesseur) soit de l'humeur -que vous marquez. Vous ne sauriez mieux -faire que de l'entretenir dans les sentimens où il est, -et de lui promettre que Sa Majesté reconnaîtra ses -services; et certainement, après les précautions que -vous prenez, il semble que ce soit le seul homme -qui puisse lui donner des nouvelles, s'il était assez -infidèle pour le faire. Après ce que cet ecclésiastique -vous a dit, vous avez eu raison de croire que M. Fouquet -désire se confesser, plus pour apprendre des nouvelles -que toute autre chose, et Sa Majesté souhaite -que vous ne lui donniez cette permission que toutes -les quatre bonnes fêtes de l'année et le jour de la Notre-Dame -d'août… Il vaut mieux acheter qu'emprunter -des livres pour lui… Lorsqu'il vous demande des -lunettes d'approche, il a vraisemblablement dessein -de s'en servir à quelque chose qui est contre le service -de Sa Majesté: aussi ne veut-elle pas que vous -lui en fournissiez. (24 avril; à cette époque la compagnie -de Saint-Mars fut augmentée de dix soldats -et d'un sergent.)</p> - -<p>«Sa Majesté approuve que vous ayez refusé de lui -donner un crayon.» (26 octobre.)</p> - -<p>«Vous ne sauriez apporter trop de précautions -pour empêcher que M. Fouquet n'écrive ou ne reçoive -des lettres, et le roi approuvera toujours toutes -celles que la raison voudra que vous pratiquiez pour -vous empêcher d'être trompé.» (13 novembre.)</p> - -<p>«Le roi approuve les diligences que vous faites -pour ôter à M. Fouquet toutes sortes de moyens -d'écrire, ni de recevoir des lettres, et trouvera bon -toutes les précautions que vous croirez devoir prendre -à l'avenir.» (12 décembre.)</p> - -<p>«Vous devez faire savoir ici les moindres choses -qui se passent au sujet de M. Fouquet, et lorsque -vous croirez à propos de donner avis par avance de -quelques précautions que vous voudrez prendre pour -la garde de sa personne, vous le pouvez faire en -toute liberté.» (26 janvier 1666.)</p> - -<p>«Les gens qui sont dans la condition où il se trouve -tentent toutes sortes de voies pour parvenir à leur -fin, et les gens qui sont chargés de leur garde doivent -prendre toutes sortes de précautions contre eux -pour s'empêcher d'être trompés.» (3 mars.)</p> - -<p>«Sa Majesté sera bien aise que de temps en temps -vous mandiez ici de quelle manière vit le prisonnier; -s'il supporte sa détention avec tranquillité ou avec -inquiétude; ce qu'il dit et ce qui se passe dans sa -garde.» (11 avril.)</p> - -<p>«Si la maladie de M. Fouquet continuait, il serait -juste de le faire assister de médecins et de chirurgiens -du pays, mais bien assurément le médecin -Pecquet ne lui rendra jamais ses services, soit dans -sa profession, soit dans le métier d'un simple valet.» -(4 juin.)</p> - -<p>«Comme on pourrait, pour procurer à M. Fouquet -sa liberté ou quelque soulagement, vous exposer -des dépêches du roi ou des lettres de M. Letellier -ou de moi, contrefaites, je vous prie de n'en exécuter -aucune signée de lui ou de moi, qui ne soit -écrite de sa main ou de la mienne, que vous pourrez -confronter contre ces sept lignes qui en sont.» (4 -juin.)</p> - -<p>«Si M. Fouquet continue à vous demander des -livres italiens, vous pourrez lui en faire venir de -Paris ou de Lyon.» (18 juin.)</p> - -<p>«Vous avez raison de dire qu'il est mal aisé de -vous précautionner contre le prêtre qui confesse -M. Fouquet, puisqu'étant seuls par nécessité, ils peuvent -s'entretenir ensemble des choses qui ne regardent -point la confession; mais, puisque le confesseur -est homme de bien ou que vous le croyez tel, -vous devez avoir en quelque façon l'esprit en repos. -A votre imitation, je me défie de tout.» (30 juin.)</p> - -<p>«Il est inutile que je vous explique toutes les -précautions que Sa Majesté prend pour la sûreté du -prisonnier durant sa marche (Fouquet avait été -transféré de Pignerol au fort de Pérouse pendant les -réparations du dégât fait par la foudre dans sa prison), -et pour sa garde durant sa détention.» (17 -juillet.)</p> - -<p>«Si après la guérison du valet de M. Fouquet, il -ne veut plus continuer ses services au prisonnier, la -prudence veut que vous le reteniez dans le donjon -trois ou quatre mois, afin que, s'il avait agi contre -son devoir, le temps fasse rompre les mesures prises -avec M. Fouquet.» (23 septembre.)</p> - -<p>«Comme vous me marquez que M. Fouquet profite -de ses vieux habits pour se concilier le valet qui -est auprès de lui, le roi désire qu'à mesure que -vous lui en fournissez de nouveaux, vous donniez -ceux qu'il quitte aux pauvres.» (23 octobre.)</p> - -<p>«Le roi estime que l'on ne peut mieux faire que -d'enfermer avec M. Fouquet deux valets <i>qui ne sortiront -que par la mort</i>. Les avantages que vous tirerez -de ces deux valets ainsi renfermés, sont qu'ils -pourront se veiller l'un l'autre et que vous connaîtrez, -en les questionnant ou par les rapports qu'ils -vous feront, s'ils vous disent vrai.» (14 février -1667.)</p> - -<p>«Votre lettre du 29 du mois passé m'apprend -la continuation et l'état de la maladie de M. Fouquet. -Je vous prie de continuer à m'en informer par tous -les ordinaires. En faisant ce qui peut lui être utile, -vous ne devez pas négliger la moindre des choses -qui peuvent aller contre la sûreté de la garde de sa -personne.» (9 octobre 1668.)</p> - -<p>«Vous avez bien fait de ne pas donner aux Récollets -la pistole que le valet de M. Fouquet vous a -prié de leur délivrer par charité, puisque vous appréhendez -qu'il n'y ait à cela quelque mystère.» (26 -mars 1669.)</p> - -<p>«Il faut vous consoler du chagrin que M. Fouquet -peut avoir contre vous des nouvelles précautions -que vous avez prises pour la sûreté de sa garde.» -(22 avril 1669.)</p> - -<p>«Vous avez découvert que vos soldats avaient -commerce avec M. Fouquet: il faut qu'il y ait encore -quelque chose de plus que ce que vous me -mandez qu'ils vous ont avoué; car il n'aurait pas fait -donner six pistoles à un soldat qu'il nommait par -son nom, s'il ne lui eût auparavant rendu quelque -service. Le roi ne fera aucune difficulté de vous permettre -de faire justice de vos soldats en assemblant -vos officiers et sergens; et s'il n'y a point de preuves -assez sûres pour punir un crime de cette qualité à -l'égard du valet, vous ne pouvez que le bien maltraiter -et l'enfermer pour long-temps. Cependant -vous ferez fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet -en état que pareille chose ne lui puisse plus -arriver, et veiller toujours si exactement, qu'il ne -puisse rien voir sans que vous le découvriez.» (7 décembre.)</p> - -<p>«Il faut faire une grille, vis-à-vis de chacune -des fenêtres de <i>votre</i> prisonnier, qui soit en demi-cercle -en saillie hors du mur extérieur de deux ou -trois pieds, et entourer chacune desdites grilles -d'une claie fort serrée, et assez haute pour empêcher -qu'il ne puisse voir autre chose que le ciel; et -quand il sera nuit, que vous fassiez descendre des -nattes dessus ses fenêtres, que vous relèverez à la -pointe du jour: ainsi l'on ne pourra plus lui faire -signe, ni lui en faire faire à qui que ce soit, et il ne -pourra plus rien jeter ni recevoir.» (17 décembre.)</p> - -<p>«Il faut observer que si vous donnez à M. Fouquet -des valets que l'on vous amènera d'ici, il pourra -bien arriver qu'ils seront gagnés par avance, et -qu'ainsi ils seraient pis que ceux que vous en ôteriez -présentement.» (1<sup>er</sup> janvier 1670.)</p> - -<p>«Les précautions que vous avez résolu de prendre -pour empêcher que M. Fouquet ne donne de ses -nouvelles à personne, ni n'en reçoive de qui que ce -soit, sont bonnes.» (16 janvier 1670.)</p> - -<p>«La punition que vous avez fait faire des cinq -soldats qui vous avaient trahi ne saurait produire -qu'un très-bon effet.» (26 janvier.)</p> - -<p>«J'ai reçu le plan des jalousies que vous faites -faire pour les fenêtres de M. Fouquet; ce n'est pas -comme cela que j'ai entendu qu'elles doivent être, -mais bien des claies ordinaires qu'il faut mettre autour -des grilles, en saillie et en hauteur nécessaire -pour empêcher qu'il ne voie les terres des environs -de son logement.» (28 janvier.)</p> - -<p>«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans -et le dehors du lieu où M. Fouquet est enfermé, et -de le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir -ni être vu de personne.» (26 mars.)</p> - -<p>«Votre lettre du 5 de ce mois me fait connaître -que M. Fouquet désirerait lire la Bible. Vous pouvez -lui en acheter une et même les livres pour l'usage -de son valet, ne doutant pas que, avant de les leur -délivrer, vous ne vous précautionniez.» (14 juillet.)</p> - -<p>«Vous jugerez facilement par la grandeur du -mémoire du sieur Pecquet, pour la composition de -l'emplâtre que M. Fouquet demande, qu'il n'a pu -le faire dans mon cabinet, en ma présence, et qu'il -l'a dressé chez lui; cette raison m'oblige de vous -dire qu'aussitôt que vous l'aurez reçu, vous en fassiez -une copie bien exacte, et en montriez l'original -à M. Fouquet, et que vous en collationniez avec lui -la copie, laquelle vous lui laisserez, et brûlerez ensuite -l'original; par ce moyen, ledit sieur Fouquet, -l'ayant vu, n'aura aucun doute; et vous, l'ayant -brûlé, n'en aurez aucune inquiétude.» (13 décembre.)</p> - -<p>«Sa Majesté, que l'on pourrait voir, a empêché -que M. de Lauzun (nouvellement arrivé à Pignerol) -ne puisse parler à M. Fouquet par la même cheminée.» -(20 décembre 1671.)</p> - -<p>A la fin de l'année 1672, la prison de Fouquet -commença de s'adoucir; on lui rendit une lettre de -sa femme avec permission d'y répondre <i>en présence</i> -de Saint-Mars; dès lors, d'autres lettres de M<sup>me</sup> Fouquet -lui parvinrent de même par l'entremise de -Louvois, qui faisait examiner et visiter ces lettres -soumises à des analyses chimiques pour qu'on n'y -pût cacher quelque écriture faite avec une encre -invisible.</p> - -<p>Fouquet obtint successivement d'écrire au roi et -à Louvois; d'être instruit des principaux événemens -politiques; de recevoir par écrit les consultations -de son médecin Pecquet et de plusieurs praticiens -de Paris; de <i>prendre l'air, de deux jours l'un</i>, pendant -deux heures chaque jour, sous la menace de -<i>retourner dans sa chambre pour toujours</i>, s'il essayait -de lier des intelligences avec quelqu'un; de -communiquer avec le comte de Lauzun, prisonnier -d'état comme lui à Pignerol; de lire le <i>Mercure galant</i>; -d'adresser des mémoires cachetés au roi; de -<i>jouer et converser</i> avec les officiers de Saint-Mars -à <i>tous les jeux honnêtes</i> qu'il pouvait désirer; de -se promener <i>dans l'étendue de la citadelle</i>, accompagné -de quelques soldats; de dîner avec M<sup>me</sup> de -Saint-Mars, <i>quand même il y aurait des étrangers</i>; -de passer <i>des matinées et des après-dîners</i>, -enfermé dans son appartement, en compagnie des -officiers de la garnison du château; enfin, d'embrasser -sa femme, ses frères et ses enfans<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> Tous ces faits résultent de la correspondance secrète de Louvois, publiée -par M. Delort, et notamment d'une lettre du 1<sup>er</sup> novembre 1677 et -d'un mémoire du 18 janvier 1679.</p> -</div> -<p>Mais nonobstant ces adoucissemens progressifs -dans la captivité de Fouquet, la surveillance de -Saint-Mars était aussi active et aussi minutieuse.</p> - -<p>Fouquet ayant demandé la permission d'écrire -<i>une pensée</i> qu'il avait, laquelle, disait-il, serait -<i>fort utile au service du roi</i>, Saint-Mars lui donna -six feuilles de papier, après avoir <i>tiré de lui parole -de les rendre écrites ou blanches</i> au bout de quatre -jours, pour les cacheter et les adresser au roi. -(30 janvier 1673.)</p> - -<p>Fouquet ayant désiré savoir <i>des nouvelles</i>, Saint-Mars -fut autorisé à lui en dire du progrès des armes -du roi, sans que <i>cela s'étendît à autre chose, sous -quelque prétexte que ce fût</i>. (2 juillet 1673.)</p> - -<p>Fouquet ayant voulu avoir du thé, on le lui envoya -de Paris, mais Saint-Mars eut soin d'enlever -la boîte, après l'avoir vidée devant lui, ainsi que le -papier et le plomb qui enveloppaient le thé. (Novembre -1677.)</p> - -<p>Louvois écrit à Saint-Mars: «Vous ne devez -point donner d'autres lettres à M. Fouquet que -celles que je vous adresse dans mes paquets avec -une de moi.» (13 mars 1679.) «Il est à propos -que M. d'Herleville (gouverneur de la ville de Pignerol) -et sa femme ne rendent visite à M. Fouquet -que trois ou quatre fois l'année; à l'égard du -père jésuite qui vous est suspect, ne souffrez point -qu'il entre dans le donjon.» (23 octobre.) «Vous -répondez toujours à Sa Majesté de la sûreté de la -personne de M. Fouquet.» (18 décembre.) «Je crois -devoir vous répéter que les ordres de Sa Majesté -restreignent les visites qui peuvent être rendues à -votre prisonnier, aux officiers et habitans de la ville -et de la citadelle.» (25 décembre.)</p> - -<p>On voit évidemment dans la correspondance de -Louvois qu'en 1679 on accordait un peu plus de liberté -à Fouquet, mais qu'on n'épargnait rien pour -l'empêcher de parler sur certains sujets que le roi -avait fort à cœur: l'épée de Damoclès était sans cesse -au-dessus de sa tête!</p> - - -<h3>II.</h3> - -<p>L'anecdote de l'assiette d'argent, que Voltaire -emprunta aux <i>Mémoires de Perse</i>, est rapportée -d'une autre manière par le père Papon, dans le -<i>Voyage en Provence</i>. Ici, ce n'est plus un pêcheur -ni un esclave, mais un <span lang="la" xml:lang="la">frater</span>; ce n'est plus une assiette, -mais une chemise très-fine, sur laquelle le -prisonnier aurait écrit <i>d'un bout à l'autre</i>.</p> - -<p>L'origine de cette anecdote n'existe-t-elle pas -dans ces passages de deux lettres de Louvois à Saint-Mars? -«Votre lettre m'a été rendue avec le nouveau -mouchoir sur lequel il y a de l'écriture de -M. Fouquet.» (18 décembre 1665.) «Vous pouvez lui -déclarer que s'il emploie encore son linge de table -à faire du papier, il ne doit pas être surpris si vous -ne lui en donnez plus. Il me semble qu'il n'est pas -fort difficile de s'apercevoir s'il en consomme à cet -usage, puisqu'il n'y a qu'à le donner par compte à -ses valets et les obliger à le rendre par compte aussi, -et quand il en manquera, ce sera une marque infaillible -qu'il s'en sera servi.» (21 novembre 1667.)</p> - -<p>Fouquet, qui écrivait sur son linge, pouvait bien -imaginer d'écrire sur sa vaisselle. Ce fut peut-être -dans cette intention qu'il demanda et obtint de -faire faire des assiettes et une salière, avec deux -flambeaux d'argent qui avaient été brisés dans l'explosion -de la poudrière. (7 août 1665.)</p> - -<p>Le père Papon apprit d'un vieil officier de l'île -de Sainte-Marguerite, qu'une femme du village de -Mongins vint se présenter à Saint-Mars pour être -admise en qualité de servante auprès du prisonnier -inconnu, mais qu'elle refusa de se condamner à une -captivité lucrative, lorsqu'on lui eut annoncé que -cette captivité serait perpétuelle.</p> - -<p>N'est-ce pas là cette mesure prise à l'égard des -valets de Fouquet, lesquels ne devaient sortir de sa -prison que <i>par la mort</i>? Peut-être la femme que -Saint-Mars voulait prendre à gages n'est-elle autre -que la blanchisseuse qu'on logea dans le donjon -pour laver le linge de Fouquet qui mettait de l'écriture -<i>partout</i>, même sur ses rubans et la doublure -de son pourpoint, tellement qu'on fut obligé de l'habiller -d'une couleur sombre et de ne lui donner -que des rubans noirs (lettre de Louvois du 14 février -1667). On se souvient que, selon M. de Palteau, -le prisonnier était <i>toujours vêtu de brun</i>.</p> - -<p>Le père Papon ouït dire encore que le valet du -prisonnier étant mort dans la chambre de son maître, -un officier de Saint-Mars alla lui-même, la nuit, -prendre le corps pour le porter au cimetière: un -valet de Fouquet, emprisonné comme lui à perpétuité, -mourut aussi au mois de février 1680 (lettre -de Louvois du 12 mars de cette année-là). Les faits -qui s'étaient passés à Pignerol durent avoir un écho -aux îles Sainte-Marguerite, lorsque Saint-Mars y -transféra son <i>ancien prisonnier</i>.</p> - -<p>Quant aux égards que Louvois montrait pour le -<i>Masque de Fer</i>, en se découvrant devant lui, on -peut penser que ce ministre, malgré son orgueil, -accordait ces marques de déférence au malheur et -à la vieillesse, s'il se rencontra jamais avec Fouquet -dans un des voyages rapides et mystérieux -qu'il faisait souvent.</p> - -<p>«Il a quelquefois visité une partie de la France, -quand le bruit de son départ commence à être semé, -dit le <i>Mercure galant</i> du mois de mai 1680 (un -mois après la prétendue mort de Fouquet! On a -des motifs de croire que Louvois était allé à Pignerol); -et comme dans son retour il devance ordinairement -les plus prompts courriers, ceux qui se plaisent -à raisonner perdent leurs mesures.»</p> - -<p>Le <i>Mercure galant</i> du mois de juin laisse encore -mieux pénétrer l'objet de ce voyage qui conduisit -sans doute le ministre à Pignerol: «M. de Louvois -est de retour à Fontainebleau <i>après avoir parcouru -beaucoup de pays</i>. Vous savez jusqu'où le zèle -qu'il a pour le service du roi l'emporte et avec quelle -rapidité on le voit agir pour les intérêts de l'état. -<i>Son voyage n'a pas tant été pour le besoin qu'il -avait des eaux de Barège, que pour voir les travaux -de quelques places où les grandes lumières -qu'il a sur toute chose rendaient sa présence nécessaire.</i>» -Voilà, ce me semble, en quelle occasion -Louvois se découvrit devant le <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<p>Louvois, dans ses lettres à Saint-Mars, ne s'exprime -jamais qu'avec beaucoup de politesse en parlant -de Fouquet: «Vous pouvez lui dire que j'ai fait, -jusqu'à présent, tout ce qui a pu dépendre de moi -pour lui rendre service dans les choses où je l'ai pu -sans blesser mon devoir, et que je continuerai avec -plaisir.» (30 janvier 1673.) «Je vous prie de faire -à M. Fouquet un remerciement de ma part sur toutes -ses honnêtetés.» (26 décembre 1677.) Voilà bien -un salut par écrit.</p> - -<p>Les beaux habits, le linge fin, les livres, tout ce -qu'on prodiguait au prisonnier masqué pour lui -rendre la vie moins pénible, n'étaient pas non plus -refusés à Fouquet: l'ameublement de sa seconde -chambre à Pignerol coûta plus de douze cents livres -(lettre de Louvois, 20 février 1665); les habits et le -linge que Saint-Mars lui fournit en treize mois -coûtèrent, d'une part 1042 livres, et de l'autre, 1646 -livres (lettres de Louvois, 12 décembre 1665 et 22 -février 1666); Fouquet avait des flambeaux d'argent -(lettre de Louvois, 7 août 1665); on renouvela -plusieurs fois son ameublement et ses <i>tapis</i> pendant -seize ans de prison; il avait par an deux habits -neufs, l'un d'hiver et l'autre d'été; on lui achetait -la plupart des livres qu'il désirait: «Vous avez -bien fait, écrit Louvois à Saint-Mars, de lui donner -les choses nécessaires pour contribuer à son divertissement; -mais vous devez toujours prendre vos -précautions pour la sûreté de sa garde.» (21 février -1669.)</p> - -<p>Fouquet, dans le désœuvrement d'une si longue -captivité, était bien capable d'imiter l'homme au -masque, qui, selon le rapport de Lagrange-Chancel, -s'<i>amusait</i> à épiler sa barbe avec des pinces d'acier; -non-seulement Fouquet apprenait le latin et la <i>pharmacie</i> -à ses domestiques<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>, composait des vers pieux -à l'aide du <i>Dictionnaire des rimes françaises</i>, imaginait -des onguens et des remèdes pour différens -maux<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">[88]</a>, mais encore il se livrait on ne sait à quelles -occupations frivoles qui faisaient dire à Louvois, le 16 -juin 1666: «Cette occupation marque bien l'oisiveté -dans laquelle il se trouve présentement. Il ne faut pas -s'étonner qu'un homme qui a eu une longue habitude -du travail s'applique à de petites choses pour -s'occuper<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">[89]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a> <i>Histoire de la détention de Fouquet, de Pellisson et de Lauzun</i>, par M. Delort, -en tête de l'<i>Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres</i>, -p. 33.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88"><span class="label">[88]</span></a> Fouquet avait appris de sa mère, auteur du célèbre <i>Recueil de recettes -choisies</i> tant de fois réimprimé depuis l'édition originale de 1675, une foule -de recettes singulières. Louvois, ayant mal aux yeux, lui fit demander de -l'<i>eau de casselunette</i> et un <i>Mémoire de la manière dont elle se fait</i> (lettres -du 13 juin et 5 juillet 1678).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89"><span class="label">[89]</span></a> Ne doit-on pas rapporter à ce passage la célèbre histoire de l'araignée -que tant de biographes ont introduite à tort dans la captivité de Pellisson, -et dont Renneville, mieux instruit des traditions de la Bastille, a -fait honneur au comte de Lauzun, trop léger et trop insouciant néanmoins -pour se créer des <i>occupations</i> de cette espèce? Ce serait donc Fouquet et -non Lauzun, à qui nous attribuerions cette touchante anecdote: «Sans -livres, sans occupation, n'étant visité que de son barbare surveillant, lorsqu'il -lui portait du pain, le comte (Fouquet) ne sachant à quoi s'amuser, -avait appris à une petite araignée à descendre dans sa main pour y prendre -du pain qu'il lui tendait. Un jour Saint-Mars entra dans le moment que -le comte était dans cette amusante <i>occupation</i> avec son araignée; il lui fit -le détail de ce beau divertissement, et ce brutal, voyant que le comte y -prenait une espèce de plaisir, lui écrasa l'araignée dans la main en lui disant -que les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement.» -<i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 74.</p> -</div> -<p>On pourrait encore appliquer à Fouquet une partie -de ce que la tradition nous fait connaître de la -taille, de l'air majestueux, de la voix intéressante -et même de l'esprit <i>vif et orné</i> du prisonnier masqué.</p> - -<p>Fouquet n'était pas beau de visage, il est vrai; -mais l'abbé de Choisy, dans ses <i>Mémoires</i><a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">[90]</a> nous le -montre «savant dans le droit, et même dans les -belles-lettres; la conversation légère, les manières -aisées et nobles; répondant toujours des choses -agréables.» Bussy-Rabutin ne le juge pas autrement, -et avoue à contre-cœur qu'<i>il avait l'esprit fin -et délicat</i><a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">[91]</a>. Ses portraits lui donnent une figure -spirituelle, un regard fier, une superbe chevelure: -en un mot, sa bourse n'était pas le seul aimant qui -lui gagnât les cœurs, puisque M<sup>me</sup> de Sévigné, qu'il -avait courtisée sans succès comme amant, l'estimait -assez pour en faire un ami.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90"><span class="label">[90]</span></a> Collection Petitot, t. 63 de la seconde série, p. 210.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91"><span class="label">[91]</span></a> <i>Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy</i>, éd. de 1696, in-12, -t. 2, p. 428.</p> -</div> - -<h3>III.</h3> - -<p>Il est certain qu'avant l'année 1680, Saint-Mars -ne gardait à Pignerol que deux prisonniers importans, -Fouquet et Lauzun; cependant, l'<i>ancien prisonnier -qu'il avait à Pignerol</i>, suivant les termes -du journal de M. Dujonca, dut se trouver dans cette -forteresse avant la fin d'août 1681, époque du passage -de Saint-Mars au fort d'Exilles, où le roi l'envoyait -en qualité de gouverneur, pour le récompenser -de son zèle dans la garde de Fouquet.</p> - -<p>Ce fut donc dans l'intervalle du 23 mars 1680, date -supposée de la mort de Fouquet, au 1<sup>er</sup> septembre -1681, que le <i>Masque de Fer</i> parut à Pignerol, d'où -Saint-Mars n'emmena que <i>deux</i> prisonniers à Exilles<a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">[92]</a>; -or, l'un de ces prisonniers était probablement -l'homme au masque; l'autre, qui était sans doute -Matthioli, mourut avant l'année 1687, puisque -Saint-Mars, ayant eu, au mois de janvier de cette -année-là, le gouvernement des îles Sainte-Marguerite, -ne conduisit qu'<i>un seul</i> prisonnier dans cette -nouvelle prison<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">[93]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92"><span class="label">[92]</span></a> Louvois écrit à Saint-Mars, 12 mai 1681: «Je demande au sieur Duchanoy -d'aller visiter avec vous les bâtimens d'Exilles, et d'y faire un mémoire -des réparations absolument nécessaires pour le logement des deux -prisonniers de la tour d'en bas, qui sont, je crois, les seuls que Sa Majesté -fera transférer à Exilles.» Extrait des Archives des Aff. étr. par M. Delort.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93"><span class="label">[93]</span></a> Saint-Mars écrit à Louvois, 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien -mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis bien vous en répondre -pour son entière sûreté.» Extrait des Archives des Aff. étr., par -Roux-Fazillac.</p> -</div> - -<h3>IV.</h3> - -<p>La correspondance de Louvois avec Saint-Mars<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">[94]</a> -fait mention, il faut l'avouer, de la mort de Fouquet, -que lui aurait annoncé une lettre de Saint-Mars, -écrite le 23 mars 1680. Les lettres de Louvois, datées -des 8, 9 et 29 avril, répètent plusieurs fois: <i>feu -M. Fouquet</i>, en ordonnant de remettre le corps du -défunt aux <i>gens</i> de M<sup>me</sup> Fouquet, et de transférer -Lauzun dans la chambre mortuaire, meublée et tapissée -à neuf; mais il est remarquable que, dans les -lettres suivantes, Louvois dise comme à l'ordinaire, -<i>M. Fouquet</i>, sans faire précéder ce nom de la qualification -de <i>feu</i> qu'il employait auparavant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94"><span class="label">[94]</span></a> Dans l'<i>Histoire de la détention des philosophes</i>, t. 1, p. 317 et suiv.</p> -</div> -<p>M<sup>me</sup> de Sévigné écrit à sa fille, le 3 avril 1680: -«Le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée… -M<sup>lle</sup> de Scudéry est très-affligée de cette -mort.» Elle écrit à la même, le 5 du même mois: -«Si j'étais du conseil de la famille de M. Fouquet, -je me garderais bien de faire voyager son pauvre -corps, comme on dit qu'ils vont le faire: je le ferais -enterrer là; il serait à Pignerol; et, après dix-neuf -ans, ce ne serait point de cette sorte que je voudrais -le faire sortir de prison.»</p> - -<p>Elle écrit encore à peu près dans les mêmes termes -à M. de Guitaud: «Si la famille de ce pauvre homme -me croyait, elle ne le ferait point sortir de prison à -demi; puisque son ame est allée de Pignerol dans -le ciel, j'y laisserais son corps après dix-neuf ans: -il irait de là tout aussi aisément dans la vallée de Josaphat, -que d'une sépulture au milieu de ses pères, -et comme la Providence l'a conduit d'une manière -extraordinaire, son tombeau le serait aussi.» Ce -passage de cette lettre a été seul conservé, d'où l'on -peut présumer que M<sup>me</sup> de Sévigné y donnait carrière -hardiment à des soupçons sur les causes de la -mort de son ami.</p> - -<p>La <i>Gazette de France</i>, dans son numéro <small>XXVIII</small>, -contient cette nouvelle, datée de Paris, 6 avril: -«On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet -y est mort d'<i>apoplexie</i>.» Enfin, d'après l'autorité -de la <i>Gazette</i>, Haudicquer de Blancourt, dans ses -<i>Recherches historiques de l'ordre du Saint-Esprit</i>, -imprimées en 1695, avance que Fouquet est mort -le 23 mars 1680.</p> - -<p>Mais les contradictions des contemporains au sujet -de cette mort ne sont pas moins extraordinaires que -celles des dates; et l'absence, presque complète, de -pièces y relatives, laisse beaucoup à présumer.</p> - -<p>Conçoit-on, par exemple, que Louvois n'accuse -réception de la lettre d'avis de Saint-Mars que le 8 -avril, tandis que la <i>Gazette</i> du 6 publiait cette -nouvelle et que M<sup>me</sup> de Sévigné la savait cinq jours -auparavant? Le courrier, portant les dépêches -du ministre, serait donc resté plus de quatorze -jours en chemin, tandis que la poste de Pignerol -aurait fait la même route en moins de huit jours?</p> - -<p>D'où vient que Bussy-Rabutin et M<sup>me</sup> de Sévigné, -qui étaient tous deux à Paris alors, et qui se voyaient -sans cesse, ont donné une cause entièrement opposée -à la mort de Fouquet, leur ami commun? Est-il -possible que Bussy, dans sa lettre à M<sup>me</sup> de M…, -ait écrit, le 25 mars (le mois, sinon le jour, est à -l'abri d'une controverse à élever sur la fidélité de -l'éditeur, le père Bouhours, ami de Bussy et de -Fouquet): Vous <i>savez, je crois</i>, la mort d'apoplexie -de M. Fouquet, dans le temps qu'on lui avait -permis d'aller aux eaux de Bourbon? Cette permission -est venue trop tard: la mauvaise fortune a -avancé ses jours.» Une phrase d'une autre lettre du -même, datée du 6 avril, et adressée au marquis de -Trichâteau, semble faire entendre aussi que Fouquet -avait obtenu sa grâce: «La fortune a ri trop -tard à notre pauvre ami; cela n'a fait qu'augmenter -son regret de quitter la vie.»</p> - -<p>Mais si Fouquet mourut d'<i>apoplexie</i>, comment -interpréter alors le sens de ces paroles de M<sup>me</sup> de -Sévigné: «Voilà cette vie qui a tant donné de peine -à conserver! <i>Il y aurait beaucoup à dire là-dessus!</i> -Sa maladie a été des convulsions et des maux de -cœur sans pouvoir vomir.»</p> - -<p>Comment, enfin, expliquer le silence du <i>Mercure -galant</i> sur la mort d'un personnage aussi célèbre, -quand on trouve dans ce journal le fidèle relevé des -décès principaux de chaque mois, quand le volume -d'avril annonce les morts de M<sup>rs</sup> Feydeau et Gailloire, -chanoines de Notre-Dame, de M. Bourdon, docteur -en Sorbonne, et d'autres individus aussi obscurs? -Était-ce une omission volontaire du journaliste de -Visé qui n'osait pas mécontenter Colbert ou les amis -de Fouquet, en portant un jugement sur la personne -du défunt, en rappelant ses malheurs ou ses -fautes? Était-ce la censure occulte de Versailles -qui condamnait à l'oubli la mémoire du surintendant?</p> - -<p>Étrange mort que celle-ci, qui eut lieu à Pignerol -le 23 mars, et qui était sue le 25 à Paris!</p> - -<p>Pas un acte authentique pour constater la fin -d'un homme qui avait fait autant de bruit par sa -disgrâce que par sa fortune, pour imposer silence -aux soupçons toujours prêts à chercher un crime -dans une mort entourée du mystère de la prison d'état, -pour forcer l'histoire à enregistrer le terme de -cette grande et illustre captivité! Rien qu'une dépêche, -presque énigmatique, du ministre de la guerre; -rien que la restitution d'un cadavre dans un cercueil; -rien que l'extrait, peut-être supposé, d'un -obituaire de couvent constatant l'inhumation un an -après la mort!</p> - -<p>Le 9 avril, Louvois écrit de Saint-Germain à -Saint-Mars: «Le roi me commande de vous faire -savoir que Sa Majesté trouve bon que vous fassiez -remettre aux gens de M<sup>me</sup> Fouquet le corps de feu -son mari, pour le faire transporter où bon lui semblera.» -Or, à cette époque, M<sup>me</sup> Fouquet demeurait -à Pignerol dans la maison du sieur Fenouil<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">[95]</a>, et -sa fille devait bientôt habiter le donjon au-dessus -de la chambre du prisonnier, avec laquelle un escalier -intérieur, construit exprès, aurait permis de -communiquer<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">[96]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95"><span class="label">[95]</span></a> On apprend cette particularité de la procuration retrouvée par M. Modeste -Paroletti, et citée plus bas.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96"><span class="label">[96]</span></a> Lettre de Louvois, du 18 décembre 1679, dans le t. 1 de l'<i>Histoire de -la détention des philosophes</i>.</p> -</div> -<p>Cependant ce n'est qu'un an plus tard que le -corps, transporté à Paris, fut inhumé, dit-on, le -28 mars 1681, en l'église du couvent des Filles de -la Visitation-Sainte-Marie, dans la chapelle de Saint-François-de-Sales -où François Fouquet, père du -surintendant, reposait sous les marches de l'autel -depuis quarante et un ans. François Fouquet avait -une fastueuse épitaphe<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">[97]</a>, qui énumérait ses titres, et -ses vertus, à demi effacée par les pieds du prêtre -officiant; mais Nicolas Fouquet n'eut pas même -son nom gravé sur une lame de cuivre, dans un temps -où l'Académie des inscriptions et des médailles secondait -la sculpture pour immortaliser les tombeaux! -Nicolas Fouquet, <i>qui fut élevé à tous les -degrés d'honneur de la magistrature, conseiller du -parlement, maître des requêtes, procureur-général, -surintendant des finances et ministre d'état</i>, dut se -contenter de cette oraison funèbre écrite dans les -registres mortuaires des Visitandines, si toutefois -on peut s'en rapporter à l'extrait de ces registres -mentionné dans les <i>notes</i> du major Chevalier, bien -que la supérieure du couvent de la Visitation ait -déclaré en 1790 qu'il n'existait <i>aucun registre de -sépulture antérieur à l'année 1737</i><a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">[98]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97"><span class="label">[97]</span></a> Voici cette épitaphe rapportée par Piganiol de la Force, <i>Descript. de -Paris</i>, éd. de 1765, t. 5, p. 42:</p> - -<p class="ind">«<span class="small">A L'HEUREUSE MÉMOIRE</span></p> - -<p>De messire François Foucquet, chevalier, conseiller du roi ordinaire -dans tous ses conseils, fils de messire <span class="sc">François Foucquet</span>, conseiller au -parlement de Paris, lequel, après avoir passé par les charges de conseiller -audit parlement et de maître des requêtes ordinaire de son hôtel, fut nommé -pour ambassadeur de Sa Majesté vers les Suisses, et puis retenu pour -être employé aux plus secrètes et plus importantes affaires de l'état, dans -le maniement desquelles il a vécu avec tant d'intégrité et de modération, -qu'il peut être proposé pour exemple à tous ceux qui sont admis aux conseils -des princes. Sa naissance, sa vertu, sa capacité, son zèle au service -du roi, lui ont acquis un nom honorable en cette vie, d'où il passa en une -meilleure, trop tôt pour les siens et pour le public, laissant douze enfans -de dame <span class="sc">Marie de Maupeou</span>, sa femme, fille de messire <span class="sc">Gilles de Maupeou</span>, -seigneur d'Ableiges, conseiller d'état, intendant et contrôleur général -des finances. Il mourut le 22 avril 1640, âgé de 53 ans.»</p> - -<p>Le cercueil qui se trouve encore dans le caveau porte cette autre épitaphe -plus modeste que je transcris.</p> - -<p class="c small">CY GIST LE CORPS DE M<sup>r</sup><br /> -FRANÇOIS FOUQUET<br /> -VIVANT CH<sup>er</sup> CONS<sup>r</sup><br /> -ORDIN<sup>re</sup> DU ROY EN<br /> -SON CONSEIL D'ESTAT<br /> -LEQUEL DÉCÉDA LE XXII<sup>e</sup><br /> -JOUR D'AVRIL 1640<br /> -AAGÉ DE 53 ANS.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98"><span class="label">[98]</span></a> Cette supérieure adressa la lettre suivante aux auteurs de la <i>Bastille -dévoilée</i>, qui lui avaient demandé de collationner sur l'original l'extrait -mortuaire de Fouquet.</p> - -<p class="ind">«Monsieur,</p> - -<p>La déclaration du roi du 9 avril 1736 qui oblige d'avoir deux registres -de sépulture, et d'en déposer un au greffe, tous les ans, est l'époque précise -des <i>Actes mortuaires</i> dont nous sommes en possession; <i>d'après les -plus exactes recherches</i>, nous n'en avons trouvé <i>aucun</i> antérieur à l'année -1737. Il se pourrait bien que celui de M. Foucquet fût à la paroisse Saint-Paul, -parce que c'est le curé de ladite paroisse qui fait tous nos enterremens; -nous voyons <i>par différentes notes</i> que ledit sieur est mort à Pignerol, -au mois de mars 1680; qu'il a été inhumé dans notre église extérieure -le 28 mars 1681, dans la cave où M. son père avait été enterré quarante -ans auparavant; <i>son</i> épitaphe est dans la chapelle de Saint-François -de Sales, au-dessus de ladite cave. La messe dont il a été parlé a été -fondée par M. son père, en 1640.</p> - -<p>J'ai l'honneur d'être, etc. Sœur Anne-Madeleine Chalmette.»</p> - -<p>Cette lettre, imprimée dans la 9<sup>e</sup> livraison de la <i>Bastille dévoilée</i> pour -prouver que Fouquet ne fut pas l'homme au masque, prouve surtout que -les registres cités par Chevalier n'ont jamais existé, ou bien ont été enlevés -à l'époque (vers 1770) où l'on fit à Pignerol et à la Bastille des perquisitions -secrètes, afin d'anéantir les traces de la captivité du surintendant.</p> - -<p>Quant à <i>son</i> épitaphe qui, selon cette lettre, <i>était</i> dans la chapelle de -Saint-François de Sales, on est autorisé à croire que la supérieure a été trompée -par une des épitaphes de la famille Fouquet, dans lesquelles le nom du -surintendant se trouvait plusieurs fois répété avec l'énumération de tous -ses titres et dignités.</p> - -<p>Un historien moderne (Dufey, de l'Yonne) a bien fait la même confusion -en disant dans le <i>Mémorial parisien</i>: «Sous les marches de la chapelle à -gauche, a été inhumé Nicolas Fouquet,» M. Dufey avait mal lu Piganiol -qui dit: «Dans une chapelle qui est à gauche en entrant et sous les marches, a -été inhumé François Fouquet.» L'épitaphe de Nicolas Fouquet n'a jamais -existé: elle n'est relatée nulle part dans les <i>Épitaphiers</i> manuscrits de la ville -de Paris, pas même dans le grand recueil en 9 vol. in-fol, avec les armoiries -coloriées, lequel fait partie du Cabinet des Chartes et Titres formé par -M. Champollion-Figeac, à la Bibliothèque du roi.</p> - -<p>Au reste, cette lettre est fort amphibologique, et les <i>différentes notes</i> sur -lesquelles la supérieure appuie ses indications méritent peu de confiance -à cause de leur analogie avec les <i>notes</i> du major Chevalier.</p> -</div> -<p>Quoi! dans cette chapelle dotée par François Fouquet, -ornée par Nicolas Fouquet, remplie des épitaphes -de la famille Fouquet, le prisonnier de Pignerol -fut enterré obscurément, sans une pierre tumulaire, -sans une inscription, sans un obit! quoi! -ses deux frères qui lui survécurent, Louis, évêque -d'Agde, et Gilles, premier écuyer de la grande -écurie; ses enfans, Louis-Nicolas comte de Vaux, -Charles Armand, prêtre de l'oratoire, Louis, marquis -de Belle-Isle, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem; -ses filles et ses gendres, Armand de Béthune, -duc de Charost, et Emmanuel de Crussol, marquis -de Montgalez; sa femme; sa mère qui vivait encore -et qui passait pour une sainte toute chargée d'œuvres -pies et charitables; ses amis, encore nombreux -et puissans, qui le pleuraient comme une victime -innocente immolée à l'ambition de Colbert et à la -jalousie de Louis XIV, ne vengèrent pas du moins -sa mémoire en publiant sur sa tombe l'histoire de -ses infortunes et le triomphe de sa fin chrétienne!</p> - -<p>Est-ce que dans ce temps-là les inscriptions funéraires -avaient besoin, comme un livre, d'une <i>approbation -du roi</i>? Les filles de la Visitation craignirent-elles -de se mettre mal en cour, si elles souffraient -dans leur église l'éloge public de leur bienfaiteur -défunt, proscrit même après sa mort? Les -Visitandines étaient pourtant quelquefois très-expansives -dans leur gratitude, lorsqu'elles ajoutaient, -par exemple, à l'épitaphe de frère Noël Brulart de -Sillery, que ce fondateur de leur église avait voulu, -<i>pour comble de tout</i>, y être enterré. L'épitaphe de -Fouquet disparut-elle sous le marteau, par un ordre -émané de Versailles? Défense fut-elle faite d'offrir -aux yeux des personnes dévotes le moindre signe -extérieur qui rappelât le terrible martyre de ce -pauvre homme, et sollicitât pour lui des indulgences -dans l'autre vie? ou plutôt, la famille de Fouquet, suspectant -l'identité du corps qu'on lui remettait, et -n'osant approfondir le mystère d'une substitution -de cadavre, préféra-t-elle garder le silence et ne -pas se faire complice de cette odieuse fraude inventée -par la haine ou par la politique?</p> - -<p>La plupart des historiens des monumens de Paris<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">[99]</a> -ont répété que Fouquet avait été enterré dans le -même caveau que son père, mais pas un n'y est descendu -pour découvrir la place occupée autrefois par -un cercueil, vide peut-être, ou du moins ne contenant -que des ossemens qui n'avaient jamais appartenu -au prisonnier de Pignerol.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99"><span class="label">[99]</span></a> Voyez Dulaure, Germain Brice, Piganiol de la Force, Hurtaut, Thiéry, -Auguste Poullain de Saint-Foix, etc.; mais les histoires de Paris, publiées -à la fin du dix-septième siècle, telles que la première édition de G. Brice, -(1684), <i>Paris ancien et nouveau</i>, par Lemaire (1685) ne parlent pas de cette -sépulture.</p> -</div> -<p>Quant à nous, qui avions soulevé tant de preuves -morales contre la prétendue inhumation de Fouquet -dans l'église des filles de Sainte-Marie, nous pensions -que la vérité ne serait plus reconnaissable aujourd'hui -sur un squelette, sur une tête de mort; -nous ne songions pas à desceller ce cercueil de plomb -pour y remuer une poussière muette. Eh bien! un -fait est venu par hasard justifier, surpasser nos inductions: -Fouquet n'a pas été inhumé à la Visitation, -comme on l'a cru; son cercueil n'a même -jamais été transféré de Pignerol à Paris; les registres -du couvent ou les gens qui invoquaient leur -témoignage ont menti!</p> - -<p>La <i>cave</i> de la chapelle de Saint-François-de-Sales -n'avait pas été ouverte depuis l'année 1786 où -l'on y enterra la dernière des Sillery, Adélaïde-Félicité -Brulart; le couvent supprimé en 1790, les -bâtimens vendus depuis et l'église concédée au culte -protestant en 1802, on respecta cependant les tombes -et on n'alla pas chercher du plomb pour fondre -des balles, dans le caveau des bienfaiteurs du monastère. -Il y a cinq mois environ que la cathédrale de -Bourges réclama le corps d'un de ses archevêques, le -<i>bienheureux</i> André Fremiot, qui avait été inhumé -chez les filles de Sainte-Marie, fondées par sa sœur, -la célèbre M<sup>me</sup> de Chantal, au commencement du -17<sup>e</sup> siècle: on fit de longues recherches avant de -découvrir les restes du prélat catholique oubliés -sous la sauve-garde de la <i>Confession de Genève</i>; -ce fut dans la sépulture de Fouquet qu'on trouva le -cercueil de l'<i>illustrissime et révérendissime père en -Dieu, patriarche, archevêque de Bourges, primat -des Aquitaines</i>; tous les cercueils que contenait le -caveau furent examinés par une commission de la -ville, toutes les épitaphes furent relevées avec soin: -celle de Nicolas Fouquet manque!</p> - -<p>Son père François, ses frères Yves, seigneur de -Mézières, conseiller du parlement, et Basile, commandeur -des ordres du roi, abbé de Barbeaux et -de Rigni, sa première femme Louise Fouché dame -de Quehillac, deux de ses enfans décédés en bas âge, -son fils aîné Louis-Nicolas comte de Vaux, sont les -seuls habitans de ce caveau où retentit, comme un -écho plaintif, le nom de <i>très-haut et très-puissant -seigneur messire Nicolas Fouquet, chevalier, vicomte -de Vaux et de Melun, ministre d'état et surintendant-général -du roi</i>; nom fameux par les -malheurs plutôt que par la fortune qu'il rappelle, -nom imposant surtout dans l'épitaphe de deux héritiers -de cette haute prospérité frappés au berceau, -avant que le <i>très-haut et très-puissant seigneur</i> fût -devenu un grand criminel d'état devant la chambre -de justice de 1661!</p> - -<p>Cette censure royale, qui refusait une épitaphe à -la victime de Pignerol, mit un bâillon sur la bouche -de l'histoire pour l'empêcher de faire entendre le -jugement de la postérité. Voyez: Fouquet mort, -ou passant pour tel, comme on a peur qu'une voix -indiscrète ne s'élève de sa tombe ou de sa prison! -comme on a soin d'imposer silence aux regrets de -ses amis! comme on s'efforce d'effacer jusqu'au souvenir -de l'illustre captif! Pellisson, qui achevait en -ce temps-là son <i>Histoire de Louis XIV</i>, s'excusa -de ne pas s'arrêter sur la disgrâce du surintendant, -qu'il avait partagée, et ne donna aucun détail concernant -une affaire qu'il devait connaître à fond; -M. de Riencourt, dans son <i>Histoire de la monarchie -française sous le règne de Louis-le-Grand</i>, -imprimée en 1688, ne mentionna pas même la condamnation -de Fouquet, sans doute pour éviter de -le plaindre, car il ne manifestait que des doutes au -sujet de la culpabilité de ce ministre.</p> - -<p>La généreuse M<sup>me</sup> Fouquet (Marie-Madelaine de -Castille-Villemareuil, morte en 1716, âgée de quatre-vingt-trois -ans) qui, depuis dix-huit ans, assiégeait le -roi de placets<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">[100]</a> et de sollicitations, invoqua en 1680 -une promesse que Louis XIV lui avait faite pour se -dérober sans doute à ses importunités, et voulut -rendre cette promesse plus solennelle par la publicité; -mais la <i>Harangue de M<sup>me</sup> Fouquet au roi</i> ne -put être imprimée qu'à l'étranger, à Utrecht, chez -Jean Ribius, et les exemplaires de ce petit livre -in-16, intitulé <i>Formulaire des inscriptions et -soubscriptions des lettres dont le roi de France -est traité par tous les potentats de l'Europe, et -dont il les traite réciproquement</i>, eurent beaucoup -de peine à s'introduire en France, quoique le sujet -adulateur de l'ouvrage eût été imaginé sans doute -pour servir de recommandation à la harangue.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100"><span class="label">[100]</span></a> On en trouve un, présenté au roi <i>le jour de sa fête</i>, dans le premier -volume des <i>Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille</i>, p. 62.</p> -</div> -<p>«Votre Majesté, disait M<sup>me</sup> Fouquet dans cette -requête, a bien voulu me faire l'honneur de me dire -<i>qu'elle était fâchée d'être obligée de faire ce qu'elle -a fait</i>.» M<sup>me</sup> Fouquet, tout en implorant la clémence -royale, avait la hardiesse de rappeler les -iniquités du procès de son mari, particulièrement -les papiers de l'accusé <i>pris contre toutes les formes -ordinaires, et beaucoup même soustraits</i>; elle ne -demandait point une <i>absolution glorieuse</i>, mais -une <i>abolition</i>, l'exil au lieu de l'emprisonnement -perpétuel… Le roi répondit sans doute en ordonnant de -lui annoncer la mort du prisonnier!</p> - -<p>Les ouvrages de dévotion que Fouquet avait rédigés -à Pignerol, et que son fils enleva contre l'intention -de Louis XIV<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">[101]</a>, n'eurent pas le droit de -paraître avec le nom de l'auteur. Le père Boutauld, -jésuite<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">[102]</a>, qui publia le premier volume des <i>Conseils -de la Sagesse, ou Recueil des maximes de Salomon</i>, -après avoir obtenu un privilége daté du -13 février 1677, pour Sébastien Mabre-Cramoisi, -imprimeur du roi, et directeur de l'imprimerie -royale du Louvre, ne put obtenir qu'en juin 1683 -une <i>permission d'imprimer la Suite des Conseils -de la Sagesse</i>, trouvée dans la prison de Fouquet.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101"><span class="label">[101]</span></a> Louvois écrit à Saint-Mars, 8 avril 1680: «Vous avez eu tort de souffrir -que M. de Vaux ait emporté les papiers et les vers de M. son père, -et vous deviez faire enfermer cela dans son appartement.» T. 1 de l'<i>Histoire -de la détention des philosophes</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102"><span class="label">[102]</span></a> Le catalogue de la Bibliothèque du Roi le nomme <i>Bétaut</i>, mais c'est -une erreur. Le père d'Avrigny, dans les <i>Mémoires pour servir à l'histoire -universelle de l'Europe</i>, 1725, t. 3, p. 113, nie que Fouquet eût composé -cet ouvrage. «Je ne sache que les <i>Conseils de la sagesse</i> qu'on lui ait attribués. -Ce livre eut beaucoup de vogue, mais le P. Boutauld, jésuite, en -était l'auteur. L'idée qu'on eut qu'il était d'un surintendant prisonnier et -pénitent ne gâta rien à l'ouvrage et contribua au débit.» Mais il suffira de -comparer entre eux les différens livres publiés par le père Boutauld, depuis -1680 (il avait alors quatre-vingts ans), pour s'assurer qu'ils partent tous de la -même main et qu'ils ont été écrits sous la même inspiration: on y retrouve -à chaque page Fouquet et le prisonnier de Pignerol. Voyez <span class="sc">Boutauld</span> dans -la dernière édition de Moréri. Les <i>Conseils de la sagesse</i>, contrefaits en -Hollande avec les caractères d'Elzevier, chez Abraham Trojel et Abraham -de Hondt à la Haye, ont eu depuis quatre ou cinq éditions. Il y a aussi des -traductions en espagnol et en italien.</p> -</div> -<p>Le premier volume avait été publié à Paris en -1677: on ne tarda pas à reconnaître Fouquet sous -le masque de Salomon, quoique le <i>Journal des Savans</i>, -n<sup>o</sup> <small>XVII</small>, de l'année 1677, n'osât pas soulever un -coin du voile de l'anonyme, en rendant compte de -cet ouvrage qui était alors dans toutes les mains. -«Il y a long-temps, lit-on dans la préface, Théotime, -que vous me faites la grâce de me plaindre et -de sentir pour moi les peines de ma solitude… Ces -tristes spectacles et le silence affreux du désert où -la fortune me retient encore n'empêchent pas que -les heures n'y passent bien vite… Vous savez que -je me consolais autrefois en livres, vous allez voir -dans l'écrit que je vous envoie, que je m'occupe -maintenant à les expliquer… Salomon aimait à se -trouver seul, autant que les princes de sa cour à se -trouver auprès de lui et à l'entendre parler. L'heure -où aspiraient ses désirs était lorsqu'après les travaux -du soir, las des affaires, des honneurs et des -bruits du monde, il se retirait de la vue des compagnies, -et allait s'entretenir avec Dieu dans une -maison de campagne nommée <i>Hetta</i>, assez proche -de la ville. (N'est-ce pas une allusion à la maison -de Saint-Mandé?) Ce fut dans ce désert magnifique, -et à la vue des beautés de Dieu, que ses contemplations -lui découvraient, qu'il conçut de si -grands mépris des beautés mortelles, et qu'après -les autres plaintes qu'il fit contre la trahison de -leurs promesses et de leurs flatteries, il chanta ce -fameux cantique que les grottes et les eaux de son -palais entendirent les premières, mais que les échos -ont fait depuis entendre partout, et qu'ils feront -retentir jusqu'à la fin des siècles: <i lang="la" xml:lang="la">Vanitas vanitatum, -cuncta vanitas!</i>»</p> - -<p>Dans le courant de cette paraphrase toujours -noble et touchante, souvent éloquente et sublime, -Fouquet se rappelle sans cesse ce qu'il a été en comparaison -de ce qu'il est: le prisonnier de Pignerol -s'adresse toujours au surintendant des finances. -«Peut-être que ceux qui nous verront ce soir heureusement -établis dans une puissante et haute fortune -nous trouveront le matin ensevelis sous ses -ruines… Accoutumez-vous à regarder sans étonnement -et sans frayeur tout ce qui arrive; lorsque -l'affliction survient, ne vous fâchez pas contre -Dieu… Salomon croyait que la fidélité et l'amour -des serviteurs ne peuvent être justement récompensés -que par l'amour de leur maître… Il se regardait -comme leur père; et un des plus beaux exploits de -sa sagesse fut d'avoir fait en sorte que personne n'entrât -et ne demeurât chez lui pour le servir, qui ne -fût fidèle, et que personne n'en sortît, qui ne fût -riche. Leur fortune entrait dans le nombre de ses -propres affaires… Votre grandeur et votre gloire ne -sont pas d'abaisser les autres devant vous, mais -d'être grand en vous-même et d'avoir au-dessus -d'eux une élévation indépendante de leur chute et -de leur malheur… L'amitié nous plaît, mais l'intérêt -est notre maître… Ils devraient savoir que de -se déclarer l'ami de quelqu'un, c'est s'obliger de -n'avoir ni argent dans le temps de ses nécessités, ni -loisir dans le temps de ses affaires, ni sang et vie -dans le temps de ses dangers… Dans les affaires de -l'amitié, aussi bien que dans celles de l'état, les -moindres indiscrétions et légèretés de langue sont -des crimes irrémissibles… Si le malheur veut que -nous ayons des ennemis, croyons qu'il nous est -moins glorieux de renverser leur maison et leur -fortune, que d'adoucir leur colère, et tous ces soins -que nous employons à gagner sur eux un procès, -employons-les à gagner leur cœur.»</p> - -<p>Dans ces deux volumes, inspirés par la lecture -méditée de la Bible<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">[103]</a>, Fouquet se montre, suivant -l'expression d'un contemporain, <i>revêtu de sa seule -vertu, et épuré de la plus pure lumière de la foi</i><a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">[104]</a>. -Ses ennemis durent grincer des dents en voyant ce -calme évangélique et cette patience chrétienne, ce -dédain pour le <i>néant des grandeurs humaines</i> et -ce pardon des injures: Colbert sentit peut-être un -remords en quittant avec la vie ce pouvoir qu'il -avait acheté au prix de la perte de Fouquet.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103"><span class="label">[103]</span></a> On voit par la correspondance de Louvois (<i>Histoire de la détention des -philosophes</i>) que l'on donna deux exemplaires de la Bible à Fouquet, avec -les œuvres de Clavius et de saint Bonaventure, mais on lui refusa les œuvres -de saint Jérôme et celles de saint Augustin.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104"><span class="label">[104]</span></a> Manuscrits envoyés par le major Chevalier à Malesherbes. Cabinet de -M. Villenave.</p> -</div> -<p>Le second ouvrage posthume de Fouquet, intitulé -<i>Méthode pour converser avec Dieu</i>, 1684, in-16, -qui n'était pourtant qu'un extrait des <i>Conseils de -la Sagesse</i>, fut <i>supprimé</i>, malgré l'approbation de -la société de Jésus, comme on le voit par une note -manuscrite de l'exemplaire de la Bibliothèque du roi.</p> - -<p>Le père Boutauld, il est vrai, n'avait pas mis ce -petit livre à couvert par une dédicace au roi, comme -il fit pour un autre ouvrage recueilli aussi dans les -papiers de Fouquet et publié sous le titre: <i>Le -Théologien, dans les conversations avec les sages -et les grands du monde</i>, Paris, 1683, in-4<sup>o</sup>. Ce -<i>théologien</i>, qu'on a pris pour le père Cotton parce -que l'éditeur le fait vivre sous <i>Henri-le-Grand</i>, -n'est autre que Fouquet, <i>sage et maître de sa colère, -sincère, magnanime, incorruptible, fidèle à -sa promesse et impénétrable en ses secrets</i>: «Il -fut appelé à la cour et y eut un emploi des plus -honorables; le roi fit état de sa personne et de ses -conseils et se plut à ses entretiens: il lui fit même -la grâce de l'honorer de sa confiance intime et de -lui témoigner des bontés très-singulières et qui -furent enfin trop glorieuses pour n'être pas insupportables -à la jalousie.» L'éditeur annonce presque -l'origine de l'ouvrage: «Quelques uns de ses amis, -qui héritèrent de ses papiers et qui furent témoins -de ses pensées les plus secrètes, conçurent le projet -de mettre ses écrits en ordre; s'il se trouve ici quelques -fautes, on ne doit les attribuer qu'à ma seule -plume. Les lumières que j'ai reçues des personnes -qui le connurent familièrement lorsqu'il fut éloigné -de la cour m'ont beaucoup aidé. Je n'eus le bonheur -de lui parler et de l'approcher, qu'environ -deux ans avant qu'il mourût. (Ce ne peut être le -père Cotton mort en 1626.)» Il faudrait savoir si -le jésuite Boutauld n'a pas été confesseur de Fouquet, -à Pignerol.</p> - -<p>Mais la partie la plus curieuse du volume est -une éloquente justification de ce prisonnier d'état, -sous la forme d'une nouvelle historique <i>Adelaïs</i>, -dans laquelle on découvre peut-être toute l'histoire -secrète du procès de Fouquet.</p> - -<p>Marie, fille du roi d'Aragon, femme de l'empereur -Othon, devint amoureuse d'un gentilhomme, -et crut qu'il suffisait d'<i>avertir par ses regards -qu'elle permettait qu'on l'aimât</i>; ce gentilhomme -feignit de ne pas l'entendre, mais un jour, celle-ci -parla si clairement, qu'il s'échappa des bras de cette -femme éhontée. Marie, pour se venger, accusa ce -nouveau Joseph d'avoir attenté à l'honneur du lit -impérial et obtint de son mari que le coupable périrait. -Il fut arrêté et conduit en prison: «La nouvelle -de cet emprisonnement se répandit aussitôt -à la cour, mais on n'en sut pas le sujet; la chose -demeura secrète entre l'empereur et l'impératrice, -les autres devinèrent et soupçonnèrent comme ils -purent, et ils en furent d'autant plus empêchés -qu'il ne paraissait nullement que ce sage gentilhomme -se fût oublié de son devoir.» Adelaïs, mère -d'Othon, conseillait à son fils de se borner à exiler -l'accusé, faute de pouvoir prouver le crime dont la -preuve serait d'ailleurs un déshonneur pour l'empire; -mais Othon n'écouta que les prières de sa -femme: «il publia l'affaire et voulut que les juges -s'en mêlassent.» Le gentilhomme périt sur un échafaud; -car «la voix de la calomnie eut plus de force -que celle de l'innocence; mais son sang répandu -parla mieux que lui et fit retentir jusqu'au ciel des -cris que la justice de Dieu écouta.» La femme de -ce malheureux gentilhomme était alors absente; -elle ne put que demander le corps du condamné -pour le faire inhumer, et ayant obtenu qu'on le lui -rendît, elle cacha sous sa robe la tête sanglante et -alla elle-même la jeter aux pieds de l'empereur, -en criant justice et en accusant l'impératrice. Cette -veuve éplorée jura que son mari n'était pas coupable -du crime pour lequel on l'avait fait mourir, et -le ciel confirma ce serment par un miracle, à la -suite duquel l'impératrice fut brûlée, pour expier la -mort inique dont elle était l'auteur.</p> - -<p>On ne peut manquer de reconnaître tous les personnages -de ce roman: <i>Othon</i>, c'est Louis XIV; -l'<i>impératrice Marie, fille du roi d'Aragon</i>, c'est -Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, -reine de France, ou bien M<sup>lle</sup> de La Vallière, maîtresse -du roi; le <i>gentilhomme</i>, c'est Fouquet; -<i>Adelaïs</i>, mère d'Othon, c'est la reine-mère Anne -d'Autriche. La vraisemblance ne contredit pas ces -suppositions qui d'ailleurs sont indiquées à peu -près par l'histoire, et qui n'échappèrent pas sans -doute aux contemporains. A coup sûr, cette nouvelle, -dont les allusions sont fort claires, ne se -trouve pas, sans dessein, dans un livre de dévotion, -dédié au roi. Reste à savoir si le père Boutauld, -en ajoutant à sa publication ce plaidoyer indirect -en faveur de Fouquet, prétendait justifier un mort -ou un vivant. Pour moi, je pense que <i>le Théologien -dans les conversations</i> n'a été imprimé que pour -servir de passeport à la leçon renfermée dans -<i>Adelaïs</i>. Cette leçon fut-elle tout-à-fait perdue?</p> - -<p>Un savant Piémontais, M. Paroletti, lut à l'Académie -de Turin un mémoire (<i>Sur la mort du surintendant -Fouquet, Notices recueillies à Pignerol</i>) imprimé -en 1812, dans le recueil in-4<sup>o</sup> de cette Académie, -pour éclaircir la date de la mort de Fouquet; mais -l'enquête qu'il poussa dans cet objet à Pignerol n'eut -d'autre résultat que de mieux attester l'obscurité de -cette question: il fouilla dans les archives de la ville, -du château, des églises et des notaires; il trouva -seulement chez un de ces derniers une procuration -passée au <i>donjon de la citadelle</i>, le 27 janvier 1680, -devant Lantéri, notaire royal, par laquelle M<sup>me</sup> Fouquet -autorisait l'avocat Despineu à toucher pour -elle une rente à Paris; M. Paroletti ne rencontra -pas ailleurs le nom de Fouquet, pas même -parmi les actes des décès qui avaient eu lieu dans la -citadelle et qui relevaient de la paroisse de Saint-Maurice. -Il eut beau pénétrer dans les caveaux du -monastère de Sainte-Claire, où les morts de la citadelle -étaient tous apportés en vertu d'une vieille -coutume, il ne tira aucune lumière de ses recherches -parmi les anciennes pierres tumulaires.</p> - -<p>La mémoire des hommes avait gardé, mieux que -la pierre et le papier, les traces du séjour de Fouquet -à Pignerol, dont le château, rasé en vertu des -capitulations qui rendirent cette place à la Savoie, -était alors caché sous l'herbe: beaucoup d'habitans -de la ville se rappelaient avoir ouï dire dans leur -jeunesse qu'<i>un prisonnier de grande importance</i> -avait terminé sa vie dans ce château, et plusieurs -d'entre eux <i>confondaient ce personnage avec -l'homme au masque de fer</i>; une vieille religieuse -de Sainte-Claire se souvenait de l'arrivée de quelques -officiers français venus exprès, cinquante ans -auparavant (1760 à 1770), pour déchiffrer une inscription -sépulcrale et recueillir des notes sur un prisonnier -d'état mort à la citadelle; le secrétaire de la -mairie se souvenait aussi de ces officiers qui avaient -demandé au couvent des Feuillans certains mémoires -sur la vie de Fouquet, parce que les moines de ce -couvent prenaient soin, autrefois, des prisonniers -et les assistaient dans leurs maladies. Qui avait envoyé -ces officiers, et quel était le but de leur mission?</p> - -<p>La mort de Fouquet n'était donc pas avérée de son -temps, surtout pour ses amis:</p> - -<p>Puisque La Fontaine, qui avait eu de si touchantes -inspirations pour plaindre le malheur d'<i>Oronte</i> -et implorer la grâce du surintendant par la voix des -<i>Nymphes de Vaux</i>, ne donna pas un vers de regret -à son bienfaiteur;</p> - -<p>Puisque Gourville, qui fut en correspondance -avec son ami Fouquet jusqu'au dernier moment, a -dit dans ses <i>Mémoires</i>, plus estimables par leur franchise -que par leur ordre chronologique: «M. Fouquet, -<i>quelque temps après</i> (la mort de Langlade -qui survécut au duc de La Rochefoucault, décédé -au mois de mars 1680), <i>ayant été mis en liberté</i>, -sut la manière dont j'en avais usé avec sa femme, et -m'écrivit pour m'en remercier<a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">[105]</a>;»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105"><span class="label">[105]</span></a> Page 461 de ces <i>Mémoires</i> dans la collection Petitot, seconde série, -t. 52. Le commentaire que fait sur ce passage l'auteur de la <i>Bastille dévoilée</i>, -2<sup>e</sup> liv., p. 71, est spécieux, mais erroné: «Serait-ce résoudre la difficulté -de dire qu'il faut entendre par là que Fouquet fut moins étroitement resserré, -puisqu'il eut la liberté d'écrire et que Gourville en reçut une lettre -de remerciement des secours qu'il avait donnés à sa famille? Ne serait-il -pas plus naturel de dire que Fouquet a été véritablement libre, mais si peu -de temps, que M<sup>me</sup> de Sévigné a pu ou l'ignorer, ou dire, par une façon de -parler, qu'il est mort prisonnier. En effet, Gourville ne parle de la liberté -du surintendant qu'après la mort de M. de la Rochefoucault, arrivée le 17 -mars 1680, et il fait mourir Fouquet le 26 du même mois de la même année.» -Cette date de la mort de Fouquet ne se trouve dans aucune édition -des <i>Mémoires</i> de Gourville: l'aurait-on tirée d'un manuscrit?</p> -</div> -<p>Puisque le comte de Vaux, fils de Fouquet, publia -en 1682 une nouvelle édition de l'ouvrage de -son père: <i>Les Conseils de sagesse, ou recueil des -Maximes de Salomon, nouvelle édition</i>, <span class="small">REVUE ET -AUGMENTÉE PAR L'AUTEUR</span>;</p> - -<p>Puisque M<sup>me</sup> Fouquet, cette fidèle épouse qui n'avait -pas cessé un seul jour de travailler à la délivrance -du prisonnier de Pignerol, adressait encore -des placets au roi en 1680;</p> - -<p>Puisque un ami de cette famille malheureuse, le -père Boutauld, jésuite, dédiait à Louis XIV, -en 1683, une espèce de justification allégorique en -faveur de Fouquet;</p> - -<p>Puisque enfin la famille Fouquet elle-même était -incertaine du sort de cet infortuné!</p> - -<p>«<span class="sc">Ce qui est très-remarquable</span>, dit Voltaire -dont les paroles doivent être bien pesées dans une -question qu'il était plus que personne en état de -résoudre, <em class="small">C'EST QU'ON NE SAIT PAS OÙ MOURUT CE CÉLÈBRE -SURINTENDANT</em><a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">[106]</a>.» Le premier historien du -<i>Masque de Fer</i> dit ailleurs (au ch. 25 du <i>Siècle de -Louis XIV</i>): «Tous les historiens disent qu'il mourut -à Pignerol en 1680; mais Gourville assure qu'il -sortit de prison quelque temps avant sa mort. La -comtesse de Vaux, sa belle-fille, m'avait déjà confirmé -ce fait; cependant on croit le contraire dans -sa famille: ainsi <em class="small">ON NE SAIT PAS OÙ EST MORT CET -INFORTUNÉ</em>!»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106"><span class="label">[106]</span></a> <i>Dictionnaire philosophique</i>, à l'article <span class="sc">Ana, anecdotes</span>.</p> -</div> -<p>Le sentiment de Voltaire, appuyé sur la tradition -et confirmé par les descendans de Fouquet, fut généralement -adopté, quoique la plupart des dictionnaires -historiques, entre autres celui de Moréri, -eussent assigné une date à la mort de Fouquet; quoique -le président Hénault eût déjà adopté cette date -dans son excellent et judicieux <i>Abrégé chronologique -de l'histoire de France</i>, où il dit: «Ce fut dans -la citadelle de Pignerol que Fouquet fut enfermé, -et il y mourut en 1680.» On avança dès lors plusieurs -systèmes plus ou moins plausibles à l'appui de -l'opinion qui faisait mourir Fouquet hors de Pignerol: -selon les uns, il aurait eu sa grâce, et serait -mort des suites du saisissement que cette nouvelle lui -avait causé; selon les autres, il aurait obtenu la -permission d'aller aux eaux de Bourbon, après une -attaque de paralysie, et aurait succombé pendant -le voyage.</p> - -<p>Le <i>Mercure de France</i> du mois d'août 1754 -publia une lettre très-singulière, signée C. Lap… M. -«On serait porté à croire, dit-on dans cette lettre -qui n'a pas l'air d'une supposition faite à plaisir, -que cet illustre infortuné est mort dans la capitale -des Cévennes (Alais). Si on n'a point de preuves -évidentes de cela, du moins les doutes qu'on en a -paraissent assez bien fondés. Il parut ici, en 1682, -un homme singulier, d'une très-belle figure, qui, -pour mieux cacher son état, prit l'habit d'ermite. -Le bruit était commun alors que c'était un illustre -personnage retiré de la cour. Il s'adonnait à la chimie, -et distribuait des remèdes gratis aux pauvres; -il avait toujours de l'argent. Il avoua qu'il avait eu -l'honneur de manger avec le roi. Deux ou trois -jours avant sa mort, qui arriva par une rétention -d'urine, en 1718, il déclara à son confesseur qu'il -était de la maison de Fouquet, et qu'il avait eu des -raisons pour porter la robe d'ermite.» Sans doute, -ce personnage mystérieux n'était pas M. Fouquet, -ni le comte de Moret, qu'on voulut aussi reconnaître -sous ce déguisement d'ermite; mais cette ardeur -à chercher ce que Fouquet pouvait être devenu -depuis sa sortie de prison indique assez que le doute -émis par Voltaire avait plus de poids dans la balance -que les dates officielles fournies par l'écho du -ministère de Louvois.</p> - -<p>Les archivistes de la Bastille n'étaient pas mieux -instruits par l'organe du gouvernement, puisqu'ils -avaient écrit sur des feuilles volantes cette note: -«Fouquet est mort au château de Pignerol sur la -fin de 1680, ou au commencement de 1681;» (<i>la -Bastille dévoilée</i>, 1<sup>re</sup> livraison, p. 36); et cette -autre note plus décisive: «Il paraît que M. Fouquet -est mort à Pignerol vers la fin de février ou au -commencement de mars 1681.» (<i>Mémoires historiques -sur la Bastille</i>, t. 1, p. 53.)</p> - -<p>Pourquoi aurait-on d'ailleurs tardé une année -entière à transférer la dépouille mortelle de ce martyr -politique dans la sépulture de son choix, sans -funérailles, sans épitaphe, sans bruit, comme si -ce corps inanimé ne fît que changer de prison?</p> - - -<h3>V.</h3> - -<p>Quiconque approfondit le procès de Fouquet, et -pénètre ce mystère d'iniquité, ne peut être étonné -du dénouement sombre et tragique d'une captivité, -qui était insuffisante pour satisfaire la haine -de Colbert, la vengeance du roi et la malignité des -envieux.</p> - -<p>Voici comme Louis XIV, dans ses <i>Mémoires et -instructions pour le dauphin son fils</i>, s'applaudit -d'avoir renversé son surintendant des finances: -«La vue des vastes établissemens que cet homme -avait projetés, et les insolentes acquisitions qu'il -avait faites, ne pouvaient manquer qu'elles ne convainquissent -mon esprit, du déréglement de son ambition; -et la calamité générale de tous mes peuples -sollicitait sans cesse ma justice contre lui. Mais ce -qui le rendait plus coupable envers moi, était que, -bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée -en le retenant dans mes conseils, il en avait -pris une nouvelle espérance de me tromper; et bien -loin d'en devenir plus sage, tâchait seulement d'en -devenir plus adroit. Mais quelque artifice qu'il pût -pratiquer, je ne fus pas long-temps sans reconnaître -sa mauvaise foi; car il ne pouvait s'empêcher de -continuer ses dépenses excessives, de fortifier des -places, d'orner des palais, de former des cabales, -et de mettre sous le nom de ses amis des charges -importantes qu'il leur achetait à mes dépens, dans -l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre souverain de -l'État.» (<i>Œuvres de Louis XIV</i>, t. 1, p. 101 et -suiv.) La suite de cette violente récrimination contre -un ennemi humilié et vaincu prouve assez la haine -implacable que lui portait le roi, et l'on frémit -d'indignation en pensant que Pellisson a prêté au -ressentiment de Louis XIV une plume immortalisée -par la défense de Fouquet.</p> - -<p>Louis XIV, <i>ne voulant plus de surintendant, -afin de travailler lui-même aux finances</i><a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">[107]</a>, et craignant -l'ascendant de Fouquet qui aspirait à remplacer -Mazarin, le fit arrêter à Nantes, le 5 septembre -1661, après trois ou quatre mois de sourdes -manœuvres et de perfides caresses. La reine-mère -avait été la seule confidente, et peut-être, à la sollicitation -de sa favorite M<sup>me</sup> de Chevreuse, l'instigatrice -de ce projet, mûri dans une noire et profonde -dissimulation. On prétend qu'Anne d'Autriche -avait reçu en cachette de Fouquet beaucoup -d'argent dont celui-ci demandait quittance, et que -Mazarin, au lit de mort, avait invité le jeune roi à -commencer son règne par ce coup d'état; aussi, -pendant le procès de Fouquet, fit-on circuler une -pièce intitulée <i>la Passion de M. Fouquet</i>, dans laquelle -Mazarin <i>mourant</i> disait comme Judas: «Celui -que je baiserai, c'est celui même: prenez-le!<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">[108]</a>»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107"><span class="label">[107]</span></a> Lettre du roi à sa mère pour lui annoncer l'arrestation de Fouquet, -<i>Œuvres de Louis XIV</i>, t. 5, p. 50. Cette lettre montre à quel point -Louis XIV craignait le surintendant. L'arrestation de Fouquet est fort bien -racontée dans les <i>Mémoires de Choisy</i>, collection Petitot, seconde série, -t. 63, p. 258 et suiv.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108"><span class="label">[108]</span></a> <i>Le Tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu et -Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses satires et poésies ingénieuses, -avec un recueil d'épigrammes sur la vie et la mort de M. Fouquet</i>, -Cologne, Pierre Marteau, 1694, in-12. Toutes les pièces relatives à Fouquet -datent de son procès et aucune ne fait mention de sa <i>mort</i>. Un quatrain -sans titre, imprimé parmi ces pièces, pourrait bien faire allusion à quelque -mystère dont la nouvelle d'<i>Adelaïs</i> contient le mot:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Il n'est rien qui dure si peu</div> -<div class="verse">Qu'une ardeur légitime et sage:</div> -<div class="verse">On ne dit point qu'en mariage</div> -<div class="verse">Amour ait jamais fait grand feu.</div> -</div> - -<p>Si cette épigramme se rapporte au mariage du roi, on peut croire que -la galanterie de Fouquet s'était élevée jusqu'à la reine. Quant au conseil -donné au roi par Mazarin <i>mourant</i>, il est attesté par les historiens; les -<i>Mémoires du comte de Rochefort</i>, p. 211 et 212, rapportent ce fait avec -beaucoup de particularités.</p> -</div> -<p>Les griefs et l'antipathie du roi contre l'ambitieux -ministre étaient encore accrus et envenimés -par l'audace que Fouquet avait eue de porter ses -vues galantes sur M<sup>lle</sup> de La Vallière, que Louis XIV -aimait en secret. Ce fut sans doute ce qui détermina -la perte de cet insolent rival de puissance et d'amour.</p> - -<p>La magnifique fête de Vaux (17 août 1661, voyez -la <i>Muse historique</i> de Loret et les <i>Lettres</i> de La -Fontaine) n'avait été donnée que pour les doux -yeux de M<sup>lle</sup> de La Vallière, à qui M<sup>me</sup> Duplessis-Bellière, -l'amie et l'entremetteuse du surintendant, -osa faire des propositions au nom de Fouquet, qui -se vantait d'avoir dans son coffre-fort le tarif de -toutes les vertus. En effet, «peu de personnes de -la cour, dit M<sup>me</sup> de Motteville (<i>Mémoires</i>, coll. Petitot, -2<sup>e</sup> série, t. 40, p. 144), furent exemptes d'avoir -été sacrifier à ce veau d'or;» et dans sa maison -de plaisance à Saint-Mandé, «des nymphes que -je nommerais bien si je voulais, dit l'abbé de Choisy -(<i>Mémoires</i>, p. 211), et des mieux chaussées, lui -venaient tenir compagnie au poids de l'or.»</p> - -<p>Les poursuites de Fouquet vis-à-vis M<sup>lle</sup> de La -Vallière eurent tant d'éclat, que cette chanson passa -de bouche en bouche aux oreilles du roi offensé:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Nicolas va voir Jeanne:</div> -<div class="verse i1">—«Oh! Jeanne, dormez-vous?</div> -<div class="verse i1">—Je ne dors ni ne veille.</div> -<div class="verse">Je ne pense point en vous:</div> -<div class="verse i2">Vous perdez vos pas,</div> -<div class="verse i3">Nicolas!»</div> - -<div class="verse i1 stanza">Nicolas la cajole</div> -<div class="verse i1">Et lui fait les yeux doux,</div> -<div class="verse i1">Lui offre la pistole,</div> -<div class="verse">Et lui veut tâter le poulx:</div> -<div class="verse i2">—«Vous perdez vos pas,</div> -<div class="verse i3">Nicolas!<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">[109]</a>»</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109"><span class="label">[109]</span></a> Cette chanson, qui a deux autres couplets, se trouve, avec une autre -sur le même sujet, dans le fameux recueil manuscrit de chansons historiques, -recueillies par ordre du comte de Maurepas, en plus de quarante -volumes in-4<sup>o</sup>. Ce recueil est à la Bibliothèque du roi.</p> -</div> -<p>Louis XIV entendit aussi les plaintes de sa maîtresse, -qui lui demandait une sauvegarde contre les -outrages du surintendant. Louis XIV, qui peu -d'années après exila et embastilla Bussy-Rabutin -pour la chanson de <i>Deodatus</i>, ne souffrit pas que -M<sup>lle</sup> de La Vallière fût exposée plus long-temps aux -séductions de Fouquet, et s'érigea en vengeur des -maris qui ne pardonnaient pas à l'amant de leurs -femmes, quoiqu'ils fussent ses pensionnaires.</p> - -<p>A la tête de ces nombreux ennemis qui s'acharnaient -à la perte de Fouquet, Colbert n'était pas le -moins acharné, sans que l'on sache le motif de cette -haine furieuse qui semblait altérée du sang de ce -malheureux: «Il a affaire à une rude partie, écrivait -Guy-Patin le 21 mars 1662; et je sais de bonne -part que M. Colbert fera ce qu'il pourra pour le -perdre.» Guy-Patin écrivait encore le 30 mai 1664: -«Les parens de M. Fouquet sont ici en grande -alarme et ont peur de l'issue du procès: la haine -que lui porte M. Colbert poussera les choses bien -loin.» Colbert avait tissu de ses mains les filets où -le surintendant était venu tomber en aveugle; Colbert -dirigeait les ressorts secrets de cette vaste procédure, -soufflait sa haine dans l'esprit des juges, -assistait aux inventaires des papiers trouvés sous les -scellés: Fouquet l'accusa même d'avoir fait subir à -ces papiers une foule d'altérations<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">[110]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110"><span class="label">[110]</span></a> Voyez l'<i>Inventaire des pièces baillées à la Chambre de justice par maître -Nicolas Fouquet contre M. le procureur-général, concernant les défauts des -inventaires</i>, dans le <i>Recueil des défenses de M. Fouquet</i>, imprimées en -Hollande par les Elzeviers, 1665 et 1667, 15 vol. in-12. Les <i>Défenses de -Fouquet</i> ont été écrites par lui-même ou corrigées tout entières de sa main, -comme on le voit aux annotations marginales de plusieurs exemplaires de -l'édition in-4<sup>o</sup> conservés à la Bibliothèque du roi et chez M. Villenave. Pellisson -et Levayer de Boutigny coopérèrent à ces admirables défenses.</p> -</div> -<p>Pendant ce procès mémorable, qui dura plus de -trois ans avec un menaçant appareil de rigueurs judiciaires, -les amis de Fouquet luttèrent de dévouement -et de courage contre les manœuvres de ses ennemis: -toute la haute littérature, Molière, Corneille, La -Fontaine, Saint-Evremond, M<sup>mes</sup> de Sévigné et de -Scudéry, étaient en deuil; des écrivains d'un ordre -moins élevé, Loret, Hesnaut, avaient pris la plume -pour la défense de leur Mécène; les épigrammes les -plus injurieuses pleuvaient sur Colbert; des émissaires -parcouraient les provinces, afin d'échauffer la pitié -en faveur de l'accusé; les financiers répandaient de -l'argent pour sauver leur patron: Gourville distribua -plus de cent mille écus à cet objet; la magistrature -tournait toutes ses sympathies vers son ancien -procureur-général, qui réclama toujours ses <i>juges -naturels</i> et refusa de reconnaître les pouvoirs extraordinaires -de la Chambre de justice.</p> - -<p>Colbert feignit de mépriser le sonnet satirique -d'Hesnaut, mais il poursuivit avec fureur tout ce -qui osait se déclarer pour Fouquet et tout ce -qu'il pouvait frapper impunément. Les courtisans, -quoique chargés des bienfaits du surintendant, -n'eurent garde de prendre parti pour un ministre -en disgrâce; mais une foule de subalternes, moins -prudens et plus généreux, furent victimes de leur -zèle pour le malheur: pendant que la famille de -Fouquet était tenue à distance de la prison sans -pouvoir communiquer même par lettres avec le -prisonnier d'état; pendant que la mère, la femme, -les gendres, les frères de cet infortuné attendaient -l'issue de son long procès, la Bastille était encombrée -de gazetiers, d'imprimeurs, de colporteurs, de marchands -qui avaient voulu servir la cause de l'opprimé -et qui passaient des cachots aux galères<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">[111]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111"><span class="label">[111]</span></a> <i>Bastille dévoilée</i>, première livraison, p. 34 et suiv. Les notes relatives -aux années 1661, 1662, 1663 et 1664 ne se sont pas trouvées complètes. -Voici la traduction d'une inscription latine qui était gravée sur les murs -d'un cachot de la Bastille: «Siméon Martin, prédicant très-impie et se -disant le fils de Dieu, après dix-huit ans de captivité, fut brûlé vif. Ses disciples, -Remelly fut envoyé aux galères, et Jaubert Hubart au gibet de la Bastille, -pour avoir falsifié… Ils eurent ce sort à cause de l'incarcération de -Nicolas Fouquet, ministre d'état, tous les agens du trésor ayant été très-étroitement -enfermés ici.» <i>Révolutions de Paris</i>, dédiées à la nation, -in-8<sup>o</sup>, p. 119. Voyez les pièces satiriques contre Colbert et les juges de -Fouquet dans le <i>Nouveau siècle de Louis XIV</i>, in-8<sup>o</sup>, t. 2 p. 40 et suiv.</p> -</div> -<p>On vit alors se réaliser l'allégorie que la peinture -avait multipliée dans l'ornement du château de -Vaux: l'écureuil, qui figurait aux armoiries de -Fouquet, avec cette devise: <i lang="la" xml:lang="la">Quo non ascendam?</i> -(où ne monterai-je pas?) avait à combattre le serpent -héraldique de Colbert et les trois lézards de -Letellier<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">[112]</a>. «Colbert est tellement enragé, écrivait -M<sup>me</sup> de Sévigné le 19 décembre 1664, qu'on attend -quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra -au désespoir.» Les lettres de M<sup>me</sup> de Sévigné à -Arnauld de Pomponne sont la plus touchante histoire -de ce procès, où se montre partout la <i>rage</i> de -Colbert.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112"><span class="label">[112]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Le petit écureuil est pour long-temps en cage;</div> -<div class="verse">Le lézard plus adroit fait mieux son personnage;</div> -<div class="verse">Mais le plus fin des trois est un vilain serpent</div> -<div class="verse">Qui s'abaissant s'élève, et s'avance en rampant.</div> -</div> - -<p>Ce ne furent pas les seuls vers qui coururent sur les armes de Fouquet; -ses amis firent graver un jeton avec sa devise allégorique. <i>Lettre de Guy-Patin</i>, -du 6 mars 1663.</p> -</div> -<p>L'avocat-général Talon avait requis que l'accusé -fût condamné à être <i>pendu et étranglé tant que -mort s'ensuive, en une potence qui, pour cet effet, -sera dressée en la place de la cour du Palais</i>; -enfin le tribunal, éclairé par la noble conduite de -MM. d'Ormesson et de Roquesante, repoussa les -conclusions furibondes de Pussort et de Berryer, -en prononçant le bannissement à la majorité de -treize voix contre neuf, qui opinèrent pour la mort.</p> - -<p>Le roi, Colbert, Letellier, et les grands ennemis -de Fouquet, s'indignèrent de n'avoir pas été mieux -servis dans leurs espérances. «On s'attendait à la -cour que par le crédit de M. Colbert, sa partie, -M. Fouquet serait condamné à mort, ce qui aurait -été infailliblement exécuté sans espérance d'aucune -grâce.» (Lettre de Guy-Patin, du 23 décembre -1664.)</p> - -<p>Anne d'Autriche, qui devait une demi-guérison -à un des remèdes secrets de M<sup>me</sup> Fouquet, mère du -surintendant, avait répondu à cette dame, quatre -jours avant le jugement: «Priez Dieu et vos juges -tant que vous pourrez en faveur de M. Fouquet, -car, du côté du roi, il n'y a rien à espérer<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">[113]</a>.» -Après le jugement, Louis XIV dit chez M<sup>lle</sup> de La -Vallière: «S'il avait été condamné à mort, je l'aurais -laissé mourir<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">[114]</a>!» Le bruit courait même que -le roi était <i>fâché contre ceux qui n'avaient point -condamné à mort M. Fouquet</i><a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">[115]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113"><span class="label">[113]</span></a> <i>Lettre de Guy-Patin</i>, du 23 décembre 1664. M<sup>me</sup> de Sévigné raconte -aussi ce qui se passa entre M<sup>me</sup> Fouquet et la reine-mère.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114"><span class="label">[114]</span></a> Ce mot cruel, rapporté par Racine dans ses <i>Fragmens historiques</i>, est -révoqué en doute par Voltaire; cependant Racine n'était pas capable de -rien écrire qui pût déplaire au roi, et Louis XIV, dans ses <i>Mémoires</i>, ne -parle pas de Fouquet en des termes qui ressemblent à de la clémence.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115"><span class="label">[115]</span></a> <i>Lettre de Guy-Patin</i>, citée ci-dessus. Le recueil épistolaire de Guy-Patin -est rempli de détails curieux relatifs à l'affaire de Fouquet.</p> -</div> -<p>La <i>commutation</i> de l'exil en prison perpétuelle, -le choix de cette prison dans un château éloigné -sur les frontières du Piémont, le brusque départ du -condamné, donnaient matière à bien des craintes -pour les jours du surintendant. Une prophétie de -Nostradamus et l'apparition d'une comète alimentèrent -la rumeur sinistre qui accompagna le prisonnier -à Pignerol<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">[116]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116"><span class="label">[116]</span></a> <i>Lettres de Guy-Patin</i>, du 24 et du 25 décembre. Dans la première: -«On dit que les mousquetaires sont commandés pour mener demain -M. Fouquet à Pignerol: <i lang="la" xml:lang="la">Musa, locum agnoscis, et quamdiù vero sit -hæsurus illic, apud nos arcanum est; soli Deo et regi cognitum est tantum -negotium.</i>»</p> -</div> -<p>«Quand on est entre quatre murailles, dit Guy-Patin -dans une lettre du 25 décembre 1664, on ne -mange pas ce qu'on veut et on mange quelquefois -plus qu'on ne veut; et de plus, Pignerol produit -des truffes et des champignons: on y mêle -quelquefois de dangereuses sauces pour nos Français, -quand elles sont apprêtées par des Italiens. -Ce qui est bon est que le roi n'a jamais fait empoisonner -personne; mais en pouvons-nous dire autant -de ceux qui gouvernent sous son autorité?» M<sup>me</sup> de -Sévigné, qui n'avait pas le caractère frondeur du -médecin antagoniste de l'antimoine, écrivit aussi, -dans les premiers jours de janvier 1665: «Notre -cher ami est par les chemins. Le bruit a couru -qu'il était bien malade; tout le monde disait: Quoi! -déjà!…»</p> - -<p>Cependant la catastrophe qu'on redoutait n'eut -pas lieu, et même la vie du prisonnier fut protégée <i>miraculeusement</i>, -lorsque (juin 1665) la foudre tomba -en plein midi sur le donjon de Pignerol, mit le feu -aux poudrières, et fit sauter une partie de la prison -avec bien des victimes écrasées sous les ruines: Fouquet, -<i>presque lui seul sain et sauf, conservé dans -la niche d'une fenêtre</i>, fournit à ses amis une occasion -de répéter que «souvent ceux qui paraissent -criminels devant les hommes, ne le sont pas devant -Dieu<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">[117]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117"><span class="label">[117]</span></a> T. 13 du <i>Procès de Fouquet</i>, p. 326.</p> -</div> -<p>Il est clair que Fouquet, détenu à Pignerol, inspirait -encore de la haine à Colbert, et des appréhensions -continuelles à Louis XIV: on eût dit qu'il -possédait quelque grand secret dont la divulgation -pouvait être funeste à l'État, ou du moins blesser -mortellement l'orgueil du roi; aussi, Saint-Mars -était-il d'autant plus actif à l'empêcher d'écrire, -que Fouquet s'ingérait sans cesse à le faire.</p> - -<p>Fouquet fabriquait des plumes avec des <i>os de -chapon</i>, et de l'encre avec de la suie délayée dans -du vin; il inventait par des combinaisons chimiques -diverses encres qui ne paraissaient sur le papier -qu'<i>en les chauffant</i>; quand on lui eut retiré toute -espèce de papier, il écrivit sur ses rubans, sur la -doublure de ses habits, sur ses mouchoirs, sur ses -serviettes, sur ses livres, et tous les jours Saint-Mars, -qui le <i>fouillait</i> lui-même par ordre du roi, découvrait -des écritures dans le dossier de sa chaise et -dans son lit<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">[118]</a>. Le roi <i>approuvait les diligences</i> de ce -geôlier pour ôter à Fouquet <i>toutes sortes de moyens -d'écrire</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118"><span class="label">[118]</span></a> Voici une lettre de Louvois à Saint-Mars, dans laquelle on voit, et les tentatives -de Fouquet pour tromper ses geôliers, et les précautions de ceux-ci: -«J'ai reçu vos lettres avec des billets écrits par M. Fouquet et avec un -livre (écrit sans doute sur les marges); le roi a vu le tout, et n'a pas été surpris -de voir qu'il fasse son possible pour avoir des nouvelles, et vous, vos -efforts pour empêcher qu'il n'en reçoive. Comme il se sert, pour écrire, de -choses qu'on ne lui peut ôter, comme d'os de chapon pour faire une plume -et de vin avec de la suie pour faire de l'encre, il est bien difficile d'apporter -un remède efficace pour l'en empêcher. Néanmoins vous avez sujet -de vous plaindre du valet que vous avez mis auprès de lui, de ce qu'il a -écrit, non seulement les papiers que vous m'avez envoyés, mais encore -ceux qui étaient dans le dossier de sa chaise, sans qu'il vous en ait averti. -Vous devez l'exhorter à être plus fidèle désormais, et comme quelque chose -que fasse M. Fouquet pour faire des plumes et composer de l'encre, cela -lui sera fort inutile s'il n'a point de papier, le roi trouve bon que vous le -fouilliez, que vous lui ôtiez tout ce que vous lui en trouverez, et lui fassiez -entendre que, s'il s'avise de faire de nouveaux efforts pour corrompre vos -gens, vous serez obligé de le garder avec bien plus de sûreté et de le -fouiller tous les jours. Il faut que vous essayiez de savoir du valet de -M. Fouquet comment il a écrit les quatre lignes qui ont paru dans le livre -en le chauffant, et de quoi il a composé cette écriture.» 26 juillet 1665. -Voyez aussi, dans le premier volume de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>, -les lettres du 21 août, 12 et 18 décembre 1665, et surtout celle -du 21 novembre 1667.</p> -</div> -<p>Enfin, au bout de deux ans, le prisonnier, renonçant -à lutter de ruse avec Saint-Mars, se contenta -d'<i>exercer ses beaux talens à la contemplation des -choses spirituelles</i>, et composa, de mémoire, plusieurs -traités de morale, <i>dignes de l'approbation de -tout le monde</i>, pour imiter le ver à soie dans sa coque, -dont il avait fait son emblème avec cette devise: -<i lang="la" xml:lang="la">Inclusum labor illustrat</i>. Le noble usage que Fouquet -fit alors de son temps donna lieu de dire qu'on -n'avait <i>bien connu sa capacité, que depuis sa -prison</i><a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">[119]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119"><span class="label">[119]</span></a> T. 13 du <i>Procès de Fouquet</i>, p. 365.</p> -</div> -<p>Néanmoins, l'inquiétude du roi était toujours en -éveil sur ce que pouvait dire et écrire le prisonnier: -on espionnait les personnes qui se rendaient -de Paris à Pignerol, et on enjoignait à tous les individus -suspects, de quitter cette ville, avant que Fouquet -pût entrer en relation avec eux; plusieurs de -ses valets, qu'il avait mis dans sa confidence, furent -retenus au secret pendant sept ou huit mois, et -<i>bien maltraités</i> ayant d'être expulsés de la citadelle; -plusieurs soldats de la compagnie-franche -passèrent devant un conseil de guerre, pour lui -avoir <i>parlé</i>: deux ou trois furent pendus, d'autres -envoyés aux galères. Ces malheureux avaient été -arrêtés sur le territoire du duc de Savoie, et livrés à -Saint-Mars par le major de Turin, qui reçut une récompense -de la part du roi. Fouquet, même après -les adoucissemens apportés à son sort, dans les dernières -années de cette détention, ne pouvait s'entretenir -avec personne, sinon en présence de Saint-Mars -ou de ses officiers; on ne lui permettait pas -de <i>communication particulière</i> avec Lauzun: ces -deux compagnons d'infortune communiquaient par -un <i>trou</i>, à l'insu du gouverneur<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">[120]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120"><span class="label">[120]</span></a> <i>Histoire de la détention de Fouquet</i>, par M. Delort, et correspondances -relatives, t. 1 de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>. Voyez dans les -<i>Mémoires de Saint-Simon</i>, t. 20, p. 439, comment s'établirent les rapports -secrets de Fouquet avec Lauzun, et la haine qui s'ensuivit entre eux.</p> -</div> -<p>Un trait inouï de Saint-Mars témoigne assez jusqu'où -s'étendaient les pouvoirs que le roi lui avait -conférés, et avec quelle dureté il en usait quelquefois -pour obliger Fouquet à renoncer aux projets -de fuite que celui-ci nourrissait sans cesse. Au -mois de novembre 1669, Fouquet avait jeté des tablettes -par sa fenêtre; un soldat, nommé Laforêt, -les avait ramassées et se préparait à les remettre à -<i>quelqu'un</i> qui lui était indiqué par Champagne, -valet du prisonnier: six pistoles avaient été les -arrhes du marché; mais Saint-Mars découvrit cette -intrigue, saisit les tablettes, les envoya au roi, demanda -et obtint l'extradition de Laforêt, réfugié en -Savoie, et le fit <i>exécuter</i> sur-le-champ: les complices -de cet homme furent pareillement jugés et -condamnés; le valet Champagne n'eut pas une meilleure -fin que Laforêt<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">[121]</a>. Saint-Mars voulut ajouter -aux disgrâces de son prisonnier <i>celle d'attacher le -cadavre de ce valet aux créneaux du cachot, afin -qu'il eût continuellement devant les yeux cet horrible -spectacle</i><a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">[122]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121"><span class="label">[121]</span></a> Voyez la preuve de cette justice expéditive dans les lettres de Louvois -de décembre 1669 et janvier 1670, <i>Histoire de la détention des Philosophes</i>, -t. 1.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122"><span class="label">[122]</span></a> <i>Histoire de la Bastille</i>, par Renneville, t. 1, p. 74. Renneville avait -appris cette affreuse anecdote du neveu même de Saint-Mars, lequel la racontait -<i>comme un acte fameux de l'héroïsme de son oncle</i>, mais désignait Lauzun -au lieu de Fouquet pour la victime de cette atrocité. Nous accueillons -la tradition de la Bastille avec confiance, parce qu'elle s'accorde avec l'autorité -absolue que le roi avait donnée à Saint-Mars, en lui recommandant -toutefois de ne pas sortir des termes d'une politesse froide et réservée vis-à-vis -de Fouquet. Si Lauzun avait eu à se plaindre d'un pareil raffinement de -cruauté à son égard, il n'aurait pas manqué de le publier après sa sortie de -prison, et ce trait eût semblé assez neuf pour qu'on prît la peine de le conserver -dans les anecdotes du temps, tandis que Fouquet ne put jamais faire -part à personne des mystères de douleur qu'il offrait à Dieu. On demeure -convaincu en lisant l'histoire de l'araignée, attribuée aussi à Lauzun, que -Fouquet est bien réellement le seul contre qui Saint-Mars employait ces -ressources de barbarie.</p> -</div> -<p>Après la mort vraie ou fausse de Fouquet en -1680, on eut la certitude de ses intelligences avec -Lauzun, qui devait savoir <i>la plupart des choses -importantes dont M. Fouquet avait connaissance</i>: -défense fut donc faite à Saint-Mars d'<i>entrer en aucun -discours ni confidence avec M. de Lauzun, -sur ce qu'il peut avoir appris de M. Fouquet</i>. Les -papiers et les vers de ce dernier avaient été <i>emportés</i> -par son fils, ce qui déplut fort au roi; mais -d'autres papiers, trouvés <i>dans les poches des habits</i> -de Fouquet, furent envoyés <i>en un paquet</i> à -Louvois, qui les remit à Louis XIV, intéressé sans -doute à les connaître et à les anéantir. Enfin, les -deux valets de Fouquet, nommés Larivière et Eustache -d'Angers, qui n'ignoraient pas sans doute les -secrets de leur maître, furent enfermés dans une -chambre où ils n'avaient communication avec qui -que ce fût, <i>de vive voix ni par écrit</i>, et Saint-Mars -eut ordre de dire qu'ils avaient été <i>mis en liberté</i>, -si quelqu'un venait à <i>demander de leurs nouvelles</i><a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">[123]</a>. -Ces précautions extraordinaires ne ressemblent-elles -pas à celles qui furent prises en 1703, à la Bastille, -pour faire disparaître les vestiges de <i>Marchialy</i>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123"><span class="label">[123]</span></a> Lettres de Louvois, des mois d'avril, mai et juin 1680, t. 1 de l'<i>Histoire -de la détention des Philosophes</i>.</p> -</div> -<p>L'accusation de Fouquet ne reposait pas sans -doute sur des chimères. Ses négociations secrètes -avec l'Angleterre; ses projets pour se rendre indépendant -et se retirer, en cas de disgrâce, dans sa -principauté de Belle-Ile, qu'il faisait fortifier; son -empressement à gagner des créatures, qu'il achetait -à tout prix, en mettant des charges importantes -sous leur nom, et en leur donnant des pensions secrètes; -le nombre de ses amis et de ses <i>habitudes</i>; -les prodigieuses ressources de son génie actif et audacieux<a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">[124]</a> -devaient nécessairement laisser, après sa -condamnation, des germes de trouble dans l'État et -d'inquiétude dans l'esprit de Louis XIV.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124"><span class="label">[124]</span></a> Tous ces faits résultent de la lecture des pièces du procès, malgré l'adresse -de la défense.</p> -</div> -<p>Fouquet, durant sa détention, n'était pas aussi -oublié que l'a dit Voltaire: bien des personnes, qui -avaient détourné l'issue funeste d'une accusation de -lèze-majesté, s'occupaient encore de sa délivrance, -au risque de partager sa prison. Guy-Patin dit, -dans une lettre du 16 mars 1666: «Le surintendant -de jadis a eu le soin de se faire plusieurs -amis particuliers qui voudraient bien encore le servir, -et, en attendant l'occasion, ils travaillent à -faire un grand recueil de diverses pièces pour sa -justification, en quatre volumes in-folio.»</p> - -<p>C'étaient ces amis courageux qui, ne pouvant -réussir à trouver des presses libres en France, allèrent -chercher celles d'Elzevier, en Hollande, pour -publier l'innocence du surintendant<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">[125]</a>, et qui, -malgré les négociations menaçantes de Colbert avec -les États-Généraux, firent paraître successivement -les quinze volumes in-12 contenant tout le procès -de Fouquet, précédé de son éloge non équivoque: -«On ne saurait assez admirer qu'un homme comme -M. Fouquet, déchu d'une haute et puissante fortune, -jeté dans une prison, dépouillé de ses biens, -éloigné de ses amis, privé de ce qu'il avait de plus -cher, et enfin accablé d'une infinité d'adversaires, -(qui sont des disgrâces capables d'abattre et d'étourdir -les esprits les plus forts), a pu vaincre tant de -difficultés, surmonter tant d'obstacles, souffrir si -constamment, se défendre avec tant d'esprit, et résister -si vigoureusement, que jamais homme n'a -parlé plus pertinemment que lui, qu'il n'a jamais -mieux défendu sa cause, ni tant embarrassé ses accusateurs, -et que les raisons qu'il emploie pour faire -éclater son innocence, invalider les argumens de -son antagoniste, et pour rétorquer sur ses parties -les crimes qui lui sont imposés, semblent très-concluantes, -et comme autant de démonstrations, à la -force desquelles il est impossible de ne pas se rendre.» -(Tome 1, <i>Au lecteur</i>.)</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125"><span class="label">[125]</span></a> Le ministre plénipotentiaire de Hollande à la cour de France écrit au -grand-pensionnaire Jean de Witt: «On a <i>ici</i> avis de bonne part qu'on -imprimait à Amsterdam quelques pièces du procès de M. Fouquet, où, -comme on croit, M. le chancelier, M. Colbert et quelques autres seigneurs -pourraient être attaqués. Il est certain que cela ne peut être agréable au -roi.» (27 février 1665.) «Je suis fâché que les actes du procès de M. Fouquet -aient été publiés avant qu'on en ait pu arrêter l'impression. On m'a -rapporté que M. Colbert s'en est plaint avec aigreur.» (13 mars 1665). -<i>Lettres et négociations de Jean de Witt</i>, t. 3.</p> -</div> -<p>Guy-Patin dit, au mois de septembre 1670: «Il -est certain que le roi d'Angleterre a écrit au roi en -faveur de M. Fouquet; mais il n'y a pas d'apparence -que M. Colbert consente à cette liberté, contre laquelle -il a fait tant de machines: <i lang="la" xml:lang="la">Intereà patitur -justus</i>.» Guy-Patin dit ailleurs que les jésuites, à -qui Fouquet, <i>leur grand patron</i> du temps de ses -richesses, avait donné tant de marques de munificence -(<i>plus de six cent mille livres</i>), s'employaient -aussi, par reconnaissance, à secourir leur bienfaiteur, -dont les chiffres brillaient toujours en caractères -d'or sur les reliures des livres du collége de -Clermont, à Paris<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">[126]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126"><span class="label">[126]</span></a> Lettre de Guy-Patin, du 12 septembre 1661. Nicolas Fouquet donna -au collége de Clermont mille livres de rente pour acheter les livres qui -manquaient à la bibliothèque. Piganiol de la Force, <i>Description de Paris</i>, -1765, t. 5, p. 423. J. G. Nemeitz, dans son <i>Séjour de Paris</i>, Leyde, 1727, -2 vol. in-12, dit que cette pension annuelle s'élevait à mille écus. «Les livres -qu'on achète pour cet argent sont marqués au dos de deux Φ grecs, qui -doivent signifier <i>François</i> Fouquet.» t. 1, p. 261. Ce n'est pas <i>François</i>, -mais <i>Fouquet</i> tout court, que signifie cette lettre grecque, puisque la -fondation était l'œuvre de Nicolas Fouquet et non de son père. Au reste la -Société de Jésus essaya de servir Fouquet dans sa prison, car le père Des -Escures, supérieur des jésuites à Pignerol, parut <i>suspect</i> et n'eut plus la -permission d'entrer au donjon; Fouquet ne put même obtenir que ce supérieur -le vînt entendre en <i>confession générale</i>. V. le 1<sup>er</sup> volume de l'<i>Histoire -de la détention des Philosophes</i>.</p> -</div> -<p>Certes, les jésuites, tout-puissans par le canal du -père La Chaise, auraient obtenu la grâce de leur -patron, si la prison perpétuelle n'avait puni que les -fautes politiques de Fouquet. C'était son amour-propre -d'homme et d'amant que Louis XIV vengeait -par cette cruelle captivité; car, sans parler de -la supposition entièrement dénuée de preuves, qui -s'est présentée à nous dans l'examen de la nouvelle -d'<i>Adelaïs</i>, il est certain que Fouquet passait pour -avoir eu les prémices de trois amours du roi.</p> - -<p>M<sup>lle</sup> de Beauvais, M<sup>lle</sup> de La Vallière et M<sup>me</sup> de -Maintenon, autrefois M<sup>me</sup> Scarron, furent en butte -aux galanteries du surintendant, ainsi que le prouvèrent -non seulement des brouillons de lettres écrites -en son nom par son secrétaire Pellisson, et trouvés -dans ses poches au moment de son arrestation, mais -encore des lettres de presque toutes les femmes de -la cour, découvertes dans une cassette à Saint-Mandé. -Le roi, qui dépouilla lui-même les papiers -de Fouquet<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">[127]</a>, ne voulut pas que ces tendres correspondances, -parmi lesquelles fut compris le nom de -la prude M<sup>me</sup> de Sévigné<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">[128]</a>, figurassent dans l'<i>inventaire</i> -des papiers du surintendant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127"><span class="label">[127]</span></a> M<sup>lle</sup> de Scudéry blâme indirectement la conduite de Louis XIV, dans -les <i>Considérations nouvelles sur divers sujets</i>, 1684, 2 vol. in-12, qu'elle -dédia pourtant au roi. «Après la bataille de Pharsale, dit-elle au chapitre -<i>de la Magnificence</i>, on remit entre les mains de César des cassettes qui -contenaient tous les papiers de Pompée. La politique et la prudence eussent -peut-être voulu qu'il les eût examinées soigneusement. Comme il avait -résolu, après cette grande victoire, de gagner les cœurs par la douceur et -la clémence, il ne voulut point savoir les secrets d'un ennemi vaincu et -mort, il ne voulut point savoir les noms des amis particuliers de son ennemi -et fit brûler tous ses papiers sans les lire.»</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128"><span class="label">[128]</span></a> Bussy-Rabutin raconte dans ses <i>Mémoires</i> que le chancelier lui dit que -les lettres de M<sup>lle</sup> de Sévigné «étaient des lettres d'une amie qui avait eu -de l'esprit, et qu'elles avaient bien plus <i>réjoui</i> le roi que les douceurs fades -des autres lettres; mais que le surintendant avait mal à propos mêlé -l'amour avec l'amitié.» M<sup>me</sup> de Sévigné néanmoins fut très-contrariée de cette -découverte: «Que dites-vous de <i>tout</i> ce qu'on a trouvé dans ses cassettes? -dit-elle dans sa lettre du 11 octobre 1661. Je vous assure que quelque -gloire que je puisse tirer par ceux qui me feront justice de n'avoir jamais -eu avec lui d'autre commerce que celui-là, je ne laisse pas d'être sensiblement -touchée de me voir obligée de me justifier et peut-être fort inutilement -à l'égard de mille personnes qui ne comprendront jamais cette vérité. -Je pense que vous comprendrez bien aisément la douleur que cela -fait à un cœur comme le mien.»</p> -</div> -<p>Celui-ci nia pourtant, avec une énergique et -noble indignation, avoir rien reçu ni rien écrit de -semblable à <i>certaines</i> lettres qu'on lui attribuait:</p> - -<p>«Ce que je ne puis dissimuler, dit-il (t. 12, -p. 94 du <i>Procès de M. Fouquet</i>), c'est l'horreur -des outrages que mes ennemis ont vomi contre -mon honneur, au moment où j'ai été arrêté, ayant -méchamment, et par un complot qui ne peut avoir -été concerté qu'avec les démons les plus enragés, -supposé des lettres scandaleuses que les plus perdues -de toutes les femmes publiques ne voudraient -pas avoir écrites ni pensées, et d'avoir eu l'effronterie -de les publier sous des noms de personnes de -qualité qu'on a voulu diffamer par-là, et me rendre -odieux au roi et au public, encore que tout fût calomnieusement -forgé dans la boutique de ces abominables -forgerons qui n'éviteront jamais le châtiment -de leurs méchancetés, puisqu'elles sont si -détestables, qu'elles ne sauraient être vengées que -par l'enfer même qui les a produites, ou par une -pénitence publique qui répare la réputation de -toutes les personnes qui peuvent y avoir intérêt.</p> - -<p>»On a eu l'impudence de dire que ces lettres -dissolues avaient été trouvées sous mes scellés, et -ceux qui les avaient mises dans leur poche, en -sortant de leur propre maison, ont feint de les avoir -trouvées dans la mienne. <i>Ils y ont mêlé le nom des -personnes qui pouvaient animer le roi contre moi</i>, -et pendant que j'étais rigoureusement détenu et -sans commerce, on distribuait par tout le royaume -les copies de ces infâmes compositions d'un infâme -auteur!</p> - -<p>»<i>Peut-on bien seulement entendre le récit de -<em class="small">CRIMES SI ÉNORMES</em>, sans que les cheveux en dressent -sur la tête?</i> peut-on s'étonner assez de l'excès -d'une telle rage? et peut-il rester quelque action à -laquelle des gens capables d'avoir commis cette exécration -aient fait scrupule de se porter pour satisfaire -leurs intérêts et leur ambition, puisqu'ils ont -bien pu se résoudre à celle-là, qui est le comble de -toute la malignité la plus diabolique?</p> - -<p>»L'on n'a pas voulu me permettre d'informer -des papiers que l'on a supposés malicieusement entre -les miens; les coupables ont eu recours à l'autorité -du roi pour les mettre à couvert d'une recherche -qu'ils ont eu raison de craindre, et il ne me -reste pas de voie humaine pour faire connaître la -vérité. Mais je prie le Dieu vivant, sévère vengeur -des parjures, en la présence duquel j'ai dicté et signé -ceci, de me perdre sans miséricorde, si ces -infâmes lettres qu'on a fait courir par le monde ne -sont des pièces méchamment et calomnieusement -fabriquées par mes ennemis, lesquelles n'ont jamais -été du nombre de mes papiers, et je conjure en -même temps la justice divine de rendre cette vérité -si connue et si manifeste, que le roi puisse apprendre -l'indigne trahison qu'on a faite, non seulement à -moi, mais à sa majesté, et les honteux artifices dont -on s'est servi pour surprendre sa bonté et pour l'animer -à ma perte!»</p> - -<p>A cette éloquente déclaration, Fouquet ajouta la -note suivante, signée de sa main: <i>En écrivant ceci, -j'en ai juré sur les saints Évangiles de Dieu, en -présence de mon conseil et de M. d'Artagnan</i> -(qui le gardait à vue).</p> - -<p>Quelles étaient donc ces lettres <i>infâmes</i> qui pouvaient -<i>animer</i> le roi à la perte de Fouquet? Ce -n'étaient point assurément ces billets remplis de -<i>douceurs fades</i>, qui avaient <i>réjoui</i> le roi, selon -Bussy-Rabutin. Quels étaient ces <i>crimes si énormes</i> -dont on ne pouvait entendre le récit, <i>sans que les -cheveux en dressent sur la tête</i>? Fouquet n'eût -point qualifié de la sorte des propositions galantes -adressées à M<sup>lle</sup> de La Vallière. Que contenait cette -cassette, si secrètement ouverte, que Letellier avait -vu <i>seul avec le roi</i> les lettres qui étaient dedans<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">[129]</a>? -Pourquoi ce serment fait sur l'Évangile avec tant -de solennité, pour nier toute participation à des -lettres <i>scandaleuses</i>? Fouquet paraissait moins ému -lorsqu'il avait à répondre aux accusations de lèze-majesté, -de <i>voleries</i> et de complots contre l'État.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129"><span class="label">[129]</span></a> Cette particularité se trouve dans un fragment des <i>Mémoires</i> manuscrits -de Bussy-Rabutin, cité par M. de Monmerqué dans son édition des -<i>Lettres de Sévigné</i>, t. 1: ce fragment a été supprimé dans toutes les éditions -de ces <i>Mémoires</i>. Quant aux lettres de la cassette, M<sup>me</sup> de Motteville -dit que «le roi et la reine sa mère les ayant toutes lues, y virent des -choses qui firent tort à beaucoup de personnes.»</p> -</div> -<p>Ici l'imagination se perd en conjectures, pour deviner -les <i>crimes énormes</i> qu'on imputait au surintendant -et qui ne furent pas articulés contre lui -dans son procès. On est entraîné malgré soi à réfléchir -sur la nouvelle d'<i>Adelaïs</i>, cette justification -posthume de Fouquet.</p> - -<p>Le roi, qui était sans doute juge et partie dans -cette cause, plus scandaleuse que criminelle, se -garda bien d'ordonner les informations que réclamait -Fouquet. Mais les copies de ces lettres<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">[130]</a> se -multiplièrent toutefois, de même que les originaux -qu'on fabriquait exprès tous les jours pour affliger -les personnes les plus respectables par leurs mœurs. -«Par ces lettres, dit M<sup>me</sup> de Motteville (<i>Mémoires</i>, -Collect. Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 40, p. 143), on vit qu'il -y avait des femmes et des filles qui passaient pour -sages et honnêtes, qui ne l'étaient pas. Il y en eut -même de celles-là qui souffrirent pour lui, qui firent -voir que ce ne sont pas toujours les plus aimables, -les plus jeunes ni les plus galans, qui ont les -meilleures fortunes, et que c'est avec raison que les -poètes ont feint la fable de Danaé et de la pluie -d'or.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130"><span class="label">[130]</span></a> Quelques-unes de ces curieuses lettres nous ont été conservées: elles -étaient dans les archives de la Bastille, avec cette note écrite sur la liasse: -«Toutes ces copies ont été données à Limoges à M. de La Fresnaye, le 17 -novembre 1661.» Les éditeurs des <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i> -ont recueilli ces copies, dont l'authenticité est incontestable; t. 1, p. 55 et -suivantes.</p> -</div> -<p>La pourvoyeuse ordinaire de Fouquet, M<sup>me</sup> Duplessis-Bellière, -qui s'était chargée de marchander -les faveurs de M<sup>lle</sup> de La Vallière, fut exilée à Montbrison, -et les demoiselles de Menneville et de -Montalais, qui avaient trempé dans la conspiration -contre la fidélité de la belle maîtresse du roi, furent -envoyées dans un couvent, malgré leur condition -de filles d'honneur de la reine.</p> - -<p>Cependant les soupçons restèrent dans les jeunes -têtes de la cour, au sujet des relations de Fouquet -avec M<sup>lle</sup> de La Vallière; car, si d'une part on montrait -une lettre de M<sup>me</sup> Duplessis au surintendant: -«Je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais, lorsqu'on -résiste à vos intentions. Je ne puis sortir de -colère, lorsque je songe que cette demoiselle a fait -la capable avec moi; pour captiver sa bienveillance, -je l'ai encensée par sa beauté qui n'est pourtant pas -grande, et puis lui ayant fait connaître que vous -empêcheriez qu'elle ne manquât de rien et que vous -aviez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma -contre moi, disant que vingt-cinq mille n'étaient -pas capables de lui faire faire un faux pas; -et elle me répéta cela avec tant de fierté, que, quoique -je n'aie rien oublié pour la radoucir avant que -de me séparer d'elle, je crains fort qu'elle n'en parle -au roi; de sorte qu'il faudra prendre le devant; -pour cela, ne trouvez-vous pas à propos de dire, -pour la prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent -et que vous lui en avez refusé<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">[131]</a>?» d'une autre -part, on donnait une interprétation contraire à cette -lettre de Fouquet, qu'on supposait adressée à mademoiselle -de La Vallière: «Puisque je fais mon unique -plaisir de vous aimer, vous ne devez pas douter -que je ne fasse ma joie de vous satisfaire; j'aurais -pourtant souhaité que l'affaire que vous avez désirée -fût venue purement de moi: mais je vois bien qu'il -faut qu'il y ait toujours quelque chose qui trouble -ma <i>félicité</i>, et j'avoue, ma chère demoiselle, qu'elle -serait trop grande, si la fortune ne l'accompagnait -quelquefois de quelques traverses. Vous m'avez causé -aujourd'hui mille distractions, en parlant au roi; -mais je me soucie fort peu de ses affaires, pourvu -que les nôtres aillent bien<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">[132]</a>.» Le voile des carmélites -fut depuis jeté sur ces souvenirs, qui n'avaient -pas de quoi plaire à l'orgueilleux prince.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131"><span class="label">[131]</span></a> Toute la lettre est imprimée à la p. 58, du t. 1 des <i>Mémoires historiques -sur la Bastille</i>. M. de Monmerqué, qui ne hasarde jamais une citation -sans remonter à la source originale, a pourtant reproduit cette lettre dans -une note des <i>Mémoires de Conrard</i>, ce qui fait présumer qu'il l'avait -trouvée dans les manuscrits de ce laborieux compilateur.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132"><span class="label">[132]</span></a> C'est l'abbé de Choisy qui rapporte cette lettre (<i>Mémoires</i>, Coll. Petitot, -2<sup>e</sup> série, t. 63, p. 264); il la croit adressée à M<sup>lle</sup> de Montalais, l'une -des maîtresses du surintendant; mais cette fille d'honneur ne parlait pas au -roi, de manière à causer <i>mille distractions</i> à Fouquet. Les éditeurs ont lu -dans le manuscrit les <i>vôtres</i> au lieu des <i>nôtres</i>, ce qui ne répond pas au -sens général de la lettre.</p> -</div> -<p>Mais lorsque, vers l'année 1680, la veuve Scarron, -devenue marquise de Maintenon, parvint, à force -de finesse, d'intrigue et de fausseté, à supplanter -M<sup>me</sup> de Montespan, et à se guinder jusqu'au lit -royal, Louis XIV eut tout-à-coup les oreilles rebattues -de ces anciennes lettres découvertes dans -la cassette de Fouquet, pièces de conviction des -mystères voluptueux de Saint-Mandé.</p> - -<p>Alors on reproduisit ce billet de M<sup>me</sup> Scarron: -«Je ne vous connais point assez pour vous aimer, -et quand je vous connaîtrais, peut-être vous aimerais-je -moins. J'ai toujours fui le vice, et naturellement -je hais le péché; mais je vous avoue que je -hais encore davantage la pauvreté. J'ai reçu vos -dix mille écus: si vous voulez en apporter encore -dix mille dans deux jours, je verrai ce que j'aurai -à faire.»</p> - -<p>On commenta cet autre billet, plus concluant -que le premier: «Jusqu'ici j'étais si bien persuadée -de mes forces, que j'aurais défié toute la terre; -mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai -eue avec vous m'a charmée. J'ai trouvé dans votre -entretien mille douceurs, à quoi je ne m'étais pas -attendue: enfin, si je vous vois seul jamais, je ne -sais ce qui arrivera<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">[133]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133"><span class="label">[133]</span></a> Ces deux billets sont dans les <i>Mém. hist. sur la Bastille</i>, t. 1, p. 57. -La Beaumelle, dans les <i>Mémoires de M<sup>me</sup> de Maintenon</i>, t. 1, ch. 15, -raconte, avec ses réticences ordinaires, l'anecdote à laquelle ces lettres -ont rapport. «Après la mort de Scarron, sa veuve alla demander au surintendant -la survivance de la pension qu'il faisait au pauvre poète, et Fouquet -voulut avoir les bénéfices de sa libéralité: il envoya un écrin magnifique -à la belle veuve, qui, éclairée sur les intentions de ce protecteur -intéressé, refusa les diamans et garda sa vertu.» La Beaumelle n'a pas -réussi cependant à innocenter la démarche de M<sup>me</sup> Scarron auprès du sultan -de Saint-Mandé.</p> -</div> -<p>Ces billets-doux et d'autres prirent des voix offensantes -propres à chagriner le roi, qui avait disgracié -son favori Lauzun pour le punir de s'être -caché sous le lit de M<sup>me</sup> de Montespan, et qui -sentait les vieilles piqûres d'amour-propre aussi -cuisantes que de nouvelles.</p> - -<p>Ce fut bien pis quand on tira des lettres de Scarron -une preuve assez malhonnête des rendez-vous -de Françoise d'Aubigné et de Fouquet: «M<sup>me</sup> Scarron, -écrivait le cul-de-jatte au maréchal d'Albret, -a été à Saint-Mandé. Elle est fort satisfaite de la -civilité de M<sup>me</sup> la surintendante, et je la trouve si -férue de tous ses attraits, que j'ai peur qu'il ne s'y -mêle quelque chose d'impur?»</p> - -<p>On se rappela une foule de passages des lettres -de Scarron, qu'on avait recueillies autrefois comme -des chefs-d'œuvre de goût dans les ruelles de l'hôtel -Rambouillet. Ici, M<sup>me</sup> Scarron avait gagné des flacons -d'argent aux loteries du surintendant; là, -le mari réclamait l'exécution des promesses faites -à sa femme par Fouquet; Scarron recommandait -l'un après l'autre tous les parens de sa femme, et -mettait toujours sa femme en avant pour obtenir des -<i>dons</i> et des grâces de son <i>héros, le plus généreux -de tous les hommes, aussi bien que le plus habile -homme du siècle</i><a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">[134]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134"><span class="label">[134]</span></a> Voyez les lettres de Scarron dans ses <i>Dernières œuvres</i>, Paris, 1752, -in-12, t. 2. «La requête que je vous envoie, écrit-il à Fouquet, est pour -un parent de ma femme, qui a toujours été bon serviteur du roi, et qui -est persuadé que vous me faites l'honneur de m'aimer.» Il écrit une autre -fois: «Cette affaire est la dernière espérance de ma femme et de moi.» -Il ne se lasse point de demander: «Je vous prie de vous souvenir de la -promesse que vous avez faite à ma femme touchant le marquisat de son -cousin de Circe.» Il ne rougit pas même de son rôle d'importun: «Je -crois qu'il ne se passe point de jour que quelque chevalier ou quelque -dame affligée ne vous aille demander un don.»</p> -</div> -<p>Mais ce qui fournit surtout des armes à la malignité -contre M<sup>me</sup> de Maintenon, ce fut le souvenir -de la querelle de Scarron contre Gilles Boileau, qui -avait peu <i>ménagé</i> la femme du cul-de-jatte dans -cette épigramme:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Vois sur quoi ton erreur se fonde,</div> -<div class="verse">Scarron, de croire que le monde</div> -<div class="verse">Te va voir pour ton entretien:</div> -<div class="verse">Quoi! ne vois-tu pas, grosse bête,</div> -<div class="verse">Si tu grattais un peu ta tête</div> -<div class="verse">Que tu le devinerais bien<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">[135]</a>?</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135"><span class="label">[135]</span></a> Malgré les apologies de La Beaumelle, qui représente la jeunesse de -Françoise d'Aubigné comme très-édifiante, il paraît certain que cette amie -de Ninon menait une vie peu régulière, et fréquentait une compagnie -où les exemples de libertinage ne lui manquaient pas, témoin ce passage -d'une lettre de son mari: «L'honneur de votre souvenir, écrivait-il au -duc d'Elbeuf, me consolera de l'absence de M<sup>me</sup> Scarron, que M<sup>me</sup> de Montchevreuil -m'a enlevée. J'ai grand'peur que cette dame débauchée ne la -fasse devenir sujette au vin et aux femmes, et ne la mette sur les dents -devant que me la rendre.» Au reste, Scarron savait à quoi s'en tenir -sur la conduite de sa femme, qu'il révéla lui-même dans une chanson, -avec laquelle on tympanisait à la cour M<sup>me</sup> de Maintenon: cette chanson -finit ainsi:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Pour porter à l'aise</div> -<div class="verse i1">Votre chien de cu,</div> -<div class="verse">Tous les jours une chaise</div> -<div class="verse i1">Coûte un bel écu</div> -<div class="verse">A moi, pauvre cocu.</div> -</div> -</div> -<p>Scarron, piqué au vif d'avoir <i>deviné</i>, ne s'était -pas contenté de répondre par un débordement d'épigrammes -grossières; il avait appelé à son aide la -protection de son bienfaiteur, qui fit cesser ce combat -poétique où M<sup>me</sup> Scarron était exposée à de rudes -vérités; car Gilles Boileau menaçait de ne plus -<i>garder de mesures pour le sexe</i>; mais on lui ferma -la bouche en lui remontrant que <i>les coups d'épigramme -pourraient dégénérer en coups de bâton</i>. -M<sup>me</sup> Scarron avait eu l'esprit de ne pas <i>daigner -s'offenser</i> de l'épigramme <i>fort insolente</i> décochée -contre elle; Fouquet s'en offensa et força Boileau -de récuser ses vers, avant que des <i>personnes de -qualité</i> se chargeassent <i>d'office</i> de venger l'honneur -des dames. Scarron avoua qu'il n'y avait <i>rien de -commun</i> entre lui et sa femme, comme le lui reprochait -son adversaire, et il adressa le récit du débat -satirique au surintendant qui en était la cause indirecte<a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">[136]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136"><span class="label">[136]</span></a> <i>Dernières œuvres</i> de Scarron, éd. de 1752, t. 2, p. 198 et suiv.</p> -</div> -<p>Les ennemis de M<sup>me</sup> de Maintenon eurent beau -jeu pour la décrier, en exhumant ses anciennes galanteries -et en faisant sonner haut la somme dont -Fouquet avait payé, vingt ans auparavant, ce que -le roi payait alors plus chèrement de sa gloire et de -sa couronne. «M<sup>me</sup> de Montespan n'a rien oublié -pour me nuire, écrivait en 1679 M<sup>me</sup> de Maintenon: -elle a fait de moi le portrait le plus affreux.» Elle -écrivait à son frère vers la même époque: «Il n'y a -<i>rien de nouveau</i> dans les déchaînemens que l'on a -contre moi<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>;» et dans une autre lettre: «Ne prenez -point feu sur le mal que vous entendez dire de -moi. On est enragé, et on ne cherche qu'à me nuire. -Si on n'y réussit pas, nous en rirons; si l'on y réussit, -nous souffrirons avec courage. Veillez à vos discours -par rapport à moi. On vous en fait tenir de -bien insensés, qu'on me répète avec complaisance; -du reste on s'accoutume à tout<a href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137"><span class="label">[137]</span></a> <i>Lettres de M<sup>me</sup> de Maintenon</i>, 1756, t. 1, p. 178 et suiv.</p> -</div> -<p>En 1676, la Brinvilliers avait accusé Fouquet de -tentatives d'empoisonnement, sans doute sur la personne -du roi: «Admirez le malheur, s'écrie M<sup>me</sup> de -Sévigné à cette occasion (lettre du 22 juillet), cette -créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait et a -dit ce qu'on ne demandait pas; par exemple, elle a -dit que M. Fouquet avait envoyé Glazel, leur apothicaire -empoisonneur, en Italie, pour avoir une herbe -qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle -chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement, -et quel prétexte pour <i>achever</i> ce pauvre infortuné! -Tout cela est bien suspect; on ajoute encore -bien des choses.» Cette dénonciation, que les -ennemis de Fouquet avaient soufflée sans doute à -l'empoisonneuse sur la sellette, rappela qu'on avait -trouvé des poisons sous les scellés mis en 1661 dans -la maison de Saint-Mandé, et qu'on avait autrefois -soupçonné le surintendant de s'être défait du -cardinal Mazarin<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">[138]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138"><span class="label">[138]</span></a> «On a dit qu'on avait trouvé des poisons chez lui, et on eut quelque -soupçon qu'il avait empoisonné le feu cardinal.» <i>Mémoires de M<sup>me</sup> de -Motteville</i>, Coll. Petitot, 2<sup>e</sup> série, t. 40, p. 145. On lit dans les <i>Lettres</i> -de Guy-Patin, 7 mars 1661: «Il court un bruit que je tiens faux, que -l'on a découvert que le cardinal Mazarin est mort empoisonné; ôtés les petits -grains d'opium et un peu de vin émétique que l'on peut lui avoir donnés, -ses veilles perpétuelles, sa tumeur œdémateuse, ses faiblesses inopinées, -ses suffocations nocturnes, son dégoût universel et la perte d'appétit, en -voilà plus qu'il n'en faut pour mourir sans poison, mais c'est que l'on ne -peut empêcher les sots de parler.»</p> -</div> -<p>Au commencement de 1680, la Voisin, dont le -procès fut la continuation de celui de la Brinvilliers, -ne manqua pas sans doute d'accuser aussi Fouquet, -elle qui imputait des homicides à Racine et à La -Fontaine!</p> - -<p>Un vieux prêtre, Étienne Guibourg, complice et -co-accusé de la Voisin, déclara devant la <i>Chambre -ardente</i> de l'Arsenal, qu'<i>on avait formé le complot -d'empoisonner M. Colbert</i>, et qu'un nommé Damy -avait été chargé d'exécuter ce crime qui ne réussit -pas, la dose du poison n'étant point assez forte pour -causer la mort; il déclara en outre «que M. Pinon-Dumartray, -conseiller au parlement, avait des liaisons -avec lui, et qu'il lui avait dit qu'il avait dessein -d'empoisonner le roi, contre lequel il avait, -disait-il, beaucoup de ressentiment de ce qu'il avait -fait emprisonner M. Fouquet, dont M. Pinon était -parent<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">[139]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139"><span class="label">[139]</span></a> <i>Mémoires historiques sur la Bastille</i>, t. 1, p. 138. J'ai cherché à découvrir -les interrogatoires et les procédures de la Chambre des poisons; -j'espérais y puiser de plus amples détails sur l'accusation portée contre -Fouquet; mais j'ai su de M. Villenave que les pièces les plus importantes -avaient été détruites avant la révolution. Cependant beaucoup de papiers -relatifs à cette affaire restaient encore, tirés des archives de la Bastille; -M. de Monmerqué les avait triés et analysés en partie à la Bibliothèque -de l'Arsenal, lorsqu'il s'occupait de sa précieuse édition des <i>Lettres de -M<sup>me</sup> de Sévigné</i>; depuis quinze ans, ces papiers sont rentrés dans les -greniers, et nous n'avons pas réussi à les découvrir de nouveau, malgré -de nombreuses démarches pour en retrouver la trace.</p> -</div> -<p>Le nom de Fouquet figura donc dans ce lugubre -et mystérieux procès dont les pièces furent anéanties -avec soin, comme pour effacer les vestiges des iniquités -de la justice. Quelle devait être la fureur du -roi contre Fouquet, quand on voit Louis XIV, fanatisé -par M<sup>me</sup> de Maintenon, envoyer à la Bastille -son brave maréchal de Luxembourg, exiler son ancienne -maîtresse, la comtesse de Soissons, et laisser -traîner sur la sellette les plus illustres personnages -de sa cour, confrontés avec de vils scélérats qui, -dans l'espoir de se soustraire au bûcher, se rattachaient -à tout ce qui était puissant et honorable en -France! Qu'on juge le fanatisme de Louis XIV par -ces paroles: «J'ai bien voulu que M<sup>me</sup> la comtesse -de Soissons se soit sauvée; peut-être un jour en -rendrai-je compte à Dieu et à mes peuples<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">[140]</a>!»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140"><span class="label">[140]</span></a> <i>Lettres de M<sup>me</sup> de Sévigné</i>, 24 janvier 1680. On peut apprécier quelles -intrigues avaient lieu dans le sein de la Chambre ardente, par ce passage -d'une autre lettre du 14 février 1680 (quinze jours avant la prétendue -mort de Fouquet): «La Chambre de l'Arsenal a recommencé… Il y eut -un homme qui n'est point nommé, qui dit à M. de la Reynie: «Mais, -monsieur, à ce que je vois, nous ne travaillons ici que sur des sorcelleries -et des diableries dont le parlement de Paris ne reçoit point les accusations. -Notre commission est pour les poisons; d'où vient que nous écoutons -autre chose?» La Reynie fut surpris et lui dit: «Monsieur, nous avons -des ordres secrets.—Monsieur, dit l'autre, faites-nous une loi et nous -obéirons comme vous; mais, n'ayant pas vos lumières, je crois parler selon -la raison de dire ce que je dis.» Je pense que vous ne blâmez pas la -droiture de cet homme, qui pourtant ne veut pas être connu.»</p> -</div> -<p>Ce fut le dernier coup contre le pauvre prisonnier. -Mais Louis XIV avait reçu de belles leçons -de piété dans ses conférences mystiques avec M<sup>me</sup> de -Maintenon: il n'ordonna pas la mort réelle de -Fouquet.</p> - - -<h3>VI.</h3> - -<p>L'histoire du geôlier peut servir encore à éclaircir -celle du prisonnier.</p> - -<p>M. Saint-Mars, qui eut tour à tour la garde de -Fouquet et du <i>Masque de Fer</i>, s'appelait Bénigne -d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars. C'était un -petit gentilhomme champenois, des environs de -Montfort-l'Amaury, qui n'avait aucune ressource -de patrimoine lorsqu'il fut admis dans la première -compagnie des mousquetaires du roi. Son exactitude -dans le service lui fit obtenir le grade de maréchal-de-logis -à l'âge de trente-quatre ans, et, en cette -qualité, il contribua avec son capitaine d'Artagnan -à l'arrestation de Fouquet.</p> - -<p>Durant tout le procès, il remplit rigoureusement -l'emploi de surveillant auprès de l'accusé, et l'ardeur -avec laquelle il s'acquittait de son devoir attira -sur lui l'attention du roi, qui s'applaudit d'avoir -trouvé l'homme qu'il cherchait pour l'attacher -irrévocablement à la garde de Fouquet, condamné -à une détention perpétuelle. On le nomma, en décembre -1664, capitaine d'une compagnie-franche, -avec le titre de commandant de la prison de Pignerol -et les appointemens de gouverneur de place -forte (6000 livres), pour garder Fouquet. Son autorité, -à peu près absolue dans le <i>donjon</i>, se trouvait -indépendante de celle du lieutenant du roi, -M. Lamothe de Rissan, comme de celle du gouverneur -de la ville, M. d'Herleville.</p> - -<p>A peine installé dans son commandement, Saint-Mars, -qui ne voulait pas s'arrêter au début de sa -fortune, se mit en mesure de poursuivre ce chemin, -en épousant une demoiselle de Moresant, fille -d'un simple bourgeois de Paris, mais sœur du commissaire -des guerres de Pignerol, et de la belle -M<sup>me</sup> Dufresnoy, maîtresse du marquis de Louvois, -qui avait fait créer pour elle une charge de <i>dame du -lit de la reine</i>. Il gagna donc les bonnes grâces de -Louvois par l'entremise de M. Dufresnoy, premier -commis au département de la guerre; et l'appui de -M<sup>me</sup> Dufresnoy <i>ne lui a pas nui dans l'occasion</i>.</p> - -<p>Tant que dura ostensiblement la prison de Fouquet, -Saint-Mars jouit d'un crédit considérable à la -cour: il procurait des places, des grades et des pensions -aux gens qu'il recommandait à Louvois; il -balançait sans cesse l'autorité du lieutenant du roi -et du gouverneur de Pignerol réunis; il recevait tous -les ans d'énormes <i>gratifications</i> sur la cassette du -roi. Enfin la manière dont il avait gardé Fouquet, -malgré toutes les tentatives faites pour sa délivrance, -invita le roi à remettre dans les mains de ce geôlier -infatigable un nouveau prisonnier plus difficile à -conserver. Les ruses du comte de Lauzun échouèrent -encore contre la vigilance de Saint-Mars, à qui -la mort enleva, dit-on, le malheureux Fouquet en -1680; un an après, Lauzun lui fut enlevé aussi par -des lettres de grâce<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">[141]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141"><span class="label">[141]</span></a> <i>Mémoires de M. d'Artagnan</i> (par Sandras de Courtilz), Cologne, -1701, 3 vol. in-12, t. 3, p. 222 et 385. <i>Annales de la cour et de Paris -pour les années 1697 et 1698</i> (par le même), Cologne, 1701, 2 vol. in-18, -t. 2, p. 380. Ces deux ouvrages nomment <i>la Moresanne</i>, la famille à laquelle -appartenait la femme de Saint-Mars. Ce nom est écrit <i>Damorezan</i> -dans les correspondances de Louvois; <i>Histoire de la détention des Philosophes</i>, -t. 1. C'est d'après une lecture attentive de ces correspondances, -qu'on peut se fixer sur la nature des pouvoirs confiés à Saint-Mars.</p> -</div> -<p>Cependant Saint-Mars, exclusivement occupé de -la prison qu'il gouvernait depuis plus de seize ans -avec autant d'ordre que d'adresse, refusa, en 1681, -le commandement militaire de la citadelle de Pignerol, -que le roi lui offrait en récompense de ses -services, et n'accepta qu'à regret le gouvernement -du fort d'Exilles, vacant par la mort de M. de Lesdiguières: -il s'y rendit la même année avec <i>deux</i> -prisonniers seulement, amenés de Pignerol chacun -dans une litière fermée. Ces prisonniers, qui <i>n'avaient -aucun commerce</i>, furent certainement le secrétaire -du duc de Mantoue et l'homme au masque. -«Comme il y a toujours quelqu'un de mes deux -prisonniers malades, écrivait-il le 4 décembre 1681, -ils me donnent autant d'occupation que jamais j'en -ai eue autour de ceux que j'ai gardés<a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">[142]</a>.» Ils restèrent -<i>dans les remèdes</i> pendant plusieurs années, -et Matthioli mourut à Exilles: certainement Saint-Mars -ne transféra qu'un seul prisonnier aux îles -Sainte-Marguerite, dont il fut institué gouverneur -en 1687.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142"><span class="label">[142]</span></a> Voyez les lettres de Louvois et de Saint-Mars recueillies aux archives -des Affaires étrangères par MM. Roux-Fazillac et Delort.</p> -</div> -<p>Ces changemens de résidence n'étaient peut-être -pas sans dangers et sans inconvéniens, puisque -Saint-Mars les souhaitait peu; et il ne se fût pas pressé -de se rendre à son nouveau poste, sans un ordre de -Louvois, qui le força de partir immédiatement avec -son prisonnier malade. La mort du ministre qui avait -toujours favorisé en lui le beau-frère de M<sup>me</sup> Dufresnoy -n'influa pas sur son crédit à la cour; car il -avait marié son fils unique, qu'il perdit bientôt -après, à la fille de M. Desgranges, premier commis -du comte de Pontchartrain, secrétaire-d'état de la -marine, puis chancelier de France; mais Saint-Mars, -qui était <i>déjà fort vieux et gras</i><a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">[143]</a>, désirait -du repos: il essaya de refuser, en 1698, le -gouvernement de la Bastille, vacant par la mort de -M. de Bessemaux, et répondit que «s'il plaisait à -Sa Majesté de le laisser où il était, il y demeurerait -volontiers.» Barbezieux le força d'accepter sa nomination, -et le roi cassa, quelques jours après, une -compagnie qui avait été créée tout exprès pour la -garde de Fouquet, et que Saint-Mars avait menée -avec lui aux îles Sainte-Marguerite et de Saint-Honorat, -quoique la prétendue mort de Fouquet semblât -devoir motiver le licenciement de cette compagnie. -Saint-Mars alla donc à Paris avec <i>son prisonnier</i> -et toutes les personnes qui possédaient ce -secret.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143"><span class="label">[143]</span></a> Cette épithète doit s'entendre de la richesse de Saint-Mars, car il est -impossible de l'appliquer au portrait physique de cet officier, que Renneville -a peint de couleurs tout-à-fait différentes: «C'était un petit vieillard, -dit-il dans le récit de la réception que lui fit ce gouverneur de la Bastille -en 1703, de <i>très-maigre</i> apparence, branlant de la tête, des mains et de -tout son corps.» <i>Hist. de la Bastille</i>, t. 1, p. 32.</p> -</div> -<p>Ces personnes étaient aussi les mêmes qui avaient -eu part à la garde de Fouquet, et par conséquent -leur fidélité se trouvait garantie par l'épreuve du -temps, non moins que par des raisons d'intérêt ou -de famille.</p> - -<p>Saint-Mars, dès l'origine de son commandement -à Pignerol, s'était entouré de plusieurs de ses parens<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">[144]</a> -qui le secondèrent avec zèle, dans l'espoir de -faire leur fortune: son cousin-germain, M. de Blainvilliers, -mousquetaire du roi, et <i>lieutenant à la -garde de M. Fouquet</i>, était souvent l'entremetteur -des rapports confidentiels du gouverneur au ministre, -et des ordres du ministre au gouverneur: il -allait fréquemment de Pignerol à Versailles et à -Saint-Germain<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">[145]</a>, pour y porter des dépêches secrètes -concernant les <i>affaires</i> de la prison; il suivit -Saint-Mars au fort d'Exilles; mais tout fait supposer -qu'il mourut avant le passage de son parent -au gouvernement de la Bastille.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144"><span class="label">[144]</span></a> Voici l'indication de quelques titres trouvés parmi d'anciens papiers -relatifs à la terre de Blainvilliers; M. Barbier d'Aucourt, qui les a découverts, -a bien voulu nous les communiquer pour ajouter aux renseignemens -que nous avions puisés dans l'ouvrage de Renneville sur la famille -de Saint-Mars, laquelle ne figure pas dans les généalogies de Champagne, -publiées en 1673 d'après les <i>Recherches faites sous la direction de M. de -Caumartin</i>, 2 vol. gr. in-f<sup>o</sup>.</p> - -<p>«Le 20 juillet 1670, le sieur Zachée de Byot, écuyer, seigneur de Blainvilliers, -mousquetaire du roi et lieutenant à la garde de M. Fouquet -dans la citadelle de Pignerol, prête foi et hommage pour le fief de Blainvilliers.»</p> - -<p>«Le 22 juillet 1670. Quittance de 500 liv. au nom de M. de Blainvilliers, -lieutenant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle de Pignerol, -pour droits de lots et ventes, à cause de l'acquisition qu'il a faite de -Bénigne d'Auvergne, sieur de Saint-Mars, son cousin germain, des héritages -qui lui appartenaient de la succession du sieur de Blainvilliers, -leur oncle, duquel ledit seigneur de Saint-Mars était héritier pour une -sixième portion, suivant le partage qui en a été fait avec le sieur de Formanoir.»</p> - -<p>«Le 12 mars 1671. Eloy de Formanoir, seigneur de Corbest, tant en -son nom à cause de damoiselle Marguerite d'Auvergne, son épouse, que -comme ayant les droits cédés par écrit sous seing-privé, en date du -22 novembre 1664, de Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars, -maréchal-des-logis des mousquetaires du roi et son lieutenant dans la -citadelle de Pignerol, fait une déclaration d'aveu pour le même fief.»</p> - -<p>«Le 23 décembre 1714. Transaction pour une pièce de terre entre le -sieur Jean Presle, laboureur, et messire Guillaume de Formanoir, chevalier, -seigneur de Palteau, demeurant ordinairement en ladite terre de -Palteau, en Bourgogne, messire Louis Joseph de Formanoir, seigneur -de Saint-Mars et chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis, demeurant -ordinairement à Montfort, et le sieur Salmon, prêtre, fondé de -procuration de messire Louis de Formanoir, chevalier, seigneur d'Erimont, -commandant une compagnie pour le service de Sa Majesté aux -îles Sainte-Marguerite.»</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145"><span class="label">[145]</span></a> Voyez la correspondance de Louvois, notamment les lettres du 29 juillet -1678, 18 août 1679, 1<sup>er</sup> octobre 1679, etc., t. 1 de l'<i>Histoire de la détention -des Philosophes</i>: «J'ai entretenu le sieur de Blainvilliers, écrit Louvois -le 1<sup>er</sup> décembre 1678, et je continuerai à lui parler de temps en temps -dans les heures de loisir que je pourrai avoir.»</p> -</div> -<p>Un neveu de Saint-Mars, nommé Guillaume de -Formanoir, dit <i>Corbé</i>, parce qu'il avait d'abord -porté le titre de la seigneurie de Corbest, fut, pendant -plus de trente ans, le confident et l'auxiliaire -de son oncle, qu'il accompagna de Pignerol à la -Bastille, en qualité de sous-lieutenant, puis de lieutenant, -dans la compagnie-franche chargée de la -surveillance des prisonniers: il était encore <i>plus -laid et plus méchant</i> que Saint-Mars, dont il espérait -être le successeur; mais, trompé dans son attente, -il quitta le service du roi, et sortit alors de la -Bastille, où il était abhorré, pour se retirer en Champagne, -dans la terre de Palteau que son oncle en -mourant lui avait laissée avec d'autres biens. Ses -friponneries, ses crimes, sont marqués au fer rouge -par Constantin de Renneville, qui en avait tant souffert; -mais l'infâme <i>Corbé</i> était devenu M. de Palteau, -pour <i>jouir en paix du sang et des larmes -de mille malheureux dont ses richesses étaient le -prix</i><a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">[146]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146"><span class="label">[146]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 76; t. 5, p. 406.</p> -</div> -<p>D'autres neveux de Saint-Mars remplirent long-temps -des grades presque héréditaires dans les compagnies-franches -des prisons d'état, en récompense -du dévouement éprouvé de ce vieux gardien de Fouquet -et du <i>Masque de Fer</i>.</p> - -<p>Le major Rosarges, dont le nom figure dans le -Journal de Dujonca et dans l'extrait mortuaire de -<i>Marchialy</i>, était encore une créature de Saint-Mars, -qui l'amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, -et le fit major du château. Ce provençal, <i>le plus -brutal des hommes</i>, avait passé toute sa vie auprès -du gouverneur, et il mourut le 19 mai 1705, <i>les intestins -brûlés par la quantité excessive d'eau-de-vie -qu'il avait bue</i><a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">[147]</a>. Rosarges remplaçait Saint-Mars -dans les rares et courtes absences que celui-ci -fut forcé de faire avec la permission du ministre, et -c'est lui sans doute que Saint-Mars désigne sous ce -titre: <i>mon officier</i>, en faisant mention de la personne -de confiance qui avait soin du prisonnier -masqué, et qui ne devait <i>jamais lui parler</i><a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">[148]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147"><span class="label">[147]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 43, p. 79; t. 3, -p. 393.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148"><span class="label">[148]</span></a> Lettres de Louvois, du 4 décembre 1681, et de Saint-Mars à Louvois, -du 11 mars 1682 et du 20 janvier 1687; dans l'ouvrage de Roux-Fazillac.</p> -</div> -<p>Saint-Mars, arrivant à la Bastille, était encore -accompagné du nommé Lécuyer, qui le servait depuis -trente ans, et qu'il fit capitaine des portes. Ce -vieillard, <i>bien moins méchant que le major, avait -encore quelque espèce de crainte de Dieu</i>. Le -porte-clef Ru, provençal, venait aussi des îles -Sainte-Marguerite, à la suite du <i>Masque de Fer</i><a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">[149]</a>. -L'abbé Giraut, qui confessa cet inconnu à l'article -de la mort, <i>ce bouc exécrable</i>, comme l'appelle -Renneville, avait été confesseur des prisonniers aux -îles Sainte-Marguerite, et probablement à Pignerol, -avant de passer comme aumônier à la Bastille, où -ses débauches et ses dilapidations eurent grand besoin -de la faveur spéciale de Saint-Mars pour n'être -pas démasquées et punies<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">[150]</a>. Il savait sans doute le -nom et la condition du prisonnier qu'il confessait.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149"><span class="label">[149]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 54 et 79.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150"><span class="label">[150]</span></a> <i>Inquisition française</i> ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 82.</p> -</div> -<p>Quant à Reilh, qui signa l'acte de décès sur les -registres de Saint-Paul, ce chirurgien était entré à -la Bastille par la recommandation de l'abbé Giraut; -et comme il avait été <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> dans une compagnie -d'infanterie, on peut présumer que l'apprentissage -de ce <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> eut lieu aux îles Sainte-Marguerite -sous les yeux de Saint-Mars, qui donnait ses <i>vieilles -perruques</i> et <i>ses vieux justaucorps</i> à ce sinistre -opérateur, aussi mal famé que sa médecine parmi -les pensionnaires de la prison<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">[151]</a>. Abraham Reilh, -complaisant du gouverneur, qui ajouta pour lui le -titre et les appointemens d'apothicaire à ceux de chirurgien -du château, devait peut-être cette faveur à -sa discrétion, en cas qu'il fût le même <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> qui -trouva au bord de la mer une chemise couverte -d'écriture, et l'apporta sur-le-champ à Saint-Mars, -sans avoir rien lu de ce qu'elle contenait. Mais alors -il ne faudrait pas admettre le reste de la tradition -qui raconte que ce <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> fut trouvé mort dans -son lit.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151"><span class="label">[151]</span></a> <i>Idem</i>, t. 1, p. 79.</p> -</div> -<p>Saint-Mars, en se rendant à la Bastille, avait -obéi à contre-cœur, comme s'il craignait de perdre -bientôt <i>son</i> prisonnier, qui ne survécut que quatre -années et demie à sa translation, et Saint-Mars, qui -avait plus de quatre-vingts ans à cette époque, resta -gouverneur jusqu'à sa mort. Quand elle arriva, le -26 septembre 1708, il était entièrement oublié du -monde, auquel il avait dit adieu depuis 1661, pour -partager pendant près d'un demi-siècle la captivité -d'une grande victime<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">[152]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152"><span class="label">[152]</span></a> <i>Annales de la cour et de Paris</i>, t. 2, p. 380 et 381. <i>Inquisition française</i> -ou <i>Histoire de la Bastille</i>, t. 1, p. 73 et suiv.</p> -</div> -<p>Le caractère de Saint-Mars a été jugé diversement, -selon les temps et les personnes. «On dit que -celui qui gardera M. Fouquet à Pignerol est un -fort honnête homme,» écrivait M<sup>me</sup> de Sévigné, le -25 janvier 1665. «C'était un homme sage et exact -dans le service,» disent les <i>Mémoires de d'Artagnan</i>. -«On jeta les yeux sur lui, dit Constantin de -Renneville qui ne pouvait qu'être partial au sortir -de la Bastille, parce qu'on crut ne pouvoir pas trouver -d'homme, dans tout le royaume, plus dur et plus -inexorable. La férocité brutale avec laquelle ce tyran -traita cet illustre malheureux a quelque chose -de si terrible, qu'elle serait capable de faire rougir -les Denis et les Néron.» Il faut avouer que ce portrait -est bien loin de ressembler à celui qu'on peut -extraire des correspondances de Louvois. Saint-Mars -était, ce me semble, d'une humeur sombre, -froide, silencieuse, d'une défiance continuelle et -d'une fermeté inflexible: un secret d'état ne courait -aucun risque avec un pareil homme.</p> - -<p>Il fit une <i>fortune prodigieuse</i> dans ses différens -commandemens, où il avait, <i>sans compter le tour -du bâton</i>, des appointemens considérables. «Certains -prisonniers, qui avaient été enfermés aux îles -Sainte-Marguerite, l'accusaient d'avoir poussé la -fureur jusqu'à laisser mourir de faim et même faire -étouffer plusieurs de ses prisonniers, dont il ne laissait -pas de toucher la pension, comme s'ils eussent -été vivans, long-temps après leur mort.» Quelles -que fussent les sources de ses richesses <i>immenses</i>, -elles lui permirent d'acheter en Champagne plusieurs -terres seigneuriales, entre autres celles de -Dimon et de Palteau. Il fut nommé chevalier des -ordres du roi, bailli et gouverneur de Sens. Ces -honneurs, ces dignités, ces richesses, récompensaient -le geôlier de Fouquet et du <i>Masque de Fer</i><a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">[153]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153"><span class="label">[153]</span></a> <i>Annales de la cour et de Paris</i>, t. 2, p. 380 et 381. <i>Inquisition française</i>, -t. 1, p. 75 et 76. Voyez dans le tome 1<sup>er</sup> de l'<i>Histoire de la détention -des Philosophes</i>, plusieurs ordonnances du roi pour paiement de gratifications -à Saint-Mars, <i>en considération de ses services et pour lui donner -moyen de les continuer</i>. L'un de ces <i>bons</i>, du 30 janvier 1670, est de <i>quinze -mille livres</i>.</p> -</div> -<p>Les lettres de Saint-Mars prouvent qu'il désignait -Fouquet par cette qualification: <i>mon prisonnier</i>, -quoique bien d'autres prisonniers fussent sous sa -garde, et qu'il continua toujours à employer le même -terme à l'égard du <i>Masque de Fer</i>, depuis la prétendue -mort de Fouquet: «Il y a des personnes qui -sont quelquefois si curieuses, écrivait-il de Pignerol -à Louvois (le 12 avril 1670), de me demander des -nouvelles de <i>mon prisonnier</i>, ou le sujet pourquoi -je fais faire tant de retranchemens pour ma sûreté, -que je suis obligé de leur faire des <i>contes jaunes</i> -pour me moquer d'eux<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">[154]</a>.» Il lui écrivait d'Exilles, -le 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien mes ordres -pour la garde de <i>mon prisonnier</i>, que je puis bien -vous en répondre<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">[155]</a>.» Il lui écrivait des îles Sainte-Marguerite, -le 3 mai 1687: «Je n'ai resté que -douze jours en chemin, à cause que <i>mon prisonnier</i> -était malade, à ce qu'il disait n'avoir pas autant -d'air qu'il l'aurait souhaité. Je puis vous assurer, -monseigneur, que personne au monde ne l'a -vu, et que la manière dont je l'ai gardé et conduit -pendant toute ma route fait que chacun cherche à -deviner qui peut être <i>mon prisonnier</i>.» Or, quel -était en effet le véritable <i>prisonnier</i> de Saint-Mars, -qui avait été nommé à la <i>garde</i> de Fouquet en 1664, -et qui ne fut chargé que par accessoire de garder -d'autres prisonniers? N'est-ce pas toujours le même -personnage à différentes époques?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154"><span class="label">[154]</span></a> T. 1 de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>, p. 169.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155"><span class="label">[155]</span></a> Voyez cette lettre et les suivantes dans les ouvrages de MM. Roux-Fazillac -et Delort.</p> -</div> -<p>Les ministres, dans leur correspondance, se servaient -aussi d'une dénomination semblable pour -Fouquet et le <i>Masque de Fer</i>; Louvois, en parlant -du surintendant à Saint-Mars, dit fréquemment: -<i>votre prisonnier</i>, ou <i>le prisonnier</i>, comme faisait -en 1691 Barbezieux, parlant de l'homme au masque.</p> - -<p>Quant à cette lettre de Barbezieux, datée de 1691, -par laquelle on fixe le temps de la captivité du -<i>Masque de Fer</i>, ce temps ne se rapporte pas absolument -à celui que Fouquet aurait passé en prison, -dans le cas où il eût vécu jusqu'à cette année-là; -mais Barbezieux, en disant à Saint-Mars: <i>Le prisonnier -qui est sous votre garde depuis vingt ans</i>, -n'a pas prétendu donner une date précise; et, léger -d'esprit comme il l'était, il a fort bien pu mettre -<i>vingt ans</i> au lieu de <i>vingt-sept ans</i>; d'ailleurs, ce -jeune ministre, né en 1668, n'avait pas vu commencer -la détention de Fouquet, s'en était peu informé comme -d'un événement tout-à-fait indifférent, et savait seulement -par ouï-dire que ce malheureux était à Pignerol -depuis plus de vingt ans.</p> - -<p>Le transport de Fouquet au fort de la Pérouse, -en 1665, après le désastre de l'explosion des poudrières -à Pignerol, et son retour dans cette prison -en 1666, ressemblent de tout point aux passages du -prisonnier masqué au fort d'Exilles, à l'île de Sainte-Marguerite -et à la Bastille.</p> - -<p>L'Instruction du roi, du 29 juin 1665, porte: -«Capitaine Saint-Mars, vous transférerez ledit -Fouquet au fort de la Pérouse, vous faisant escorter -par les officiers et soldats de votre compagnie, et -vous servant, pour cet effet, de la voiture que vous -jugerez la plus convenable.»</p> - -<p>Lorsqu'il s'agit de ramener Fouquet à Pignerol, -Louvois écrit à Saint-Mars, le 17 juillet 1666: -«Il est inutile que je vous explique toutes les précautions -que Sa Majesté prend pour la sûreté du -prisonnier durant sa marche, mais je dois seulement -vous assurer que Sa Majesté se remet à votre prudence -du temps et de la forme de votre départ; elle -se promet que vous prendrez si bien vos précautions, -que M. Fouquet ne pourra s'échapper de vos -mains, et qu'à l'exception de ceux qui ont travaillé -à l'exécution desdits <i>ordres</i>, et qui sont gens discrets -et fidèles, personne n'a connaissance qu'ils -soient faits et envoyés<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">[156]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156"><span class="label">[156]</span></a> Voyez le premier volume de l'<i>Histoire de la détention des Philosophes</i>, -p. 94 et 131.</p> -</div> -<p>Saint-Mars écrit au ministre, le 20 janvier 1687: -«Si je mène mon prisonnier aux îles, je crois que -la plus sûre voiture serait une chaise couverte de -toile cirée, de manière qu'il aurait assez d'air, sans -que personne le pût voir ni lui parler pendant la -route, pas même mes soldats, que je choisirai pour -être proche de la chaise, qui serait moins embarrassante -qu'une litière qui pourrait se rompre<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">[157]</a>.» -Durant ce voyage, le <i>Masque de Fer</i> était dans cette -chaise fermée, et Saint-Mars le suivait en litière, -comme lors de la translation du prisonnier à la Bastille. -N'est-ce pas en effet un pareil voyage que -M. de Palteau a décrit dans sa lettre?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157"><span class="label">[157]</span></a> Cette lettre a été extraite des archives des Affaires étrangères par -Roux-Fazillac.</p> -</div> -<p>Enfin les précautions qu'on prenait pour rendre -sûre la prison du <i>Masque de Fer</i> avaient été aussi -employées pour Fouquet.</p> - -<p>Voici ce que Saint-Mars écrivait du fort d'Exilles, -à Louvois, le 11 mars 1682: «Mes prisonniers (l'un -des deux était l'homme au masque) peuvent entendre -parler le monde qui passe au chemin qui est -au bas de la tour où ils sont; mais eux, quand ils -voudraient, ne sauraient se faire entendre; ils peuvent -voir les personnes qui seraient sur la montagne -qui est devant leurs fenêtres; mais on ne saurait les -voir, à cause des grilles qui sont au-devant de leurs -chambres. J'ai deux sentinelles de ma compagnie, -nuit et jour, des deux côtés de la tour, à une distance -raisonnable, qui voient obliquement la fenêtre -des prisonniers: il leur est consigné d'entendre si -personne ne leur parle et si ils ne crient pas par leur -fenêtre, et de faire marcher les passans qui s'arrêteraient -dans le chemin ou sur le penchant de la montagne. -Ma chambre étant jointe à la tour, qui n'a -d'autre vue que du côté de ce chemin, fait que j'entends -et vois tout, et même mes deux sentinelles -qui sont toujours alertes par ce moyen-là. Pour le -dedans de la tour, je l'ai fait séparer d'une manière -où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir, -à cause d'un tambour que j'ai fait faire, qui couvre -leurs doubles portes. Les domestiques, qui leur portent -à manger, mettent ce qui fait de besoin aux -prisonniers sur une table qui est là, et mon lieutenant -(Rosarges, sans doute) leur porte (en présence -de Saint-Mars)<a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">[158]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158"><span class="label">[158]</span></a> Extraite des mêmes archives par le même.</p> -</div> -<p>Louvois écrivait à Saint-Mars, le 30 juillet 1666: -«Il ne se peut rien ajouter aux précautions que vous -prenez pour la garde de M. Fouquet, et je ne saurais -vous donner d'autre conseil que de vous convier -à continuer comme vous avez commencé.» Le 14 -février 1667: «Comme par les écritures du prisonnier, -il paraît qu'il souhaite qu'il ait vue du côté des -chapelles qui sont sur la montagne, il sera de votre -soin d'empêcher qu'il ne puisse rien voir de ce côté-là.» -Le 7 décembre 1669: «Vous ferez fort bien -de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que -pareille chose ne puisse plus arriver (Fouquet avait -parlé aux sentinelles), et veiller exactement qu'il ne -puisse rien voir sans que vous le découvriez.» Le -1<sup>er</sup> janvier 1670: «Les jalousies de fil d'archal que -vous ferez mettre à ses fenêtres ne feront point l'effet -que celles de bois, à moins que vous ne les fassiez -faire de même forme, c'est-à-dire qu'il y ait -autant de plein que de vide.» Le 26 mars 1670: -«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et -le dehors du lieu où il est enfermé, et de le mettre -en état que le prisonnier ne puisse voir ni être vu -de personne, et ne puisse parler à qui que ce soit, -ni entendre ceux qui voudraient lui dire quelque -chose<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">[159]</a>.» La <i>garde</i> de Fouquet semblait donc aussi -difficile et non moins importante que celle du <i>Masque -de Fer</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159"><span class="label">[159]</span></a> Ces lettres se trouvent dans le t. 1 de l'<i>Histoire de la détention des -Philosophes</i>.</p> -</div> -<p>M. Dujonca, que M<sup>me</sup> de Sévigné traite d'<i>ami</i>, -avait, ce semble, des qualités humaines et sociales -qu'on n'appréciait guère chez un lieutenant du roi -à la Bastille: «Ses bonnes qualités l'emportaient -beaucoup sur les autres. Il était officieux, affable, -doux, honnête; mais ceux qui se plaignaient de lui -l'accusaient d'être inquiet, vif, remuant, d'une sévérité -outrée, et de ne dire jamais la vérité.» -M. Dujonca avait consigné sur son journal l'entrée -du <i>Masque de Fer</i> à la Bastille: peut-être chercha-t-il -à pénétrer ce secret d'état qui avait été -mortel à plusieurs personnes indiscrètes.</p> - -<p>Le 29 septembre 1706, il fut, nous apprend Renneville, -attaqué brusquement <i>des douleurs de la -mort, que l'on feignit être causée par une colique</i>. -«Corbé (Blainvilliers ou Formanoir) ne permit jamais -que personne parlât à ce malade, qui mourut -sans administration de sacremens et sans aucune -consolation.»</p> - -<p>Renneville revient ailleurs sur cette mort, qu'il -attribue à Corbé, lequel aurait voulu s'emparer -d'une somme considérable reçue par M. Dujonca, -peu de jours avant sa soudaine maladie. «Ru disait -hautement à tous les prisonniers que c'était -Corbé qui avait fait empoisonner M. Dujonca. -M. d'Argenson, soit qu'il se doutât du sujet d'une -mort si inopinée, ordonna qu'on fît l'ouverture du -corps; mais pas un des parens n'y fut appelé, et l'opération -fut faite par le même chirurgien (Reilh, -sans doute) que Ru protestait avoir préparé la médecine -fatale<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">[160]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160"><span class="label">[160]</span></a> L'<i>Inquisition française</i>, t. 1, p. 77 et 78; t. 2, p. 351, et t. 4, p. 212.</p> -</div> -<p>On pourrait penser que M. Dujonca avait reconnu -Fouquet sous le masque de velours noir, et -confié ce terrible mystère à M<sup>me</sup> de Sévigné, qui -alla elle-même voir le lieutenant du roi à la Bastille, -le 6 août 1703, trois mois avant la mort de <i>Marchialy</i>!</p> - -<p>Ne saurait-on invoquer, à l'appui de cette présomption, -l'amitié qui existait, entre M<sup>me</sup> de Grignan, -fille de M<sup>me</sup> de Sévigné, et cette dame Lebret, -femme de l'intendant de Provence, chargée des acquisitions -de linge fin et de dentelles à Paris, pour -l'usage du prisonnier des îles Ste-Marguerite<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">[161]</a>? -N'était-ce pas un dernier service que Fouquet -retranché de la vie par anticipation, recevait encore -de ses anciens amis, qui n'osaient néanmoins mettre -en doute sa mort, de peur de la rendre nécessaire -et irrécusable?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161"><span class="label">[161]</span></a> <i>Œuvres</i> de Saint-Foix, t. 5, p. 271, note.</p> -</div> -<p>Il serait facile d'étendre ainsi les inductions qui -ajouteraient sans doute quelque crédit, à une opinion -fondée plus solidement sur des faits et des -dates.</p> - -<blockquote> -<p class="c"><span class="sc">Le Masque de Fer était le surintendant Fouquet!</span></p> -</blockquote> - -<p>Nous avons foi en notre système: nous regardons -Colbert comme l'inventeur de la nouvelle captivité -de Fouquet, mort de son vivant, sous le masque -d'un prisonnier inconnu, et nous pensons que ce -raffinement de vengeance ou de politique contre le -malheureux surintendant est un fait moins important, -mais plus honteux à la mémoire de Louis XIV, -que les dragonnades et la révocation de l'édit de -Nantes. Voilà pourquoi les descendans du <i>grand roi</i> -l'ont caché avec tant de soin pour l'honneur de la -royauté.</p> - -<p>Tel est le cœur humain: il étale avec orgueil un -crime hardi et brillant; mais il couvre de ses plus -sombres replis une mauvaise action entachée de -lâcheté et de bassesse.</p> - - -<p class="c gap small">FIN.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'homme au masque de fer, by P. L. Jacob - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME AU MASQUE DE FER *** - -***** This file should be named 63201-h.htm or 63201-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/2/0/63201/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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